Dégel (Khrushchev's Thaw) & Dissidences - Alexandre Soljénitsyne (Aleksandr Solzhenitsyn, 1918-2008), "Une journée d'Ivan Denissovitch" (1962, écrit en 1959), "Le Pavillon des cancéreux" (1968), "Le Premier Cercle" (1968), "L'Archipel du goulag" (1974), "La Roue Rouge" (1971-1991) ...

Last update: 12/12/2017 


« Il y a quelque chose en l’homme qui refuse de se laisser complètement briser, même lorsque tout semble perdu. » - Devenu une figure emblématique de la résistance au totalitarisme, non seulement pour sa critique du communisme soviétique mais aussi pour son plaidoyer en faveur d’une Russie spirituelle et indépendante de l'Occident, Alexandre Soljénitsyne, prix Nobel de littérature en 1970 qui connut censure, arrestation et expulsion en 1974, a fait entrer, pour le grand public, la réalité brutale de la répression soviétique, notamment à travers des œuvres comme "L'Archipel du Goulag" et "Une journée d'Ivan Denissovitch". Un thème récurrent dans ses écrits est l’importance de l’intégrité morale et de la responsabilité personnelle. Il met au défi les individus de rester fidèles à leurs convictions, même face à l’oppression, et pour ce faire, explore la nature de la souffrance, du rachat et de la quête d’un sens, s’inspirant souvent en cela de la pensée chrétienne orthodoxe russe. Ses œuvres ont pleinement contribué à la préservation de la mémoire historique, témoignant des expériences vécues par des millions de personnes qui ont souffert sous le régime stalinien.

"L 'Archipel du goulag" eut une énorme influence sur l'évolution de notre temps. Avant lui, des centaines de témoignages, tel  "Le Voyage au pays du Zek" (paru en France en 1949 sous le titre La Condition inhumaine) de Julius Margolin (1900-1971), n'avaient pas réussi à convaincre le monde de l'existence et de l'ampleur des camps soviétiques. "L'Archipel" changea tout au XXe siècle finissant, il imposa et démontra l'idée que l'esclavagisme soviétique était un phénomène de masse. Basé sur des témoignages de centaines de survivants et sur l'expérience personnelle d'Alexandre Soljénitsyne dans les camps, le livre décrit le système carcéral soviétique – les goulags – qui ont marqué des décennies de dictature stalinienne. Ce n'est pas une œuvre de fiction, mais une chronique historique et philosophique, qui combine un style littéraire à une analyse politique. Le titre "archipel" renvoie à l’image des camps disséminés à travers l’immensité du territoire soviétique, semblables à des îles formant un archipel de terreur.

Mais le livre a aussi une histoire propre dans chacun des pays où il fut publié : ceux où l'idéologie communiste s'était le plus imposée, comme la France, furent les plus frappés par le livre, une oeuvre qui démêlait le labyrinthe compliqué d'un mensonge énorme et d'un système d'asservissement systématisé. Enfin, publié en 1990 dans le pays où il avait été créé, le livre y eut un succès colossal, contribuant à balayer les vestiges du stalinísme qui imprègnent encore les esprits, malgré la « perestroïka ››. L'auteur fut récompensé par l'attribution d'un "prix d'État de littérature", prix qu'il refusa. C'était le dernier trait d'ironie du créateur du petit zek Ivan Denissovitch, pone-parole et porte-souffrance d'une immense colonie humaine et pénitentiaire peut être considéré comme l'un des plus singuliers livres du XXe siècle  ...

 


"L'Archipel du Goulag, ce livre - un livre tel que celui-là, du moins -, nous sommes un petit nombre qui l'attendions depuis longtemps : un livre disant ce qu'il en est des prisons et des camps de travail soviétiques, de la terreur qui a accompagné, non dans un temps d'exception, mais de manière continue, l'édification du régime bureaucratique en URSS et lui a fourni son armature; un livre mettant en pièces le décor du socialisme stalinien, faisant apparaître la grande machine d'oppression, les mécanismes d'extermination dissimulés sous les panneaux de la Révolution, de la Planification bienfaisante et de l'Homme nouveau - enfin, nous parvenant de Russie même, écrit par quelqu'un dont le témoignage et la connaissance du système fussent irrécusables. Oui, nous l'attendions déjà à l'époque où l'on pouvait à peine concevoir qu'il vît le jour, quand Staline régnait, quand les murailles de la citadelle "socialiste" étaient si épaisses, l'appareil dirigeant, cimenté autour du Chef génial, si solide, la servilité ou la bêtise des observateurs et visiteurs occidentaux de gauche si sûres, que nulle parole libre, semblait-il, n'avait chance de parvenir de là-bas jusqu'à nous.

Pourquoi l'attendions-nous ? La question est désarmante, et vouloir y répondre vraiment reconduirait aux ténèbres. Je demande, pour ma part: comment, ici même, en France, la peur du vrai a-t-elle pu être si obstinément cultivée, la mutilation de la pensée pratiquée avec tant d'application, par la plupart de ceux qui peuplaient la « gauche », par ceux-là qui, cependant, se mobilisaient contre l'oppression et l'exploitation dans le monde capitaliste, ceux notamment qui ne s'étaient pas enterrés dans la fidélité au Parti et qui savaient tout de même ce ~qu'ils ne voulaient pas savoir. Je demande, au souvenir de la vieille énigme posée par La Boétie : où s'enracine ici la servitude volontaire, quand il n'y a pas un despote installé pour y satisfaire, quand son substitut, le Parti, n'est pas même vénéré ?

Car, enfin, qu'on consulte Trotsky, Souvarine, le récit de Mme Neumann, Daline, Kravchenko, Ciliga (j'en oublie) - mieux encore: le compte rendu des débats du Conseil économique et social sur le travail forcé (1949) -, impossible de prétendre que, jusqu'à ces dernières années, l'on ignorait tout de la Terreur, de l'ampleur des déportations et des camps. A présent, l'ouvrage de Soljénitsyne, par la masse des faits brassés, le nombre des témoignages et la documentation exploités, éclaire, comme il ne l'a jamais été, le système de la répression et avec lui le régime. Mais il n'apporte pas une révélation, sinon à ceux qui naissent à la vie politique. L'information existait  déjà entre les deux guerres, et depuis vingt-cinq ans au moins il n'y avait plus ignorance, mais aveuglement délibéré. Pourquoi a-t-on fermé les yeux, ou, sitôt la réalité entrevue, s'est-on empressé de s'en détourner ? ..." (Claude Lefort, "Un Homme en trop", Seuil, 1976)


Alexandre Soljénitsyne (1918-2008) 

Alexandre Soljénitsyne (Александр Исаевич Солженицын), issu d'un milieu aisé de la paysannerie, diplomé de la faculté de physique et de mathématique de l'université de Rostov, est arrêté en 1945, pour avoir critiqué dans sa correspondance privée la politique et les compétences militaires de Staline: il est condamné à huit ans de camp, purge sa peine dans un institut scientifique près de Moscou, où ne travaillent que des prisonniers politiques (toile de fond du "Premier Cercle", puis dans un camp de travaux forcés dans la région de Pavdolar, au Kazaksthan (toile de fond d' "Une journée d'Ivan Denissovitch"). Libéré du goulag en 1953, quelques semaines avant la mort de Staline, il est envoyé en «exil perpétuel» au Kazakhstan, devient instituteur dans un village, réhabilité en 1956. Il publie "Une journée d'Ivan Denissovitch" en 1962 dans la revue soviétique Novy Mir grâce à l'autorisation de Nikita Khrouchtchev. Mais en 1964, l'URSS se referme à nouveau sous Léonid Brejnev, et les romans suivants de Soljénitsyne, "Le Premier Cercle" et "Le Pavillon des cancéreux", le premier tome de son épopée historique "La Roue rouge", sont frappés d'interdiction en URSS dès 1966, mais paraissent en Occident et lui valent le prix Nobel de littérature en 1970. Il est déchu de sa nationalité en 1974 après la parution en Occident de "l'Archipel du Goulag", expulsé d'URSS, exilé en Allemagne fédérale puis en Suisse (il y écrit "le Chêne et le veau" en 1975), émigre aux USA en 1976, où il vécut vingt ans avant de revenir vivre en Russie, réhabilité en 1988 par Mikhaïl Gorbatchev: c'est en 1994 qu'il débarque à Vladivostok. De conviction orthodoxe, n'ayant pas comme Andreï Saakharov, séduit les médias occidentales, bien au contraire (cf son discours de 1978 à l'Université de Harvard), Soljenitsyne restera persuader que son pays n'était pas en capacité de passer du jour au lendemain d'un régime totalitaire à un régime de type occidental ... 

"La révolution a pour habitude d’être magnanime avec précipitation. Elle s’empresse de renoncer à quantité de choses. Au mot katorga « bagne », par exemple. Que voilà pourtant un beau mot, un mot de poids, rien de commun avec cette espèce d’avorton de Dopr, ce glissant ITL. « Bagne », c’est un mot qui s’abat sur vous du haut de l’estrade des juges comme une guillotine à retardement, dès la salle d’audience il vous brise l’épine dorsale du condamné, il vous fracasse tout espoir. Le mot « bagnards » est si terrible que les autres détenus, les non-bagnards, se disent entre eux : ceux-là, pour sûr, quel ramassis de bourreaux ! (Voilà bien une faculté froussarde et salvatrice de l’homme : se représenter qu’on n’est pas le pire ni le plus mal loti. Les bagnards portent des numéros ! vous vous rendez compte ? des durs de durs, il faut croire ! Avec nous autres, avec vous et moi, on n’en viendra tout de même pas là !… Patience, patience, on y viendra !) Staline raffolait des vieux mots, se rappelant que les États peuvent reposer sur eux pendant des siècles. Sans la moindre nécessité prolétarienne, il regreffa des mots qui avaient été tranchés dans la hâte : « officier », « général », « directeur », « suprême ». Et vingt-six ans après que la révolution de Février eut supprimé le bagne, Staline le rétablit. On était en février 1943 : Staline sentit alors qu’il était, comme qui dirait, sorti de l’auberge. Les premiers fruits civils de la victoire du peuple à Stalingrad furent donc : l’oukase sur la militarisation des voies ferrées (qui déférait gamins et femmes au conseil de guerre) et, le surlendemain (17 avril), l’oukase sur l’introduction du bagne et de la potence. (La potence est, elle aussi, une bonne et antique institution, sans rien de commun avec le claquement d’un revolver, elle étire la mort et permet de l’exhiber d’un coup et dans ses moindres détails à une grande foule.) Toutes les victoires qui suivirent traînèrent dans les bagnes et au pied de la potence de nouveaux contingents d’hommes voués à la mort : depuis le Kouban et le Don, pour commencer, ensuite depuis l’Ukraine de la rive gauche du Dnepr, depuis Koursk, Orel, Smolensk. Juste après les armées arrivaient les tribunaux militaires, et les uns étaient pendus séance tenante, les autres prenaient le chemin des camps de bagnards nouvellement créés.

Le premier de ce genre a sans doute été celui de la mine n° 17 à Vorkouta (et d’autres bientôt à Norilsk et Djezkazgane). Le but de l’opération n’était guère dissimulé : il s’agissait de mettre à mort les bagnards. C’était une machine à tuer bien franche, mais dans la tradition du Goulag, étirée dans le temps, pour que les victimes aient à souffrir plus longtemps et à fournir encore du travail avant leur mort.

On les logea dans ces « tentes » de sept mètres sur vingt, courantes dans le Nord. Habillées de planches et recouvertes de sciure de bois, elles devenaient des sortes de baraques légères. Pareille tente était prévue pour quatre-vingts personnes en cas de « wagonnets », pour cent personnes en cas de châlits continus. Les bagnards, eux, y étaient logés à raison de deux cents. Mais n’allez pas voir là un tassement ! ce n’était que judicieuse utilisation de la surface habitable. Les bagnards fournissaient douze heures de travail en deux équipes sans jour de repos : par conséquent, il y en avait toujours cent au travail et cent dans la baraque. Pendant le travail, ils étaient entourés d’un cordon de gardes avec leurs chiens, on les battait à qui mieux mieux, on les stimulait à la mitraillette. En route pour la zone, on pouvait à sa guise arroser leur formation d’une rafale et personne ne demandait de comptes aux soldats pour ceux qui avaient péri. La colonne exténuée des bagnards était facile à distinguer de loin d’une colonne de simples prisonniers – tant les gens s’y traînaient avec peine, l’air égaré. On leur faisait bonne mesure de toute la longueur de leurs douze heures de travail. (Pour creuser à la main une roche dure dans les blizzards polaires de Norilsk, ils avaient droit, en douze heures de temps, à une seule fois dix minutes de chauffoir.) Et on employait de la façon la plus inepte possible leurs douze heures de repos. On prenait sur ce temps-là pour les conduire d’une zone à l’autre, pour les faire mettre en rangs, pour les passer à la fouille. Arrivés dans la zone d’habitation, on les introduisait immédiatement dans une tente jamais aérée – une baraque sans fenêtres – et on les y enfermait à clef. Tout l’hiver durant s’y concentrait un air d’une puanteur, d’une humidité, d’une âcreté telles qu’un homme non habitué n’eût pu y tenir deux minutes. La zone d’habitation était encore moins accessible aux bagnards que la zone de travail. Cabinets, réfectoire, infirmerie – ils n’avaient droit à rien de cela. Pour tous usages, une tinette et un guichet. Ce que manifeste le bagne stalinien des années 1943-1944 : la conjugaison du pire qui existe au camp avec le pire qui existe en prison. Le bagne tsariste, selon le témoignage de Tchékhov, était beaucoup moins inventif. De la prison d’Alexandrov (à Sakhaline), les bagnards pouvaient non seulement sortir vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour aller dans la cour ou aux cabinets (ils ne se servaient même pas de tinettes), mais ils pouvaient aller passer toute la journée… en ville ! Si bien que le sens véritable du mot « bagne » – l’enchaînement des rameurs au banc de nage –, seul Staline l’a pénétré.

Sur leur douze heures de « repos » était encore pris le temps des appels du matin et du soir – pas un simple contrôle du nombre de têtes de bétail comme c’est le cas pour les zeks : non, un appel détaillé, nominal, au cours duquel chacun des cent bagnards devait, sans accrocher, proclamer deux fois par jour son numéro, la liste devenue odieuse de ses nom, prénom, patronyme, date et lieu de naissance, articles du code, temps de peine, organisme qui a condamné et date de sortie, cependant que les quatre-vingt-dix-neuf autres, deux fois par vingt-quatre heures, devaient écouter tout cela, une vraie torture. Toujours sur le compte des mêmes douze heures avaient lieu les deux distributions de pitance : distribution des écuelles par le guichet et récupération de même. Aucun bagnard n’était autorisé à travailler à la cuisine, à transporter les baquets de nourriture. Tout le personnel de service était composé de truands, et plus impudemment, plus impitoyablement ceux-ci escroquaient les maudits bagnards, mieux ils vivaient eux-mêmes et plus étaient satisfaits les patrons du bagne : ici, et comme toujours aux dépens des Cinquante-Huit, coïncidaient les intérêts du NKVD et ceux de la truanderie. Mais comme les bordereaux ne devaient pas conserver trace pour l’histoire de ce qu’on faisait de surcroît crever de faim les bagnards, ces mêmes bordereaux prévoyaient la distribution de misérables suppléments – trois fois pillés au passage, par-dessus le marché – sous forme de « rations de mineurs » et de « plats-primes ». Et le tout s’accomplissait au prix d’une longue procédure, toujours par le guichet, avec appel nominal et échange écuelle contre ticket. Et lorsqu’enfin, enfin on aurait pu se laisser tomber sur son châlit et sombrer dans le sommeil – re-tablette du guichet qui se rabat, re-appel nominal, c’est la distribution des mêmes tickets pour le lendemain (les simples zeks n’avaient pas à se tracasser pour leurs tickets, ceux-ci étaient touchés et remis aux cuisines par le brigadier). Ainsi, sur les douze heures de « temps libre », c’est à grand-peine s’il en restait quatre de répit pour dormir. En outre, bien sûr, les bagnards ne touchaient pas un sou, ils n’avaient droit ni aux colis, ni aux lettres (il fallait que dans leur tête bourdonnante, hébétée, s’éteigne leur ex-liberté et que, dans l’indiscernable nuit polaire, il ne leur reste plus rien d’autre sur cette terre que le travail et la baraque qu’on a vue). À ce régime, les bagnards flanchaient à merveille et mouraient rapidement.

Le premier alphabet vorkoutais (vingt-huit lettres ouvrant chacune une numérotation de un à mille), les vingt-huit mille premiers bagnards de Vorkouta, donc, sont tous descendus dans la tombe en une année seulement. Étonnant qu’il n’ait pas suffi d’un mois. À Norilsk, à l’usine de cobalt n° 22, alors qu’on refoulait un convoi dans la zone pour prendre livraison du minerai, les bagnards se couchèrent sous les wagons pour en finir au plus vite. Deux douzaines d’hommes, de désespoir, s’enfuirent dans la toundra. On les repéra d’avion, on les mitrailla, puis on empila les cadavres sur la place des rassemblements. À la mine n° 2 de Vorkouta se trouvait un camp de bagnardes. Les femmes portaient des numéros dans le dos et sur leurs fichus. Elles prenaient part à tous les travaux souterrains, et même… dépassaient le plan !…

Mais j’entends déjà mes compatriotes et contemporains qui me jettent avec colère : arrêtez ! De qui avez-vous le front de nous parler ? Oui ! On les exterminait ainsi à petit feu – et on avait raison ! C’étaient des traîtres, des politsaï, des bourgmestres, non ? Alors, bien fait pour eux ! Vous n’avez tout de même pas pitié d’eux ?? (Auquel cas, comme chacun sait, la critique sort du cadre de la littérature pour entrer dans le domaine des Organes.) Quant aux femmes, là-bas, mais ce sont des paillasses à Fritz ! – me lancent des voix féminines. (Vous croyez que j’exagère ? Que non : des femmes de chez nous ont bel et bien traité d’autres femmes de chez nous de paillasses.)

Le plus facile pour moi serait de répondre, la chose à présent est admise, en « dénonçant le culte ». Je raconterais quelques cas exceptionnels d’envoi au bagne (par exemple, le cas de ces trois komsomoles engagées volontaires, pilotes de bombardiers légers, qui, ayant eu peur de larguer leurs bombes sur l’objectif, les avaient larguées en rase campagne et, revenues à bon port, avaient déclaré au rapport : mission accomplie. Seulement, par la suite, l’une d’entre elles, torturée par sa conscience komsomolienne, raconta l’histoire à la secrétaire – une jeune fille, aussi – de l’organisation de l’unité à laquelle elle appartenait ; ladite secrétaire, cela va sans dire, s’en fut droit à la Section spéciale, et les trois coupables récoltèrent chacune vingt ans de bagne). Et je m’exclamerais : voyez, voyez quels honnêtes Soviétiques étaient livrés à l’arbitraire du châtiment stalinien ! Et je vitupérerais ensuite non point à proprement parler contre l’arbitraire, mais contre les erreurs fatales, aujourd’hui fort heureusement réparées, qui ont été commises vis-à-vis de komsomols et de communistes. Il serait indigne, cependant, de ne pas prendre le problème dans toute sa profondeur. Parlons des femmes, pour commencer, des femmes, comme chacun sait, aujourd’hui libérées. Libérées non pas, à vrai dire, de leur double travail, mais du mariage religieux, du joug que faisait peser sur eux le mépris de la société, et des Kabanikha. Mais quoi ? n’est-ce pas se montrer pire que la Kabanikha que de leur imputer à crime d’antipatriotisme relevant du droit commun la libre disposition de leur corps et de leur personne ? Mais n’est-ce pas l’ensemble de la littérature mondiale (préstalinienne) qui a célébré l’amour libéré des ségrégations nationales ? libéré du caprice des généraux et des diplomates ? Tandis que nous, jusque dans ce domaine, nous avons appliqué l’aune stalinienne : défense d’entrer en contact sans y être autorisé par un oukase du Présidium du Soviet Suprême. Ton corps appartient avant tout à la Patrie.

Question préliminaire : qui étaient-elles de par leur âge, ces femmes, à l’époque où elles entraient en contact avec l’adversaire non pas au combat, mais au lit ? Sûrement pas des plus de trente ans, pour ne pas dire vingt-cinq. Autrement dit, depuis l’âge de leurs premières impressions d’enfants, elles avaient été élevées après Octobre, dans des écoles soviétiques et dans l’idéologie soviétique ! Qu’est-ce à dire ? Nous nous serions emportés contre l’œuvre de nos mains ? Certaines de ces jeunes filles avaient bien retenu ce que nous leur serinions depuis quinze ans, à savoir que la patrie n’existe pas, que l’idée de patrie est une invention réactionnaire. D’autres étaient lasses du puritanisme insipide de nos réunions, de nos meetings, de nos manifestations, de notre cinéma sans baisers, de nos danses sans étreintes. Les troisièmes ont été subjuguées par l’amabilité, la galanterie de l’homme, par les détails extérieurs de sa mise et de sa façon de faire la cour, toutes choses que personne n’avait enseignées aux gars de nos plans quinquennaux et aux gradés sortis de l’Académie Frounzé. Les quatrièmes, eh bien, les quatrièmes avaient tout simplement faim, oui, faim d’une faim primitive, c’est-à-dire qu’elles n’avaient rien à se mettre sous la dent. Quant aux cinquièmes, peut-être ne voyaient-elles pas d’autre moyen de se sauver, elles-mêmes et leurs parents, ou de ne pas être séparées d’eux.

À Starodoub, ville de la province de Briansk où je me trouvais sur les traces toutes fraîches de l’ennemi en retraite, on me raconta que longtemps y avait tenu garnison une troupe hongroise, destinée à protéger la ville des partisans. Puis était arrivé un ordre de transfert et des dizaines de femmes du patelin, arrivées toute honte bue à la gare, s’étaient mises à sangloter en faisant leurs adieux aux occupants, comme « elles ne l’avaient pas fait » (ajoutait un cordonnier railleur) « pour leurs maris mobilisés ».

Le tribunal militaire fit son entrée à Starodoub quelques jours plus tard. Sûr qu’il n’a pas manqué de prêter attention aux dénonciations. Sûr qu’il a expédié à la mine n° 2 de Vorkouta certaines des pleureuses de Starodoub.

Mais à qui la faute, là-dedans ? À qui ? À ces femmes ? ou bien à nous, à nous tous, mes compatriotes et contemporains ? Quelle sorte d’hommes avons-nous été, oui, nous, pour que nos femmes nous quittent et aillent se jeter dans les bras des occupants ? N’est-ce point là le prix, l’un des innombrables prix que nous payons et devrons longtemps encore payer pour la voie que nous suivons, cette voie communiste adoptée dans la hâte et parcourue dans la confusion, sans égard pour les pertes, sans regard vers l’avant ?

Toutes ces femmes et ces jeunes filles, peut-être fallait-il les vouer à la réprobation morale (mais après les avoir elles aussi écoutées), peut-être fallait-il les railler avec causticité, – mais pour ce qu’elles avaient fait, les envoyer au bagne ? dans cette chambre à gaz polaire ??" (L’archipel du Goulag, Alexandre Soljénitsyne, Fayard,  traduction José Johannet, Geneviève Johannet)


Admis en mathématiques à l'université de Rostov, Alexandre Soljénitsyne  étudia également par correspondance à l'Institut de littérature, philosophie et histoire de Moscou. Il se marie en 1940 avec Natalie Rechetovskaïa (dont il divorcera, et qui a publié sur lui un livre de mémoires assez déplaisant), Son premier engouement pour l'histoire de la Révolution en Russie, ses premiers essais littéraires datent de cet immédiat avant-guerre qui voit Hitler envahir le pays le 22 juin 1941 : devienu lieutenant en 1942, il commande au front une batterie de repérage par le son. Le 9 février 1945, il est arrêté par le contre-espionnage qui a surpris dans sa correspondance des expressions critiques à l'égard de Staline, Commence alors ce qui fut son expérience capitale, la découverte du monde policier, carcéral et concentrationnaire soviétique dont il parcourt plusieurs îles dans ce qu”il baptisera plus tard l' "Archipel du goulag" (goulag, ou de l'administration des camps de travail et de redressement). En particulier il est affecté à une prison-laboratoire, une "charachka", comme il y en a beaucoup de par le pays, des savants éminents de toutes disciplines y travaillant avec l'habit du bagnard : Tupolev, le constructeur d'avions, Kapitsa, le père de la bombe atomique, les innombrables généticiens dénoncés par Lyssenko, etc. La charachka de Marfino où Soljenitsyne est envoyé, officiellement (prison spéciale n° 16), se trouve dans la banlieue nord de Moscou, les captifs savent leurs parents tout proches, mais vivent dans un isolement total; avec le germaniste Kopelev et l'ingénieur Panine, il fait équipe dans un laboratoire d'acoustique qui étudie de nouveaux "modèles articulatoires". 


En 1949 Soljénitsyne est envoyé dans un camp de "travaux généraux", au Kazakhstan, il découvre le monde des truands, la mafia interne au camp, les crevards, les mouchards et toute l'humanité perverse de- la prison. Mais il y rencontre aussi des hommes remarquables, anciens socialistes qui ont connu le bagne tsariste avant le bagne communiste, anciens émigrés qui lui parlent d'une autre Russie, brillante et amère, qui campe à l'étranger, des Estoniens, qui lui font admirer ce petit peuple travailleur et tenace, de jeunes poètes qui s'épuisent aux durs travaux de terrassement sous les ordres d'une caporale sadique... 

En janvier 1952 ce monde concentrationnaire est traversé de révoltes auxquelles il prend part avec ivresse, puis il est libéré en février 1953, et relégué dans un petit village kazakh, en lisière du désert. On lui découvre une tumeur cancéreuse et il arrive quasi mourant à l'hôpital de Tachkent, qu'il décrira avec un relief si violent dans "Le Pavillon des cancéreux" et dans une nouvelle intitulée "La Main droite". C'est en relégation dans le minuscule Kok-Terek, où débute son métier d'enseignant de mathématiques, que l'écrivain couche sur le papier ses premières œuvres; au camp il composait en vers et mémorisait à l'aide d'un chapelet, ici il couvre des feuillets d'une écriture minuscule et les enterre dans des bouteilles. ...


Réhabilité en 1956, Soljenitsyne se rend à Moscou, retrouve sa femme, qui avait divorcé, s'installe à Riazan chez une paysanne nommée Matriona, l'héroïne d'un de ses chefs-d'œuvre. Il travaille à un récit fondé sur son expérience à la "charachka", puis s`interrompt et, en trois semaines, rédige une nouvelle, "Une journée d'Ivan Denissovitch", sur un petit maçon bagnard qui est un condensé de plusieurs de ses anciens compagnons du camp du Kazakhstan. En décembre 1962, le récit est publié dans la revue Novy Mir que dirige le poète Tvardovski, avec l'aval de Khrouchtchev. Elle fait instantanément la une des journaux du monde entier et lui vaut une célébrité mondiale.


Alexandre Soljénitsyne (1918-2008),

"Une journée d'Ivan Denissovitch" (1962, écrit en 1959)

Ce court roman relate une journée ordinaire dans la vie d'Ivan Denissovitch Choukhov, un prisonnier politique dans un camp de travail sibérien. La narration suit le rythme monotone et oppressant de la journée, du réveil à l'extinction des feux, révélant les mécanismes de survie d’un homme face à des conditions inhumaines. Alexandre Soljenitsyne dévoilait ainsi pour la première fois à un large public la brutalité du régime soviétique sous Staline. Mais nous étions alors en pleine période de dégel post-stalinien :  Khrouchtchev, qui tentait de dénoncer certains excès du passé, autorisa en 1962 la publication du livre, voulant ainsi mettre en  valeur le caractère libéral de sa polique. 

Ivan Denissovitch est un homme simple, condamné injustement à dix ans de goulag pour espionnage (car il a été fait prisonnier par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale), et qui va survivre grâce à son intelligence pratique et son étonnante adaptabilité. Ce jour-là, comme tous les autres, il doit parvenir à se débrouiller pour obtenir une ration supplémentaire de pain, éviter les punitions arbitraires, et parvenir à accomplir un travail éreintant dans un froid glacial. L’action est donc simple mais pleine de significations : la vie dans le goulag se résume à la lutte constante pour un peu de dignité, de nourriture, et de chaleur humaine. Malgré la déshumanisation systématique, Ivan parvient à trouver quelque chose qui ressemble à de la satisfaction. 

Le génie de Soljenitsyne réside dans la manière dont il parvient à décrire une existence apparemment insignifiante, tout en révélant des vérités universelles sur la condition humaine. Ivan Denissovitch n’est pas un héros au sens traditionnel du terme, mais incarne la résistance ordinaire : la capacité de l’être humain commun à persévérer malgré des circonstances extrêmes. Le réalisme minutieux du récit souligne l'absurdité du système concentrationnaire soviétique, où les individus sont privés de toute humanité et réduits à des numéros. Pourtant, Soljenitsyne montre que même dans cet univers déshumanisant, des moments de dignité et de solidarité subsistent.

L'un des aspects les plus frappants du roman est sans doute l’absence de sentimentalisme : Ivan ne rêve pas de révolte ou de liberté, mais il est simplement concentré sur sa survie au jour le jour. Un procédé qui met particulièrement en relief la brutalité du régime qui annihile tout espoir de changement ou d’amélioration.

Et si Soljenitsyne ne juge pas ici explicitement le système politique soviétique, la critique implicite est puissante : le système totalitaire parvient à déshumaniser les individus tout en les rendant complices de leur propre oppression, en les forçant à se concentrer uniquement sur leur survie physique. 

Et malgré les épreuves et les cruautés subies, une profonde solidarité unit les prisonniers, solidarité sans laquelle il leur serait impossible de survivre...

 

"A cinq heures du matin, comme tous les matins, on sonna le réveil : à coups de marteau contre le rail devant la baraque de l'administration. De l'autre côté du carreau tartiné de deux doigts de glace, ça tintait à peine et s'arrêta vite : par des froids pareils, le surveillant n'avait pas le cœur à carillonner. La sonnerie s'était tue. Dehors, il faisait noir, noir comme en pleine nuit, quand Choukhov était allé à la paracha. Sauf les trois phares jaunes tapant dans la fenêtre : deux depuis l'enceinte, et un de l'intérieur du camp.

Personne, comme qui dirait, n'était venu décadenasser la porte. Et on n'avait pas, non plus, entendu les dortoiriers enfiler leur perche dans les oreilles du jules, signe qu'ils vont l'emporter. Il ne dormait jamais une seconde de trop, Choukhov : toujours debout, sitôt le réveil sonné, ce qui lui donnait une heure et demie de temps devant soi d'ici au rassemblement, du temps à soi, pas à l'administration, et, au camp, qui connaît la vie peut toujours profiter de ce répit : pour coudre à quelqu'un un étui à mitaines dans de la vieille doublure ; pour apporter ses valienki – secs et au lit – à un riche de votre brigade, histoire que le gars n'ait pas à tournailler nu-pieds tant qu'il ne les a point retrouvés dans le tas ; pour trotter d'un magasinier à l'autre, voir s'ils n'ont pas besoin d'un coup de main ou de balai ; ou, encore, pour s'en aller au réfectoire empiler les écuelles laissées sur les tables et les porter à la plonge, ce qui vous vaudra aussi du rabiot, mais, là, les amateurs ne manquent pas, ça désemplit jamais et, le principal, s'il y a un reste dans une écuelle, vous résistez mal à l'envie de licher. Or Choukhov s'était enfoncé dans la tête la leçon de son premier brigadier Kouziomine, vieux cheval de retour (en 43, il avait déjà tiré douze ans) qui, dans une clairière près du feu, avait expliqué au renfort qui lui arrivait du front :

– Ici, les gars, c'est la loi de la taïga. N'empêche que, même ici, on peut vivre. Ce qui ne fait jamais de vieux os au camp, c'est le licheur d'écuelles, le pilier d'infirmerie et celui qui va moucharder chez le Parrain.

Là, il en rajoutait. Qui va moucharder chez le Parrain s'en tire toujours. Avec la peau des autres.

Il restait donc couché, Choukhov, lui toujours debout sitôt le réveil sonné. Depuis la veille au soir, ça n'allait pas : des espèces de frissons, ou bien de courbatures. De toute la nuit, il n'était pas arrivé à se réchauffer. Même qu'il y avait eu des moments où, au travers de son sommeil, il se sentait vraiment mal, alors qu'à d'autres le mal avait l'air de passer. Si seulement le matin avait pu ne pas venir…

Mais il s'était amené à l'heure, le matin.

Le moyen, aussi, de se réchauffer avec une pareille croûte de glace sur la fenêtre, quand du givre en toile d'araignée suinte, depuis les joints du plafond tout le long des murs de la baraque, et elle était de taille, la baraque !

De sorte qu'il restait couché, Choukhov, en haut de la wagonka, couverture et caban ramenés sur la figure, les deux pieds ensemble dans une manche retournée de sa veste matelassée. Sans voir rien, il devinait, au bruit, ce qui se passait dans la baraque et dans le coin de sa brigade. Ces pas pesants dans le couloir, c'étaient les dortoiriers qui emportaient un jules. (Un baquet de cent litres ! C'est considéré comme travail d'invalide, mais essayez un peu de coltiner ce machin-là sans que ça gicle.) Ce « poum » sur le plancher, c'était le ballot de valienki qu'on ramenait du séchoir : les bottes de la brigade 75. Maintenant, voilà les nôtres, puisque, cette nuit, c'est aussi notre tour de faire sécher nos bottes. Une wagonka grince : notre brigadier et son sous-brigadier qui se chaussent : le sous-brigadier, pour aller au pain, et le brigadier à la baraque de l'administration, histoire de causer avec les répartiteurs.

Mais aujourd'hui, il n'y va pas, comme les autres jours. Aujourd'hui – ça lui revient à Choukhov –, c'est le sort de leur brigade 104 qui se décide, parce qu'on veut la virer des ateliers en construction aux chantiers du Sotsbyte. Et ce Sotsbyte, la « Cité du Socialisme », c'est du terrain vague, farci de neige. Avant d'y rien faire, il faudra creuser des trous, planter des poteaux et s'enfermer soi-même, crainte qu'on s'évade, derrière des barbelés, après quoi seulement, maçonner.

C'est couru : on va geler pendant un mois. Pas une cabane. Ni le moyen de faire du feu. Avec quoi ? Pour s'en tirer vivants, une seule chose : marner en conscience.

Il se fait un sang noir, le brigadier, et il va là-bas pour arranger la chose. Pour qu'on envoie une brigade moins à la coule. Affaire qui ne se réglera pas, bien sûr, les mains vides. Sans, au moins, une livre de lard pour le chef répartiteur. Sinon un kilo.

Se faire porter malade ? Histoire de tirer une journée à l'infirmerie ? Qui ne risque rien n'a rien. Surtout que, vrai, Choukhov se sent des douleurs partout.

Oui, mais il faudrait voir à se rappeler le surveillant de service, ce matin.

C'est sûrement Ivan Double-Mètre, le grand maigre aux yeux charbon. A première vue, il vous terrifie tout bonnement, mais, à l'usé, c'est le plus accommodant : il ne vous colle jamais au cachot et jamais il ne vous traîne chez l'officier de discipline. De sorte qu'on va tâcher de rester couché d'ici que la baraque 9 aille au réfectoire.

Une secousse balance la wagonka. C'est deux qui se lèvent à la fois : sur les planches d'en haut, le voisin de Choukhov, Aliocha, un baptiste, et, en dessous, Bouynovski, qui est capitaine de frégate. Qui l'a été, plutôt.

Après avoir emporté les deux paracha, les dortoiriers se disputent pour savoir à qui ce sera d'aller chercher l'eau bouillante. Ils s'engueulent, ces vieux, que c'est horripilant comme des vieilles. Ça fâche le soudeur de la brigade 20. Il les traite de dégoulinants et leur envoie dessus son valiénok pour les calmer. La botte va cogner contre un montant de châlit. Les vieux la bouclent.

Le sous-brigadier des voisins chuchote :

– Vassil Fedorytch, on s'est fait avoir par ces salauds de la paneterie : trois miches à neuf cents, au lieu de quatre. Sur qui on va prendre la différence ?

Si bas qu'il l'ait dit, toute la brigade a entendu et se tait : quelqu'un, le soir, aura sa ration écornée.

Il restait couché, Choukhov, sur la sciure tassée à refus de sa paillasse. Si seulement la fièvre se décidait : à tomber ou bien à le faire franchement grelotter, au lieu de le travailler, ni sain ni malade.

Le baptiste marmonnait ses prières. Bouynovski, retour de faire ses besoins, gueula, comme si c'était bonne nouvelle (d'ailleurs, il ne s'adressait à personne) :

– Hardi, la Flotte ! Il fait au moins trente au-dessous.

Choukhov irait donc à l'infirmerie.

A la minute où il prenait cette décision, une main – la main de quelqu'un qui a pouvoir sur vous – arracha couverture et veste. Choukhov rabattit son caban et s'assit. A ses pieds, une figure en lame de couteau émergeait des planches : le Tartare ! Comme quoi il avait dû prendre son service à la place d'Ivan Double-Mètre et s'amener en douce.

– CH-854 (le Tartare venait de lire le matricule sur l'écusson blanc dans le dos du caban noir), trois jours de cellule sans dispense de travail.

Dans le faux jour de cette baraque (ça n'était pas toutes les ampoules qui fonctionnaient) où deux cents bonshommes couchaient sur cinquante wagonkas grouillant de punaises – sa voix d'étranglé, qu'on connaissait bien, mit tout le monde en branle, et ceux qui n'étaient pas encore debout commencèrent à s'habiller avec beaucoup de zèle.

– Quoi que j'ai fait, chef ? demanda Choukhov.

Le ton était lamentable, mais, au fond, il n'y avait pas de quoi se lamenter. Trois jours de mitard en allant au boulot ce n'est que demi-cachot, vous mangez chaud et vous n'avez pas le temps de penser. Le vrai cachot c'est avec dispense de travail.

– Pas levé au réveil.

Il n'allait pas se donner la peine d'expliquer : Choukhov devait se rendre compte aussi bien que lui et que chacun dans la baraque.

La face glabre et fripée du Tartare n'exprimait rien. Il se retourna, en quête d'un autre gibier. Mais ceux que protégeait l'ombre aussi bien que ceux qu'éclairaient les ampoules, sur les planches d'en bas comme sur celles d'en haut, tous enfilaient déjà leurs culottes noires matelassées, matriculées au genou gauche ou, déjà habillés, bouclaient leur caban et se pressaient de sortir : le Tartare, mieux valait avoir affaire à lui dehors. Passe encore si Choukhov s'était fait jeter au trou pour une autre raison, pour l'avoir mérité. Mais le vexant de la chose, c'est que, d'ordinaire, il était un des premiers debout. Et pas moyen, avec le Tartare, de faire lever une punition. Tout en continuant à discuter pour le principe, il remonta la culotte ouatée qu'il avait gardée pour la nuit (au-dessus du genou gauche, elle portait aussi un chiffon sale, avec le matricule CH-854 en chiffres d'un noir déjà grisonnant), revêtit sa veste (avec deux matricules : un sur la poitrine et un dans le dos), retrouva ses valienki dans le tas par terre, se coiffa de son bonnet (qui avait, devant, le même chiffon à matricule) et suivit le Tartare. Toute la brigade 104 l'avait vu se faire pincer, mais personne ne mouffeta. A quoi bon ? Et quoi dire ? Le brigadier aurait pu essayer, mais il était parti. De sorte que Choukhov, lui aussi, la boucla, histoire de ne pas aggraver son cas. Les autres, sûrement, auraient assez d'idée pour lui garder son petit déjeuner.

Il sortit donc en la compagnie du Tartare. Dehors, ça gelait ferme, avec une brume qui vous coupait la respiration. Depuis les miradors, deux forts projecteurs balayaient à feux croisés le chemin de ronde sous leurs faisceaux en croix. Les phares de l'enceinte et ceux du camp donnaient tous. Ça faisait tant de lumières à la fois que les étoiles en pâlissaient. La neige crissait sous les semelles des zeks qui couraient à leurs affaires : les uns aux cabinets, d'autres à la réserve, d'autres à la consigne des colis, d'autres à la cuisine spéciale pour y faire faire leur kacha, tous la tête dans les épaules et recroquevillés sous leurs cabans, gelés, moins de froid qu'à l'idée de toute la journée qu'ils allaient passer au froid. Mais le Tartare, dans sa vieille capote aux pattes d'épaule d'un bleu crasseux, il marchait bien tranquille, à croire que le froid n'avait pas prise sur lui. Ils dépassèrent la haute palissade de planches qui ceinturait la maison en pierres du BOUR, la prison du camp, dépassèrent les barbelés qui défendaient la paneterie contre les détenus, dépassèrent le poteau, au coin de la baraque de l'administration, où un rail pendait, blanc de glace, à un gros fil de fer, et dépassèrent le poteau suivant. A l'abri du vent, pour que le mercure ne descende pas trop, un thermomètre emmailloté de givre y était cloué. Choukhov lança un clin d'œil d'espoir à ce manchon laiteux : quand le mercure atteignait 41 au-dessous on n'allait pas au travail. Mais ça n'approchait même pas de 40.

Dans la baraque de l'administration, le Tartare le fit entrer de suite au corps de garde. Depuis un moment, Choukhov s'en doutait : pas question de cellule, c'est le plancher du corps de garde qui avait besoin d'un coup de torchon. Comme prévu, le Tartare annonça qu'il faisait grâce : CH-854 laverait le plancher.

Laver le plancher du corps de garde relevait des fonctions du planton, un zek qui restait au camp. Incrusté dans ce fromage, admis dans les bureaux du commandant du camp, de l'officier de discipline et du Parrain, leur rendant de menus services et apprenant parfois des nouvelles ignorées des surveillants eux-mêmes, ce gars avait fini par trouver au-dessous de sa dignité de laver le plancher des sergents. Et eux, s'en étant rendu compte, après deux ou trois fois qu'il leur avait fait faux bond, cueillaient le premier puni venu pour leur faire le ménage. Le poêle chauffait dur. En bourgerons sales, deux surveillants jouaient aux dames, tandis que le troisième, ceinturon bouclé, en touloupe et bottes de feutre, dormait sur un banc. Dans un coin, un seau et une serpillière attendaient.

Choukhov, réconforté, présenta ses excuses au Tartare :

– Merci, chef. Je recommencerai plus.

Le lavage des planchers, c'est pas compliqué : quand on a fini, on s'en va. Choukhov (maintenant qu'on lui avait donné du travail, la courbature semblait passer) empoigna le seau à main nue (à tant se presser, il avait oublié ses mitaines sous l'oreiller) et alla au puits...." (Une journée d'Ivan Denissovitch, Alexandre Soljénitsyne, Fayard, traduction Jean Cathala). 

 

"Une journée d'Ivan Denissovitch" est un chef-d'œuvre d'une structure très classique. Nous sommes dans un camp de travaux forcés en Asie centrale. Il s'agit d`une journée "heureuse" d'un petit détenu, Choukhov de son nom de famille, paysan du village de Temguéniovo, qui a  très courageusement fait la guerre, qui a été fait prisonnier par les Allemands, s'est évadé et, incarcéré par les siens, a été accusé d'espionnage selon la logique toute stalinienne qui voyait des espions dans tous les rescapés des camps allemands. 

Quelques scènes rythment le récit : 

- Le réveil d’Ivan Denissovitch : le roman commence par une scène de réveil dans la baraque glaciale. Ivan se réveille avant l'heure mais reste immobile pour profiter de la chaleur de la couchette. Ce passage montre le rôle central du froid et la dureté des conditions de vie : « À cinq heures du matin, comme tous les autres jours, on frappa sur la planche, suspendue à l’entrée du mess des gardes : un coup sec, puis un autre, annonçant le lever. Le travail commençait à l’aube. »

- La file d’attente à l’infirmerie : Ivan essaie d’éviter le travail exténuant en espérant pouvoir se rendre à l’infirmerie. Ce passage illustre à quel point le système est bureaucratique et insensible aux besoins des hommes : « S'il pouvait attraper la fièvre... Il ferait semblant de tousser, il se plaignait de douleurs, mais le médecin ne s’y trompait pas. Il ne se laissait pas abuser par une tête chaude. »

- La solidarité dans la brigade : un des moments les plus essentiels est la description de la brigade de travail, où Ivan et ses camarades parviennent à s'organiser pour affronter les tâches exténuantes. Ce passage montre l’importance de la solidarité dans cet univers oppressant : « À la brigade, on pouvait tenir. Là, ils étaient unis, et chacun savait que s'il trahissait les autres, il risquait de le payer cher. »

- Et la satisfaction d’Ivan à la fin de la journée : le roman se terminera par une réflexion d'Ivan sur cette journée particulière. Bien qu'il n'ait rien gagné d'extraordinaire, il la considère comme une « bonne journée », car il a réussi à obtenir des petites victoires dans son quotidien infernal. Cette conclusion montre la résilience d’Ivan face à l’adversité : « Une journée comme une autre, mais sans incident désagréable. Il n’était pas tombé malade, ils ne l’avaient pas mis au cachot, et sa brigade avait touché une ration supplémentaire. Une bonne journée. »

 

Ivan Denissovitch est un homme d`une quarantaine d'années, prématurément vieilli, chauve, édenté. Il s'est fait à la vie des camps, c'est-à-dire qu'il s'est rapetissé, ralenti, réduit, mais dans le même temps il est resté essentiellement probe, presque candide. Il a résisté, n`est pas devenu un chacal, a gardé le vieux respect paysan pour la nourriture, se signe avant de prendre le brouet maigre de l'ordinaire; il ne s'humilie pas devant les "puissants" du camp qui sont le brigadier ou les "riches", ceux qui reçoivent des colis. Il ne cherche des améliorations à son ordinaire que par de menus travaux pour le compte des autres. Il est un bon compagnon, il fait partie de la famille de la brigade. 

Le récit nous déroule donc sa journée depuis le coup sur le rail suspendu dans la cour qui marque le lever, en passant par les longues procédures de comptage, la peur des fouilles, les rites et bousculades du réfectoire, les travaux de maçonnerie par un froid terrible dans l`hiver kazakhe. les menues chances et malchances de la journée, le court répit du soir, et le coucher ...

 

"Il s'endormait, Choukhov, satisfait pleinement. Cette journée lui avait apporté des tas de bonnes chances : on ne l`avait pas mis au cachot, leur brigade n'avait pas été envoyée dans la cité du socialisme ; à déjeuner il avait eu une kacha de rab, il avait maçonné à cœur joie; on ne l'avait point surpris avec sa lame de scie pendant la fouille, il s'était fait du gain avec César, il s'était dégotté du bon tabac, et au lieu de tomber malade, il avait chassé le mal. Une journée de passée. Sans seulement un nuage. Presque de bonheur. Des journées comme ça il en avait dans sa peine trois mille six cent cinquante-trois. Les trois de rallonge, c'était la faute aux années bissextiles..."

 

Autour d'Ivan, ses compagnons : l'ancien capitaine de marine, encore orgueilleux, qui n'a pas appris à se courber, mais qui tombe de faiblesse; le brigadier Tiourine. le "père" de la brigade, fils de koulak qui a été renvoyé de l'armée Rouge ; César, l`ancien acteur grec, qui reçoit beaucoup de paquets, s'est trouvé une planque et discute de l'art d'avant-garde; Klevchine, un héros passé directement du camp de concentration allemand au camp soviétique; deux Estoniens toujours un peu à part et toujours impeccables au travail; et surtout le voisin de châlit de Choukhov, le baptiste Aliocha, qui lui dit le soir, avant le coucher : "La liberté, qu'est-ce qu`elle vous donnerait? En liberté, les ronces achèveraient d'étouffer le peu de foi qui vous reste. Réjouissez-vous d'être en prison. Ici au moins vous avez le temps de penser à votre âme". 

 

La scène centrale du récit est sans doute celle de la construction du mur, dans le froid grandissant, lorsque toute la brigade attend Choukhov parce qu`il achève le mortier avec sa truelle chérie, qu`il planque ensuite dans le chantier. Une scène d'humour et de poésie : "Il est ainsi fait notre Choukhov, le bêta que huit années de camp n'ont pas réussi à lui désapprendre ce qu'il sait : chaque chose et chaque besogne, il les respecte, et n'aime pas qu'elles soient gâchées." Entre deux parpaings qu'il pose à toute vitesse pour que le mortier ne gèle pas, il a un coup d'œil pour le soleil énorme qui se couche, et c'est comme si toute la création existait à nouveau pour lui...

 

Quant à la langue de ce texte, elle fera l`objet de longues analyses : Soljenitsyne a en effet fait entrer dans la langue russe tout un argot des camps qui cimente la narration rapide, abrupte, charpentée par des dictons et dilatée par un lyrisme discret mais fort. Le talent propre à l'écrivain? Ivan Denissovitch. le petit zek opiniâtre qui a oublié de quelle main on se signe, mais qui obéit au bien sans le savoir, a fait entrer l'univers concentrationnaire soviétique dans ce qui restera de la littérature du XXe siècle quand il aura passé. (Trad. Fayard, 1982, Presses-Pocket. 1988).


"Un incident à la gare de Krétchétovka", "La Maison de Matriona" (1963)

Nouvelle dans laquelle Soljénitsyne décrit la rencontre fortuite entre deux destins, rencontre décisive en fond de guerre (1941), alors que les armées allemandes progressent vers Stalingrad, que toutes les routes sont coupées, que réfugiés et soldats affamés tentent de survivre : la petite gare est à l'arrière du front, un homme affable, en civil, qui a perdu ses papiers militaires, surgit au milieu des convois de soldats hagards et vient demander de l'aide à Zotov, adjoint au commissaire de gare à Krétchétovka, soldat qui au fil des conversations, souvent familières, s'avère sans doute un Russe blanc, un espion à dénoncer... La seconde nouvelle, "La Maison de Matriona" est souvent considérée comme l'une des plus belles oeuvres d'Alexandre Soljénitsyne :  Kolkhozienne à la retraite dans un petit village à deux cents kilomètres de Moscou, Matriona cache un coeur pur et une âme de juste, toujours prête à rendre service malgré la misère où elle vit et les malheurs qui l'ont frappé (ses six enfants sont morts en bas âge, son mari porté disparu). Elle recueille chez elle, un jour d'été 1953, le narrateur, un instituteur de retour des camps qui va trouver dans son isba la Russie des profondeurs, une Russie humble et encore imprégnée de christianisme. Mais la tragédie pénètre dans le récit lorsque apparaît le beau-frère de Matriona, Thaddée, un vieillard rapace qui jadis a été son fiancé... Cette chronique naïve au lyrisme populaire signifia pour la Russie le début d'une quête de ses racines qui avaient été volontairement détruites par la révolution. 


De 1963 à 1973, pendant une décennie, Soljenitsyne mène une carrière d'écrivain soviétique hors modèle. D'abord favorisé par le pouvoir dont il est le principal champion de l'antistalinisme, puis sourdement accusé par les milieux conservateurs et le K.G.B., il voit interdire en 1967 la publication de son roman en deux parties, "Le Pavillon des cancéreux", et n'ose même pas proposer "Le Premier Cercle". Il engage la lutte politique contre le pouvoir par une "Lettre ouverte au IVe Congrès des écrivains de l'U.R.S.S., en mai 1967. Il écrit clandestinement "L'Archipel du goulag" et e fait passer secrètement à l'Occident. Cependant il se sépare de sa femme et commence une nouvelle vie avec la mathématicienne Natalie Svetlov, dont il a un premier fils en 1970, année où il est couronné par le prix Nobel. 

En 1972 paraît à Paris son premier roman historique sur les prodromes de la Révolution, "Août 14". Contre lui la presse soviétique redouble ses attaques. Arrêtée par le K.G.B., sa dactylo se pend, il réagit en faisant publier à Paris "L'Archipel". 


Alexandre Soljénitsyne, "Le Pavillon des cancéreux" (1968)

La maladie comme métaphore puissante de l’oppression politique : chaque patient réagit différemment à son diagnostic, reflétant ainsi les différentes façons dont les individus réagissent à la répression, certains se battront pour leur liberté, d’autres l’accepteront passivement...

Principalement autobiographique, l'intrigue du "Pavillon des cancéreux" (Раковый корпус rakovii korpus) est située en 1955, au début de la déstalinisation, dans un hôpital provincial de l'Asie centrale. Soljénitsyne parvient à construire tout un univers social en multipliant les points de vue, passant d'un personnage à l'autre sans transition. Il semble que l'essentiel, pour Soljénitsyne, ne soit pas ici de poser des questions politiques ou philosophiques que soulèvent l'oppression société et l'existence de camps, que l'impact de cette société reconstituée sur la vie des individus. Le personnage principal, Kostoglotov, est un ancien prisonnier politique touché par un cancer nécessitant une radiothérapie qui pourrait avoir des conséquences dévastatrice sur la vie qui lui reste. Son histoire s'entremêle avec celle de Véra Gangart, un médecin solitaire, mais rien ne peut véritablement aboutir, le goulag a brisé la vie, dans une sorte d'indifférence généralisée. Et Kostoglotov, malgré ses souffrances physiques, refusera de se laisser réduire à un simple malade. Il pose des questions philosophiques sur la vie, la mort, et la liberté ...

 

« Il se moquait bien des interdictions, des consignes médicales. C’était à lui de choisir, maintenant, ce qui lui restait de sa vie. » - L’arrivée de Kostoglotov à l’hôpital : dès son entrée dans le pavillon, Oleg se distingue des autres malades par son attitude face à la maladie. Il refuse de se soumettre passivement au traitement, questionne les médecins. Il entend ainsi conserver sa liberté intérieure, même dans un contexte où tout semble vouloir l’oppresser : la maladie, les règles de l’hôpital, le système politique.

 

« Ce n’est pas la mort qui fait peur, c’est de ne pas avoir eu le temps de vivre. » - La maladie n'est pas seulement physique, mais également existentielle, et chaque personnage réagit différemment à l'idée de sa propre mortalité, révélant ainsi leurs philosophies de vie. Cette conversation sur la mort constitue un des moments de réflexion les plus profonds du roman : les patients discutent ouvertement de la mort, thème omniprésent dans le pavillon des cancéreux. Kostoglotov exprime sa révolte face à l'idée de la mort, et surtout face à l’idée d’une vie brisée par des forces extérieures.

 

« Je n’ai pas le droit d’aimer... pas le droit de m’attacher. Je ne peux vous offrir que ma maladie. » - La relation entre Kostoglotov et Vera Gangart révèle le conflit intérieur qui agite Oleg : il veut aimer et être aimé, mais la maladie et son passé l’empêchent de s’ouvrir à cette possibilité. Et leur relation est pleine de non-dits et de subtilité, espoir si fragile dans un monde dominé par la souffrance domine.  

 

« Je suis libre... libre de retourner là où la vie elle-même est en sursis. » - Scène finale, après des mois de traitement et de lutte, Kostoglotov est autorisé à quitter l'hôpital. Mais le sentiment de liberté qui accompagne cette sortie est teinté d’amertume, car il sait que la guérison complète n’est peut-être pas possible. Il quitte l’hôpital, reste la douleur de son passé. Kostoglotov ne peut échapper ni à la maladie ni aux cicatrices profondes laissées par des années de répression.

 

"Le Pavillon des cancéreux", conçu en 1955, rédigé dix ans plus tard, objet d'une bataille entre le pouvoir soviétique et l`écrivain, est l`œuvre la plus accessible de Soljenitsyne : parce que c'est aussi celle où il est le plus fidèle à la grande tradition du réalisme russe du XXe siècle. L'homme face à la mort a déjà fait l'objet de récits classiques, Tolstoï - "La Mort d'Ivan Ilirch" - ou Tchekhov, "L 'Homme dans l'étui", "La Salle 6". 

Le roman de Soljenitsyne est cependant une œuvre complexe qui, sous le prétexte d’une chronique médicale, s’intéresse aux ravages du système totalitaire soviétique tout en abordant également la situation de l’individu face à la souffrance et à la mort, et la possibilité d'une guérison spirituelle dans un contexte de répression politique et sociale.

Soljenitsyne va situer ce combat de l'homme face à la pensée de sa mort dans une salle d`hôpital à Tachkent, la ville où lui-même fut soigné pour un cancer en 1955. La salle où il nous fait vivre l`angoisse par l'intérieur de chacun des sept personnages qui y sont enfermés, et nous fait voir chacun par les yeux de tous les autres dans un étonnant duel multiplié de regards, est un échantillonnage de la société russe au moment dit du fameux "dégel", c'est-à-dire juste après la mort de Staline.

Le personnage central, Oleg Kostoglotov, est un ancien prisonnier politique libéré du Goulag, qui lutte désormais contre un cancer de l'estomac. À travers lui, et les autres patients du pavillon, le roman montre comment chaque individu affronte la maladie, mais aussi les séquelles du régime répressif soviétique. Il y a donc aussi le kagébiste Roussanov. un Kazakh, un Ouzbek, qui souffre en silence, un camionneur russe qui a roulé sa bosse à travers toute l`Union, tantôt exerçant son métier, tantôt garde-chiourme, enjôlant les filles et les plaquant à chaque étape. Lui, le hâbleur est maintenant frappé par où il a essentiellement péché, il a un cancer à la langue. Le monde des médecins est lui aussi montré avec une grande précision, c'est un monde gangrené comme le reste de la société soviétique, où règne la peur, où les planqués, les tricheurs exploitent les êtres intègres qui se dévouent pour les malades; il y a aussi les personnes déplacées, toute une population de malheureux que le pouvoir a transplantés ici et là. 

L'auteur a su donner par le moyen de l'épreuve à laquelle il soumet ses personnages des aspects tragiques au problème du mal qui ronge cette société : tel est le chapitre du cauchemar de Roussanov, le kagébiste bien installé dans ses privilèges, dans sa surveillance policière du monde, mais qui, sous l`effet de la menace de la mort, se rappelle un suicide de jeune fille qu'il avait provoqué dans la famille d'une de ses victimes. "Il rampait, il rampait dans un conduit de béton armé, ou plutôt un tunnel : à droite, à gauche jaillissaient des tiges de fer nues, qui l'une ou l'autre l'accrochaient. au cou, bien sûr, et à droite, du côté de son mal".  Laminé par le remords, il obéit dans son cauchemar à "une voix sans voix" qui est l'embryon de la conscience et retrouve la jeune suicidée (qui s'est suicidée par noyade). Il lui demande à boire, et elle lui désigne un ange, puis comprend : « C`était l'eau de sa mort à elle, et elle voulait qu'il la bût aussi. Mais puisqu'elle voulait sa mort, peut-être était-il encore vivant?"...

 

La deuxième partie du roman introduit de nouveaux personnages, un affairiste, qui a des tas de trucs pour guérir, un ancien généticien qui a échappé aux persécutions de Lyssenko en se faisant garçon de bibliothèque et en enfournant les livres interdits dans le feu. Ce personnage devient l`initiateur d`Oleg, c'est lui qui lui révèle ce que sont « les idoles de la caverne, du théâtre et du commerce" qui gouvernent le selon le chancelier Francis Bacon qui, au XVIe siècle, paya son

audace intellectuelle de sa mort. Le vieillard décrit sa proche déchéance, le reniement par ses enfants, "qu'il a dû rêver", avec un rire étrange qui évoque pour Oleg le meunier fou de "La Roussalka" de Pouchkine. Comme "Le Premier Cercle", "Le Pavillon des cancéreux" est une sorte de propédeutique, d`initiation du révolté naïf à la culture européenne depuis les stoïciens et les empiristes anglais jusqu'à la pensée anarchiste de Bakounine. En un âge de violence forcenée et idéologique, Oleg reçoit une leçon de relativísme et de lucidité politique et sociale. Citant un vers de Pouchkine. Chouloubine dit à Oleg que l`homme n`a que trois choix : "tyran, traître ou reclus". Lui-même a été traître. Oleg a été reclus, mais c'est le traître qui instruit le captif avant de mourir...

(Trad. Julliard. 1968; Fayard. 1982).


Alexandre Soljénitsyne, "Le Premier Cercle" (1968)

Publié sous une forme expurgée afin d'éviter la censure soviétique, "Le Premier Cercle" (В круге первом) fut publié dans une version finalisée dix ans plus tard. L'intrigue se déroule à l'intérieur d'une prison réservée aux ingénieurs, savants et techniciens obligés d'inventer des gadgets pour la police stalinienne, dans le cadre d’une charachka située en périphérie de Moscou ...

Les prisonniers y travaillent donc sur des projets scientifiques sensibles pour le compte du MGB (précurseur du KGB), sous la direction du colonel Colonel Yakonov, le responsable de la charachka, et qui symbolise la bureaucratie implacable du régime, utilisant les prisonniers comme des outils sans se soucier de leur sort ... 

 

L'intrigue principale débute lorsque Innokenti Volodine passe un appel téléphonique anonyme pour prévenir un scientifique russe émigré à l'Ouest du danger auquel il est exposé. Volodine, issu de la bureaucratie soviétique, se rend compte de la corruption morale du régime et prend un risque énorme pour prévenir quelqu’un qu’il ne connaît même pas personnellement : « Il se rendit compte qu'il avait déjà franchi le seuil et qu'il n'y avait plus de retour possible. Pour la première fois dans sa vie, il agissait non pas par obéissance, mais par conviction. »

Ce coup de téléphone suspect alerte les services secrets, qui cherchent à identifier la personne responsable. C'est à cette fin que les prisonniers de la charachka, notamment l'ingénieur Lev Rubin (communiste convaincu, prêt à justifier les actions du régime même s'il est lui-même victime de ce dernier, idéalisme aveugle et foi dans l’idéologie même en face de ses contradictions)et le physicien Gleb Nerjine (un intellectuel et physicien, emprisonné pour des raisons politiques, qui lutte intérieurement entre la tentation de collaborer avec les autorités pour améliorer ses conditions de vie et la volonté de préserver sa dignité et ses principes moraux), sont appelés à développer des technologies de détection vocale pour identifier la voix du traître....

 

On retiendra surtout que dans cette œuvre profondément philosophique et politique, Soljenitsyne explore les thèmes de la liberté, de la compromission morale, et de la corruption idéologique. Le roman pose effectivement la question de savoir jusqu’où un individu est prêt à aller pour préserver son intégrité dans un système qui cherche à l'asservir : dans la charachka, les prisonniers sont confrontés à un choix moral difficile, collaborer avec le régime pour améliorer leur sort, ou résister au prix de leur confort personnel...

 

"Tandis que les flocons épars commençaient à tomber, un par un, sur le trottoir sombre de la rue du Repos-du-Matelot - sur la chaussée les pneus des voitures avaient effacé les traces de la neige des jours précédents - les filles de la chambre 418 du Pavillon des Etudiantes de la Stromynka se préparaient pour le dimanche soir. La chambre 418 était au second étage. Les neuf carreaux de sa fenêtre rectangulaire donnaient sur la rue du Repos-du-Matelot. Le long des deux murs, à droite et à gauche, s'alignaient trois lits de camp, des étagères d'osier avec des livres et des tables de nuit. La partie centrale de la pièce était occupée par deux bureaux, ne laissant que d'étroits passages entre eux et les lits. Le plus proche de la fenêtre était appelé le «bureau de dissertation ›› et il était encombré de livres, de cahiers, de dessins et de piles de feuillets dactylographiés. Installée à un coin, Olenka, une blonde pâle, lisait un tas de ces feuillets. Plus loin se trouvait la table commune, où Mouza était en train d'écrire une lettre et où Liouda, devant un miroir, déroulait ses papillotes. Les lits s'arrêtaient juste avant le mur où s'ouvrait la porte, pour laisser la place à des cintres d'un côté, et de l'autre à un lavabo dissimulé par un rideau. Les filles étaient censées faire leur toilette au bout du couloir, mais elles trouvaient cela trop froid et inconfortable. Erjika, la Hongroise, était allongée sur le premier lit en partant du lavabo et elle lisait. Elle portait une robe de chambre connue dans cette pièce sous le surnom de «drapeau brésilien ››. Elle possédait en outre d'autres peignoirs pittoresques qui faisaient le ravissement de ses compagnes. Mais quand elle sortait en public, elle s'habillait avec beaucoup de retenue, comme si elle essayait délibérément de ne pas attirer l'attention sur elle.

Elle en avait pris l'habitude durant les années où elle était dans la résistance hongroise. Le lit suivant appartenait à Liouda et c'était un véritable fatras. Liouda s'était levée peu de temps auparavant. La couverture et le drap étaient tombés sur le sol, tandis que sur l'oreiller une robe de soie bleue repassée de frais était soigneusement étalée ainsi que des bas. Liouda, debout près du bureau, racontait d'une voix forte, sans s'adresser à personne en particulier, car personne ne l'écoutait, comment un poète espagnol, arraché à son pays alors qu'il était encore un enfant, l'avait courtisée. Elle se rappelait dans tous ses détails le restaurant où ils étaient allés, quel orchestre il y avait là, quelles Êntrées on avait servies, quels plats et ce qu'ils avaient bu. Le menton appuyé sur ses petits poings ronds, Olenka essayait pendant ce temps de lire au lieu d'écouter Liouda. Bien sûr, elle aurait pu l'interrompre, mais comme sa défunte mère le lui avait dit : « Evite les gens querelleurs, tu n'en auras jamais fini avec eux. » Il s'était déjà avéré que, quand on essayait d'arrêter Liouda, cela ne faisait que l'exciter.

Liouda n'était pas vraiment une étudiante. Elle avait terminé son stage à l'institut financier et elle était venue à Moscou suivre des cours pour les professeurs d'économie politique. Elle appartenait à une famille où on avait de l'argent à dépenser et c'était, semblait-il, surtout pour se distraire qu'elle suivait ces cours. Olenka trouvait les histoires de Liouda écœurantes tant elles étaient toujours concentrées sur le côté distraction de la vie, qui exigeait de l'argent, du temps libre et une tête vide; elle trouvait encore plus répugnante la conviction profonde de Liouda que non seulement les rencontres avec les hommes et les relations avec les hommes en général ont un sens précis, encore que la vie n'a pas d'autre signification. Olenka était fermement convaincue que leur génération maudite - elle était née en 1923 - ne pouvait absolument pas se permettre de considérer les choses de cette façon. Accepter une telle idée, cela voulait dire a accrocher toute sa vie à un seul fil d'araignée et attendre chaque jour qu'il se rompe pour découvrir que de toute façon il n'avait jamais tenu nulle part.

Certes, un de ces fils nacrés venait précisément de surgir dans la vie d'Olenka. Il dansait devant elle comme une balançoire. Ce soir-là, Olenka devait aller à un concert avec un homme qu'elle aimait beaucoup. Le fil était là et, si elle voulait, elle pouvait le saisir à deux mains, mais elle avait peur de tirer dessus. Il pourrait se briser. Pour le moment, Olenka n'avait même pas encore repassé ses vêtements pour la soirée. Elle n'avait pas lâché sa lecture, non par obligation, mais parce qu'elle était sincèrement fascinée. Elle était en train de lire le troisième exemplaire d'un manuscrit piètrement dactylographié donnant un compte rendu des fouilles à Novgorod cet automne, après son propre départ. Olenka avait obliqué vers l'archéologie assez tard dans ses études, avant sa cinquième année. Elle voulait travailler l'histoire autant que possible de ses propres mains et, depuis ce transfert, elle était ravie de sa décision. Cet été-là, elle eu bonne fortune de déterrer une lettre sur écorce de bouleau : un document datant du XIIe siècle..." 

 

Ecrit en 1955-58 et publié en Occident en 1968, ce "Premier Cercle" est celui de l'enfer dans La "Divine Comédie" de Dante, le cercle où se trouvent les âges de l'Antiquité qui n'ont pas péché, mais qui ne connaissent pas la révélation chrétienne. Soljenitsyne, en choisissant ce titre, indique l'ampleur qu'il confère à cette œuvre, dont l'action se déroule à l'intérieur d'une prison-laboratoire, comme celle où il séjourna lui-même. Beaucoup de personnages sont par ailleurs empruntés à la réalité, et on reconnaît la trame de la vie de Soljenitsyne, en particulier l'épisode du divorce demandé par sa femme. La charachka n'est que, le premier cercle, mais elle conduit, est reliée par mille fils aux autres cercles, jusqu'au neuvième, le plus terrible selon Dante. Les trois jours de l'action se passent dans l'espace restreint de la prison, mais avec des incursions dans le monde ,"libre", qui en fait vit dans la peur ou bien dans le confinement volontaire, comme fait le Tyran, terré dans sa salle voûtée où il ne travaille que la nuit : Staline. Son monologue de vieillard soupçonneux et insatisfait occupe trois chapitres hypnotisant pour le lecteur...

 

On l'a dit, "Le Premier Cercle" est considéré comme le plus fascinant des romans de Soljenitsyne, et l'une des grandes œuvres européennes sur le thème de la fortification du moi contre la prison du temps. Le temps libéré par le travail créateur, affranchi des aléas du quotidien mesquin, le temps de la prison acceptée et sublimée, qu`ont étudié et loué Silvio Pellico, Stendhal ou Dostoïevski, est ici la véritable matière du livre, et il se transmue ici, grâce à la prison, en image de l'éternité. 

Un fil central relie deux univers, le carcéral et le monde de la peur extérieure, c`est le fil de l'arrestation du diplomate Volodine qui "trahit" son pays, dont la voix est analysée par les spécialistes du laboratoire d'acoustique de la prison, pour le compte de leurs maîtres, et en particulier du ministre de la Police Abbakoumov. 

Dans une première variante, édulcorée, Volodine trahit par pitié : il téléphone au médecin de sa famille qu'il ne doit pas voir des savants américains en visite à Moscou, ni leur remettre un médicament de sa fabrication, car cet acte de collaboration scientifique sera interprété comme une trahison et la police va l'arrêter. Selon les lois naturelles de la société non stalinienne, il n'y a là aucune trahison, et Volodine ne fait que répondre à l'impulsion naturelle d'un homme d'honneur. 

Dans la variante "aiguisée", celle de la version définitive, Volodine téléphone à l'ambassade américaine et révèle que les époux Rosenberg sont des espions soviétiques, et cette variante, où Volodine "trahit" bel et bien le pays qu'il sert, pose un problème autrement profond et tragique, auquel le Moyen Age et en particulier saint Thomas d'Aquin se sont beaucoup intéressés, le problème du tyrannicide. 

En somme Volodine, dans l'atmosphère artificielle des cercles de l'élite soviétique qu'il fréquente, et où l'on reconnaît en particulier une caricature de l'écrivain Simonov, cherche aveuglément les voies de la justice et du bien, et c'est cette quête qui le rapproche des prisonniers, qui dans leur prison-laboratoire sont confrontés au même problème moral du tyrannicide; car ces savants qui travaillent pour leurs maitres injustes, et peuvent gagner ainsi une liberté anticipée, savent qu'ils travaillent à renforcer leurs chaînes. Nerjine, le principal personnage, qui est en quête de la vérité depuis son enfance, troublé qu'il a été par les premiers grands procès iniques de l'année 1930 qui ont marqué le début du "tocsin muet" que son oreille perçoit dans l'histoire, choisira en définitive le refus de collaborer, et repartira, en compagnie d`un ami, dans les cercles plus infernaux du système, c'est-à-dire vers les camps de travaux forcés, comme Soljenitsyne lui-même.

 

Le personnage de Gleb Nerjine est au centre de cette vaste exploration morale : sa lutte intérieure pour rester fidèle à ses principes, même lorsqu'on lui offre la possibilité d’une vie plus facile, reflète les propres interrogations de Soljenitsyne sur l’intégrité personnelle et la résistance à l’oppression. À travers Nerjine, l’auteur montre que la liberté intérieure est la seule véritable forme de liberté dans un régime qui cherche à tout contrôler. Et Gleb Nerjine, malgré les conditions relativement confortables de la charachka, refusera de céder à l’illusion de liberté et de se laisser corrompre par les avantages matériels que le régime pourrait lui offrir : « Quelle liberté vaut mieux : celle qui nous est retirée physiquement par les barreaux ou celle que nous abandonnons nous-mêmes en compromettant notre esprit ? »

 

La conversation entre Nerjine et Rubin sur l’idéalisme communiste est un autre passage clé de l'ouvrage. Rubin, malgré son emprisonnement, reste fidèle au communisme, tandis que Nerjine critique la faillite morale du régime. Rubin incarne la tragédie des intellectuels soviétiques, des hommes qui, même face à l’évidence de l’échec du système qu'ils défendent, continuent de justifier la répression au nom d’un idéal corrompu. Le roman illustre ainsi les mécanismes de l’auto-illusion dans une société totalitaire, et le dialogue suivant le conflit central du roman, la tension entre idéalisme et réalité...

Rubin : « Le socialisme est encore jeune, ses erreurs sont pardonnables. Nous devons l'aider à grandir. »

Nerjine : « Mais à quel prix ? Combien de vies sacrifiées avant que tu réalises que cette utopie n’a jamais pris en compte l’humain dans l’équation ? »

L’un des moments les plus forts est la décision de Nerjine de refuser une offre de transfert vers une position plus confortable, à condition qu’il collabore plus activement avec les autorités : « Je ne vendrai pas mon âme pour quelques privilèges supplémentaires. Nous sommes peut-être en prison, mais il y a une frontière invisible que je refuse de franchir. »

 

Et le roman se termine sur une note amère. Nerjine est transféré vers un camp plus sévère, tandis que d'autres prisonniers choisissent de collaborer. Ce dénouement montre que, même dans la répression la plus dure, la résistance intérieure est possible, mais elle a un coût : « Ils pouvaient le priver de tout, de son confort, de sa liberté, mais pas de son esprit. »


Alexandre Soljénitsyne, "L'Archipel du goulag" (1974)

Publié à Paris en décembre 1973 pour les deux premiers tomes, en 1976 pour le troisième tome (l'ensemble ne sera publié en Russie qu'en 1990). Ce texte énorme, cette cathédrale d'écriture, son auteur ne l'a jamais vu en entier sur sa table de travail, car il l'a écrit dans la clandestinité en dissimulant les chapitres chez des amis au fur et à mesure qu'il l'écrivait. Néanmoins la cathédrale est magnifiquement agencée, elle a des contreforts puissants, et elle a une flèche, qui est son livre V, intitulé "L'Âme et les Barbelés" ...

 

"Essai d'enquête artistique" ou d' "investigation littéraire", "L'Archípel du goulag" est un texte difficile à définir tant il emprunte des genres différents. Il constitue une histoire de la violence et de la répression en U.R.S.S. depuis le fondement de la république léniniste, une chronique et une géographie des camps, une anthropologie de l'être humain dans sa condition pénitentiaire, mais aussi la confession d'un auteur dont le destin personnel est non seulement présent à de nombreux moments de la narration, mais même sous-tend ce texte par l'émotion, en particulier par les aveux qu'il comporte sur ses moments de faiblesse. Il est aussi un ouvrage de réflexion philosophique sur l'être humain en face de la dépravation, sur sa capacité de résistance dans les conditions extrêmes, sur l'homme mourant et sur l'homme révolté auquel sont consacrées des pages d'une force tout à fait extraordinaire, lorsque Soljenitsyne aborde les grandes révoltes des camps en 1954....

Soljenitsyne porte non seulement sa voix mais aussi celle de millions tues des martyrs engloutis par le goulag, annihilés moralement avant de l'être physiquement : l'écrivain a reçu le concours de deux cent vingt-sept personnes non nommées pour ce livre qu'à lui tout seul il n'aurait pas su écrire...

En titre, la métaphore de l' "archipel" : c'est dans l'archipel grec qu'est née la civilisation grecque, et qu'elle s'est développée. L'Odyssée, chantée en russe par Gogol dans un texte des "Passages choisis de ma correspondance", est ici présente comme un repère de tout ce qui est aboli, comme une dérisoire trace de l'ancien monde qui était fondé sur les rapports de noblesse entre les hommes, même lorsque la ruse ou la violence y avaient leur part. L'industrie pénitentiaire que décrit l'auteur en ouverture de son livre a périmé toutes les notions anciennes sur le bien et le mal, sur le citoyen et sur l'esclave. L'archipel est aujourd'hui celui du goulag, d'une hydre bureaucratique qui est une industrie à tuer lentement l'humain. Soljenitsyne est même très conscient de ne pas avoir connu les îles les plus terribles de cet archipel; son interlocuteur majeur, celui qu'il mentionne dès la préface, est Varlaam Chalamov,  'auteur des terribles petites nouvelles intitulées "Récits de la Kolyma", dans lesquels Chalamov  met en scène la déchéance irrémédiable de l'homme, dont l'âme gèle plus vite que le crachat en vol dans l'air glacé de la Kolyma. L'Archipel, ce massif gigantesque d'écriture vengeresse, n'est, nous dit son auteur, qu'un créneau par lequel il invite à voir ce monde effrayant ...

La métaphore du titre est renforcée par une ironie sarcastique qui court tout au long du texte, omniprésente. C'est une toute autre violence, inconnue jusque-là, qui est ici prise à bras le corps. Le servage d'autrefois, qui a suscité toute la littérature dénonciatrice russe du XIXe siècle, depuis Gogol jusqu'à Tourgueniev, tandis que le système carcéral tsariste faisait naître "Résurrection" de Tolstoï, peut paraître presque anecdotique, toute proportion gardée, face au nouvel esclavage de millions de "zeks" dans l'U.R.S.S. de Lénine et de ses successeurs. Domine un mélange paradoxal d'incrédulité et d'étonnement face aux "frontières de l'humain" jamais atteintes, toujours reculées ...

 

L'Archipel du Goulag est divisé en trois volumes et se déroule sur plusieurs décennies, de l’arrestation jusqu’à la vie dans les camps et parfois la libération. Le livre est à la fois un récit personnel, une enquête journalistique, et une réflexion philosophique sur la nature de l'oppression totalitaire....

 

« Ils prenaient tout le monde, sans distinction de race, d'âge, ou de sexe. On n'était pas arrêté pour ce que l'on avait fait, mais pour ce que l'on pouvait représenter. » - Le processus d'arrestation - Soljenitsyne décrit en détail les circonstances souvent arbitraires et brutales des arrestations sous le régime soviétique. Des millions de personnes ont été arrêtées pour des raisons insignifiantes ou sur la base de fausses accusations. Le processus d'interrogatoire, souvent accompagné de tortures, visait à obtenir des aveux, même imaginaires, pour nourrir la machine répressive du régime.

Et le premier chapitre commence par un tableau glaçant de l’arrestation massive de millions de personnes. Soljenitsyne montre à quel point ces arrestations étaient banalisées dans la société soviétique : « Un jour, vous êtes libre, et le lendemain, vous êtes un numéro dans une liste d’arrestations... et personne ne sait où vous êtes. ». Un passage qui donne le ton du livre ...

 

« Avoue ! C'était le seul mot qu'ils connaissaient. Peu importait si l'on avait réellement fait quelque chose. C'était la soumission qui les intéressait. » - Les interrogatoires et les procès : une grande partie du premier volume se concentre sur les techniques d’interrogatoire et sur les procès truqués. Soljenitsyne décrit les méthodes de torture psychologique et physique utilisées par les autorités soviétiques pour forcer les détenus à avouer des crimes imaginaires. Ces procès-spectacles n'avaient aucun fondement en justice, mais servaient à légitimer les arrestations massives et à maintenir un climat de terreur. Et ces scènes d'interrogatoire sont parmi les plus douloureuses du livre. Soljenitsyne nous montre comment les bourreaux manipulent, torturent et humilient leurs victimes pour les forcer à avouer des crimes qu'ils n'ont pas commis :« Ils n’avaient pas besoin de preuves, seulement d'aveux, et pour cela tous les moyens étaient bons : la faim, le froid, la privation de sommeil, et parfois même la torture. »

Et c'est ainsi que la culpabilité était souvent construite de toutes pièces pour justifier la répression...

 

«Ce n’était pas seulement la faim, le froid ou les coups qui tuaient. C’était la perte progressive de toute humanité.» - La vie dans les camps : la majeure partie du livre est consacrée à la vie quotidienne dans les goulags. Soljenitsyne décrit l'extrême brutalité des conditions de vie, le travail forcé, la faim, le froid, les maladies, et la violence omniprésente. Il montre comment le système des camps visait non seulement à punir, mais aussi à déshumaniser les prisonniers et à briser leur esprit : «Le camp, c'est l'endroit où l’homme doit devenir un loup pour survivre, où la faim vous transforme, où l’on oublie ce qu’est être un être humain

 

« Dans ce système, l'ennemi n'était pas seulement l'administration du camp, mais parfois aussi le camarade de cellule. » - Des relations entre détenus et la hiérarchie des camps : un aspect essentiel de l'Archipel est la description des dynamiques sociales qui se forment dans les camps. Soljenitsyne souligne la création d’une hiérarchie entre les prisonniers politiques et les criminels de droit commun, souvent manipulés par l'administration pour maintenir un contrôle sur les autres détenus : « Ils les appelaient des "traîtres", mais en réalité, c’étaient des hommes brisés, prêts à tout pour un morceau de pain ou un peu moins de travail. »

 

 « On pouvait être condamné pour avoir raconté une blague, pour un mot mal placé ou simplement parce qu'il fallait remplir les quotas d'arrestations. » - Le système judiciaire soviétique : Soljenitsyne examine comment le système judiciaire soviétique s'est corrompu pour devenir un instrument au service de la terreur d'État. Les "dix ans" étaient une sentence banale, distribuée sans procès équitable, pour des délits fictifs tels que "propagande antisoviétique" ou "espionnage".

 

« Le mal traverse le cœur de chaque homme, et qui serait prêt à détruire une partie de son propre cœur ? » - Les réflexions philosophiques de Soljenitsyne : au-delà du témoignage historique, L'Archipel du Goulag est une méditation sur le mal, la souffrance, et la résilience humaine. Soljenitsyne examine comment le régime stalinien a transformé la société soviétique en un espace où la terreur et la répression sont devenues des outils de contrôle systématique.

Mais Soljenitsyne exprime aussi à la fin de son ouvrage, sa foi dans la capacité de l’homme à résister, même dans les pires conditions. Il insiste sur l'idée que, malgré l'oppression, certains prisonniers ont réussi à préserver leur dignité et leur humanité : « Il y a quelque chose en l’homme qui refuse de se laisser complètement briser, même lorsque tout semble perdu. »

 

Au fil de cet extraordinaire "biographie", Soljenitsyne nous livre sa vie de soldat, d'officier contaminé par la morgue, le choc de l'arrestation, l'isolateur puis la joie de la première cellule collective, l'influence de l'ancien socialiste Fastenko ou de l'Estonien Suzi qui lui enseignent à ne pas se créer d'idoles, à désapprendre l'intolérance léninienne, les disputes sur le concept de révolution et de perversion des révolutions, l'amertume de devoir passer les journées de la victoire de 1945 en geôle, la honte brûlante au souvenir du vlassovien martyrisé à coups de fouet, la découverte d'une génération de garçons russes qui croient en Dieu, l'épisode de la  jeune sainte, une détenue attachée à un poteau dans le camp de femmes voisin, et, disséminée tout au long de cet immense texte, la singulière confession d'une véritable libération intérieure ...

"Jamais je n'aurais cru, au début de mon temps de peine, écrasé que j'étais par son impénétrable pérennité, assommé par ma première initiation au monde de l'Archipel, que mon âme petit à petit allait se décourber; qu'avec les années, gravissant sans m'en rendre compte moi-même le point culminant de l'Archipel, j'en viendrais à contempler de là-haut, avec la plus totale sérénité, les lointains de l'Archipel, dont la mer incertaine irait jusqu'à m'attirer par son papillotement...."

Le goulag où cohabitent crevards recroquevillés sur une épluchure qu'ils n'ont même plus le courage de sucer avec leurs lèvres scorbutiques, et caïds et truands qu'il faut combattre à tout instant, ses putains, sa langue, ses usages, ses "orthodoxes", bien-pensants marxistes incurables, ses martyrs, ses saints, ses champions de l'évasion désespérée, et aussi ses matons et ses "chiennes", ses truands retournés par l'administration. Le camp avec son mouvement perpétuel d'île en île, est véritablement le territoire d'un peuple nouveau, à inclure dans les atlas, le peuple zek. Quant aux bourreaux, "Ô qu'il serait long, mais long, oui, qu'il serait long le banc sur lequel prendraient place tous les bourreaux et tous les traîtres de notre peuple, si on entreprenait de les y asseoir... ››

Accompagnant le narrateur dans cette exploration du monde et de la nation zek, il y a le héros d' "Une journée", le petit maçon Ivan Denissovitch, ici présent en qualité de Virgile guidant le narrateur à travers les cercles de cet enfer. Ivan est devenu le parangon du zek et il aide l'auteur à vaincre l'immensité de cette tâche d'y survivre et d'en parler, l'incrédulité du monde extérieur, la répugnance à évoquer les aspects trop dépravés du camp. Avec sa galerie formidable de portraits, de destins, avec ses innombrables références à l'histoire antérieure du mal, avec ses multiples changements de ton, avec ses moments de prière et de recueillement, ses rires formidables, ses haines vengeresses, "L 'Archipel du goulag" est bien un des plus étonnants

livres du XXe siècle (Trad. Le Seuii, 1974-1975). Et si le livre est souvent comparé à des œuvres comme "1984" de George Orwell ou "Si c'est un homme" de Primo Levi, en raison de sa puissance à documenter les atrocités des régimes totalitaires, Soljenitsyne semble aller plus loin en insistant sur la responsabilité individuelle : chaque individu, qu'il soit bourreau ou victime, fait des choix moraux, même dans les circonstances les plus terribles....


Arrêté le 1er février 1974 et proscrit une semaine plus tard, Soljenitsyne débarque en Allemagne, où l'accueille Heinrich Böll, et fait paraître la "Lettre aux dirigeants de l'Union soviétique", adjurant les chefs communistes de l'U.R.S.S. de mettre fin au monopole idéologique, sans quoi le pays étouffera et mourra.

D'abord installé en Suisse, à Zurich, puis à partir de 1976 aux Etats-Unis, dans l'Etat du Vermont dont les hivers rudes lui rappellent son pays, Soljenitsyne découvre l'Occident, et l'Occident le découvre dans des émissions télévisées où sa verve et son énergie font merveille. Il reprend le travail sur son roman historique, qu`il a baptisé "La Roue rouge", et pour lequel il prévoit une douzaine de "nœuds", un "nœud" étant l'intersection des forces en un espace et temps bref qui restituent l'intensité du drame historique. À Zurich, il visite les lieux qu'a fréquentés Lénine en exil, et s'en inspire pour "Lénine à Zurich" ...


"Le Chêne et le Veau" (1974, Bodalsja telenok s duborn)

« J’avais choisi d’être le veau qui pousse du front contre le tronc du chêne millénaire de l’État, espérant secrètement que, dans un improbable retournement de fortune, ce fragile veau pourrait ébranler ce chêne indestructible. » - Publié en Occident en 1974 et mémoires de combat littéraire, "Le Chêne et le Veau"  est un ouvrage clé pour comprendre l'œuvre et la personnalité de Soljenitsyne, qui trouve le moi haïssable, et répugne à écrire sur soi, ainsi qu'il l'explique. Le "chêne" symbolise le pouvoir inébranlable de l’État soviétique, tandis que le "veau" représente Soljenitsyne lui-même, vulnérable mais obstiné dans son désir de défier le régime. Et c'est à contrecœur qu'il livre ce texte, n'aimant pas le "genre mou" des Mémoires ni celui de la littérature seconde, la littérature sur la littérature.

Un livre au genre indéfinissable, qui relève certes des Mémoires, mais plus encore du communiqué de guerre, avec des échappées lyriques, des moments de prière. En fait il s'agit de la lutte menée par l'écrivain contre le pouvoir soviétique depuis sa sortie du "souterrain", où il a écrit pendant toutes les années de sa vie anonyme à Riazan, avant la publication de "Une journée d'Ivan Denissovitch" et jusqu'à la seconde arrestation et l'expulsion de l'U.R.S.S. 

 

Le corps du texte date de 1967 et s'achève par une dramatique conversation avec Tvardovski, l'éditeur de la revue Novy Mir, mais l'ouvrage se poursuit par des "compléments" écrits eux aussi dans le feu de la "bataille", respectivement en 1967, 1971, 1973 et 1974. Ce qui cimente le livre, c'est son rythme haletant, le rythme d'une énergie singulière, celle d'un lutteur qui lutte à mains nues, avec la ruse et le verbe, contre le monstre froid, bureaucratique et policier. Et dans ce combat Soljenítsyne a conscience de reprendre un combat perdu par l'intelligentsia, qui avait été assommée et asservie : "Infortunée intelligentsia des lettres ! N'es-tu pas l'hydre capitale qu'ils commencèrent à exterminer dès l'année 1918, par la hache, la faux, le poison, les tourments, le bûcher."

 

Le moment où Soljenitsyne parvient à faire publier "Une journée d’Ivan Denissovitch" en 1962 est l’un des moments les plus marquants du livre. Ce roman, qui décrit la vie dans un camp de travail soviétique, est une critique directe du système concentrationnaire stalinien. La publication de cette œuvre dans une revue officielle soviétique sous Khrouchtchev a été un événement exceptionnel. « Quand j’ai appris que Une journée d'Ivan Denissovitch allait être publiée, je n’arrivais pas à y croire. Après des années de silence et de censure, ma voix allait enfin être entendue par mes compatriotes. » Un passage qui le paradoxe du régime soviétique à cette époque : malgré une brève période de dégel sous Khrouchtchev, la censure et la répression n’ont jamais disparu...

Et, très rapidement après la publication d' "Une journée d'Ivan Denissovitch", Soljenitsyne devient une figure publique et un écrivain dissident. Cependant, ses critiques du régime soviétique le conduisent à être persécuté par le KGB : « Ils m'ont fait comprendre que ce n'était qu'un début. Des agents du KGB ont commencé à me suivre. Mes manuscrits ont disparu, mes amis étaient interrogés. Le piège se refermait sur moi, mais il n'était pas question de renoncer. » Ici, Soljenitsyne décrit comment il a persisté malgré la peur et les menaces grandissantes. Mais, en tant qu’écrivain, il avait un devoir moral de dénoncer l’injustice ...

 

Il y a là tout ce dont a vécu l'écrivain en ces années fiévreuses où il a débouché sur la gloire mondiale, puis conduit son combat de dissident : les rapports avec les autres dissidents, avec de beaux portraits de Sakharov, de Chafarevitch, et de bien d'autres, l'envoi clandestin de "L'Archipel du goulag" en Occident sur des microfilms cachés dans des bagages, les tractations pour publier ses œuvres dans des versions édulcorées, sa retraite de Rojdestvo, dans une boulaie merveilleuse au centre de la Russie, ses doutes, ses angoisses, ses jubilations lorsqu'il sent son âme se "décourber" dans le combat. « Chaque page que j’écrivais me rapprochait un peu plus de l’inévitable. Je savais que ce livre serait la fin pour moi en URSS, mais il devait être écrit. Le monde devait savoir ce qui se passait dans les goulags, et tant pis si cela devait me coûter ma liberté. », écrira-t-il à propos de l'Archipel ..

Après la publication du livre à l’étranger, les autorités soviétiques intensifient la répression contre Soljenitsyne. Il est harcelé par le KGB, ses amis sont arrêtés, et il est de plus en plus isolé. Finalement, en 1974, il est arrêté et expulsé de l’Union soviétique. Ce passage où il quitte son pays est l’un des plus émouvants du livre : "J’ai quitté mon pays avec un poids sur le cœur. Tout ce pour quoi j'avais lutté, tout ce que j'avais espéré changer, semblait s'évanouir avec mon départ. Mais je savais qu'il fallait continuer le combat, même en exil". 

 

Au centre du livre, la rencontre avec le poète Tvardovski, premier éditeur de l'écrivain, leur relation presque amoureuse, mais aussi le virus de méfiance ou plutôt de déception qui s'infiltre entre eux, car Tvardovski, malgré son honnêteté, est quand même un "fonctionnaire-député-lauréat", bref un satrape soviétique, tandis que Soljenitsyne, libre de tout lien avec l'establishment soviétique, ancien zek, avec un sens aigu de sa mission, est le premier rameau de la nouvelle littérature russe libre. Entre les deux la divergence est infime et la distance incommensurable. Lorsque Tvardovski est limogé, l'intimité renaît entre les deux hommes et Soljenitsyne fait un portrait poignant du poète blessé au moment des adieux à sa rédaction, nous révélant un secret de la genèse de son œuvre : les adieux du général Samsonov à son armée encerclée, dans "Août 14", sont calqués sur les adieux de Tvardovski à ce qui fut la seule revue presque libre des lettres soviétiques. Ce parallèle entre l'histoire et la vie, entre la guerre et la littérature, est un des secrets du livre : "Même type psychologique national ; intérieurement, même grandeur, même envergure, même pureté, et même impuissance dans les faits, même déphasage par rapport à leur époque".

 

Nous assistons à la naissance d'un prophète intransigeant, qui perd des amis, qui même sacrifie des amis et des alliés trop mous; une voix se lève, la "forêt de Birnam" se met en marche à son appel. "C'est une œuvre étrange qui s'élabore ici. Imprévue dans les plans initiaux et point obligatoire : on peut écrire, on peut aussi ne pas écrire. [...] Quelques amis intimes, après l'avoir lue : ça a du mordant, il faut absolument continuer. [...] Et la première chose que je vois : ce n'est pas continuer qu'il faut, c'est écrire jusqu'au bout le mystère, éclaircir plus à fond le miracle : je marche librement sur le marais, je tiens debout sur les sables mouvants..."

 

Ce début du deuxième complément situe le livre : chronique au jour le jour d'une mission de prophète, et aussi malice et ébrouement du preux qui se découvre invincible. La métaphore du titre s'explique par le proverbe russe : "Le petit veau donnait des coups de corne au grand chêne". Toute la mythologie narquoise des dictons populaires ... (Trad. Le Seuil, 1975).


"La Roue Rouge" (Krasnoe koleso, 1971-1991)

La famille paternelle de Soljénitsyne était une famille paysanne aisée de la région de Stavropol, sa famille maternelle, une riche famille du Kouban, et son grand-père gérait un vaste domaine. On retrouve ce grand-père maternel sous le nom de Tomtchak, son père et de nombreux personnages tirés de la chronique familiale dans cette immense fresque historique que constitue  "La Roue Rouge".

Une énorme narration, sous-titrée par son auteur "récit en segments de durée", et divisée en tomes appelés "nœuds", dont le premier volume parut en Occident sous le titre "Août 14" en 1972. Dans "Le Pavillon des cancéreux", Nerjine et Sologdine, tous deux hantés par l'histoire de leur pays, discutent en sciant du bois dans la cour de la prison sur la façon d'écrire l'histoíre : comment étudie-t-on un phénomène inconnu ? Comment devine-t-on une courbe qui n'est pas apparente? On cherche le point de rupture, le point de retour, les points extrêmes, les points zéro. Ça nous donne toute la courbe.. Un premier récit prend ainsi forme, il comporte quatre "nœuds", huit tomes et des milliers de pages. Quant à la roue rouge, c'est un symbole auquel on peut trouver énormément d'antécédents dans la symbolique humaine. Où, quand, comment l`histoire russe a-t-elle déraillé, est-elle sortie de ses gonds ? "La Roue rouge" répond à cette tente de répondre à cette question, et l'auteur a arpenté les paysages de la Première Guerre mondiale, Zurich à la recherche de Lénine, Kiev à la recherche de Stolypine qui s`y est fait assassiner. Il a dépouillé toute la presse de l'avant-guerre russe, tous les débats du parlement russe, la Douma, tous les Mémoires, il a lancé des appels à l'émigration russe pour qu`elle lui adresse les inédits qu'elle détient, a fait bâtir sa maison-bibliothèque de Cavendish au Vermont tout exprès, réservant un étage pour chaque "nœud" en gestation... Puis les chapitres panoramiques, qui constituent d'immenses leçons d'histoire souvent animées par l`ironie, se sont emparés de la trame du récit...

 

"La Roue Rouge", oeuvre colossale et roman-mosaïque, mêlant personnages historiques (comme Lénine, Staline, Nicolas II) à des personnages fictifs ou semi-fictifs,  est composée de quatre "nœuds" principaux, des moments de bascule historique : Août 1914, Novembre 1916, Mars 1917, et Avril 1917. Chaque "nœud" est centré sur une période cruciale et examine minutieusement les événements politiques, militaires et sociaux qui ont conduit à la Révolution. Soljenitsyne y aborde les forces profondes (politiques, militaires, idéologiques) qui ont fait basculer la Russie dans la révolution et, par extension, dans le régime soviétique...

 

Août 1914 : Début de la Première Guerre mondiale et ses répercussions sur la Russie, le chaos militaire, la montée des tensions politiques. Soljenitsyne décrit les premières batailles de la Première Guerre mondiale, en mettant l'accent sur l'incompétence militaire et la crise politique en Russie : "Le destin de la Russie semble scellé par une guerre mal préparée et des dirigeants dépassés par la situation, tandis que des forces révolutionnaires commencent à émerger dans l’ombre."

 

Novembre 1916 : Pré-révolution, l'instabilité politique à Saint-Pétersbourg, la désintégration de l'armée russe, l'effondrement du gouvernement tsariste. La désintégration du pouvoir impérial devient encore plus évidente, tandis que les révolutionnaires se renforcent :"Le régime tsariste est au bord du gouffre, affaibli par la corruption, la trahison, et une élite politique incapable de gérer la crise."

 

Mars 1917 : Révolution de février (mars selon le calendrier grégorien), abdication de Nicolas II, effondrement de l'Empire russe. C’est la révolution elle-même qui prend le devant de la scène, avec la fin de la monarchie et l’émergence des soviets : "Les événements s’accélèrent, l'Empire russe est en pleine chute libre, alors que les masses populaires prennent le contrôle des villes et que l'ordre ancien se désintègre."

 

Avril 1917 : Retour de Lénine en Russie, montée des bolcheviks, préparation des événements d'octobre. L'accent est mis sur le retour de Lénine et la préparation de la prise de pouvoir bolchevique : "La Russie entre dans une nouvelle phase, la prise du pouvoir par les bolcheviks semble inévitable, tandis que Lénine manœuvre pour accélérer l’effondrement du gouvernement provisoire."

 

Soljenitsyne voit la Révolution russe comme une tragédie évitable, résultant d'un enchaînement d’erreurs politiques, d'aveuglements intellectuels et d'idéologies destructrices. Contrairement à la vision marxiste traditionnelle de cette formidable déflagration, il entend démontrer la responsabilité humaine, en particulier celle de l'élite russe et de l’intelligentsia, dans la chute de la Russie tsariste. Et reprenant un de ses thèmes majeurs, - la perte des valeurs morales et spirituelles traditionnelles -, Soljenitsyne tente de nous montrer que c'est cette rupture avec les racines chrétiennes de la Russie qui a précipité la révolution (Trad. Fayard, 1983).


Jusqu'en 1983, Soljenitsyne intervient souvent dans la vie publique de l'Occident, en 1975 il est reçu par le Sénat américain, en 1978 il est l'invité d'honneur de l'université Harvard et prononce un discours sévère pour l'Occident, qu'il soupçonne d'être devenu un "bazar commercial"; en 1979 il vient à Paris pour la sortie de ses mémoires de combat littéraire, intitulés "Le Chêne et le Veau". En 1983, il publie le pamphlet "Nos pluralistes",  polémiquant avec ceux des émigrés qui ne voient d'autre avenir pour la Russie qu'un alignement sur l'Occident. Puis ses interventions se font rares et même s'arrêtent. Les différents tomes de son énorme roman "La Roue rouge" prennent un grand retard dans leur traduction, un certain isolement se fait sentir

 

En janvier 1988, une petite publication soviétique publie son célèbre manifeste de 1973, extrait de la "Lettre aux dirigeants: Ne pas vivre selon le mensonge". En juillet est annoncée la parution de L'Archipel" en U.R.S.S., mais une publication interdite par le Comité central en octobre 1988 :  l'opinion publique naissante réagit en organisant des soirées en l'honneur de l'écrivain absent en décembre 1988 (pour ses soixante-dix ans) et dans l'hiver qui suit. À partir de l'été 1989, "L'Archipel" commence à paraître dans la revue Novy Mir, puis ce sont toutes ses œuvres que se partagent les grandes revues, avant les parutions en volumes. En, 1990, "année Soljenitsyne", selon l'écrivain Zalyguine, marquant un retour massif de ses écrits dans la patrie qui l'avait chassé et calomnié : le dissident a triomphé, il devient le fer de lance de la "glasnost", un mot qu'il avait lui-même lancé en 1987 dans sa Lettre au congrès des écrivains. 

En septembre 1990 paraît à Moscou, à vingt-huit millions d'exemplaires, dans la Komsomolskaïa Pravda un programme de l'écrivain pour son pays : "Comment devons-nous réorganiser notre Russie?". Il y préconise le renoncement à l'empire et l'introduction d'une démocratie très décentralisée, une sorte de Russie "helvétisée". Mais refuse le prix d'Etat qu'on lui propose pour "L'Archipel du goulag". Au centre de l'œuvre de Soljenitsyne il y a un noyau mystique, qui est la nation russe. Des slavophiles russes il a hérité une notion religieuse de la nation, du repentir pour les péchés de la nation ...