Doris Lessing (1919-2013), ""The Grass Is Singing" (1950), "The Children of Violence", "The Golden Notebook" (Le Carnet d'or, 1952-1969), "Briefing for a Descent Into Hell" (1971), "Canopus in Argos" (1979-1983), "Under My Skin" (1994), "Walking in the Shade" (1997), "The Grandmothers : Four Short Novels" (2003) - ...
Last update : 03/03/2018
"What’s terrible is to pretend that the second-rate is first-rate. To pretend that you don’t need love when you do; or you like your work when you know quite well you’re capable of better. [...] It would be much more honest to say: I’m full of fears, neuroses, compromises, half-thoughts, indecisions. Life’s exhausting and difficult, I’ve become muddled and lost. But I’m honest enough to say so" (Ce qui est terrible, c'est de prétendre que le second degré est le premier. De prétendre que l'on n'a pas besoin d'amour alors qu'on en a besoin ; ou que l'on aime son travail alors que l'on sait pertinemment que l'on est capable de mieux. [...] Il serait beaucoup plus honnête de dire : Je suis plein de peurs, de névroses, de compromis, de demi-pensées, d'indécisions. La vie est épuisante et difficile, je me suis embrouillé et perdu. Mais j'ai l'honnêteté de le dire) - Doris Lessing n'avait apparemment qu'une obsession existentielle et littéraire, que la littérature soit essentiellement un outil d’introspection et de questionnement capable de remettre en question les croyances politiques, sociales et personnelles tant de l'auteur lui-même que de ses lecteurs. Elle s'engagera ainsi dans des territoires littéraires inattendus – son premier roman écrit en Afrique débute par le meurtre de la femme d'un fermier blanc, et vingt ans plus, c'est à la science-fiction qu'elle s'en remet pour aborder, dans la série "Canopus in Argos", des problématiques liées à la société, à la colonisation, à la religion et à la politique,.
L'exploration de l’imaginaire peut et doit servir servir la vérité humaine.
Entretemps, "The Golden Notebook" (1962) sera érigé en chef-d'œuvre de la littérature féministe, bien que Lessing elle-même ait nuancé ce jugement. Elle y aborde les déchirements de son personnage, Anna Wulf, une écrivaine qui tient plusieurs carnets de couleurs différentes pour explorer des aspects de sa vie : politique, personnelle, artistique et psychologique. Le livre est une réflexion sur la fragmentation de l'identité dans la société moderne, où Anna tente d'intégrer ses expériences disparates dans un seul "carnet doré". Un passage crucial permet de comprendre la lutte d'Anna, et à travers elle, de nombreuses femmes, pour se libérer des rôles qui leur sont assignés, source et cause de fragmentation - "I am the diary of my self, and every day I tear up what I wrote the day before, as I go on writing about my divided self" -, tout comme la romancière tente de représenter l’esprit humain sous une forme plus complexe et réaliste que ne le sous-entendent les conventions sociales et politiques, la sexualité et les différences sexuelles, en refusant le récit linéaire classique, en affirmant sa volonté inébranlable d’indépendance intellectuelle et émotionnelle....
Doris Lessing (1919-2013)
Née de parents britanniques à Kermanshah (Perse, Iran), tous deux déchirés par la Grande Guerre, Doris May Tayler passe toute son enfance en Rhodésie (Zimbabwe), jouissant, écrira-t-elle d'une absolue liberté, se retrouve dans une école catholique de Salisbury, en Angleterre, se prend de passion pour l'écriture, épouse Frank Charles Wisdom en 1939 et et gagne Londres en 1940 pour publier "The Grass is singing" en 1950, analyse détaillé de l'influence de la mentalité coloniale sur les êtres humains, colonisateurs ou colonisés, elle a trente ans. Dans sa production littéraire qui compte plus d'une vingtaine de romans, de nombreux recueils de nouvelles, des pièces de théâtre, de multiples adaptations pour la télévision, sans compter une plaquette de poèmes et des essais divers, cinq romans se détachent dont le fameux "Le Carnet d'or" qui avec ses six cents pages porte son regard de femme sur XXe siècle, une femme qui prend toute la mesure du monde et de sa propre identité de femme. Militante féministe, anticolonialiste et anti-apartheid, elle traite des réalités africaines au travers de romans autobiographiques, divorce en 1943 et se remarie avec Gottfried Anton Nicolai Lessing, un Allemand communiste, rejoint le Parti communiste en 1952, pour les quitter quatre ans plus tard, désarçonne la bonne société en délaissant ses deux enfants (à l'instar de Muriel Spark ou de Rebecca West), suscite la polémique par ses déclarations mais refuse toutes les étiquettes. Le Carnet d'or" fait de Doris Lessing un auteur classique de la cause féministe, elle y montre que l'existence des femmes est intimement liée aux récits qu'elles se racontent et que la société leur permet de donner, et que souvent elles sont obligées de cloisonner les différents aspects de leur vie, l'écriture, le politique, le quotidien et les sentiments, alors qu'elles aspirent à réunir en un tout sans concession. Si elle accepte de recevoir le prix Nobel de littérature en 2007, elle refusera d'être anoblie par la reine, se situant délibérément en deçà de toutes catégories pré-établies...
Les autobiographies de Doris Lessing, principalement "Under My Skin" (1994) et "Walking in the Shade" (1997), offrent une vision profonde de son parcours, de ses influences et de ses réflexions sur la société et la littérature, et de ses erreurs, avec une sincérité indéniable. Ces récits sont également un témoignage d’une époque et de la vie d’une femme en quête de liberté et de sens dans un monde changeant. "Under My Skin", couvre sa vie jusqu'en 1949, Lessing partage son enfance en Perse (Iran actuel) et en Rhodésie du Sud (aujourd'hui le Zimbabwe), ainsi que sa relation complexe avec ses parents. Elle raconte comment les expériences de la vie coloniale et l'éducation stricte de sa mère ont forgé son caractère rebelle. Lessing ne cherche pas à embellir ses souvenirs ; au contraire, elle décrit ses actions, ses émotions et ses dilemmes avec une honnêteté saisissante. Un choix de transparence, rare dans les autobiographies.
"Walking in the Shade" ouvre les années 1949-1962 : Lessing aborde son passage au communisme, sa vie d'écrivaine à Londres, ses amitiés et ses relations complexes. Elle décrit comment son engagement dans le Parti communiste s'est finalement transformé en désillusion, surtout en raison des crimes du régime stalinien et de la répression politique. Cet aspect est crucial pour comprendre son rapport complexe aux idéologies : elle est restée profondément sceptique envers les systèmes politiques, même ceux qu'elle avait autrefois soutenus. Les récits de ses déceptions politiques mettent en évidence l’importance qu’elle accorde à l’autonomie de pensée, un thème central dans toute son œuvre. Elle nous livre aussi le conflit entre sa vie personnelle et son ambition littéraire, parle sans détour de ses mariages ratés, de la difficulté d’élever des enfants tout en suivant sa vocation, et de sa décision controversée de quitter son premier mari et ses deux enfants. Elle expose les défis d’une femme qui refuse les conventions sociales pour poursuivre une vie dédiée à l’art et à la recherche de vérité.
"The Grass Is Singing" (Vaincue par la brousse, 1950)
Centré sur les relations raciales en Afrique du Sud, le premier roman de Doris Lessing conte l'histoire d'une femme de fermier en Rhodésie du Sud, dépressive et fascinée par un domestique noir qui finira peut-être par l'assassiner : on y découvre, tout comme son recueil de nouvelles "African Stories", une vision complexe des rapports entre Blancs et Noirs, Anglais et Hollandais, une étude sur la violence et la soumission, la fierté et l'humiliation, la confrontation des cultures. "The Grass is Singing" contient bien des passages particulièrement troublants sur la violence raciale et la suprématie blanche. Lessing y explore la peur et la haine réciproque entre Mary et Moses. Un extrait révélateur : "Moses had changed from being a thing about which she could feel to something that felt back", c'est dire combien le contact humain change les perceptions des classes et des races chez les personnages, soulevant la question de l’altérité et des frontières morales...
«C'est mon héritage aussi ; j'ai été élevée ici ; c'est mon pays aussi bien que celui de l'homme noir ; et il y a suffisamment d'espace pour nous tous, sans que nous ayons à nous bousculer les uns les autres pour nous contraindre à céder le passage.». Mais les écrits de Doris Lessing et ses déclarations déplurent aux gouvernements blancs de Rhodésie et d'Afrique du Sud, et elle ne pourra retourner sur les terres de son enfance qu'en 1956....
L`histoire débute par un extrait de presse annonçant l`assassinat d`une femme blanche, Mary Turner, dont il apparaît bientôt que l`auteur est son domestique noir, Moses. Puis le livre remonte le cours du temps pour nous retracer la vie de la victime et élucider les circonstances de sa mort. Mary avait une trentaine d'années quand elle a épousé le fermier Dick Turner, avec qui elle est venue s`installer dans une ferme misérable où la vie n`est pas facile et la chaleur torride. Leurs difficultés conjugales et les problèmes financiers qui s`accumulent conduisent progressivement Mary à la dépression. d'autant plus que son mari ne veut pas qu`ils aient un enfant comme elle le souhaiterait. Le drame se noue quand Dick décide de faire venir à la maison comme domestique un indigène. Moses, auquel Mary s`est trouvée confrontée dans une des scènes les plus intenses du roman et dont le visage porte une cicatrice due à un violent coup de fouet qu`elle lui a infligé.
Côtoyant quotidiennement Moses avec qui elle reste souvent seule, Mary se laisse progressivement entraînée dans une relation ambiguë avec lui, faite d`attraction sexuelle et de peur. Le très beau dernier chapitre du livre nous montre Mary s`avançant délibérément et inéluctablement dans la nuit, au milieu des éclairs et du tonnerre, vers l'indigène qui l`attend et va la délivrer en lui donnant la mort...
"... She was alone. She was defenceless. She was shut in a small black box, the walls closing in on her, the roof pressing down. She was in a trap, cornered and helpless. But she would have to go out and meet him. Propelled by fear, but also by knowledge, she rose out of bed, not making a sound. Gradually, hardly moving, she let her legs down over the dark edge of the bed; and then, suddenly afraid of the dark gulfs of the floor, she ran to the centre of the room. There she paused. A movement of lightning on the walls drove her forward again. She stood in the curtain-folds, feeling the hairy stuff on her skin, like a hide. She shook them off, and stood poised for flight across the darkness of the front room, which was full of menacing shapes. Again the fur of animals; but this time on her feet. The long loose paw of a wildcat caught in her foot as she darted over it, so that she gave a sharp little moan of fear, and glanced over her shoulder at the kitchen door. It was locked and dark. She was on the verandah. She moved backwards till she was pressed against the wall. That was protected; she was standing as she should be, as she knew she had to wait. It steadied her.
« Elle était seule. Elle était sans défense. Elle était enfermée dans une petite boîte noire, les murs se refermant sur elle, le toit la pressant. Elle était prise au piège, acculée et sans défense. Mais il fallait qu'elle sorte et qu'elle le rencontre. Poussée par la peur, mais aussi par la connaissance, elle se lève du lit, sans faire de bruit. Peu à peu, sans bouger, elle laissa tomber ses jambes sur le bord sombre du lit, puis, soudain effrayée par les gouffres sombres du sol, elle courut jusqu'au centre de la pièce. Là, elle s'arrêta. Un mouvement d'éclair sur les murs la fit avancer de nouveau. Elle se tint dans les plis du rideau, sentant les poils sur sa peau, comme une peau de bête. Elle les secoua et se tint prête à s'envoler dans l'obscurité de la pièce de devant, pleine de formes menaçantes. Encore des poils d'animaux, mais cette fois sur ses pieds. La longue patte détachée d'un chat sauvage se prit dans son pied alors qu'elle s'élançait dessus, si bien qu'elle poussa un petit gémissement de peur et jeta un coup d'œil par-dessus son épaule en direction de la porte de la cuisine. Celle-ci était fermée à clé et sombre. Elle était sur la véranda. Elle recula jusqu'à ce qu'elle soit appuyée contre le mur. Elle était protégée ; elle se tenait comme elle devait se tenir, car elle savait qu'elle devait attendre. Cela la stabilisa.
The fog of terror cleared from her eyes, and she could see, as the lightning flickered, that the two farm dogs were lying with lifted heads, looking at her, on the verandah. Beyond the three slim pillars, and the stiff outlines of the geranium plants, nothing could be seen until the lightning plunged again, when the crowding shoulders of the trees showed against a cloud-packed sky. She thought that as she watched they moved nearer; and she pressed back against the wall with all her strength, so that she could feel the rough brick pricking through her nightgown into her flesh. She shook her head to clear it, and the trees stood still and waited. It seemed to her that as long as she could fix her attention on them they could not creep up to her.
She knew she must keep her mind on three things: the trees, so that they should not rush on her unawares; the door to one side of her where Dick might come; and the lightning that ran and danced, illuminating stormy ranges of cloud. Her feet firmly planted on the tepid rough brick of the floor, her back held against the wall, she crouched and stared, all her senses stretched, rigidly breathing in little gasps.
Le brouillard de la terreur se dissipa de ses yeux et elle put voir, alors que l'éclair vacillait, que les deux chiens de ferme étaient couchés sur la véranda, la tête levée, la regardant. Au-delà des trois piliers minces et des contours rigides des géraniums, on ne pouvait rien voir jusqu'à ce que l'éclair plonge à nouveau, lorsque les épaules des arbres se détachaient sur un ciel chargé de nuages. Elle pensa que pendant qu'elle regardait, ils se rapprochaient, et elle se plaqua de toutes ses forces contre le mur, si bien qu'elle sentit la brique rugueuse piquer à travers sa chemise de nuit jusque dans sa chair. Elle secoua la tête pour la dégager, et les arbres restèrent immobiles et attendirent. Il lui semblait que tant qu'elle fixerait son attention sur eux, ils ne pourraient pas s'approcher d'elle.
Elle savait qu'elle devait garder l'esprit sur trois choses : les arbres, afin qu'ils ne se précipitent pas sur elle à l'improviste ; la porte d'un côté d'elle par laquelle Dick pouvait arriver ; et les éclairs qui couraient et dansaient, illuminant des étendues de nuages orageux. Les pieds fermement posés sur la brique rugueuse et tiède du sol, le dos appuyé contre le mur, elle se tenait accroupie et regardait fixement, tous ses sens en éveil, respirant rigidement par petites bouffées d'air.
Then; as she heard the thunder growl and shake in the trees, the sky lit up, and she saw a man's shape move out from the dark and come towards her, gliding silently up the steps, while the dogs stood alertly watching, their tails swinging in welcome. Two yards away Moses stopped. She could see his great shoulders, the shape of his head, the glistening of his eyes. And, at the sight of him, her emotions unexpectedly shifted, to create in her an extraordinary feeling of guilt; but towards him, to whom she had been disloyal, and at the bidding of the Englishman.
She felt she had only to move forward, to explain, to appeal, and the terror would be dissolved. She opened her mouth to speak; and, as she did so, saw his hand, which held a long curving shape, lifted above his head; and she knew it would be too late. All her past slid away, and her mouth, opened in appeal, let out the beginning of a scream, which was stopped by a black wedge of hand inserted between her jaws. But the scream continued, in her stomach, choking her; and she lifted her hands, claw-like, to ward him off. And then the bush avenged itself: that was her last thought. The trees advanced in a rush, like beasts, and the thunder was the noise of their coming. As the brain at last gave way, collapsing in a ruin of horror, she saw, over the big arm that forced her head back against the wall, the other arm descending. Her limbs sagged under her, the lightning leapt out from the dark, and darted down the plunging steel.
Moses, letting her go, saw her roll to the floor. A steady drumming sound on the iron overhead brought him to knowledge of his surroundings, and he started up, turning his head this way and that, straightening his body. The dogs were growling at his feet, but their tails still swung; this man had fed them and looked after them; Mary had disliked them. Moses clouted them back softly, his open palm to their faces; and they stood watching him, puzzled, and whining softly.
Puis, alors qu'elle entendait le tonnerre gronder et trembler dans les arbres, le ciel s'illumina et elle vit une forme d'homme sortir de l'obscurité et s'approcher d'elle, glissant silencieusement sur les marches, tandis que les chiens se tenaient debout, attentifs, la queue se balançant en signe de bienvenue. A deux mètres, Moïse s'arrêta. Elle pouvait voir ses grandes épaules, la forme de sa tête, le scintillement de ses yeux. Et, à sa vue, ses émotions se déplacèrent inopinément pour faire naître en elle un extraordinaire sentiment de culpabilité, mais envers lui, envers qui elle avait été déloyale, et sur l'ordre de l'Anglais.
Elle sentit qu'elle n'avait qu'à s'avancer, à s'expliquer, à en appeler, et la terreur se dissiperait. Elle ouvrit la bouche pour parler et, ce faisant, vit sa main, qui tenait une longue forme incurvée, se lever au-dessus de sa tête ; elle sut alors qu'il était trop tard. Tout son passé lui échappa, et sa bouche, ouverte en appel, laissa échapper le début d'un cri, qui fut arrêté par un coin de main noire inséré entre ses mâchoires. Mais le cri continua, dans son ventre, l'étouffant, et elle leva les mains, comme des griffes, pour le repousser. Et puis le buisson s'est vengé : ce fut sa dernière pensée. Les arbres avançaient en trombe, comme des bêtes, et le tonnerre était le bruit de leur arrivée. Lorsque le cerveau céda enfin, s'effondrant dans une ruine d'horreur, elle vit, par-dessus le grand bras qui lui repoussait la tête contre le mur, l'autre bras qui descendait. Ses membres s'affaissèrent sous elle, l'éclair jaillit de l'obscurité et s'élança le long de l'acier qui plongeait.
Moïse, en la lâchant, la vit rouler sur le sol. Un bruit régulier de tambour sur le fer au-dessus de sa tête lui fit prendre conscience de son environnement, et il se redressa, tournant la tête dans tous les sens, redressant son corps. Les chiens grognaient à ses pieds, mais leurs queues se balançaient encore ; cet homme les avait nourris et s'était occupé d'eux ; Mary ne les avait pas aimés. Moïse leur donna une petite tape en arrière, la paume ouverte sur leur visage, et ils restèrent à le regarder, perplexes, et à gémir doucement..."
Construit comme une enquête policière (ce qui ne justifie pas le malheureux titre de la traduction française), ce bref roman frappe par sa densité et sa force. et l`on comprend qu`il ait obtenu à son auteur un succès indéniable. L`histoire des relations de Dick et Mary Turner permet à Doris Lessing de décrire la société des "petits Blancs" qui se sachant menacés dans un pays qui leur est hostile, choisissent un mode de comportement dicté par un racisme plus ou moins ouvertement manifesté. La présence aux côtés de Charlie Slatter, ardent défenseur de la domination des Blancs sur les Africains, de Tony Marston, jeune fonctionnaire récemment arrivé dans le pays mais rapidement contraint d'abandonner ses idées progressistes, permet de mieux saisir les circonstances qui font que Dick comme Mary sont dans une certaine mesure les victimes d`une tragédie. (Trad. Plon. 1953).
"The Children of Violence" (Les Enfants de la violence, 1952-1969)
Le nom de Doris Lessing est associé à celui de Martha Quest, jeune femme indépendante qui rejette les conventions sociales de la Rhodésie coloniale (aujourd'hui Zimbabwe) et fille de fermiers blancs installés en Afrique australe à la veille de la Seconde Guerre mondiale : un cycle largement autobiographique qui évoque l'histoire d'une adolescente qui se cherche. Martha est le témoin de la montée du nazisme et confrontée aux remous de son existence de femme en devenir. L'héroïne est partagée entre le désir de révolte et la soumission liée à sa condition. La vie de la jeune Martha constitue un cycle de trois romans, "Les Enfants de la violence" (Martha Quest - A Proper marriage, 1952-1954), "L'Écho lointain de l'orage" (A Ripple from the Storm, Landlocked, 1958-1965) et "La Cité promise" (The Four-Gated City, 1969). Suivront deux autres romans portés par les changements politiques mondiaux, notamment le communisme et les mouvements anti-colonialistes. Dans le quatrième roman," Landlocked", Martha, en affirmant, que l'esprit et le corps sont indissociable quelque soit le voyage ou le parcours que l'individu effectuera, - "The journey of my mind and my body through my world cannot be separated" -, illustrera la vision unifiée de Lessing sur la recherche identitaire, où l'individu se construit en interaction avec ses environnements sociaux et politiques...
Dans le premier volume, intitulé "Martha Quest", l'héroïne, alors âgée de quinze ans, est en conflit avec ses parents et souhaite quitter la fenne familiale située sur le "veld" quelque part en Afrique. Ses lectures abondantes d'une part, ses liens d`amitié avec les fils d'un commerçant local, Solly et Joss Cohen, d'autre part, ont fait prendre conscience à Mary qu'elle voulait vivre différemment. Au lieu de poursuivre ses études à l'université, elle décide de devenir secrétaire. Quand elle arrive dans la ville, elle est choquée par le pouvoir des Blancs, mais se laisse néanmoins séduire par une existence facile et connaît sa première expérience sexuelle avec Adolph "Dolly" King, le batteur juif de l'orchestre du club de sports dont elle est devenue membre. Elle y fréquente aussi Douglas Knowell qu'elle finit par épouser, en se persuadant qu'ils partagent les mêmes idées libérales.
Le deuxième tome de la série, "Un mariage comme il faut" (A Proper Marriage, 1954), relate l'histoire du mariage de Martha et Douglas. Quand la guerre éclate et que son mari rejoint l'armée, Martha, enceinte, est surtout préoccupée par l'arrivée de son enfant. Elle reprend cependant contact avec l'organisation politique qu'elle fréquentait avant son mariage et où l'apartheid suscite de larges débats. Le bébé, Caroline, naît, mais Martha consacre de plus en plus de temps à ses activités politiques. Quand Douglas rentre au foyer, il décide de s'installer en banlieue, un changement de vie inacceptable pour Martha. Leurs relations se dégradent rapidement d'autant plus que Douglas ne supporte pas que sa femme s'investisse dans un mouvement hostile à l'apartheid. Martha menaçant de le quitter, Douglas devient fou furieux, mais il la laissera finalement partir et le livre se clôt sur leur séparation, avec pour Martha la perspective d'une nouvelle étape.
Au début du roman suivant, "L'Echo lointain de l'orage" (A Ripple from the Storm, 1958), nous retrouvons Martha de plus en plus engagée politiquement. Elle fait la rencontre d'un réfugié juif, Anton Hesse, qui a fui les pogroms hitlériens et souhaite créer une véritable cellule communiste. Martha fréquente également la vieille Mrs. Van der Bylt, socialiste convaincue et membre du parti travailliste, avec qui elle partage un certain nombre d'idées. Pour venir en aide à l'austère Anton, menacé d'expulsion en raison de ses liens avec le parti communiste, Martha décide de l'épouser, mais ce mariage comme le précédent est un échec. Le roman se termine sur une impression de désillusion et de frustration sur le plan personnel comme sur le plan politique puisque l'organisation à laquelle Anton et Mary appartiennent se désintègre.
Publié sept ans après le volume précédent - et surtout après le succès de "Carnet d'or" (1962), dont l'influence se fait sentir sur la structure de la narration, "Prise au piège" (Landlocked, 1965) reprend le fil de l'histoire de Martha Quest, mais avec une approche différente due en partie à l'intérêt nouveau que porte Doris Lessing au soufisme. La guerre n'est pas encore terminée et la jeune femme qui vit à présent séparée de son mari a une liaison avec un réfugié juif polonais, Thomas Stem, avec qui elle communique par une sorte de télépathie. Thomas part quelque temps en Israël mais, à son retour en Afrique, il choisit d'aller vivre dans une tribu indigène où il mourra bientôt, léguant quelques notes manuscrites que Martha se sent le devoir de déchiffrer. Le père de Martha, gravement atteint de diabète, meurt lui aussi. Les échecs s'accumulent, la grève des travailleurs indigènes, que Martha et Mrs. Van der Bylt avaient encouragée, est violemment réprimée. Martha divorce d'Anton qui s'éloigne de plus en plus du parti communiste pour s'intégrer dans la société blanche au pouvoir. Plus rien ne retient la jeune femme dans ce pays déchiré et elle se prépare à partir en Grande-Bretagne avec l'espoir d'y commencer une nouvelle vie.
Le dernier roman de la série, "La Cité promise" (The Four-Gated City, 1969), est très différent des précédents, même s'il semble avoir été conçu dès la publication du premier. Il nous présente un tableau terrifiant de l'Angleterre après la Seconde Guerre mondiale et décrit la confusion et le désordre des années 1950-1960 jusqu'à l'apocalypse finale de la fin du siècle. Arrivée à Londres en 1949, Martha Quest s'y sent déracinée, mais sa lucidité à l'égard de la société qui l'entoure en est d'autant plus vive. Elle devient la secrétaire, puis la maîtresse d'un écrivain, Mark Coldridge, dont la femme Lynda souffre de troubles psychologiques. Martha, qui entretient d'étranges relations avec elle, partagera la vie des Coldridge pendant vingt ans, jusqu'à ce que survienne la catastrophe atomique au cours de laquelle mourra Martha.
"Les Enfants de la violence", considérés par Doris Lessing comme une sorte de roman d'éducation, constituent une extraordinaire chronique qui souffre et bénéficie à la fois de la discontinuité de la rédaction. Les cinq volumes reflètent non seulement l'évolution d'un monde en crise (Seconde Guerre mondiale, stalinisme, apartheid...), mais aussi celle de l'auteur explorant et exploitant les ressources de la forme narrative à la recherche de son identité d'écrivain.(Trad. Plon, 1958, Albin Michel, 1978-1981).
"The Golden Notebook" (Le Carnet d'or, 1962)
"Le Carnet d'or" fait de Doris Lessing, malgré elle, une icône pour les femmes et la porte-parole du féminisme des années 1960 et 1970 : elle imagine ici un personnage de romancière qui tient son journal intime en plusieurs carnets, noir pour son travail, rouge pour son engagement politique (au Parti communiste), jaune pour ses sentiments et bleu pour sa réflexion sur soi. Le Carnet d'or les rassemble tous et permet de dresser ainsi le portrait de femmes de l'après-guerre, révoltées, engagées et désireuses de devenir indépendantes....
"Free Women 1
Anna meets her friend Molly in the summer of 1957 after a separation…"
L'histoire débute par une conversation entre Anna Wulf, une écrivaine en pleine crise créative, et Molly Jacobs, une actrice excentrique. Les deux femmes sont des amies proches qui discutent de leurs vies, de leurs enfants, et de leurs relations avec les hommes. Molly est récemment séparée de son ex-mari Richard, et son fils Tommy est en plein désarroi, cherchant quelque sens à son existence. Anna, quant à elle, est dans une impasse émotionnelle et créative, incapable de trouver l’inspiration pour écrire un nouveau roman. Elles partagent ensemble leurs désillusions et la complexité des liens familiaux et amoureux.
Anna est partagée entre plusieurs rôles, celui de mère, d’amante, de militante politique, et d’écrivaine. Ce thème de la fragmentation sera exploré à travers le système des quatre cahiers (noir, rouge, jaune et bleu), dans lesquels elle consigne différents aspects de sa vie. La structure même du roman, entrecoupée par des extraits de ses journaux intimes, reflète la difficulté de maintenir une identité cohérente.
La conversation entre Anna et Molly pose la question de la liberté pour les femmes, illustrée par le sous-titre du prologue, "Free Women". Ce titre ironique souligne l’ambiguïté de cette liberté, qui semble leur apporter autant de souffrance que d’émancipation. Bien qu'elles soient indépendantes, elles sont aussi prises au piège de leurs émotions, de leurs relations, et de leurs propres attentes. Anna et Molly appartiennent aussi à une génération de militants de gauche qui commencent à perdre foi dans leurs idéaux politiques. Cette désillusion politique se répercute dans leur vie personnelle, où elles ressentent un écart grandissant entre leurs valeurs et la réalité. La perte de cet engagement politique initial est source de frustration et de confusion, un sentiment qui continuera de s’amplifier dans le reste du roman.
Et le texte débute, porté par un style à la fois direct et introspectif ...
"The two women were alone in the London flat."
‘The point is,’ said Anna, as her friend came back from the telephone on the landing, ‘the point is, that as far as I can see, everything’s cracking up.’
Molly was a woman much on the telephone. When it rang she had just enquired: ‘Well, what’s the gossip?’ Now she said, ‘That’s Richard, and he’s coming over. It seems today’s his only free
moment for the next month. Or so he insists.’
‘Well I’m not leaving,’ said Anna.
‘No, you stay just where you are.’
Molly considered her own appearance—she was wearing trousers and a sweater, both the worse for wear. ‘He’ll have to take me as I come,’ she concluded, and sat down by the window. ‘He wouldn’t say what it’s about—another crisis with Marion, I suppose.’
‘Didn’t he write to you?’ asked Anna, cautious."
Elles échangent sur des sujets quotidiens, mais au fil de la conversation, des thèmes plus profonds surgissent : le désenchantement de la vie quotidienne, les tensions familiales, et la lutte pour maintenir une identité stable. Une atmosphère intime et complexe qui caractérise leur amitié, tandis qu’elles examinent et déconstruisent leurs vies avec un mélange d’humour et de cynisme. La scène d'ouverture pose les bases de la structure fragmentée et des thèmes centraux de "The Golden Notebook". L’intimité entre Anna et Molly ainsi que leurs conversations introduisent les thèmes de l'aliénation personnelle et du questionnement politique qui vont rythmer tout le roman. Dès le début, le lecteur comprend que "The Golden Notebook" ne sera pas un simple récit linéaire mais une exploration profonde de l'esprit d'une femme en quête de sens et d'intégrité dans un monde qui semble morcelé. Cette ouverture donne de plus un aperçu de la densité émotionnelle et intellectuelle du roman, annonçant une lecture complexe au cours de laquelle Doris Lessing va explore les frontières les plus floues entre vie personnelle, engagement politique, et art, à travers la perspective d'une femme qui lutte pour assembler les fragments de sa vie et de son esprit.
La forme fragmentée de ""The Golden Note-book" ne sert pas seulement à rendre compte de la complexité de son héroïne mais permet aussi à Doris Lessing à s'interroger sur la forme même du roman. Ce côté expérimental fera date dans l`histoire de la littérature britannique contemporaine.
Le roman se compose en effet de cinq sections différentes qui alternent de manière régulière et s'éclairent mutuellement. Selon les termes utilisés par Doris Lessing qui ajouta une Préface à son livre en 1971, la première d'entre elles qui en constitue le squelette, le cadre, est un court roman "conventionnel" intitulé "Femmes libres", dont le personnage central, Anna Wulf, est en même temps l'auteur. Les autres sections sont constituées par les quatre carnets, noir, rouge, jaune et bleu sur lesquels Anna relate les événements de sa vie et ses réflexions en fonction de leur nature : "elle est contrainte de séparer les choses les unes des autres par peur du chaos, de la désagrégation, de l'écroulement". Ces quatre carnets céderont finalement la place au carnet d'or qui marque la "fin de la fragmentation, le triomphe du second thème qui est celui de l'unité".
Par opposition aux différents carnets qui sont en réalité des journaux intimes chargés d'émotion, "Femmes libres", roman dans le roman écrit à la troisième personne, constitue un récit objectif et relate l'histoire d`Anna, divorcée, vivant à Londres dans les années 50 avec sa fille Janet, et son amie Molly, divorcée elle aussi et dont le fils Tommy deviendra aveugle après une tentative de suicide. lnsatisfaite de son existence et frustrée sur tous les plans, Anna s'enfonce progressivement dans la dépression nerveuse, mais elle finit par retrouver son équilibre et opte pour le travail social. (Trad. Albin Michel, 1976).
L`histoire de l`héroïne de "Femmes libres" est en quelque sorte nourrie et complétée par le contenu des quatre carnets. Le CARNET NOIR concerne l'expérience de l'Afrique utilisé par Anna dans le best-seller intitulé "Frontières de la guerre" qu'elle a publié ...
(Carnet noir)
"... je suis pourtant incapable d'écrire le seul genre de roman qui m'intéresse : un livre investi d'une passion intellectuelle ou morale assez forte pour créer un ordre, pour créer une nouvelle manière d'observer la vie. C'est parce que je me disperse trop. J'ai décidé de ne plus jamais écrire de roman. Il existe cinquante "sujets" sur lesquels je pourrais écrire ; et avec une certaine compétence. S'il est une chose dont nous puissions être sûrs, c'est bien que les romans d'information compétents continueront à pleuvoir des maisons d'édition. Je ne possède qu'une des qualités - et c'est la moins importante - nécessaires pour écrire: la curiosité. La curiosité du journaliste. Je souffre les affres de l'insatisfaction et de l'inachèvement parce que je suis incapable de pénétrer dans ces zones que mon mode de vie, mon éducation, mon sexe et la politique m'interdisent. C'est la maladie dont souffrent quelques-uns des meilleurs cerveaux de notre époque; certains en supportent bien les pressions, d'autres y succombent ; c'est une nouvelle sensibilité, une tentative à demi inconsciente vers une nouvelle compréhension imaginative. Mais l'art n'en réchappe pas. Je ne m'intéresse qu'à me prélasser, qu'à vivre aussi pleinement que possible. Lorsque j'ai dit cela à Maman Sucre, elle m'a répondu par le petit acquiescement de satisfaction que l'on réserve aux vérités fracassantes - l'artiste écrit parce qu'il est incapable de vivre. Je me rappelle la nausée qui m'a envahie lorsqu'elle l'a dit ; j'en éprouve encore un dégoût en l'écrivant maintenant. C'est que cette histoire d'art et d'artiste est si rebattue, chez le moindre dilettante à l'esprit vaseux, que toute personne ayant un lien réel avec l'art voudrait fuir à cent lieues à la seule vue de ce petit acquiescement satisfait, de ce sourire complaisant. Et d'ailleurs, lorsqu'une vérité a fait l'objet d'investigations aussi complètes - celle-ci a été le sujet du siècle -, lorsqu'elle est devenue un cliché aussi monstrueux, on commence à se demander si elle est finalement vraie ? Et l'on se met à réfléchir aux expressions "incapacité à vivre", "artiste", etc., en les laissant résonner et s'affaiblir dans la tête, en combattant le sentiment de dégoût et d'aigreur comme j'essayais de le combattre ce jour-là en face de Maman Sucre. Il était extraordinaire d'observer comme cette vieille ritournelle semblait neuve et magistrale, sortant de la bouche de la Psychanalyse. Maman Sucre, cette femme extrêmement cultivée, cette Européenne gorgée d'Art, articulait dans ses fonctions de guérisseuse des banalités dont elle aurait eu honte si elle avait été avec des amis et non en consultation. Un niveau pour la vie, et un autre pour le divan. Je ne le supportais pas: c'est cela, en fin de compte, que je ne pouvais pas admettre, car cela signifie un critère de moralité pour la vie - et un autre pour les patients. Je sais très bien de quel niveau en moi-même provenait "Frontières de guerre". Je le savais en l'écrivant. Je le détestais à ce moment-là, et je le déteste toujours. Car cette région de moi-même était devenue si forte qu'elle menaçait d`engloutir tout le reste, et que je partis chez la guérisseuse avec mon âme entre mes mains. Et cette sorcière, lorsque le mot Art jaillit, eut un sourire complaisant; l'artiste, cet animal sacré, justifie tout : tout ce qu'il fait est justifié. Le sourire complaisant et l'acquiescement indulgent ne sont pas l'apanage des seuls guérisseurs cultivés ou des professeurs: ils appartiennent également aux changeurs d'argent, aux petits chacals de la presse - à l'ennemi. Lorsqu'un ponte du cinéma veut acheter un artiste - et la vraie raison pour laquelle il recherche le talent original et l'étincelle créatrice, c'est qu'il veut les détruire ; inconsciemment, c'est ce qu'il veut : se justifier en détruisant l'objet véritable -, il appelle la victime un artiste. Vous êtes un artiste, bien sûr..., et le plus souvent, la victime sourit la bouche en cœur et ravale son dégoût. La vraie raison pour laquelle tant d'artistes se mêlent maintenant de politique, d' "engagement" et de tout cela, c'est qu'ils se jettent dans une discipline, n'importe quelle discipline pour survivre au poison du mot "artiste" que l'ennemi utilise.
Je me rappelle très précisément le moment où ce roman est né. Mon pouls battait violemment; après, lorsque je compris que j'écrirais, je mis au point ce que j'allais écrire. Le "sujet" était presque immatériel. Et voilà justement ce qui m'intéresse maintenant - pourquoi n'ai-je pas écrit un compte rendu de ce qui était arrivé, au lieu d'inventer une "histoire" qui n'avait rien à voir avec la matière qui l'avait alimentée ? Bien sûr, le compte rendu direct, simple et non structuré n'aurait pas constitué un roman et n'aurait pas été publié, mais je ne m'intéressais sincèrement pas à «être écrivain» ou à gagner de l'argent. Je ne parle pas de ce jeu que les écrivains se jouent à eux-mêmes lorsqu'ils écrivent, ce jeu psychologique - tel incident écrit provenait de tel incident réel, en était le jumeau psychologique. Je me demande simplement ceci : pourquoi une histoire ? Non que ce fût une mauvaise histoire, ni qu'elle fût irréelle ou trompeuse, mais pourquoi pas, simplement, la vérité? J'éprouve un malaise à regarder le synopsis parodique et les lettres de la société cinématographique ; je sais pourtant que l'enthousiasme des producteurs pour les possibilités qu'offrait ce roman comme film était précisément suscité par ce qui en faisait le succès comme roman. C'est un roman qui "traite" du problème racial. Je n'y disais rien qui ne fût vrai. Mais l'émotion qui en était la source avait quelque chose d'effrayant, cette excitation malsaine, fiévreuse et illicite des temps de guerre; une nostalgie latente, un désir brûlant de liberté, de licence, de jungle, d'anéantissement des barrières. Cela m'apparaît si clairement que je ne peux plus relire ce roman sans éprouver la même honte qu'à marcher nue dans la rue. Pourtant, personne ne semblait s'en apercevoir: aucun critique ne s'en aperçut. C`est un roman immoral, car cette terrible nostalgie latente éclaire chaque phrase. Et je sais que pour en écrire un autre, pour écrire ces cinquante rapports sur la société que je suis assez documentée pour écrire, il me faudrait délibérément provoquer en moi cette même émotion, qui ferait de mes cinquante livres des romans et non des reportages.
Lorsque je revis cette époque, ces week-ends passés à l'hôtel Mashopi avec ce groupe de gens, il me faut d'abord éteindre quelque chose en moi. Et maintenant, en écrivant cela, il me faut l'éteindre encore, sans quoi une "histoire" commencerait à émerger: un roman et non la vérité. C'est comme le souvenir d'une liaison particulièrement intense, ou d'une obsession sexuelle. Il est extraordinaire de voir comme les "histoires" commencent à se former et se multiplier telles des cellules sous un microscope, à mesure que l'excitation et la nostalgie se développent. Cette nostalgie est si violente que je ne puis écrire davantage - quelques phrases à la fois. Rien n'est plus puissant que ce nihilisme, cette furieuse envie de tout jeter par dessus bord, ce désir - ce besoin, de s'intégrer à la dissolution. Cette émotion constitue l'une des raisons majeures pour lesquelles les guerres existent encore. Et les gens qui lisent "Frontières de guerre" se seront nourris de cette émotion, même inconsciemment. C'est pourquoi j'ai honte, c'est pourquoi j'ai toujours le sentiment d'avoir commis un crime..."
Le CARNET ROUGE évoque les liens d' Anna Wulf avec le parti communiste et la désillusion qui s'est ensuivie et qui l'a amenée à le quitter...
(Carnet rouge)
"La semaine demière, Molly est arrivée à minuit pour me dire qu'on avait diffusé un questionnaire auprès des membres du Parti, leur demandant leur histoire en tant que membres, et comportant toute une section réservée au détail de leurs "doutes et incertitudes". Molly racontait qu'elle avait commencé à remplir cette partie avec la certitude de n'écrire que quelques lignes, et qu'elle s'était retrouvée en train de rédiger "une véritable thèse - des dizaines de pages". Elle semblait désemparée, "Qu'est-ce que je cherche ? Un confessionnal ? En tout cas, puisque c'est écrit, je vais l'envoyer." Je lui opposai qu'elle était folle, et lui expliquai : "Supposons que le P.C. britannique arrive un jour au pouvoir. Ce document fera partie de leurs dossiers, et s'ils veulent une preuve pour te prendre, ils l'auront - mille fois trop, même !" Elle m'a souri de ce petit sourire presque acide qu'elle m'adresse lorsque j'énonce ce genre de raisonnement. Molly n'est pas une communiste naïve. Elle m'a répondu: "Tu es vraiment très cynique. - Tu sais que c'est la vérité, ai-je rétorqué; ou que ce pourrait l'être. - Si tu le penses vraiment, pourquoi parles-tu de t'inscrire au Parti ? - Pourquoi y restes-tu, puisque tu penses la même chose ?" Elle sourit à nouveau, mais sans acidité cette fois, avec une pointe d'ironie, et acquiesça. Elle resta un moment là, assise, à réfléchir en fumant. "Tout cela est bien curieux, n'est-ce pas, Anna ?" Et le lendemain, elle m'annonça: "J'ai suivi ton conseil, j'ai tout déchiré."
Le même jour, le camarade John m'a téléphoné: parce qu'il avait entendu dire que j'entrais au Parti, et que le "camarade Bill" - responsable des questions culturelles, souhaitait me rencontrer. "Bien entendu, vous n'êtes pas obligée d'accepter, se hâta d'ajouter John, mais il m'a dit qu'il aimerait rencontrer le premier intellectuel qui entre au Parti depuis le début de la guerre froide." Le côté cocasse de la situation me séduisit, et j'acceptai de rencontrer le camarade Bill - bien que j'eusse finalement décidé de ne pas m'inscrire, premièrement parce que je déteste adhérer à quoi que ce soit, cela me paraît, méprisable, et deuxièmement parce que ma position, envers le communisme est telle que je n'aurais pu parler sincèrement avec aucun camarade de ma connaissance. C'était, je crois, une raison décisive? Et pourtant non. Car j'ai beau me répéter depuis des mois que je ne peux vraiment pas adhérer à une organisation que je trouve malhonnête, je me suis surprise , de nombreuses fois à vouloir m'inscrire. Et toujours dans les mêmes circonstances - qui sont de deux sortes. Par exemple, lorsque je rencontre, pour une raison ou pour une autre, des écrivains, des éditeurs, etc. Le monde littéraire est si prétentieux, si frelaté, si fermé ou, vu du côté commercial, si puant, que le moindre contact avec lui me donne envie d'adhérer au Parti communiste. Ou encore, lorsque je vois Molly courir organiser quelque chose, pleine de vie et d'enthousiasme, ou lorsqu'en gravissant l'escalier j'entends des voix à la cuisine... J'entre, et je retrouve cette atmosphère de cordialité, ces gens qui travaillent
ensemble dans un but commun. Mais cela ne suffit pas. Demain je verrai leur camarade Bill et je lui expliquerai que je suis par tempérament une fidèle sympathisante - mais que je resterai en dehors.
Le lendemain.
Rencontre à King Street. Un terrier de petits bureaux derrière une façade de vitres grillagées. Je n'avais jamais vraiment remarqué l'endroit, bien que j'y sois souvent passée. Les grillages suscitèrent en moi deux sentiments : l'un de peur - le monde de la violence ; l'autre de protection - le besoin de défendre une organisation sur laquelle on jette des pierres. J'ai grimpé l'escalier étroit en pensant à cette sensation de peur ; combien de gens ont adhéré au P.C. britannique parce qu'il est difficile, en Angleterre, de se rappeler les réalités du pouvoir et de la violence ? Le P.C. ne représente-t-il pas pour eux la réalité brute du pouvoir, qui, en Angleterre, est plutôt feutrée ? Le camarade Bill était un tout jeune homme à lunettes, juif, intelligent, venant du milieu ouvrier. Son attitude à mon égard fut sèche et méfiante, et sa voix froide, coupante, nuancée de mépris. J'observai avec intérêt que, face à ce mépris - dont il n'était pas conscient -, je sentais naître en moi le besoin de m'excuser, de bafouiller. Entretien fort utile: il avait entendu dire que je m'apprêtais à adhérer et, bien que je fusse précisément venue lui dire que je n'allais pas le faire, je me trouvai d'emblée soumise à la situation..."
Le CARNET JAUNE se présente comme le manuscrit d'un roman à la troisième personne et illustre la tentative faite par Anna Wulf pour se projeter en tant que personnage de fiction ...
(Carnet jaune)
Le sexe. Le plus difficile, lorsqu'on écrit sur sujet, c'est que le sexe est infiniment meilleur si l'on n'y pense pas, si on ne l'analyse pas. Les femmes choisissent délibérément de ne pas penser à la technique sexuelle. Elles s'irritent en entendant hommes en discuter: c'est pour se préserver, pour préserver l'émotion spontanée qui constitue la base de leur satisfaction. Pour les femmes, le sexe est essentiellement émotionnel. Combien de fois a-t-on déjà écrit cela ? Et pourtant, il y a toujours un problème, même avec l'homme le plus sensible et le plus intelligent, lorsqu'une femme le regarde par-dessus un fossé : il n'a pas compris; elle se sent brusquement seule, et se hâte d'oublier l'instant pour éviter d'avoir à réfléchir. Julia, Bob et moi-même, assis dans la cuisine, échangeons des commérages. Bob raconte une histoire de mariage brisé. Il dit : "C'était un problème sexuel. Le pauvre, il a une bite comme une épingle." Julia : "J 'ai toujours pensé qu'elle ne l'aimait pas." Bob, persuadé qu'elle ne l'a pas entendu: "Non, il en a toujours souffert, il en a une toute petite." Julia: "Mais elle ne l'a jamais aimé, on s'en apercevait rien qu'en les regardant." Bob, qui s'impatiente un peu: "Ce n'est pas leur faute, les pauvres, la nature était contre eux dès le début." Julia: "C'est de sa faute à elle, bien sûr. Elle n'aurait jamais dû l'épouser si elle ne l'aimait pas." Irrité par sa bêtise, Bob se lance dans une longue explication technique, tandis qu'elle me regarde, soupire, sourit, et hausse les épaules. Quelques minutes plus tard, comme il s'entête, elle l'interrompt par une plaisanterie malveillante pour l'empêcher de continuer. Quant à moi, Anna, je me surprends à constater que je n'ai jamais analysé mes rapports sexuels avec Michael avant de commencer à écrire. Il y eut pourtant une évolution parfaitement claire pendant ces cinq années : elle apparaît dans ma mémoire comme un diagramme.
Lorsque Ella commença de faire l'amour avec Paul, les tout premiers mois, ce qui la détermina à comprendre qu'elle l'aimait et lui fit employer ce mot, "aimer", c'est qu'elle connut aussitôt l'orgasme. L'orgasme vaginal, qu'elle n'aurait pas pu éprouver si elle ne l'avait pas aimé. L'orgasme provient du désir que l'homme a d'une femme, et de la confiance qu'il prend en ce désir. Par la suite, il commença d'employer des moyens mécaniques. (Je regarde le mot mécaniques - jamais un homme ne l'aurait employé.) Il se mit à lui prodiguer des caresses externes, à lui donner des orgasmes clitoridiens. Très excitants, mais il y avait toujours une partie d'elle-même qui s'en offensait. Car il lui semblait y voir une expression du désir instinctif de Paul de ne pas s'engager. Il paraissait à Ella que Paul, sans le savoir ni en être conscient, redoutait l'émotion. L'orgasme vaginal est émotion, et rien d'autre - ressenti comme émotion, et exprimé en sensations que rien ne distingue de l'émotion. L'orgasme vaginal, c'est se fondre dans une sensation obscure et incertaine qui vous engloutit comme un tourbillon. Il existe différentes sortes d'orgasmes clitoridiens, tous plus puissants (c'est un mot masculin) que l'orgasme vaginal. Il peut exister mille excitations, sensations, etc., mais il n'existe qu'un seul véritable orgasme féminin, et c'est lorsqu'un homme, de tout son désir et de toute son envie, prend une femme et veut la faire répondre totalement. Toute autre chose n'est que substitut ou imitation. Et la plus inexpérimentée des femmes le ressent instinctivement. Ella n'avait pas connu l'orgasme clitoridien avant Paul. Elle le lui dit, et il en fut enchanté. "Eh bien, il te restait au moins un petit fond de virginité." Mais lorsqu'elle lui confia qu'elle n'avait jamais ressenti aussi profondément ce qu'elle tenait à appeler un"vrai orgasme", il fronça involontairement le sourcil et répliqua : "Sais-tu qu'il existe d'éminents physiologistes pour affirmer que les femmes ne possèdent pas de lieu physique pour l'orgasme vaginal?
- Alors ils ne savent pas grand-chose, n'est-ce pas ?" Et leur vie sexuelle se détourna peu à peu du vrai orgasme vers l'orgasme clitoridien; puis vint le moment où Ella comprit (et refusa aussitôt d'y réfléchir) qu'elle n'éprouvait plus de vrais orgasmes. C'était juste avant la fin, avant que Paul ne la quitte. En fait, elle connaissait, émotionnellement la vérité, mais son esprit refusait de l'admettre. Juste avant la fin aussi, Paul lui raconta une histoire qu'elle rejeta d'un haussement d'épaules (puisqu'il avait choisi pour elle l'orgasme clitoridien), estimant que c'était là un nouveau symptôme de l'éclatement de sa personnalité car le ton même de l'histoire, sa manière de la raconter, tout contredisait l'expérience qu'elle vivait avec lui.
"Il est arrivé quelque chose qui t'aurait bien amusée, aujourd'hui, à l'hôpital", commença-t-il. Ils étaient assis dans la voiture, devant chez Julia, dans l'obscurité. Elle se laissa glisser de manière à se blottir contre lui, et il l'enveloppa de son bras. Elle le sentait secoué par le rire. "Comme tu le sais, notre auguste hôpital organise des conférences tous les quinze jours à l'intention du personnel. Hier, on a annoncé que le Pr Bloodrot tiendrait une conférence sur l'orgasme chez la femelle du cygne." Elle s'écarta instinctivement, mais il la ramena contre lui et poursuivit: "Je savais que tu allais réagir ainsi. Reste tranquille, et écoute. La salle était comble - je n'ai pas besoin de te le dire. Le professeur se dressa, un mètre quatre-vingts, droit comme un i, en hochant sa jolie petite barbiche blanche, et déclara qu'il était parvenu à la conclusion scientifiquement prouvée que les cygnes femelles n'avaient pas d'orgasme. Il allait donc utiliser cette importante découverte comme base d'une rapide discussion sur l'orgasme féminin en général." Ella rit. "Oui, je savais que tu allais rire maintenant. Mais je n'ai pas fini. Un embarras se manifesta clairement dans la salle. Des gens se levaient pour partir. Le vénérable professeur déclara d'un air ennuyé que le sujet ne pouvait certes offenser personne, qu'après tout, la recherche dans le domaine de la sexualité n'avait rien à voir avec les superstitions sexuelles et constituait un sujet d'intérêt et d'étude à travers le monde dans tous les hôpitaux spécialisés. Mais les gens partaient tout de même. Et sais-tu qui partait? Les femmes. Il y avait peut-être cinquante hommes et quinze femmes. Toutes ces femmes médecins, les unes après les autres, se sont levées et s'en sont allées, comme si elles avaient, chacune, reçu un ordre. Notre professeur était complètement démonté. Il redressa la barbiche et déclara qu'il était surpris de voir ses collègues du sexe féminin, pour qui il éprouvait tant de respect, faire preuve d'une telle prudence. Mais c'était inutile, il n'y avait plus une femme en vue. Voyant cela, le professeur s'éclaircit la voix et annonça qu'il continuerait sa conférence malgré l'attitude déplorable des femmes médecins. C'était son opinion, déclara-t-il, étayée sur des recherches au plus profond de la femelle du cygne, qu'il n'existait pas de base physique chez les
femmes pour l'orgasme vaginal... non, ne t'écarte pas, Ella. Les femmes sont vraiment très prévisibles. J'étais assis à côté du docteur Penworthy, père de cinq enfants. Il m'a fait remarquer à mi-voix que la femme de l'orateur, d'habitude fort soucieuse du bien public, venait toujours aux petites causeries de son mari, mais que, curieusement, cette fois elle était absente. Je commis alors un acte de déloyauté à l'égard de mon propre sexe. Je suivis les femmes hors de la salle. Elles avaient toutes disparu., Très curieux: pas une femme en vue. Mais j'ai fini par dénicher ma vieille copine Stéphanie qui buvait un café à la cantine. Je me suis assis à côté d'elle. Elle était ostensiblement distante. Je lui ai demandé : "Stéphanie, pourquoi avez-vous toutes quitté la conférence miraculeuse de notre grand sexologue ?” Elle m'a souri d”un air parfaitement hostile mais très doux en me répondant:
"Mais, mon cher Paul, après tant de siècles, les femmes de bon sens sont trop avisées pour interrompre les hommes lorsqu'ils commencent à leur expliquer ce qu'elles éprouvent sexuellement." Il m'a fallu une demi-heure de labeur épuisant et trois tasses de café pour ramener mon amie Stéphanie à des sentiments amicaux." Il riait à nouveau en tenant Ella dans ses bras, puis il tourna le visage vers elle et ajouta: "Oui. Eh bien, tu ne vas pas m'en vouloir aussi parce que je suis du même sexe que le professeur ? - c'est ce que j'ai dit à Stéphanie." La colère d'Ella s'évanouit, et elle se mit à rire avec lui. Elle se disait : Ce soir, il va monter avec moi. Jusque fort récemment, il passait presque toutes les nuits avec elle, mais depuis peu il retournait dormir chez lui deux ou trois fois par semaine. Il lança comme au hasard: "Ella, tu es la femme la moins jalouse que j'aie jamais connue." Elle eut un brusque frisson, la panique l'envahit, puis le mécanisme de protection fonctionna aussitôt: elle n'enregistra pas ce qu'il venait de dire, et demanda : "Tu montes avec moi ?" Il répondit : "J'avais décidé que non. Mais si j'avais été vraiment décidé, je ne serais pas resté assis là, non ?" Ils gravirent l'escalier en se tenant la main. "Je me demande comment tu t'entendrais avec Stéphanie", dit-il. Ella lui trouva l'air étrange, comme s'il voulait "tâter le terrain" .... "
Le CARNET BLEU est le plus intime, Anna parle de manière aussi factuelle que possible des problèmes de sa vie personnelle : le blocage qui l'empêche d'écrire son livre, ses séances chez sa psychanalyste Mrs. Marks, ses échecs sentimentaux successifs....
(Carnet bleu)
"L'ennui, avec cette histoire, c'est qu'elle est écrite comme une analyse du processus de détérioration du rapport entre Paul et Ella. Je ne vois aucune autre manière de l'écrire. Dès que l'on a vécu quelque chose, cette expérience devient un schéma. Et le schéma d'une liaison, même si elle a duré cinq ans, même si elle a eu l'intensité d'un mariage, n'est plus considéré qu'en fonction de la fin. C'est pourquoi tout cela est irréel; car pendant la durée de cette expérience, on ne pense pas du tout en ces termes. Supposons même que je choisisse de l'écrire ainsi : deux journées complètes, dans le moindre détail. L'une au début de la liaison, l'autre vers la fin ? Non, car j'isolerais instinctivement les facteurs de destruction, je les mettrais en relief. C'est ce qui donnerait sa forme à tout l'ensemble. Autrement ce serait le chaos, car ces deux jours séparés par tant de mois ne seraient chargés d'aucune ombre, ils ne seraient que le récit d'un bonheur simple et irréfléchi, avec peut-être un ou deux moments de tension - qui seraient les reflets de la fin imminente mais ne seraient pas ressentis comme tels à cet instant-là. Des moments engloutis dans le bonheur. La littérature est l'analyse postérieure à l'événement. La forme de cet autre texte, sur les événements de Mashopi, est la nostalgie. Il n'y a pas de nostalgie dans ce texte sur Paul et Ella, la forme est une sorte de souffrance. Pour montrer une femme éprise d'un homme, il faudrait la décrire en train de lui préparer un repas, ou d'ouvrir une bouteille pour le dîner tout en guettant son coup de sonnette à la porte. Ou de s'éveiller avant lui, le matin, pour voir son visage passer du sommeil au sourire de bien-être. Oui. En le répétant mille fois. Mais ce n'est pas la littérature. Peut-être mieux en film. Oui, la qualité physique de la vie, c'est le fait de vivre, et non l'analyse a posteriori, et non les moments de discorde ou de prémonition. Prise de vues dans un film: Ella pèle une orange et tend à Paul les quartiers de fruit, qu'il prend l'un après l'autre, plongé dans ses pensées, le sourcil froncé : il pense à autre chose.
[Le carnet bleu commençait par une phrase: ]
"Tommy accusait sa mère."
[Puis Anna avait écrit :]
Je suis remontée chez moi après la scène entre Tommy et Molly, et j'ai aussitôt commencé d'en faire une nouvelle. Il m'est alors apparu que cette manière de tout transformer en fiction devait constituer une évasion; Pourquoi ne pas écrire tout simplement ce qui s”est produit aujourd'hui entre Molly et son fils? Pourquoi n'écris-je donc jamais tout simplement ce qui arrive ? Pourquoi ne tiens-je pas un journal? Il est évident que la manière dont je transforme tout en fiction n'est qu'un moyen de me dissimuler à moi-même quelque chose. Aujourd'hui, c'était très net: je suis d'abord restée assise à écouter Molly et Tommy se disputer, en proie à un malaise très intense ; et puis je suis remontée chez moi et j'ai aussitôt commencé d'écrire une histoire sans même en avoir eu l'intention. Je vais tenir un journal.
7 janv. 1950. .
Tommy a eu dix-sept ans cette semaine. Molly ne l'a jamais poussé à prendre de décision pour son avenir. Elle lui a même proposé récemment d'aller passer quelques semaines en France pour "s'élargir l°esprit". (Phrase qui a exaspéré Tommy lorsque Molly l'a prononcée.) Aujourd'hui, il est entré dans la cuisine avec l'intention de lui chercher querelle. Molly et moi l'avons senti immédiatement. Il manifestait une humeur hostile à l'égard de sa mère depuis déjà un certain temps - depuis sa première visite chez son père. (Sur le moment, nous n'avions pas compris à quel point cette visite l'avait affecté.) C'est alors qu'il commença de critiquer sa mère parce qu'elle était communiste et "bohème". Molly s'en amusa, et déclara que les maisons pleines d'argent et de gens titrés étaient amusantes à visiter, mais qu'il avait une sacrée chance de ne pas être obligé d'y vivre. Il y retourna une seconde fois, quelques semaines plus tard, et revint chez sa mère avec une politesse glacée et hostile. J'intervins alors: je lui racontai - ce que Molly avait trop d'orgueil pour faire elle-même -
l'histoire de Molly et de son père. Comment il lui coupa les vivres pour la faire revenir vers lui, puis comment il la menaça de révéler à ses employeurs qu'elle était communiste, pour qu'elle perde son emploi - toute cette longue histoire sordide. Tout d'abord, Tommy ne me crut pas ; personne ne pouvait être plus charmant que Richard pendant un Week-end, j'imagine. Puis il me crut, mais cela ne servit à rien. Molly lui suggéra d'aller passer l'été chez son père afin (comme elle me l'expliqua) que le charme ait le temps de s'estomper. Il y alla. Six semaines. Charmante épouse conventionnelle. Trois adorables petits garçons. Richard qui revenait passer les week-ends avec des relations professionnelles. La bonne société locale. La prévision de Molly se vérifia, Tommy décréta que "les week-ends suffisaient". Elle en fut ravie. Trop tôt. La dispute d'aujourd'hui ressemblait à une scène de théâtre. Il entra avec l'idée précise qu'il devait prendre une décision à propos de son service militaire: il attendait visiblement que Molly lui conseille d'être objecteur de conscience. Bien entendu, Molly aurait aimé qu'il le soit, mais déclara que c'était à lui d'en décider. Il commença par expliquer qu'il s'estimait dans l'obligation d'effectuer son service militaire, puis se mit à attaquer la manière dont sa mère vivait, son activité politique, ses amis -tout ce qu'elle est. Ils étaient là, assis de part et d'autre de la table de la cuisine, Tommy, le visage obstinément renfrogné et buté contre elle, et Molly, très à l'aise et détendue, l'attention détournée par le déjeuner en train de cuire, sans cesse en train de courir au téléphone pour les affaires du Parti. Et lui, avec une patience rageuse, attendait après chaque appel qu'elle revienne. À la fin de ce long combat, il était arrivé à la décision d'être objecteur de conscience..." (traduction Albin Michel)
"To Room Nineteen" (1963)
Doris Lessing nous offre avec cette nouvelle, parue en 1963 dans le recueil "A Man and Two Women", une extraordinaire et poignante vision du contexte socio-psychologique imposé aux femmes dans les années 1960, l’impossibilité pour les femmes de trouver un espace pour elles-mêmes sans se heurter aux attentes familiales et sociales les plus oppressantes, voire les plus insidieuses. En choisissant une narration minimaliste mais introspective, Lessing montre comment le vide intérieur et les contradictions de la vie domestique peuvent submerger les individus. Cette nouvelle a marqué les esprits pour sa capacité à rendre compte de la fragilité mentale de celles qui se retrouvent ainsi soumises à de telles contraints. On peut certes en critiquer le pessimisme et son absence de solution, mais pour beaucoup, là réside justement la force de l'oeuvre ...
Le récit a pour personnage principal Susan Rawlings, une femme d’une quarantaine d’années, mariée à Matthew et mère de quatre enfants. Avec un mariage en apparence parfait et une maison confortable dans la banlieue de Londres, elle mène une vie que beaucoup considèreraient comme idéale. Pourtant, Susan ressent un vide intérieur grandissant et une aliénation qui lui retire insensiblement toute identité qui lui soit propre. Alors que les enfants grandissent et vont à l'école, elle se retrouve seule, sans occupation ni but autre que le rôle domestique qui lui a été assigné. Susan commence alors à ressentir le besoin de se retirer de sa vie quotidienne. Elle finit par louer en secret une chambre dans un hôtel bon marché, la fameuse "Room Nineteen", où elle cherche un espace d’indépendance et de tranquillité, loin des obligations familiales et conjugales. Cependant, même dans cette chambre, elle est hantée par une profonde tristesse et un sentiment d'inutilité. Au fil du temps, la pression mentale devient insoutenable et Susan en arrive à se suicider dans cette même chambre, symbolisant l'échec de sa tentative d'échapper aux contraintes sociales et à son rôle traditionnel de femme au foyer.
Un passage clé qui illustre le dilemme intérieur de Susan est lorsqu'elle ressent une "parfaite inutilité", soulignant le gouffre entre son confort matériel et son vide émotionnel : "For with all the new delights of the new-found freedom came a sense of perfect uselessness. She was there, alive, in a house with four children and a husband, and yet she could not account for herself in any satisfying way" (Car à tous les nouveaux plaisirs de la liberté retrouvée s'ajoutait un sentiment de parfaite inutilité. Elle était là, vivante, dans une maison avec quatre enfants et un mari, et pourtant elle ne pouvait rendre compte d'elle-même de manière satisfaisante). L'essence du conflit intérieur : elle est entourée de tous les signes extérieurs de réussite et de bonheur domestique, mais cela n’a aucun sens pour elle...
".. Both, before they married, had had pleasant flats, but they felt it unwise to base a marriage on either flat, because it might seem like a submission of personality on the part of the one whose flat it was not. They moved into a new flat in South Kensington on the clear understanding that when their marriage had settled down (a process they knew would not take long, and was in fact more a humorous concession to popular wisdom than what was due to themselves) they would buy a house and start a family.
And this is what happened. They lived in their charming flat for two years, giving parties and going to them, being a popular young married couple, and then Susan became pregnant, she gave up her job, and they bought a house in Richmond. It was typical of this couple that they had a son first, then a daughter, then twins, son and daughter. Everything right, appropriate, and what everyone would wish for, if they could choose. But people did feel these two had chosen; this balanced and sensible family was no more than what was due to them because of their infallible sense for choosing right.
« Avant de se marier, tous deux avaient eu des appartements agréables, mais ils ont estimé qu'il n'était pas judicieux de fonder un mariage sur l'un ou l'autre appartement, parce que cela pourrait sembler être une soumission de personnalité de la part de celui dont ce n'était pas l'appartement. Ils ont donc emménagé dans un nouvel appartement à South Kensington, étant entendu que lorsque leur mariage se serait stabilisé (un processus dont ils savaient qu'il ne prendrait pas longtemps et qui était en fait plus une concession humoristique à la sagesse populaire que ce qui leur était dû à eux-mêmes), ils achèteraient une maison et fonderaient une famille.
Et c'est ce qui s'est passé. Ils vécurent dans leur charmant appartement pendant deux ans, organisant des fêtes et s'y rendant, étant un jeune couple populaire, puis Susan tomba enceinte, elle abandonna son travail et ils achetèrent une maison à Richmond. C'était typique de ce couple : ils ont d'abord eu un fils, puis une fille, puis des jumeaux, un fils et une fille. Tout était parfait, approprié, et tout le monde aurait souhaité, s'il avait pu choisir. Mais les gens avaient le sentiment que ces deux-là avaient choisi ; cette famille équilibrée et sensée n'était rien de plus que ce qui leur était dû en raison de leur sens infaillible du bon choix.
And so they lived with their four children in their gardened house in Richmond and were happy. They had everything they had wanted and had planned for.
And yet …
Well, even this was expected, that there must be a certain flatness …
Yes, yes, of course, it was natural they sometimes felt like this. Like what?
Their life seemed to be like a snake biting its tail. Matthew’s job for the sake of Susan, children, house, and garden – which caravanserai needed a well-paid job to maintain it. And Susan’s practical intelligence for the sake of Matthew, the children, the house and the garden – which unit would have collapsed in a week without her.
But there was no point about which either could say: ‘For the sake of this is all the rest.’ Children? But children can’t be a centre of life and a reason for being. They can be a thousand things that are delightful, interesting, satisfying, but they can’t be a wellspring to live from. Or they shouldn’t be. Susan and Matthew knew that well enough...."
C'est ainsi qu'ils ont vécu avec leurs quatre enfants dans leur maison entourée d'un jardin à Richmond et qu'ils ont été heureux. Ils avaient tout ce qu'ils voulaient et tout ce qu'ils avaient prévu.
Et pourtant...
Eh bien, même cela était attendu, qu'il y ait une certaine platitude...
Oui, oui, bien sûr, il était naturel qu'ils se sentent parfois comme ça. Comme quoi ?
Leur vie ressemblait à un serpent qui se mord la queue. Le travail de Matthew pour le bien de Susan, des enfants, de la maison et du jardin - ce caravansérail avait besoin d'un travail bien rémunéré pour l'entretenir. Et l'intelligence pratique de Susan pour le bien de Matthew, des enfants, de la maison et du jardin - cette unité se serait effondrée en une semaine sans elle.
Mais il n'y avait pas de point sur lequel l'un ou l'autre pouvait dire : « Pour le bien de ceci, il y a tout le reste ». Les enfants ? Mais les enfants ne peuvent pas être le centre de la vie et la raison d'être. Ils peuvent être mille choses délicieuses, intéressantes, satisfaisantes, mais ils ne peuvent pas être une source de vie. Ou ils ne devraient pas l'être. Susan et Matthew le savaient assez bien.... »
" ... And it was so irrational that she checked herself. She would put the car into the garage, go up to her bedroom, and sit, hands in her lap, forcing herself to be quiet. She listened to Mrs. Parkes moving around the house. She looked out into the garden and saw the branches shake the trees. She sat defeating the enemy, restlessness. Emptiness. She ought to be thinking about her life, about herself. But she did not. Or perhaps she could not. As soon as she forced her mind to think about Susan (for what else did she want to be alone for?), it skipped off to thoughts of butter or school clothes. Or it thought of Mrs. Parkes. She realised that she sat listening for the movements of the cleaning woman, following her every turn, bend, thought. She followed her in her mind from kitchen to bathroom, from table to oven, and it was as if the duster, the cleaning cloth, the saucepan, were in her own hand. She would hear herself saying: No, not like that, don’t put that there.… Yet she did not give a damn what Mrs. Parkes did, or if she did it at all. Yet she could not prevent herself from being conscious of her, every minute. Yes, this was what was wrong with her: she needed, when she was alone, to be really alone, with no one near. She could not endure the knowledge that in ten minutes or in half an hour Mrs. Parkes would call up the stairs: “Mrs. Rawlings, there’s no silver polish. Madam, we’re out of flour.”
"... Et c'était tellement irrationnel qu'elle se contrôlait elle-même. Elle mettait la voiture au garage, montait dans sa chambre et s'asseyait, les mains sur les genoux, se forçant à rester silencieuse. Elle écoutait Mme Parkes se déplacer dans la maison. Elle regardait le jardin et voyait les branches secouer les arbres. Elle s'asseyait pour vaincre l'ennemi, l'agitation. Le vide. Elle aurait dû penser à sa vie, à elle-même. Mais elle ne le faisait pas. Ou peut-être ne le pouvait-elle pas. Dès qu'elle forçait son esprit à penser à Susan (car à quoi d'autre voulait-elle être seule ?), il s'envolait vers des pensées de beurre ou de vêtements d'école. Ou bien elle pensait à Mme Parkes. Elle se rendit compte qu'elle était assise en train d'écouter les mouvements de la femme de ménage, suivant ses moindres gestes, ses moindres courbes, ses moindres pensées. Elle la suivait dans son esprit, de la cuisine à la salle de bains, de la table au four, et c'était comme si le plumeau, le chiffon, la casserole étaient dans sa propre main. Elle s'entendait dire : Non, pas comme ça, ne mettez pas ça là.... Pourtant, elle se fichait éperdument de ce que faisait Mme Parkes, ou même si elle le faisait. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher d'être consciente d'elle à chaque instant. Oui, c'était bien là son problème : elle avait besoin, lorsqu'elle était seule, d'être vraiment seule, sans personne à proximité. Elle ne pouvait pas supporter de savoir que dans dix minutes ou dans une demi-heure, Mme Parkes l'appellerait dans l'escalier : « Mme Rawlings, il n'y a pas de cirage. Madame, nous n'avons plus de farine. »
"So she left the house and went to sit in the garden where she was screened from the house by trees. She waited for the demon to appear and claim her, but he did not.
She was keeping him off, because she had not, after all, come to an end of arranging herself.
She was planning how to be somewhere where Mrs. Parkes would not come after her with a cup of tea, or a demand to be allowed to telephone (always irritating, since Susan did not care who she telephoned or how often), or just a nice talk about something. Yes, she needed a place, or a state of affairs, where it would not be necessary to keep reminding herself: In ten minutes I must telephone Matthew about … and at half past three I must leave early for the children because the car needs cleaning. And at ten o’clock tomorrow I must remember.… She was possessed with resentment that the seven hours of freedom in every day (during weekdays in the school term) were not free, that never, not for one second, ever, was she free from the pressure of time, from having to remember this or that. She could never forget herself; never really let herself go into forgetfulness.
"Elle quitta donc la maison et alla s'asseoir dans le jardin, à l'abri des arbres. Elle attendit que le démon apparaisse et la réclame, mais il ne le fit pas.
Elle le tenait à distance, car elle n'avait pas fini de s'organiser.
Elle planifiait un endroit où Mrs Parkes ne viendrait pas la chercher avec une tasse de thé, ou une demande d'autorisation de téléphoner (toujours irritante, puisque Susan se moquait de savoir à qui elle téléphonait et à quelle fréquence), ou simplement une bonne discussion sur quelque chose. Oui, elle avait besoin d'un endroit, ou d'un état de choses, où il ne serait pas nécessaire de se rappeler sans cesse : Dans dix minutes, je dois téléphoner à Matthew à propos de... et à trois heures et demie, je dois partir plus tôt pour les enfants parce que la voiture doit être nettoyée. Et demain, à dix heures, je dois me souvenir.... Elle était possédée par le ressentiment que les sept heures de liberté de chaque jour (pendant les jours de semaine de l'année scolaire) n'étaient pas libres, que jamais, pas une seconde, elle n'était libérée de la pression du temps, de l'obligation de se souvenir de ceci ou de cela. Elle ne pouvait jamais s'oublier, jamais vraiment se laisser aller à l'oubli."
"Resentment. It was poisoning her. (She looked at this emotion and thought it was absurd. Yet she felt it.) She was a prisoner. (She looked at this thought too, and it was no good telling herself it was a ridiculous one.) She must tell Matthew—but what? She was filled with emotions that were utterly ridiculous, that she despised, yet that nevertheless she was feeling so strongly she could not shake them off.
The school holidays came round, and this time they were for nearly two months, and she behaved with a conscious controlled decency that nearly drove her crazy. She would lock herself in the bathroom, and sit on the edge of the bath, breathing deep, trying to let go into some kind of calm. Or she went up into the spare room, usually empty, where no one would expect her to be. She heard the children calling “Mother, Mother,” and kept silent, feeling guilty. Or she went to the very end of the garden, by herself, and looked at the slow-moving brown river; she looked at the river and closed her eyes and breathed slow and deep, taking it into her being, into her veins.
Then she returned to the family, wife and mother, smiling and responsible, feeling as if the pressure of these people—four lively children and her husband—were a painful pressure on the surface of her skin, a hand pressing on her brain. She did not once break down into irritation during these holidays, but it was like living out a prison sentence, and when the children went back to school, she sat on a white stone near the flowing river, and she thought: It is not even a year since the twins went to school, since they were off my hands (What on earth did I think I meant when I used that stupid phrase?), and yet I’m a different person. I’m simply not myself. I don’t understand it..."
"Le ressentiment. Il l'empoisonnait. (Elle a regardé cette émotion et l'a trouvée absurde. Pourtant, elle l'a ressentie.) Elle était prisonnière. (Elle regarda aussi cette pensée, et il ne servit à rien de se dire qu'elle était ridicule). Elle devait le dire à Matthieu, mais quoi ? Elle était remplie d'émotions tout à fait ridicules, qu'elle méprisait, mais qu'elle ressentait pourtant si fort qu'elle ne pouvait s'en défaire.
Les vacances scolaires arrivèrent, et cette fois elles durèrent près de deux mois, et elle se comporta avec une décence consciente et contrôlée qui la rendit presque folle. Elle s'enfermait dans la salle de bains et s'asseyait sur le bord de la baignoire, respirant profondément, essayant de se laisser aller à une sorte de calme. Ou bien elle montait dans la chambre d'amis, généralement vide, où personne ne s'attendait à la voir. Elle entendait les enfants appeler « Maman, Maman » et se taisait, se sentant coupable. Ou bien elle allait tout au bout du jardin, seule, et regardait la rivière brune qui coulait lentement ; elle regardait la rivière et fermait les yeux et respirait lentement et profondément, l'absorbant dans son être, dans ses veines.
Puis elle est retournée dans sa famille, épouse et mère, souriante et responsable, avec l'impression que la pression de ces gens - quatre enfants pleins de vie et son mari - était une pression douloureuse à la surface de sa peau, une main qui appuyait sur son cerveau. Elle ne s'est pas une seule fois énervée pendant ces vacances, mais c'était comme vivre une peine de prison, et quand les enfants sont retournés à l'école, elle s'est assise sur une pierre blanche près de la rivière qui coulait, et elle a réfléchi : Il n'y a même pas un an que les jumeaux sont allés à l'école, qu'ils ne sont plus entre mes mains (qu'est-ce que j'ai bien pu penser que je voulais dire en utilisant cette phrase stupide ? Je ne suis tout simplement pas moi-même. Je ne comprends pas..."
Se rendant dans la chambre d’hôtel, au tout début, Lessing exprime la recherche de Susan d’un espace pour elle-même, libre de toute contrainte : "elle était assise là, dans cette petite pièce sombre, une pièce où personne ne pouvait la trouver, où personne ne savait qu'elle était. Elle était assise là, en paix, seule, dans un état de non-pensée, sentant son être comme une chose en apesanteur qui planait dans le vide. Le sentiment du vide qui accompagne rapidement son isolement, souligne son terrible dilemme intérieur....
Lors du dénouement tragique, Doris Lessing évoquera l'échec de Susan à se réapproprier son identité, à travers un ultime moment de lucidité : elle regardera en elle et n'y trouvera RIEN, un vide là où il y aurait dû y avoir une personne, et s'est sentie désespérée parce qu'elle se trouvait maintenant dans une situation où elle ne pouvait pas trouver de réconfort. Tout l'impact destructeur d'un sentiment auquel on ne peut plus échapper ...
" ... Number 19 was the same. She saw everything with an acute, narrow, checking glance: the cheap shine of the satin spread, which had been replaced carelessly after the two bodies had finished their convulsions under it; a trace of powder on the glass that topped the chest of drawers; an intense green shade in a fold of the curtain. She stood at the window, looking down, watching people pass and pass and pass until her mind went dark from the constant movement. Then she sat in the wicker chair, letting herself go slack. But she had to be careful, because she did not want, today, to be surprised by Fred’s knock at five o’clock.
The demons were not here. They had gone forever, because she was buying her freedom from them. She was slipping already into the dark fructifying dream that seemed to caress her inwardly, like the movement of her blood … but she had to think about Matthew first. Should she write a letter for the coroner? But what should she say? She would like to leave him with the look on his face she had seen this morning—banal, admittedly, but at least confidently healthy. Well, that was impossible, one did not look like that with a wife dead from suicide. But how to leave him believing she was dying because of a man—because of the fascinating publisher Michael Plant? Oh, how ridiculous! How absurd! How humiliating! But she decided not to trouble about it, simply not to think about the living. If he wanted to believe she had a lover, he would believe it. And he did want to believe it. Even when he had found out that there was no publisher in London called Michael Plant, he would think: Oh poor Susan, she was afraid to give me his real name.
"Le numéro 19 était le même. Elle voyait tout d'un regard aigu, étroit et scrutateur : le brillant bon marché du satin qui avait été replacé négligemment après que les deux corps eurent terminé leurs convulsions sous lui ; une trace de poudre sur le verre qui surmontait la commode ; une nuance de vert intense dans un pli du rideau. Elle resta à la fenêtre, regardant les gens passer et repasser, jusqu'à ce que son esprit s'assombrisse à cause de ce mouvement constant. Puis elle s'est assise dans le fauteuil en osier, se laissant aller au relâchement. Mais elle devait faire attention, car elle ne voulait pas, aujourd'hui, être surprise par le coup de Fred à cinq heures.
Les démons n'étaient pas là. Ils étaient partis pour toujours, parce qu'elle achetait sa liberté auprès d'eux. Elle glissait déjà dans le rêve sombre et fructifiant qui semblait la caresser intérieurement, comme le mouvement de son sang... mais elle devait d'abord penser à Matthew. Devrait-elle écrire une lettre pour le coroner ? Mais que dire ? Elle aimerait le quitter avec l'air qu'elle avait vu sur son visage ce matin -anal, certes, mais au moins confiant dans sa santé. Bon, c'est impossible, on n'a pas cette tête-là avec une femme morte de suicide. Mais comment lui faire croire qu'elle mourait à cause d'un homme, à cause du fascinant éditeur Michael Plant ? Oh, que c'est ridicule ! Comme c'est absurde ! Quelle humiliation ! Mais elle décide de ne pas s'en préoccuper, tout simplement de ne pas penser aux vivants. S'il voulait croire qu'elle avait un amant, il le croirait. Et il voulait le croire. Même lorsqu'il avait découvert qu'il n'y avait pas d'éditeur à Londres qui s'appelait Michael Plant, il pensait : Oh, pauvre Susan, elle avait peur de me donner son vrai nom.
And what did it matter whether he married Phil Hunt or Sophie? Though it ought to be Sophie, who was already the mother of those children … and what hypocrisy to sit here worrying about the children, when she was going to leave them because she had not got the energy to stay.
She had about four hours. She spent them delightfully, darkly, sweetly, letting herself slide gently, gently, to the edge of the river. Then, with hardly a break in her consciousness, she got up, pushed the thin rug against the door, made sure the windows were tight shut, put two shillings in the meter, and turned on the gas. For the first time since she had been in the room she lay on the hard bed that smelled stale, that smelled of sweat and sex.
She lay on her back on the green satin cover, but her legs were chilly. She got up, found a blanket folded in the bottom of the chest of drawers, and carefully covered her legs with it. She was quite content lying there, listening to the faint soft hiss of the gas that poured into the room, into her lungs, into her brain, as she drifted off into the dark river."
Et qu'importait qu'il épouse Phil Hunt ou Sophie ? Et quelle hypocrisie de rester là à s'inquiéter pour les enfants, alors qu'elle allait les quitter parce qu'elle n'avait pas l'énergie de rester.
Elle avait environ quatre heures. Elle les a passées délicieusement, sombrement, doucement, en se laissant glisser doucement, doucement, jusqu'au bord de la rivière. Puis, à peine remise de ses émotions, elle se leva, poussa le mince tapis contre la porte, s'assura que les fenêtres étaient bien fermées, mit deux shillings dans le compteur et ouvrit le gaz. Pour la première fois depuis qu'elle était dans la chambre, elle s'allongea sur le lit dur qui sentait le renfermé, la sueur et le sexe.
Elle s'allongea sur le dos sur la couverture de satin vert, mais ses jambes étaient froides. Elle se leva, trouva une couverture pliée au fond de la commode et en couvrit soigneusement ses jambes. Elle était bien contente d'être allongée là, écoutant le léger sifflement du gaz qui se déversait dans la pièce, dans ses poumons, dans son cerveau, tandis qu'elle s'enfonçait dans la rivière sombre. »
"Briefing for a Descent Into Hell" (1971)
Dans ce roman jugé difficile et exigeant, mais aussi œuvre audacieuse qui bouscule normes littéraires et psychologiques, Doris Lessing nous propose une immersion complète dans le psychisme de son personnage, Charles Watkins, une démarche expérimentale qui fait écho aux œuvres modernistes tout en invitant à repenser fortement les concepts de folie et de normalité.
Le roman s'attache à Charles Watkins, un professeur de l’Université de Cambridge, qui est interné dans un hôpital psychiatrique après avoir été trouvé errant dans les rues de Londres, en proie à un état de confusion extrême. En réalité, ce que l’hôpital considère comme une "maladie mentale" est pour Watkins une sorte d’expérience mystique ou de voyage psychique (descent into hell). Pendant son hospitalisation, il oscille entre différents états de conscience et vit des visions grandioses et métaphoriques : il dérive sur un océan infini, traverse des paysages étranges, rencontre des êtres mystiques, et est guidé par des voix mystérieuses. Les médecins de l’hôpital vont tenter de le ramener à la réalité à travers des traitements psychiatriques. Mais pour Watkins, cette expérience est une quête intérieure, où il explore les tréfonds de sa psyché et ce qu'il perçoit comme des vérités spirituelles cachées. À travers ses visions, Watkins en vient à questionner les concepts de réalité et d’illusion, et se demande si sa folie n’est pas en fait une forme d’éveil.
Lessing en vient à se demander si ce que la société considère comme un délire ne pourrait pas en fin de compte qu'une forme de conscience supérieure ou une connexion à des vérités plus profondes. Par le biais des médecins et des traitements que subit Watkins, Lessing propose une critique des institutions médicales et psychiatriques. Elle remet en cause l'autorité de la science moderne à définir la réalité et à normaliser l'expérience humaine. Le traitement que subit Watkins illustre l’oppression de la société sur l’individu, particulièrement lorsque cet individu remet en question les structures de pensée dominantes.
L’une des premières visions de Watkins est marquée par une dérive dans un vaste océan, symbolisant à la fois son isolement et sa quête d’un but supérieur : "He was floating on an endless ocean, moving towards a shore that receded as he advanced, stretching his hand towards something solid and real, yet it slipped away… a reminder that all was illusion..."
"Canopus in Argos" (1979-1983)
C'esr avec cette série de science-fiction que Doris Lessing s'est tournée vers un autre univers :
"Canopus in Argos: Archives" est en effet une série de cinq romans écrits entre 1979 et 1983, qui explorent des thèmes liés à la politique, la sociologie, la biologie, et la psychologie à travers une approche de science-fiction. Cette série marque un tournant majeur dans la carrière littéraire de Lessing, qui y renonce à ses récits réalistes pour explorer l’évolution humaine dans un cadre extraterrestre et allégorique. Chaque roman de la série adopte une perspective différente mais s'inscrit dans un même univers, où des civilisations galactiques avancées, Canopus et Sirius, influencent la destinée des planètes qu’elles colonisent, surveillent, et modifient...
- "Shikasta: Re: Colonised Planet 5, Shikasta" (1979)
Ce premier volume présente la planète Shikasta (version dystopique de la Terre) sous l’influence de la puissante civilisation de Canopus. Cependant, à cause d’un alignement cosmique défavorable, Shikasta sombre dans le chaos, perdant les principes d’harmonie et de paix inculqués par Canopus. À travers les rapports de Johor, un agent canopéen, Lessing critique les aspects destructeurs des guerres, du capitalisme, et des divisions ethniques et idéologiques sur Terre. Le livre est un puissant commentaire sur la déshumanisation et la violence qui entravent le développement humain.
A noter, Johor observant la chute de la civilisation sur Shikasta avec tristesse et amertume, soulignant l’impuissance de Canopus face aux choix destructeurs de l’humanité : "It is not we who failed Shikasta; it is Shikasta who failed itself." La critique de Lessing envers la responsabilité humaine dans les problèmes mondiaux, suggérant que les civilisations ne peuvent être sauvées que si elles prennent en charge leur propre destin.
- "The Marriages Between Zones Three, Four, and Five" (1980)
Ce volume utilise la métaphore du mariage entre royaumes pour illustrer les interactions entre différentes cultures et types de sociétés. Zone Three est une société matriarcale, tandis que Zone Four est dominée par une hiérarchie masculine guerrière. La reine Al•Ith de Zone Three et le roi Ben Ata de Zone Four se marient par décret de Canopus. Leur union improbable symbolise la nécessité de collaboration entre cultures opposées. Ce livre questionne la nature des relations de pouvoir, de sexe, et de genre.
A noter Al•Ith exprimant ses frustrations envers les exigences de Canopus mais acceptant que son mariage avec Ben Ata soit une part nécessaire de l'évolution : "I am not meant to understand, only to do what is required, and that will be my understanding." C'est évoquer la soumission aux forces supérieures et la résilience nécessaire pour trouver un équilibre dans les relations humaines.
- "The Sirian Experiments" (1980)
Dans ce volume, Ambien II, une scientifique de Sirius, mène des expériences sociopolitiques sur Shikasta, offrant ainsi un point de vue sur les rivalités entre les empires galactiques de Canopus et de Sirius. Le livre interroge l'éthique de la colonisation, de l’expérimentation et de l'ingérence extérieure dans les affaires d’une civilisation. C’est une critique des manipulations politiques et des idéologies imposées, qui empêchent l’évolution libre des peuples.
The Sirian Experiments va révèler les doutes d’Ambien II, qui commence à s'interroger sur l’éthique des manipulations effectuées sur Shikasta : "What right have we to mold a people to our liking?" C'est une de Lessing à propos de l’ingérence des puissances étrangères dans les affaires intérieures des nations, et une métaphore de la colonisation.
- "The Making of the Representative for Planet 8" (1982)
Ce récit traite de la lutte d'une civilisation, habitant une planète froide et en déclin (Planet 8), pour survivre sous des conditions climatiques de plus en plus hostiles. Le personnage Doeg devient le représentant de sa planète en assistant son peuple à accepter sa destinée. Cette histoire est une réflexion poignante sur la mortalité, le sacrifice, et la résilience face à des forces inéluctables, symbolisant les défis écologiques de l’humanité.
- "The Sentimental Agents in the Volyen Empire" (1983)
Ce dernier vulme aborde la manipulation des idéologies et le langage comme outil de contrôle. Le Volyen Empire est une société traversée par divers courants politiques et diplomatiques, et les agents de Sirius tentent d’influencer ces forces. Cette satire aborde les dangers du langage politisé et les effets de la propagande sur les sociétés.
"The Good Terrorist" (1985)
Un roman dans lequel Doris Lessing renoue avec un réalisme impitoyable, empreint d'une ironie très forte. Lessing fut un temps une fervente marxiste et militante de gauche, mais elle a ensuite pris ses distances avec la politique, ressentant une désillusion totale envers les idéaux qu’elle avait autrefois portés. La politique, bien que nécessaire, ne peut résoudre tous les problèmes de la condition humaine, ni combler les besoins émotionnels et existentiels des individus...
La "bonne terroriste", c'est Alice Mellings qui, avec son petit ami Jasper, vient s'installer dans un "squat" où ils retrouvent d'autres "terroristes" d'appartenance politique incertaine. Alice semble, elle aussi, croire à la révolution qui mettra fin au capitalisme, mais ses origines bourgeoises la poussent instinctivement à prendre en main la survie du groupe, en essayant d'empêcher que soit démolie la maison qu`ils occupent et en n'hésitant pas à trouver par tous les moyens l`argent nécessaire, y compris en se rendant chez ses parents en leur absence pour les voler. C'est aussi un personnage dont l`immaturité s'oppose au comportement maternel dont elle fait montre à l'égard de ses camarades. Et soucieuse de redonner une allure respectable au squat, elle s`emploie, dans l`indifférence générale à en nettoyer et repeindre les différentes pièces et tente d`organiser une vie collective dont les autres squatters ne semblent sentir ni la nécessité ni le besoin. Car cette communauté n`est faite que d`individus égoïstes et mal dans leur peau, paumés désœuvrés et parfois suicidaires, dont Doris Lessing nous donne une description à la fois convaincante et assez terrifiante. Le groupe ne peut que se désagréger progressivement et le livre se termine sur la mort pitoyable de l`une d`entre eux, Faye, tuée dans l'explosion de la bombe qu`elle transportait en voiture avec Jasper en vue d'un dérisoire attentat ...
"Love, Again" (1995)
Un roman fascinant et d'autant plus audacieux que Doris Lessing ose ici explorer les complexités de l’amour et du désir à un âge avancé. Avec une rare introspection, elle s’interroge sur l’expérience émotionnelle de Sarah Durham, une femme de soixante-cinq ans qui redécouvre les tourments de l’amour. Le roman est à la fois un commentaire sur la vitalité émotionnelle au-delà de la jeunesse et une critique des illusions et des constructions culturelles entourant l'amour romantique.
Sarah Durham, une dramaturge et veuve âgée de soixante-cinq ans, tout en travaillant sur une pièce de théâtre sur l'histoire tragique de Julie Vairon, une poétesse et artiste créole du XIXe siècle qui va agir comme un miroir pour ses propres émotions, découvre de nouveaux désirs romantiques. Sarah développe des sentiments complexes pour plusieurs personnes dans la troupe théâtrale : deux hommes plus jeunes, Bill et Henry, et la jeune et talentueuse actrice sur le point de devenir la muse de tous, Stephen. Ces amours non réciproques ou impossibles suscitent en elle des réflexions sur la nature du désir, du passage du temps, et de l'impact de l'amour sur sa propre personnalité.
"The Grandmothers: Four Short Novels" (Les Grands-Mères, 2003)
Après deux romans autobiographiques ("Under My Skin: Volume One of My Autobiography, to 1949" et "Walking in the Shade: Volume Two of My Autobiography, 1949 to 1962"), Doris Lessing revient à la fiction avec "The Grandmothers". Le livre fait scandale lors de sa publication, l'intrigue suit le "parcours" de deux femmes mûres et belles, Roz et Lil, qui ont chacune une aventure sexuelle avec le fils de l'autre, Tom et Ian. «Une aventure qui n'est pas autobiographique, cette fois, mais je le regrette…», dira-t-elle.
"... La rupture de Roz et Harold ne perturba pas Lil et Theo. Depuis des années leur mariage n'était qu'une façade. Theo collectionnait les petites amies et - il s'en plaignait assez - ne pouvait se coucher nulle part sans trouver une fille dans son lit : il voyageait beaucoup pour sa société. Puis Theo trouva la mort dans un accident de la route, et Lil se retrouva veuve et riche, avec son fils Ian, le gamin difficile, si différent de Tom. Dans cette ville balnéaire, où le climat et le mode de vie exposent tant les êtres aux regards, il y avait deux femmes sans hommes et leurs deux petits garçons.
Un jeune couple avec ses enfants, c'est intéressant, un tournant, un moment de changement. Les jeunes parents, par définition des êtres sexuels avec, à la traîne ou courant dans leurs jambes, de ravissants rejetons, focalisent pour un temps les regards et attirent les commentaires. "Oh, quel adorable petit garçon! Quelle belle petite fille ! Comment t'appelles-tu ? Quel joli nom !" Et puis tout d'un coup - c'est du moins l'impression qu'on a - les parents, qui ne sont plus aussi jeunes, semblent perdre de leur stature, rapetisser même, il n'y a pas de doute, ils perdent de leur couleur et de leur éclat. "Quel âge a-t-il, disais-tu ? Elle doit avoir..." Les jeunes poussent comme des champignons et le glamour a changé ses quartiers. Ce sont les enfants que les regards suivent, plus leurs parents. "Ils grandissent si vite de nos jours, vous ne trouvez pas ?"
Ces deux femmes superbes, de nouveau réunies comme si les hommes n'étaient jamais entrés dans leur équation, allaient et venaient avec, à leurs côtés, les deux beaux adolescents : l'un plutôt délicat et poétique avec ses boucles décolorées qui lui retombaient sur le front, l'autre robuste et athlétique, inséparables comme l'avaient été leurs mères au même âge. Il y avait un père au tableau, Harold, monté dans le Nord, mais il s'était mis en ménage avec une jeune femme qui ne souffrait vraisemblablement pas des mêmes faiblesses que Roz. Il leur rendait visite, logeait dans la maison de Roz, mais pas dans la chambre conjugale - précaution qui frappait les deux anciens partenaires par son absurdité ; de son côté, Tom allait le voir à son université. Mais la réalité, c'étaient deux femmes ayant passé la trentaine et deux garçons qui n'étaient pas loin d'être des jeunes hommes. Les maisons, si proches, l'une en face de l'autre, semblaient appartenir à la fois aux deux familles. "Nous sommes une famille élargie", clamait Roz, qui n'était pas du genre à laisser une situation dans le flou. La beauté des jeunes gens, bon, ce n'est pas si simple. Les filles, oui, pleines de leurs œufs appétissants, nos mères à tous, c'est normal qu'elles doivent être belles, et d'habitude elles le sont, ne serait-ce même qu'un an ou un seul jour. Mais les garçons, pourquoi ? À quelle fin ? Il y a un âge, un âge éphémère, vers seize, dix-sept ans, où ils ont une aura poétique. On dirait de jeunes dieux. Il arrive que leur famille ou leurs amis soient intimidés par ces êtres qui ont l'air de visiteurs venus d'une atmosphère plus pure. Ils n'en ont souvent pas conscience, se faisant davantage l'effet de paquets mal ficelés qu'ils essaient d'empêcher de se défaire. Roz et Lil, qui se prélassaient sur la petite véranda dominant la mer, virent les deux garçons gravir le chemin, les sourcils légèrement froncés, balançant au bout de leurs bras leurs affaires de bain qu'ils mettraient à sécher sur le muret de la galerie. Ils étaient si beaux que les deux femmes s'assirent pour échanger un regard exprimant leur incrédulité.
- Mon Dieu ! souffla Roz.
- Oui, murmura Lil.
- C'est nous qui avons fait ça, c'est nous qui les avons faits, dit Roz.
- Si ce n'est pas nous, alors qui ? renchérit Lil.
Après s'être débarrassés de leurs maillots et de leurs serviettes, les garçons passèrent devant elles avec des sourires qui signifiaient qu'ils étaient occupés : ils n'entendaient pas qu'on les appelât pour manger, faire leur lit ou autre chose de si peu important.
- Mon Dieu ! répéta Roz. Attends, Lil...
Elle se leva et entra dans la maison, pendant que Lil attendait, souriant toute seule devant les façons mélodramatiques de son amie, comme cela lui arrivait souvent. Roz ressortit avec un livre à la main, un album de photos. Elle rapprocha son fauteuil de celui de Lil ; ensemble, elles tournèrent les pages montrant des bébés sur des plaids, des bébés au bain - elles-mêmes - puis leurs , "premiers pas", leurs "premières dents"-, et arrivèrent à la photo qu'elles savaient guetter toutes les deux : celle de deux jeunes filles de seize ans environ.
-- Mon Dieu ! souffla Roz.
- Nous n'étions pas trop mal nous non plus, approuva Lil.
De ravissantes jeunes filles, oui, absolument ravissantes, tout sucre tout miel. Mais si on prenait des photos d'Ian et de Tom maintenant, montreraient-elles vraiment leur séduction, qui vous coupe le souffle quand vous les voyez traverser une pièce ou sortir nonchalamment des vagues ? Elles s'attardèrent sur les pages qui leur étaient consacrées dans cet album, celui de Roz ; celui de Lil n'eût guère été différent. Des photos de Roz avec Lil. Deux jolies jeunes filles. Mais elles ne trouvèrent pas ce qu'elles cherchaient. Non, nulle part elles ne trouvaient l'éclat surnaturel qui illuminait leurs fils en ce moment. Et elles étaient toujours assises là, l'album ouvert sur leurs jambes brunes allongées côte à côte - elles étaient en bikini - quand les garçons sortirent de la maison, des verres de jus de fruits à la main. Ils s'installèrent sur le muret de la véranda et contemplèrent leurs mères, Roz et Lil.
- Que font-elles ? demanda sérieusement Ian à Tom.
- Mais que font-elles ? répéta solennellement Tom, blaguant comme toujours.
D'un bond il se releva, jeta un coup d'œil sur la page ouverte, moitié sur les genoux de Roz moitié sur ceux de Lil, et reprit sa place.
- Elles admirent leur beauté quand elles étaient des nymphettes. N'est-ce pas, maman ? lança-t-il à Roz.
- C'est vrai, avoua Roz. Tempus fugit. Il fuit, il coule comme toute chose. Vous n'en avez pas idée, pas encore. Nous avions envie de voir à quoi nous ressemblions voilà toutes ces années...." (traduction I.D.Philippe, Flammarion).
"Alfred and Emily" (Alfred et Emily, 2008)
"Alfred et Emily" devait être le dernier roman de Doris Lessing, mais elle en publiera finalement quatre autres après celui-ci. C'est un hommage à ses parents, Alfred Taylor et Emily McVeagh, dont la vie, comme tant d'autres, fut bouleversée par la Grande Guerre, hommage aussi à la liberté qui lui fut donné lors de son enfance...