Caraïbe anglophone - C.L.R.James (1901-1988), "Miny Alley" (1936) - V.S. Naipaul (1932-2018), "A House for Mr Biswas" (1961), "The Mimic Men" (1967), "In a Free State" (1971), "A Bend in the River" (1979), "The Enigma of Arrival" (1987) - Derek Walcott (1930-2017), "Omeros" (1990) - Wilson Harris (1921-2018), "Guyana Quartet" (1962-1963) - ....
Lastupdate: 31/12/2016
"The world is what it is ; men who are nothing, who allow themselves to become nothing, have no place in it" (Le monde est ce qu'il est ; les hommes qui ne sont rien, et qui se laissent devenir rien, n'y ont pas leur place) - Le journaliste et activiste politique de la Trinidad, CLR. James (1901-1989) écrivit avec "Miny Alley" (1936) l'un des premiers romans des Caraïbes, mais d'autres auteurs se confrontèrent bientôt au problème particulier de leur identité antillaise. Le commentateur et romancier particulièrement caustique, également de la Trinidad, VS. Naipaul (né en 1932), devint célèbre avec des œuvres comme "A House for Mr Biswas", puis en vint à élargir ses horizons pour aborder les sociétés post-coloniales en Afrique, en Asie, et dans les Caraïbes. Auteur de plus d’une trentaine de livres de fiction et de non-fiction, il obtint le prix Booker en 1971, et le prix Nobel, en 2001. Avant de s’établir en Angleterre, Naipaul a grandi à Trinidad dans une communauté d’immigrants indiens et sa représentation des peuples colonisés a souvent été sévèrement jugée par les critiques, la jugeant mal inspirée, raciste et sexiste, c'est-à-dire reflet de nombre de préjugés eurocentriques. D'autres l'ont lu comme un autodépravé et autocritique, s'étant engagé à décrire sa propre implication dans ce qu’il voyait comme le malaise du monde postcolonial. Au fond, ne reflétant que les immenses et profondes contradictions inhérentes au monde post-colonial qu’il a observé avec tant de précision. Le jeune Naipaul, à l'époque de la décolonisation, a éprouvé « l'intuition d'un monde en mouvement, d'un monde perturbé», d'un monde (colonial) produit d'un dérèglement dont il n'a pu saisir les origines et les conséquences lorsqu'il l'a rencontré pour la première fois en lui-même. Et bien qu'il ne l'ait pas réalisé à l'époque, il finira par être convaincu, semble-t-il, que sa tâche d'écrivain est de découvrir une forme adéquate aux « mondes que je contenais en moi, aux mondes dans lesquels je vivais » (the worlds I contained within myself, the worlds I lived in). Son Nobel de littérature ne récompense-t-il pas une oeuvre "qui nous pousse à voir la présence de l’histoire refoulée"...
Trinité-et-Tobago est un État insulaire situé dans la région des Caraïbes, au large de la côte nord-est de l'Amérique du Sud (à seulement 11 kilomètres de la côte du Venezuela), une colonie britannique qui devint une nation indépendante au sein du Commonwealth britannique le 31 août 1962 et une république en 1976 ...
Il est au final singulier de voir combien C.L.R. James, V.S. Naipaul, Derek Walcott et Wilson Harris, entre autres (Jean Rhys, Sam Selvon, Kamau Brathwaite), sont parvenus à donner aux Caraïbes, tant marquées par le colonialisme, l’esclavage, et une grande diversité culturelle entre Asie et Afrique, un rang d’espace littéraire mondial et de réflexions sur ces questions profondes que sont l’identité, l’histoire, et la condition humaine ....
C.L.R.James (1901-1988)
"Minty Alley" (1936), "The Black Jacobins"(1938), "Beyond a Boundary" (1963)
Cyril Lionel Robert James James est né dans une famille de la classe moyenne à Trinité (Tunapuna), alors colonie britannique, a fréquenté le Royal College, la meilleure école du pays, où il est devenu joueur de cricket et athlète passionné. Après avoir travaillé comme enseignant, il s'installe à Port of Spain, la capitale de Trinité, commence à écrire , publie trois nouvelles, "La Divina Pastora" (1927), "Triumph" et "Turner’s Prosperity" (tous deux dans le magazine Trinidad, 1929), et s'intéresse rapidement à l'histoire coloniale et au rôle des Noirs dans les luttes révolutionnaires mondiales. En 1932, il quitte la Trinité pour la Grande-Bretagne, s’installe dans le Lancashire avec son ami, le grand joueur de cricket et futur homme politique trinidadien Learie Constantine. Correspondant du Manchester Guardian pour la rubrique sur le cricket, il s'implique de plus en plus dans la politique marxiste, de tendance trotskiste, publie "World Revolution", 1917-1936. "The Rise and Fall of the Communist International" (1937), qui retient l'intérêt de Trotski et de George Orwell. Pendant cette même période, C. L. R. James commence à militer, notamment à l'intérieur de l'International Service Bureau, en faveur des peuples colonisés. Il signe une pièce sur la révolution haïtienne qui éclata dans les années 1790, intitulée "Toussaint L'Ouverture" et représentée à Londres en 1936. Deux ans plus tard, il publie "The Black Jacobins"; largement applaudie par la critique, cette étude marxiste d'un mouvement mené par des esclaves lui vaudra une renommée internationale. Il a par ailleurs fréquenté les cercles littéraires anglais et a rencontré Edith Sitwell, à Bloomsbury, poétesse et essayiste ("The English Eccentrics", 1933).
En 1938, il gagne les États-Unis. Il fut trotskyste pendant de nombreuses années, visitant Trotsky chez lui au Mexique et rencontra également Frida Kahlo et Diego Rivera. James a vécu aux États-Unis de 1938 à 1953, avant de rejeter le trotskysme en 1951. Il a été emprisonné à Ellis Island en 1953 pour avoir laiss expiré son visa, puis a quitté le pays avant d’être expulsé. Il est retourné volontairement en Grande-Bretagne en 1953 puis à Trinidad pour les célébrations de la nouvelle Fédération des Antilles en 1958, où il a édité le journal pro-indépendance du Mouvement national populaire, le Nation. En Grande-Bretagne, il a vécu à Hampstead et à Willesden, puis à Brixton, où il est mort en 1989. Son autre ouvrage très célèbre est "Beyond a Boundary" (1963), où il évoque l'importance du cricket dans la mentalité britannique et dans l'histoire des Caraïbes, et un livre sur Kwame Nkrumah, le premier dirigeant du Ghana après l’indépendance, qu’il avait connu comme étudiant ("Nkrumah and the Ghana Revolution", 1977).
James n’a jamais écrit qu’un seul roman, "Minty Alley" (1936), le premier roman d’un écrivain noir des Caraïbes à être publié en Angleterre (la comédie de Samuel Selvon, "The Lonely Londoners", qui traite des Noirs des Caraïbes nouvellement arrivés à Londres, date de 1956). Il ne faisait pas encore partie de cette vague des écrivains de l’ère Windrush comme Wilson Harris, George Lamming, Edgar Mittelholzer, V. S. Naipaul, Andrew Salkey et Samuel Selvon, qui purent bénéficier du mouvement d'ampleur de migration des Caraïbes vers la Grande-Bretagne. On a oublié qu'entre 1948 et 1971, environ 500.000 personnes ont émigré vers la Grande-Bretagne en provenance des pays du Commonwealth, des milliers d’hommes et de femmes des Caraïbes qui se sont battus pour la Grande-Bretagne pendant la Deuxième Guerre mondiale (environ 10000 soldats des Caraïbes britanniques ont combattu pour l’armée britannique, et 6000 autres dans la Royal Air Force). La plupart sont retournés aux Caraïbes à la fin de la guerre : la génération des Windrush a eu une incidence culturelle importante sur la société britannique d’aujourd’hui.
James était dans les années 1930 un solitaire ...
"Minty Alley" (1936)
Ecrit en 1928 et se déroulant à Port of Spain, la capitale de Trinidad, "Minty Alley" est un roman colonial, plus que post-colonial, écrit trente-trois ans avant que Trinidad n’obtienne son indépendance en 1962. Mais les structures impériales britanniques qui ont gouverné ce pays ne sont pas au centre du roman : cette chronique de la vie quotidienne dans une maison de pension à Trinité est centrée sur la communauté des Caraïbes, un microcosme en relation avec lui-même. Ils ne sont pas des étrangers dans un environnement hostile qui lutte pour être accepté, même si beaucoup d’entre eux ont l’ambition d'émigrer, mais sont parmi les leurs et mènent une vie ordinaire au sein d’un réseau compliqué de relations divertissantes. On anticipe ici sur les bases du roman le plus célèbre de Naipaul, "A House for Mr Biswas" (1961). Pour le lecteur contemporain, on plonge dans une société qui date de près d’un siècle, ce qui nous montre que si les circonstances sont différentes, nos passions essentielles, nos préoccupations et nos ambitions restent les mêmes.
"Haynes concluded his calculations and decided that he could not continue to live in the whole house. He would occupy two rooms and let the rest as soon as he could; but leave the house, that he would not do." Haynes, est un jeune homme de la classe moyenne éduquée de Trinité, perd à la mort de sa mère, toute stabilité financière et doit emménager dans une maison de pension située à Minty Alley, un quartier modeste de Port of Spain. Ce déménagement va marquer une rupture avec son ancien mode de vie confortable et le plonger dans une réalité sociale inconnue. Haynes, un solitaire dont toute l'existence était jusque-là tracée par sa mère, se mue en observateur attentif des locataires de la pension : un microcosme social issu des classes populaires, tenu par Miss Atwell, une femme énergique et pragmatique qui jongle avec les problèmes financiers et les tensions sociales entre ses locataires. On y rencontre Benoit, un homme charismatique mais manipulateur, souvent impliqué dans des disputes; Maisie, une jeune femme ambitieuse, qui rêve d’une vie meilleure; Ella, femme douce mais vulnérable, souvent en conflit avec les autres locataires. Haynes observe, non sans fascination, les interactions entre les locataires, marquées par des rivalités, des alliances, et des drames personnels. Et malgré les disputes qui éclatent fréquemment, la maison reste un espace de solidarité dans l’adversité. Les intrigues amoureuses jouent un rôle central dans les conflits. Haynes va être est progressivement entraîné dans la vie de la pension, devenir un confident pour certains locataires et se retrouve impliqué dans leurs conflits, mais surtout découvre des dimensions de l’humanité qu’il ignorait auparavant : celles des réalités sociales de Trinité et du rôle à tenir dans une société coloniale marquée par les inégalités.
Le chapitre qui décrit l’arrivée de Haynes, qui vient d’un milieu aisé, dans la maison de pension tenue par Miss Atwell, est souvent considéré comme emblématique. Il établit le cadre du roman tout en introduisant les thèmes centraux et les personnages clés. Son arrivée dans cette maison marque le début de son immersion dans un monde qui lui est étranger : et les dialogues du roman vont nous révéler de nouveaux modes de relations humaines et de nouvelles formes de société enracinées dans les désirs et les aspirations des classes les plus populaires d'une société coloniale des Caraïbes, loin, très loin du vide des Antilles instruites. "Minty Alley" a ouvert la voie à d'autres écrivains caribéens, comme Derek Walcott et V.S. Naipaul ...
V.S. Naipaul (1932-2018)
Né en 1932 à Trinidad, alors colonie britannique (ses ancêtres étaient des paysans du nord de l’Inde qui avaient été emportés à la fin du XIXe siècle pour travailler comme ouvriers sous contrat dans les plantations de sucre de Trinidad), V.S. Naipaul (Sir Vidiadhar Surajprasad Naipaul), écrivain d'origine indo-trinidadienne et lauréat du Prix Nobel de littérature en 2001, écrivit exclusivement en anglais. Bien que ses œuvres reflètent ses racines indiennes et son héritage culturel caribéen, il choisit l'anglais comme langue d'expression littéraire, tout en intégrant des éléments culturels et linguistiques issus de l’hindi et les dialectes indiens (cf. ses dialogues et descriptions de la communauté indo-trinidadienne dans des œuvres comme "A House for Mr. Biswas", mais aussi le créole trinidadien, l’ourdou et l’hindoustani). Personnalité controversée, beaucoup ne l'ont abordé qu'en distinguant l’individu, jugé désagréable, et l’écrivain, accompli. L'homme aux opinions tranchées et au franc-parler, pour son regard distant et parfois condescendant sur les cultures qu’il décrivait, ses observations sur l’Inde ("India: A Wounded Civilization", 1977), et l’islam politique ("Among the Believers", 1981, "Beyond Belief", 1998), trop alignées sur les valeurs occidentales, ses commentaires sur les femmes écrivaines, notamment Jane Austen, - et les femmes en général-. On peut citer l'écrivain indien Amitav Ghosh à ce sujet ; "[Naipaul’s] views and opinions I almost always disagreed with: some because they were founded on truths that were too painful to acknowledge; some because they were misanthropic or objectionable; and some because they came uncomfortably close to being racist…. Yet he was writing of matters that no one else thought worth noticing; he had found words to excavate new dimensions of experience.".
L'auteur est donc fermement apprécié pour son style précis et dépouillé, son pessimisme profond envers les sociétés post-coloniales, - qu'il décrit souvent comme stagnantes ou dysfonctionnelles -, et son extrême acuité qui sait d'emblée déceler toutes les contradictions humaines, les failles culturelles ou les tensions sociales. "A House for Mr Biswas "(1961), inspiré de la vie de son père, conte l'histoire de Mohun Biswas, un homme luttant pour trouver une maison et une identité dans une société coloniale chargée d'ambiguïtés. "The Mimic Men" (1967) pourfend les élites post-coloniales et leur tentative d’imiter les anciens colonisateurs. "A Bend in the River" (1979) est un roman sombre sur l’Afrique post-coloniale, marqué par la corruption et la violence...
"The World Is What It Is" est citée comme la biographie autorisée de V. S. Naipaul, écrite par Patrick French (2008) et dont le titre reprend la célèbre phrase d’ouverture du livre de Naipaul, "A Bend in the River".
"The Mystic Masseur" (1957)
Ce premier roman de l'écrivain trinidadien V. S. Naipaul met en scène un personnage issu du
peuple dans le contexte politique de l'indépendance des Caraïbes, alors que les divisions de races et de classes semblent faire place à un nouvel esprit nationaliste. Sur un mode volontiers humorístique, l`histoire de l'instituteur Pandít Ganesh est contée, accumulant les
coïncidences, tandis que le héros ne manque pas d'insister sur sa prédestination. Cet ancien
mauvais élève -ne doit de pouvoir quitter un métier d`enseignant dont il s'acquitte mal qu`au décès providentiel de son père, qui lui laisse des actions pétrolières.
Stupide et entêté dans son désir d'écrire. il compose un opuscule sur la religion hindoue. qu'il ne parvient pas à placer. ll devient alors "masseur mystique" et, mêlant la charlatanerie à l'apparat (il se drape dans d`imposants costumes traditionnels), il parvient à établir sa réputation après avoir débarrassé un jeune Noir d'un sentiment obsessionnel de culpabilité. La fortune lui sourit et il se trouve élu, comme représentant de l'opposition, à l'assemblée législative lors du premier scrutin universel de la nation indépendante.
Son opportunisme l'incite bientôt à devenir un pilier du gouvernement en place : décoré par la Grande-Bretagne., il se trouve envoyé en tournées à l`étranger pour défendre sa politique coloniale. Ses manières jadis frustes s`européanisent et, dans un parfait mimétisme, il devient un "Britannique à la peau noire" sans souffrir des complexes analysés par Frantz Fanon. Pour parachever sa métamorphose, il change de nom et devient G. Ramsay Muir, Esq.. chevalier de l`ordre de l'empire Britannique.
Trop caricatural pour être vraisemblable, le cheminement de Ganesh vers le succès en ce monde attire l`attention sur l'artificialité de la passation des pouvoirs lors des indépendances formelles et les conséquences à long terme de la colonisation culturelle dans l'esprit des anciens sujets de l'Empire. Naipaul montre aussi comment l'effondrement de la culture indienne traditionnelle ne donne lieu qu'à un comportement mimétique, au mépris des valeurs individualistes positives de l`Occident lui-même. La moralité n'a plus cours face à l'opportunisme, la liberté devient dérision quand l`ancien opprimé l'utilise à des fins égoïstes au détriment du bien commun.
Ce récit, qui aurait pu être désespérément moralisateur, demeure léger, le ton badin. Naipaul s'essaie à peindre, sans trop prendre parti, une situation sociale complexe tout en s`abstenant de condamner totalement son personnage dans le style des romanciers anglais de la fin du XIXe siècle ...
"A House for Mr Biswas" (1961)
Issu d'une famille indienne ayant immigré à Trinidad, dans les Antilles, au XIXe siècle, Vidiadhar Suraiprasad Naipaul obtient une renommée internationale avec ce roman qui restitue le contexte dans lequel il a grandi. Le personnage principal, Mohun Biswas, doit lutter pour construire sa propre maison, pour subvenir aux besoins des siens, et pour échapper à une belle-mère envahissante. Confronté aux injustices du colonialisme et au déracinement, il est également tiraillé par des tensions entre l'individu et la famille.
Les Tulsis, une famille influente et étendue, décident de déménager à Shorthills, une propriété spacieuse mais délabrée en dehors de la ville. Mr. Biswas, qui s'est toujours senti marginalisé dans le monde des Tulsis, voit ce déménagement comme une opportunité de se rapprocher de l'indépendance qu'il désire ardemment. Cependant, à son arrivée, il découvre que Shorthills est un lieu isolé, mal entretenu, et difficile à gérer. Shorthills va devenir un microcosme de la famille Tulsis, avec ses alliances et ses querelles. Les tensions entre Mr. Biswas et les autres membres de la famille, particulièrement avec Seth (le patriarche autoritaire), s'exacerbent dans cet environnement confiné. Mr. Biswas, incapable de s’intégrer pleinement, se sent de plus en plus frustré par la dépendance de sa famille envers les Tulsis. Mais cette maison, symbole de grandeur initialement promise, va rapidement se détériorer, reflet de l’échec collectif de la famille à s’adapter à son nouvel environnement, absurdité des ambitions collectives des Tulsis et nécessité pour Mr. Biswas de trouver sa propre voie...
"DESPITE THE solidity of their establishment the Tulsis had never considered themselves settled in Arwacas or even Trinidad. It was no more than a stage in the journey that had begun when Pundit Tulsi left India. Only the death of Pundit Tulsi had prevented them from going back to India; and ever since they had talked, though less often than the old men who gathered in the arcade every evening, of moving on, to India, Demerara, Surinam. Mr Biswas didn’t take such talk seriously. The old men would never see India again. And he could not imagine the Tulsis anywhere else except at Arwacas. Separate from their house, and lands, they would be separate from the labourers, tenants and friends who respected them for their piety and the memory of Pundit Tulsi; their Hindu status would be worthless and, as had happened during their descent on the house in Port of Spain, they would be only exotic..."
"The Shorthills Adventure" est sans doute l'un des chapitres les plus emblématiques du roman, celui dans lequel Mr. Biswas, sa femme Shama, et leurs enfants déménagent dans une grande maison à Shorthills, une propriété appartenant à la famille Tulsis...
Ce roman reste le chef-d'œuvre de l'écrivain trinidadien V. S. Naipaul. Très autobiographique, en dépit du recul ironique avec lequel il traite de la carrière d'un Indien désargenté mais né dans la caste enviée des brahmanes, il évoque l'adolescence de l`auteur, certains membres de sa famille, dont son père. Seepersad Naipaul, lui-même écrivain, issu d`une famille pauvre d'immigrants hindous, et parlant l'hindi. L'imagination revendique pourtant ses droits dans cette épopée du Nouveau Monde qui retrace les difficultés, les triomphes et les déconvenues d'un fils du peuple en route vers le succès et l'acculturation.
"TEN WEEKS before he died, Mr Mohun Biswas, a journalist of Sikkim Street, St James, Port of Spain, was sacked. He had been ill for some time. In less than a year he had spent more than nine weeks at the Colonial Hospital and convalesced at home for even longer. When the doctor advised him to take a complete rest the Trinidad Sentinel had no choice. It gave Mr Biswas three months’ notice and continued, up to the time of his death, to supply him every morning with a free copy of the paper.
Mr Biswas was forty-six, and had four children. He had no money. His wife Shama had no money. On the house in Sikkim Street Mr Biswas owed, and had been owing for four years, three thousand dollars. The interest on this, at eight per cent, came to twenty dollars a month; the ground rent was ten dollars. Two children were at school. The two older children, on whom Mr Biswas might have depended, were both abroad on scholarships.
It gave Mr Biswas some satisfaction that in the circumstances Shama did not run straight off to her mother to beg for help. Ten years before that would have been her first thought. Now she tried to comfort Mr Biswas, and devised plans on her own.."
Le prologue nous montre le héros au sommet de sa carrière et à la fin de sa vie : il possède sa propre maison mais va mourir d`une maladie du cœur. Le retour en arrière qui décrit les étapes de son ascension sociale met surtout en lumière les humilíations subies et le caractère dérisoire de sa réussite. Propriétaire, il est enfin respecté par son épouse, Shama, née dans le riche clan commerçant des Tulsi, dont Biswas a trop longtemps dû supporter la promiscuité et le mépris. Sonhumour l'aide à se venger de leur comportement hautain qui l'exclut, mais il tend surtout à compenser son inférioríté par une conduite d'évasion.
Son monde favori n'est ni la ville grouillante ni les campagnes arriérées, quoique splendides, de son île, mais c`est l`univers fabuleux de la littérature britannique, pleine d'exotisme et de merveilleux pour qui la voit depuis les tropiques. Ses classiques suscitent son émulation maladroite d'écolier et, plus tard, sa carrière de journaliste infatigable et de pamphlétaire contenu. Un roman qui parle d'écriture prise souvent au pied de la lettre puisque Biswas débute comme peintre d'enseignes, mais aussi d`accomplissement de soi au sein d`un univers indifférent. Ce milieu à la fois fruste et avide semble incapable de comprendre une âme délicate d'artiste; au mieux, ses élites demeurent de médiocres copies de cercles culturels métropolitains.
A côté de ce thème récurrent de la vocation artistique contrariée, Naipaul sait peindre en réaliste et en satiriste la quotidienneté pleine d'humour, de vitalité, d'invention, de réactions inattendues, d`une existence en commun au sein de la demeure imposante de Hanuman House. Les personnages, dont aucun n'est secondaire même si certains restent épisodiques, sont hauts en couleur; la métaphore animale sert volontiers à caractériser les humains, tout comme le symbole de la maison sous-tend et structure la quête d'un chez soi, et d`un quant à soi. L'individualisme s`oppose à la communauté forcée, les valeurs européennes du succès à une solidarité qui semble de mise mais qui est illusoire.
(Trad. Gallimard, 1964)
"The Mimic Men" (1967, Les Hommes de paille)
Un roman jugé comme l'une des oeuvres de V.S. Napaul les plus riches après "Une maison pour M. Biswas". Il reprend une situation déjà évoquée et dénoncée, sur un ton plus léger, dans "Le Masseur mystique", mais cette fois c'est une carrière individuelle, caractérisée par le mimétisme qui pousse l'ancien colonisé à imiter ses maîtres de naguère, et devient le symbole du comportement décevant de toute une génération : celle qui a bénéficié de la chance historique de vivre l'avènement de son pays à l'indépendance politique et de mettre la main sur quelques fragments du pouvoir abandonné par la métropole.
Le héros est un Indien de haute caste, Ralph Kripal Singh, qui manque moins d'éducation que de volonté, moins d'initiative que de but cohérent, de persévérance que d`honnêteté. Il évoque ses souvenirs d`enfance, ses études en Angleterre, son retour au pays après l'indépendance et son exil définitif. Singh, de manière significative, n'a pas réussi à s'insérer dans le contexte pluri-ethnique de son île, sa nouvelle nation. Il se perçoit sous les traits d`un étranger et se considère comme une sorte d`exilé dans un pays du Tiers-Monde, loin de la chère Angleterre de Shakespeare et de Dickens, des hivers enneigés et des jonquilles, qu'il a découverte dans ses lectures...
S'évadant dans un monde fantastique où il cherche sa gratification de manière infantile, le citoyen du Tiers-Monde court au désastre. Tandis que les membres de la classe moyenne se réfugient dans les signes matérialistes de leur statut économique et dans un rituel social imitant celui des cercles coloniaux, le peuple s'évade grâce à l`opium de la religion, ou bien substitue à la lutte des classes les clivages des races et des groupes ethniques dans un particularisme exacerbé par la quête de boucs émissaires.
Le récit est fait par le protagoniste lui-même, sous forme d'évocation de ses souvenirs, et s`il se trouve soumis à une critique, celle-ci reste implicite. Mais la narration n'est pas linéaire et un va-et-vient plein d'hésitations semble seul commander l'ordre de ces fragments, de ces bribes décousues de vie qui refont surface. Le contraste semble un principe unificateur plus que la continuité logique, soulignant ainsi le manque de plan de cette existence et l`exil vis-à-vis de soi-même qui mutile à jamais ce "réfugié" loin de ses racines. Naipaul met en scène le caractère doux-amer de l'existence de l'ancíen colonisé dans le "Londres des Noirs" et le perpétuel déplacement de ceux qui croient, à tort, s`y trouver un jour acceptés. (Trad. Bourgois, 1991).
"The Mimicry of Power" (Chapitre 5) - "The sanctions my mother had invoked on the docks were not important. We were a haphazard, disordered and mixed society in which there could be nothing like damaging exclusion; and before the end of that first fortnight we had found ourselves attached to theneutral, fluid group which was to remain ours for the next five or six years. The men were professional, young, mainly Indian, with a couple of local whites and coloured; they had all studied abroad and married abroad; on Isabella they were linked less by their background and professional standing than by their expatriate and fantastically cosmopolitan wives or girl friends. Americans, singly and in pairs, were an added element. It was a group to whom the island was a setting; its activities and interests were no more than they seemed.
There were no complicating loyalties or depths; for everyone the past had been cut away. In that fortnight we got to know as much about the group as there was to know; all that followed was repetition and ageing. But at the beginning we were dazzled. We had come to the island expecting the meanness and constriction of island life; we were dazzled, as by the sunlight itself, by the freedom which everyone who welcomed us proclaimed by his behaviour. The clothes! So light, so fresh, so prodigally changed! We were dazzled to be among the rich, to be considered of their number; and to get, from this, the conviction that in such a setting a com parable wealth would soon be ours as well. Austerity and prudence were forgotten. In that fortnight we spent! We gave as much as we received. We consumed quantities of champagne and caviar. It was part of the simplicity of our group; we loved champagne and caviar for the sake of the words alone..."
Retour de Ralph Singh, le narrateur et protagoniste, sur sa brève carrière politique sur l’île fictive d’Isabella, une ancienne colonie britannique : issu de la classe aisée d'Isabella, il s'est engagé en politique dans l'espoir de transformer son île natale t se voyait alors comme un acteur du progrès et de la modernité. Mais rapidement confronté à la réalité d’une société coloniale marquée par le népotisme, la division raciale, et l'absence d’une véritable souveraineté, Singh réalise que son engagement politique n’est qu’un exercice de "mimétisme". Les dirigeants locaux, y compris lui-même, imitent les structures de pouvoir des anciens colonisateurs sans en comprendre pleinement la signification. Le chapitre incarne le concept central du roman : le mimétisme des structures coloniales par les élites post-coloniales. Singh et ses collègues imitent les institutions britanniques sans véritable compréhension ni contrôle, ce qui conduit à un parfait simulacre de pouvoir. Ces sociétés, ne sont devenues indépendantes qu'en théorie, et restent piégées dans des systèmes imposés par leurs anciens maîtres...
"A Bend of the River" (A la courbe du fleuve, 1979)
"In a Free State" " (1971), "A Bend of the River" et "The Enigma of Arrival" (1987), avec leur ton sombre et grave, une sagesse mélancolique, trois romans parmi les plus réussis de V.S. Naipaul, et de ces trois, "A Bend in the River" est peut-être le meilleur...
"À la courbe du fleuve" a pour base factuelle un article de Naipaul sur le président zaïrois Mobutu "Un nouveau roi pour le Congo" (1975), de même que la trame de son roman "Guerilleros" reposait sur son article sur "Les Tueries à Trinidad".
Le narrateur, que des générations de résidence ont peu à peu africanisé, est un musulman d'origine indienne. Salim nourrit peu d'illusions, mais un certain fatalisme qui s'accompagne chez lui d'une véritable admiration pour l'homme fort, ce qui lui permet de retracer sans la condamner l'ascension du Grand Homme, "the Big Man" président de cet Etat sans nom (le Zaïre, à noter une scène étonnante où le président – clairement une version de Mobutu – parle à la radio), qui va forger son propre mythe très "Afrique noire" avec l'aide d'un historien blanc dont la femme entretient une liaison passionnée avec Salim...
Celui-ci quitte la côte Est et refuse la prison d'un mariage bourgeois pour s'aventurer à l'intérieur du continent, ce véritable "cœur des ténèbres" conradien qu'est d'abord pour lui la boucle du fleuve où il a acquis sans l'avoir vue une vieille boutique. Les Européens sont pour la plupart déjà tous partis et il se retrouve donc en territoire inconnu et dangereux. Parmi ses clients, une femme des tribus qui visite son magasin et vend des amulettes et des potions; un vieux prêtre belge collectionneur de masques et de sculptures africaines; des entrepreneurs en plein essor, dont un compatriote indien qui ouvre un fast-food en ville sous l'enseigne de Bigburger; mais aussi la marchande Zabeth et son fils Ferdinand : il devient le protégé de Salim, l'envoie à l'école et observera sa transformation d'un moins que rien en un gouverneur et administrateur politiquement engagé...
Dans un contexte si hautement politisé et qui appelle la critique, la présence du fleuve Congo, véritable personnage, transforme pourtant ce qui débute comme un pamphlet virulent contre les échecs du Tiers-Monde en un projet devenu esthétique.
Dans ce qu'on nomme doctement l'intertextualité d'un subtil dialogue avec Conrad, des questions essentielles viennent à être posées : reconnaissance des normes de la civilisation et de leur écroulement, définition de la "sauvagerie". Les gens de la forêt massacrent le père Huismans, un Européen, et plantent sa tête au bout d'un piquet.
Cette vision des choses selon laquelle l`Afrique révèle la sauvagerie tapie dans l'être humain n`a pas manqué de passer pour complice du néo-colonialisme.
Certes, Naipaul dénonce le Grand Homme et il hésite à présenter en Ferdinand un nouveau héros pour l'Afrique, mais en laissant le Grand Homme à l'arrière-plan, il parvient à ne pas remettre en question la légitimité de ses principes libérateurs et révolutionnaires. Le statut de réfugié de Salim permet aussi d'explorer le thème de l'exil. En outre, l'opposition entre le village et la brousse, devenue quasi archétypique, structure le roman : une lutte continuelle se déroule entre l'invasion destructrice de la végétation, le retour de la forêt vierge (domaine des rebelles) et les réalisations précaires de la modernité.
L'intrigue du roman exploite de même la notion de temps, temps de la durée lente contre temps fragmenté du "développement" , comme si l'Afrique possédait sa propre temporalité, naturelle et lente, et que les lndépendances ont suscité un tourbillon de destructions et de reconstructions qui coupe le continent actuel de sa mémoire, de l`Histoire ancestrale. Si Naipaul refuse de glorifier les nations décolonisées, la critique caustique de leurs faiblesses et des excès sanglants de leurs dirigeants se veut positive (Trad. Albin Michel, 1982).
Dans un chapitre emblématique, "The Domain" (Chapitre 3), Salim, le narrateur, un marchand d'origine indienne s’installe dans une ville sans nom au bord d’un grand fleuve africain pour échapper à la stagnation économique de sa région d'origine. "The Domain", centre culturel et éducatif, une création de l’État post-colonial, est présenté comme un centre de modernité et de progrès, censé représenter l’avenir de l’Afrique indépendante. Il est dirigé par Raymond, un intellectuel européen respecté, et sa femme, Yvette. Salim commence à fréquenter cet espace, attiré par son apparence cosmopolite et ses promesses de renouveau. Raymond, historien et conseiller du "Grand Homme" (le président dictatorial du pays), incarne l’élite intellectuelle qui justifie les politiques autoritaires sous couvert d’idéalisme. Il est à la fois admiré et méprisé par les locaux, et son rôle soulève des questions sur la légitimité des élites dans le contexte post-colonial. Salim est fasciné mais également sceptique quant aux idées de Raymond, qui semblent déconnectées de la réalité africaine. Il développe une relation ambivalente avec Yvette, la femme de Raymond, une liaison, marquée par des tensions sexuelles et émotionnelles, alors que Salim ne sait comment trouver sa place dans un monde en transition. D'autant que "The Domain", tant vanté comme un symbole de progrès, devient un projet qui se fragilise sous la dépendance du pouvoir capricieux du "Grand Homme". Salim ne peut qu'observer la corruption, l’instabilité, et la désintégration sous-jacente à cette façade de modernité...
"In a Free State" (1971)
Prologue, from a Journal: The Tramp at Piraeus - ONE OUT OF MANY - TELL ME WHO TO KILL - IN A FREE STATE - Epilogue, from a Journal: The Circus at Luxo - .
De la signification et des limites de la liberté. Un recueil de deux nouvelles et un court roman (encadrés par un prologue et un épilogue en forme de journal intime) qui a remporté le Booker Prize en 1971 et ainsi consolidé la réputation de Naipaul comme un écrivain majeur. Un titre ironique, un pays africain fictif qui symbolise de nombreuses nations post-coloniales en proie à des luttes internes après l’indépendance : Naipaul critique ici la fragilité des structures politiques héritées du colonialisme. D'un côté, un président militaire et un roi rival, issus de groupes ethniques différents, affrontement pour le pouvoir et exacerbation des tensions ethniques et sociales. De l'autre, des expatriés représentant l’héritage ambigu du colonialisme et la difficulté pour les anciens colonisateurs de se réconcilier avec une réalité post-coloniale...
Dans "One Out of Many", Santosh, le narrateur et protagoniste, est un domestique travaillant pour un fonctionnaire indien dans son pays d’origine : une vie simple et sans ambition, se contentant de suivre les routines de son maître. Lorsque son maître est nommé à un poste diplomatique à Washington, D.C., Santosh décide de le suivre, séduit par l'idée d'une vie meilleure dans une ville qu’il imagine pleine de richesses et de possibilités. Mais le choc culturel est immense : il va devenir au fil du récit un étranger dans tous les sens du terme, étranger à son pays d’origine, étranger dans son nouveau pays, et étranger à lui-même...
"Tell Me Who to Kill" est raconté par un homme caribéen dont le nom n’est pas mentionné, mais qui partage une relation fusionnelle avec son jeune frère, Dayo. Celui-ci émigrera vers l'Angleterre et s'y intègrera sans le moindre problème, ce que ne parvient à faire le narrateur qui s'éloignera définitivement de son frère : sacrifice et trahison...
Dans les deux cas, la liberté ne semble possible qu'avec la perte des repères qui conféraient tant signification et sécurité au pays natal ...
Au début de "In Free State", il s’agit simplement d’un voyage en voiture à travers l’Afrique. Deux Anglais, Bobby, fonctionnaire avec un penchant pour les garçons africains, et Linda, - femme d’un fonctionnaire britannique, cynique et désabusée, exprimant un mépris à peine voilé pour l’Afrique et ses habitants -, retournent dans leur enclave après un séjour dans la capitale. Mais entre les deux, un pays dont la misère et les tensions ethniques suggèrent l’Ouganda d’Idi Amin. Tout au long de leur trajet, ils traversent des paysages africains magnifiques mais aussi des villages détruits, des checkpoints militaires, et une violence latente. Leur statut d’étrangers blancs les rend à la fois vulnérables et arrogants. Ils se sentent détachés des conflits locaux mais ne peuvent échapper à leurs implications. À un moment donné, leur voiture sera arrêtée à un poste de contrôle militaire, où ils sont confrontés à des soldats armés : une scène marquée par une tension palpable, reflétant l'instabilité et la menace constante. Toute la vieille assurance coloniale s'est effritée. Et bien qu’ils parviennent à continuer leur voyage, cet incident renforce leur sentiment de vulnérabilité et d'impuissance dans un pays qu’ils n'ont aucune chance de comprendre ...
"An Area of Darkness" (1964)
Ecrit sous la forme d’un journal de voyage et basé sur le premier qu'il fit en Inde, le pays de ses ancêtres, dans les années 1960, ce livre est aussi une réflexion personnelle et une critique socioculturelle : on y retrouve toutes les tensions entre l’héritage indien de Naipaul, ses attentes, et la réalité qu’il découvre sur place. Sa plongée dans les réalités sociales et culturelles de la terre des ancêtres, - indépendante depuis peu (1947) -, villages, villes, temples, et marchés mêle fascination et dégoût. Un des chapitres emblématiques est "The Ceremony of the Train". Il est ici frappé par l’état des wagons, les foules chaotiques, et l’intensité de la vie publique qui se déroule dans cet espace clos. Le train devient un véritable microcosme de l’Inde, bruyant, surpeuplé, et lieu d'une scène récurrente : les passagers qui se préparent à effectuer leurs ablutions matinales. Un choc face à cette démonstration publique d’intimité devant laquelle il se sent à la fois étranger et lié à cette réalité, une partie de son héritage qu’il ne comprend pas totalement. Une scène qui permet également d'illustrer les inégalités et les réalités économiques qui contraignent les gens à vivre leur vie quotidienne dans des espaces publics : un symptôme, pour Naipaul, des difficultés profondes de la société indienne. Beaucoup en Inde ont perçu cette œuvre comme une caricature injuste du pays, alimentée par les préjugés de l'auteur ...
"The Enigma of Arrival" (1987)
Un roman semi-autobiographique souvent interprété comme une réflexion de Naipaul sur lui-même. Le narrateur, un écrivain d’origine caribéenne, s’installe dans un cottage situé sur un domaine rural près de Salisbury, en Angleterre : une vallée du Wiltshire, au coeur du "Wessex" de Thomas Hardy. Toute l'imagination anglaise. Il décrit son voyage et son installation dans un qui invite à la quiétude et à l'inspiration. Dès le départ, le narrateur établit un parallèle entre son arrivée et une peinture de Giorgio de Chirico intitulée "The Enigma of Arrival", qui symbolise l’idée d’un moment de transformation et d’adaptation. Le narrateur observe et décrit minutieusement les paysages de la campagne anglaise, les saisons, et les habitants du domaine rural, des descriptions, empreintes de poésie et d'émerveillement. Mais il note également les signes de déclin de cette campagne, des bâtiments en ruine, des traditions en voie de disparition, et des habitants vieillissants. Il va développer des relations discrètes avec les personnes vivant autour de lui, notamment Jack, un vieil homme qui s’occupe du jardin, et Mr. Phillips, le propriétaire du domaine, des relations qui permettent d'introduire des réflexions sur son propre parcours, de ses racines caribéennes à sa carrière d’écrivain : et notamment l’impact du colonialisme sur sa propre identité, se sentant à la fois lié et si distant de la culture britannique.
Le chapitre "Jack's Garden" est souvent considéré comme le plus emblématique de "The Enigma of Arrival", la métaphore est évidente, métaphore de la vie, de la beauté éphémère et de la lutte contre une dégradation inévitable qui emporte jusqu'aux créations les plus soigneusement conçues. La mort de Jack, le jardinier, va marquer un tournant dans le récit, plus qu'un rappel de sa propre mortalité, ce qui l’amène à réévaluer sa place dans le monde et son rôle d’écrivain...
Dans ses ouvrages, notamment "Among the Believers: An Islamic Journey" (1981) et sa suite "Beyond Belief: Islamic Excursions Among the Converted Peoples" (1998), V.S. Naipaul adopte une vision critique et souvent controversée de l'islam.
Dans "Among the Believers : An Islamic Journey" (1981), il nous donne sa vision, à travers des observations et nombre d'entretiens, de l'impact de l'islamisme et de la montée du fondamentalisme dans quatre pays musulmans non arabes. Il arrive ainsi en Iran peu après la Révolution islamique de 1979 et observe les bouleversements sociaux, politiques et religieux causés par l'établissement d'une théocratie sous l'ayatollah Khomeini. Il discute avec des Iraniens de différents milieux, enregistrant tout à la fois l'euphorie révolutionnaire et les désillusions naissantes. Le Pakistan qu'il aborde est celui du régime militaire du général Zia-ul-Haq, où la loi islamique (charia) était mise en œuvre de manière stricte. Naipaul interroge des intellectuels, des ouvriers, et des religieux, et note que l'islamisation est utilisée pour renforcer un État militaire tout en marginalisant les minorités et les femmes. En Malaisie, Naipaul tente de comprendre comment l'islam joue un rôle dans la construction de l'identité nationale du pays, à distance d'une forte minorité chinoise : il note les efforts du gouvernement pour promouvoir une forme d'islam modéré et moderne. Enfin, l'Indonésie permet à Naipaul d'explorer le lien complexe entre religion et politique dans le pays à la plus grande population musulmane au monde : il y observe la coexistence des pratiques religieuses locales avec l'islam orthodoxe importé.
En conclusion ses critiques sont particulièrement fortes :
- Naipaul considère que l'islam, en particulier dans les sociétés converties (comme celles de l'Iran, du Pakistan, de l'Indonésie ou de la Malaisie), tend à effacer les identités culturelles préexistantes : il critique ce qu'il appelle une "perte d’identité", où les traditions locales et les histoires nationales sont souvent rejetées au profit d’une culture islamique uniformisée.
- Il critique la politisation de l'islam, la manière dont l'islam est utilisé comme un outil politique dans les pays qu'il visite : il y voit la religion souvent instrumentalisée pour renforcer le pouvoir des élites ou justifier des régimes autoritaires.
- Il exprime un scepticisme quant à la compatibilité de l'islam, tel qu'il est pratiqué dans certains pays, avec les exigences de la modernité : et refus d'examiner de manière critique l'histoire et la pratique de l'islam.
- Enfin, Naipaul souligne que la montée du fondamentalisme islamique dans les années 1970 et 1980 est souvent liée à une quête identitaire dans des sociétés en crise : les tensions post-coloniales, les échecs économiques, et les inégalités sociales poussent des population à chercher refuge dans une vision idéalisée de l'islam. Un recours au fondamentalisme qu'il juge comme une réaction simpliste et dangereuse quant aux innombrables défis complexes que pose modernité. D'autant qu'il perçoit souvent l'individu dans ce contexte comme écrasé par une identité collective imposée.
"India: A Million Mutinies Now", V.S. Naipaul (1990)
Un titre qui reflète l’idée que l’Inde est traversée par d’innombrables révoltes, grandes et petites, contre les structures traditionnelles, des "mutineries" qui ne sont pas nécessairement violentes, mais qui témoignent d’un profond besoin de changement. Des révoltes qui proviennent, de plus, de groupes et d’individus autrefois marginalisés, qui réclament leur place dans une société en transition. Naipaul retourne ainsi en Inde après une absence de plusieurs années et, contrairement à ses précédents ouvrages sur le pays, où il avait exprimé une vision sombre et désenchantée, il aborde ici l’Inde avec une ouverture accrue et une curiosité pour les transformations qui s’y opèrent. Il reconnaît ici une société en évolution, capable de surmonter ses contradictions. Une grande partie du livre est constituée de récits individuels, basés sur des entretiens avec des personnes de tous horizons, des militants politiques et religieux, des femmes, des entrepreneurs et artistes, des Dalits qui luttent pour leurs droits et leur dignité dans une société encore marquée par des hiérarchies rigides, des villes comme Bombay (Mumbai), Calcutta (Kolkata), et Madras (Chennai) ...
"Half a Life" (V.S. Naipaul, 2001)
Dans un récit qui emprunte le visage de Willie Chandran, un homme d’origine indienne, et qui se déplace avec une rapidité onirique de l’Inde à l’Angleterre et à l’Afrique, le lauréat du prix Nobel V. S. Naipaul a produit, peut-être, son meilleur roman à ce jour.
Le protagoniste, Willie Somerset Chandran, est né dans une famille de caste mixte en Inde. Son prénom est inspiré de Somerset Maugham, un écrivain britannique que son père admirait.
Le père de Willie, un brahmane, s'est marié à une femme d’une caste inférieure en guise de protestation contre le système des castes et les attentes sociales. Cependant, ce mariage devient une source de frustration pour les deux parents, et Willie hérite de ce ressentiment, qui se transforme, en grandissant, en véritable mépris et honte de l'héritage reçu.
Willie quitte l’Inde pour étudier à Londres. Là, il espère se réinventer et échapper à son passé. Cependant, il reste profondément marqué par son sentiment d’infériorité et son incapacité à s’intégrer pleinement dans la société britannique. À Londres, il commence à écrire des nouvelles semi-autobiographiques, influencées par sa propre histoire et son identité fragmentée. Ces récits lui permettent de trouver un semblant de reconnaissance, mais ils ne comblent pas son vide intérieur.
C'est alors l'Afrique. "The Arrival in Africa" (Deuxième partie) est sans doute la partie la emblématique de "Half a Life". Willie rencontre Ana, une femme d’origine portugaise et africaine, qui est impressionnée par ses écrits : elle vit en Afrique, où sa famille possède une plantation. Séduit et attiré par l’idée d’une nouvelle vie, Willie la suit donc en Afrique. Cependant, dès son arrivée, il se rend compte qu’il est encore plus étranger dans ce nouvel environnement. En complète dépendance vis-à-vis d’Ana, il ne travaille pas et passe ses journées à observer ce qui se passe autour de lui, ainsi la plantation autour de laquelle se tissent les relations entre les colons, les Africains locaux, et les métisses comme Ana, tout l'héritage complexe du colonialisme. Et Willie ne parvient ni à se lier aux travailleurs locaux ni à s’intégrer dans la communauté des expatriés ..
Willie aura ainsi passé ainsi une grande partie de sa vie à fuir, sa famille, son pays, ses relations, et finalement lui-même, tout en étant partagé entre plusieurs mondes, son héritage indien, la culture occidentale, et la réalité post-coloniale africaine. Si sa quête de liberté lui paraît essentielle, elle reste insaisissable ...
Après 18 ans passés en Afrique, Willie décide de quitter Ana et la plantation. Il quitte l'Afrique comme il a quitté l'Asie. Et il réalise qu’il a été incapable jusque-là de s’engager pleinement dans quoi que ce soit : son mariage, son travail, ou son identité. Débute une sorte de quête personnelle pour trouver un sens à sa vie, bien que l’issue reste très ambiguë...
Derek Walcott (1930-2017)
Omeros (1990), Dream on Monkey Mountain (1970), In a Green Night (1962)
Derek Walcott est né à Sainte-Lucie, une petite île des Caraïbes, dans une famille créole. Son père, Warwick Walcott, était peintre et poète, mais il est décédé lorsque Derek avait un an. Sa mère, Alix, était enseignante et a encouragé son intérêt pour la littérature. Walcott a étudié à l’Université des Indes occidentales (UWI) à Kingston, en Jamaïque, où il s'est spécialisé en littérature anglaise. Dès l’âge de 14 ans, il avait publié son premier recueil de poèmes, 25 Poems (1948), grâce à un prêt de sa mère. Il s’est également investi dans le théâtre, fondant le Little Carib Theatre à Trinidad et le Trinidad Theatre Workshop en 1959. Sa réputation va grandir avec des recueils comme "In a Green Night: Poems 1948–1960" (1962) et "The Gulf" (1969), les paysages et l'histoire des Caraïbes, la quête identitaire dans un monde post-colonial.
En 1990, il publie "Omeros", une épopée moderne qui sera largement acclamée, qui lui assurera une place parmi les grands écrivains du XXe siècle. Walcott a enseigné dans plusieurs universités prestigieuses, notamment à l’Université de Boston, où il a influencé de nombreux jeunes écrivains.
"Omeros" (1990)
Derek Walcott fut célébré pour sa capacité à transformer les paysages, les histoires et les cultures des Caraïbes en œuvres poétiques et théâtrales d’une portée universelle. C'est avec un héritage marqué par sa quête de réconciliation entre les héritages culturels multiples, qu'il s'est imposé comme une voix puissante et intemporelle dans la littérature post-coloniale.
'Omeros" est une épopée moderne inspirée d’Homère, transposée dans les Caraïbes (plus précisément sur l'île natale de l'auteur, Sainte-Lucie), mêlant histoires locales et mythes universels. Achille est ici un pêcheur descendant d’esclaves, qui représente l’homme enraciné dans les traditions et la nature. Hector, un autre pêcheur, rival d’Achille, qui aspire à une vie moderne et meilleure, mais au prix de sa rupture avec la tradition (il abandonnera la pêche pour devenir chauffeur de taxi). Helen, une jeune femme d’une beauté exceptionnelle qui travaille comme servante et provoque la rivalité entre Achille et Hector : elle symbolise à la fois une femme réelle et une métaphore des Caraïbes, désirées et disputées. Enfin, le narrateur, un alter ego de Walcott, qui voyage entre Sainte-Lucie, l’Europe et l’Amérique du Nord, réfléchissant sur son propre passé, la colonisation, et son rôle d’écrivain.
"Omeros" n’a pas une intrigue linéaire traditionnelle, mais tisse plusieurs récits entrelacés, alternant entre les Caraïbes, l’Europe, et l’Afrique. L’épopée est divisée en sept livres, chacun composé de plusieurs chapitres en vers libres. Les récits alternent entre différents personnages et lieux, mêlant mythologie et réalités historiques.
Achille et Hector se disputent pour l’amour d’Helen. Leur rivalité culmine dans un combat où Achille tue Hector. C'est un combat dépourvu de l’héroïsme épique de l’Antiquité mais ancré dans une réalité plus banale, empreinte de frustration et de désespoir. Après le meurtre, Achille entreprend un voyage introspectif en Afrique, à la recherche de ses racines ancestrales. Il découvre l’histoire de ses ancêtres esclaves et approfondit ainsi son lien avec la diaspora africaine. La mer joue un rôle central dans l’épopée, symbolisant à la fois la connexion historique entre les continents (l’esclavage transatlantique) et l’immuabilité face aux bouleversements humains.
Wilson Harris (1921-2018), "Guyana Quartet" (1962-1963)
Wilson Harris est né dans une famille créole d'origine africaine, européenne, et amérindienne. Cette diversité culturelle a profondément influencé son écriture. Il a étudié à Georgetown, la capitale de la Guyane britannique, où il s'est formé comme géomètre, une expérience menée sur les vastes territoires de la Guyane qui lui a fourni une connaissance intime de la forêt amazonienne et des paysages de son pays natal. En 1959, Harris s'installe à Londres, où il vit jusqu'à sa mort.
Bien qu'il ait quitté la Guyane, ses écrits restent profondément enracinés dans les paysages, l'histoire et les mythologies de son pays. Il a publié une vingtaine de romans, ainsi que des essais critiques et une trentaine de pièces ("Dream on Monkey Mountain", 1967), "Ti-Jean and His Brothers", 1958). Son style distinctif, souvent qualifié de mystique et expérimental, repousse les limites des genres littéraires traditionnels : ses œuvres intègrent des éléments de mythologie indigène, africaine, et occidentale, créant un univers riche et multidimensionnel. De même la forêt, les rivières, et les montagnes de la Guyane jouent un rôle central dans ses romans, souvent décrits comme des entités vivantes et spirituelles.
"Palace of the Peacock" (1960), son premier roman est aussi le plus emblématique de son œuvre : il raconte le voyage d’un groupe d’hommes à travers une rivière de la Guyane, une quête mystique marquée par des visions et des expériences transcendantales. Un roman qui inaugure son "Guyana Quartet", une série de quatre livres explorant les paysages et les mythes de la Guyane : "Palace of the Peacock", "The Far Journey of Oudin" (1961), "The Whole Armour" (1962), et "The Secret Ladder" (1963).
"Palace of the Peacock" (1960, Le Palais du paon)
Donne, planteur si tyrannique qu'il ne trouve personne pour travailler sous ses ordres, décide de remonter le fleuve pour engager de force des Amérindiens dispersés dans la grande forêt de l`intérieur. L`équipage comprend des représentants de chacun des groupes ethniques qui composent la Guyane. Dans ce mícrocosme se rejouent allégoriquement les haines et les divisions entretenues par l'Histoire. Les hommes découvrent bientôt qu`un autre équipage, portant les mêmes noms a péri dans les rapides. Leur réapparition provoque la consternation dans les populations environnantes. Le voyage apparaît de plus en plus comme une quête au-delà de la mort.
L`intérêt de cette œuvre réside autant dans le traitement du sujet que dans l`intrigue ; le voyage à la fois dantesque et conradien au cœur des ténèbres est empreint de connotations alchímiques et bibliques. Mariella. la muse amérindienne que Donne entraîne de force avec lui, est à la fois Marie et Béatrice. Les membres de l`expédition découvrent que l'Eldorado tant vanté par les conquistadores se trouve en eux-mêmes pour peu qu`ils acceptent de se départir de leur perception matérialiste pour acquérir un regard visionnaire. La tyrannie fait place à la compassion, l`ambition individuelle à la découverte de réseaux subtils de communauté. Le temps linéaire s'efface devant les révélations de la synchronicité. La création privilégie les développements métaphoriques, les enchaînements de paradoxes, le lecteur abandonne la logique réaliste et plonge dans un univers tourbillonnant de miroirs, de sons, de couleurs.(Trad. Belfond, 1993)
"The secret Ladder" (1963, L'échelle secrète)
Dans ce livre aux fortes connotations autobiographiques, Fenwick et ses hommes effectuent des mesures hydrologiques dans la brousse guyanaise. Rapidement leur entreprise se heurte à l'hostilité de Poséidon, vieux chef d'une communauté d'Africains, descendants des "marrons" réfugiés dans la forêt pour fuir l'esclavage. Fenwick, qui représente la science matérialíste et le "progrès" et ignore l'attachement presque métaphysique des Noirs à cette maigre terre gagnée de haute lutte, est soupçonné de préparer l'expropriation des gens de Poséidon. Progressivement, Fenwick se trouve impliqué dans une confrontation qui bouleverse sa perception du monde. Refusant la manière forte préconisée par son adjoint Jordonne, il cherche à établir une communication véritable avec les rebelles.
Ce roman allégorique, tenu pour le plus abordable de l'auteur, rejoue les drames de la conquête et ouvre sur des perspectives visionnaires. La limpidité apparente ne doit pas faire oublier le travail grâce auquel Wilson Harris creuse la langue, dynamise la perception métaphorique qui ouvre sur des perspectives pratiquement infinies. (Trad. Belfond, 1981).