Raymond Boudon (1934-2013), "L'inégalité des chances" (1973), "Effets pervers et ordre social" (1977), "La logique du social" (1979), "La Place du désordre. Critique des théories du changement social" (1984) - Michel Crozier (1922-2013), "Le Phénomène bureaucratique" (1964), "La Société bloquée" (1967), "L'Acteur et le Système" (1977), "On ne change pas la société par décret" (1979) - Alain Touraine (1925-2023), "Sociologie de l'action" (1965), "La Conscience ouvrière" (1966), "La production de la société" (1973), "Le retour de l'acteur" (1984), "Critique de la modernité" (1992) - ....

Last update : 11/11/2016


C'est en 1946, sous l'égide du CNRS, que Georges Gurvitch (1894-1965) va créer le Centre d'Etudes sociologiques, véritable pépinière de la recherche sociologique française qui voient, structurés par champs, éclore Henri Mendras(1927-2003, La Fin des Paysans, 1967), Michel Crozier (1922-2013, Le Phénomène bureaucratique, 1959-1963), Georges Friedmann (1902-1977, "Le Travail en miettes, 1956), Pierre Naville (1903-1933, "La vie de travail et ses problèmes", 1947)), Alain Touraine (1925-2023, Sociologie de l'action, 1965), et autour d'eux Roger Bastide (1898-1974), Georges Balandier (1920-2016), Alain Girard (1914-1996), Pierre Francastel (1900-1970), Raymond Bourricaud (1922-1991). Quant à Pierre Bourdieu (1930-2002), il est à lui seul emblématique de cet ultime embrasement intellectuel que connaît alors la pensée sociologique "traditionnelle" ...

 

1950-1960-1970,trois décennies, donc, au cours desquelles une nouvelle sociologie, portée par des personnalités particulièrement créatives et des points de vue structurés par champs sociaux, vont se saisir des "affaires humaines" d'une société en plein bouleversements et transformation. Se pose, au détour des différents ouvrages et thématiques qui constellent la période, la question de la participation active du sociologue à l'évolution sociale et politique qui se joue. Sont menés à la fois un très profond travail critique de cette société en mutation et la tentative d'élaborer des méthodologies susceptibles de réinterpréter de fond en comble toute l'histoire de la pensée sociologique depuis ses fondations. 

On voit ainsi Michel Crozier s'interroger sur les systèmes bureaucratiques, leur fonctionnement et leurs dysfonctionnements, sur la façon dont les êtres humains sont capables de jouer entre eux la coopération ou le conflit. Nous verrons Raymond Boudon soulever la question des fameux effets sociaux pervers  des décisions prises et actions menées par les individus (et diverses instances du pouvoir). Son ouvrage, "L'inégalité des chances" (1973), succède à deux ouvrages de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, "Les Héritiers", en 1963, "La Reproduction" en 1970 : deux décennies, un même constat, rien  n'a véritablement évolué en ce domaine si stratégique du savoir et du pouvoir. A l'époque, on pouvait encore s'étonner, puis s'interroger, sur cet affligeant paradoxe, celle d'une démocratisation scolaire, - qui prend en fait l'aspect d'une neutralisation administrative de l'inégalité des chances scolaires -, et qui ne débouche sur aucune réduction de l'inégalité des chances sociales, - et sans doute une très pervers déperdition du savoir global qui désormais s'impose en ce début du XXIe siècle.


L'individualisme sociologique - La sociologie reste en quête de paradigmes lui permettant d'expliquer tant les comportements individuels et les choix que les faits sociaux eux-mêmes. Parmi les grands courants sociologiques qui alors forment dans les années 1970, il en est, l' "individualisme méthodologique" qui prend le contre-pied de la pensée sociologique telle qu'elle s'est constituée depuis le XIXe siècle, à savoir l'explication des conduites individuelles par les structures sociales. Le paradigme individualiste postule que "tout phénomène social s'explique par l'agrégation des actions individuelles", mais en faisant disparaître l'individu au bénéfice de l'acteur social (L'art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou faussesn 1990, R. Boudon), ce courant ne parvient pas en fin de compte à évacuer le contexte social de son analyse. ..


Raymond Boudon (1934-2013)

En 1982, Raymond Boudon, - ancien élève de l'Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie - et François Bourricaud publient un "Dictionnaire critique de la sociologie" qui entend rejeter toutes les théories générales qui ne parviennent pas - et sont fondamentalement dans l'incapacité de - rendre compte de la complexité du social. Le structuralisme, le fonctionnalisme, le culturalisme sont des cadres de pensée à partir desquels ont pu certes se développer des recherches fécondes, mais ne peuvent échapper au fait qu'elles constituent aussi une "représentation idéologique des sociétés" ("A quoi sert la notion de Structure ? Essai sur la signification de la notion de structure dans les sciences humaines, 1968). Boudon a toujours cru en la sociologie comme discipline scientifique à part entière et pour se faire usera de l'analyse statistique pour formaliser son approche : "L'Analyse mathématique des faits sociaux" (1967),  "L'Inégalité des chances" (1973) , "Le juste et le vrai : études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance" (1995).

Mais a contrario de Pierre Bourdieu, le tenant emblématique pour Boudon du "structuralisme pur et dur", c'est à l'héritage de Max Weber et d'Alexis de Tocqueville qu'il fait appel pour proposer son fameux paradigme de "l'individualisme méthodologique" : "pour expliquer un phénomène social quelconque, il est indispensable de reconstruire les motivations des individus concernés, et d'appréhender ce phénomène comme le résultat de l'agrégation des comportements individuels dictés par ces motivations". Boudon rejette ainsi ces théories globales selon lesquelles l'individu, et son histoire, ne peuvent échapper au déterminisme des structures sociales dans lesquelles ils se trouvent, impuissants et spectateurs, plongés. De Max Weber, Georg Simmel, à Alexis de Tocqueville, tous ces grands fondateurs de la sociologie ont montré que c'est en analysant les actions individuelles que nous pouvons tenter de comprendre les phénomènes collectifs, et non l'inverse. Fondamentalement, les conduites individuelles "sont libres de contraintes purement structurelles". Rejetant tous les "sociologismes", Boudon poussera par la suite son analyse vers "une théorie générale de la rationalité" (l'individu est "naturellement" rationnel) et la nécessité de mettre en oeuvre un libéralisme politique et économique, seul en capacité d'offrir un espace à cette rationalité. Mais, ainsi que nombre de ses détracteurs l'ont exprimé, "l'acteur rationnel selon Boudon est-il réellement un être social?". 

 

Effets pervers et ordre social (1977) 

"Ma thèse est en d’autres termes qu’un paradigme ne peut être jugé sur un plan ontologique, mais seulement sur un plan méthodologique. La psychologie rationnelle est à l’évidence insuffisante pour expliquer la névrose, mais elle est largement suffisante pour expliquer bien des comportements quotidiens : ceux qui intéressent le plus fréquemment le sociologue. Les contraintes structurelles peuvent être d’une grande complexité. Mais dans bien des cas, on peut se contenter de descriptions simples (les classes sociales chez Marx, les Noirs et les Blancs chez Merton). Il est irréaliste de supporter que les individus ont toujours une représentation exacte des options qui leur sont offertes, des avantages et inconvénients attachés à chacune d’elles. Mais on peut souvent faire l’hypothèse qu’en moyenne lorsqu’une option O1 est préférable à une option O1, ce fait sera perçu. Bref, un paradigme ne peut être dit vrai ou faux, réaliste ou irréaliste. Mais il peut être plus ou moins adapté au phénomène qu’on désire analyser. " (Boudon, PUF)

 

La logique du social (1979)

"Pour Raymond Boudon, ce sont bien les individus qui agissent, mais les conséquences de leurs actions leur échappent : l’agrégation de nos actions individuelles aboutit à des résultats collectifs non prévus et non voulus. Telle est la question qui constitue l’objet de la sociologie. Ce livre, manifeste de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’«individualisme méthodologique » en sociologie, est devenu un classique" (Hachette)

 

La Place du désordre. Critique des théories du changement social (1984) 

"Ce livre illustre l'intérêt de la perspective qualifiée d'individualisme méthodologique, selon laquelle les causes ultimes de tout phénomène social résident dans des actes, des croyances ou des attitudes individuelles. Cette méthode, actuellement largement pratiquée, a dû s'imposer contre les mouvements de pensée qui ont exercé une influence considérable sur les sciences sociales, tels le marxisme et le structuralisme. " (PUF)

 

Le Juste et le Vrai : études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance (Fayard, 1995)

"Cet ouvrage est d'abord une critique du relativisme régnant s'agissant des valeurs morales et aussi de la connaissance. La morale serait affaire de mode ou de convention. La connaissance scientifique ne nous proposerait pas une représentation du monde plus fiable que les mythes archaïques. Ces thèmes relativistes jouissent aux Etats-Unis comme en Europe du statut d'idées établies. Pourtant, ces théories relativistes contredisent les observations les plus irrécusables. Aujourd'hui comme hier, les individus passent le plus clair de leur temps à porter avec conviction des appréciations morales. Toute décision gouvernementale est soupesée, jugée, approuvée ou condamnée avec parfois un bel ensemble. On observe donc une discordance notoire entre le discours de nombre de philosophes et de sociologues sur la morale, et l'existence de sentiments moraux forts et souvent consensuels. Pourquoi ce relativisme? Il résulte de mouvements de pensée (marxisme, nietzschéisme, freudisme, durkheimisme) qui proposent de voir dans les valeurs des illusions. Leur influence, associée à celle de l'empirisme et du positivisme qui introduisent un gouffre béant entre l'être et le devoir-être, confirme l'idée que les valeurs ne sauraient être fondées de façon objective. La certitude morale ne serait qu'une illusion produite par des forces sociales ou psychiques agissant à l'insu des individus. Ce relativisme normatif représente-t-il un horizon indépassable? Certainement pas. D'autres courants des sciences humaines, tels le contractualisme, l'utilitarisme et la théorie de l'action le rejettent. S'appuyant sur une critique constructive de ces travaux, la théorie cognitiviste développée ici tente de les généraliser, de les synthétiser, de les dépasser et de proposer une explication de l'origine des sentiments moraux et des jugements de valeur. De son côté, le relativisme cognitif est, lui aussi, résistible. Les voies de la connaissance ordinaire comme celles de la connaissance scientifique sont complexes. Mais cela n'impose pas de renoncer aux notions de vérité et d'objectivité. Comme le juste, le vrai existe." (Fayard) 

 

Renouveler la démocratie. Eloge du sens commun  (2006)

"Comment sortir du « tout se vaut » qui fait le lit du n’importe quoi ? Comment renouer avec l’idée qu’il existe une rationalité commune à tous, par-delà les clivages individuels et culturels ? C’est le fondement même de la vraie démocratie. Pour Raymond Boudon, le relativisme ambiant fournit un terreau favorable à une conception cynique des relations sociales et politiques, à la réapparition des fondamentalismes. Il nourrit le désarroi. Il légitime les confusions entre la morale et la politique, la foi et la raison, le privé et le public. La démocratie n’est plus alors qu’un système dominé par les conflits d’intérêts et la raison du plus fort. Face à cette perte de repères, on comprend que les élites semblent comme égarées et se laissent surtout guider par les minorités actives et par l’opinion". (Odile Jacob)

 


Si l'analyse stratégique étudie les relations de pouvoir dans l'organisation, c'est qu'elle reconnaît que l'organisation n'est pas une donnée "naturelle" mais un "construit d'action collective", ce qui implique qu'elle ne peut déterminer totalement le comportement de ses acteurs - La sociologie des organisations que fonde Michel Crozier au début des années soixante, pose la question fondamentale de la rationalité et du pouvoir, dans la continuité de nombre d'auteurs américains, J. March, H. Simon, mais aussi Talcott Parsons. Le phénomène bureaucratique, emblématique d'une certaine vision de l'administration à la française, incarne cette quête d'efficacité et de rationalité tenue comme quasi-scientifique jusqu'au seuil de la Seconde guerre mondiale. Un nouveau mode de raisonnement s'impose dont l'origine n'est pas étrangère aux travaux de l'approche systémique qui s'impose dans les années soixante (General System Theory, Bertalanffy, 1968). Les travaux empiriques de Crozier vont y puiser dysfonctionnements et incertitudes; sous couvert d'une logique de comportements et d'actions régis et limités par des règles, se mettent en place des relations de pouvoir soumis à de perpétuels arbitrages, et la mise en place du fameux cercle vicieux bureaucratique qui conduit à la rigidification de l'organisation ... 

L'analyse stratégique conduit à une représentation particulière de l'organisation, le rejet de tout déterminisme structurel et social, des acteurs qui s'y livrent à des jeux structurés et disposent de marges de manoeuvre pour élaborer des stratégies gagnantes. C'est ainsi que via cette analyse, si semblent disparaître tout autant une vision sociale en terme de rapports de force et tout modèle fonctionnaliste ou rationnalisateur, nous sommes voués à vivre dans un monde de manipulation, d'ambiguïté et de conflit..


Michel Crozier (1922-2013) 

Né en 1922 à Sainte-Menehould (Marne), Michel Crozier, professeur de sociologie à Nanterre et professeur à l'Institut d'études politiques de Paris (1975), fondateur du Centre de Sociologie des Organisations, poursuit successivement ses travaux sur  l'histoire du mouvement ouvrier et à l'action des syndicats, puis en 1952 sur le rôle des employés et des petits fonctionnaires dans la structure sociale française, enfin dans les années 1970 il parvient à proposer une théorisation de cette sociologie de l'action organisée qu'il poursuit depuis tant d'années pour léguer à la sociologie une nouvelle approche, "l'analyse stratégique".

Deux ouvrages marquent son apport à cette nouvelle sociologie des organisations, sous le thème global du changement et de la résistance au changement, "Le Phénomène bureaucratique" (1964), "L'Acteur et le Système" (1977). La "bureaucratie" n'est pas une entité abstraite, cette organisation rationnelle décrite par Max Weber, par exemple,  mais elle est constituée d'hommes et de femmes qui participent directement à son élaboration et donc à l'expression des routines et des rigidités qui caractérisent ce type d'organisation. Plus encore, l'individu lui-même révèle ici à la fois un comportement rationnel au travers de ses choix mais aussi une sorte d'irréductibilité quant aux impératifs des appareils bureaucratiques : Crozier met en ainsi en évidence dans les pesanteurs ou dysfonctionnements organisationnels le rôle des stratégies des différents acteurs. Au sein des appareils bureaucratiques, il existe ainsi des "zones d'incertitudes"  - une part de liberté - autour desquelles les différents acteurs vont tenter de consolider leurs positions stratégiques. Constamment ces acteurs élaborent des mécanismes d'adaptation pour anticiper ou surmonter les éventuels rapports conflictuels. L'analyse stratégique vient par suite compléter la réflexion de Crozier, méthode d'analyse et méthode d'intervention : comment fonctionnent, comment agir sur les relations de pouvoir entre acteurs et les effets des stratégies des acteurs dans une organisation donnée.

Crozier n'entend pas faire de la théorie pour la théorie, mais proposer aux différents acteurs, notamment organisationnels, de mieux appréhender leur situation et de s'ouvrir à la nécessité du changement et de l'évolution. Pourtant, si le jeu des acteurs est bien pris en compte, cette analyse stratégique semble privilégier l'organisation plus que l'individu, celui-ci peut certes conquérir un surplus de capacité d'expression, mais autant que peut tolérer et supporter l'organisation elle-même. Suivront "On ne change pas la société par décret" (Fayard, 1979), "État moderne, État modeste. Stratégies pour un autre changement" (Fayard, 1986). 

 

Le discours s'infléchit à la fin des années 1970 : "la connaissance fait peur. L'intelligence et le talent sont vénérés, mais pas la connaissance. C'est que celle-ci comporte le risque du changement; elle s'impose à l'homme sans tenir compte ni de ses désirs ni de l'image qu'il a de ses besoins; elle bouleverse le monde intellectuel et social en place. Promesse de développement certes, elle est aussi et d'abord épreuve de réalité.." (On ne change pas la société par décret, 1979)

Lors de la publication de son ouvrage, "La Crise de l'intelligence" (1995), Crozier n'entend plus décrire mais véritablement faire bouger les "choses" : "Se contenter de reprendre l'analyse de la société bloquée serait se faire le complice de l'immobilisme ou du y a qu'à . Ce serait fournir des arguments aux dirigeants qui mettent en avant les rigidités et le prétendu conservatisme des Français pour justifier leur impuissance ou leurs échecs - alors que leurs propres responsabilités sont prépondérantes... Les élites françaises se crispent, elles supportent de moins en moins la critique, elles constituent un système toujours plus fermé. Non seulement elles ne remplissent pas leur rôle, qui est d'aider la société à changer, mais elles sont contre-productives..."

 

Stanley Hoffmann, "Sur la France" (1976)

Fondateur du Centre d’études européennes de Harvard, Stanley Hoffmann (1928-2015), préfacier du livre de Robert O. Paxton, "La France de Vichy" (Seuil, 1973), fut l’un des meilleurs experts américains de la vie politique française. Dans le premier essai de son livre, "Paradoxes de la communauté politique française", écrit en 1963, il offre une étude de "la transformation de la France en tant que communauté politique", des années 1930 aux années 1960, qui livre le visage d'un pays qui a connu "des changements violents et massifs" tel que le système politique français n'a pu "s'adapter à son époque". Bien des commentateurs de l'époque iront puiser dans ces essais des jeux d'interprétation sur les rapports de la société, la nation et l'Etat.

 

"Dans la période de l'histoire de France qui va des années 1930 aux années 1960, des mesures politiques délibérées et des chocs extérieurs se sont combinés pour transformer de façon presque révolutionnaire la société française et le rôle de la France dans le monde. Ces changements, violents et massifs, ont empêché le système politique français de s'adapter à son époque. Certes, le système politique n'est pas resté totalement immobile, car si cela avait été le cas, les effets des chocs économiques et extérieurs auraient été à peu près totalement désastreux; néanmoins, å chaque convalescence a correspondu une nouvelle blessure. La nation, devant un défi qui menaçait son existence même, a réagi bien mieux que beaucoup de critiques ne l'en croyaient capable; mais, à maintes reprises, elle a dû sacrifier son gouvernail aux tempêtes qu'elle maîtrisait.

Si l'observateur examine la société française et la politique étrangère de la France, il s'exclamera sans doute que des miracles arrivent; s'il examine le système politique français, il sera tenté de reprendre le refrain, "plus ça change, plus c'est la même chose". Il se peut qu'il ait raison dans les deux cas, et je vais essayer de dire pourquoi. 

Le but de cet essai est d'étudier la transformation de la France en tant que communauté politique. J'emploie ici le mot "communauté" dans un sens purement formel : un groupe de personnes qui habitent ensemble, qui ont entre elles des relations intenses et qui ont pris des habitudes et élaboré des règles communes; je n'utilise pas ici le mot «communauté» dans le sens matériel : un groupe de personnes qui ont les mêmes valeurs, les mêmes attitudes, et les mêmes objectifs. En vérité, la question fondamentale à laquelle il s'agit de répondre ici est celle de savoir si la France est une communauté politique au sens matériel.

Quoi qu'il en soit, l'étude d'une communauté politique ne se borne pas à l'analyse de ce qu'on appelle généralement le système politique : c'est-à-dire la structure du pouvoir, le réseau des intérêts, les décisions politiques, le rôle des institutions, des partis, des groupes de pression, et de l'administration. Il faut examiner la nation dans son ensemble. Le rôle que joue le système politique est dans une large mesure déterminé par la structure économique

et sociale de la nation et par les valeurs des principaux groupes sociaux. Inversement, la société est façonnée par les décisions et les procédures politiques. La société et le système politique sont à leur tour affectés par les événements internationaux. C'est pourquoi les trois domaines : société, système politique, politique étrangère, devront être examinés séparément et tour à tour au long de ce chapitre. Je suppose au départ qu'ils sont relativement autonomes, mais qu'ils s'influencent les uns les autres de diverses façons à étudier.

Cette étude comprend trois parties. Dans la première partie, j'essaierai de décrire brièvement les traits principaux de la communauté politique française sous la IIIe République. A mon sens, il existait alors une "synthèse républicaine" qui s'est dégagée peu à peu au cours du siècle qui suivit la Révolution française, et qui s'est épanouie dans la période 1878-1934. Je l'appelle une synthèse en raison de l'harmonie qui régnait entre les principaux aspects de la société, le système politique et la vision française du monde extérieur.

Dans la seconde partie, j'examinerai les effets des années de guerre sur cette synthèse. L'harmonie de la IIIe République a été détruite par une série de chocs dont la Seconde Guerre mondiale a été le point culminant. La guerre elle-même n'a fait qu'accentuer une série de tendances dont beaucoup étaient plutôt anciennes; mais c'est dans la période de 1934-1940 qu'elles sont devenues dangereuses; les coups répétés que la communauté politique française a subis pendant ces années devinrent, entre 1940 et 1945, les coups de grâce de la synthèse républicaine. Parmi les forces politiques, économiques et sociales qui ont entraîné la France d'après-guerre de plus en plus loin de son point de départ, beaucoup sont nées dans les années de guerre.

Dans la troisième partie, j'examinerai l'état de la communauté politique française à l'heure actuelle. Les forces déchaînées pendant la guerre, qui ont détruit la vieille harmonie, ont empêché jusqu'à présent la naissance d'une synthèse nouvelle. Il est facile de savoir ce que sera la nouvelle figure économique et sociale de la France, et il est possible d'entrevoir quelle sera sa place dans le monde, mais le chemin qu'elle a dû suivre a été si pénible que le système politique n'a pas fini de s'adapter à ces changements.

 

A la longue, si des chocs extérieurs nouveaux et désastreux ne se produisent pas, ces changements guériront sans doute les maux du système politique; mais à court terme, ils en compliquent plutôt le traitement..."

 

 

Michel Crozier, "Le Phénomène bureaucratique" (1964)

"Nous rejetons trop facilement nos difficultés sur des épouvantails abstraits comme le progrès, la technique, la bureaucratie. Ce ne sont pas les techniques ou les formes d’organisation qui sont coupables. Ce sont les hommes qui, consciemment ou inconsciemment, participent à leur élaboration." Crozier souligne la réalité d'un modèle culturel bien français de bureaucratie et se penche ainsi sur les rouages organisationnels de deux entités publiques, l'Agence parisienne des chèques postaux et la Seita, jugées emblématiques d'une résistance à toute évolution.  "Dans ce classique de la sociologie des organisations, Michel Crozier démonte les mécanismes de centralisation et de multiplication des règles qui débouchent sur la formation de cercles vicieux bureaucratiques. Élargissant sa grille d’analyse au système éducatif, aux organisations syndicales et aux rouages politico-administratifs de la société française dans son ensemble, il dévoile les rigidités et la résistance au changement qui continuent d’apparaître comme l’un de ses traits culturels les plus saillants." (Seuil)

 

Michel Crozier, "La Société bloquée" (1967)

Ces essais écrits en 1966 et mai 1968 reprennent un terme imaginé par Stanley Hoffman en 1963, "A la recherche de la France" pour poser le problème du changement social en France, au travers de notions comme le pouvoir, l'innovation, l'informatisation, la participation. La crise de mai 1968 apparaît ici comme la traduction même de cette société bloquée, un monde bureaucratique trop rigide et une université mal adaptées aux exigences du monde moderne constituant les deux piliers d'une analyse qui débouche par suite sur des propositions de "déblocage". 

"Si l'on veut faire bouger cette société bloquée qu'est devenue la société française, il faut absolument secouer le carcan que fait peser sur elle la passion de commandement, de contrôle et de logique simpliste qui anime les grands commis, les patrons, les techniciens et mandarins divers qui nous gouvernent, tous trop brillants, trop compétents et trop également dépassés par les exigences de développement économique et social...

Que la société puisse devenir consciente des forces qui la gouvernent et soit ainsi poussée à se manipuler elle-même, est après tout un phénomène effrayant. Notre équilibre antérieur était fait d'ignorance et d'impuissance. Une connaissance meilleure de la réalité et de nos propres possibilités est en train de nous forcer à agir. Mais au nom de quoi pouvons-nous le faire? Quelles fins supérieures peuvent autoriser une intervention, alors justement que les fins traditionnelles apparaissent dévalorisées? Pouvons-nous pourtant refuser d'intervenir, alors que nous sommes mis quotidiennement en face des scandales que constituent les conséquences visibles d'actes humains? ..

Face à ces illusions faciles et à cette régression panique, les sociologues peuvent-ils effectivement répondre aux problèmes que pose le changement?  Certainement non, s'ils continuent à vouloir maintenir l'attitude dogmatique et pontifiante qu'ils ont héritée de leur passé d'idéologue. Oui, peut-être, dans la mesure où ils sont capables d'accepter le statut plus modeste des sciences expérimentales ..."

 

Michel Crozier, "L'Acteur et le Système, Les contraintes de l'action collective" (1977, avec  Erhard Friedberg)

"Synthèse théorique de l’« analyse stratégique » développée par les auteurs, cet ouvrage s’est imposé comme une référence dans la littérature sociologique comme auprès des professionnels du management. Nourri de nombreuses études de cas, il étudie les relations de pouvoir et les stratégies qu’élaborent les acteurs au sein des organisations pour en saisir les logiques sous-jacentes et en délimiter les zones d’incertitude – ces interstices où les enjeux interpersonnels prennent le pas sur la rationalité du système. Au-delà du monde des entreprises et des administrations, c’est à une réflexion plus générale sur les problèmes de l’action collective que nous invite ce livre." (Seuil)

 

"A quelles conditions et au prix de quelles contraintes, l'action collective, c'est-à-dire l'action organisée, des hommes est-elle possible? C'est la question centrale de ce livre. Car, si l'action collective constitue un problème si décisif pour nos sociétés, c'est d'abord et avant tout parce que ce n'est pas un phénomène naturel. C'est d'abord un construit social dont l'existence pose problème et dont il reste à expliquer les conditions d'émergence et de maintien.

Contrairement à l'idée que nous en avons couramment, en effet, contrairement aussi à la façon dont psychologues, sociologues et analystes divers ont pu poser - et posent encore et toujours - les problèmes d'organisation, nos modes d'action collective ne sont pas des données "naturelles" qui surgiraient en quelque sorte spontanément et dont l'existence irait de soi. Ils ne sont pas le résultat automatique du développement des interactions humaines, d'une sorte de dynamique spontanée qui porteraient les hommes en tant qu' "êtres sociaux" à s'unir, à se grouper, à s' "organiser". Ils ne sont pas davantage la conséquence logique et déterminée d'avance de la "structure objective" des problèmes à résoudre, c'est-à-dire de la somme des déterminations extérieures que l' "état des forces productives", le "stade de développement technique et économique" feraient peser sur les hommes. ils ne constituent rien d'autre que des solutions toujours spécifiques, que des acteurs relativement autonomes, avec leurs ressources et capacités particulières, ont créées, inventées, instituées pour résoudre les problèmes posés par l'action collective et, notamment, le plus fondamental de ceux-ci, celui de leur coopération en vue de l'accomplissement d'objectifs communs, malgré leurs orientations divergentes.

Et en cette matière, il n'y a ni fatalité ni déterminisme simple. Ces solutions ne sont ni les seules possibles, ni les meilleures, ni même les meilleures relativement à un "contexte" déterminé. Ce sont toujours des solutions contingentes au sens radical du terme, c'est-à-dire largement indéterminées et donc arbitraires. Mais elles n'en sont pas moins contraignantes. En tant que modes d'articulation et d'intégration de comportements divergents et contradictoires, elles supposent et instituent à la fois une structuration humaine, c'est-à-dire un minimum d' "organisation", des champs de l'action sociale. Cette structuration peut être relativement formalisée et consciente, ou elle peut avoir été "naturalisée" par l'histoire, la coutume, les croyances, au point de paraître évidente. Elle n'en reste pas moins toujours et fondamentalement un artefact humain qui - en orientant les comportements des acteurs et en circonscrivant leur liberté et leurs capacités d'action - rend possible le développement des entreprises collectives des hommes, mais conditionne en même temps profondément leurs résultats ..." 


"Sociologie de l'action" - Pour Alain Touraine, la sociologie éclaire le sens des pratiques sociales et va ainsi transformer tout acteur en sujet conscient. Les travaux qu'il mène avec son équipe ne visent pas tant à entreprendre une théorie générale qu'à définir une démarche sociologique qui permettrait de se situer en position pour mener à bien des analyses dont le concept essentiel est à l'origine celui du "travail"  - "le travail est la condition historique de l'homme, c'est-à-dire l'expérience significative, ni naturelle, ni métasociale, à partir de laquelle peuvent se comprendre les oeuvres de civilisation et les formes d'organisation sociale" -, mais aussi l'historicité (la capacité de la société de se produire elle-même en donnant un sens à ses pratiques), le système d'action historique (ou système d'emprise de l'historicité sur la pratique sociale), les rapports de classes (ou plus exactement une théorie des conflits de classe), le système institutionnel (ou politique, intermédiaire entre le champ d'historicité et l'organisation sociale), enfin les mouvements sociaux, qui vont requérir une méthode spécifique, l' "intervention sociologique"....


Alain Touraine (1925)

Né à Hermanville-sur-Mer (Calvados), normalien agrégé d'histoire et diplômé de l'E.H.E.S.S., Alain Touraine entre en sociologie au moment où la France s'engageait dans la  modernisation industrielle et où deux conceptions de la réflexion sociale s'opposent, le fonctionnalisme américain d'un Talcott Parsons, et un marxisme dominé par le Parti communiste. La lecture de Georges Friedmann ("Les problèmes humains du machinisme industriel", 1946) et son expérience de la vie de mineur (1947-1948) l'orientent très tôt vers la sociologie du travail. Dans les années 1960, il soutient sa thèse de doctorat autour de deux thématiques, la "Sociologie de l'action", "La conscience ouvrière", puis publie en 1973 l'un des ses ouvrages fondateurs de sa démarche, "La Production de la société". Il entend élaborer un nouveau mode d'analyse de la société centrée sur les "mouvements sociaux", ces mouvements qui "luttent pour imposer leur projet, le modèle de société auxquels ils aspirent" (étudiants, féministes, régionalistes, écologistes..), et qui sont emblématiques d'une question centrale,  alors que par ailleurs force est de constater le déclin des mouvements ouvriers : comment les sociétés se produisent elles-mêmes à travers leurs conflits, leurs modes de négociation et d'organisation, comment des luttes sociales parviennent à remettre en cause des modes de domination et à instaurer de nouveaux types de société.

 

"Le privilège des mouvements sociaux liés à une société industrielle vient seulement de ce que leur orientation manifeste les principes qui sont ceux de l'analyse actionnaliste, c'est-à-dire se veulent rationalisateurs, organisateurs, fondés sur le développement matériel et la liberté humaine; ils ne se présentent plus comme serviteurs des dieux, de principes philosophiques ou de lois économiques, mais comme étant leur propre fin : travail au service du travail, libération de la liberté.

Il est vain de rechercher la vraie nature d'une société passée comme si en écartant les voiles de la fausse conscience on atteignait une vraie conscience. C.Lefort l'a rappelé et ses conclusions ne font que rejoindre la pratique des historiens ou des sociologues : la religion ou les idéologies philosophiques ou économiques ne se superposent pas à une société dont elles donneraient une image inversée; elles sont partie intégrante de cette société, au même titre que sa culture matérielle. Il faut donc les considérer sociologiquement comme unies, c'est-à-dire comme rationnellement liées à une expérience sociale. Ceci ne signifie pas qu'on doive les considérer comme scientifiquement vraies, puisqu'elles ne répondent pas aux critères habituels d'une démonstration positive. Mais ceci n'entraîne pas non plus un relativisme sans limites; au contraire, en écartant l'idée d'une histoire naturelle des sociétés, ce raisonnement porte à fonder la théorie de l'action historique sur la problématique du sujet historique et non sur le devenir de la réalité historique..

L'histoire n'oppose pas ceux qui vont consciemment dans le sens de l'histoire et ceux qui s'y opposent. L'analyse sociologique n'a de sens que si elle rend compte de l'ensemble des mouvements sociaux, si elle relie chacun d'eux, par des voies dialectiques, à un moment, à une situation du sujet historique. .. c'est à l'analyse de la conscience collective et des rôles sociaux qu'il faut faire d'abord appel ..." (Alain Touraine, Sociologie de l'action, Seuil, 1965).