Thomas Pynchon (1937), "V" (1963), "The Crying of Lot 49" (1966),  "Gravity's Rainbow" (1973) - Joseph Heller (1923-1999) , "Catch 22" (1961) - John Kennedy Toole (1937-1969), "A Confederacy of Dunces" (1961) - ...

Lastupdate: 31/12/2016


Hemingway se suicide le dimanche 2 juillet 1961 : c'est tout un chapitre de la littérature américaine qui se clôt, un chapitre qui a débuté en 1804 avec la fameuse expédition de Meriwether Lewis et de William Clark qui traverse les États-Unis jusqu'à la côte Pacifique, mais le style Hemingway va trouver dans les années soixante matière à se ressourcer. L'Amérique sort de l'époque d'Eisenhower et de sa torpeur pour basculer dans une décennie de violence qui débute avec le meurtre du président John Fitzgerald Kennedy, le 22 novembre 1963 à Dallas, et se termine avec celui de l'actrice Sharon Tate par Charles Manson, le 9 août 1969 à Los Angeles. Entre temps, Thomas Pynchon a su capter la mutation de cette nouvelle sensibilité qui sourd progressivement et voient déferler dans la littérature américaine tous les soubresauts qui agitent la société  : "Civil Rights Movement, feminism, antiwar protests, minority activism, and the arrival of a counterculture whose effects are still being worked through American society".  A peine en a-t-on terminé avec les dernières séquelles de la Seconde guerre mondiale (Catch 22) qu'il faut affronter l'onde de choc psychologique et existentielle que constitue la Guerre du Vietnam...

< The American Novel. Norman Mailer in Brooklyn, June,1965 >

 

Parmi les écrivains représentatifs de la décennie, figurent :  Joseph Heller (Catch 22), Ken Kesey (One Flew Over the Cuckoo's Nest, 1962), Edward Albee (Who's Afraid of Virginia Woolf?, 1962), Walker Percy (The Moviegoer, 1962) , Betty Friedan (The Feminine Mystique, 1963), Donald Barthelme (Come Back, Dr. Caligari, 1964), Truman Capote (In Cold Blood, 1966), Thomas Pynchon (V, 1963; The Crying of Lot 49, 1966), John Barth (Giles Goat-Boy, 1966), Richard Brautigan (Trout Fishing in America, 1967), Norman Mailer (The Armies of the Night, 1968), Tom Wolfe (The Electric Kool-Aid Acid Test, 1968), Charles Bukowski (Notes of a dirty old man, 1969). Tous cultivent, à leur façon, dans une Amérique qui domine l'Occident mais qui doit affronter la nouvelle menace que pose la Guerre froide, une dérision absolue qui met en relief la futilité de la vie...

<Lewis Carroll's Alice in Wonderland Illustrated by Ralph Steadman 1973>

 


Joseph Heller (1923-1999)
Aux côté des oeuvres de Roth, Vonnegut, Pynchon, Joseph Heller ouvre la voie à une nouvelle écriture du roman américain, l'approche réaliste et austère de la décennie précédente est battue en brèche,  par un écrivain qui en appelle directement à son expérience personnelle et utilise un langage délirant, des situations grotesques ou décalées pour aborder des contextes psychologiques ou sociologiques les plus larges possibles. N'importe quelle raison de mourir est aussi une excellente raison de vivre, écrit Joseph Heller.

 

 "Catch 22" (1961)
Le Capitaine Joseph Yossarian, personnage principal, appartient à une escadrille de bombardiers basée en Méditerranée pendant la Seconde guerre mondiale. Il est totalement indifférent aux idéaux patriotiques et considère que l'armée n'a comme seul et unique objet que de l'envoyer délibérément à une mort prématurée. Il va donc passer une grande partie de l'ouvrage à imaginer avec créativité des stratagèmes pour éviter de participer à la moindre mission. La guerre est ainsi abordée est transposée en une guerre mettant aux prises les américains eux-mêmes. Mais le piège se referme, l'article 22 du règlement intérieur de la base prévoit en effet que "Quiconque veut se faire dispenser d'aller au feu n'est pas réellement fou." L'ouvrage est devenu l'un des livres cultes des pacifistes opposés à la guerre du Viêt Nam.

 

"Notre histoire, écrit Thomas Pynchon, dans "Gravity's Rainbow" (1973), n'est qu'un agrégat de derniers instants". Le "roman encyclopédique" fait son entrée en littérature : l'intrigue s'enrichit de multiples dimensions et d'une infinité de sujets puisés dans l'histoire, les sciences, les arts, la philosophie. Le récit, qui peut compter plusieurs centaines de protagonistes, met en scène, avec la complexité des sujets qui s'entrecroisent, un espace-temps spécifique, le plus souvent un continuel va-et-vient temporel, le tout s'articulant autour d'un élément primordial : le roman possède en effet au coeur de son intrigue, tapie dans la complexité de sa trame et de ses références, un principe, un moteur qui symbolise à la fois la transcendance et un avenir incertain. Le héros est ainsi amené à se lancer dans quête paranoïaque, au gré des évènements improbables qu'il traverse, doit interpréter des pans de réalité toutes porteuses d'une signification le plus souvent terrifiante qui tapisse nos existences. On se souvient du "Moby Dick" d'Herman Melville dont le récit regorgeait d'anecdotes mais aussi de références à la Bible et à l'oeuvre de Shakespeare. Ce n'est que par ce biais que l'intrigue peut entraîner véritablement le lecteur dans une prise de conscience d'une réalité plus signifiante que nous le pensions, "a shadowy world of paranoia and conspiracy", plus perverse aussi ...

<Ralph Steadman>


Thomas Pynchon (1937)

L'énigmatique Thomas Pynchon est devenu l'une des figures cultes de la littérature américaine. On ne sait de lui que peu de choses (né à Glen Cove, Long Island, New York, descendant d'un gentilhomme des intimes de Charles Ier, William Pynchon, qui gagna l'Amérique en 1630 avec John Winthrop, puis se bâtit un véritable royaume dans le Connecticut, Thomas Pynchon a commencé sa carrière comme assistant ingénieur chez Boeing) et a déjà donné nombre de nouvelles et de romans :  "V." (1963), "Vente à la criée du lot 49" (Crying of Lot 49, 1966), "L'Arc-en-ciel de la gravité" (Gravity's Rainbow, 1973), "Slow Learner" (1984), recueil de nouvelles, "Vineland" (1990), Mason & Dixon (1997), "Contre-jour" (Against the Day, 2006), "Vice caché" (Inherent Vice, 2009) et "Fonds perdus" (Bleeding Edge, 2013).  Avec Thomas Pynchon, tout objet peut devenir matière à littérature, ses métaphores viennent tout autant de la physique et de la chimie classiques, que des mathématiques ou de la mythologie.

 

"Entropy" (1960)
C'est une des plus célèbres nouvelles de Thomas Pynchon. Dans sa maison de Washington, tandis qu'au rez-de-chaussée Meatball Mulligan anime une soirée qui dégénère en chaos total, au premier étage un homme de cinquante-quatre ans, Calisto, écrit à la troisième personne ses Mémoires après avoir calfeutré son appartement. La métaphore a été grandement discutée, celle décrivant cette fameuse transition entre deux décennies, des années cinquante aux années soixante :  les deux étages de la maison illustrent deux états de conscience, l'obsession de l'ordre et de la fermeture résistant à la dégradation entropique du monde, d'un côté, le déferlement aléatoire et chaotique de la vie au risque de sa propre asphyxie.

 

"Downstairs, Meatball Mulligan’s lease-breaking party was moving into its 40th hour. On the kitchen floor, amid a litter of empty champagne fifths, were Sandor Rojas and three friends, playing spit in the ocean and staying awake on Heidseck and benzedrine pills. In the living room Duke, Vincent, Krinkles and Paco sat crouched over a 15-inch speaker which had been bolted into the top of a wastepaper basket, listening to 27 watts’ worth of The Heroes’ Gate at Kiev. They all wore hornrimmed sunglasses and rapt expressions, and smoked funny-looking cigarettes which contained not, as you might expect, tobacco, but an adulterated form of cannabis sativa. This group was the Duke di Angelis quartet. They recorded for a local label called Tambú and had to their credit one 10″ LP entitled Songs of Outer Space. From time to time one of them would flick the ashes from his cigarette into the speaker cone to watch them dance around. Meatball himself was sleeping over by the window, holding an empty magnum to his chest as if it were a teddy bear. Several government girls, who worked for people like the State Department and NSA, had passed out on couches, chairs and in one case the bathroom sink..."

"En bas, la petite soirée que Meatball Mulligan, dit Boule-de-viande, donnait pour la fin du bail entrait dans sa quarantième heure. Par terre, dans la cuisine, parmi les bouteilles de champagne vides, Sandor Rojas et trois invités jouaient à qui cracheraient le plus loin. Ils restaient éveillés grâce à un mélange de Heidsieck et de Benzedrine. Au salon, Duke, Vincent, Krinkles et Paco étaient accroupis autour d'un baffle de quinze pouces installé sur une corbeille à papier, et ils s'envoyaient pour vingt-sept watts de "la Grande Porte de Kiev". Ils portaient tous des lunettes de soleil à monture de corne et montraient des mines extasiées. Ils fumaient de drôles de cigarettes qui, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ne contenaient pas du tabac, mais une forme frelatée de Cannabis sativa. Ils constituaient le quartette Duke di Angelis. Ils enregistraient pour une marque locale, Tambù, et comptaient à leur actif un 33 tours 25 cm de musique sidérale intitulé Songs of Outer Space. De temps en temps, il y en avait un qui lançait sa cendre dans le cône du haut-parleur pour la voir tournoyer. Meatball dormait près de la fenêtre, il serrait sur son coeur un magnum vide, comme si ç'avait été son ours en peluche. Plusieurs petites fonctionnaires, des filles qui travaillaient pour le département d'Etat ou la National Security Agency, étaient tombées raides sur les canapés, les fauteuils; il y en avait même une la tête dans le lavabo de la salle de bains..."


"On était au début de février 1957. En ce temps-là, Washington D.C. regorgeait d'expatriés américains. A tout propos, ils vous racontaient comment ils n'allaient pas tarder à partir pour l'Europe. Pour le moment, tout le monde semblait travailler pour le gouvernement. Ironie qui n'échappait à personne. On montait par exemple des soirées polyglottes, où le nouveau venu se faisait snober s'il n'était pas capable de soutenir une conversation dans trois ou quatre langues différentes. Pendant des semaines, ils fréquentaient les traiteurs arméniens, et l'on était finalement invité dans de minuscules cuisines à des dîners d'agneau et de bulghour. Les murs étaient décorés d'affiches de corridas. On prenait pour maîtresses des filles sensuelles débarquées d'Andalousie ou du Midi. Elles étudiaient l'économie à Georgetown. Leur Dôme, c'était un rathskeller pour étudiants qui s'appelait Au Vieil Heidelberg. Au printemps, en guise de tilleuls, il fallait se contenter de cerisiers en fleur. Cette vie léthargique n'était cependant pas dépourvue de piquant.
La soirée de Meatball semblait trouver son second souffle. Il s'était mis à pleuvoir. L'eau rebondissait sur le papier goudronné du toit, elle éclaboussait en fines gouttelettes le nez, les sourcils et les lèvres des gargouillis de bois, puis elle dégoulinait sur les vitres. La veille, il avait neigé, et l'avant-veille avait soufflé une véritable tempête. Auparavant, la ville avait étincelé sous le soleil : on se serait cru en avril, encore qu'on ne fût qu'au début de février, d'après le calendrier. Bizarre saison, à Washington, que ce faux printemps. On y trouve l'anniversaire de Lincoln, le Nouvel An chinois, et il flotte dans les rues une sorte de désespoir, car les cerisiers ne seront pas en fleur avant des semaines. Et, comme le chante Sarah Vaughan, cette année le printemps sera un peu en retard. Les foules, comme celle qui se rassemblaient Au Vieil Heidelberg l'après-midi en semaine pour y boire du würtzburger en chantant Lili Marlene (sans parler de "la Fiancée de Sigma Khi"), sont la plupart du temps incroyablement romantiques. Et comme les romantiques ne l'ignorent pas, l'âme (ou spiritus ou rûah, ou encore pneuma) n'est, en substance, que de l'air. Il est par conséquent naturel que ces gondolements de l'atmosphère se retrouvent dans ceux qui la respirent. Si bien qu'aux éléments publics - vacances, attractions touristiques - viennent s'ajouter des sinuosités particulières, liées au climat, comme s'il s'agissait d'un passage stretto dans cette fugue que représente l'année : temps incertain, idylles sans lendemain, obligations imprévues, mois qui se perdent aisément dans une fugue car dans cette ville, et c'est assez curieux, on oublie toujours le vent, la pluie et les amours de février, comme si tout cela n'avait jamais existé..." (traduction Michel Doury, Seuil).

 

"V." (1963)
"V" marque l'arrivée de Thomas Pynchon sur la scène du roman américain, dans une Amérique transformée par la Seconde guerre mondiale et basculant dans la révolution sociale et culturelle des années 1960. Benny Profane, ancien marin qui vit de petits boulots au milieu des années 1950, rencontre un étrange personnage, Herbert Stencil, qui a vécu quarante-quatre ans comme un somnambule, se réveille obsédé par la disparition incompréhensible de son père, et découvre au centre de toutes les explosions de violence qu'il a traversé, une figure féminine, la mystérieuse V. Ce qui est en fond de cette fresque est l'utilisation et l'abus du pouvoir, et l'existence de communautés marginalisées.

 

".. Depuis sa démobilisation de la marine, Profane avait travaillé au hasard de la route et, quand le travail manquait, il se contentait de trimarder, montant et descendant la côte est, tel un yo-yo. Et cela avait bien duré un an et demi. A force de fouler des pavés à patronyme, dont il ne se souciait plus de faire le compte, Profane en était venu à considérer les rues avec une certaine méfiance, les rues comme celle-là, notamment. En fait, pour lui, elles s'étaient toutes fondues en une rue unique et abstraite qui, par les nuits de pleine lune, devenait cauchemar. Sar East Main, ghetto du marin saoul, dont personne n'a que faire, vous secouait les nerfs avec la soudaineté du rêve banal qui tourne au rêve d'épouvante. Le chien se change en loup, la lumière en crépuscule, le vide en présence à l'affût. Voici vos marines novices dégobillant sur la chaussée, voici la barmaid qui porte sur chaque fesse une hélice tatouée. Et le fou furieux en puissance qui étudie la meilleure méthode pour passer à travers la vitrine... (à quel moment poussera-t-il son cri de guerre Géronimo? Avant l'éclatement du panneau, ou après?). Et le matelot de pont qui, blindé à zéro, pleure au fond de la ruelle car, la dernière fois que les SP l'avaient ramassé dans cet état, il avait eu droit à la camisole. Sous la semelle, le long du trottoir, on sent parfois comme une vibration: c'est un SP qui, à quelques réverbères de là, scande le « ressent ›› à coups de casse-tête. Et, par là-dessus, une clarté qui rend laids et verts les visages, celle des lampes à vapeur de mercure, fuyant en un V asymétrique vers l'est, où tout est noir et où il n'y a plus de bars.

A son arrivée à la Tombe du marin, Profane tomba sur un début de bagarre entre matafs et cols de cuir. Debout sur le pas de la porte, il suivit un moment l'explication, puis s'étant rendu compte qu'il avait déjà, de toute façon, un pied dans la Tombe, plongea en avant, esquiva les combattants et s'affala, ou tout comme, près de la barre de bronze.

- Y a donc pas moyen qu'un homme vive en paix avec son prochain? fit une voix perplexe derrière l'oreille gauche de Profane. 

C'était Béatrice, la barmaid, chérie de la 22e division de torpilleurs et, inutile de le dire, du vieux rafiot de Profane, le contre-torpilleur "USS Scaffold".

- Benny! cria-t-elle.

Les retrouvailles furent tendres après une si longue absence. Profane se mit à dessiner dans la sciure des cœurs percés de flèches, des mouettes portant des banderoles dans leur bec, où on lisait: "A ma Béatrice." 

L'équipage du Scaffold n'était pas là, le baquet en question ayant appareillé pour la Méditerranée dans la soirée de la veille, au milieu d'une tempête de rouscaille exhalée par l'équipage et que l'on pouvait entendre à travers la rade nuageuse (ainsi, du moins, va le récit) comme les échos de quelque bateau fantôme, et même jusqu'à Little Creek... En conséquence, ce soir-là, il y avait quelques barmaids de plus dans les salles, tout au long d'East Main. Car, d'après ce qu'on raconte (en toute connaissance de cause), à peine un bâtiment comme le Scaffold a-t-il largué ses amarres que certaines épouses de marins troquent leurs vêtements civils contre l'uniforme de barmaid, arrondissent en anse leur bras porteur de bière et s'exercent au sourire sucré de pute. Et cela, alors que la clique du NOB joue "Ce n'est qu 'un au revoir" et que les torpilleurs font souffler leurs cheminées en noirs flocons sur les cocus en puissance qui, rangés en un garde-à-vous viril, prennent congé de la terre avec regret et un imperceptible sourire.

Béatrice apporta la bière. Il y eut un glapissement derrière elle à l'une des tables du fond; elle sursauta, et la bière gicla par-dessus bord.

- Misère! dit-elle. Voilà Ploy qui remet ça!

Ploy était maintenant mécanicien à bord du dragueur "Impulsive" et un objet de scandale permanent sur toute la longueur d'East Main. Il mesurait cinq pieds et nib de pouces dans ses bottes de mataf, et cherchait toujours la bagarre avec les plus costauds à bord, sachant qu'ils ne le prendraient pas au sérieux. Dix mois plus tôt (juste avant qu'il ait été muté du Scaffold), la marine avait décidé d'arracher à Ploy toutes ses dents. Fou de colère, Ploy, jouant des poings, avait déjà mis en échec un chef de manœuvre et deux dentistes du bord, lorsqu'on se rendit compte qu'il entendait bel et bien conserver sa denture..."

 

"L'Arc-en-ciel de la gravité" (Gravity's Rainbow, 1973)
"Considéré comme le plus grand roman américain de l'après-guerre, Londres à l’époque du « Blitz ». Le lieutenant américain Slothrop semble avoir été conditionné dès l’enfance pour connaître des érections à l’endroit où des explosions vont avoir lieu. La carte de ses exploits sexuels anticipe donc légèrement celle des V2 et de leurs fatals impacts. Il est logique qu’« on » s’intéresse de près à lui, notamment Roger Mexico, expert en prévisions guerrières. Il y a des conspirations, de la science, du sexe, des sacrifices, et des centaines de personnages qui se croisent, se perdent, des savants fous, des espions kirghizes, un coprophage, une tribu africaine déportée, une Hollandaise à double-jeu, une pieuvre apprivoisée, des femmes faciles, des filles et des fils illégitimes. Ce roman de la guerre et de ses débordements se déroule à Londres, beaucoup, puis à Nice, en Hollande, et dans l’Allemagne dévastée. Il y a un complot à fuir ou à démasquer. Mais quel complot ?" (Editions du Seuil)

 

"A screaming comes across the sky. It has happened before, but there is nothing to compare it to now.
It is too late. The Evacuation still proceeds, but it's all theatre. There are no lights inside the cars. No light anywhere. Above him lift girders old as an iron queen, and glass somewhere far above that would let the light of day through. But it's night. He's afraid of the way the glass will fall--soon--it will be a spectacle: the fall of a crystal palace. But coming down in total blackout, without one glint of light, only great invisible crashing.
Inside the carriage, which is built on several levels, he sits in velveteen darkness, with nothing to smoke, feeling metal nearer and farther rub and connect, steam escaping in puffs, a vibration in the carriage's frame, a poising, an uneasiness, all the others pressed in around, feeble ones, second sheep, all out of luck and time: drunks, old veterans still in shock from ordnance 20 years obsolete, hustlers in city clothes, derelicts, exhausted women with more children than it seems could belong to anyone, stacked about among the rest of the things to be carried out to salvation. Only the nearer faces are visible at all, and at that only as half-silvered images in a view finder, green-stained VIP faces remembered behind bulletproof windows speeding through the city...."

 

"Vente à la criée du lot 49" (Crying of Lot 49, 1966)
Considéré comme un exemple et une parodie de la fiction postmoderne, Pynchon tisse un thriller riche en fils narratifs qui oscille entre superficialité des médias et absurdité voire vide idéologique de notre monde. Oedipa Mass, jeune femme née dans les années cinquante vivant dans le comté d'Orange en Californie, apprend un jour qu'un de ses anciens amants, le magnat immobilier Pierce Inverarity, l'a désignée comme exécutrice testamentaire. La lecture et l'exécution de ce testament qui comporte en plus d’usines et de biens immobiliers, une collection de plusieurs milliers de (faux) timbres.  Et fortuitement, d’étranges coïncidences surviennent : dans le bar « Le Scope » qui semble être le seul lieu animé de San Narciso et qui est rempli d’ouvriers travaillant dans une usine de Pierce Inverarity, Œdipa rencontre un jeune spécialiste de l’histoire des Postes depuis le XVIe s., un postier qui fait sa tournée de courrier en nocturne, et dans les toilettes repère un mystérieux symbole correspondant à un non moins étrange réseau postal clandestin, le "Tristero" : elle en reconstruit l'histoire et met à jour une autre Amérique peuplée de  personnages déjantés plongent dans le smog californien et dans un espace-temps...

 


John Kennedy Toole (1937-1969)
John Kennedy Toole, né à La Nouvelle-Orléans, enseigne dans divers établissements universitaires et écrit "A Confederacy of Dunces" à partir de 1961 : mais le roman traîne d'éditeur en éditeur et ne paraîtra qu'après sa mort. Découragé, John Kennedy Toole se suicide à 32 ans, en mars 1969 sur une petite route du Mississipi, près de Biloxi. "La Bible de néon" (The Neon Bible), qu'il écrivit à l'âge de seize ans fut publié en 1989.

"A Confederacy of Dunces" (La Conjuration des imbéciles, 1980)
 Le titre est emprunté à Swift qui, au XVIIIe siècle, avait écrit qu'on ne reconnaît un génie à ce que dès sa naissance il voit se liguer contre lui tous les "dunces" de la planète. Le héros du roman, Ignatius J.Reilly, a une bonne trentaine d'années, une casquette verte de chasseur avec les rabats qui lui retombent sur les oreilles, une chemise de grosse flanelle, et passe la quasi partie de ses journées vautré sur son lit, chez sa mère, dans une chambre des plus sordides. Gras et gros, vomissant le monde extérieur, il prend des notes en vue d'un livre dénonçant ce monde, et fait des petits boulots, semant le chaos partout où il passe.

 

"A green hunting cap squeezed the top of the fleshy balloon of a head. The green earflaps, full of large ears and uncut hair and the fine bristles that grew in the ears themselves, stuck out on either side like turn signals indicating two directions at once. Full, pursed lips protruded beneath the bushy black moustache and, at their corners, sank into little folds filled with disapproval and potato chip crumbs. In the shadow under the green visor of the cap Ignatius J. Reilly's supercilious blue and yellow eyes looked down upon the other people waiting under the clock at the D. H. Holmes department store, studying the crowd of people for signs of bad taste in dress. Several of the outfits, Ignatius noticed, were new enough and expensive enough to be properly considered offenses against taste and decency. Possession of anything new or expensive only reflected a person's lack of theology and geometry; it could even cast doubts upon one's soul.
Ignatius himself was dressed comfortably and sensibly. The hunting cap prevented head colds. The voluminous tweed trousers were durable and permitted unusually free locomotion. Their pleats and nooks contained pockets of warm, stale air that soothed Ignatius. The plaid flannel shirt made a jacket unnecessary while the muffler guarded exposed Reilly skin between earflap and collar. The outfit was acceptable by any theological and geometrical standards, however abstruse, and suggested a rich inner life...."

"Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d'une tête. Les oreillettes vertes, pleines de grandes oreilles, de cheveux rebelles au ciseau et des fines soies qui croissaient à l'intérieur même desdites oreilles, saillaient de part et d'autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées. Des lèvres pleines, boudeuses, s'avancaient sous la moustache noire et broussailleuse et, à leur commissure, s'enfonçaient en petits plis pleins de désapprobation et de miettes de pommes de terre chips. A l'ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d'Ignatius J. Reilly dardaient leur regard bleu et jaune sur les gens qui attendaient comme lui sous la pendule du grand magasin D.H. Holmes, scrutant la foule à la recherche des signes de son mauvais goût vestimentaire. Plusieurs tenues, remarqua Ignatius, étaient assez neuves et assez coûteuses pour être légitimement considérées comme des atteintes au bon goût et à la décence. La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l'absence de théologie et de géométrie du possesseur, quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l`existence de son âme.

Ignatius, quant à lui, était confortablement et intelligemment vêtu. La casquette de chasseur le protégeait des rhumes de cerveau. Son volumineux pantalon de tweed était durable et permettait une liberté de mouvement peu ordinaire. Ses plis et replis emprisonnaient des poches d'air chaud et croupi qui mettaient Ignatius à l'aise. Sa chemise de flanelle à carreaux rendait inutile le port d'une veste et le cache-nez protégeait ce que Reilly exposait de peau entre col et oreillettes. La tenue était acceptable au regard de tous les critères théologiques et géométriques, aussi abstrus fussent-ils, et dénotait une riche vie intérieure.


"Passant d`une hanche sur l'autre à sa manière pondéreuse et éléphantesque, Ignatius, sous le tweed et la flanelle, envoya mourir contre des coutures et des boutons des vagues de chairs ondulantes. Ainsi réinstallé, il se prit à songer au temps considérable qu'il venait de passer à attendre sa mère. Mais il concentra son attention sur le malaise qu'il commençait à éprouver. Il semblait que son être entier fût sur le point d`exploser, l'arrachant à ses semi-bottillons de daim gonflés. Et, comme pour le vérifier, Ignatius dirigea le regard de ses yeux singuliers vers ses pieds. Ces derniers semblaient bel et bien enflés. Il s'apprêtait à offrir le spectacle de ces souliers tumescents à sa mère pour preuve de l'insouciance avec laquelle elle le traitait. Levant les yeux, il vit que le soleil commençait à descendre sur le Mississippi, au bas de Canal Street. La pendule de Holmes indiquait presque cinq heures. Déjà il peaufinait quelques accusations bien senties dont les termes choisis avec soin étaient destinés à réduire sa mère au repentir et, à tout le moins, à la confusion. Il lui fallait souvent la remettre à sa place.

Elle l`avait conduit en ville dans la vieille Plymouth, et tandis qu'elle consultait le médecin pour son arthrite, Ignatius avait fait l'emplette de quelques partitions chez Werlein pour sa trompette et d'une corde pour son luth. Puis il était allé flâner devant les appareils à sous de la Penny Arcade de Royal Street pour voir si l'on n'avait pas installé de nouveaux jeux. Il avait été déçu de constater que le jeu de base-ball miniature avait disparu. Peut-être était-il seulement en réparation ? La dernière fois qu'il y avait joué, le batteur refusait obstinément de fonctionner et, après quelques discussions, la direction lui avait rendu sa pièce de monnaie, bien que les employés eussent été assez mesquins pour suggérer qu'Ignatius lui-même avait cassé le base-ball miniature en lui donnant des coups de pied.

Concentrant toute son attention sur le sort du base-ball mécanique, Ignatius détacha son être de la réalité physique de Canal Street et des gens qui l`entouraient. Aussi ne remarquât-il pas les deux yeux qui l`observaient avidement depuis leur abri, derrière une colonne du grand magasin D.H. Holmes, deux yeux tristes, brillant d'espoir et de désir.

Etait-il possible de faire réparer la machine à La Nouvelle-Orléans? Probablement. Toutefois il pourrait se révéler nécessaire de l`expédier à Milkwaukee ou à Chicago, ou encore dans l'une quelconque de ces villes qu'Ignatius associait dans son esprit à l'efficacité d'innombrables ateliers de réparation et à la fumée éternelle des usines. lgnatius espérait bien que le base-ball mécanique serait manipulé avec le plus grand soin, au cours de son expédition, qu'aucun de ses petits joueurs ne serait ébréché ou estropié par de brutaux employés des chemins de fer bien décidés à ruiner pour toujours leur compagnie sous le poids des réclamations d`usagers lésés, avant de se mettre en grève pour détruire Illinois Central.

Tandis qu'Ignatius songeait aux délices que le petit jeu de base-ball procurait à l'humanité, les deux yeux tristes et envieux se déplaçaient dans sa direction, fendant la foule comme deux torpilles filant à la rencontre d'un gros tanker à coque de tweed. Le policier tira sur le sac de partitions d'Ignatius.

- Vous avez des papiers d'identité, monsieur? demanda le policier d"une voix qui espérait qu'Ignatius fût dépourvu de toute identité officielle.

- Quoi?

Ignatius baissa les yeux sur l`écusson de la casquette bleue et ajouta :

« Qui étes-vous?

- Montrez-moi votre permis de conduire.

- Je ne conduis pas. Ayez l'obligeance de vous éloigner. J`attends ma mère.

- Qu'est-ce qui pend à votre sac, là?

- Que voulez-vous que ce soit, imbécile ? C'est une corde pour mon luth. 

- Qu'est-ce que c'est que ça?

Le policier recula d'un pas.

« Vous êtes d'ici?

- Est-ce bien le rôle de la police municipale de s'acharner dans des tracasseries contre ma personne alors que notre ville est, au vu et au su de tous, l'une des capitales du vice du monde civilisé? beugla Ignatius au-dessus des têtes de la foule qui se pressait devant le magasin. Notre ville est célèbre pour ses joueurs professionnels, ses prostituées, ses exhibitionnistes, ses antéchrists, ses ivrognes, ses sodomites, ses drogués, ses fétichistes, ses onanistes, ses pornographes, ses fripons, ses coquines, ses vandales et ses lesbiennes, tous et toutes dûment protégés par la prévarication et le trafic d'influence. Si vous avez un moment, je suis prêt à entreprendre de débattre avec vous du problème de la criminalité, mais ne commettez surtout pas l'erreur de m'importuner moi..."