John Rechy (1931), "City of Night" (1963) - Hubert Selby Jr. (1928-2004), "Last Exit to Brooklyn" (1964), "The Room" (1971), "Requiem for a Dream" (1979) - .....
Lastupdate: 31/12/2016

''These are not literary characters; these are real people. I knew these people. How can anybody look inside themselves and be surprised at the hatred and violence in the world? It's inside all of us.'' - L'essentiel de ma démarche, dit Selby, consiste à vouloir faire vivre au lecteur une expérience susceptible de l`émouvoir. Mon but n'est pas simplement de lui raconter une histoire, je veux qu`il vive ce qui arrive aux personnages du livre", des personnages bien réels qui ont vécu réellement ce qui est ici rapporté, tel quel, et c'est sans doute cette qualité cathartique d`expérience à partager qui fait la force âpre des romans de Selby, et principalement de Last Exit to Brooklyn : mais aussi et surtout, celle d'un être humain qui se sait condamné et tente de saisir par une écriture graphique, longue, saccadée, nue, un sentiment inéluctable d'apocalypse personnelle sans possible rémission...


John Rechy (1931)

Né dans le quartier mexicain d'El Paso, sur le rio Grande, d'un père musicien raté devenu entre autres vendeur de piano, et d'une mère qui ne parlait qu'espagnol et l'oppressait quelque peu, John Rechy entre dans la littérature par le biais de quelques reportages et c'est dans le même style qu'il écrit ce "City of Night" (1963) qui, d'El Paso à La Nouvelle-Orléans, en passant par New-York, suit un espèce de gigolo homosexuel qui va croiser une multitude de types humains, de passe en passe, dans la pénombre d'un univers où le guette la dégradation. Lorsque John Rechy a publié son premier roman, "City of Night", en 1963, il gagnait encore sa vie comme prostitué dans les rues de Los Angeles : il ne s'attendait pas à ce qu'un livre traitant de la vie clandestine des homosexuels en Amérique lui rapporte tant d'argent : "It caught me out completely," says Rechy, now 74, and still living in Los Angeles. "I was bewildered. I did nothing at all to promote the book, even to the extent of denying that I wrote it. I felt that if I left the streets as soon as I had some success, I'd be betraying the world that I wrote about. And the truth is that I couldn't give it up. I'd been hustling for so long that it was a habit", dira-t-il en 2005. Quitter la rue aurait été trahir le monde sur et pour lequel j'avais écrit. Et c'est ainsi qu'a commencé pour lui une singulière double vie, que Rechy évoque avec dans une nouvelle autobiographie, "About My Life and the Kept Woman" : le jour, il était écrivain, côtoyait d'autres auteurs et enseignait même à l'UCLA. La nuit, il était de retour dans les rues, vendant du sexe aux hommes ("I wanted demarcation between the different areas of my life, and I fooled myself that I could keep them separate. I wanted to be treated one way as 'the writer', another way as 'the hustler', and if they crossed over I got very confused"). Mais on sait que lorsque le romancier britannique s'esr expatrié, Christopher Isherwood a invité Rechy chez lui pour parler d'écriture, avant de se jeter sur lui : "People hit on me all the time, far more than I say in the book. Looking back, I can see it was my own fault - I projected a very sexual image, and I shouldn't have been surprised when people responded".

Dans les années 1970, alors qu'il enseignais à l'UCLA, il finissait ses cours du soir, puis changeait de vêtements et descendais faire du tapin sur Santa Monica Boulevard...  Rechy a continué d'écrire tout au long des années 1970 et 1980, détaillant les bas-fonds de sa vie sexuelle compulsive : "Numbers" (Groove Press, 1967) "Rushes" (Groove Press, 1979) et "The Sexual Outlaw". . La vie de Rechy a changé un soir de 1981, lorsque, alors qu'il était encore prostitué dans la quarantaine, il a été abordé par un jeune homme de 23 ans "et nous sommes ensemble depuis 27 ans" : Rechy a survécu à la rue, aux problèmes de drogue dans les années 1970, à l'épidémie de sida qui a tué nombre de ses amis dans les années 1980 et 1990, a écrit 15 livres, mais ses romans suivants n'auront pas la même force : "This Day's Death" (1970), "The Fourth Angel" (1973). Nous aimons penser que le monde a complètement changé, mais ce n'est pas le cas, écrira-t-il...

 

"City of Night" (1963)
Roman de la solitude et de la recherche incessante et furtive de l'amour dans dans cette immense Cité de la Nuit qu'est l'Amérique, Times Square à New York, Pershing Square à Los Angeles, Hollywood Boulevard et quartier français de la Nouvelle-Orléans, autant de lieux à l'ombre desquels se dresse la scène gay des rencontres et ces personnages que rejettent la nuit, hommes ou femmes, dont John Rechy dresse les portraits sans concession aucune : Chuck, l'étalon cow-boy, Chi-Chi et Darling Dolly Dane, drag queens de la rue, M. King, le client acariâtre et, dominant tout le monde, la majestueuse drag diva de Los Angeles, Miss Destiny. Malgré les critiques, "City of Night" s'est vendu en masse à un public avide de sensations. "Miss Destiny était très réelle, dira Rechy, c'était le nom qu'elle utilisait, et toutes ces histoires étaient basées sur mes souvenirs d'elle. Nous sommes restés en contact pendant quelques années après la sortie du livre ; elle m'appelait au milieu de la nuit, disant qu'elle était avec un de ses "maris" qui ne croyait pas qu'elle pouvait être un personnage d'un roman célèbre. Quant au narrateur anonyme de City of Night, c'est un jeune homme incapable d'aimer et acceptant l'argent des hommes afin de prouver qu'il n'est pas homosexuel. Ce que Rechy confirmera de lui : "That's how I was. I was very passive. When I was growing up in Texas, I'd been seduced by women; when I moved to the streets, I was bought by men. I never approached anyone, ever. It was about keeping an attitude of non-participation and distance, of being desired but never desiring. It was all subterfuge, a denial of my sexuality"...

 

Gus Van Sant s'inspira de "City of Night" pour écrire le scénario de "My Own Private Idaho", sorti sur les écrans en 1991 avec River Phoenix et Keanu Reeves...


Hubert Selby Jr. (1928-2004)
Né à Brooklyn, fils d'Adalin et d'Hubert Selby Sr. un mineur de charbon du Kentucky qui a servi dans la marine marchande pendant plusieurs années jusqu'à la naissance de son fils, Selby traverse dès son adolescence la maladie (la tuberculose) puis l'alcoolisme, héritage d'un père qui en est mort, enfin l'héroïne qui le conduit sur une vingtaine d'années dans la marine marchande, en prison, à l'hôpital psychiatrique, au quasi coma, et à trois divorces. "Last Exit to Brooklyn" raconte dans une prose dès plus concise, "typographique", sa descente aux enfers, une suite de nouvelles en fonds du quartier de Red Hook, le long des quais de Brooklyn, dans lesquelles des personnages sombrent dans l'obscénité et la violence, condamnés inéluctables par "les horreurs d'une vie sans amour". Lorsqu'il fut publié en Angleterre en 1966, un jury l'a jugé obscène et a condamné son éditeur à une amende. Livre brutal - choquant, épuisant, déprimant" (Times) et qui pourtant ne peut être facilement rejeté. Viennent ensuite, moins controversés, "The Room" (1971), "The Demon" (1976), "Requiem for a Dream" (Retour à Brooklyn, 1978), le recueil de nouvelles "Songs of the Silent Snow" (1986), "The Willow Tree" (1998).

 

"Last Exit to Brooklyn" (1964)
"Peu  de  livres  ont  provoqué  autant  de  controverses  que  le  chef-d’œuvre  coup  de  poing  de Hubert  Selby  Jr.  L’auteur  y  dresse  le  portrait  fulgurant  et  halluciné  de  marginaux  new-yorkais,  des  victimes  et  des  dépossédés  qui  évoluent  dans  un  monde  fait  de  violence,  de drogue  et  de  sexe.  L’auteur  leur rend  hommage  en  plongeant  au  cœur  de  leur  détresse  avec  une  puissance  d’évocation  incroyable.  Il  retranscrit  au plus  près  la  façon  dont  leur  vie  se déroule, mais aussi leur style oral, presque à la façon d’une partition musicale. On pénètre ainsi tour à tour l'esprit d'une bande de gros durs qui aiment casser du marin et du pédé, d'un travesti amoureux, Georgie, ou celui d'une prostituée aux seins hors du commun. " (Edition Albin Michel)

"Ils étaient affalés autour du comptoir et sur les chaises. Une nuit de plus. Encore une nuit à n'en plus finir, chez le Grec, un troquet minable ouvert toute la nuit à côté de la base  de Brooklyn. De temps en temps un soldat ou un marin entrait prendre un hamburger et mettait le juke-box en marche. Mais c'était à chaque fois un bon dieu de disque foutrement tocard. Ils essayaient de convaincre le Grec de changer ses disques mais sa réponse était toujours non. Ils viennent ici et dépensent du fric. Vous autres, vous êtes là toute la nuit et vous ne dépensez pas un rond. Tu t'fous de nous, Alex? Tu pourrais prendre ta retraite rien qu'avec ce qu'on laisse ici comme fric. Tu parles. Ça ne paie même pas mon trajet... 

24 disques dans le juke-box. Ils pouvaient en choisir 12 sur la quantité, mais le reste c'était pour les clients de la base. Si quelqu'un mettait un disque de Lefty Frazell ou d'un, autre conard ils râlaient, se faisaient des signes (dis donc, quel con ce mec !) et sortaient dans la rue. 2 types mettaient des pièces dans le juke-box, alors ils s'appuyèrent contre le réverbère et les pare-chocs des voitures. Une belle nuit claire, et ils marchaient en décrivant des cercles comme s'ils dansaient en frottant, traînant des pieds et se déhanchant, la cigarette pendant au coin des lèvres, le col de la chemise sport relevé sur la nuque et rabattu devant, louchant, crachant par terre. Puis ils regardaient défiler les voitures en les nommant. La marque. Le modèle. L'année. La puissance. Avec culbuteur en tête. V8, V6, non V8, too cylindres. Un tas de chevaux. Un tas de chrome. Les feux arrière rouge et jaune. Tu vois la grille de protection sur la nouvelle Pontiac. Elle est extra. Oui, mais ça a pas de reprise. Rien ne vaut la Plymouth pour les reprises. Merde. Elle tient pas la route comme la Buick. Tu peux semer n'importe quel flic en ville avec la Roadmaster. Si tu prends un bon départ, tu fonces, tu tournes, tu sèmes les poulets. Et la boîte de vitesse automatique. Ça ne démarre pas assez vite. Tu les auras sur le dos avant d'avoir fait 100 mètres. Pas avec la nouvelle 88. Tu fous les gaz, ça te colle au siège. Une sacrée bagnole. J'en piquerais pas d'autre maintenant. C'est vraiment un truc du tonnerre. Si j'achetais une bagnole, moi je collerais des pare-chocs supplémentaires, des phares, une paire d'enjoliveurs de Cadillac et une méga antenne derrière, merde, c'est la plus terrible de toutes les chiottes. Mon œil. Rien ne vaut la Continental 47 décapotable. La dernière sortie. On en a vu une en ville l'autre jour. Au poil mon vieux!!! Les chanteurs à la con dans le juke-box continuaient leurs jérémiades et ils discutaient, marchaient puis discutaient et marchaient de nouveau, en arrangeant leur chemise et leur pantalon, en balançant leur mégot sur le trottoir - il aurait fallu que tu vois cette tire. Verte avec des pneus à. bandes blanches. Tu te vois te baladant là-dedans, la capote rabattue, des lunettes noires sur le nez, des fringues potables, t'as plus qu'à repousser les nanas à coup de bâton - et puis crachant après chaque mot en visant les trous du trottoir; se passant délicatement la main dans les cheveux, tripotant légèrement les mèches longues en queue de canard de leur cou, cherchant du bout des doigts le cheveu décoiffe qui gâcherait tout leur effet - faudrait que tu voies les chemises terribles qu'ils vendent chez OB. Et cet imper terrible - Hein - et cette chouette pelure en cuir bleu dans la vitrine elle te bottait? Ouais. Ouais. Et ce truc à un seul bouton avec des grands revers. - Qu'est-ce qu'on peut bien foutre par une nuit pareille? Presque plus d'essence dans la bagnole et pas de fric pour en mettre. - Et puis de toute façon où on irait? - Oui, i't' faut vraiment un costard comme ça. - Ta garde-robe est incomplète sans ça. - Ouais mais moi ce nouveau truc me botte. C'est bath même porté en veste de sport, et ça continuait, et personne ne remarquait que les mêmes types répétaient les mêmes choses, et l'un avait trouvé un tailleur qui vous faisait des pantalons terribles pour 14 dollars. Et qu'est-ce que tu dis de la nouvelle Lincoln? et ils jetaient des coups d'œil aux voitures qui passaient et crachaient par terre en jouant les durs. Et qui couchait avec une telle et qui se payait telle autre; un des gars sortit de sa poche une petite brosse et se mit à nettoyer ses chaussures en daim puis il se frotta les mains et remit de l'ordre dans ses habits, un autre type lança une pièce en l'air et quand elle retomba un pied se posa dessus avant qu'il ait eu le temps de la ramasser et le gars en retirant sa jambe se retrouva décoiffé et il traita l'autre de con et se recoiffa d'un coup de peigne et quand ses cheveux furent remis en place, quelqu'un le décoiffa de nouveau et ça le mit en rogne et les autres se marrèrent et ce fut au tour d'un autre de se faire décoiffer et ils se mirent à se pousser et quelqu'un proposa de faire une partie de leur petit jeu et dit Vinnie à toi de commencer et ils crièrent oui, à toi, et Vinnie dit quelle connerie, d'accord il commencerait et ils firent cercle autour de lui et il commença à tourner sur lui-même lentement et en esquivant brusquement pour essayer de parer les coups et de les rendre et s'il touchait le type qui venait de lui envoyer un coup, celui-ci viendrait le remplacer au milieu du cercle, et il reçut un coup au côté et en se retournant il en reçut un deuxième et à nouveau en se tournant il reçut deux coups de poing dans le dos puis un autre dans les reins et le coup le plia en deux et ils rirent et il fit quelques bonds rapides et encaissa un coup à l'estomac et tomba après avoir marqué un point et il quitta le milieu du cercle et se retrouva parmi les autres, essayant de reprendre son souffle puis il commença à taper et se sentit mieux après avoir réussi à filer un bon coup dans les reins de Tony sans être vu et Tony ralentit le rythme et prit une dégelée de coups de poing pendant quelques minutes puis réussit enfin à marquer un point et Harry le traita de sale merdeux, il ne l'avait pas vu le toucher. Mais ils le poussèrent dans le cercle malgré lui, Tony attendit un moment puis se mit à lui bourrer les côtes et le jeu dura encore cinq à six minutes et Harry restait là au milieu, haletant et presque sur les genoux et ils s'en donnaient à cœur joie sur lui puis finalement ils en eurent assez de ce jeu..."

 

La jungle urbaine de la banlieue new-yorkaise constitue le décor du livre : un bistrot louche, "Chez le Grec", des appartements plus ou moins sordides où se retrouvent petits malfrats drogués à la marijuana, à la morphine et à la benzédrine avec leurs amies, les trottoirs nocturnes où l`on dévalise les passants attardés, où l`on se bagarre avec les soldats de la base militaire toute proche, et où les filles se prostituent. La violence et la cruauté règnent partout : non seulement le sang coule dès les premières pages du livre, mais les personnages s'entredéchirent pour le seul plaisir de s`humilier : ainsi Georgette, le travesti aux touchantes aspirations culturelles, est ridiculisée par Vinnie, le voyou dont elle est amoureuse et qui la repousse avec mépris. Tralala, quant à elle, dévalise des hommes d'affaires après les avoir séduits, puis, avec sa bande, commet plusieurs vols avec effraction. Elle rejette alors le seul amour qui lui est offert, se livre à une prostitution de plus en plus maladive et finit violée dans un terrain vague par une bande de types soûls. Autre  personnage tragique, Harry Black supporte mal les demandes sexuelles de sa femme, et chaque nuit il est en proie à des cauchemars atroces. A l`usine où il travaille, il a déclenché une grève en tant que dirigeant syndical. Parmi les piquets de grève, dans les affrontements avec le patronat et la police, puis dans un bar spécialisé, il découvre son homosexualité. Harry tombe amoureux d`un travesti, Regina, qui ne s`intéresse qu'à son argent. Harry finira dans le même terrain vague que Tralala, après s`être fait battre comme plâtre par ses anciens amis de "Chez le Grec"...

 

"....Il détourna son regard. Son estomac se serrait, atteint d'une légère nausée. Il alla dans le living-room. Mary habilla le bébé et le mit dans son berceau. Harry l'entendit qui arrangeait le berceau. Il entendit le bébé qui tétait son biberon. Les muscles et les nerfs d'Harry se crispèrent et il frémit. Il aurait voulu pouvoir attraper ces bruits et les lui foutre dans le cul. Attraper ce bon dieu de môme et le lui refourrer dans le vagin. Il prit le programme de la télé, regarda sa montre, parcourut du doigt la colonne de chiffres deux fois, puis il alluma le poste et chercha les stations. Au bout de quelques minutes, sa femme vint dans la pièce, debout tout près de lui et elle lui frotta la nuque. Quelle émission tu regardes? J'en sais rien, dit-il en tournant la tête et en se penchant pour se dégager. Elle se dirigea vers la petite table basse, prit une cigarette du paquet qui était posé dessus et s'assit sur le canapé. Quand Harry lui enleva le bras d'autour de son cou, elle fut déçue pendant quelques secondes, puis cela passa. Elle comprenait. Harry était bizarre par moments. Il se tracassait sûrement à cause de son boulot, au sujet de La grève qui allait peut-être commencer et tout. Voilà c'était sûrement ça. Harry essayait d'ignorer la présence de sa femme, mais même en s'efforçant de fixer la télé, ou en cachant avec sa main le coin de ses yeux, il savait encore qu'elle était là.

Là! assise sur le canapé. Qui le regardait. Qui souriait. Bon dieu mais qu'est-ce qu'elle a à sourire comme ça?  Elle a encore le cul en chaleur. Toujours à me casser les pieds. Si seulement il y avait quelque chose de bien à la télé bon dieu. Pourquoi est-ce qu'il y a jamais de matchs le mardi soir. Ils croient peut-être que les gens ont seulement envie de regarder les matchs le vendredi? Qu'est-ce que t'as à sourire comme ça bon dieu? Harry bâilla, tournant la tête en essayant de se cacher le visage avec ses mains - Mary ne dit rien, se contentant de sourire - essayant de se concentrer sur l'émission, quelle qu'elle soit, essayant de rester éveillé jusqu'à ce que Mary s'endorme. Si seulement elle pouvait aller se coucher cette salope. Ils étaient mariés depuis plus d'un an et on aurait pu compter les fois qu'elle s'était endormie la première. Il regarda la télé, en fumant et en l'ignorant. Il bâilla de nouveau, incapable de cacher son bâillement, il était venu trop vite. Il essaya de l'avaler au beau milieu, essayant de tousser ou de faire quelque chose, mais tout ce qu'il réussit à faire fut de laisser pendre sa bouche ouverte en émettant un grognement. 

Il commence à se faire tard Harry, on devrait peut-être aller se coucher? Vas-y toi. Moi je vais fumer une autre cigarette. Elle songea un instant à en fumer une aussi, puis elle se dit qu'il valait mieux pas. Harry se mettait en fureur quand il était comme ça, si on l'énervait. Elle se leva, lui fit une petite caresse sur la nuque en passant - Harry retira brusquement sa tête en se penchant en avant - et elle s'en alla dans la chambre. Harry savait qu'elle serait encore éveillée quand il irait se coucher. La télé était encore allumée mais il ne la regardait pas. Finalement la cigarette fut trop courte pour pouvoir encore tirer une bouffée. Il la fit tomber dans le cendrier. 

Mary se mit sur le dos quand Harry entra dans la chambre. Elle ne dit rien, mais le regarda pendant qu'il se déshabillait - Harry lui tournait le dos et empilait ses vêtements sur la chaise près du lit - Mary regardait les poils au bas de sa colonne vertébrale et pensait à la saleté incrustée dans ses mains calleuses et sous ses ongles. Harry s'assit au bord du lit un instant, mais c'était inévitable :  il allait falloir qu'il s'étende auprès d'elle. Il posa sa tête sur l'oreiller puis souleva ses jambes pour les poser sur le lit, Mary tenant les couvertures soulevées pour qu'il puisse se glisser dans le lit. Elle remonta les couvertures sur lui puis se tourna sur le côté face à lui. Harry se tourna sur le côté, mais en lui tournant le dos. Mary se mit à lui frotter le cou, les épaules puis le dos. Harry aurait voulu qu'elle s'endorme et lui foute la paix. ll sentit sa main qui descendait plus bas dans son dos, espérant que rien ne se passerait; espérant qu'il s'endormirait (il avait pensé qu'une fois marié il s'habituerait); il aurait voulu se retourner et la gifler et lui dire d'arrêter - bon dieu, combien de fois, il avait eu envie de lui écraser la gueule. Il essaya de penser à quelque chose, comme ça il pourrait ne plus penser à elle et à ce qu'elle était en train de faire et à ce qui était en train de se passer. Il essaya de se concentrer sur le match qu'il avait vu à la télé vendredi dernier où Pete Laughlin avait complètement écrabouillé un nègre et celui-là avait du sang plein la figure et finalement l'arbitre avait arrêté le combat au 6° round et lui Harry avait été furieux que l'arbitre l'ait arrêté... Mais il se rendait encore compte qu'elle avait la main posée sur sa cuisse. Il essaya de se rappeler la tête du patron la semaine dernière quand il était allé le voir -il avait ri jaune - ce salaud, il peut pas me foutre à la porte. Je lui ai dit bien en face. Vice-président. Merde. Il sait bien qu'il peut pas essayer de m'avoir. J'pourrais faire fermer toute l'usine en moins de cinq minutes - la main caressante était encore là. Il n'y avait rien à faire. La salope. Pourquoi est-ce qu'elle peut pas me laisser tranquille. Pourquoi est-ce qu'elle peut pas foutre le camp quelque part avec ce bon dieu de môme. J'te lui ferais sortir les tripes par le cul à force de baiser.

Il ferma les yeux en les serrant si fort que cela lui fit mal puis soudain il roula sur Mary, en lui donnant un coup de coude sur la tête, lui écrasant la main entre ses jambes presque à lui casser le poignet en se tournant. Mary fut surprise un instant, elle entendit plus qu'elle ne le sentit son coude la frapper; elle essaya de dégager sa main; elle vit son corps à lui sur le sien; elle sentit son poids, sa main qui cherchait son sexe... puis elle se détendit et lui mit le bras autour du cou. Harry lui fouillait le sexe, anxieux et maladroit de rage; il aurait voulu pénétrer brutalement en elle, mais quand il essaya cela l'égratigna et lui enflamma le gland et instinctivement il s'arrêta un instant mais sa colère et sa haine l'incitèrent à pousser, à pousser jusqu'à ce qu'il soit finalement tout à fait rentré en elle - Mary tressaillit légèrement puis elle poussa un soupir - et Harry entrait et cognait tant qu'il pouvait en espérant qu'il lui ferait passer l'envie; il aurait voulu pouvoir mettre une capote passée dans des copeaux de métal ou du verre pilé et lui déchirer les tripes - Mary enroulait ses jambes autour de son corps et resserrait ses bras sur son dos, elle lui mordait le cou, roulant de gauche à droite sous l'excitation en sentant son membre qui entrait en elle encore et encore - Harry était insensible physiquement, il ne ressentait ni douleur ni plaisir, mais il remuait avec la force et le mouvement automatique d'une machine; incapable à ce moment de formuler la moindre pensée même la plus vague, ses efforts pour penser étant anéantis par sa colère et sa haine; il n'était même pas capable d'essayer de savoir pourquoi il avait envie de lui faire du mal, il ignorait complètent le plaisir qu'il donnait à sa femme; son esprit ne lui permettait même pas d'atteindre l'orgasme rapide dont il avait besoin afin de pouvoir se retirer, il ne se rendait pas compte que sa brutalité au lit était la chose qui faisait que sa femme s'accrochait à lui et plus il essayait de la repousser, de lui crever les tripes avec sa bitte, plus elle se rapprochait et s'accrochait à lui - et Mary roulait de gauche à droite défaillant presque d'excitation, jouissant une fois puis une autre, tandis qu'Harry continuait à entrer et à cogner jusqu'à ce qu'enfin le sperme jaillisse, Harry continua avec la même force et le même rythme, sans rien sentir, jusqu'à ce que son énergie s'écoule avec le sperme puis il s'arrêta brusquement, éprouvant une nausée de dégoût. Il se dégagea rapidement et s'étendit sur le côté, en lui tournant le dos, il agrippa l'oreiller des deux mains, le déchirant presque, le visage enfoui dedans, prêt à pleurer; l'estomac soulevé par la nausée; le dégoût semblait s'enrouler autour de lui comme un serpent, lentement, méthodiquement et retirer douloureusement toute vie de son corps, mais à chaque fois que cela approchait du moment où une simple petite pression mettrait fin à toutes choses : la vie, la misère, la douleur, cela cessait de le serrer, mais la pression subsistait et Harry était là, le corps seul vivant par la douleur, l'esprit malade de dégoût. Il gémit et Mary étendit la main et lui toucha l'épaule, le corps encore frémissant. Elle ferma les yeux en se détendant et bientôt elle s'endormit, sa main glissant lentement de l'épaule de Harry. 

Harry ne pouvait rien faire d'autre que supporter la nausée et le dégoût gluant. Il aurait voulu fumer une cigarette mais il craignait que le moindre geste, même celui d'inspirer profondément ne lui donne des haut-le-cœur; il n'osait même pas avaler sa salive. Aussi il resta là étendu, avec un goût amer dans la bouche; on aurait dit que son estomac lui remontait à la gorge; son visage était encore enfoui dans l'oreiller; ses yeux fermés bien serrés; il se concentrait sur son estomac, essayant de chasser le poids et le goût affreux par la pensée, ou du moins, de le contrôler. Il savait après avoir lutté pendant des années, perdant à chaque fois et finissant toujours penché sur une cuvette ou un évier si encore il avait le temps d'arriver jusque-là, que c'était tout ce qu'il pouvait faire. Tout le reste était inutile. Sauf pleurer. Et il n'était plus capable de pleurer maintenant.."

 

La cruauté inouïe de certaines scènes de "Last Exit to Brooklyn" se retrouve dans les autres livres de Selby, ainsi dans "Retour à Brooklyn" (Requiem for a Dream, 1979), où les personnages sont de jeunes drogués, et surtout dans "La Geôle" (The Room, 1971), qui décrit les fantasmes sadiques d`un prisonnier dans sa cellule. Mais ici, la violence omniprésente qui domine cette jungle urbaine est transcendée par deux éléments : d'abord une compassion extraordinaire pour des personnages désespérés et misérables. Selby se définit lui-même comme fondamentalement puritain; le caractère volontairement obscène des passages sexuels ou des scènes de violence n`est là que pour éveiller la compassion, au sens fort de ce terme. Et l`on ne s'étonnera pas de trouver des citations de La Bible, soit en exergue des romans de Selby, soit intégrés au corps même du texte.

Par ailleurs, l'écriture de Selby, sèche et crue comme un constat ou un rapport d`autopsie, accorde aux faits une dimension qui excède leur simple portée sociale : c'est bien de tragédie qu'il s'agit, et la force de Selby consiste à évoquer cette tragédie de l'intérieur, un peu comme Faulkner dans "Sanctuaire" ou "Le Bruit et la Fureur". Selby maîtrise parfaitement l'art du dialogue et celui du monologue intérieur, ne nous épargnant aucune perversion, notant sans fausse pudeur les aberrations et autres déviances des milieux marginaux qu`il décrit, Il n`y a guère que dans "Le Démon" (The Demon, 1973), qu`il nous présente un héros parfaitement intégré, en apparence, à la bourgeoisie américaine : Harry White a une femme ravissante, il occupe une haute fonction dans la finance, mais le "démon" de la sexualité s`empare un jour de lui, dérègle sa vie et finit par le pousser au crime. ...

 

"The Demon" (1973)

La tragédie humaine d'une obsession sexuelle, mais peut-être pas que, celle d'un personnage totalement intégré, mais peut-être pas que, à une société qui cultive la réussite matérielle, son pouvoir et ses privilèges, que l'on voit entrer presque naturellement dans un jeu  de séduction effréné, passer son temps libre à coucher avec des femmes mariées dans un jeu calculé qui finit par s'épuiser lui-même, tant de romans américains en exposent la même trame .... 

 

"Ses amis l'appelaient Harry. Mais Harry n'enculait pas n'importe qui. Uniquement des femmes... des femmes mariées. Avec elles, on avait moins d'emmerdements. Quand elles étaient avec Harry, elles savaient à quoi s'en tenir. Pas question d'aller dîner ou prendre un verre. Pas question de baratin. Si c`est ce qu'elles attendaient, elles se foutaient dedans ; et si elles commençaient à lui poser des questions sur sa vie, ou à faire des allusions à une liaison possible, il se barrait vite fait. Harry refusait toute attache, toute entrave, tout embêtement. Ce qu'il voulait, c'était baiser quand il avait envie de baiser, et se tirer ensuite, avec un sourire et un geste d'adieu. Il trouvait que coucher avec une femme mariée était beaucoup plus jouissif. Pas parce qu'il baisait les femmes d'un autre, ça Harry s'en foutait, mais parce qu'il devait prendre certaines précautions pour ne pas être découvert. Il ignorait toujours ce qui pouvait se produire, et son appréhension augmentait son excitation.

Parfois, Harry White se prenait à songer aux nombreux couples dont l'union était menacée en raison de rapports sexuels médiocres ou tourmentés. Il devait bien y avoir des millions de femmes qui marchaient aux tranquillisants pour oublier leurs frustrations. Sans parler des milliers, voire des centaines de milliers, qui se trouvaient dans les hôpitaux psychiatriques après une dépression due à une vie inexistante ou peu satisfaisante. Songez donc à tous ces foyers brisés, à tous ces orphelins qui coulent une vie sans joie, tout ça faute d'orgasme.

Harry n'était pas précisément un chaud partisan du M.L.F., mais il était intimement convaincu que les femmes étaient victimes d'une injustice. 

Après tout, c'est un fait reconnu et universellement accepté, la plupart des hommes donnent des coups de canif dans le contrat, comme on dit ; ils aiment bien faire la noce avec les copains et s'offrir une petite partie de cul. Et pourtant, la femme est censée rester à la maison pour s'occuper des gosses, et doit supplier son noceur de mari de lui faire l'amour de temps en temps. Et si, lasse d'attendre les étreintes sporadiques, maladroites et indigentes de son époux, elle s'avise de lui trouver, disons, un substitut, elle est vilipendée, traînée dans la boue, battue et parfois même, c'est bien triste à dire, tuée. Non, Harry n'était certes pas un militant convaincu du M.L.F., mais il était conscient de l'injustice criante de cette situation.

Alors, humblement, avec les faibles moyens dont il disposait, il faisait son possible pour la réparer, ou tout au moins, pour y remédier dans une certaine mesure. Dieu seul savait combien de vies il avait sauvées dans l'exercice de son sacerdoce. Pas seulement des vies conjugales, des vies tout court peut-être. Qui sait combien de femmes sont encore en vie et heureuses parce que Harry White, poursuivant sa vocation sans relâche, leur a épargné la folie ou la mort en crevant l'abcès de leurs anxiétés, de leurs angoisses et de leurs frustrations.

Harry travaillait dans le centre de Manhattan, et il lui fallait pratiquement deux heures pour faire l'aller-retour entre son domicile et son bureau. Pourtant, il continuait à vivre chez ses parents à Brooklyn. Bien des fois, surtout le lundi matin, quand il se sentait vaseux après un week-end particulièrement chargé, il avait songé à s'installer dans un appartement proche de son lieu de travail, d'où il pourrait se rendre à son bureau facilement en quelques minutes d'autobus ..."

 

Tout débute donc dans la quête du sexe opposé, maintes fois contée dans la littérature américaine, avec cette frontière parfaitement gérée entre la vie publique du petit cadre modèle et son intimité peuplée de rencontres nocturnes : sauf qu'ici, l'obsession intime envahit progressivement un monde parfaitement cloisonné, celui de la représentation et de l'ascension sociale, retards, abscences et jugement de la hiérarchie, quelque chose semble se lézardait dans le quotideien de sa vie, "quelque chose n'allait pas bien, ça il en éré sûr, mais il ne savait pas ce qui allait mal", la routine du travail, d'un côté, l'attrait de la rencontre et la consommation de femmes rencontrées au hasard, de l'autre, Louise, Helen, Olga. Puis c'est la rencontre avec Linda, un tournant dans sa vie ...

 

"Le temps était idéal et le Wooddale Country Club était l'endroit rêvé pour passer la journée dehors. Il y avait un golf de dix-huit trous, des jardins vallonnés, une gigantesque piscine, des pelouses tondues avec soin, entourées de bois agréables et tous les autres agréments et

commodités qu'offre un Country Club select. La plupart des invités étaient assis autour de tables au soleil ou à l'ombre des patios. Certains jouaient au tennis et Harry les regarda un moment avant de s'éloigner le long de la zone boisée. Il prenait plaisir à sa solitude, non parce que cela lui donnait le sentiment d'être plus proche des arbres qui l'entouraient, des oiseaux qui pépiaient et voletaient dans le feuillage, de la terre tachetée de vert sous ses pieds ou du soleil et du ciel bleu au-dessus de sa tête, ni parce qu'il avait peur des gens ou parce qu'il était incapable de se mêler aux autres - il n'avait pas de problèmes particuliers dans ce domaine -, mais plutôt parce qu'il savourait ce sentiment d'autosatisfaction qui l'emplissait lorsqu'il embrassait du regard l'étendue du club, sachant qu'il y avait là des gens qui se livraient à toutes sortes d'activités et pressentant que ces gens étaient conscients de son absence et se demandaient où il était.

Il s'arrêta à l'ombre des arbres et regarda la pelouse inondée de soleil qui descendait en pente douce vers les jardins vallonnés et la piscine, se laissant peu à peu envahir par un sentiment de puissance. Il ferma les yeux à demi et s'abandonna à ses visions intérieures, persuadé que la destinée allait lui apporter l'argent, les biens et le prestige qu'il désirait et savait devoir lui appartenir un jour.

Le passage de l'ombre à la lumière fut brutal, sans transition, et lorsque Harry s'avança dans les rayons presque palpables du soleil, il sentit la chaleur lui frapper le visage tout en éprouvant encore dans le dos la fraîcheur de l'ombre ; mais à peine avait-il eu le temps d'enregistrer cette sensation qu'elle avait disparu et que le soleil lui brûlait déjà le dos. Il se dirigea vers la piscine, une demi-douzaine de personnes environ étaient allongées là, nageaient ou se faisaient bronzer. En s'approchant, il remarqua une fille en bikini debout près du bassin et il s'aperçut qu'il ne pouvait en détacher les yeux. Il percevait le son des voix des autres invités et ceux qui lui parvenaient des courts de tennis à quelques centaines de mètres de là et les cris que poussaient de temps à autre ceux qui plongeaient dans un grand bruit d'éclaboussures, pourtant, il était complètement absorbé par la fille en bikini et par la façon dont ses nichons avaient l'air de vouloir s'échapper du soutien-gorge tandis que le slip semblait tenir miraculeusement accroché au bas de ses hanches, étroite bande de tissu, juste au-dessous du léger renflement de son ventre.

Il regarda fixement l'eau dégouliner jusqu'à son nombril qui lui fit penser à un trou de serrure et il cligna des yeux à cause de la luminosité et des décharges électriques de son désir. Bon Dieu, il aimerait la baiser là, tout de suite ! Elle retira son bonnet de bain et secoua la tête afin de libérer ses cheveux avant de s'allonger sur une serviette à côté du bassin. Il aurait pu jurer que sa toison pubienne était fine et peu abondante. Il s'avança de manière à lui faire de l'ombre sur le corps. Elle ouvrit les yeux et redressa légèrement la tête. - Vous me cachez le soleil. - Oh, pardon, et il s'écarta et regarda son ombre glisser lentement de son corps sur l'herbe. Il n'y a rien de pire qu'un voleur de soleil..."

 

C'était Linda Sorrenson. Un nouvel épisode prend corps, une normalité s'ébauche, une femme, des parents, un mariage, un enfant, une propriété, et une ascension sociale qui enfin se confirme tant l'emporte le besoin d'intégration et de reconnaissance. Pourtant, rien ne semble véritablement le satisfaire, il est une distance que notre héros ne s'explique pas, "tout cela est arrivé inopinément, et il commençait seulement à prendre conscience de ce qu'il avait fait, mais il était toujours persuadé d'avoir bien fait. Il avait le sentiment - la quasi-certitude - que cela allait combler un vide dans son existence, que c'était ce dont il avait besoin pour parvenir à une plénitude totale...". Les jours passent, un sentiment de sécurité semble l'envahir, il se laisse porter par cette vague de bien-être intérieure, puis un jour, tout commence à basculer, très progressivement, par touches successives ...

 

"Les souvenirs sont comme l'histoire ancienne : ils s'oublient aisément quand ils ne semblent avoir aucun rapport avec le présent, et puis, un jour, ils refont surface et reprennent un caractère d'actualité. Pour Harry, tout baigna dans l'huile pendant deux mois, jusqu'à la prochaine soirée passée en compagnie du service des relations publiques. Il téléphona à Linda et lui dit de ne pas l'attendre pour dîner; qu'il ne rentrerait pas très tard et qu'ils souperaient ensemble à son retour. Sans même avoir bu, il fut rapidement pris au piège de

l'atmosphère détendue qui régnait dans le restaurant ; le rire des hommes et des femmes assis autour de la table était communicatif, et il se retrouva bientôt en train de raconter des histoires drôles et des anecdotes, goûtant et savourant sans méfiance cet agréable dîner. En sortant du restaurant, il passa un coup de fil à Linda pour lui annoncer qu'il y avait un contretemps, que, de ce fait, il rentrerait tard, et qu'il était inutile de l'attendre. Il fut sincèrement surpris de se retrouver au lit avec cette fille. Il n`avait jamais eu l'intention d'en arriver là. Il avait suivi les autres dans la suite pour leur tenir compagnie quelques instants et s'assurer que tout se passait bien, fermement décidé à rentrer chez lui. ll n'avait pas songé un seul instant à rester seul avec l'une des filles, encore bien moins à coucher avec elle.

Mais il l'avait fait. Il avait l'impression que tout cela était arrivé contre sa volonté, comme s'il était en quelque sorte VICTIME des circonstances. La fille appréciait sa compagnie. Harry était différent des michetons qu'elle rencontrait habituellement. Il était gentil. Il lui parlait et la traitait comme si elle n'était pas différente des autres femmes, si bien que son enthousiasme était plus réel que professionnel. Et elle était en train de lui sourire et de lui caresser la poitrine quand il remarqua l'heure. Pendant le chemin du retour, il ne cessa de secouer mentalement la tête en essayant de reconstituer les événements de cette soirée.

Comment après le dîner s'était-il retrouvé dans ce lit? Qu'est-ce qui était arrivé ? Comment était-ce arrivé ? Il n'avait jamais eu l'intention de faire ça. Il n'avait même pas envie de baiser. Il était là à bavarder et à dîner tranquillement, et il allait s'assurer que tout se passait bien, et subitement, il se retrouvait dans un lit, avec cette fille, en sachant très bien qu'il venait de la baiser. Et pour la deuxième fois...

Pourquoi ? Pourquoi avait-il fait ça ? Mais au nom du ciel, que se passe-t-il ? Je n'y comprends rien. Absolument rien...."

 

Certes, interrogations puis remords, puis il ne cesse à nouveau de ne penser qu'aux femmes, une activité qui s'impose à nouveau dans sa vie, une vie qui, bien que compatimentée, renoue avec son obsession initiale, certes est-il marié, mais s'il s'observe dans ses attitudes, il les constate sans pouvoir, ou vouloir, les analyser. L'acquisition d'une propriété, les signes évidents d'une réussite sociale, le bonheur du foyer conjugual, retardent un moment une échéance inéluctable ...

 

"Un dimanche, il décida d'emmener toute la famille faire une balade en voiture. Le temps était clair et ensoleillé ; Harry Junior, installé dans son baby-relax, ne cessait pas de montrer du doigt ce qui l'entourait et de poser des questions. Harry commença à se détendre en écoutant son fils, et sa femme qui riait, et en sentant la chaleur du soleil sur son visage.

Mais il avait du mal à concentrer son esprit sur la conduite de son véhicule. Il semblait toujours légèrement surpris par la présence d'autres voitures, par les feux rouges et les piétons qui traversaient. Il finit par comprendre pourquoi : du coin de l'œil, pour que Linda ne remarquât pas son manège, il regardait constamment les femmes sur le trottoir, ou dans les autres voitures. De toutes ses forces, il essaya de se maîtriser, mais la tâche lui parut surhumaine. Ce combat incessant et les remords qu'il éprouvait finirent par lui donner la nausée. Il n'arrivait pas à comprendre ce qui n'allait pas. Pourquoi ne parvenait-il pas à garder les yeux sur la route ? Et il regardait de nouveau droit devant lui, en faisant des efforts désespérés pour ne plus détourner les yeux, jusqu'au moment où une nana traversait, le cul à moitié à l'air, et il savait qu'elle allait s'engouffrer dans le magasin d'en face, et il allait devoir accélérer s'il voulait jeter un coup d'oeil à son cul et voir si elle avait une belle paire de nichons. Affolé, il ramenait les yeux sur la chaussée, et, lorsque son cerveau hagard avait constaté que la voie était dégagée, il essayait d'entrevoir Linda du coin de l'œil pour savoir si elle avait suivi son regard et compris ce qu'il était en train de faire, et puis il ramenait les yeux sur la route (Et si j'avais heurté une autre voiture !), bonté divine, il devenait dingue, et il gardait les yeux braqués droit devant lui, et il percevait les voix de Linda et de Harry Junior, et il entendait même sa propre voix qui leur répondait, et ces deux connasses qui sortaient d'un magasin là-bas et qu'il distinguait à peine, et il ralentissait, espérant qu'elles allaient se rapprocher, mais ces deux abruties se traînaient comme des escargots, et il ne voulait pas les perdre de vue, mais il devait s'assurer que Linda ne remarquerait pas son manège maintenant qu'il avait ralenti, et il regardait de son côté en faisant semblant de s'intéresser à ce qui se passait sur le trottoir de droite pour savoir ce qu'elle faisait, et, voyant que tout allait bien, il regardait de nouveau l'autre trottoir, mais ces deux imbéciles de nanas prenaient leur temps - Bon Dieu, elles marchaient à cinq  centimètres à l'heure, pas possible ! - et il allait devoir virer, et peut-être qu'alors il pourrait les voir, mais d'abord il fallait s'assurer que Linda regardait Harry Junior; il tourna à gauche, et elles étaient belles, surtout avec le vent qui plaquait leur robe sur leur mont de Vénus, et l'une d'entre elles ne portait pas de soutien-gorge, et il voyait les pointes de ses seins qui saillaient, provocantes, et ses... Une voiture surgit de nulle part, et Harry écrasa la pédale de frein, et la voiture fit une embardée, et en fait, il n'y avait pas d'obstacle, et Linda cria : que se passe-t-il ? et Harry essaya de redresser et il vit la Mercedes s'écraser contre un autre véhicule et Linda et Harry Junior roulèrent sur le plancher et il les entendit hurler, et il s'arrêta le long du trottoir... et il ferma les yeux et lutta contre les larmes qui lui brûlaient les yeux et la nausée qui lui nouait les tripes et lui remontait à la gorge..."

 

Le voici de nouveau livré à ce "démon" qui sommeille en lui, à cette pulsion, - primaire, peut-être, jamais expliquée, une présence qui ne cesse de prendre le contrôle de son existence, inéluctable  : par vagues successives, un désir de transgression tant moral que physique s'empare de Harry White, petite délinquance insignifiante,  désir sexuel d'accouplement les plus sordides, jusqu'au crime et la destruction finale, le tout mené sans le moindre état d'âme, sans jugement, à distance, au jour le jour. Certes Harry semble tourmenté par son infidélité, tente de comprendre et de contrôler ce démon intérieur qui le mène graduellement à sa perte, certes sa femme, Linda, nous renvoie l'image de cet être tout simplement humain pris au piège d'une pathologie que rien ne peut expliquer, si ce n'est tout simplement, très singulièrement un sentiment perpétuel de malheur imminent dont rien ne peut entraver la marche, le tout écrit dans une prose fragmentée, sèche et crue ... " (trad. M.Gibot, 1018)