Dégel (Khrushchev's Thaw) & Dissidences - Boris Pasternak (1890-1960), "Le Docteur Jivago" (Doctor Zhivago, 1957) - ....

Last update: 12/12/2017 


"Docteur Jivago", le roman épique de Pasternak, où l'on découvre l'histoire d'amour de Lara et Youri dans |'immensité géographique et historique de la Russie révolutionnaire, a été banni en URSS dès sa publication en Italie en 1957 et ce jusqu'en 1988. Tandis que le régime soviétique lui imposait le silence, Pasternak a été encensé à |'Ouest et s'est vu proposer le prix Nobel de littérature en 1958, qu'il a refusé sous l’intense pression des autorités soviétiques. Une très sensible divergence de réactions occidentales et soviétiques qui influencera  très profondément la façon dont on lira ce roman : Pasternak fut caricaturé des deux côtés du Rideau de fer, pour les uns il était un écrivain qui s'intéressait plus à la liberté individuelle, un concept romantique occidental, et pour les autres, notamment lorsque l'édition anglaise de poche parut en 1960, le roman fut salué comme une attaque du système soviétique. Vint la célèbre adaptation cinématographique de David Lean, avec Omar Sharif et Julie Christie, énorme succès commercial sorti en 1965, qui fit du Docteur Jivago le récit épique et pittoresque d'un amour condamné.

En réalité, loin de s'avérer simplement contre-révolutionnaire, ce roman est une analyse subtile des diverses façons dont les idéaux peuvent être compromis par la réalité du pouvoir politique. Le conflit central oppose le poète Iouri Jivago au révolutionnaire Pavel Antipov, unis par le souci d'arracher la femme qu'ils aiment tous deux, Lara, symbole de la vie, aux puissances du mal. Le révolutionnaire répond au mal par une violence qui le détruira lui-même, le poète par l'amour et la création, dont l'expression la plus haute est le sacrifice. Et la relation de Youri et Lara, l'une des plus passionnantes de la littérature d'après-guerre et de la Russie post-révolutionnaire, naît de leur fascination commune pour les possibilités d'une justice révolutionnaire et lui demeure profondément liée. 

C'est cette lutte pour une sorte de vérité parfaite, en termes politiques comme personnels, qui constitue le moteur du roman. Et son caractère pathétique est à rechercher dans l'échec de cette quête d'idéal et de la si grande difficulté de demeurer fidèle à des principes personnels ou politiques. 

L'un des éléments les plus saisissants du livre est le paysage russe, d'une grandeur et d'une beauté extraordinaires et l'on a pu effectivement affirmer que c'est grâce à cette rencontre élégiaque avec la nature que Le Docteur Jivago offre un extraordinaire sentiment de bonheur et de possibilités humaines et historiques infinies. Comme « Guerre et paix », il évoque une période historique cruciale en termes de grande variété de personnages dont les destins sont entrelacés : cheminois, fermiers, intellectuels, marchands, avocats, professeurs, étudiants, soldats, riches et pauvres. Jivago, médecin et poète, est la figure centrale. A travers ses expériences, le lecteur est témoin de l’éclatement et des conséquences de la Révolution : révoltes militaires, massacres irrationnels, famine, épidémies, inquisition du Parti. Dans un voyage en train épique de Moscou aux Urals, qui prend des semaines, Jivago transporte sa famille dans ce qu’il espère être un abri dans l’obscurité. En fait, il les place tous dans le chaos et la cruauté des querelles entre Blancs et Rouges. Ce ne sont pas des temps pour l’idylle domestique ou la félicité émotionnelle, et Jivago voit les aspirations les plus simples de l’homme à une vie humaine normale désespérément frustrées.

Le style superbement évocateur de Pasternak est égal à la grandeur de son thème. « Tempête » est le mot clé récurrent de son livre : la tempête de la guerre, de la révolution, des passions humaines, de la nature.

Avec crainte et terreur, il recrée l’effort le plus titanesque de l’histoire moderne pour faire émerger un monde nouveau à partir d’un chaos délibérément créé. Et le livre compte nombre de scènes et de personnages d’un impact inoubliable. La frénésie des camps de partisans dans les glaces et la neige des forêts de la Sibérie; les trains bondés de déportés, les maisons d’appartements envahies par les rats; les villes affamées et gelées ; les villages brûlés et dépeuplés. Et c’est dans ce contexte que se déroule l’histoire de l’amour de Jivago pour la tendre et belle Lara, constamment poursuivie, retrouvée et perdue à nouveau, le symbole humain de la douceur et de la joie de vivre....


Boris Pasternak (1890-1960)

Nè à Moscou, Boris Pasternak est le fils aîné d'un peintre connu, Leonid Pasternak (1862-1944), illustrateur préféré de Tolstoï, et d'une pianiste virtuose, Rosalia Kaufman (1867-1939), qui a renoncé à sa carrière en se mariant. A treize ans, l'émerveillement devant la musique de Scriabine, ami de ses parents, éveille sa première vocation. Mais six ans plus tard, auteur d'une sonate que le compositeur a couverte d'éloges, il renonce brusquement à la musique pour se consacrer à des études universitaires de philosophie. La renommée du néokantíen Hermann Cohen l'attire à Marbourg, où il suit ses cours pendant le semestre d'éte 1912. Mais il y vit aussi l'exaltation d'un premier amour, qui l'éloigne de la philosophie en lui révélant sa vocation de poète. "Ma Soeur la vie" (Sestra moja zizn), troisième recueil poétique écrit en 1917 et publié en 1922 avec en sous-titre "L'été 1917", est celui dont Pasternak fait dater sa maturité poétique : "il me devint tout à fait indifférent de savoir comment s'appelait la force qui avait donné naissance à ce livre, parce qu'elle était infiniment plus grande que moi et que les conceptions poétiques qui m`entouraient". Le recueil sera accueilli avec enthousiasme par les contemporains (Maïakovski. Tsvetaïeva, Mandelstam, Ehrenbourg). et mettra Pasternak aux premiers rangs des poètes russes de ce siècle ...

(Pic : "Boris Pasternak, Olga Ivinskaya et sa fille Irina Emelyanova", 1957)

Poète jugé subversif par les autorités soviétiques, Boris Pasternak mèna double vie, tel Jivago, marié à Zinaïda. La jeune Evgenia Lurie, qui  s’adonnait à la peinture de portraits et, par-dessus tout, valorisait la liberté, charma Boris Pasternak en 1922 : mais son caractère explosif  l'effrayait et le mariage fut assombri par des querelles constantes: la jalousie d’Evgenia à l’égard de Marina Tsvetaeva (1892-1941) - et la proximité indissoluble des deux poètes -, la jalousie d’un artiste pour un autre. Après 9 années , ils divorcèrent. Pasternak rencontra à Moscou, en 1946, Olga Ivinskaïa, jeune veuve de 34 ans, - et dont la vie ne sera pas sans ambiguïté (« Je rêvais de reconnaissance et je voulais être enviée » -, qui travaillait comme secrétaire de rédaction à la revue Novy Mir et qui devint sa muse : elle subira la répression stalinienne, qui souvent décidait de punir par l'intermédiaire des proches du suspect, et le 9 octobre 1949, Ivinskaïa est emmenée par la police à la Loubianka pour être interrogée puis condamnée aux travaux forcés (jusqu'en 1953) ; enceinte, elle y perd son enfant. Pasternak, lui, tente d'échapper à toute condamnation, en se bornant à traduire du Shakespeare, Goethe ou Schiller, et prépare laborieusement une vaste fresque romanesque. Il y explore les années qui ont précédé et suivi la révolution de 1917 mais la censure lui reprochera de ne pas avoir donné une image assez positive de la révolution et de ses conséquences. 

Khrouchtchev ordonna en 1958 une virulente attaque contre Boris Pasternak après que son roman eut été publié à l'étranger alors que sa parution avait été interdite en Union soviétique : Pasternak fut contraint de refuser le prix Nobel pour éviter l'exil : "le départ hors des frontières de ma patrie équivaudrait pour moi à la mort, et c'est pourquoi je vous prie de ne pas prendre à mon égard cette mesure extrême. La main sur le cœur, je puis dire que j'ai quand même fait quelque chose pour la littérature soviétique et que je puis encore lui être utile.."


"Spektorski" (1925-1929)

Roman en vers de Boris Pasternak, publié de 1925 à 1929, suivi du récit en prose "Le Récit" (Povest), publié en 1929. Le héros commun de ces deux œuvres, auxquelles Pasternak travaille entre 1924 et 1929, est un jeune musicien et poète dans lequel on reconnaît une projection de l'auteur, dont il a l`âge et partage la destinée historique. Le récit, fragmentaire et discontinu, s'articule dans Spektorskij autour d'une confrontation entre le héros. tel qu`il était en 1912-1913, où on le voit s`épanouir dans une liaison à la fois sentimentale et spirituelle avec une jeune poétesse (dont l'image est inspirée par Marina Tsvétaïeva), et l'épave qu'il est devenu après la révolution, sous le regard apitoyé d'Olga Boukhteïeva, la jeune femme qui l'a initié à l'amour et qui, fidèle à la tradition révolutionnaire de l'intelligentsia russe (dont se réclame aussi la sœur aînée du héros, Natacha), est devenue une dirigeante communiste. 

Gêné par la forme du "roman en vers", Pasternak aura recours à la prose pour "socialiser" son personnage en le représentant sur le fond historique de la guerre et de la révolution. Cependant l'action du "Récit" s`arrête aussi au seuil de la guerre ; situé en 1913, celui-ci raconte la liaison simultanée de Serge avec deux femmes humiliées, la prostituée Sacha et Arild, une gouvernante danoise au service de riches bourgeois. L`épisode central est l'histoire du récit qu`entreprend le jeune poète pour gagner l'argent qui lui permettrait de leur venir en aide. ll imagine un artiste qui exhibe ses dons dans une vente aux enchères pour aliéner à jamais sa liberté en échange de la fortune qui lui permettrait de soulager la détresse des femmes, exprimant ainsi sous une forme symbolique l'idée du sacrifice qu'il associe à sa vocation. Cet épisode apporte au poète condamné par l`histoire sa justification morale et annonce déjà la place centrale que l''idée du sacrifice prendra dans la destinée du héros du "Docteur Jivago" (Trad. in Oeuvres, Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard).


"Sauf-Conduit" (Ohrannaja gramota, 1931)

Essai autobiographique que Boris Pasternak entrepris aussitôt après la mort de Rainer Maria Rilke (31 décembre 1926) comme un hommage à celui que Pasternak considère comme son premier maître. Cet essai sur la poésie est construit sur une trame autobiographique. Les deux premières parties ont pour sujet central les deux ruptures à travers lesquelles s`est déterminée sa vocation : la rupture soudaine avec la musique, en 1909, au moment même où ses premières compositions reçoivent l'approbation de son idole, le compositeur Scriabine; puis rupture avec la philosophie, à Marbourg en 1912, à l'occasion d'une première déclaration d`amour, au moment où son maître admiré, le néo-kantíen Hermann Cohen, le remarque et lui suggère une carrière universitaire.

A la faveur de ces deux épisodes, Pasternak expose sa conception de l`art en général et de la poésie en particulier : l'art, lyrique dans son essence, naît du besoin lancinant de "lancer à la poursuite de la vie ce que celle-ci a laissé en arrière"; grâce à la "métaphore par contiguïté", ou métonymie, qui traduit le syncrétisme de la sensation, la poésie parvient à fixer « l'état dans lequel se trouve la réalité "bouleversée" par le sentiment" (c'est-à-dire perçue en dehors des cadres fixés par le langage); elle exprime ainsi l'irréductible nouveauté de la sensation du réel par laquelle se manifeste la vie.

L'actualité politique a marqué de son empreinte la seconde moitié de l'œuvre, écrite en 1930. Le récit d'un séjour à Venise, en 1912, marqué par la découverte de la peinture vénitienne, donne à Pasternak l'occasion de suggérer, par l'évocation des rapports entre l'art et l'Etat policier, les répressions secrètes qui accompagnent l'établissement de la dictature de Staline, dont il mentionne indirectement l'une des victimes. Le suicide de Maïkovski (14 avril 1930) fera de celui-ci la figure dominante de la troisième partie, où il se substitue au narrateur pour illustrer le principe lyrique dans lequel celui-ci voit l'essence de la poésie. En exaltant le jeune Maïakovski des années futuristes. que son geste désespéré a fait revivre, Pasternak l`oppose implicitement au poète officiel qu'il avait voulu être après la Révolution, et qu`il deviendra effectivement après sa mort.

Publié en volume en juin 1931, "Sauf-Conduit" sera dénoncé pour idéalisme. Interdit par la censure en 1933, il ne sera réédité en URSS qu`en 1982.  


"Doktor Zivago" (1957, Le Docteur Jivago)

"Depuis qu'il était au lycée, dit Pasternak de son héros Iouri Jivago, il rêvait d'une œuvre en prose, d'un livre de biographies où, dissimulées comme des charges explosives, il pourrait faire entrer les choses les plus étourdissantes qu`il avait vues et pensées. Mais il était encore trop jeune pour écrire ce livre, aussi se contentait-il de faire des vers, comme un peintre qui passerait sa vie à dessiner des études pour un grand tableau."

"Le Docteur Jivago" est en effet une somme, l'aboutissement d'une vie et d`une œuvre de poète. Son héros central, Iouri Jivago, est le dernier avatar de la figure romanesque dans laquelle, dès 1924, dans le roman en vers" "Spektorski", Pasternak tentait d'incarner le sujet lyrique, essentiellement réceptif, de sa poésie dans ses relations conflictuelles avec son temps. Le passage à la prose était amorcé dès 1929 dans le complément que formait "Le Récit". Mais c'est avec le "grand tournant" des années 1930, et la rupture totale avec le passé qu'il implique pour le poète, que le projet romanesque prend forme : en décembre 1934, Pasternak annonce à son père son intention de se "reconvertir en romancier de style dickensien". Il travaille depuis plus d'un an à ce roman que le conformisme intolérant des années staliniennes fait avorter, et dont il ne réalise que quelques fragments, publiés à la veille de la guerre. Le projet est cependant repris en 1946, dans l'euphorie de la victoire. Poursuivi malgré le retour à la terreur qui marque les dernières années de la vie de Staline (1946-1953), il sera mené à son terme en 1955 à la faveur du dégel. Annoncé dès 1954, il est refusé par les éditeurs soviétiques, mais paraît à Milan (en italien et en russe) en novembre 1957, chez l'éditeur communiste Feltrinelli.

 

Pasternak, en associant "destin personnel" et "bouleversements historiques" nous offre un roman d'une grande richesse thématique, qui mêle des réflexions profondes sur l’histoire, la politique, l’amour, et la condition humaine ...

 

"On pouvait voir que la vie, telle qu’elle s’était déroulée avant cela, touchait à sa fin et qu’un changement était imminent. Les dés étaient jetés, il fallait attendre le résultat. La terre semblait suspendue entre ciel et terre. Quelque chose d’inouï allait arriver." - L'ouverture poétique du roman,  - le poème de Larissa (Lara) -, nous ouvre à cette immense mélancolie qui traverse tout le récit, mais aussi à une quasi mystique évoquant tout à la fois la fin de l’Ancien Monde et l’arrivée d’une nouvelle ère...

 

Pasternak dépeint la Révolution russe, le chaos révolutionnaire, avec un regard à la fois intime et philosophique, et sait évoquer la souffrance humaine et la perte de repères qui accompagnent ces bouleversements : "Les masses se réveillaient. La faim et le froid les rendaient insensibles. Elles ne reconnaissaient plus leur pays. Ce n’était pas le leur, pas celui où ils étaient nés. Le pays aussi se comportait comme un étranger. Le jour de l’apocalypse était venu. Les choses avaient atteint un point de non-retour." La révolution déforme la réalité et l'identité nationale, et conduit à un sentiment d'aliénation...

 

Iouri Jivago est un personnage déchiré entre ses responsabilités, ses amours et ses convictions éthiques. Pasternak explore les dilemmes moraux auxquels il est confronté, ce qui en fait sans doute l'un des personnages les plus riches de la littérature russe : "Il était effrayé par son propre cœur, par ce qui s’y passait. Comme tout cela était inattendu, inexprimable, inconnu ! Un rêve impossible était en train de se réaliser. Il devenait un étranger pour lui-même."

 

Le retour à Varykino et la beauté de la nature, l’un des thèmes centraux du roman, une nature russe, souvent décrite de manière lyrique. Lorsque Jivago retourne à Varykino, il est émerveillé par la beauté de la neige et des paysages enneigés. C'est un moment de paix et de calme dans le tumulte de la guerre et des révolutions :  "Les collines étaient couvertes d’une neige immaculée. On pouvait voir de longues traces de skis qui brillaient dans le soleil, comme des éclairs d’argent. C’était comme si le silence lui-même avait pris forme et s’étendait sur la terre."

 

La relation entre Iouri Jivago et Lara est au cœur du roman: "Elle était pour lui comme une lumière dans la nuit, une bougie dans une tempête de neige. À travers les vents et la tempête, à travers la violence du monde, ils avaient trouvé quelque chose de pur, quelque chose qui semblait durer éternellement." Leur amour, à la fois interdit et intense, est profondément lié aux bouleversements politiques et sociaux de l’époque. Le passage où ils se retrouvent et reconnaissent cet amour, qui semble inaltérable malgré les circonstances brutales de la guerre et de la révolution, est rempli d'émotion...

 

Vers la fin du roman, Jivago s’interroge sur le sens de sa vie, sa relation à la poésie, et le rôle qu’il a joué dans l’histoire de son pays : "Il s’était souvent demandé pourquoi il écrivait de la poésie. Ce n’était pas pour la gloire, ni pour la postérité. Il écrivait parce qu’il devait comprendre le monde, lui donner un sens à travers des mots, à travers des images. La poésie n’était pas seulement un art, mais une manière de voir le monde, de transcender les limites du quotidien."

Un monologue intérieur qui reflète l’idée que l’art, et particulièrement la poésie, est pour Jivago un moyen de transcender les souffrances du quotidien et de trouver une signification à l’existence humaine.

 

"Il tomba en avant, soudainement, sans même avoir le temps de ressentir la douleur. Il semblait que tout ce qu’il avait vécu s’était soudain évaporé, comme un souffle d’air dans une nuit froide." - La mort de Iouri Jivago est une scène poignante, marquant la fin tragique de sa vie tourmentée. C’est aussi un moment qui met en avant les thèmes de la solitude et de l’absurdité de la vie. Cette mort inéluctable révèle combien, pour ceux qui ont vécu si intensément, l'existence peut s'achever sans le moindre bruit, discrète et silencieuse ...

 

"Le Docteur Jivago" apparaît comme une fresque historique de forme traditionnelle, où l'auteur nous présente, à la veille de la première révolution de 1905 et pendant son déroulement, plusieurs personnages appartenant aux différentes couches sociales de la société russe, auxquels il fera traverser les épreuves de la Première Guerre mondiale et de la révolution de 1917. Cependant, l'action se concentre très vite sur le trio formé par une jeune femme, Larissa Guichard (Lara), fille d'un ingénieur belge dont la mort précoce a plongé sa famille dans le besoin, et les deux hommes qui se disputent son amour, le poète Iouri Jivago et le révolutionnaire Pavel Antipov

Lara, la jeune fille pauvre, a été séduite dans sa jeunesse par Komarovski, riche avocat et homme d'affaires, qui a été le protecteur et l'amant de sa mère. À la veille de la Première Guerre mondiale, elle épouse Pavel Antipov, fils d'ouvrier qui a cru pouvoir oublier ses origines en faisant des études supérieures, mais que le besoin de venger Lara transformera, sous le pseudonyme de Strelnikov, en une sorte d'ange exterminateur de la Révolution. 

Sur le front, où, infirmière, elle recherche son mari disparu, Lara fait la connaissance de Iouri Jivago, médecin et poète, fils d'un riche industriel ruiné et acculé au suicide; celui-ci l'a déjà aperçue sans la connaitre, lors de la révolution de 1905, lorsqu'elle était pour lui "la petite fille d'un autre milieu". Le hasard - ou la providence - les réunira un peu plus tard dans l''Oural, où il est allé se réfugier avec sa femme, Tonia, son jeune fils et son beau-père le professeur Gromeko, dans le domaine familial de Varykino, près de la petite ville de Iouriatine où Lara est bibliothécaire.

Il est devenu son amant, lorsqu'il est réquisitionné de force par les partisans rouges luttant contre l'armée Blanche de l'amiral Koltchak. Ayant réussi à s'échapper, il se réfugie avec elle dans la solitude enneigée et assiégée par les loups du domaine de Varykino; mais il la laissera partir avec Komarovski, venu la lui enlever sous prétexte de la mettre à l'abri.

Revenu à Moscou, il n'est plus désormais qu'une épave que seule une mort soudaine sauvera de la déchéance totale. Cependant, quinze ans après sa mort, en 1945, ses amis associent son recueil poétique posthume, réuni par leurs soins (et par lequel va se clore le livre), au pressentiment d'une délivrance prochaine que leur apporte la fin de la guerre.

 

À travers ces personnages et leur destin, on voit ainsi se dessiner une fable symbolique. Lara personnifie la vie, le sentiment de la beauté, de l'éternelle nouveauté du monde qui s'exprime par tout le tissu poétique du roman, et dont Iouri Jivago est l'interprète et le serviteur. Mais elle incarne aussi pour lui la résonance tragique de ce thème : la scène où, ne la connaissant pas encore, Jivago surprend le regard qu'elle échange avec son séducteur, dans la chambre d'hôtel sordide où sa mère, soupçonnant leur liaison, a tenté de se donner la mort, lui fait pressentir avec angoisse et fascination le lien obscur et mystérieux qui asservit la beauté au mal, et qui en fait un appel de détresse. 

Cet appel, Jivago et Antipov l'entendent de la même façon : pour l'un et l'autre, Lara, dont l'image s'associe à celle de la révolution de 1905, est un objet à la fois de passion et de compassion, un défi auquel ils doivent répondre. Pour relever le défi, Antipov veut changer l'ordre du monde, "transformer la vie", créer par la violence un univers où la femme ne sera plus jamais soumise, avilie, exploitée par le pouvoir de l'argent. À travers lui, Pasternak rend justice à la noblesse d'esprit, à la pureté d'intention du révolutionnaire; mais il récuse aussi un remède qui ne fait qu'amplifier le mal et finit par détruire ceux qui y ont recours.

Iouri Jivago, apparemment, n'a que sa passivité d'amant et de poète à opposer à l'héroïsme du révolutionnaire, et ne parviendra pas plus qu'Antipov à arracher Lara au dragon : elle ne finira par échapper à Komarovski que pour tomber dans l'enfer du goulag. Mais cet échec temporel est une victoire spirituelle. Le sens de la destinée de Jivago s'éclaire à travers les poèmes qui forment le dernier chapitre du roman. Quelques-uns sont inspirés par des épisodes de l'Evangile, et illustrent la pensée du philosophe Nikolaï Vedeniapine, maître à penser du jeune Jivago, incarnation synthétique de la philosophie religieuse russe du début du siècle. Pour lui, l'essentiel, dans l'Evangile, "est ce que le Christ a exprimé en paraboles tirées de la vie courante, éclairant la vérité par la lumière du quotidien. Au fond de tout cela, il y a l'idée que les liens qui unissent les mortels sont immortels et que la vie est symbolique, parce qu'elle a un sens".

 

Deux thèmes dominent la symbolique religieuse du roman : celui de l'immortalité et celui du sacrifie. Le premier s'exprime d'abord par la place centrale de l'image de la Résurrection, à laquelle sont consacrés plusieurs poèmes, et qui est incarnée dans la construction même du roman par le cahier de poèmes dans lequel Jivago revit quinze ans après sa mort. "La mort n'existe pas", affirme-t-il lui-même au chevet de sa belle-mère mourante. Récusant la "résurrection des morts" dans son interprétation littérale, tenté parfois par l'image poétique d'une immortalité semblable à celle du règne végétal, Jivago défend surtout l'idée d'une immortalité personnelle accessible ici-bas, dans laquelle il voit le message principal du Christ : "La mort n'est pas notre affaire. Vous avez parlé de talent : cela, oui, c'est autre chose, c'est à nous, c'est nous qui l'avons découvert. Et le talent au sens le plus haut, c'est le don de la vie". La réponse du poète au défi du mal et de la mort, c'est la création : elle fait accéder à une immortalité qui est comme un autre plan de notre existence, où ce qui a été vécu existe à jamais : "On peut ne pas croire en Dieu, déclare Vedeniapine, et savoir que tout ce qui se passe ne s'accomplit pas seulement sur cette terre, mais aussi ailleurs, dans ce que les uns appellent le royaume de Dieu, d'autres l'histoire, ou encore autrement". Le don de la vie, c'est l'aptitude du créateur à la faire accéder à cette immortalité qui n`est, selon une formule du même Vedeniapine, qu'un "autre nom de la vie, un peu accentué".

Quant au thème du sacrifice, il s'exprime le plus nettement dans le poème "Hamlet", entête du cahier de vers de Jivago, où l'image du héros de Shakespeare se confond avec celle du Christ au jardin de Gethsémani. Ainsi, les poèmes de Iouri Jivago, qui représentent une réalisation du personnage dans sa fonction de créateur, substituent-ils imperceptiblement l'auteur à son héros, et lui permettent d'apporter lui-même par l'acte créateur que constitue son roman une réponse au défi symbolique que le destin de Lara lance à Iouri Jivago.

 

Première œuvre d'un écrivain soviétique connu à contester les bases idéologiques du système communiste, "Le Docteur Jívago" fait sensation en Occident, où ses qualités littéraires lui assurent un très large succès populaire. En octobre 1958, l'attribution du prix Nobel de littérature suscite la fureur des autorités soviétiques qui ont tout fait pour en empêcher la publication. Dénoncé comme traître à son pays par une violente campagne de presse à laquelle s'associe une partie de la communauté littéraire, Pasternak doit refuser cette distinction et adresser aux autorités une supplique où, sans se renier, il doit désavouer l'interprétation politique donnée à son œuvre en Occident. (Trad. Gallimard, 1958).

 

Dans ses mémoires, Khrouchtchev avança qu'il fut tourmenté par le roman, qu'il passa très près de l'autoriser et qu'il regretta ensuite de ne pas l'avoir fait. Après sa chute, Khrouchtchev obtint une copie du roman et le lut (il n'avait auparavant lu que des extraits) et avança, "nous n'aurions pas dû l'interdire. J'aurais dû le lire moi-même. Il n'y a rien d'anti-soviétique dedans". 

Cette épopée, quelque peu caricaturée tant à l'Est qu'à l'Ouest, met donc en scène, sur fond d'une Russie révolutionnaire, de son immensité tant géographique qu'historique, une histoire d'amour, celle de Lara Antipova et de Youri Jivago, fascinés tous deux par les possibilités d'une justice révolutionnaire, par une quête de vérité tant individuelle que politique : le pathétique du roman vient de l'échec de leurs espoirs. L'adaptation cinématographique qu'en fit David Lean en 1965, avec Omar Sharif et Julie Christie, rendit définitivement incontournable le chef d'oeuvre de Pasternak ...

 

Le film "Doctor Zhivago" (1965) de David Lean est devenu un film culte (le script est de Robert Bolt), non seulement pour son intrigue romantique et épique, mais aussi pour son esthétisme visuel et musical. L’affiche originale de MGM mettra en vedette les stars, Julie Christie et Omar Sharif, éclipsant les événements historiques qui les entourent. 

Autant Lean, avec sa grande sensibilité cinématographique, a su capturer l’essence poétique et épique du roman tout en créant des moments inoubliables qui ont marqué l’histoire du cinéma, autant Maurice Jarre a composé un inoubliable thème musical ("Lara's Theme") définitivement inséparable de l'oeuvre cinématographique, et pour tout dire du roman lui-même. 

Parmi les scènes cultes du film, on a souvent retenu les suivantes : 

- La scène du bal (La rencontre entre Jivago et Lara), l’une des scènes les plus emblématiques du film : Iouri Jivago (joué par Omar Sharif) et Lara Antipova (Julie Christie) se croisent pour la première fois lors d’un bal dans la haute société moscovite. Lara est en compagnie de Viktor Komarovsky (joué par Rod Steiger), son manipulateur et amant plus âgé. La tension palpable entre eux, mêlée au faste de l’événement et à la chute imminente du monde aristocratique russe, crée un contraste détonnant. Le regard de Jivago, intensément capté par la caméra de David Lean, est devenu légendaire.

- L'assassinat de Komarovsky : dans cette scène dramatique, Lara tente de tuer Viktor Komarovsky, l’homme qui l’a corrompue et détruit sa famille, elle se révèle ici une femme complexe, tiraillée entre vengeance et désespoir. La manière dont Lean filme cet événement dans un décor somptueux, avec des chandeliers qui tombent dans le chaos, contribue à la théâtralité et à l’intensité dramatique du moment.

- Le train à destination de l’Oural : Jivago et sa famille fuient Moscou en prenant un train bondé en direction de l’Oural, où ils espèrent trouver refuge loin des troubles de la guerre civile, un voyage difficile à travers les steppes russes en plein hiver. Une scène qui symbolise l’exil de Jivago et de millions de Russes durant la guerre civile, ainsi que l’effondrement de l’ancien monde aristocratique : c’est un tournant dans le film, où l’on voit clairement les conséquences du changement politique. La manière dont Lean a filmé l'immensité des paysages enneigés, avec le train qui les traverse comme un serpent d’acier, est impressionnante ...

- La découverte de Varykino (La maison dans la neige) : Iouri et Lara, fuyant les rouges et les blancs, trouvent refuge dans une maison abandonnée à Varykino. Ce chalet, recouvert de neige, devient un symbole de leur amour et de leur tentative de se retirer du monde chaotique qui les entoure. un refuge temporaire, hors du temps, mais inévitablement rattrapé par la guerre et la révolution. L’image de la maison ensevelie sous la neige est devenue l’une des plus iconiques du film. 

- La mort de Iouri Jivago dans la rue, vers la fin du film, désormais malade et usé par les épreuves de la vie : il aperçoit Lara dans un tramway alors qu'il marche dans la rue, et en essayant de la suivre, s'effondre et meurt d'une crise cardiaque, sans pouvoir l'atteindre. Une représentation tragique du destin de Jivago, dont l’amour pour Lara demeure inassouvi jusqu’à la fin. L’image de Jivago s’effondrant dans la rue bondée, avec les trams passant autour de lui, est poignante et inoubliable.

- La scène finale (Le sourire du frère de Lara), on découvre que la fille de Jivago et Lara, dont l'existence est restée incertaine tout au long du récit, est devenue une ouvrière en Union soviétique. Elle porte en elle l’héritage de ses parents, mais elle est totalement inconsciente de son origine aristocratique ou poétique. C'est toute  la continuité de la vie après la destruction causée par la révolution qui est ici montrée, mais aussi la manière dont l'histoire personnelle de Jivago et Lara a été effacée par le temps et les événements historiques. Leur amour et leur souffrance ne sont plus qu’un lointain écho dans le nouveau régime soviétique....


Bien que "Docteur Jivago" (1957) reste l'œuvre la plus célèbre de Pasternak, son héritage littéraire est profondément ancré dans sa poésie, où il a exploré des thèmes universels comme l'amour, la nature, la spiritualité et le rôle de l'artiste dans la société.  

"Ma Soeur, la vie" (1922), recueil de poèmes écrit pendant l’été 1917, est l’un des chefs-d’œuvre de la poésie russe du XXe siècle et l'oeuvre qui a établi Pasternak comme un grand poète. Il y exprime une véritable célébration de la vie, de la nature et de l'amour dans un contexte de bouleversements politiques et sociaux. "Les thèmes et les variations" (1923) contient certains des poèmes les plus célèbres de Pasternak et montre toute sa capacité à associer préoccupations personnelles et philosophiques avec des événements historiques et politiques. "Le Lieutenant Schmidt" (1927) est un poème dramatique basé sur la figure historique de Piotr Schmidt, un des leaders de la révolte de la flotte de la mer Noire en 1905 contre le régime tsariste : Pasternak explore ici la question du sacrifice et du rôle des individus dans les mouvements révolutionnaires. C'est sans doute l’une des rares œuvres où Pasternak aborde directement des questions politiques. Une certaine sympathie pour l'idéalisme des révolutionnaires contrebalancée par des doutes quant à la violence et aux conséquences des révolutions. "Le second baptême" (1932), cycle de poèmes explorant des thèmes comme la religion, la spiritualité et la rédemption, est sans doute l'une des œuvres les plus introspectives de Pasternak, dans une période où l'Union soviétique impose une idéologie athée et matérialiste. "Dans les trains du matin" (1943), recueil de poèmes écrits pendant la Seconde Guerre mondiale, au moment où l'Union soviétique luttait contre l'invasion nazie, nous dit comment Pasternak a survécu intellectuellement et artistiquement aux années les plus sombres de l'histoire soviétique, tout en exprimant une humanité universelle.