Realismo Mágico - Gabriel Garcia Marquez (1927-2014), "La hojarasca" (Des Feuilles dans la bourrasque, 1955), "El coronel no tiene quien le escriba" (1961, Pas de lettre pour le Colonel), "La mala hora" (1962), "Cien anos de soledad" (Cent Ans de solitude, 1967), "La increíble y triste historia de la cándida Eréndira y su abuela desalmada" (1972, L'incroyable et Triste histoire de la candide Erendida et de sa grand-mère diabolique), "El otoño del patriarca" (1975, L'Automne du patriarche), "Crónica de una muerte anunciada" (1981, Chronique d'une mort annoncée), "El amor en los tiempos del cólera (1985, L'Amour aux temps du choléra), "El General en su laberinto" (1989, Le Général dans son labyrinthe) - .... ...

Last update: 03/11/2017


Gabriel Garcia Marquez, tout comme Julio Cortazar ou Mario Vargas Llosa, s'inscrit dans cette mouvance des années 1960 qui réveille la créativité littéraire du continent latino-américain : le voici puisant dans la fusion des cultures précolombienne, européenne et africaine les élements d'une fabuleuse métaphore de l'histoire de la Colombie, de son continent, de l'humanité. Et si Gabriel Garcia Marquez entendait effacer toutes lignes de démarcation entre réel et fantastique, c'est bien parce que cette barrière n'existe pas dans le monde qu'il entend évoquer...

Récit de solitude étrange et émouvant, reconnu comme le meilleur roman de García Márquez, "Cent Ans de solitude" est l'histoire d'une bourgade colombienne fictive, Macondo, - inspirée de la petite ville d'Aractaca où l'auteur a grandi -, et de l'essor et du déclin de ses fondateurs, les Buendía. Décrits à travers des cycles temporels, les personnages héritent de leur famille leur nom et leur caractère selon des motifs qui se répètent. José Arcadia Buendía, l'intrépide et charismatique fondateur de Macondo, finit par perdre la tête et par errer à la lisière du village. Macondo lutte contre I'insomnie, la guerre et la pluie. Des mystères surgissent de nulle part, le temps y est à la fois linéaire et circulaire, on y retrouve des faits historiques, entre 1850 et 1950, des guerres civiles qui ont secoué la Colombie, l'arrivée du chemin de fer, la grève réprimée par la United Fruit Company, en 1928, mais tout autant des cycles de catastrophes, personnelles, mythologiques ou environnementales. Cette saga, d'un pittoresque captivant, est aussi une allégorie politique et sociale - parfois jugée trop surréaliste pour être plausible, - à la mort de José Arcadio Buendia, il pleut une telle quantité de fleurs qu'on les doit les dégager avec pelles et rateaux; lorsque Aureliano Babilonia parvient à lire les parchemins de Melquiades, il se met à déchiffrer l'instant qu'il est en train de vivre -, mais parfois aussi plus réelle que n'importe quel réalisme convenu. C'est une oeuvre de référence de ce qu'on appelle le "réalisme magique", le roman abrite un sens de l'étrange, du fantastique et de I'incroyable.

Le fait sociopolitique le plus marquant est le massacre par l'armée de plusieurs milliers de travailleurs en grève, dont les cadavres semblent avoir été empilés dans des trains de marchandises avant d'être jetés à la mer. Derrière le rideau de fumée de la version officielle, le massacre se transforme en cauchemar perdu dans le brouillard de la loi martiale. L'hístoire vraie des disparus se pare d'un caractère réel plus étrange que n'importe quelle fiction conventionnelle; il est nécessaire de recourir à la fiction si l'on veut exposer la vérité. Tandis que l'on peut lire ce roman comme une histoire alternative, non officielle, le récit inventif met en relief sensualité, amour, intimité et diverses sortes de privation...

 


Gabriel Garcia Marquez (1927-2014)
L'auteur du célèbre "Cien anos de soledad" (1967), natif d'Aracata (Magdalena, Colombie), Gabriel Garcia Marquez, a grandi à l'ombre d'un grand-père dont la mort en 1935 fut pour lui le moment le plus déterminant de sa vie et c'est durant son enfance que semble s'être élaboré tout son univers fictionnel. Sous l'influence des Faulkner, Dos Passos et Hemingway, ses premiers ouvrages auront pour intrigue principale l'exil de la famille Buendia et son installation à Macondo, l'archétype imaginé du village colombien, mais aussi latino-américain ("Ojos de perro azul" (1950), Des yeux de chien bleu; " La Hojarasca" (1955), Des feuilles dans la bourrasque). En 1968, Garcia Marquez vit à Barcelone, écrivain et journaliste engagé, et se retrouve au centre de cette nouvelle avant-garde littéraire, le "boom", avec "La increíble y triste historia de la cándida Eréndira y su abuela desalmada" (1972, L'incroyable et Triste histoire de la candide Erendida et de sa grand-mère diabolique), puis "El otoño del patriarca" (1975, L'Automne du patriarche). Suivent "Crónica de una muerte anunciada" (1981, Chronique d'une mort annoncée), "El amor en los tiempos del cólera (1985, L'Amour aux temps du choléra), "El General en su laberinto" (1989, Le Général dans son labyrinthe), oeuvres plus fraîchement accueillies par la critique en un temps où il soutient Cuba malgré les réserves internationales ...


"La Hojarasca" (1955, Des feuilles dans la bourrasque)

Premier roman de Gabriel Garcia Márquez dans lequel apparaît le village mythique de Macondo. Un soir de septembre 1928, trois personnes sont réunies pour veiller un mort qui s`est pendu le matin même : le grand-père, sa fille Isabelle et le fils de celle-ci, un enfant de onze ans. Tous observent les préparatifs de l`enterrement, rendu difficile en l`absence du curé et parce que le maire se fait tirer l`oreille pour accorder le permis d`inhumer, car le village déteste celui qui vient de se suicider. En effet,  c'est un médecin qui, une nuit d'élections maintenant lointaine, a refusé de soigner les blessés venus frapper à sa porte. Il est maudit, et les villageois, satisfait de sa mort, surveillent avec haine et jubilation la suite des événements. Mais qui est vraiment cet homme, d`ailleurs sans nom? Il est arrivé un jour chez le grand-père (un ancien colonel) où il s`est installé durant huit ans; ayant séduit et engrossé Mémé,  la domestique,  il est reparti avec elle. A-t-il tué ensuite sa maîtresse, mystérieusement disparue? Et pourquoi le grand-père brave-t-il à tout prix la colère du village afin de donner une sépulture à celui qui en fait a trahi sa confiance? Quelle parole, quelle promesse unissaient les deux hommes ? On ne sait qu`une chose : le docteur a sauvé un jour le colonel et lui a demandé en échange de jeter à sa mort, sur sa tombe, quelques pelletées de terre. Autour de cet intrigant mystère García Marquez a construit un livre envoûtant par son climat et sa douloureuse violence dramatique. (Trad. Grasset. 1983).

 


"El coronel no tiene quien le escriba" (1961, Pas de lettre pour le Colonel)

 

El coronel no tiene quien le escriba fue escrita por Gabriel Garcia Marquez durante su estancia en Paris, adonde habia llegado como corresponsal de prensa y con la secreta intencion de estudiar cine, a mediados de los anos cincuenta. El cierre del periodico para el que trabajaba le sumio en la pobreza, mientras redactaba en tres versiones distintas esta excepcional novela, que fue rechazada por varios editores antes de su publicacion. Tras el barroquismo faulkneriano de "La hojarasca", esta segunda novela supone un paso hacia la ascesis, hacia la economia expresiva, y el estilo del escritor se hace mas puro y transparente. Se trata tambien de una historia de injusticia y violencia: un viejo coronel retirado va al puerto todos los viernes a esperar la llegada de la carta oficial que responda a la justa reclamacion de sus derechos por los servicios prestados a la patria. Pero la patria permanece muda...

Ce bref roman, écrit en 1957 à Paris, est considéré comme un des purs chefs d'oeuvre de Gabriel Garcia Marquez. Bien des années après la paix des braves, le vieux colonel attend au village, par le courrier hebdomadaire, des nouvelles d'ancien combattant dont la promesse s'est perdue dans les labyrinthes administratifs de la vie civile. Il crève de faim auprès de sa compagne asthmatique, nourrissant sa vaine attente de nostalgies d'action clandestine et des victoires à venir de son coq de combat, dépositaire de ses ultimes espérances. Faudra-t-il, en désespoir de cause, manger le volatile, ou au contraire préserver à tout prix ce symbole d'une gloire réduite à présent aux dimensions d'un enclos de combats de coqs ? (Editions Grasset)

 

"El coronel destapó el tarro de café y comprobó que no había más de una cucharadita. Retiró la olla del fogón, vertió la mitad del agua en el piso de tierra, y con un cuchillo raspó el interior del tarro sobre la olla hasta cuando se desprendieron las últimas raspaduras del polvo de café revueltas con óxido de lata.
         Mientras esperaba a que hirviera la infusión, sentado junto a la hornilla de barro cocido en una actitud confiada e inocente expectativa, el coronel experimentó la sensación de nacían hongos y lirios venenosos en sus tripas. Era octubre. Una mañana difícil de sortear, aún para un hombre como él que había sobrevivido a tantas mañanas como esa, durante cincuenta y seis años —desde cuando terminó la última guerra civil— el coronel no había hecho nada distinto de esperar. Octubre era una de las pocas cosas que llegaban.
         Su esposa levantó el mosquitero cuando lo vio entrar al dormitorio con el café. Esa noche había sufrido una crisis de asma y ahora atravesaba por un estado de sopor. Pero se incorporóa para recibir la taza.
         —Y tú —dijo.
         —Ya tomé —mintió el coronel—. Todavía quedaba una cucharada grande.
         En ese momento empezaron los dobles. El coronel se había olvidaddo del entierro. Mientras su esposa tomaba el café, descolgó la hamaca en un extremo y la enrolló en el otro, detrás de la puerta. La mujer pensó en el muerto.
         —Nació en 1922 —dijo—. Exactamente un mes después de nuestro hijo. El siete de abril.
         Siguió sorbiendo el café en las pausas de su respiración pedregosa. Era una mujer construida apenas en cartílagos blancos sobre una espina dorsal arqueada e inflexible. Los trastornos respiratorios la obligaban a preguntar afirmando. Cuando terminó el cafñe todavía estaba pensando en el muerto.
         “Debe ser horrible estar enterrado en octubre”, dijo. Pero su marido no le puso atención. Abrió la ventana. Octubre se había instalado en el patio. Contemplando la vegetación que reventaba en verdes intensos, las minúsculas tiendas de las lombríces en el barro, el coronel volvió a sentir el mes aciago en los intestinos.
         —Tengo los huesos húmedos —dijo.
         —Es el invierno replicó la mujer—. Desde que empezó a lloverte estoy diciendo que duermas con las medias puestas.
         —Hace una semana que estoy durmiendo con ellas.
         Llovía despacio pero sin pausas. El coronel habría preferido envolverse en una manta de lana y meterse otra vez en la hamaca Pero la insistencia de los bronces rotos le recordó el entierro “Es octubre”, murmuró, y caminó hacia el centro del cuarto. Sólo entonces se acordó del gallo amarrado a la pata de la cama Era un gallo de pelea.

 

Un court roman, récit de violence et d'injustice, de solitude et de stagnation. Au début du XXe siècle, un colonel anonyme, ancien combattant de la guerre civile, vit affamé et apparemment oublié dans un petit village de Colombie, en compagnie de sa femme asthmatique. Seul l'anime l'espoir de recevoir un jour sa retraite, impayée depuis quinze ans, ce qui mettrait fin à sa pauvreté et aux difficultés de son existence. Chaque vendredi, ses espoirs d'une vie meilleure sont anéantis lorsque le facteur prononce sa phrase hebdomadaire: "Pas de lettre pour le colonel". L'ironie de sa situation malheureuse - il montre une foi aveugle en une révolution qui n'a servi qu'à appauvrir la population, lui y compris - s'allie au dilemme principal auquel il est confronté, vendre ou ne pas vendre le seul héritage de son fils, un coq de combat qui pourrait un jour lui apporter la fortune. Ce fils a été assassiné à cause de ses activités clandestines (il faisait circuler des livres interdits), mais au fil du temps le coq en vient à symboliser une victoire potentielle. Il incarne aussi la possibilité d'un autre type de champ de bataille, où les citoyens sont payés pour espérer, et quittent leur apathie née de leur solitude - une "solitude" qui va devenir caractéristique de l'inspiration de García Márquez...


Journaliste avant d`être ce qu'il appelle lui-même écrivain professionnel, il débute sa carrière, à la fin des années quarante, en collaborant à de nombreux journaux. Ces mêmes années voient la parution, dans le grand quotidien colombien El Espectador, d'une série de contes. En 1951, Garcia Marquez écrit La Hojarasca, son premier roman. En 1954, il devient grand-reporter à El Espectador et s'affirme rapidement comme l'un des plus grands journalistes latino-américains. Cette activité le mène en Europe et c'est à Paris qu'il travaille, en 1956, au manuscrit de La Mala Hora (1962)....


"La mala hora" (1962)

En and “La mala hora and “, Gabriel Garcia Marquez construye una inolvidable fabula sobre la violencia colectiva. Al pueblo ha llegado la mala hora de los campesinos, la hora de la desgracias. La comarca ha sido and “pacificada and ” despues de una guerra civil. Han ganado los conservadores, que se dedican a perseguir cruel y pertinazmente a sus adversarios liberales. Al alba de una manana, mientras el padre Angel se dispone a celebrar la misa, suena un disparo en el pueblo. Un comerciante de ganado, advertido por un pasquin pegado a la puerta de su casa de la infidelidad de su mujer, acaba de matar el presunto amante de esta. Es uno mas de los pasquines anonimos clavados en las puertas de las casas, que no son panfletos politicos, sino simples denuncias sobre la vida privada de los ciudadanos. Pero no revelan nada que no se supiera de antemano: son los viejos rumores que ahora se han hecho publicos; y a partir de ellos estalla la violencia subyacente bajo una luz torrida, espesa, cansada y pegajosa, en una serie de escenas encadenadas de inolvidable belleza....

Un village isolé de Colombie, autrefois ravagé par la guerre civile, vit en paix depuis que le maire a rétabli l'ordre par la terreur, en remplissant le cimetière de ses victimes. Le curé, le père Angel, impose sa morale en réduisant le nombre des unions illégitimes et en faisant sonner les cloches de son église les soirs où le cinéma projette des films qu'il juge licencieux. Mais, au petit jour d'un certain 4 octobre, un premier fait insolite vient troubler la sérénité du village : alors qu`il part pour la chasse, César Montero découvre, placardée sur sa porte. une affiche anonyme qui rend publique sa condition de mari cornard. En tuant aussitôt son rival, le clarinettiste Pastor, Montero ne met pas un terme à la situation. Car, malgré les efforts du maire, qui cherche à démasquer le corbeau, les pasquins se mettent à fleurir sur les portes, et durant dix-sept jours proclament noir sur blanc ce que tout le monde murmure de la vie privée de chacun. Nul n`en réchappe, les suspicions qui s'immiscent dans les foyers ébranlent les esprits et les livrent à une sorte d'hystérie collective. Les haines se ravivent, les familles se disputent, les mauvais souvenirs - crimes, exactions, vengeances, abus pour s'enrichir - resurgissent. La solution, le dentiste la pressent : "Ce serait drôle que les balles n`aient pas réussi à nous déloger d'ici et qu'une feuille de papier y parvienne". Bientôt, des familles entières plient bagage et le village - en fait, l`auteur des pasquins - est envahi par les butors et les charognards. Le maire se prépare à une nouvelle répression, mais la guérilla est de nouveau à ses portes... (Trad. Grasset, 1986)

 


"Los funerales de la Mamá Grande" (1962)

"Les funérailles de la Grande Mémé" regroupent des nouvelles écrites entre 1948 et 1962. "L'auteur jette ici les bases de son univers romanesque: le bourg mythique de Macondo, dévasté de chaleur et d'ennui. Les Puissants côtoient un petit peuple naïf et inventif. La guerre civile passée, on vit sur des cadavres. Il faut toute la puissance démiurgique de l'auteur pour convoquer le Pape dans cet enfer, lui faire traverser la forêt vierge en gondole!" (Editions Grasset) : "La siesta del martes", "Un día de estos", "En este pueblo no hay ladrones", "La prodigiosa tarde de Baltazar", "La viuda de Montiel", "Un día después del sábado", "Rosas artificiales", "Los funerales de la Mamá Grande"..

 

La siesta del martes - Los funerales de la Mamá Grande (1962)

"El tren salió del trepidante corredor de rocas bermejas, penetró en las plantaciones de banano, simétricas e interminables, y el aire se hizo húmedo y no se volvió a sentir la brisa del mar. Una humareda sofocante entró por la ventanilla del vagón. En el estrecho camino paralelo a la vía férrea había carretas de bueyes cargadas de racimos verdes. Al otro lado del camino, intempestivos espacios sin sembrar, había ventiladores eléctricos, campamentos de ladrillos rojos y residencias con sillas y mesitas blancas en las terrazas, entre palmeras y rosales polvorientos. Eran las once de la mañana y aún no había empezado el calor.

       —Es mejor que subas el vidrio —dijo la mujer—. El pelo se te va a llenar de carbón.

       La niña trató de hacerlo pero la persiana estaba bloqueada por óxido.

       Eran los únicos pasajeros en el escueto vagón de tercera clase. Como el humo de la locomotora siguió entrando por la ventanilla, la niña abandonó el puesto y puso en su lugar los únicos objetos que llevaban: una bolsa de material plástico con cosas de comer y un ramo de flores envuelto en papel de periódicos. Se sentó en el asiento opuesto, alejada de la ventanilla, de frente a su madre. Ambas guardaban un luto riguroso y pobre.

       La niña tenía doce años y era la primera vez que viajaba. La mujer parecía demasiado vieja para ser su madre, a causa de las venas azules en los párpados y del cuerpo pequeño, blando y sin formas, en un traje cortado como una sotana. Viajaba con la columna vertebral firmemente apoyada contra el espaldar del asiento, sosteniendo en el regazo con ambas manos una cartera de charol desconchado. Tenía la serenidad escrupulosa de la gente acostumbrada a la pobreza.

       A las doce había empezado el calor. El tren se detuvo diez minutos en una estación sin pueblo para abastecerse de agua. Afuera, en el misterioso silencio de las plantaciones, la sombra tenía un aspecto limpio. Pero el aire estancado dentro del vagón olía a cuero sin curtir. El tren no volvió a acelerar. Se detuvo en dos pueblos iguales, con casas de madera pintadas de colores vivos. La mujer inclinó la cabeza y se hundió en el sopor. La niña se quitó los zapatos. Después fue a los servicios sanitarios a poner en agua el ramo de flores muertas.

       Cuando volvió al asiento la madre la esperaba para comer. Le dio un pedazo de queso, medio bollo de maíz y una galleta dulce, y sacó para ella de la bolsa de material plástico una ración igual. Mientras comían, el tren atravesó muy despacio un puente de hierro y pasó de largo por un pueblo igual a los anteriores, sólo que en éste había una multitud en la plaza. Una banda de músicos tocaba una pieza alegre bajo el sol aplastante. Al otro lado del pueblo, en una llanura cuarteada por la aridez, terminaban las plantaciones.

       La mujer dejó de comer.

       —Ponte los zapatos —dijo.

       La niña miró hacia el exterior. No vio nada más que la llanura desierta por donde el tren empezaba a correr de nuevo, pero metió en la bolsa el último pedazo de galleta y se puso rápidamente los zapatos. La mujer le dio la peineta.

       —Péinate —dijo.

       El tren empezó a pitar mientras la niña se peinaba. La mujer se secó el sudor del cuello y se limpió la grasa de la cara con los dedos. Cuando la niña acabó de peinarse el tren pasó frente a las primeras casas de un pueblo más grande pero más triste que los anteriores.

       —Si tienes ganas de hacer algo, hazlo ahora —dijo la mujer—. Después, aunque te estés muriendo de sed no tomes agua en ninguna parte. Sobre todo, no vayas a llorar.

       La niña aprobó con la cabeza. Por la ventanilla entraba un viento ardiente y seco, mezclado con el pito de la locomotora y el estrépito de los viejos vagones. La mujer enrolló la bolsa con el resto de los alimentos y la metió en la cartera. Por un instante, la imagen total del pueblo, en el luminoso martes de agosto, resplandeció en la ventanilla. La niña envolvió las flores en los periódicos empapados, se apartó un poco más de la ventanilla y miró fijamente a su madre. Ella le devolvió una expresión apacible. El tren acabó de pitar y disminuyó la marcha. Un momento después se detuvo.

       No había nadie en la estación. Del otro lado de la calle, en la acera sombreada por los almendros, sólo estaba abierto el salón de billar. El pueblo flotaba en el calor. La mujer y la niña descendieron del tren, atravesaron la estación abandonada cuyas baldosas empezaban a cuartearse por la presión de la hierba, y cruzaron la calle hasta la acera de sombra.

       Eran casi las dos. A esa hora, agobiado por el sopor, el pueblo hacía la siesta. Los almacenes, las oficinas públicas, la escuela municipal, se cerraban desde las once y no oían a abrirse hasta un poco antes d e las cuatro, cuando pasaba el tren de regreso. Sólo permanecían abiertos el hotel frente a la estación, su cantina y su salón de billar, y la oficina del telégrafo a un lado de la plaza. Las casas, en su mayoría construidas sobre el modelo de la compañía bananera, tenían las puertas cerradas por dentro y las persianas bajas. En algunas hacía tanto calor que sus habitantes almorzaban en el patio. Otros recostaban un asiento a la sombra de los almendros y hacían la siesta en plena calle.

       Buscando siempre la protección de los almendros la mujer y la niña penetraron en el pueblo sin perturbar la siesta. Fueron directamente a la casa cural. La mujer raspó con la uña la red metálica de la puerta, esperó un instante y volvió a llamar. En el interior zumbaba un ventilador eléctrico. No se oyeron los pasos. Se oyó apenas el leve crujido de una puerta y en seguida una voz cautelosa muy cerca de la red metálica: «¿Quién es?». La mujer trató de ver a través de la red metálica.

       —Necesito al padre —dijo.

       —Ahora está durmiendo.

       —Es urgente —insistió la mujer.

       Su voz tenía una tenacidad reposada.

       La puerta Se entreabrió sin ruido y apareció una mujer madura y regordeta, de cutis muy pálido y cabellos color de hierro. Los ojos parecían demasiado pequeños detrás de los gruesos cristales de los lentes.

       —Sigan —dijo, y acabó de abrir la puerta.

       Entraron, en una sala impregnada de un viejo olor de flores. La mujer de la casa las condujo hasta un escaño de madera y les hizo señas de que se sentaran. La niña lo hizo, pero su madre permaneció de pie, absorta, con la cartera apretada en las dos manos. No se percibía ningún ruido detrás del ventilador eléctrico.

       La mujer de la casa apareció en la puerta del fondo.

       —Dice que vuelvan después de las tres —dijo en voz muy baja—. Se acostó hace cinco minutos.

       —El tren se va a las tres y media —dijo la mujer.

       Fue una réplica breve y segura, pero la voz seguía siendo apacible, con muchos matices. La mujer de la casa sonrió por primera vez.

       —Bueno —dijo.

       Cuando la puerta del fondo volvió a cerrarse la mujer se sentó junto a su hija. La angosta sala de espera era pobre, ordenada y limpia. Al otro lado de una baranda de madera que dividía la habitación, había una mesa de trabajo, sencilla, con un tapete de hule, y encima de la mesa una máquina de escribir primitiva junto a un vaso con flores. Detrás estaban los archivos parroquiales. Se notaba que era un despacho arreglado por una mujer soltera.

       La puerta del fondo se abrió y esta vez apareció el sacerdote limpiando los lentes con un pañuelo. Sólo cuando se los puso pareció evidente que era hermano de la mujer que había abierto la puerta.

       —¿Qué se le ofrece? —preguntó.

       —Las llaves del cementerio —dijo la mujer.

       La niña estaba sentada con las flores en el regazo y los pies cruzados bajo el escaño. El sacerdote la miró, después miró a la mujer y después, a través de la red metálica de la ventana, el cielo brillante y sin nubes.

       —Con este calor —dijo—. Han podido esperar a que bajara el sol.

       La mujer movió la cabeza en silencio. El sacerdote pasó del otro lado de la baranda, extrajo del armario un cuaderno forrado de hule, un plumero de palo y un tintero, y se sentó a la mesa. El pelo que le faltaba en la cabeza le sobraba en las manos.

       —¿Qué tumba van a visitar? —preguntó.

       —La de Carlos Centeno —dijo la mujer.

       —¿Quién?

       —Carlos Centeno —repitió la mujer. El padre siguió sin entender.

       —Es el ladrón que mataron aquí la semana pasada —dijo la mujer en el mismo tono—. Yo soy su madre.

       El sacerdote la escrutó. Ella lo miró fijamente, con un dominio reposado, y el padre se ruborizó. Bajó la cabeza para escribir. A medida que llenaba la hoja pedía a la mujer los datos de su identidad, y ella respondía sin vacilación, con detalles precisos, como si estuviera leyendo. El padre empezó a sudar. La niña se desabotonó la trabilla del zapato izquierdo, se descalzó el talón y lo apoyó en el contrafuerte. Hizo lo mismo con el derecho.

       Todo había empezado el lunes de la semana anterior, a las tres de la madrugada y a pocas cuadras de allí. La señora Rebeca, una viuda solitaria que vivía en una casa llena de cachivaches, sintió a través del rumor de la llovizna que alguien trataba de forzar desde afuera la puerta de la calle. Se levantó, buscó a tientas en el ropero un revólver arcaico que nadie había disparado desde los tiempos del coronel Aureliano Buendía, y fue a la sala sin encender las luces. Orientándose no tanto por el ruido de la cerradura como por un terror desarrollado en ella por 28 años de soledad, localizó en la imaginación no sólo el sitio donde estaba la puerta sino la altura exacta de la cerradura. Agarró el arma con las dos manos, cerró los ojos y apretó el gatillo. Era la primera vez en su vida que disparaba un revólver. Inmediatamente después de la detonación no sintió nada más que el murmullo de la llovizna en el techo de cinc. Después percibió un golpecito metálico en el andén de cemento y una voz muy baja, apacible, pero terriblemente fatigada: «Ay, mi madre». El hombre que amaneció muerto frente a la casa, con la nariz despedazada, vestía una franela a rayas de colores, un pantalón ordinario con una soga en lugar de cinturón, y estaba descalzo. Nadie lo conocía en el pueblo.

       —De manera que se llamaba Carlos Centeno —murmuró el padre cuando acabó de escribir.

       —Centeno Ayala —dijo la mujer—. Era el único varón.

       El sacerdote volvió al armario. Colgadas de un clavo en el, interior de la puerta había dos llaves grandes y oxidadas, como la niña imaginaba y como imaginaba la madre cuando era niña y como debió imaginar el propio sacerdote alguna vez que eran las llaves de San Pedro. Las descolgó, las puso en el cuaderno abierto sobre la baranda y mostró con el índice un lugar en la página escrita, mirando a la mujer.

       —Firme aquí.

       La mujer garabateó su nombre, sosteniendo la cartera bajo la axila. La niña recogió las flores, se dirigió a la baranda arrastrando los zapatos y observó atentamente a su madre.

       El párroco suspiró.

       —¿Nunca trató de hacerlo entrar por el buen camino?

       La mujer contestó cuando acabó de firmar.

       —Era un hombre muy bueno.

       El sacerdote miró alternativamente a la mujer y a la niña y comprobó con una especie de piadoso estupor que no estaban a punto de llorar. La mujer continuó inalterable:

       —Yo le decía que nunca robara nada que le hiciera falta a alguien para comer, y él me hacía caso. En cambio, antes, cuando boxeaba, pasaba hasta tres días en la cama postrado por los golpes.

       —Se tuvo que sacar todos los dientes —intervino la niña.

       —Así es —confirmó la mujer—. Cada bocado que me comía en ese tiempo me sabía a los porrazos que le daban a mi hijo los sábados a la noche.

       —La voluntad de Dios es inescrutable —dijo el padre.

       Pero lo dijo sin mucha convicción, en parte porque la experiencia lo había vuelto un poco escéptico, y en parte por el calor. Les recomendó que se protegieran la cabeza para evitar la insolación. Les indicó bostezando y ya casi completamente dormido, cómo debían hacer para encontrar la tumba de Carlos Centeno. Al regreso no tenían que tocar. Debian meter la llave por debajo de la puerta, y poner allí mismo, si tenían, una limosna para la Iglesia. La mujer escuchó las explicaciones con atención, pero dio las gracias sin sonreír.

       Desde antes de abrir la puerta de la calle el padre se dio cuenta de que había alguien mirando hacia adentro, las narices aplastadas contra la red metálica. Era un grupo de niños. Cuando la puerta se abrió por completo los niños se dispersaron. A esa hora, de ordinario, no había nadie en la calle. Ahora no sólo estaban los niños. Había grupos bajo los almendros. El padre examinó la calle distorsionada por la reverberación, y entonces comprendió. Suavemente volvió a cerrar la puerta.

       —Esperen un minuto —dijo, sin mirar a la mujer.

       Su hermana apareció en la puerta del fondo, con una chaqueta negra sobre la camisa de dormir y el cabello suelto en los hombros. Miró al padre en silencio.

       —¿Qué fue? —preguntó él.

       —La gente se ha dado cuenta.

       —Es mejor que salgan por la puerta del patio —dijo el padre.

       —Da lo mismo —dijo su hermana—. Todo el mundo está en las ventanas.

       La mujer parecía no haber comprendido hasta entonces. Trató de ver la calle a través de la red metálica. Luego le quitó el ramo de flores a la niña y empezó a moverse hacia la puerta. La niña la siguió.

       —Esperen a que baje el sol —dijo el padre.

       —Se van a derretir —dijo su hermana, inmóvil en el fondo de la sala—. Espérense y les presto una sombrilla.

       —Gracias —replicó la mujer—. Así vamos bien.

       Tomó a la niña de la mano y salió a la calle.

 


De retour en Colombie où il se marie en 1958, Gabriel Garcia Marquez devient correspondant de l'agence cubaine Prensa Latina pour laquelle il voyage notamment à La Havane et à New York. A Mexico dans les années suivantes, il renoue avec l'activité cinématographique (il tint, en 1954, la rubrique cinéma dans El Espectador) en rédigeant des scénarios de films. En 1967, il publie Cent Ans de solitude. La parution de la traduction française (1968) connaît un succès considérable. Il continue cependant le journalisme en publiant des articles sur le Chili, Cuba, l'Angola, le Nicaragua et le Viêtnam qui serviront de jalons à son ouvrage Cronicas y Reportajes (1975), L'Automne du Patriarche (1976) reçoit également un accueil enthousiaste...  


"Dos soledades: Un dialogo sobre la novela en America Latina"  

En septembre 1967, Gabriel Garcia Marquez (né en 1927) et Mario Vargas Llosa (né en 1936) se réunissent à Lima pour parler de littérature latino-américaine; le premier a déjà vendu des milliers d’exemplaires (Cien años de soledad), le second venait de remporter le Prix Romulo Gallegos (La ciudad y los perros), deux tempéraments que tout semble opposer mais qui seront bientôt considérés comme deux des plus grands représentants de la littérature espagnole. "À quoi penses-tu servir en tant qu’écrivain", interroge Mario Vargas Llosa , "Para qué crees que sirves tú como escritor?", "J’ai l’impression que je suis devenu écrivain, répond Gabriel Garcia Marquez, quand j’ai réalisé que je ne servais à rien. "Au début, j’aimais écrire parce qu’on me publiait des choses et j’ai découvert ce que j’ai déclaré plusieurs fois plus tard et qui est très vrai : j’écris pour que mes amis m’aiment un peu plus. Mais ensuite, en analysant le métier de l’écrivain et en analysant les travaux d’autres écrivains, je pense que la littérature, et surtout le roman, a bien une fonction. Maintenant, je ne sais pas si cela est bien ou pas, mais je pense que cette fonction est par nature subversive. Je ne connais aucune bonne littérature qui serve à exalter des valeurs établies. Dans la bonne littérature, je trouve toujours la tendance à détruire ce qui est établi, ce qui est déjà imposé et à contribuer à la création de nouvelles formes de vie, de nouvelles sociétés, enfin à améliorer la vie des hommes. C’est un peu difficile pour moi de l’expliquer parce que, en fait, je fonctionne très peu en théorie. Je ne sais pas très bien pourquoi ces choses arrivent. Maintenant, la vérité est que le fait d’écrire obéit à une vocation pressante, que celui qui a la vocation d’écrivain doit écrire car c’est seulement ainsi qu’il réussit à se débarrasser de ses maux de tête et de sa mauvaise digestion...." (Siempre, en la buena literatura, encuentro la tendencia a destruir lo establecido, lo ya impuesto y a contribuir a la creación de nuevas formas de vida, de nuevas sociedades; en fin, a mejorar la vida de los hombres. Me resulta un poco difícil explicar esto porque, en realidad, yo funciono muy poco en la teoría. Es decir, no sé muy bien por qué pasan estas cosas. Ahora, lo cierto es que el hecho de escribir obedece a una vocación apremiante, que el que tiene la vocación de escritor tiene que escribir pues solo así logra quitarse sus dolores de cabeza y su mala digestión...)


"Cien años de soledad" (Cent Ans de solitude, 1967)

Ce chef-d'œuvre, qui parodie avec génie les grands romans de la littérature latino-américaine depuis ses origines, synthétise avec humour, poésie et une puissance d`invention peu commune, tous les problèmes d'un continent à la fois riche et chaotique. Microcosme hispano-américain, il a pour cadre un village tropical et imaginaire de Colombie, Macondo, isolé entre des bourbiers, la mer et une sierra infranchissable, où la chaleur, la violence et la langueur végétale se conjuguent pour faire délirer l'imagination de tout être humain et rendre obsédante sa solitude. Une famille symbolique, celle des Buendía, y incarne le destin américain. Avec le fondateur, José Arcadio Buendía, nous assistons à l'âge d'or du village, celui de la naïveté féerique, où l'imagination a tous les droits et l'invention tous les mérites. «Bien des années plus tard, alors qu’il affrontait le peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se souvenir de cet après-midi lointain où son père l’emmena découvrir la glace.» Passé, présent et futur sont liés dans ce qui semble au début une simple phrase d’ouverture ...

 

"Muchos años después, frente al pelotón de fusilamiento, el coronel Aureliano Buendía había de recordar aquella tarde remota en que su padre lo llevó a conocer el hielo. Macondo era entonces una aldea de veinte casas de barro y cañabrava construidas a la orilla de un río de aguas diáfanas que se precipitaban por un lecho de piedras pulidas, blancas y enormes como huevos prehistóricos. El mundo era tan reciente, que muchas cosas carecían de nombre, y para mencionarlas había que señalarlas con el dedo. 

 

"Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux, construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des œufs préhistoriques. Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. 

 

Todos los años, por el mes de marzo, una familia de gitanos desarrapados plantaba su carpa cerca de la aldea, y con un grande alboroto de pitos y timbales daban a conocer los nuevos inventos. Primero llevaron el imán. Un gitano corpulento, de barba montaraz y manos de gorrión, que se presentó con el nombre de Melquíades, hizo una truculenta demostración pública de lo que él mismo llamaba la octava maravilla de los sabios alquimistas de Macedonia. Fue de casa en casa arrastrando dos lingotes metálicos, y todo el mundo se espantó al ver que los calderos, las pailas, las tenazas y los anafes se caían de su sitio, y las maderas crujían por la desesperación de los clavos y los tornillos tratando de desenclavarse, y aun los objetos perdidos desde hacía mucho tiempo aparecían por donde más se les había buscado, y se arrastraban en desbandada turbulenta detrás de los fierros mágicos de Melquíades. «Las cosas tienen vida propia —pregonaba el gitano con áspero acento—, todo es cuestión de despertarles el ánima». José Arcadio Buendía, cuya desaforada imaginación

iba siempre más lejos que el ingenio de la naturaleza, y aun más allá del milagro y la magia, pensó que era posible servirse de aquella invención inútil para desentrañar el oro de la tierra. Melquíades, que era un hombre honrado, le previno: «Para eso no sirve». Pero José Arcadio Buendía no creía en aquel tiempo en la honradez de los gitanos, así que cambió su mulo y una partida de chivos por los dos lingotes imantados. 

 

Tous les ans, au mois de mars, une famille de gitans déguenillés plantait sa tente près du village et, dans un grand tintamarre de fifres et de tambourins, faisait part des nouvelles inventions. Ils commencèrent par apporter l’aimant. Un gros gitan à la barbe broussailleuse et aux mains de moineau, qui répondait au nom de Melquiades, fit en public une truculente démonstration de ce que lui-même appelait la huitième merveille des savants alchimistes de Macédoine. Il passa de maison en maison, traînant avec lui deux lingots de métal, et tout le monde fut saisi de terreur à voir les chaudrons, les poêles, les tenailles et les chaufferettes tomber tout seuls de la place où ils étaient, le bois craquer à cause des clous et des vis qui essayaient désespérément de s’en arracher, et même les objets perdus depuis longtemps apparaissaient là où on les avait le plus cherchés, et se traînaient en débandade turbulente derrière les fers magiques de Melquiades. « Les choses ont une vie bien à elles, clamait le gitan avec un accent guttural ; il faut réveiller leur âme, toute la question est là. » José Arcadio Buendia, dont l’imagination audacieuse allait toujours plus loin que le génie même de la Nature, quand ce n’était pas plus loin que les miracles et la magie, pensa qu’il était possible de se servir de cette invention inutile pour extraire l’or des entrailles de la terre. Melquiades, qui était un homme honnête, le mit en garde « Ça ne sert pas à ça. » Mais José Arcadio Buendia, en ce temps-là, ne croyait pas à l’honnêteté des gitans, et il troqua son mulet et un troupeau de chèvres contre les deux lingots aimantés..."

 

Ecrite sous la forme d'une chronique, l'histoire de Macondo est celle du paradis perdu et de la faute originelle (l'inceste et la naissance, qui s'ensuivit, d'un enfant à queue de cochon). Les hommes y vivent dans l'innocente candeur des premiers âges et les mariages consanguins y sont aussi fréquents que les apparitions de fantômes. Le récit progresse en spirale, les descendants sont dotés des mêmes défauts et qualités que ceux de leurs ancêtres, les événements procèdent par répétition et l'auteur alterne les sauts en avant et les retours au passé en une subtile alchimie d`où émergera le destin inéluctable prédit par Melquidades. Harcelé par le fantôme de l'ami qu'il tua lors d'un duel d'honneur, José Arcadio Buendia quitta son village natal et s'enfonça dans les marécages à la recherche d'un passage vers la mer. Après des mois de marche harassante, le petit groupe de familles qui l'accompagnaient s'établit près d'une rivière et fonda le village de Macondo. Ursula, la femme de José Arcadio, poursuivie par la hantise de l'inceste qui entacha la famille de la naissance d'un enfant à queue de cochon, tâcha par tous les moyens d'éviter que les expériences  alchimiques de son mari ne vinssent briser la belle ordonnance de sa maison...

 

"... José Arcadio Buendia ignorait totalement la géographie de la région. Il savait que, vers l’est, se trouvait une chaîne de montagnes infranchissables et, de l’autre côté de cette montagne, l’antique cité de Riohacha où, à une époque reculée – comme lui avait raconté le premier Aureliano Buendia son aïeul –, sir Francis Drake s’amusait à chasser à coups de canon les caïmans qu’il faisait rafistoler et empailler pour les rapporter à la reine Isabelle.

Dans sa jeunesse, lui et ses hommes, accompagnés des femmes, des enfants et des bêtes, avec toutes sortes d’ustensiles et d’effets, traversèrent la sierra à la recherche d’un débouché sur la mer mais, au bout de vingt-six mois, ils renoncèrent à leur entreprise et fondèrent le village de Macondo pour éviter de revenir sur leurs pas. Aussi cette route ne l’intéressait-elle pas, car elle ne pouvait que le ramener sur les traces du passé. 

Au sud s’étendait une zone de bourbiers recouverts d’une couche de végétation inexorable, puis le vaste univers du grand marigot qui, de l’aveu des gitans, ne connaissait pas de limites. Le grand marigot se prolongeait vers l’ouest par une étendue d’eau sans horizons, où vivaient des cétacés à la peau délicate, avec une tête et un tronc de femme, qui égaraient les navigateurs par l’attrait maléfique de leurs énormes mamelles. Les gitans voguaient pendant six mois sur cette étendue d’eau avant d’atteindre la ceinture de terre ferme par où passaient les mules du courrier. Si l’on suivait les calculs de José Arcadio Buendia, la seule possibilité de contact avec la civilisation, c’était la voie du Nord. Aussi pourvut-il en outils de défrichage et en armes de chasse les mêmes hommes qui l’avaient accompagné au moment de la fondation de Macondo ; il mit dans sa musette ses instruments de navigation et ses cartes, et se lança dans cette folle aventure.

Les premiers jours, ils ne rencontrèrent aucun obstacle majeur. Ils empruntèrent le rivage caillouteux pour descendre jusqu’à l’endroit où, des années auparavant, ils avaient découvert l’armure du guerrier, et de là s’engouffrèrent dans les bois par un sentier d’orangers sauvages. Au bout de la première semaine, ils tuèrent et firent rôtir un cerf mais se contentèrent d’en manger la moitié et salèrent le reste pour les jours à venir. Cette précaution leur permettrait de retarder le moment où il leur faudrait recommencer à manger du perroquet dont la chair bleue avait une âpre saveur de musc. 

Par la suite, pendant plus de dix jours, ils ne revirent plus le soleil. Le sol devint mou et humide, semblable à une couche de cendres volcaniques, et la végétation multiplia ses pièges, les cris d’oiseaux et le tapage des singes se firent de plus en plus lointains, et le monde devint triste à jamais. Les hommes de l’expédition se sentirent accablés par leurs propres souvenirs qui paraissaient encore plus anciens dans ce paradis humide et silencieux, d’avant le péché originel, où leurs bottes s’enfonçaient dans des mares d’huiles fumantes et où ils s’acharnaient à coups de machette sur des lys sanglants et des salamandres dorées. 

 

 Durante una semana, casi sin hablar, avanzaron como sonámbulos por un universo de pesadumbre, alumbrados apenas por una tenue reverberación de insectos luminosos y con los pulmones agobiados por un sofocante olor de sangre. No podían regresar, porque la trocha que iban abriendo a su paso se volvía a cerrar en poco tiempo, con una vegetación nueva que casi veían crecer ante sus ojos. «No importa», decía José Arcadio Buendía. «Lo esencial es no perder la orientación». Siempre pendiente de la brújula, siguió guiando a sus hombres hacia el norte invisible, hasta que lograron salir de la región encantada. Era una noche densa, sin estrellas, pero la oscuridad estaba impregnada por un aire nuevo y limpio

 

Pendant une semaine, presque sans échanger une parole, ils progressèrent en somnambules dans un monde de désolation, à peine éclairés par la faible réverbération d’insectes phosphorescents, et les poumons oppressés par une suffocante odeur de sang. Ils ne pouvaient revenir en arrière car le chemin qu’ils ouvraient se refermait aussitôt sur leurs pas, étouffé par une végétation nouvelle qu’ils voyaient presque pousser sous leurs yeux.

« N’importe, disait José Arcadio Buendia. L’essentiel est de ne jamais perdre le sens de l’orientation. » Se fiant toujours à la boussole, il continua à guider ses hommes en direction du nord invisible, jusqu’à ce qu’ils réussissent à sortir de cette contrée enchantée. Ce fut par une nuit épaisse,  sans étoiles, mais les ténèbres étaient imprégnées d’un air pur, nouveau.

 

. Agotados por la prolongada travesía, colgaron las hamacas y durmieron a fondo por primera vez en dos semanas. Cuando despertaron, ya con el sol alto, se quedaron pasmados de fascinación. Frente a ellos, rodeado de helechos y palmeras, blanco y polvoriento en la silenciosa luz de la mañana, estaba un enorme galeón español. Ligeramente volteado a estribor, de su arboladura intacta colgaban las piltrafas escuálidas del velamen, entre jarcias adornadas de orquídeas. El casco, cubierto con una tersa coraza de rémora petrificada y musgo tierno, estaba firmemente enclavado en un suelo de piedras. Toda la estructura parecía ocupar un ámbito propio, un espacio de soledad y de olvido, vedado a los vicios del tiempo y a las costumbres de los pájaros. En el interior, que los expedicionarios exploraron con un fervor sigiloso, no había nada más que un apretado bosque de flores.

 

Épuisés par leur longue marche, ils suspendirent leurs hamacs et dormirent à poings fermés pour la première fois depuis deux semaines. Quand ils se réveillèrent, le soleil était déjà haut; ils restèrent stupéfaits, fascinés. Devant eux, au beau milieu des fougères et des palmiers, tout blanc de poussière dans la silencieuse lumière du matin, se dressait un énorme galion espagnol. Il penchait légèrement sur tribord et de sa mâture intacte pendaient les vestiges crasseux de sa voilure, entre les agrès fleuris d’orchidées. La coque, recouverte d’une carapace uniforme de rémoras fossiles et de mousse tendre, était solidement encastrée dans le sol rocheux. L’ensemble paraissait s’inscrire dans un cercle coupé du reste du monde, un espace fait de solitude et d’oubli, protégé des altérations du temps comme des us et coutumes des oiseaux. À l’intérieur, que les membres de l’expédition explorèrent avec ferveur et recueillement, il n’y avait rien d’autre qu’un épais buisson de fleurs.

La découverte du galion, indice que la mer était proche, brisa net l’élan de José Arcadio Buendia. Il considérait comme une farce de son destin capricieux d’avoir cherché la mer sans jamais la trouver, au prix de sacrifices et de peines sans nombre, et de l’avoir trouvée sans même la chercher, en travers de son chemin comme un obstacle insurmontable. Bien des années plus tard, le colonel Aureliano Buendia traversa à son tour la région, alors régulièrement parcourue par le courrier, et il ne trouva d’autre trace du vaisseau que ses côtes carbonisées au milieu d’un champ de coquelicots. Convaincu désormais que cette histoire n’était pas un produit de l’imagination de son père, il se demanda comment le galion avait bien pu s’enfoncer à ce point dans les terres. Cette question ne préoccupa guère José Arcadio Buendia lorsqu’il rencontra la mer au bout de quatre nouveaux jours de marche, à quelque douze kilomètres de distance du galion. Ses rêves tournaient court devant cette mer couleur de cendre, écumante et sale, qui ne méritait pas les risques et les sacrifices que son aventure avait comportés..."

 

Chaque année, le chef d`une tribu de gitans, Melquíades, présente à Buendia les nouveautés d'un autre continent : le fer magique qui attire les autres métaux; la loupe qui supprime les distances et allume les brasiers; le coffre qui fabrique en plein soleil des diamants froids et translucides ; l'appareil qui grave les portraits et qui permettra peut-être de photographier Dieu, afin d`en finir avec la question de la preuve ontologique... Enfermé comme don Quichotte dans son cabinet de travail, le fondateur échafaude théories et spéculations."La Terre est ronde comme une orange", affirme-t-il par exemple, parodiant Paul Eluard. Mais déjà Macondo se transforme en village actif, avec des magasins, des ateliers d'artisans et une route au trafic incessant, tandis que les oiseaux sont remplacés par des horloges musicales dans les maisons....

 

José Arcadio se prenait ainsi d'une passion subite pour les dernières nouveautés jusqu'au jour où, Melquidades lui ayant offert un laboratoire d'alchimie, il s'enferma dans une pièce à la recherche de l'or alchimique. De ses deux fils, seul le colonel Aureliano Buendia le suivit dans une certaine mesure dans ses recherches en fabriquant, au soir de sa vie, de petits poissons aux écailles d'or. Pour l'heure, il était amoureux de la fille du corrégidor Don Apolinar Moscote, Remedios. Malheureusement, à la naissance de leur fils, celle-ci décéda et le colonel se lança à la tête des libéraux dans une guerre civile qui enflamma tout le pays. Dix-sept fils naquirent des veillées de combat, tous marqués d'une croix au front et tous assassinés dans la fleur de l'âge et il ne resta au colonel qu'à se réfugier dans le laboratoire de son père où, jour après jour, il fabriqua des petits poissons aux écailles d'or...

 

 Avec le progrès, l'esprit de merveilleux disparaît peu à peu alors qu'apparaissent l'ordre, le travail - les habitants de Macondo en perdent le sommeil ; ils attrapent la "peste de l'insomnie" (peste de insomnio), l'éducation, l'administration, la religion, le racisme... 

 

Avec la seconde génération, celle du colonel Aureliano Buendía, Macondo connaît la guerre et la dictature, et entre ainsi dans le temps historique. 

 

"... Le colonel Aureliano Buendia fut à l’origine de trente-deux soulèvements armés et autant de fois vaincu. De dix-sept femmes différentes, il eut dix-sept enfants mâles qui furent exterminés l’un après l’autre dans la même nuit, alors que l’aîné n’avait pas trente-cinq ans. Il échappa à quatorze attentats, à soixante-trois embuscades et à un peloton d’exécution. Il survécut à une dose massive de strychnine versée dans son café et qui eût suffi à tuer un cheval. Il refusa l’Ordre du Mérite que lui décernait le président de la République. Il fut promu au commandement général des forces révolutionnaires, son autorité s’étendant sur tout le pays, d’une frontière à l’autre, et devint l’homme le plus craint des gens au pouvoir, mais jamais il ne permit qu’on le prît en photographie. Il déclina l’offre de pension à vie qu’on lui fit après la guerre et vécut jusqu’à ses vieux jours des petits poissons en or qu’il fabriquait dans son atelier de Macondo. Bien qu’il se battît toujours à la tête de ses troupes, la seule blessure qu’il reçut jamais, ce fut lui qui se la fit après la capitulation de Neerlandia qui mit fin à bientôt vingt années de guerre civile. Il se lâcha un coup de pistolet en pleine poitrine et le projectile lui ressortit par l’épaule sans avoir atteint aucun centre vital. Tout ce qui demeura de cette succession d’événements fut une rue à son nom dans Macondo. 

Et pourtant, d’après ce qu’il déclara quelques années avant de mourir de vieillesse, il n’en espérait pas tant, ce jour où il partit avec ses vingt et un hommes, à l’aube, rejoindre les forces du général Victorio Medina.

— Nous te laissons Macondo, se borna-t-il à dire à Arcadio avant le départ. Nous te le laissons en bon ordre, fais en sorte que nous le retrouvions encore en meilleur état.

Arcadio donna une interprétation toute personnelle à cette recommandation. Il s’inventa un uniforme avec des galons et des épaulettes de maréchal, inspiré de ce qu’il avait vu dans les gravures d’un livre de Melquiades, et pendit à sa ceinture le sabre à glands dorés du capitaine fusillé. Il plaça les deux pièces d’artillerie à l’entrée du village, fit revêtir l’uniforme à ses anciens élèves exaltés par ses discours incendiaires et les  laissa tout armés déambuler par les rues afin de donner aux étrangers l’impression que le village était invulnérable. Ce fut un stratagème à double tranchant car le gouvernement resta dix mois sans oser attaquer la place, mais lorsqu’il le fit, il lança contre elle des forces si disproportionnées qu’en l’espace d’une demi-heure, toute résistance se trouva anéantie. 

Dès sa première journée de prise de pouvoir, Arcadio révéla un goût prononcé pour les décrets. Il lui arriva d’en rendre jusqu’à quatre par jour pour ordonner et faire exécuter tout ce qui lui passait par la tête. Il instaura le service militaire obligatoire dès l’âge de dix-huit ans, déclara d’utilité publique tous les animaux qui sillonnaient les rues après six heures du soir, et imposa aux hommes majeurs le port obligatoire d’un brassard rouge. Il séquestra le père Nicanor dans le presbytère, le menaçant d’être fusillé s’il sortait, lui interdit de dire la messe et de faire sonner les cloches à moins que ce ne fût pour célébrer les victoires libérales. Pour que personne ne vînt à douter de la gravité de ses intentions, il ordonna qu’un peloton d’exécution s’entraînât sur la place publique en tirant sur un épouvantail à moineaux. Au début, nul ne le prit au sérieux...."

 

Vaincu par les forces gouvernementales, le colonel organise la guérilla, rêve d'une fédération d`Etats américains qui viendraient à bout de "tous les régimes conservateurs de l`Alaska à` la Patagonie", et se réfugie un temps à Cuba. Macondo, qui avait vieilli avec la guerre, rajeunit avec l'arrivée des Nord-Américains, qui mettent en valeur les plantations de bananiers, bouleversent les structures du village, créent un quartier noir et un quartier réservé aux Blancs, et apprennent à l'une des héritières de Buendia "à nager comme une championne, à jouer au tennis et à manger le jambon de Virginie avec des tranches d'ananas". Quand le syndicalisme militant s'organise à Macondo, des grèves éclatent et la répression impérialiste fait ses premières victimes. C'est le signe du déclin. Le signe de l'exploitation de l'Amérique latine par les Etats-Unis...

 

L'insécurité du pays et un déluge qui dure "quatre ans onze mois et deux jours" chassent les Nord-Américains. Les maisons, qui avaient poussé comme des champignons pendant la fièvre bananière, sont abandonnées, les installations démontées, Macondo n'a plus que quelques habitants qui se chauffent au soleil, satisfaits, semble-t-il, de retrouver leur solitude. "Leur peau gardait encore le vert d'algues et l'odeur de renferme dont les avait imprégnés la pluie". 

Le dernier des Buendia qui naît alors est un monstre à queue de cochon qui meurt à peine arrivé à la vie et que les fourmis entraînent vers leur repaire, le rendant ainsi au néant. L'histoire des Buendia et de Macondo s'achève ...

 

La chronique de Gabriel Garcia Márquez sur la ville mythique de Macondo et sur l’histoire bizarre, impossible, belle et désolée, à travers sept générations de la famille de ses fondateurs, José Arcadio Buendía et son épouse, úrsula Iguarán, est l’une des merveilles de la littérature moderne. 

Elle est peuplée de personnages extraordinaires : des descendants de José Arcadio et úrsula (une pléthore de José Arcadios et Aurelianos parmi eux) à Remedios la Beauté, Rebeca, Mauricio Babilonia, un mécanicien étoilé constamment accompagné d’un essaim de papillons jaunes, et Melquíades, le gitan qui semble orchestrer le passage des Buendías dans le temps. Il est également rempli d’événements remarquables : un fléau d’insomnie qui menace la mémoire de toute la ville, une tempête de pluie de cinq ans qui suit le massacre de trois mille travailleurs de la banane en grève par les troupes gouvernementales, une facilité insoupçonnée en latin qui jaillit aux lèvres du patriarche lorsque sa sénilité le conduit à être attaché à un arbre dans la cour pour ses années de coucher de soleil...

 

Le réalisme magique de l’auteur imprègne les événements d’une majesté à la mesure de leur résonance émotionnelle, comme dans cette description des suites de la mort mystérieuse par balle du deuxième José Arcadio ...

 

 "No todas las noticias eran buenas. Un año después de la fuga del coronel Aureliano Buendía, José Arcadio y Rebeca se fueron a vivir en la casa construida por Arcadio. Nadie se enteró de su intervención para impedir el fusilamiento. En la casa nueva, situada en el mejor rincón de la plaza, a la sombra de un almendro privilegiado con tres nidos de petirrojos, con una puerta grande para las visitas y cuatro ventanas para la luz, establecieron un hogar hospitalario. Las antiguas amigas de Rebeca, entre ellas cuatro hermanas Moscote que continuaban solteras, reanudaron las sesiones de bordado interrumpidas años antes en el corredor de las begonias. José Arcadio siguió disfrutando de las tierras usurpadas, cuyos títulos fueron reconocidos por el gobierno conservador. Todas las tardes se le veía regresar a caballo, con sus perros montunos y su escopeta de dos cañones, y un sartal de conejos colgados en la montura.  Una tarde de setiembre, ante la amenaza de una tormenta, regresó a casa más temprano que de costumbre. Saludó a Rebeca en el comedor, amarró los perros en el patio, colgó los conejos en la cocina para salarlos más tarde y fue al dormitorio a cambiarse de ropa. 

 

"... Toutes les nouvelles n’étaient pas bonnes. Un an après la fuite du colonel Aureliano Buendia, José Arcadio et Rebecca s’en étaient allés vivre dans la maison construite par Arcadio. Personne ne fut jamais au courant de son intervention pour empêcher l’exécution. Dans la maison neuve située à l’angle le plus favorable de la place, à l’ombre d’un amandier qui avait le privilège de trois nids de rouges-gorges, avec une grande porte pour recevoir les visiteurs et quatre fenêtres pour la lumière, ils établirent un foyer des plus accueillants. Les anciennes amies de Rebecca, parmi lesquelles quatre sœurs Moscote restées célibataires, reprirent les séances de broderie interrompues des années auparavant sous la véranda aux bégonias. José Arcadio continua d’exploiter les terres usurpées dont les titres de propriété furent validés par le gouvernement conservateur. Chaque après-midi, on le voyait revenir à cheval, avec sa meute de chiens des montagnes et son fusil à deux coups, et une ribambelle de lapins pendus à sa monture. 

Un après-midi de septembre, sentant l’orage menacer, il rentra à la maison plus tôt que de coutume. Il salua Rebecca installée dans la salle à manger, attacha ses chiens dans le patio, suspendit les lapins dans la cuisine afin de les saler un peu plus tard, et alla se changer dans la chambre.

 

 Rebeca declaró después que cuando su marido entró al dormitorio ella se encerró en el baño y no se dio cuenta de nada. Era una versión difícil de creer, pero no había otra más verosímil, y nadie pudo concebir un motivo para que Rebeca asesinara al hombre que la había hecho feliz. Ese fue tal vez el único misterio que nunca se esclareció en Macondo. Tan pronto como José Arcadio cerró la puerta del dormitorio, el estampido de un pistoletazo retumbó en la casa. Un hilo de sangre salió por debajo de la puerta, atravesó la sala, salió a la calle, siguió en un curso directo por los andenes desparejos, descendió escalinatas y subió pretiles, pasó de largo por la Calle de los Turcos, dobló una esquina a la derecha y otra a la izquierda, volteó en ángulo recto frente a la casa de los Buendía, pasó por debajo de la puerta cerrada, atravesó la sala de visitas pegado a las paredes para no manchar los tapices, siguió por la otra sala, eludió en una curva amplia la mesa del comedor, avanzó por el corredor de las begonias y pasó sin ser visto por debajo de la silla de Amaranta que daba

una lección de aritmética a Aureliano José, y se metió por el granero y apareció en la cocina donde Úrsula se disponía a partir treinta y seis huevos para el pan.

—¡Ave María Purísima! —gritó Úrsula.

 

Par la suite, Rebecca déclara qu’au moment où son mari pénétrait dans la chambre, elle-même s’était enfermée pour prendre un bain et ne s’était rendu compte de rien. Cette version des faits était à peine croyable, mais on n’en possédait aucune autre qui fût plus vraisemblable, et personne ne put concevoir pour quel motif Rebecca aurait assassiné l’homme qui l’avait rendue si heureuse. Peut-être fut-ce là le seul mystère qu’on ne put jamais élucider à Macondo. 

Dès que José Arcadio eut refermé la porte de la chambre à coucher, un coup de pistolet retentit entre les murs de la maison. Un filet de sang passa sous la porte, traversa la salle commune, sortit dans la rue, prit le plus court chemin parmi les différents trottoirs, descendit des escaliers et remonta des parapets, longea la rue aux Turcs, prit un tournant à droite, puis un autre à gauche, tourna à angle droit devant la maison des Buendia, passa sous la porte close, traversa le salon en rasant les murs pour ne pas tacher les tapis, poursuivit sa route par l’autre salle, décrivit une large courbe pour éviter la table de la salle à manger, entra sous la véranda aux bégonias et passa sans être vu sous la chaise d’Amaranta qui donnait une leçon d’arithmétique à Aureliano José, s’introduisit dans la réserve à grains et déboucha dans la cuisine où Ursula s’apprêtait à casser trois douzaines d’œufs pour le pain.

— Ave Maria Très-Pure! s’écria Ursula.

 

 Siguió el hilo de sangre en sentido contrario, y en busca de su origen atravesó el granero, pasó por el corredor de las begonias donde Aureliano José cantaba que tres y tres son seis y seis y tres son nueve, y atravesó el comedor y las salas y siguió en línea recta por la calle, y dobló luego a la derecha y después a la izquierda hasta la Calle de los Turcos, sin recordar que todavía llevaba puestos el delantal de hornear y las babuchas caseras, y salió a la plaza y se metió por la puerta de una casa donde no había estado nunca, y empujó la puerta del dormitorio y casi se ahogó con el olor a pólvora quemada, y encontró a José Arcadio tirado boca abajo en el suelo sobre las polainas que se acababa de quitar, y vio el cabo original del hilo de sangre que ya había dejado de fluir de su oído derecho. No encontraron ninguna herida en su cuerpo ni pudieron localizar el arma. Tampoco fue posible quitar el penetrante olor a pólvora del cadáver. Primero lo lavaron tres veces con jabón y estropajo, después lo frotaron con sal y vinagre, luego con ceniza y limón, y por último lo metieron en un tonel de lejía y lo dejaron reposar seis horas.

 

Elle suivit le filet de sang en sens inverse et, cherchant son origine,traversa la réserve à grains, passa sous la véranda aux bégonias où  Aureliano José chantait que trois et trois font six et six et trois font neuf, traversa la salle à manger et les salons, continua en ligne droite dans la rue, puis tourna à droite, ensuite à gauche jusqu’à la rue aux Turcs, sans se rappeler qu’elle portait encore son tablier de boulangère et ses chaussons d’intérieur, déboucha sur la place et entra par la porte d’une maison où elle n’avait jamais mis les pieds, poussa la porte de la chambre à coucher et faillit être étouffée par l’odeur de poudre brûlée, trouva José Arcadio allongé face contre terre, sur ses bottes qu’il venait de quitter, et elle aperçut d’où était parti le filet de sang qui avait déjà cessé de couler de l’oreille droite. 

On ne découvrit aucune blessure sur le corps et on ne put davantage trouver où était l’arme. Il s’avéra également impossible de débarrasser le cadavre de sa tenace odeur de poudre. On commença par le laver à trois reprises avec une lavette et du savon, puis on le frotta au sel et au vinaigre, ensuite avec de la cendre et du citron, et pour finir on le mit dans un tonneau plein de lessive où on le laissa tremper pendant six heures. 

 

 Tanto lo restregaron que los arabescos del tatuaje empezaban a decolorarse. Cuando concibieron el recurso desesperado de sazonarlo con pimienta y comino y hojas de laurel y hervirlo un día entero a fuego lento, ya había empezado a descomponerse y tuvieron que enterrarlo a las volandas. Lo encerraron herméticamente en un ataúd especial de dos metros y treinta centímetros de largo y un metro y diez centímetros de ancho, reforzado por dentro con planchas de hierro y atornillado con pernos de acero, y aun así se percibía el olor en las calles por donde pasó el entierro. El padre Nicanor, con el hígado hinchado y tenso como un tambor, le echó la bendición desde la cama. 

 

On le frictionna tant et si bien que les arabesques des tatouages commencèrent à se décolorer. Quand on en vint, en désespoir de cause, à imaginer de l’assaisonner avec du piment, du cumin et des feuilles de laurier, et de le faire bouillir toute une journée à feu doux, il avait déjà commencé à se décomposer et on dut l’enterrer précipitamment. On l’enferma hermétiquement dans un cercueil sur mesure de deux mètres trente de long sur un mètre dix de large, renforcé à l’intérieur par des plaques de fer et vissé à l’aide de boulons d’acier, et même ainsi on n’empêcha pas l’odeur de se répandre dans les rues qu’emprunta l’enterrement. Le père Nicanor, à cause de son foie enflé et tendu comme un tambour, lui donna sa bénédiction depuis son lit. 

 

 Aunque en los meses siguientes reforzaron la tumba con muros superpuestos y echaron entre ellos ceniza apelmazada, aserrín y cal viva, el cementerio siguió oliendo a pólvora hasta muchos años después, cuando los ingenieros de la compañía bananera recubrieron la sepultura con una coraza de hormigón. Tan pronto como sacaron el cadáver, Rebeca cerró las puertas de su casa y se enterró en vida, cubierta con una gruesa costra de desdén que ninguna tentación terrenal consiguió romper. Salió a la calle en una ocasión, ya muy vieja, con unos zapatos color de plata antigua y un sombrero de flores minúsculas, por la época en que pasó por el pueblo el Judío Errante y provocó un calor tan intenso que los pájaros rompían las alambreras de las ventanas para morir en los dormitorios. La última vez que alguien la vio con vida fue cuando mató de un tiro certero a un ladrón que trató de forzar la puerta de su casa. Salvo Argénida, su criada y confidente, nadie volvió a tener contacto con ella desde entonces....

 

On eut beau, dans les mois qui suivirent, renforcer sa sépulture par plusieurs murs superposés entre lesquels furent jetés pêle-mêle de la cendre tassée, du son et de la chaux vive, le cimetière continua à sentir la poudre pendant nombre d’années encore, jusqu’à ce que les ingénieurs de la compagnie bananière fissent recouvrir la tombe d’une carapace de béton. Dès qu’on eut sorti le cadavre, Rebecca ferma les portes de sa maison et s’enterra vivante, entourée d’une épaisse gangue de mépris qu’aucune tentation en ce bas monde ne devait parvenir à rompre. Elle ne descendit dans la rue qu’une seule fois, déjà très vieille, avec des souliers couleur de vieil argent et un chapeau à fleurs minuscules, à l’époque où le village vit passer le Juif errant qui provoqua un accès de chaleur si intense que les oiseaux brisaient les grillages des fenêtres pour venir mourir dans les chambres. 

Elle fut aperçue en vie pour la dernière fois le jour où, d’un coup de pistolet bien ajusté, elle tua un voleur qui tentait de forcer la porte de sa maison. Hormis Argénida, sa domestique et confidente, personne, depuis lors, n’eut de contact avec elle...."

 

Les forces économiques, politiques et historiques - le colonialisme représenté par la compagnie bananière, les campagnes révolutionnaires sans fin du colonel Aureliano Buendía et de ses insurgés, l’arrivée du chemin de fer - font des incursions dans Macondo, Mais ils balaient la vie de la famille comme des modèles météorologiques, laissant la dévastation dans leur sillage. Donc, bien que l’on puisse lire le roman comme une histoire métaphorique de la Colombie, la patrie de l’auteur, ou comme une fable plus profonde des forces de désintégration inexorable qui alimentent la nature et surmontent les civilisations - et c’est, résolument les deux  -  l’esprit plus fondamental du livre engage bien des interrogations sur le temps et la mémoire à l’échelle humaine, et nous entraîne dans une réalité temporelle qui ressemble plus à une bande de Möbius, tournant sur elle-même dans une boucle continue et sans fin ...

 


"La increíble y triste historia de la cándida Eréndira y su abuela desalmada" (1972, L'incroyable et Triste histoire de la candide Erendida et de sa grand-mère diabolique)
"Sept nouvelles écrites entre 1961 et 1972, ce second recueil de Garcia Marquez ne quitte Macondo que pour un autre village imaginaire et putride surveillé par la Cordillère et la mer peuplée de légendes... Alors les flots vomissent le "Noyé le plus beau du monde" dont les muscles helléniques font rêver les femmes... Un insomniaque découvre dans "La Mer du temps perdu" des cavaliers qui tournent autour d'un kiosque à musique..." (Editions Grasset) Ruy Guerra en réalisa une adaptation cinématographique en 1983, "Eréndira" avec Claudia Ohana et Irene Papas...

"Eréndira estaba bañando a la abuela cuando empezó el viento de su desgracia. La enorme mansión de argamasa lunar, extraviada en la soledad del desierto, se estremeció hasta los estribos con la primera embestida. Pero Eréndira y la abuela estaban hechas a los riesgos de aquella naturaleza desatinada, y apenas si notaron el calibre del viento en el baño adornado de pavorreales repetidos y mosaicos pueriles de termas romanas.
         La abuela, desnuda y grande, parecía una hermosa ballena blanca en la alberca de mármol. La nieta había cumplido apenas los catorce años, y era lánguida y de huesos tiernos, y demasiado mansa para su edad. Con una parsimonia que tenía algo de rigor sagrado le hacía abluciones a la abuela con un agua en la que había hervido plantas depurativas y hojas de buen olor, y éstas se quedaban pegadas en las espaldas suculentas, en los cabellos metálicos y sueltos, en el hombro potente tatuado sin piedad con un escarnio de marineros.
         —Anoche soñé que estaba esperando una carta —dijo la abuela.
         Eréndira, que nunca hablaba si no era por motivos ineludibles, preguntó:
         —¿Qué día era en el sueño?
         —Jueves.
         —Entonces era una carta con malas noticias —dijo Eréndira— pero no llegará nunca.
         Cuando acabó de bañarla, llevó a la abuela a su dormitorio. Era tan gorda que sólo podía caminar apoyada en el hombro de la nieta, o con un báculo que parecía de obispo, pero aún en sus diligencias más difíciles se notaba el dominio de una grandeza anticuada. En la alcoba compuesta con un criterio excesivo y un poco demente, como toda la casa, Eréndira necesitó dos horas más para arreglar a la abuela. Le desenredó el cabello hebra por hebra, se lo perfumó y se lo peinó, le puso un vestido de flores ecuatoriales, le empolvó la cara con harina de talco, le pintó los labios con carmín, las mejillas con colorete, los párpados con almizcle y las uñas con esmalte de nácar, y cuando la tuvo emperifollado como una muñeca más grande que el tamaño humano la llevó a un jardín artificial de flores sofocantes como las del vestido, la sentó en una poltrona que tenía el fundamento y la alcurnia de un trono, y la dejó escuchando los discos fugaces del gramófono de bocina."

 


"El otono del patriarca" (L'Automne du patriarche, 1976)

"Le patriarche est un dictateur dans la grande tradition de l'Amérique latine, un despote inculte et ubuesque du colombien qui pourrit dans son palais envahi par les charognards. C'est un vieux général (il a "entre 107 et 232 ans"...), un tyran méfiant et délirant. Les structures minables de son pays le vouent à des aventures cauchemardesques que l'imagination de Garcia Marquez transforme en épopées drolatiques..." (Editions Grasset) Roman souvent sous-estimé en regard de ses oeuvres plus commerciales, Gabriel Garcia Marquez  campe ici un dictateur paradoxal, archétype de tous les autocrates qui ont régné au cours du XXe siècle : paradoxe de cruauté et de désespoir, paranoïaque et solitaire, le "patriarche" tient sous son emprise une population qui ne peut échapper à l'aura mythique qu'il s'est forgée. Le tout dans un style débridé et un minimum de ponctuation...

 

Le "patriarche" est un vieux général qui a "entre 107 et 232 ans" et dont la virilité insatiable est à l'origine de cinq mille bâtards. Tyran méfiant et délirant, il règne par la teneur sur un pays tropical minable, traînant sa solitude dans un palais délabré aux escaliers souillés par les bouses et par les fientes, car les seuls hôtes à les fréquenter sont les vaches et les poules. Cet homme qui figure sur "l'avers et le revers des monnaies, les timbres-poste, les étiquettes de dépuratif, les bandages herniaires et les scapulaires" a, comme ses contemporains authentiques, une mère prolétaire, ici une oiselière des hauts plateaux qui maquille au pinceau ses volatiles décrépits pour les vendre au marché ; quand elle meurt, son fils la fait burlesquement canoniser. L'épouse, elle, Laetizia Lazareno, est une ancienne novice défroquée, monument de graisse vicieux qui aime à voler dans les supermarchés et qui finit dévorée par soixante dogues furieux, spécialement dressés à cet effet. Comme ses semblables aussi, le patriarche a ses faiblesses : il passe des heures à courtiser en vain la reine de beauté des pauvres, Manuela Sanchez, qui profite un jour d'une éclipse de soleil organisée en son honneur pour disparaître. Toutes les atrocités, tortures et aberrations habituelles aux tyrannies sont appliquées par le patriarche en une suite d'inventions cocasses, comme celle qui consiste à faire servir au cours d'un banquet, sur un plat d'argent, un général rebelle qui a été auparavant dépecé et qu'on a doré au four, macéré dans les épices. Satire burlesque d'une dictature, ce roman présente une écriture différente des œuvres précédentes ou postérieures de García Marquez, les phrases, peu ponctuées, portent en elles à la fois le récit et les interventions des personnages, le tout dans un foisonnement tropical d'épisodes, d'images : il reste au lecteur à s'abandonner ...

 

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Durante el fin de semana los gallinazos se metieron por los balcones de la casa presidencial, destrozaron a picotazos las mallas de alambre de las ventanas y removieron con sus alas el tiempo estancado en el interior, y en la madrugada del lunes la ciudad despertó de su letargo de siglos con una tibia y tierna brisa de muerto grande y de podrida grandeza. Sólo entonces nos atrevimos a entrar sin embestir los carcomidos muros de piedra fortificada, como querían los más resueltos, ni desquiciar con yuntas de bueyes la entrada principal, como otros proponían, pues bastó con que alguien los empujara para que cedieran en sus goznes los portones blindados que en los tiempos heroicos de la casa habían resistido a las lombardas de William Dampier. Fue como penetrar en el ámbito de otra época, porque el aire era más tenue en los pozos de escombros de la vasta guarida del poder, y el silencio era más antiguo, y las cosas eran arduamente visibles en la luz decrépita. 

 

Pendant le week-end, les poules ont volé sur les balcons du palais présidentiel, picoré le grillage des fenêtres et remué de leurs ailes le temps stagnant à l'intérieur, et aux premières heures du lundi matin, la ville s'est réveillée de sa léthargie séculaire avec une brise chaude et tendre de grandeur morte et de grandeur en décomposition. Ce n'est qu'à ce moment-là que nous avons osé entrer sans défoncer les murs de pierre fortifiés et délabrés, comme le voulaient les plus résolus, ou sans défoncer l'entrée principale avec des bœufs, comme le proposaient d'autres, car il suffisait que quelqu'un les pousse pour que les portes blindées, qui à l'époque héroïque de la maison avaient résisté aux Lombards de Guillaume Dampier, cèdent dans leurs gonds. C'était comme entrer dans le royaume d'un autre âge, car l'air était plus faible dans les décombres de l'immense antre du pouvoir, et le silence était plus vieux, et les choses étaient plus sombres dans la lumière décrépite, et les portes de la maison étaient plus silencieuses.

 

A lo largo del primer patio, cuyas baldosas habían cedido a la presión subterránea de la maleza, vimos el retén en desorden de la guardia fugitiva, las armas abandonadas en los armarios, el largo mesón de tablones bastos con los platos de sobras del almuerzo dominical interrumpido por el pánico, vimos el galpón en penumbra donde estuvieron las oficinas civiles, los hongos de colores y los lirios pálidos entre los memoriales sin resolver cuyo curso ordinario había sido más lento que las vidas más áridas, vimos en el centro del patio la alberca bautismal donde fueron cristianizadas con sacramentos marciales más de cinco generaciones, vimos en el fondo la antigua caballeriza de los virreyes transformada en cochera, y vimos entre las camelias y las mariposas la berlina de los tiempos del ruido, el furgón de la peste, la carroza del año del cometa, el coche fúnebre del progreso dentro del orden, la limusina sonámbula del primer siglo de paz, todos en buen estado bajo la telaraña polvorienta y todos pintados con los colores de la bandera. 

 

Le long de la première cour, dont les tuiles avaient cédé à la pression souterraine du sous-bois, nous avons vu le corps de garde désordonné de la garde fugitive, les armes abandonnées dans les armoires, la longue table de planches brutes avec les assiettes de restes du déjeuner dominical interrompu par la panique, nous avons vu le hangar sombre où se trouvaient les bureaux civils, les champignons colorés et les lys pâles parmi les mémoriaux irrésolus dont le cours ordinaire avait été plus lent que les vies les plus arides, nous avons vu au centre de la cour la piscine baptismale où plus de cinq générations ont été christianisées par des sacrements martiaux, nous avons vu au fond l'ancienne écurie des vice-rois transformée en remise, et nous avons vu parmi les camélias et les papillons le salon des temps de bruit, le fourgon de la peste, la voiture de l'année de la comète, le corbillard du progrès dans l'ordre, la limousine somnambule du premier siècle de paix, tous en bon état sous la toile d'araignée poussiéreuse et tous peints aux couleurs du drapeau. 

 

En el patio siguiente, detrás de una verja de hierro, estaban los rosales nevados de polvo lunar a cuya sombra dormían los leprosos en los tiempos grandes de la casa, y habían proliferado tanto en el abandono que apenas si quedaba un resquicio sin olor en aquel aire de rosas revuelto con la pestilencia que nos llegaba del fondo del jardín y el tufo de gallinero y la hedentina de boñigas y fermentos de orines de vacas y soldados de la basílica colonial convertida en establo de ordeño. Abriéndonos paso a través del matorral asfixiante vimos la galería de arcadas con tiestos de claveles y frondas de astromelias y trinitarias donde estuvieron las barracas de las concubinas, y por la variedad de los residuos domésticos y la cantidad de las máquinas de coser nos pareció posible que allí hubieran vivido más de mil mujeres con sus recuas de sietemesinos, vimos el desorden de guerra de las cocinas, la ropa podrida al sol en las albercas de lavar, la sentina abierta del cagadero común de concubinas y soldados, y vimos en el fondo los sauces babilónicos que habían sido transportados vivos desde el Asia Menor en gigantescos invernaderos de mar, con su propio suelo, su savia y su llovizna, y al fondo de los sauces vimos la casa civil, inmensa y triste, por cuyas celosías desportilladas seguían metiéndose los gallinazos. "

 

Dans la cour suivante, derrière une grille de fer, se trouvaient les rosiers, enneigés par la poussière de lune, à l'ombre desquels dormaient les lépreux dans les grands jours de la maison, et qui avaient tellement proliféré dans l'abandon qu'il restait à peine une fente inodore dans cet air de roses mélangé à la puanteur qui nous parvenait du fond du jardin et à la puanteur du poulailler et à la puanteur des bouses et des ferments de l'urine des vaches et des soldats de la basilique coloniale transformée en étable à lait. En nous frayant un chemin dans le fourré étouffant, nous avons vu la galerie à arcades avec des pots d'œillets et des frondes d'astromelias et de trinitarias où se trouvaient autrefois les baraquements des concubines, et d'après la variété des ordures ménagères et le nombre de machines à coudre, il semblait possible que plus d'un millier de femmes avec leurs trains de sietemesinos aient vécu là, nous avons vu le désordre belliqueux des cuisines,  les vêtements pourris par le soleil dans les bassins de lavage, la cale ouverte des chiottes communes aux concubines et aux soldats, et nous avons vu à l'arrière-plan les saules de Babylone qui avaient été transportés vivants d'Asie Mineure dans de gigantesques serres marines, avec leur propre terre, leur sève et leur bruine, et au pied des saules, nous avons vu la maison civile, immense et triste, à travers les treillis ébréchés de laquelle les coqs se faufilaient encore. "

 

"L'Automne du patriarche", qui  constitue le roman le plus expérimental de García Márquez, est aussi, à ce titre sans doute, le plus sous-estimé, éclipsé par ses succès plus commerciaux, il est réputé pour avoir semé la confusion parmi les critiques. Selon son auteur,c'est "un poème sur la solitude du pouvoir", dont le personnage central est un dictateur anonyme d'Amérique du Sud dont le génie politique est contrebalancé par un profond sentiment de solitude et de paranoïa. Le "patriarche" est une synthèse de tous les fous et autocrates qui ont régné au cours du XXe siècle. Être de pure cruauté et de désespoir absolu, il tient sous son emprise une population d'une patience à toute épreuve grâce à l'aura mythique qu'il s'est forgée. Après que des révolutionnaires ont découvert le cadavre du patriarche dans son palais, un lieu fantastique qui déborde de richesses inimaginables, García Márquez donne libre cours à un torrent verbal, reconstruisant la vie privée et publique du tyran à partir des fragments qu'il a laissés derrière lui.

Le roman, composé de six segments d'une prose presque dépourvue de ponctuation, rappelle souvent le monologue de Molly Bloom dans "Ulysse" de Joyce. Le temps et l'espace sont constamment interrompus tandis que le récit effectue des détours inattendus parmi des événements historiques réels et de pures inventions. Une étude du charisme, de la corruption, de la violence et du fonctionnement du pouvoir politique ...


"Crónica de una muerte anunciada" (1981, Chronique d'une mort annoncée)

L'originalité de cette histoire policière est que, contrairement aux lois du genre, il n'y a pas ici d'énigme. On sait dès le début qui va être la victime et qui les assassins. Dans un village isolé de Colombie, les frères Vicario annoncent à qui veut les entendre leur intention de tuer pour l'honneur Santiago Nasar, fils d'un riche commerçant arabe, lequel, affirment-ils, a outragé leur sœur. En effet, le jour de ses noces, Angela Vicaxio a été ramenée à sa famille par son mari Bayardo San Roman, parce qu'il s'est aperçu qu'elle n'était plus vierge. Pressée de questions, poursuivie par les taloches vengeresses de sa mère, Angela avoue le nom du coupable, le livrant ainsi à la colère du clan. À l'aube, Santiago est poignardé devant sa porte, après une nuit blanche passée avec les fêtards, en rentrant du port où il est allé accueillir, comme la plupart des autres habitants, l'évêque, dont le passage constitue un événement. Comment le crime, connu de tous, pour la plupart amis de la victime (seule à ignorer jusqu'au bout ce qui la menace), n'a-t-il pu être évité, alors que les assassins eux-mêmes semblent avoir quelque espoir d'être délivrés de leur sanglant "devoir" par une arrestation préventive ? Un enchevêtrement complice de circonstances, de contretemps et d`imprévus s`est uni à l'ingénuité des uns et à la rancœur des autres pour l'empêcher. La volonté aveugle du destin s'est accomplie dans ce village primitif. 

Le charme de ce bref roman réside dans la savante maîtrise de l'écriture dont le mécanisme fonctionne avec une minutieuse précision, chaque terme ayant en outre un singulier pouvoir suggestif. Ainsi cette simple phrase racontant l'aventure d'une balle de revolver : « C'était une sage habitude imposée par son père depuis cette matinée où, une servante ayant secoué l'oreiller pour en ôter la taie, le pistolet était parti tout seul en heurtant le sol; la balle avait démantibulé l'armoire de la chambre, traversé le mur du salon, franchi avec un tintamarre de branle-bas de combat la salle à manger de la maison voisine et réduit en poussière de plâtre un saint grandeur nature sur le maître-autel de l'église,  à l'autre bout de la place" (Era una costumbre sabia impuesta por su padre desde una mañana en que una sirvienta sacudió la almohada para quitarle la funda, y la pistola se disparó al chocar contra el  suelo, y la bala desbarató el armario del cuarto, atravesó la pared de la sala, pasó con un estruendo de guerra por el comedor de la casa vecina y convirtió en polvo de yeso a un santo de tamaño natural en el altar mayor de la iglesia, al otro extremo de la plaza) - (Trad. Grasset, 1981).

 


"El amor en los tiempos del cólera" (1985, L'Amour aux temps du choléra)
"Dane une petite ville des Caraïbes, à la fin du siècle dernier, un jeune télégraphiste, pauvre, maladroit, poète et violoniste, tombe amoureux fou de l’écolière la plus ravissante que l’on puisse imaginer. Sous les amandiers d’un parc, il lui jure un amour éternel et elle accepte de l’épouser. Pendant trois ans, ils ne feront que penser l’un à l’autre, vivre l’un pour l’autre, rêver l’un de l’autre, plongés dans l’envoûtement de l’amour. Jusqu’au jour où l’éblouissante Fermina Daza, créature magique et altière, irrésistible d’intelligence et de grâce, préfèrera un jeune et riche médecin, Juvenal Urbino, à la passion invincible du médiocre Florentino Ariza. Fermina et Jevenal gravissent avec éclat les échelons de la réussite en même temps qu’ils traversent les épreuves de la routine conjugale. Florentino Ariza, repoussé par Fermina Dazan, se réfugie dans la poésie et entreprend une carrière de séducteur impénitent et clandestin. Toute sa vie, en fait, n’est tournée que vers un seul objectif : se faire un nom et une fortune pour mériter celle qu’il ne cessera jamais d’aimer en secret et avec acharnement chaque instant de chaque jour, pendant plus d’un demi-siècle.." (Editions Grasset) 

 

C'est bien ainsi que Garcia Marquez sonde dans ce roman les difficultés, les ambiguïtés et les rebondissements des sentiments amoureux. Il y aborde deux personnages masculins , le passionné et le pragmatique, le premier qu'incarne le poète et violoniste Florentino Ariza, qui fait sa demande en mariage un demi-siècle après s'être déclaré à Fermina Daza et avoir été rejeté en faveur du second, Juvenal Urbino...

 

Puis vint le jour des funérailles du mari de Fermina Daza : et voici Florentino Ariza - poète, amant prodigieux et président de la Compagnie fluviale des Caraïbes - qui va réitérer son amour éternel et sa fidélité à la fiancée de sa jeunesse. Consternée, Fermina le repousse, cinquante et un ans, neuf mois et quatre jours après son premier refus, lorsqu'elle lui avait ordonné de ne jamais plus montrer son visage. Le corps du texte avait propulsé le lecteur plus de cinquante ans en arrière, juste au début de la relation de Fiorentino et de Fermina, puis accompagner leurs vies, auxquelles se mêlent celles d'une multitude d'autres personnages. 

 

Le chapitre final  va donc retourner au présent et raconter la deuxième tentative de Fiorentino pour séduire sa bien-aimée....

 

"Le doux printemps de la terrasse réfrigérée protégea Fermina Daza et Florentino Ariza pendant  les trois premiers jours, mais lorsqu'il fallut rationner le bois et que le système de réfrigération commença à se dérégler, la cabine présidentielle devint une marmite norvégienne. Fermina Daza survivait aux nuits grâce à la brise du fleuve qui entrait par les fenêtres ouvertes, et elle chassait les moustiques avec une serviette car la bombe à insecticide était inutile tant que  le bateau était ancré. Sa douleur dans l'oreille, devenue insupportable, disparut tout à coup un matin au réveil, tel le chant d'une cigale qui vient de mourir. Le soir, lorsque Florentino Ariza lui parla du côté gauche et qu'elle dut tourner la tête pour entendre ce qu'il disait, elle comprit qu'elle avait perdu l'ouïe. Elle ne dit rien à personne et l'accepta comme l'une des nombreuses et irrémédiables vicissitudes de l'âge. 

Malgré tout, le retard du navire avait été pour  eux un accident providentiel. Florentino Ariza avait un jour lu cette phrase : « Dans le malheur, l'amour devient plus grand et plus noble. » L'humidité de la cabine présidentielle les plongea dans une léthargie irréelle où il était plus facile de s'aimer sans poser de questions. Ils vivaient des heures inimaginables,  tenaient par la main, assis sur les fauteuils du pont, s'embrassaient avec douceur, jouissaient de l'ivresse de leurs caresses sans le désagrément de l'exaspération. 

 

La tercera noche de sopor ella lo esperó con una botella de anisado, del que bebía a escondidas con la pandilla de la prima Hildebranda, y más tarde, ya casada y con hijos, encerrada con las amigas de su mundo prestado. Necesitaba un poco de aturdimiento para no pensar en su suerte con demasiada lucidez, pero Florentino Ariza creyó que era para darse valor en el paso final. Animado por esa ilusión se atrevió a explorar con la yema de los dedos su cuello marchito, el pecho acorazado de varillas metálicas, las caderas de huesos carcomidos, los muslos de venada vieja. Ella lo aceptó complacida con los ojos cerrados, pero sin estremecimientos, fumando y bebiendo a sorbos espaciados. Al final, cuando las caricias se deslizaron por su vientre, tenía ya bastante anís en el corazón.

– Si hemos de hacer pendejadas, hagámoslas -dijo-, pero que sea como la gente grande.

Lo llevó al dormitorio y empezó a desvestirse sin falsos pudores con las luces encendidas. Florentino Ariza se tendió bocarriba en la cama, tratando de recobrar el dominio, otra vez sin saber qué hacer con la piel del tigre que había matado. Ella le dijo: “No mires”. Él preguntó por qué sin apartar la vista del cielo raso.

– Porque no te va a gustar -dijo ella.

 Entonces él la miró, y la vio desnuda hasta la cintura, tal como la había imaginado. Tenía los hombros arrugados, los senos caídos y el costillar forrado de un pellejo pálido y frío como el de una rana. Ella se tapó el pecho con la blusa que acababa de quitarse, y apagó la luz. Entonces él se incorporó y empezó a desvestirse en la oscuridad, tirando sobre ella cada pieza que se quitaba, y ella se las devolvía muerta de risa.

 

La troisième nuit de touffeur, elle l'invita à boire de l'anis, celui-là même qu'elle buvait en cachette avec Hildebranda et sa bande de cousines, et avait bu plus tard, mariée et mère de famille, enfermée avec ses amies dans un univers d'emprunt. Elle avait besoin de s'étourdir un peu pour ne pas penser avec trop de lucidité à son sort, et Florentino Ariza crut qu'elle voulait se donner le courage de franchir le demier pas. Enhardi par cette erreur, il se risqua à explorer du bout des doigts le cou fané, le buste cuirassé de baleines métalliques, les hanches aux os rongés, les muscles de biche fatiguée. Elle le laissa faire, reconnaissante, les yeux clos mais sans frémir, fumant et buvant à petits traits. Lorsqu'à la fin les caresses glissèrent vers son ventre, elle avait assez d'anis dans le cœur.

« Si l'on doit faire des bêtises, faisons-les, dit-elle, mais comme des grands.»

Elle le conduisit dans la chambre et commença à se dévêtir sans fausses pudeurs, en pleine lumière. Florentino Ariza s'allongea tout habillé sur le lit, essayant cle reprendre ses esprits, ignorant une fois encore ce qu'il fallait faire de la peau de l'ours qu'il avait tué. Elle dit : « Ne regarde pas. » - Il demanda pourquoi sans détourner les yeux du plafond. « Parce que cela ne va pas te plaire », dit-elle.

Alors il la regarda et la vit nue jusqu'à la taille, telle qu'il l'avait imaginée. Elle avait les épaules ridées, les seins flasques et les côtes enveloppées d'une peau aussi pâle et froide que celle d'une grenouille. Elle dissimula sa poitrine sous le corsage qu'elle venait d'ôter et éteignit la lumière. Il se leva et commença à se dévêtir dans le noir, lançant sur elle chaque vêtement qu'il ôtait et qu'elle lui renvoyait, en riant. 

 

 Permanecieron acostados bocarriba un largo rato, él más y más aturdido a medida que lo abandonaba la embriaguez, y ella tranquila, casi abúlica, pero rogando a Dios que no le diera por reír sin sentido, como siempre que se le iba la mano con el anís. Conversaron para entretener el tiempo. 

Hablaron de ellos, de sus vidas distintas, de la casualidad inverosímil de estar desnudos en el camarote oscuro de un buque varado, cuando lo justo era pensar que ya no les quedaba tiempo sino para esperar a la muerte. Ella no había oído nunca decir que él tuviera una mujer, ni una siquiera, en una ciudad donde todo se sabía inclusive antes de que fuera cierto. Se lo dijo de un modo casual, y él le replicó de inmediato sin un temblor en la voz:

–Es que me he conservado virgen para ti.

 

Ils restèrent allongés sur le dos un long moment, lui de plus en plus ébahi à mesure que son ivresse disparaissait, elle tranquille, presque apathique, mais suppliant Dieu que le fou rire ne la gagnât pas, comme toutes les fois qu'elle buvait trop d'anis. Ils bavardèrent pour passer le temps. Ils parlèrent d'eux, de leurs vies différentes, du hasard invraisemblable de se trouver nus dans la cabine obscure d'un bateau ancré alors qu'il eût été juste de penser qu'il ne leur restait que le temps d'attendre la mort. Elle n'avait jamais entendu dire qu'il avait eu une femme, une seule, dans cette ville où l'on savait tout avant même que ce fût vrai. Elle le lui dit comme par hasard et il rétorqua sans attendre et sans un tremblement dans la voix : « Je suis resté vierge pour toi. »

 

 Ella no lo hubiera creído de todos modos, aunque fuera cierto, porque sus cartas de amor estaban hechas de frases como esa que no valían por su sentido sino por su poder de deslumbramiento. Pero le gustó el coraje con que lo dijo. Florentino Ariza, por su parte, se preguntó de pronto lo que nunca se hubiera atrevido a preguntarse: qué clase de vida oculta había hecho ella al margen del matrimonio. Nada le habría sorprendido, porque él sabía que las mujeres son iguales a los hombres en sus aventuras secretas: las mismas estratagemas, las mismas inspiraciones súbitas, las mismas traiciones sin remordimientos. Pero hizo bien en no preguntarlo. En una época en que sus relaciones con la Iglesia estaban ya bastante lastimadas, el confesor le preguntó sin que viniera a cuento si alguna vez le había sido infiel al esposo, y ella se levantó sin responder, sin terminar, sin despedirse, y nunca más volvió a confesarse con ese confesor ni con ningún otro. En cambio, la prudencia de Florentino Ariza tuvo una recompensa inesperada: ella extendió la mano en la oscuridad, le acarició el vientre, los flancos, el pubis casi lampiño. Dijo: “Tienes una piel de nene”. Luego dio el paso final: lo buscó donde no estaba, lo volvió a buscar sin ilusiones, y lo encontró inerme.

–Está muerto -dijo él

 

Eût-il dit la vérité qu'elle ne l'aurait de toute façon pas cru, parce que ses lettres d'amour étaient faites de phrases comme celle-ci dont la valeur reposait moins sur leur sens que sur leur pouvoir d'émerveillement. Mais elle aima la hardiesse avec laquelle il la prononça. Florentino Ariza, de son côté, se demanda soudain ce que jamais il n'eût osé se demander : quels avaient été les arcanes de sa vie en dehors de son mariage ? Rien ne l'eût surpris car il savait que les femmes sont égales aux hommes dans leurs aventures secrètes : mêmes stratagèmes, mêmes inspirations soudaines, mêmes trahisons dépourvues de remords. Mais il fit bien de ne pas lui poser la question. A une époque où ses relations avec l'Eglise étaient déjà détériorées, son confesseur lui avait demandé de but en blanc s'il lui était arrivé d'être infidèle à son mari, et elle s'était levée sans répondre, sans finir sa confession, sans prendre congé, et plus jamais elle n'était retournée à confesse, ni avec ce curé ni avec aucun autre. En revanche, la prudence de Florentino Ariza trouva une récompense inattendue : elle tendit la main dans l'obscurité, caressa son ventre, sa taille, le pubis presque imberbe. Elle dit : « Tu as une peau de bébé. » Puis elle- franchit l'ultime barrière : elle le chercha là où il n'était pas, le chercha encore, sans trop d'illusions, et le trouva, inerte.

« Il est mort », dit-il. 

 

Cela lui était souvent arrivé, de sorte qu'il avait appris à vivre avec ce fantasme : à chaque fois il lui fallait apprendre de nouveau comme au premier jour. Il prit sa main et la posa sur sa poitrine : Fermina Daza sentit, presque à fleur de peau, le vieux cœur infatigable qui battait avec la fougue, la hâte et le désordre d'un cœur adolescent. Il dit : « Trop d'amour est aussi mauvais pour lui que le manque d'amour. » Mais il le dit sans conviction : il avait honte, il était furieux contre lui-même et désirait trouver un prétexte pour l'accuser de son échec. Elle le savait et commença à provoquer le corps sans défense avec des caresses moqueuses, comme une chatte câline éprise de cruauté, jusqu'à ce qu'il ne pût résister plus longtemps au martyre et rentrât dans sa cabine. Elle pensa à lui jusqu'à l'aube, enfin sûre de son amour, et à mesure que l'anis l'abandonnait en de lentes ondes, l'inquiétude l'envahissait à l'idée que, contrarié, il pût ne jamais revenir.

Mais il revint le matin même, à onze heures, frais et dispos, et se déshabilla devant elle avec une certaine ostentation. Elle prit plaisir à le regarder en pleine lumière, tel qu'elle l'avait imaginé dans le noir : un homme sans âge, à la peau foncée, brillante et tendue comme un parapluie ouvert, sans autre duvet que celui, clairsemé et lisse, des aisselles et du pubis. Son arme était dressée et elle s'aperçut qu'il la laissait à découvert non par hasard mais parce qu'il l'exhibait comme un trophée de guerre afin de se donner courage. Fermina Daza n'eut pas même le temps d'ôter la chemise de nuit qu'elle avait enfilée lorsque s'était levée la brise du matin, et elle frissonna de compassion devant sa hâte de débutant. Elle n'en fut pas gênée, cependant, car dans ces cas-là elle ne savait pas très bien distinguer la compassion de l'amour. Toutefois, à la fin, elle se sentit épuisée.

C'était la première fois depuis vingt ans qu'elle faisait l'amour, poussée par la curiosité de sentir comment cela pouvait être à son âge après un intermède aussi prolongé. Mais il ne lui avait pas donné le temps de savoir si son corps lui aussi le désirait...."

 


"El General en su laberinto" (1989, Le Général dans son labyrinthe)

Le roman qui semble se donner comme une démystification de la figure de Simon Bolivar en le représentant dans son déclin au cours de son dernier voyage sur le fleuve Magdalena, de Bogota à la côte nord de la Colombie, alors qu'il cherche à quitter l'Amérique du Sud pour s'exiler en Europe, fit scandale. Gabriel Garcia Marquez le montre dans un dénuement tragique, dévoré par la fièvre, consumé par la tuberculose, abandonné à des pratiques médicales personnelles et fantastiques, évoquant dans de brusques mouvements de lucidité ou de fièvre, ses conquêtes, ses infidélités, ses échecs, sa marque dans l'Histoire et le le labyrinthe dans lequel il s'est lui-même, implacablement, enfermé ...

 

"... Il était presque six heures. La bruine millénaire avait fait une pause, mais le monde était toujours trouble et froid, et la maison occupée par la troupe commençait à exhaler un remugle de caserne. Hussards et grenadiers se levèrent comme un seul homme lorsqu'ils virent approcher, au fond du corridor, le général taciturne, entouré de ses aides de camp, vert dans la splendeur de l'aube, avec son poncho jeté sur l`épaule et un chapeau à larges bords qui épaississait plus encore les ombres de son visage. Il avait devant la bouche un mouchoir imbibé d'eau de Cologne pour se protéger, selon une vieille superstition andine, des vents mauvais de cette brusque exposition à l`intempérie. Il ne portait aucun insigne de son rang ni ne lui restait le moindre indice de son immense autorité d'autrefois, mais le halo magique du pouvoir le rendait différent au milieu de la suite bruyante des officiers. Il se dirigea vers le salon de réception, en marchant à pas lents dans le corridor tapissé de nattes qui longeait le jardin intérieur, indifférent aux soldats qui se mettaient au garde-à-vous sur son passage. Avant de pénétrer dans le salon il glissa son mouchoir dans la manche de sa veste, comme ne le faisaient plus que les hommes du clergé, et rendit à l'un de ses aides de camp le chapeau qu'il portait.

Outre ceux qui l'avaient veillé dans la maison, civils et militaires n'avaient cessé d'arriver depuis l'aube. Ils buvaient du café en petits groupes dispersés, et leurs vêtements sombres ainsi que leurs voix sourdes conféraient à l'atmosphère une solennité lugubre. La voix aiguë d'un diplomate se fit soudain entendre par-dessus les murmures :

« On dirait des funérailles. »

Il n'avait pas achevé sa phrase qu'il sentit dans son dos le parfum d'eau de Cologne qui saturait la salle. Alors il se retourna, tenant sa tasse de café fumante entre le pouce et l'index, et s'inquiéta de ce que le fantôme qui venait d'entrer ait pu entendre son impertinence. Mais non : bien que le dernier voyage du général en Europe remontât à vingt-quatre ans en arrière, alors qu`il était très jeune, les nostalgies européennes étaient plus incisives que les rancœurs ..."

 

Le 8 mai 1830, Simón josé Antonio de la Santísima Trinidad Bolivar y Palacios quitte Bogota, escorté de sa suite, après avoir définitivement renoncé au pouvoir. Le général Bolivar ignore qu'il entreprend son dernier voyage. C'est à cet instant capital que Gabriel García Marquez se saisit du personnage pour en faire son héros . "Que se passe-t-il? Suis-je donc si malade que l'on me parle de testament et de confession? Comment sortir de ce labyrinthe ?" Mêlant la fiction à l'histoire, passant comme un magicien de la chanson de geste à la chronique ordinaire de la condition humaine, le romancier façonne les ruines d'un formidable rêve, que Bolivar contemple au fur et à mesure qu'il descend le grand fleuve Magdalena. Ici et là, les villes qui furent la scène de ses triomphes l'acclament, ignorant qu'il a renoncé une fois pour toutes au pouvoir. Dans les répits que lui accorde la maladie, entre les hallucinations de la fièvre, il revit, par la grâce de Gabriel Garcia Marquez, sa gloire dans les batailles, ses triompbes d'amoureux libertin, la naissance des patries qu'il a forgées, l'histoire même de ce continent qu'il a en grande partie écrite. Parfois, de splendides cauchemars lui laissent entrevoir un retournement du sort et, dans son esprit, l'épopée recommence. Mais le romancier, qui lui a emboîté le pas, sait que le fleuve sur lequel file le navire du général n'est pas le Magdalena, mais cet autre fleuve, le temps qui, lent, inexorable, va se jeter dans cette autre mer, la mort...


"Memoria de mis putas tristes" (Mémoire de mes putains tristes, 2004)
"L'année de mes quatre-vingt-dix ans, j'ai voulu m'offrir une folle nuit d'amour avec une adolescente vierge. Je me suis souvenu de Rosa Cabarcas, la patronne d'une maison close qui avait l'habitude de prévenir ses bons clients lorqu'elle avait une nouveauté disponible. Je n'avais jamais succombé à aucune de ses nombreuses tentations obscènes, et moins encore à celle-là, mais elle ne croyait pas à mes principes. La morale est aussi une affaire de temps, disait-elle avec un sourire malicieux, tu verras ». Ainsi commencent ces souvenirs. Le narrateur, « timide et anachronique », comme il se définit lui-même, vit dans une grande maison coloniale, héritée de ses parents, il a presque tout vendu sauf la bibliothèque et sa collection de disques de musique classique, il s'enorgueillit de n'avoir jamais couché avec une femme sans la rétribuer. En fait, il n'est jamais tombé amoureux. Sa vie n'a pas été passionnante et il décide de la commencer à un âge où la mort se penche déjà sur lui. Il sera sauvé de la vieillesse, stimulé par cet amour tardif pour une tendre adolescente. Les épisodes amoureux sont platoniques, sans une parole, un mot : un voyeurisme extrême qui génère un amour fou. Ce qui prime dans ces confessions d'un nonagénaire dont l'ultime désir est de mourir centenaire et amoureux, c'est la revendication jubilatrice de l'amour et de la passion, quel que soit l'âge et les circonstances. Le roman est parsemé d'épisodes dramatiques, d'humour et de poésie, d'éléments propres à l'univers de Marquez : la vie quotidienne dans les Caraïbes et le monde irééel de Macondo, la solitude de l'homme, les errements de l'amour et surtout les amours contrariés..." (Editions Grasset) Henning Carlsen en réalise une adaptation cinématographique en 2011 avec Emilio Echevarría, Geraldine Chaplin, Paola Medina...

 

"El año de mis noventa años quise regalarme una noche de amor loco con una adolescente virgen. Me acordé de Rosa Cabarcas, la dueña de una casa clandestina que solía avisar a sus buenos clientes cuando tenía una novedad disponible. Nunca sucumbí a ésa ni a ninguna de sus muchas tentaciones obscenas, pero ella no creía en la pureza de mis principios. También la moral es un asunto de tiempo, decía, con una sonrisa maligna, ya lo verás. Era algo menor que yo, y no sabía de ella desde hacía tantos años que bien podía haber muerto. Pero al primer timbrazo reconocí la voz en el teléfono, y le disparé sin preámbulos: - Hoy sí.

Ella suspiró: Ay, mi sabio triste, te desapareces veinte años y sólo vuelves para pedir imposibles. Recobró enseguida el dominio de su arte y me ofreció una media docena de opciones deleitables, pero eso sí, todas usadas. Le insistí que no, que debía ser doncella y para esa misma noche. Ella preguntó alarmada: ¿Qué es lo que quieres probarte? Nada, le contesté, lastimado donde más me dolía, sé muy bien lo que puedo y lo que no puedo. Ella dijo impasible que los sabios lo saben todo, pero no todo: Los únicos Virgos que van quedando en el mundo son ustedes los de agosto. 

¿Por qué no me lo encargaste con más tiempo? La inspiración no avisa, le dije. Pero tal vez espera, dijo ella, siempre más resabida que cualquier hombre, y me pidió aunque fueran dos días para escudriñar a fondo el mercado. Yo le repliqué en serio que en un negocio como aquél, a mi edad, cada hora es un año. Entonces no se puede, dijo ella sin la mínima duda, pero no importa, así es más emocionante, qué carajo, te llamo en una hora.

No tengo que decirlo, porque se me distingue a leguas: soy feo, tímido y anacrónico. Pero a fuerza de no querer serlo he venido a simular todo lo contrario. Hasta el sol de hoy, en que resuelvo contarme como soy por mi propia y libre voluntad, aunque sólo sea para alivio de mi conciencia. He empezado con la llamada insólita a Rosa Cabarcas, porque visto desde hoy, aquél fue el principio de una nueva vida a una edad en que la mayoría de los mortales están muertos.

Vivo en una casa colonial en la acera de sol del parque de San Nicolás, donde he pasado todos los días de mi vida sin mujer ni fortuna, donde vivieron y murieron mis padres, y donde me he propuesto morir solo, en la misma cama en que nací y en un día que deseo lejano y sin dolor. Mi padre la compró en un remate público a fines del siglo XIX, alquiló la planta baja para tiendas de lujo a un con sorcio de italianos, y se  reservó este segundo piso para ser feliz con la hija de uno de ellos, Florina de Dios Cargamantos, intérprete notable de Mozart, políglota y garibaldina, y la mujer más, hermosa y de mejor talento que hubo nunca en la ciudad: mi madre.

El ámbito de la casa es amplio y luminoso, con arcos de estuco y pisos ajedrezados de mosaicos florentinos, y cuatro puertas vidrieras sobre un balcón corrido donde mi madre se sentaba en las noches de marzo a cantar arias de amor con sus primas italianas. Desde allí se ve el parque de San Nicolás con la catedral y la estatua de Cristóbal Colón, y más allá las bodegas del muelle fluvial y el vasto horizonte del río grande de la Magdalena a veinte leguas de su estuario. Lo único ingrato de la casa es que el sol va cambiando de ventanas en el transcurso del día, y hay que cerrarlas todas para tratar de dormir la siesta en la penumbra ardiente. Cuando me quedé solo, a mis treinta y dos años, me mudé a la que fuera la alcoba de mis padres, abrí una puerta de paso hacia la biblioteca y empecé a subastar cuanto me iba sobrando para vivir, que terminó por ser casi todo, salvo los libros y la pianola de rollos...."

"L'année de mes quatre-vingt-dix ans, j'ai voulu m'offrir une folle nuit d'amour avec une adolescente vierge. Je me suis souvenu de Rosa Cabarcas, la patronne d'une maison close qui avait pour habitude de prévenir ses bons clients lorsqu'elle avait une nouveauté disponible. Je n'avais jamais succombé à une telle invitation ni à aucune de ses nombreuses tentations obscènes, mais elle ne croyait pas à la pureté de mes principes. La morale aussi est une affaire de temps, disait-elle avec un sourire malicieux, tu verras. Elle était un peu plus jeune que moi, et je ne savais rien d'elle depuis tant d'années qu'elle aurait pu aussi bien être morte. Pourtant, au premier Allô j'ai reconnu la voix au bout du fil et j'ai déclaré sans préambule : "Aujourd'hui, oui !"

Ah, mon pauvre vieux, a-t-elle soupiré, tu disparais pendant vingt ans et tu ne reviens que pour demander l'impossible. Retrouvant aussitôt la maîtrise de sa profession, elle m'a fait une demi-douzaine de propositions délicieuses mais, il faut bien le dire, toutes de seconde main. Je lui ai dit non, que ce devait être une pucelle et pour le soir même. Inquiète, elle m'a demandé : Que veux-tu te prouver ? Rien, ai-je répondu, piqué au vif, je sais très bien ce que je peux et ce que je ne peux pas. Impassible, elle la répliqué que les vieux savent tout, sauf ce qu'ils ne savent pas : il ne reste de Vierge en ce monde que ceux qui, comme toi, sont nés au mois d'août. Pourquoi ne m'as-tu pas passé ta commande plus tôt ?  L'inspiration ne prévient pas, ai-je répondu. Mais elle attend peut-être, a-t-elle rétorqué, comme toujours plus avisée que les hommes, et elle m'a demandé au moins deux jours pour passer le marché au crible. Très sérieux, j'ai déclaré que dans une affaire comme celle-ci, à mon âge, chaque heure est une année. Alors c'est impossible, a-t-elle dit sans l'ombre d'une hésitation, mais peu importe, c'est plus excitant comme ça, nom de dieu, je te rappelle dans une heure.

Inutile de le dire, car on le voit à des kilomètres : je suis laid, timide et anachronique. Mais à force de ne pas vouloir le reconnaître, j'ai fini par simuler tout le contraire. Jusqu'à aujourd'hui, où j'ai décidé de ma propre volonté de me livrer tel que je suis, ne serait-ce que pour soulager ma conscience. J'ai commencé par ce coup de téléphone insolite à Rosa Cabarcas, parce qu'avec le recul je vois bien à présent qu'il a marqué le début d'une nouvelle vie, à un âge où la plupart des mortels sont morts.

J'habite une maison coloniale sur la bordure ensoleillée du parc San Nicolás, où j'ai passé tous les jours de ma vie sans femme ni fortune, où mes parents ont vécu et trépassé et où j'ai l'intention de mourir dans le lit où je suis né, seul et un jour que je voudrais lointain et indolore. Mon père l'avait achetée dans une vente aux enchères à la fin du XIXe siècle, avait loué le rez-de-chaussée à un groupe d'Italiens qui l'ont transformé en magasin de luxe, et s'était réservé l'étage pour vivre heureux avec la fille de l'un d'entre eux, Florentina de Dios Cargamantos, interprète remarquable de Mozart, polyglotte et garibaldienne, la femme la plus belle et la plus talentueuse que la ville ait jamais connue : ma mère.

La maison est grande et lumineuse, avec des arcades en stuc, des sols dallés de mosaïques florentines et quatre portes-fenêtres donnant sur un long balcon où ma mère s'asseyait les soirs de mars pour chanter des arías d'amour avec ses cousines italiennes. De là, on voit le parc San Nicolás avec la cathédrale et la statue de Christophe Colomb, et plus loin les docks du port fluvial et le vaste horizon du Magdalena encore à vingt lieues de son estuaire. Tout ce que la maison a d'ingrat, c'est le soleil qui, au fil de la journée, change de fenêtres qu'il faut toutes fermer si l'on veut faire la sieste dans la pénombre ardente. A trente-deux ans, quand je suis resté seul, je me suis installé dans ce qui avait été la chambre de mes parents, j'ai fait percer une porte donnant sur la bibliothèque et j'ai commencé à vendre à l'encan tout ce qui ne m'était pas indispensable pour vivre, c'est-à-dire presque tout, sauf les livres et le Pianola à rouleaux...."