Erving Goffman (1922-1982), "The Presentation of Self in Everyday Life" (1959), "La mise en scène de la vie quotidienne, La Présentation de soi" (1959), "Asylums"(1961), "Stigma" (1963), "La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2 Les Relations en public" (1973), "Forms of Talk" (1981), "Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior" (1982) - ....

Last update : 11/11/2016


L'existence est une véritable représentation théâtrale dans laquelle nous nous efforçons de donner de nous une impression favorable - La personnalité est la somme des différents rôles qu'un individu est amené à endosser dans son existence. La théorie de l'interaction que forge Erving Goffman a pour finalité la façon dont nous créons, maintenons et renforçons notre identité sociale, le temps que nous passons, consciemment ou non, à manipuler et à contrôler la perception que les autres ont de nous. A chacun de choisir sa scène, ses accessoires, ses costumes, mais encore faut-il que, dans ces différentes situations d'interactions, nous nous accordions sur nos identités, sur le contexte social, sur ce que l'autre attend de nous...

Plus largement, l' "interactionnisme symbolique" dont se réclame Erving Goffman, courant fondamental de la sociologie nord-américaine, pose que celui que nous pensons être - ou que nous avons la capacité d'incarner -, est intimement lié à ceux avec lesquels nous interagissons. C'est l'interaction conjointe de ces individus avec lesquels nous entretenons des relations qui nous fait être ce que nous sommes.

Stigmate et gestion de l'impression - Abordant dans cette perspective les problèmes de l'identité, de l'image de soi et de la dynamique du groupe, Goffman souligne que la société nous propose un éventail de rôles identitaires dits "normaux" que nous jouons en public, alors qu'en privé, hors du regard des autres, nous endossons une identité personnelle. il est possible que se mette en place une discordance entre notre identité personnelle et notre identité publique, que nous risquions ainsi d'être moins convaincant, et que du même coup nous soyons frappés par cette notion de "stigmatisation" qui peut ainsi s'installer dans nos interactions et nous marginaliser. L'individu stigmatisé y répondra par une "gestion de l'impression" ...


 

 

Dans "Zeilig" (1983, Woody Allen, Mia Farrow), Woody Allen joue le rôle de Leonard Zelig, un personnage qui a l'étrange capacité de se transformer en fonction de son entourage le mimétisme est non seulement mental mais physique... 


Erving Goffman (1922-1982) 

Les situations les plus insignifiantes du monde ordinaire, écrit Bourdieu à propos de Goffman, les banalités prudentes qu'échangent dans un train deux personnes qui ne se connaissent pas, se révèlent sous un nouveau jour, le monde social redevient ce qu'il est aussi, un théâtre. 

Né au Canada anglophone (Mannville, Alberta), dans une famille juive d'origine russe, le sociologue Erving Goffman étudie dans le prestigieux département de sociologie de l’Université de Chicago avant d’enseigner à Berkeley (1962), puis dans le département d'anthropologie sociale de l’université de Pensylvanie (1968). C'est sans doute dès 1953, lorsqu’il part dans les îles Shetlands pour réaliser une étude de communauté insulaire que prend naissance sa démarche :  un peu comme Malinowski dans les îles Trobriand ou Radcliffe-Brown dans les îles Andaman, si ce n'est qu'il n'étudie pas tant la communauté elle-même que les interactions les plus impersonnelles qui se déroulent dans cette communauté. "Lorsqu'un voisin entrait un instant pour prendre une tasse de thé, en général il esquissait un sourire amical et plein d'espoir en franchissant la porte de la maison. Comme, en l'absence d'obstacle à l'extérieur de la maison et de lumière à l'intérieur", on pouvait généralement observer le visiteur qui ne s'observait pas tandis qu'il approchait, les habitants de l'île s'amusaient parfois à le guetter pour le voir abandonner soudainement l'expression qu'il avait et la remplacer par une expression affable juste avant d'atteindre la porte.." (La présentation de soi)

 

Erving Goffman se place dans la lignée de l'interactionnisme symbolique, un courant fondamental de la sociologie américaine. Prolongeant les théories du Soi d'un George Herbert Mead ou de Charles Cooley, pour lesquels le Soi est le produit de l'interaction sociale, dépassant l'opposition entre individu et société à l'instar d'un Robert Ezra Park (Ecole de Chicago), Goffman se focalise sur cette étrange présence du social au sein même de toute psychologie individuelle : ce ne sont pas les structures sociales qui déterminent les individus, ni même les individus qui produisent ces structures, mais l'interaction quotidienne entre individus, moteur de la subjectivation et de la socialisation.

"Ma préoccupation pendant des années a été de promouvoir l’acceptation de ce domaine du face-à-face comme un domaine analytiquement viable – un domaine qui pourrait être dénommé, à défaut d’un nom plus heureux, l’ordre de l’interaction – un domaine dont la méthode d’analyse préférée est la micro-analyse" (Les moments et leurs hommes).

 

Toutefois, Goffman insiste particulièrement sur la fragilité de cette interaction : pour endiguer ce risque, l'observation de ces interactions (Goffman est connu pour être un adepte de l'immersion dans le milieu étudié) lui fournit un cadre d'interprétation et propose un modèle dramaturgique de la vie sociale et des rituels d'interaction : nos interactions sociales sont entièrement orientées par les différents rôles ou identités sociales que nous incarnons en société, nous présentons ainsi nos différents Soi aux autres, nous vivons nos existence comme si nous étions sur une scène, et au fond peu importe ce que nous sommes réellement. Nous cultivons une image publique à laquelle nous voulons faire adhérer les autres, et en retour, puisque nous sommes tous en interactions, nous collaborerons activement avec les images publiques des autres.  



The Presentation of Self in Everyday Life (1956)

(La Mise en scène de la vie quotidienne- I. La Présentation de soi, Minuit,1973)

Comment les individus gèrent-ils l’image qu’ils transmettent d’eux-mêmes par leur comportement lorsqu’ils se trouvent face dans l'arène publique? Goffman s'imposa d'emblée sur la scène des sciences humaines avec ce premier livre : il entend décrire, classifier, catégoriser les façons dont les individus sont amenés à lier des rapports interpersonnels au quotidien, et pour ce faire utilisa la fameuse métaphore dramaturgique : le monde social est un vaste théâtre, et les interactions humaines un jeu de représentations. Avec une très minutie, il aborde les pratiques et les comportements les plus insignifiants, semble-t-il, pour décrire les différentes stratégies mises en oeuvre pour se mettre en scène, soi et les autres.

"Rencontres fortuites, échanges de paroles, de regards, de coups, de mimiques, de mots, actions et réactions, stratégies furtives et rapides, combats ignorés de ceux-là mêmes qui se les livrent avec l’acharnement le plus vif, telle est la matière première qui constitue l’objet, inhabituel, de La Présentation de soi. Pour ordonner ces miettes de vie sociale – résiduelles pour la sociologie canonique qui les néglige – sur lesquelles il concentre l’attention la plus minutieuse, Goffman prend le parti de soumettre à l’épreuve de l’explicitation méthodique une intuition du sens commun : Le monde est un théâtre. Le vocabulaire dramaturgique lui fournit les mots à partir desquels il construit le système des concepts propre à abstraire de la substance des interactions quotidiennes, extérieurement dissemblables, les formes constantes qui leur confèrent stabilité, régularité et sens. Ce faisant, Goffman élabore dès La Présentation de soi, son premier livre, les instruments conceptuels et techniques à partir desquels s’engendre une des œuvres les plus fécondes de la sociologie contemporaine et qui sont peut-être aussi au principe de la constitution des catégories fondamentales d’une nouvelle école de pensée : en rompant avec le positivisme de la sociologie quantitative en sa forme "routinisée" et en s’accordant pour tâche de réaliser une ethnographie de la vie quotidienne dans nos sociétés, La Présentation de soi peut être tenu pour un des ouvrages qui sont au fondement du courant interactionniste et, plus généralement, de la nouvelle sociologie américaine." (Editions de Minuit) 

"Lorsqu'un individu est mis en présence d'autres personnes, celles-ci cherchent à obtenir des informations à son sujet ou bien mobilisent les informations dont elles disposent déjà. Elles s'inquiètent de son statut socio-économique, de l'idée qu'il se fait de lui-même, de ses dispositions à leur égard, de sa compétence, de son honnêteté, etc. Cette information n'est pas recherchée seulement pour elle-même, mais aussi pour des raisons très pratiques : elle contribue à définir la situation, en permettant aux autres de prévoir ce que leur partenaire attend d'eux et corrélativement ce qu'ils peuvent en attendre. Ainsi informés, ils savent comment agir de façon à obtenir la réponse désirée ...

La capacité d'expression d'un acteur (et par conséquent son aptitude à donner des impressions) s'exprime sous deux formes radicalement différentes d'activité symbolique : l'expression explicite et l'expression indirecte. La première comprend les symboles verbaux ou leurs substituts, qu'une personne utilise conformément à l'usage de la langue et uniquement pour transmettre l'information qu'elle-même et ses interlocuteurs sont censés attacher à ces symboles. Il s'agit de la communication au sens traditionnel et étroit du terme. La seconde comprend un marge éventail d'actions que les interlocuteurs peuvent considérer comme des signes symptomatiques lorsqu'il est probable que l'acteur a agi pour des raisons différentes de celles dont il a fait explicitement mention...

Quant à l'individu placé en présence d'autrui, il peut désirer donner une haute idée de lui-même, ou qu'on lui prête une haute idée de ses interlocuteurs, ou qu'ils s'aperçoivent de ce qu'il pense en fait à leur sujet, ou qu'ils n'aient aucune impression bien nette; il peut désirer instaurer un accord suffisant pour que l'interaction se poursuive, ou bien berner ses interlocuteurs, se débarrasser d'eux, les déconcerter, les induire en erreur, les contrarier ou les insulter. Indépendamment de l'objectif précis auquel il pense et de ses raisons de se fixer cet objectif, il est de son intérêt de contrôler la conduite de ses interlocuteurs et en particulier la façon dont ils le traitent en retour...." 

"..Il semble qu'il y ait une dialectique fondamentale à la base de toute interaction sociale. Quand un individu est placé en présence des autres, il cherche à identifier les données fondamentales de la situation. S'il possédait cette information, il pourrait savoir ce qui va se passer et en tenir compte et il pourrait ainsi donner aux autres ce qu'il leur doit dans la limite de ses intérêts personnels bien compris. Pour opérer le décryptage complet de la situation, il lui serait indispensable de connaître toutes les données sociales utiles concernant ses partenaires, ainsi que l'issue réelle ou le produit final de leur activité pendant l'interaction, et que leurs sentiments les plus intimes à son propre égard. On ne se procure que rarement une information intégrale de cette nature. Faute de cette information, l'acteur a tendance à utiliser des substituts, répliques, signes, allusions, gestes expressifs, symboles de statut, etc. - comme moyens de prévision. En bref, puisque la réalité qui intéresse l'acteur n'est pas immédiatement perceptible, celui-ci en est réduit à se fier aux apparences. Et paradoxalement, plus la réalité qui échappe à la perception a d'importance pour l'acteur, plus il doit accorder d'attention aux apparences. On a tendance à traiter les autres d'après l'impression qu'ils donnent, dans l'instant, de leur passé et de leur avenir. C'est ici que l'on passe du plan de la communication à celui de la signification morale des comportements. Les impressions données par les autres sont considérés habituellement comme autant de demandes et de promesses implicitement formulées et qui à leur tour tendent à prendre un caractère moral. Les individus pensent : "j'utilise les impressions que vous me donnez comme un moyen de vous contrôler et de contrôler votre activité, et vous n'avez pas le droit de m'induire en erreur."  Ce qu'il y a ici de particulier, c'est qu'on tend à adopter ce point de vue même si on sait que les autres n'ont pas conscience d'un grand nombre de leurs comportements expressifs et même si on se propose d'utiliser à leur détriment l'information recueillie sur eux. Sachant que les sources d'impression utilisées par l'observateur impliquent une foule de normes relatives à la politesse et à la bienséance, concernant à la fois les relations sociales et la représentation de la tâche, on voit encore une fois combien la vie quotidienne est enserrée dans un réseau de conventions morales. 

Examinons maintenant comment les choses se passent du point de vue des autres. S'ils veulent se comporter courtoisement et jouer le jeu de l'acteur, ils n'accordent pas grande attention au fait que l'on se forme des impressions à leur sujet; au contraire, ils agissent sans artifice ni tromperie, et mettent l'acteur à même de recevoir des impressions valables sur eux-mêmes et sur leurs efforts. Et, s'il leur arrive de prêter attention au fait qu'on les observe, ils ne se laissent pas excessivement influencer par cette constatation dans la mesure où ils sont satisfaits à l'idée que l'observateur reçoit une impression exacte et leur donne en conséquence ce qu'il leur doit. D'ailleurs, s'il leur fallait s'occuper d'influencer le traitement que leur accorde le partenaire - et on peut s'attendre à ce que cela se produise -- ils auraient alors la possibilité de recourir à des techniques conformes aux règles de la bienséance. Il leur suffit d'orienter leur action présente de telle sorte que ses conséquences futures soient de celles qui conduiraient un observateur équitable à les traiter dans l'instant de la façon dont ils désirent être traités ; cette précaution prise, il ne leur reste qu'à se fier à la pénétration et à l'équité de celui qui les observe. Et, de fait, les personnes observées emploient parfois ces moyens propres à influencer la manière dont l'observateur les traite. Mais il existe un autre moyen, plus rapide et plus efficace. Au lieu de laisser se former une impression de leur activité comme si elle n'en était que le produit accessoire et accidentel, les personnes observées peuvent réorienter leur cadre de référence et consacrer leurs efforts à créer les impressions désirées. Au lieu d'essayer d'atteindre certaines fins par des moyens acceptables, elles peuvent essayer de créer l'impression qu'elles atteignent certaines fins par des moyens acceptables. Il est toujours possible de manipuler l'impression que l'observateur utilise comme un substitut de la réalité parce qu'en l'absence de telle ou telle chose on peut toujours utiliser le signe de sa présence qui n'est pas la chose elle-même. La nécessité dans laquelle se trouve l'observateur de se fier à des représentations de la réalité engendre la possibilité de représentations frauduleuses. Il y a bien des catégories de personnes qui estiment qu'elles ne pourraient poursuivre leur activité, quelle qu'elle soit, si elles ne recouraient qu'à des moyens convenables pour influencer leur observateur. A un moment ou à un autre dans le cours de leur activité, elles estiment nécessaire de se liguer et de manipuler directement l'impression qu'elles donnent. Elles se transforment alors en une équipe d'acteurs et les observateurs se muent en public. Les actions qui paraissaient s'appliquer à des objets deviennent autant de signes adressés au public. Le déroulement de l'activité se dramatise. Ainsi apparaît la dialectique fondamentale évoquée plus haut. En tant qu'acteurs, les individus cherchent à entretenir l'impression selon laquelle ils vivent conformément aux nombreuses normes qui servent à les évaluer, eux-mêmes et leurs produits. Parce que ces normes sont innombrables et partout présentes, les acteurs vivent, bien plus qu'on pourrait le croire, dans un univers moral. Mais, dans la mesure où ils sont des acteurs, ce qui préoccupe les individus, c'est moins la question morale de l'actualisation de ces normes, que la question amorale de la mise au point d'une impression propre à faire croire qu'ils sont en train d'actualiser ces normes. Leur activité soulève donc bien des questions morales, mais en tant qu'acteurs ils ne s'y intéressent pas d'un point de vue moral : ils sont, sous ce rapport, des boutiquiers de la moralité. Ils ne cessent d'être en contact étroit avec les marchandises qu'ils exposent, et leurs pensées sont imprégnées de la signification familière qu'elles revêtent; mais il se pourrait bien que, plus ils accordent d'attention à ces marchandises, plus ils sentent qu'ils se détachent d'elles et de ceux qui y croient suffisamment pour les acheter. Pour employer un autre langage, la nécessité et l'intérêt mêmes de sacrifier aux apparences de la. moralité la plus irréprochable à laquelle doit se soumettre, dans son intérêt propre, tout individu qui veut être socialement accepté, lui imposent d'avoir une grande expérience des techniques de la mise en scène..."

 

Relations in Public: Microstudies of the Public Order (1971)

(La Mise en scène de la vie quotidienne - II. Les Relations en public, Minuit, 1973)

Comment les individus se comportent-ils sous le regard de l'autre?  "Cet ouvrage représente l’aboutissement d’une recherche constante dans l’œuvre de Goffman : décrire de façon quasi grammaticale ce qui constitue l’étoffe de la société (de toute société), les rapports entre les gens. De même que la phrase : “ Auriez-vous du feu ? ” obéit à des règles grammaticales strictes que le locuteur est obligé d’appliquer s’il veut se faire comprendre (et qu’il applique sans y penser) de même les comportements “ interpersonnels ” alors manifestés (façon de s’approcher, mouvements réciproques du regard, forme de l’adresse – “ vous ”, “ monsieur ”, etc.) sont régis par des règles rituelles auxquelles il faut se conformer si l’on ne veut pas choquer.

Il y a pourtant une différence, que Goffman souligne à plusieurs reprises : si les règles linguistiques forment une grammaire, les règles rituelles constituent un “ ordre ”. Et l’ordre social, à la différence d’une grammaire, n’est pas au-delà de l’éthique, car il n’est pas simplement un code fonctionnel, mais il traduit aussi des rapports de domination et de profit. Il s’ensuit que “ mal ” se comporter à une tout autre dimension que “ mal ” parler (au sens de faire des “ fautes ” de syntaxe). C’est cette dimension proprement politique du comportement inter-individuel qui se découvre progressivement au long des sept articles qui composent le livre et qui se complètent en un cheminement du plus simple au plus complexe, du plus extérieur au plus intériorisé." (Editions de Minuit) 


Entre 1955 et 1956, Erving Goffman observer le fonctionnement d'un asile d'aliénés et s'intéresse ainsi à des personnes qui ne peuvent échapper aux règles de la vie quotidienne. "Ces établissements sont des foyers de coercition destinés à modifier la personnalité : chacun d'eux réalise l'expérience naturelle des possibilités d'une action sur le moi." Goffman en conclut qu'au bout du compte le facteur le plus important n'est pas la maladie de l'interné mais l'institution : les réactions et les adaptations qu'il observe se produise également chez des individus pris en charge par d'autres types d'institution. La "mortification de la personnalité" est le processus par lequel l'identité personnelle d'un individu cède la place à une identité organisationnelle au sein d'une institution..

 

Asylums: Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates (1961)

(Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, 1968). 

Comment est instituée socialement la différence entre le normal et le déviant? "Avant de devenir professeur de sociologie à l’université de Berkeley, Erving Goffman s’est fait, trois années durant, l’ethnologue scrupuleux des malades mentaux internés dans les hôpitaux psychiatriques. Il présente dans "Asiles" une interprétation en profondeur de la vie hospitalière qui situe les pratiques thérapeutiques quotidiennes dans leur cadre le plus objectif, celui d’une “ institution totalitaire ”, c’est-à-dire d’un établissement investi, comme la prison ou le camp de concentration par exemple, de la fonction ambiguë de neutraliser ou de réadapter à l’ordre social un type particulièrement inquiétant de déviants. La tension, et souvent la contradiction, qui existe entre l’exigence thérapeutique et ces impératifs de sécurité et de contrôle social rend compte du mode conflictuel de l’existence asilaire et des malentendus de la vie quotidienne au sein de l’hôpital. Par-delà les troubles de sa subjectivité, le malade mental est ainsi aliéné au second degré, parce que la maladie est institutionnalisée dans un espace social qui lui impose les déterminations majeures de la servitude." (Editions de Minuit)

 

Entre 1954 et 1957, Goffman effectue des stages en institutions psychiatriques et notamment à l'hôpital Sainte-Elizabeth de Washington qui compte sept mille malades. Il s'attache à étudier d`aussi près que possible la façon dont le malade vit subjectivement ses rapports avec l'environnement hospitalier. Ce sera donc du point de vue des malades qu'il décrit le fonctionnement de l'institution psychiatrique, se soumettant lui-même aux exigences de leur vie quotidienne. Son approche écarte le point de vue médical et le discours psychiatrique pour se centrer sur le mode de vie des malades, dans cette structure qui organise minutieusement chaque détail de la journée; il tente de redonner un sens à leur conduite : c'est l'interné et non le fou qui l'intéresse. L'hôpital psychiatrique est comme le couvent, la prison. la caserne ou l'hospice, une "institution totalitaire" spécialisée dans le contrôle et le gardiennage des êtres humains. Elle consiste à la fois en une communauté résidentielle et en une organisation réglementée, qui prend complètement en charge, et dans tous ses aspects, la vie des individus, selon une série de règlements généraux et stricts (travail, promenades ou repos se déroulent selon une séquence fixée) les séparant du monde extérieur. De fait il y a nécessairement un fossé entre les malades, astreints à la vie dans l'institution, et ceux qui les soignent, ne serait-ce que parce que ces derniers ne sont pas assignés à résidence dans l'institution.

Ainsi l'institution psychiatrique repose sur deux ruptures, qui fonctionnent comme des oppositions : la rupture entre le microcosme clos et le monde extérieur, dont le malade est isolé, qui voile l'opposition entre vie recluse et vie normale, et la rupture interne entre le personnel et les malades, qui reprend cette opposition entre le dedans et le dehors. Le

reclus est peu à peu séparé du monde extérieur par une série d'actes à caractère rituel, comme le moment de l'admission et le dépouillement de ses biens (en particulier de ses vêtements), la suppression de son intimité et de toute sphère privée, dans un processus de dépersonnalisation dont le symbole est la perte de tous droits civiques. Après sa "mort civile", l'interné entre dans la «carrière morale» de la maladie, dont il va parcourir les étapes en acquérant peu à peu des stratégies d'action vis-à-vis des règles d'organisation. C'est ce que Goffman appelle les «adaptations secondaires», qui représentent pour l'individu un moyen de s'écarter du rôle que l'institution lui assigne, soit en transgressant les règles soit en les détournant à son profit.

La façon la plus superficielle consiste à détourner les objets de l'usage pour lequel ils sont conçus et à faire de ces moyens de fortune des «expédients». Mais au-delà il y a des détournements plus complexes, qui nécessitent une connaissance approfondie des règles d'organisation, pour subvertir la «routine» et «exploiter le système», en faisant des provisions alimentaires ou de cigarettes par exemple. Ces stratégies sont plutôt individuelles que collectives. Elles vont de pair avec les tentatives pour essayer d'obtenir une affectation exploitable à cette fin.

Par ailleurs les internes nouent des relations entre eux, constituant des sous-groupes fondés sur une caractéristique semblable (anciens prisonniers, Noirs, homosexuels...) ou avec des gens de l'extérieur, ce qui leur permet alors de rehausser leur statut et de confirmer le sentiment de n'être pas des malades mentaux.

Goffman examine enfin la distribution géographique des lieux, qui sont les supports nécessaires aux adaptations. L'univers se divise en zones interdites (extérieures aux limites de l'établissement), zones de surveillance (soumises au contrôle du personnel) et zones soustraites au regard où l'on peut se livrer aux adaptations. Ce partage résulte d'un accord implicite entre le personnel et les malades, qui collaborent tacitement, ce qui permet l'équilibre du système. À ceci s'ajoutent des subdivisions plus fines, en territoires réservés, refuges et planques, qui précisent la description de la zone de liberté. 

Un ouvrage qui, dans la méthode utilisée, forgara les instruments employés par la sociologie des organisations et la sociologie des professions....


« Lorsque l’identité sociale d’un individu s’écarte au réel de ce que ce qu’elle est au virtuel, nous, normaux qui entrons en contact avec lui, pouvons soit le savoir déjà, soit nous en apercevoir dès l’abord. Il s’agit alors d’un individu discrédité […]. Dans ce cas […], l’attitude la plus fréquente consiste à ne pas reconnaître ouvertement ce qui, en lui, le discrédite, en un effort attentif d’indifférence qui s’accompagne souvent d’une tension, d’une incertitude et d’une ambiguïté ressenties par tous les participants, et surtout le stigmatisé. »

Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity (1963)

(Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Minuit,1975)

"Il y a le stigmate d’infamie, tel la fleur de lys gravée au fer rouge sur l’épaule des galériens. Il y a les stigmates sacrés qui frappent les mystiques. Il y a les stigmates que laissent la maladie ou l’accident. Il y a les stigmates de l’alcoolisme et ceux qu’inflige l’emploi des drogues. Il y a la peau du noir, l’étoile du juif, les façons de l’homosexuel. Il y a enfin le dossier de police du militant et, plus généralement, ce que l’on sait de quelqu’un qui a fait ou été quelque chose, et “ ces gens-là, vous savez. ” Le point commun de tout cela ? Marquer une différence et assigner une place : une différence entre ceux qui se disent “ normaux ” et les hommes qui ne le sont pas tout à fait (ou, plus exactement, les anormaux qui ne sont pas tout à fait des hommes) ; une place dans un jeu qui, mené selon les règles, permet aux uns de se sentir à bon compte supérieurs devant le noir, virils devant l’homosexuel, etc., et donne aux autres l’assurance, fragile, qu’à tout le moins on ne les lynchera pas, et aussi l’espoir tranquillisant que, peut-être, un jour, ils passeront de l’autre côté de la barrière." 

Nous nous bâtissons via l'action des individus avec lesquels nous entretenons des relations et notre environnement institutionnel. Celui que nous pensons être, celui que nous imaginons être, n'est en fait que celui qui est inextricablement lié à ceux avec qui nous interagissons. Goffman s'intéresse ici aux processus sociaux menant à la stigmatisation, et ainsi à la marginalisation. Le stigmate, la disgrâce qu'inflige la société, implique qu'il y a eut auparavant déviance. La logique de la mise en place de ce stigmate est en le suivant : la société nous propose un choix de rôles identitaires dits "normaux", et ce rôle identitaire que nous endossons nous donne un "rôle public"; mais en privé, hors du regard des autres, nous possédons une identité personnelle, notre être réel; s'il s'élabore une discordance importante entre notre identité publique et ce soi "essentiel", si au fond notre rôle identitaire n'est plus convaincant, nous risquons d'être perçu comme un individu ayant dévié des normes de conduite admises, et, comme tout élément discordant, être rejeté par le tissu social. 

Goffman introduit nombre de notions pour conceptualiser ses observations le plus souvent très pertinentes des interactions humaines. Le stigmate survient lorsque la discordance entre "l'identité sociale virtuelle" et "l'identité sociale réelle" est trop importante : l'interaction sociale est alors bloquée et ne peut fonctionner (un médecin ivrogne ne peut exercer). L'attribution du stigmate dépend du contexte donné, même s'il existe des constantes universelles : "un attribut stigmatisant pour un type d'individu peut en asseoir socialement un autre". Goffman distingue trois types différents de stigmates : ceux en rapport avec des "difformités" corporelles (obésité, cicatrices), ceux perçus comme des défauts de caractère (chômage, activisme, toxicomanie), et les stigmates "tribaux" en lien avec la religion, la race, la nationalité. La "gestion de l'impression" correspond à la stratégie que met en place éventuellement le stigmatisé pour s'opposer à l'être négatif qu'on lui attribue : le plus souvent, "l'individu stigmatisé ignore comment les gens normaux vont l'identifier et l'accueillir.."


Waskul, Dennis and Phillip Vannini (eds.), "Body/Embodiment: Symbolic Interaction and the Sociology of the Body" (2006) : les deux anthropologues Waskul et Vannini s'inspirent dans "Corps/Incarnation" des travaux de Goffman et proposent une véritable "sociologie du corps". 

 


Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior (1967) 

(Les rites d'interaction, Minuit,1974)

Comment les interactions de la vie quotidienne s'organisent dans une quasi mystique des représentations collectives où chacun se doit d'honorer l'autre? Goffman aborde ici les rituels de la vie quotidienne, ceux du face à face au travers desquels les interlocuteurs entrent en jeu, s'efforce d'imposer l'image la plus valorisante possible d'eux-même. 

"La vie sociale est un théâtre, mais un théâtre particulièrement dangereux. À ne pas marquer la déférence qu’exige son rôle, à se tenir mal, à trop se détacher des autres comédiens, l’acteur, ici, court de grands risques. Celui, d’abord, de perdre la face ; et peut-être même la liberté : les hôpitaux psychiatriques sont là pour accueillir ceux qui s’écartent du texte. Il arrive ainsi que la pièce prenne l’allure d’un drame plein de fatalité et d’action, où l’acteur-acrobate – sportif, flambeur ou criminel – se doit et nous doit de travailler sans filet. Et les spectateurs d’applaudir, puis de retourner à leurs comédies quotidiennes, satisfaits d’avoir vu incarnée un instant, resplendissant dans sa rareté, la morale toujours sauve qui les soutient." (Editions de Minuit)


Forms of Talk (1981) 

(Façons de parler, Minuit, 1987)

"Erving Goffman a passé sa vie à s’approcher du langage. Avoir consacré son œuvre à écrire la grammaire de nos comportements quotidiens le menait inévitablement à étudier ces comportements que l’on dit linguistiques. Expression fautive qui laisse croire qu’il ne s’agit que de faire en disant. Mais on fait autant avec des silences, des exclamations, des onomatopées. Surtout, et c’est là peut-être l’apport essentiel de Goffman ici, il faut échapper à cette régression à l’infini qui captive le linguiste : que le langage toujours répond au langage, que le signifié toujours présuppose un autre signifié, toute sortie barrée vers le dehors des mots. Il n’en est rien. Ainsi, une réponse, verbale ou non, suppose moins une question préalable qu’elle ne permet, parfois, de reconstruire quelque chose comme un possible objet de référence ; ou bien on parle tout seul, et le soliloque qui ne suit rien est encore une façon de traiter une situation sociale ; ou on fait une conférence sur un sujet quelconque, y compris l’art des conférences, et ce que l’on dit vraiment, c’est que le monde existe et qu’il est cohérent puisqu’on peut en parler. Et, si l’unique condition de félicité qui légitime les échanges est que l’autre ne soit pas fou, et si l’on est prêt à tout invoquer pour éviter de conclure qu’il l’est, ne s’ensuit-il pas que la moindre parole peut, à l’occasion, présupposer toutes choses au monde, et les plus improbables ?

Jamais Goffman n’avait poussé aussi profond sa réflexion sur nos actes. Que ce livre doive rester son dernier, est un grand regret ; qu’il ait pu nous le laisser, une consolation." (Editions de Minuit) 


Frame Analysis: An Essay on the Organization of Experience (1975) 

(Les Cadres de l’expérience, Minuit, 1991)

"L’héritage pragmatique a consigné notre expérience dans un univers stratifié, fait de multiples réalités. Chacune nous impose sa perspective ou son schème, son cadre. Une séquence quelconque de notre expérience ordinaire, une épreuve décisive ou une expérimentation – tout comme une fiction dramatique, une répétition, un rite ou un jeu – sont naturellement et socialement cadrées. C’est ainsi que nous savons comprendre ce qui se passe dans une situation et raconter ce qui nous est arrivé. C’est ce à quoi nous employons le plus clair de notre temps, dans nos conversations quotidiennes et dans nos débats publics. Loin de se contenter d’une distinction des domaines d’activités selon leur nature et le cadre qui leur “ conviendrait ”, et loin d’accorder à l’acteur le pouvoir de construire ses situations, Goffman, fidèle spectateur et inlassable observateur de nos impostures, s’acharne à explorer les transformations de cadres, les fabrications et machinations, mais aussi les défaillances et les troubles de l’engagement qui fondent la richesse d’un monde toujours en suspens sur la vulnérabilité de notre expérience. Face à toutes les figures sociales de l’imposteur – le malin génie des cadres – notre attention se schématise et nous apprenons à réparer : ancrage de l’activité, justifications, narrations. Et, dans cette création continuée du lien social, la dramaturgie du monde s’enrichit d’une strate de plus, quitte à contraindre le malin génie à se montrer toujours plus compétent." (Editions de Minuit)