Dégel (Khrushchev's Thaw) & Dissidences - Victor Kravchenko, "I Choose Freedom" (1946) - Ilya Ehrenbourg (1891-1967), "Le Dégel" (1954) - Vladimir Doudintsev (1918-1998), "L'Homme ne vit pas seulement de pain" (1956) - Vassili Grossman (1905-1964) - "Vie et Destin" (1952-1962) - Boris Pasternak (1890-1960), "Le Docteur Jivago" (1957) - Andreï Siniavski (1925), "Nouvelles fantastiques" (1961) - Varlam Chalamov (1907-1982) - "Récits de la Kolyma" - Alexandre Soljénitsyne (1918-2008), "L'Archipel du Goulag" (1973) - Evguénia Guinzbourg (1904-1977), "Le Vertige" (1967) - Vénédict Eroféiev (1938-1990), "Moskva-Petushki" (Moscou-sur-Vodka, 1969) - Efim Etkind (1918-1999), "Dissident malgré lui" (1978) - Iouri Dombrovski (1909-1978), "La Faculté de l'inutile" (1978) - Iouri Trifonov (1925-1981), "L'échange" (1969), "La Maison du quai" (1976) - ...
Last update: 12/12/2017
L'URSS après Staline - La mort de Staline, le 15 mars 1953, est immédiatement suivie d'une détente qui, bien que timide, n'en constitue pas moins un désaveu implicite des excès du stalinisme. A la mort de celui-ci, si les déportations de masse s'arrêtent, - il y a alors plus de 2,5 millions de déportés au goulag -, si 1,2 millions d'entre elles bénéficient immédiatement d'un loi d'amnistie, c'est bien toute la population de l'Ancienne Russie qui a succombé aux guerres, aux résistances et à la logique impitoyable d'un système totalitaire qui visait à une transformation brutale de la société. Les trente années qui suivirent la mort de Staline dissimulent l'étendue d'une catastrophe qui privera de ressource toute modernisation possible de la société soviétique. Cette détente se traduit en tentative de "libéralisation" qui affectent tant la Pologne que la Hongrie : si en juin 1956, le soulèvement des ouvriers polonais à Poznań est durement réprimé, les Soviétiques acceptent toutefois les demandes réformatrices de Gomułka, la Hongrie, soutenue par l'Occident, pense pouvoir, en pleine Guerre froide, espérer de même une libéralisation, mais celle-ci est durement réprimée en novembre 1956. Si le contexte est toujours à l'opposition des deux blocs Est-Ouest, le dégel et la révision de l'idéologie soviétique sont, au plan interne, en 1956, au programme du XXe congrès. Khrouchtchev (Никита Сергеевич Хрущёв) y présente son "rapport secret" qui tire le bilan de la politique stalinienne et fait l'effet d'une bombe au sein du camp socialiste: il y dénonce les violations de la légalité socialiste, la falsification de l'histoire, le culte de la personnalité. C'est en juin 1958, à l'occasion de l'inauguration de la statue du poète Vladimir Maïakovski (1893-1930), dans le centre de Moscou, qu'une nouvelle pratique d'expression voit le jour, accompagnant le "dégel" khrouchtchévien : la lecture publique de textes non publiés. Cette tentative de non-conformisme ne dure guère, et l'arrestation en octobre 1961 de Vladimir Boukovski et sa condamnation ouvrent une nouvelle ère, celle de la dissidence, dissidences multiples, anarchistes, trotskystes, nationalistes arméniens, baltes, géorgiens, juifs sionistes, baptistes, etc. C'est notamment sous l'action du mathématicien et poète Alexandre Essenine-Volpine que le mouvement de non-conformisme prend une coloration civique, le droit par le droit, une "défense des droits" (pravozachtchikniki) qui entend prendre au mot la Constitution soviétique. Mais, confrontées à la répression, les années 1960 voient se développer le "samizdat", l'auto-publication de textes manuscrits ou stéréotypés distribués clandestinement. Enfin, c'est durant les années 1970 que la question des droits de l'homme en URSS accède à la conscience internationale alors que, paradoxalement, lorsque Brejnev célèbre en 1977 le soixantième anniversaire de la Révolution d'Octobre, toutes les contestations sont pratiquement éteintes. Le socialisme réel ainsi semble se stabiliser, mais les faiblesses économiques demeurent, et vont s'accroître alors qu'en 1979 l'URSS perd tout crédit international en intervenant en Afghanistan. C'est bien dans les années 1960 que le déclin dramatique de la Russie trouve son origine...
L'ère Khrouchtchev (1956-1964) entame donc une période de "dégel", caractérisée par une détente à l'extérieur et la volonté de restaurer la "légalité socialiste" dans le pays. L'administration des camps (Goulag) est dissoute et la libération du régime va s'exprimer par le réveil de l'intelligentsia, dont les écrits s'attaquent aux sujets tabous, comme celui de l'univers concentrationnaire décrit par Soljenitsyne. Les tensions de la Guerre froide opposent toutefois la persistance des combats idéologiques : U-2 et la crise de Berlin (1960-1961), les tensions entre les deux superpuissances qui culminent lors de la crise des missiles de Cuba en octobre 1962 au cours de laquelle l'Union soviétique installa des rampes de lancement de missiles nucléaires à moyenne portée sur Cuba à 140 km de la Floride. A l'intérieur de l'Union soviétique, cette "libération" a ses limites, un rappel à l'ordre des intellectuels se produit en 1963, la fragilité de la prééminence de Khrouchtchev se fait ainsi de plus en plus sentir. Les tentatives de réformes du système économique, notamment dans le domaine agricole, loin de renforcer sa position, l'affaiblissent et aboutissent en fin de compte au développement encore plus grand de la bureaucratie. De plus, Khrouchtchev, - le Khrouchtchev natif de Koursk d'une famille ukrainienne de petits paysans pauvres, qui a gravi les échelons du parti dès 1930, et qui appartient au cercle si restreint des hauts responsables qui ont survivre aux vagues de purges qui se sont succédées avant-guerre et après-guerre -, cumule à partir de 1958 la direction du Parti et de l'Etat, favorise à l'excès sa propre image, éprouve comme tous ses homologues de la nomenklatura une méfiance instinctive à l'égard des intellectuels et ne peut résister à la crise agricole qui augmente prix et mécontentements, malgré le succès de la première mise en orbite d'un être humain, Iouri Gagarine, en avril 1961 : "subjectivisme, initiatives désordonnées, précipitation, infantilisme, vantardise, phraséologie, ignorance des réalités, mépris des masses" seront les principaux reproches de l'éviction du Premier secrétaire...
Les dissidents soviétiques ont joué un rôle crucial dans la critique du régime soviétique, en dénonçant la répression, la censure, et l'absence de libertés fondamentales, on peut au détour de cette page en citer quelques-uns ...
"Alexandre Soljenitsyne"
"L'Archipel du Goulag" (1973) Ce livre monumental est un des témoignages les plus puissants sur les camps de travail soviétiques, basés sur des récits de témoins et les propres expériences de Soljenitsyne. Il révèle l’étendue de la répression sous Staline et est un acte d'accusation contre le système soviétique. Son impact a été immense, tant en Union soviétique qu'en Occident. - "Une journée d'Ivan Denissovitch" (1962) Ce roman, publié à une époque de dégel sous Khrouchtchev, décrit une journée dans la vie d'un prisonnier d'un goulag, et critique subtilement le système répressif.
"Andreï Sakharov"
"Mémoires" (1990) Sakharov, physicien et père de la bombe H soviétique, est devenu l'une des figures emblématiques de la dissidence. Son combat pour les droits de l'homme, la paix et les libertés politiques l'a transformé en une figure publique respectée, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’URSS. Ses Mémoires retracent son parcours intellectuel et moral, ainsi que sa confrontation avec le régime soviétique. - "Réflexions sur le progrès, la coexistence pacifique et la liberté intellectuelle" (1968) Dans cet essai, Sakharov critique non seulement le manque de liberté en URSS, mais aussi la course aux armements nucléaires et l'oppression idéologique.
"Vassili Grossman"
"Vie et Destin" (1980, publié après sa mort) Ce roman, souvent comparé à Guerre et Paix de Tolstoï, est une vaste fresque sur la Seconde Guerre mondiale et le totalitarisme. Grossman y critique non seulement le régime nazi, mais aussi le régime soviétique stalinien, en établissant des parallèles entre les deux systèmes. - "Tout passe" (1970) Ce roman inachevé traite des horreurs du stalinisme, de la terreur, des famines provoquées, et de la désillusion des intellectuels soviétiques.
"Nadejda Mandelstam"
"Contre tout espoir" (1970) Ce livre est le témoignage de la femme du poète Ossip Mandelstam, arrêté et mort dans un camp en 1938. Nadejda Mandelstam raconte la persécution de son mari par le régime stalinien et ses propres efforts pour préserver son œuvre poétique. C'est un témoignage poignant de la terreur stalinienne et de la répression des intellectuels.
"Vladimir Boukovski"
"Et le vent reprend ses tours" (1978) Boukovski est une figure clé de la dissidence, notamment pour avoir dénoncé l'utilisation psychiatrique des hôpitaux pour réprimer les opposants politiques. Son livre Et le vent reprend ses tours est une autobiographie où il relate ses luttes contre le régime soviétique et ses emprisonnements.
"Joseph Brodsky"
"Moins que un" (1986) Brodsky, poète et essayiste, a été exilé pour ses opinions dissidentes. Moins que un est un recueil d'essais qui explore la condition humaine, la liberté individuelle, et la complexité du langage, souvent avec une critique sous-jacente du régime soviétique.
"Anna Akhmatova"
"Requiem" (publié clandestinement dans les années 1960) Poème épique écrit entre 1935 et 1940, Requiem est un hommage aux victimes des purges staliniennes, y compris son propre fils emprisonné. Il n'a pu être publié en URSS qu'après sa mort.
"Lev Kopelev"
"La vérité et le mensonge" (1977) Kopelev, un ancien soldat soviétique, raconte ses désillusions face au régime après avoir participé à des actions de répression contre les paysans ukrainiens pendant la collectivisation. Ce témoignage est un puissant réquisitoire contre la brutalité du pouvoir soviétique.
"Boris Pasternak"
"Docteur Jivago" (1957) Roman épique se déroulant pendant la révolution russe et la guerre civile, il critique de manière voilée la révolution et ses conséquences. Bien que Pasternak ne soit pas à proprement parler un dissident (il n'a jamais critiqué ouvertement le régime), son œuvre a été perçue comme subversive et a été interdite en URSS.
"Raïssa Orlova et Lev Kopelev"
"Nous vivions dans Moscou" (1977) Cet ouvrage raconte la vie intellectuelle à Moscou sous la répression stalinienne, ainsi que l’évolution des dissidents qui ont finalement pris conscience des horreurs du régime.
Victor Kravchenko, "I Choose Freedom", 1946
En avril 1944, Victor Kravchenko, ingénieur militaire soviétique en mission aux Etats-Unis demande l'asile politique aux Américains. Il rédige quelques mois après un ouvrage où il décrit "la vie publique et privée d'un haut fonctionnaire soviétique" et explique pourquoi il a "choisi la liberté" (I Choose Freedom, Виктор Андреевич Кравченко). L'ouvrage, paru outre-Atlantique en 1946, rencontre un immense succès. Traduit et publié en français en 1947, l'ouvrage est violemment attaqué par les communistes, notamment dans l'hebdomadaire culturel les Lettres françaises, qui accusent Kravchenko de "mensonge et d'imposture". Fondées dans la clandestinité en 1941, Les Lettres françaises ont été progressivement incorporées à la Libération à l'arsenal propagandiste communiste. La nomination en 1947 de Pierre Daix à sa direction parachève l'engagement sans faille du journal dans les combats culturels de la Guerre froide. Sa "soviétisation" passe notamment par le soutien et l'adhésion absolue à la littérature soviétique et aux écrivains "progressistes" comme le Brésilien Jorge Amado et le Chilien Pablo Neruda. Les oeuvres "réalistes socialistes" y sont défendues contre les objets de la culture américaine comme les romans noirs et le cinéma hollywoodien. Selon Les Lettres françaises, "J'ai choisi la liberté" est un ouvrage de propagande écrit par des agents américains. Kravchenko porte plainte pour diffamation et obtient, après un procès très médiatisé, en avril 1949, que Claude Morgan et André Wurmser, rédacteurs en chef des Lettres françaises, soient condamnés à verser cent mille francs de dommages et intérêts. Le procès témoigne alors de la force politique et culturelle du Parti communiste français (PCF) qui mobilise de nombreuses plumes pour condamner un livre remettant en cause l'URSS et la politique de Staline, "le petit père des peuples". Cela n'empêche toutefois pas l'ouvrage de se vendre à plus de 500 000 exemplaires et rappelle que le PCF, s'il n'a jamais été aussi puissant, connaît alors une première érosion de son audience.
À la mort de Staline, le monde des idées va connaître une alternance de dégels et de durcissements. de 1953 à 1966, date du procès des opposants Daniel et Siniavski. Jusque-là, l'emprise de l'Union des écrivains se relâche, on assiste à la publication d'auteurs des années 1920 et 1930 jusqu'alors interdits (Boulgakov, Platonov...), d'écrivains étrangers, et l'on voit apparaître des noms nouveaux qui n'hésitent pas à porter un regard critique sur la société et l'histoire soviétiques, la guerre, les conflits de génération, mais aussi les excès de la collectivisation, du bureaucratisme ou de la rationalisation de l'agriculture : Grigori Baklanov (né en 1923), Iouri Bondarev (né en 1924), Vassili Bykov (né en 1929), Voïnovitch. C'est aussi à cette époque qu'apparaît la "littérature du goulag", dominée par l'œuvre de Soljenistyne, certes, mais aussi les témoignages d'Evguénia Guinzbourg (1906-1977), Vladimov, Chalamov, Dombrovski.
Ilya Ehrenbourg (Илья́ Григо́рьевич Эренбу́рг, 1891-1967), "Le Dégel" (The Thaw, Оттепель, Ottepel) 1954
"Le totalitarisme vous enlève toute incertitude. Ehrenbourg ne le savait que trop bien : s’il prononçait un seul mot de vérité sur son ami de jeunesse Nicolas Boukharine, il serait immédiatement liquidé. Dans ces circonstances, dire la vérité n’était qu’une forme de suicide (le sort de Mandelstam l’a prouvé). Ehrenbourg préférait vivre : pour voir, pour comprendre et participer, pour faire son possible en aidant et protégeant les autres", écrira Efim Etkind (L’homme aux trois cultures, 1991). Ilya Ehrenbourg, journaliste et écrivain, va poursuivre une carrière littéraire d'un demi-siècle, du début des années 1920 à sa mort en 1967, et accompagner dans toute la complexité de son évolution l'histoire de de l’Union soviétique. Juif, et comme tel nettement séparés de la population russe, il s'éloigne du rite et de son identité judaïque, et dans la continuité de cette prise de distance, rompt avec sa famille bourgeoise. Ses activités révolutionnaires clandestines le conduisent rapidement en prison, puis en exil, puis la France, Paris et ses milieux intellectuels d'une richesse incomparable (de Gide à Machado), ses premiers romans portent ainsi une sorte de nihilisme sceptique : "La ruelle de Moscou" (Prototchny pereoulok, 1926), "Julio Jurenito" (1922) et "La vie tumultueuse de Lazik Roïtchwantz" (Bournaïa jizn Lazika Roïtchvanetsa, 1927). Le voici participant à la Guerre civile espagnole (il y croise Hemingway, Mikhail Koltsov, Malraux), puis s'affirme et ne cessera de s'affirmer soviétique lorsqu'éclate la Seconde Guerre mondiale : la « grande guerre patriotique » de l’Union soviétique va balayer pour un temps tous ses doutes, il en reste peu, l'’individualiste parisien a bien rejoint le collectif des écrivains soviétiques et accepter la mise au pas de la littérature qui se produit au début des années 1930. Membre d'un Comité antifasciste juif qui sera sous peu dissout, il travaille à la propagande soviétique avec notamment son fameux article « Tue » (Kill), publié le 24 juillet 1942 quand les troupes allemandes avaient profondément pénétré en territoire russe (les Allemands ne sont pas des êtres humains, si tu ne peux pas tuer un Allemand avec une balle, tue-le à la baïonnette), participe avec avec Vassili Grossman à la construction du "Livre noir sur l'extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l'URSS et dans les camps d'extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945". Il persévère à s'assumer soviétique, et sa littérature de guerre marque son apothéose, il obtient le Prix Staline en 1942 pour "La chute de Paris" [Padenie Parija, 1941] et en 1947 pour "La tempête" [Bouria]), devient ambassadeur de la culture soviétique à l’étranger, porte-parole de la politique littéraire officielle du pouvoir dans les années les plus dures de la répression, souvent critiqués de part et d'autres pour ses silences ou ses compromissions, sorti indemne des purges où tant d’autres ont laissé leur vie ou leur liberté. Ehrenbourg achève son chemin littéraire en dressant un monument tant à sa mémoire qu'à celle des personnalités qu’il a croisées: "Les gens, les années, la vie" (People, Years, Life), mémoires de six volumes (publication Gallimard)... Comment dès lors interpréter une de ses phrases: "Je n’ai jamais éprouvé la peur, ni sur les fronts, ni en Espagne, ni dans les bombardements, mais seulement en temps de paix, quand j’entendais un coup de sonnette", lui qui soutint le réalisme soviétique d'un Staline dans tous ses excès, les plus aveugles, est-ce peut-être qu'il se voulait tant un acteur littéraire de ce monde en quête d'une perpétuelle affirmation de lui-même...
"Le Dégel" (The Thaw, Оттепель, Ottepel) 1954
Ehrenbourg saisit bien qu'un climat nouveau succède à la mort de Staline et qu'il faut désormais tenter d'exprimer quelques espoirs pour que s'instaure enfin une existence plus clémente. Le bonheur individuel devient ainsi primordial dans une société dans laquelle la priorité avait peut-être été donnée trop exclusivement aux réalisations économiques et sociales collectives; "... la société est composée de gens vivants. On ne résoudra rien par l'arithmétique.Il ne suffit pas d'élaborer des règles rationnelles, encore faut-il savoir les appliquer et en cela chacun est responsable. On ne peut pas tout ramener à un procès-verbal : « après une discussion où sont intervenus. . . nous avons décidé. . . ». Attaqué violemment par nomenklatura littéraire, Le Dégel envahit pourtant les cœurs, les arts, la politique. L'amour, s'il a encore des hésitations de convalescent et s'il est loin de la passion dostoïevskienne et tolstoïenne, joue un grand rôle dans ce roman qui a pour décor une petite ville industrielle, et ce n'est pas sans de terribles crises, dues aux malentendus engendrés par la fierté, la susceptibilité, la psychologie complexe des protagonistes, qu'ils parviennent à un équilibre du bonheur. Au moins trouvent-ils le temps, dans une société où s'insinue une légère détente, de se torturer les uns les autres, dans la meilleure tradition russe. En même temps que, dans le domaine des arts, se dessine un très net retour de faveur pour les œuvres qui n'ont de «signification» et ne portent de «message» que par leur beauté même, – un besoin général de bon sens et de générosité individuelle se manifeste à l'occasion de deux crises politiques...(présentation éditeur). C'est donc une certaine intériorité qui de nouveau tente de s'exprimer dans le romanesque soviétique. L'action se déroule dans une petite ville de province; un de ses principaux personnages est un directeur d'usine, Jouravlev, dont l'autoritarisme et la gestion bureaucratique sont dénoncés et au point d'être relevé de ses fonctions. Le titre s'explique par le fait que l'action, engagée à l'hiver, se termine au printemps, au moment de la fonte des neiges, quand les fleuves recommencent à couler et que, parallèlement, une série d'explications décisives rapproche des couples que séparaient des malentendus. Lena quitte son mari, Jouravlev, dont elle a découvert la lâcheté et le conformisme, mais hésite à répondre à l'amour de Koroteev. Sonia se refuse, par devoir mal compris, le droit d'aimer le jeune ingénieur Savtchenko, également épris d'elle. La doctoresse Vera Scherer et l'ingénieur Sokolovski n'arrivent pas à s'avouer leur amour par timidité réciproque, et le dégel verra se lever tous ces obstacles. Le livre s'achève par le voyage à Paris du jeune ingénieur Savchenko, avec une délégation d'autres ingénieurs ; et la lettre qu'il envoie, de Paris, à sa fiancée Sonia place le roman dans sa vraie perspective. Le régime collectiviste semble n'avoir pas réussi à arracher de l'âme russe le sentiment de la solitude irrémédiable de l'homme. Mais les vives critiques de l'Union des écrivains laissent entrevoir ce qui se passera en 1956 autour du roman de Doudintsev, "L'homme ne vit pas seulement de pain" : si l'oeuvre qui s'en prend aux effets du stalinisme dans la société, à la gestion autoritaire et à la persécution de la créativité suscite une réaction positive du public, elle reste l'objet de débats passionnés et violemment attaquée par les autorités politiques.(Traduit du russe par Michel Wassiltchikov)
Vladimir Doudintsev (1918-1998),
"L'Homme ne vit pas seulement de pain" (1956)
"Quiconque a appris à penser ne peut pas être complètement privé de sa liberté" - La publication de cet ouvrage par Novy Mir, récit d'un ingénieur idéaliste opposé à une bureaucratie rigide, constitue un jalon important dans le fameux "dégel" de la vie culturelle et politique de l'Union soviétique : il provoqua une polémique au sein du milieu littéraire, que l’on découvrira divisé entre les «libéraux», qui entendent évoquer la bureaucratisation, le carriérisme, la rupture entre ce que les gens pensent et ce qu’ils disent, le rôle du parti dans cette rupture, et les «nationalistes» qui associent nationalismes russe et soviétique. Mais, dès le refroidissement suivant, Vladimir Dimitrievitch Doudintsev (Владимир Дмитриевич Дудинцев) fut victime d'un ostracisme prolongé qui l'a quasiment empêché de publier jusqu'à la période de la perestroïka un roman-fleuve, "Les Robes blanches". "L’Homme ne vit pas seulement de pain" (Не хлебом единым), d'abord intitulé "L’Inventeur" ou "Le Chemin vers les gens", dénonce l'attitude de bureaucrates soviétiques face à la découverte par un jeune enseignant de physique d'un procédé innovant de fabrication de tuyaux en fonte. Cet inventeur isolé contredit les solutions peu efficaces mises au point par les responsables d'un institut métallurgique spécialisé, appuyés par le ministère de tutelle qui leur assure une situation privilégiée. A force de combats, bureaucratiques et scientifiques, le héros finit par faire triompher ses idées malgré les attaques de ses adversaires qui vont néanmoins jusqu'à le faire condamner et interner dans un camp de travail. Il triomphe finalement, alors que ses adversaires échappent à toutes sanctions et se félicitent de leur impunité, tout en applaudissant cyniquement son succès. Doudintsev montre ainsi qu'au sein du sérail communiste, un groupe social a pu se créer une position privilégiée et la défendre par tous les moyens, y compris l'utilisation de services répressifs comme la justice militaire. Le héros, lui, se bat au nom d'un idéal social : l'amélioration du bien-être du peuple — plusieurs scènes se situent au sein d'une famille ouvrière misérable — et de l'efficacité de l'État soviétique. À aucun moment, Doudintsev ne critique ouvertement le stalinisme ou l'appareil du PCUS et sa politique, qui sont totalement absents du roman. (L'Homme ne vit pas seulement de pain, édition Julliard, traduction par Maya Minoustchine et Robert Philippon - Les Robes blanches, édition Robert Lafont, traduction par Christophe Glogowski et Antonina Boubichou-Stretz).
Dans la petite ville sibérienne de Mouzga, au tout début des années cinquante, Nadia Serguéïevna, jeune professeur de géographie passionnée par son métier et seconde femme d'un cadre du Parti, se rend chez les parents d'une de ses élèves, Sianova, qui vit dans un dénuement. Elle y rencontre un pensionnaire, que la famille héberge, Lopatkine, professeur de physique et de mathématiques diplômé de l'Université de Moscou, collègue de Nadia à l'école secondaire, inventeur d'une machine à couler les tuyaux par la méthode centrifuge, dont elle avait proche un temps...
"Lopatkine sursauta en apercevant la visiteuse. On put lire, sur ses traits, des sentiments divers: d'abord, il était gêné de se trouver devant elle, à peine vêtu, mangeant une pomme de terre qu'il trempait dans du sel gris étalé sur un bout de journal, une pomme de terre qui n'était sans doute pas à lui ; il devinait fort bien tout ce qu'elle pouvait penser. Il tressaillit imperceptiblement. Il se leva et salua Nadia.
- Asseyez-vous, je vous prie, dit Sianov.
Elle prit place docilement sur une chaise.
- C'est notre locataire, Dimitri Alexéîévitch : je crois que vous vous connaissez.
- Nous nous connaissons, confirma Lopatkine tranquillement, ouvrant sa pomme de terre en deux.
Nadia regarda autour d'elle et aperçut, derrière la table, une planche à dessin appuyée au mur, sur laquelle était épinglé le croquis d'une machine compliquée. Au-dessus de la table, juste en face de Nadia, était accrochée une photo, format carte postale. Une jeune fille, aux lèvres entrouvertes, contemplait de son cadre l'étrangère. Elle ressemblait beaucoup à Rimma Ganitchéva, mais ses yeux n'étaient pas aussi écartés vers les tempes et n'avaient pas la même expression menaçante que ceux de sa sœur. "Ce doit être Jeanne", pensa Nadia, qui jeta un regard curieux à Lopatkine. Sianov, debout près d'elle, fronça les sourcils en grattant sa maigre joue hirsute. Il sentait le tabac de paysan.
- Mais qu'est-ce que nous attendons ? fit-il tout d'un coup. Vous ne voulez pas goûter à nos pommes de terre ? Elles sont fameuses, aujourd'hui... vraiment superbes ! Agacha, donne une assiette ...
- Je les mangerai bien comme ça, répondit Nadia en prenant dans la terrine une pomme de terre blanche et brûlante, toute argentée par les reflets de l'amidon. Elle espérait cette invitation.
- Parfait, c'est encore mieux comme ça. On bavarde mieux en mangeant. Vous permettez que je me joigne à vous ?
II s'assit à côté d'elle sur un billot de sapin, saisit une pomme de terre et s'apprêtait à la plonger dans le sel lorsqu'il se ravisa.
- Sima, apporte un couteau, ma chérie. II y eut un silence.
- Alors comme ça, camarade ... Nadiejda Serguéïevna, je crois ? reprit Sianov. Vous avez surpris notre famille, pour ainsi dire au grand complet. Toute l'équipe !
Il lança un coup d'œil rapide sur Lopatkine.
- Oui, je vois maintenant ..., commença Nadia.
Mais Lopatkine, qui mangeait avec un visible plaisir, bougonna :
- C'est bon : nous soulagerons Sima.
Tous se turent de nouveau. Lopatkine acheva tranquillement sa pomme de terre et en prit une autre.
- C'est votre travail ? demanda Nadia en montrant la planche à dessin.
- Oui, c'est mon travail, confirma-t-il simplement.
Nadia mangea aussi sa pomme de terre, en prit une autre et, soufflant dessus, regarda à plusieurs reprises Lopatkine. Le col de son tricot était déboutonné, découvrant une clavicule puissante. Son visage était serein, à croire qu'il était seul dans la chambre, se reposant après un pénible travail. Ses longs cheveux retombaient sans vie, comme à bout de fatigue. Un instant, il leva ses bons yeux gris sur Nadia et celle-ci sentit une seconde se réveiller en elle cette chaleur, ce trouble virginal, cet élan qu'elle avait combattu autrefois. Mais il détourna son regard et contempla avec la même douceur sa pomme de terre. Pour soutenir la conversation, Nadia s'adressa à lui de nouveau.
- Excusez-moi... (Elle lui jeta un coup d'œil timide et s'interrompit en rougissant) Je voulais vous demander ... Si ce n'est pas trop difficile, dites-moi en quoi consiste votre invention.
- Il n'y a aucune invention, répondît-il. Je vous parle sérieusement : il n'y en a pas.
- Attends un peu, Dimitri Alexéïévitch, intervint Sianov. Tu impressionnes Nadiejda Serguéïevna en parlant comme ça. Voyez-vous, comment vous dire ? C'est bien une invention et, en même temps, on peut dire que ça n'en est pas une. Mais, dans l'ensemble, c'est une chose utile et qui a des perspectives. Pour ce qui est de l'avenir.
- Je vais tout vous expliquer. (Lopatkine repoussa la terrine) Vous me permettez de fumer. Oncle Piotr et moi, nous grillons une cigarette de temps en temps.
Il glissa sa grande main maigre dans la poche de sa vareuse, accrochée au mur, et en retira une poignée de gros tabac. Nadia ne put s'empêcher d'admirer la force anguleuse de ses bras et de ses épaules, cette beauté masculine qui commençait déjà à se faner sous l'assaut d'un labeur insensé, de jour et de nuit, sur la planche à dessin. Lopatkine roula une cigarette, craqua une allumette et aspira avidement, les yeux clos, plusieurs bouffées.
- Je vous dirai tout, Nadiejda Serguéievna. Je vous ai toujours estimée. Je vous comprends et, à vous, je puis tout dire. Vous saisirez. De plus, je n'ai pas envie que vous partagiez l'opinion générale, qui me considère comme un maniaque.
Il aspira une nouvelle bouffée, eut un rictus, fit tomber la cendre de sa cigarette d'un mouvement nerveux et poursuivit :
- C'est une longue histoire, mais j'essaierai de vous l'exposer brièvement. Jusqu'en 37, j'ai travaillé dans une usine d'automobiles. Ce préambule est nécessaire pour vous donner une idée de tout ce qui m'est arrivé. J'appartenais à l'équipe du chef-mécanicien. J'étais un ajusteur hautement qualifié. Nous étions affectés à la chaîne principale, travail très varié. J'avais un ami, lui aussi ajusteur, à l'un des postes de cette chaîne. Il s'appelait Ivan Zotytch. Cet Ivan Zotytch prenait six écrous pour une roue de voiture et six pour une autre. Un second ouvrier montait la roue sur un axe et Ivan Zotytch ne s'occupait que des écrous. Quand la voiture arrivait jusqu'à lui, il mettait d'un seul coup les écrous en place.. À cet endroit était suspendu un serre-écrous électrique et, en un instant, il vissait tous les écrous avec cette machine. Un ouvrier ponctuel et sobre. Il arrivait toujours à sept heures et demie. En l'observant, je compris la réalité et la puissance de la division moderne du travail. Elle doit être poussée à un point tel que les actions auxiliaires, la réflexion et tout le reste n'occupent qu'un minimum de temps ...
- Pardonnez-moi, interrompit Nadia en rougissant, mais vous privez l'ouvrier de la pensée. Nous tendons à effacer la frontière entre le travail manuel et le travail intellectuel, alors que vous ...
Lopatkine la considéra avec attention, puis, détournant les yeux, sourit imperceptiblement.
- Nadiejda Serguéïevna, vous n'auriez pas parlé ainsi autrefois. Je constate avec satisfaction que vous avez fait des progrès dans certains domaines de la connaissance. Il est impossible de ne pas constater l'influence féconde de certaine main ferme.
Nadia rougit davantage encore.
- Je continue, enchaîna tranquillement Lopatkine. La division du travail doit nous donner des opérations si simples que n'importe qui soit capable, sans préparation spéciale, de les mener à bien. Nous obtiendrons ainsi le maximum de productivité. Quant à cet ouvrier, dont vous vous êtes montrée si préoccupée, rien ne l'empêche de penser. Non point à l'endroit où il a posé hier son marteau, mais de façon créatrice, par exemple au moyen de supprimer complètement le travail manuel en passant à l'équipement automatique total. Qu'il étudie les mystères de sa profession, qu'il devienne un savant. Ainsi nous ferons effectivement disparaître cette frontière. Mais ce n'est pas en pensant à un marteau égaré que nous la supprimerons jamais. Dites-moi, voyez-vous dans cette idée quelque offense au bon sens ?
- Non, je suis entièrement d'accord.
- Très bien. Continuons donc. L'ajusteur Dimitri Lopatkine termina ses études à la faculté de physique et de mathématiques et, ayant été blessé à la guerre, fut nommé à Mouzga comme professeur de physique. Un jour qu'il faisait visiter à sa classe la fonderie du combinat, il vit fabriquer des tuyaux de tout-à-l'égout : ces tuyaux, vous êtes d'accord, doivent être produits en très grandes quantités pour les besoins du pays, plus massivement que les automobiles par exemple. Eh bien, à Mouzga, cette fabrication s'exécutait comme au temps de Démidov [Nikita Démidov (1656-1725) : l'un des fondateurs de l'industrie russe, qui a équipé en canons les armées de Pierre le Grand]. On faisait un moule en terre et on y versait la fonte contenue dans une poche transportée à bras. La solution, Nadiejda Serguéïevna, m'apparaît on ne peut plus clairement. Je prends l'expérience de l'industrie automobile et je l'applique à la production des tuyaux. Ce qu'aurait fait n'importe qui à ma place, après avoir vu une chaîne, à commencer par Ivan Zotytch lui-même ! Pourvu, bien sûr, qu'il ait été piqué au vif à la vue d'une pareille routine. J'établis donc, comme je peux, le projet d'une machine à couler les tuyaux, en subordonnant toutes ses parties à la loi de l'utilisation maximum du temps de fonctionnement de la machine, dont voici le sens : l'organe de travail de l'appareil produit des tuyaux continuellement, sans temps morts. Ainsi qu'à la loi de l'encombrement minimum ... Excusez-moi, je ne m'exprime pas de façon trop aride ? C'est déjà la déformation professionnelle ...
- Pas du tout, je vous suis très bien.
- Et voilà, j'ai fait les plans de ma machine, et je les remets au Briz, c'est-à-dire au Bureau des inventions. Je me dis : ce n'est vraiment pas possible qu'on n'ait pas compris, dans les instituts, une chose aussi simple. Pourtant, j'ai tout de même déposé les plans, à tout hasard... Huit mois après, voici ce que je reçois ...
Lopatkine se pencha vivement, tira de sous le lit une caisse en contreplaqué, remplie de papiers rangés par liasses. Il ouvrit un de ces dossiers et tendit à Nadia un document bleu-vert, imprimé sur un fort papier glacé, barré par un cordon de soie terminé par un sceau rouge.
- Vous pouvez voir vous-même ... (Nadia remarqua alors que les doigts de Lopatkine tremblaient) Vous pouvez voir vous-même, Nadiejda Serguéïevna, que la découverte a bien été faite, appréciée, reconnue utile et originale. Seulement, n'attribuez pas trop de valeur à ce parchemin. Bien qu'il soit vraiment joli, ce n'est qu'un papier. Il faut le juger seulement en fonction de son prix de revient. Avec votre permission, je vais encore en griller une... .
Sianov, avec une hâte compatissante, lui passa un bout de journal. Dmitri Alexéiévitch en déchira silencieusement un coin, roula d'un geste vif une cigarette, l'alluma de travers ; et après avoir éteint la flamme, aspira deux profondes bouffées de fumée.
- Où en étions-nous ? Ah oui ; voilà ! J'avais reçu ce papier et, chaque jour, en allant me coucher ou en me relevant après en avoir rêvé, je me délectais à sa vue. J'étais ému. Je sentais que j'étais utile ! On m'avait dit que la machine répondait à un besoin ! Cela dura pas mal de mois. Mais est-ce pour ça que je m'étais cassé la tête ? Me voilà à rédiger des rappels. Un, deux, trois. Au bout de six mois, ô joie ! On m'appelle à Moscou. "Faites-vous mettre en congé de toute urgence, vous allez mettre au point le projet de votre machine dans tel institut spécialisé". Vous imaginez ma joie ! Nous avons alors dansé avec l'oncle Piotr, et c'est tout juste si nous n'avons pas flanqué par terre la baraque. Je lâche ma physique, vous vous en souvenez. Je pars. Pendant deux mois, je frappe à toutes les portes du ministère. Pendant deux mois je reçois mon traitement sans voir aucun projet. Au début du troisième mois, je suis convoqué par le, ministre-adjoint, un certain Choutikov, qui me dit aimablement : "Nous ne pouvons rien faire. Les crédits ont été réduits. Cela ne dépend pas de nous. Il y aura peut-être quelque chose l'an prochain..." Vous entendez bien : peut-être ! Je suis reparti. C'est ainsi que ça s'est passé, Nadiejda Setguéïevna ! Et je suis devenu le locataire perpétuel de l'oncle Piotr.
- Mais pourquoi n'avez-vous pas recommencé à travailler ?
- Je vous prie de m'excuser. Procédons comme l'enseigne Asmous [Auteur d'un manuel de logique en usage dans les établissements d'enseignement]. Qu'est-ce qui s'était passé ? Il s'était passé qu'on avait transmis, pour avis, mon projet de machine au professeur Avdiev. Il existe, à Moscou, une sommité qui porte ce nom. Ce professeur a donné un avis défavorable. Sans se donner la peine de rien démontrer, il a déclaré : "Il est impossible de fabriquer mécaniquement un tuyau sans une longue goulotte [rigole de coulée]". Il est célèbre et fait grand cas de ses propres paroles, dont il est avare. "Fondre sans goulotte est une fiction", un point c'est tout. Du moment que c'est une chimère, le ministre refuse de la réaliser. Avdiev, c'est une autorité ! Il est titulaire de la chaire de fonderie ! On écrit, en parlant de lui : "Avdiev et les autres chercheurs soviétiques !" C'est Christophe Colomb en personne !
- Écoutez, interrompit Nadia en rougissant. Dimitri Alexéïévitch ! Je me sens très gênée ! Le professeur Avdiev est réellement un grand savant !...
- J'oubliais encore un autre fait : ce savant, peu de temps avant que j'aie reçu mon brevet, annonça qu'il avait construit sa propre machine à couler les tuyaux ...
- Voulez-vous dire qu'il vous aurait ... , lança sèchement Nadia.
- Rien de pareil ! Il a un projet bien à lui, entièrement original...
Dimitri Alexéîévitch, qui avait fini sa cigarette, tendit la main vers le journal, mais s'arrêta en route.
- Ça me suffit. J'ai fumé ma ration de la journée ... Je ne veux rien insinuer du tout. Vous demandez pourquoi je n'ai pas recommencé à travailler. Je n'ai rien fait parce que j'étais contraint d'écrire chaque jour, de démontrer que Christophe-Colomb avait tort. Vous souriez de nouveau. On vous a assuré qu'Avdiev était infaillible, et maintenant vous souriez. Vous avez fait don à Avdiev de votre sourire, et c'est lui qui le déclenche.
À ces mots, Nadiejda Serguéïevna, sans avoir eu le temps de s'indigner, se rendit compte qu'elle avait cessé d'être maîtresse de l'expression de son visage : "Je dois avoir l'air complètement stupide !" pensa-t-elle, désemparée.
- Mais moi, je déclare que couler des tuyaux sans goulotte est non seulement possible, mais nécessaire ! poursuivit avec obstination Lopatkine, sans la regarder. Il me faut le prouver, voilà pourquoi je ne peux prendre aucun travail. En outre, je mets au point une nouvelle variante, cela représente quatorze cents pièces et douze mille cotes, toutes dépendant les unes des autres. Bien sûr, il est difficile à un seul homme d'y arriver. C'est faisable pour un bureau d'études ou pour un fou comme moi. Oncle Piotr me vient en aide. Il a, lui aussi, un peu perdu la tête.
- Mais alors, vous ne touchez même pas de tickets de pain ? [Les cartes de rationnement, instituées pendant la guerre, existaient encore. Elles ont été supprimées à la fin de 1947. Il fallait justifier d'un travail réel ou d'une incapacité de travail pour avoir la carte]
- On arrive à s'en tirer, même sans tickets de pain, fit Sianov derrière le dos de sa visiteuse. Ce qu'il nous faudrait, c'est des tickets pour le papier à dessin.
- Je ne comprends pas (Nadia haussa les épaules), vous pourriez vous adresser à la direction du combinat.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu'elle sentit s'établir un étrange silence. Dimitri Alexéiévitch regarda Sianov et ils échangèrent tous les deux un imperceptible sourire moqueur.
- Voici ce que je dois vous dire, Nadiejda ... Serguéïevna, je crois ? (Et Sianov, s'appuyant sur la table, se pencha en avant) Il y a bien des choses que nous ne saisissions pas non plus, Dimitri Alexéïévitch et moi. Mais quand on a été bien échaudé, on finit par tout comprendre. Et pas seulement par comprendre, mais par agir. À l'époque où on n'était pas encore à la page, on s'est adressé au camarade Drozdov, pour avoir du papier à dessin. En toute naïveté. Lui, bien entendu, a refusé. Et il avait raison : impossible de gaspiller du papier à dessin, fourni par l'État, pour n'importe quel enfantillage. À vrai dire, au début, il nous a donné deux feuilles, comme pour un journal mural. Un point c'est tout ! Mais nous pourtant, nous ne pouvons pas nous en passer.
- Et notre encre vient de Chine ! intervint Lopatkine, avec un sourire inattendu.
- Sans papier à dessin, pas moyen de tenir, continua Sianov pensif. Nous espérons que nous triompherons. Mais personne ne nous fait confiance... Les gens sont absorbés par le programme...
- Pour avoir confiance en vous, il faut quelqu'un qui ait sur les épaules une tête capable de comprendre, et puis aussi un cœur dans la poitrine ! s'écria durement la femme de Sianov, dans la pièce voisine.
- Tu ne dis pas ça pour nous, Agafia Timoféïevna ?
- Tu sais bien toi-même pour qui c'est ! Vous restez là, dans votre trou, sans oser souffler mot. Mais moi, je vais dire ce que je pense sans y aller par quatre chemins.
Sianova se précipita dans la pièce. Ses yeux noirs brillaient d'un éclat maladif ; elle agita son bras blanc, découvert jusqu'au coude, mit les poings sur les hanches.
- Si le gouvernement et l'Académie des sciences sont d'accord, c'est le devoir de chacun de venir en aide comme il peut. S'il a une conscience ... Comme fait Piotr, ajouta-t-elle en désignant brusquement Sianov.
Elle se tut et regarda longuement Nadiejda Serguéïevna en se calmant peu à peu. Puis elle sortit de la chambrette. Derrière le drap, on l'entendit remuer des casseroles et crier aux enfants : "Au lit, mauvaise graine !"
- Elle est belliqueuse, notre patronne ! constata Sianov avec bonhomie.
Nadia ne rentra pas seule chez elle. Lopatkine, presque invisible dans l'obscurité, marchait à côté d'elle d'un pas égal ; le col de son pardessus relevé, les mains dans les poches. Il était pensif et Nadia avait constamment l'impression de lire dans sa pensée. À cet instant, il semblait se cuirasser : il songeait sans doute au long et dur chemin qu'il devrait encore parcourir avec son invention. "Non, il n'y a là aucune folie, se disait-elle. C'est exactement ce que j'avais jadis deviné en lui. Une fermeté extraordinaire. Autrefois, elle sommeillait, sans emploi, et se reflétait paisiblement dans ses yeux, comme une âme neuve. Maintenant, ce brevet bleu, orné de son petit ruban, a contraint cet homme paisible à montrer son noyau d'acier. Il y a certainement de la faute d'Avdiev. Il a beau être une célébrité, il n'en était pas moins obligé de motiver son appréciation. À un homme comme Lopatkine, il faut apporter des preuves sérieuses, sinon il ne cède pas ... L'affaire n'est pas si simple ..."
Ils s'arrêtèrent au coin de la rue de l'Est et de l'avenue Staline.
- Maintenant, vous arriverez facilement chez vous. Au revoir, dit laconiquement Lopatkine. Il fit demi-tour et disparut dans l'obscurité, faisant craquer la neige...."
L'avènement de Khrouchtchev apporte, un temps, un relatif libéralisme dont profite Mikhaïl Kalatozov (1903-1973), qui obtient une Palme d'or à Cannes en 1958 avec "Quand passent les cigognes" (The Cranes Are Flying, Летят журавли), film d'amour, de guerre et de mort. Le Géorgien Sergueï Paradjanov (né en 1924) traite du fantastique et du primitivisme religieux dans le poème lyrique "les Chevaux de feu" (1965, Тіні забутих предків), qui met en scène des bergers et bûcherons des Carpates ukrainiennes. "Il était une fois un merle chanteur" (1971), du Géorgien Otar Iosseliani (né en 1934), est une agréable chronique du quotidien. En 1988, la Palme d'or du festival de Cannes pour le court métrage revient à "Fioritures", de Garri Bardine. Andreï Tarkovski (1932-1986) traite, par le biais de la biographie du peintre d'icônes du XVe siècle, "Andrei Roublev" (1966), de la liberté artistique. Ses films ("L'Enfance d'Ivan", Lion d'or à la Mostra de Venise en 1962 ; "Solaris", 1972 ; "StaIker", 1979) firent scandale en U.R.S.S. Réfugié politique à la suite de la présentation de "Nostalgie" à Cannes en 1983, il a consigné sa conception du cinéma et du rôle de l'artiste dans "Le Temps scellé", paru en 1989, une pensée empreinte d'orthodoxie slave et de panthéisme, tentent de franchir la frontière ténue séparant l'imaginaire du rationnel...
Vassili Grossman (1905-1964) ,
"Vie et Destin" (Жизнь и судьба, 1952-1962)
Juif soviétique natif de Berditchev, Vassili Grossmanv (Василий Семёнович Гроссман) abandonne en 1934 son travail d'ingénieur pour se consacrer à l'écriture de romans et évite de peu les purges de 1938. Il reste un écrivain et un journaliste toutefois respectueux de l'orthodoxie, le communisme semblant alors plus à même de lutter contre les montées du fascisme et de l'antisémitisme. Il vit la Seconde Guerre mondiale comme journaliste à l'Étoile rouge (Krasnaïa Zvezda), la déroute des premiers mois puis l'immense sursaut de la nation, suit l'Armée rouge jusqu'à Berlin après avoir découvert la réalité des massacres de masse (L'Enfer de Treblinka) : il participa, avec Ilya Ehrenbourg, à la production du "Livre noir" (Черная Книга) dénonçant l'extermination des Juifs par les allemands dans les régions provisoirement occupées de l'URSS et dans les camps d'extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945 (entre-temps, Grossman apprendra que sa mère a été fusillée par les nazis en 1941). Dès 1943, il conçoit le projet d'écrire une vaste fresque couvrant le terrible séisme de cette époque, entendant, à l'instar de Tolstoi, conter les générations et les ramifications d'une famille face à l'Histoire. Le premier volume fut publié en 1952, "Pour une juste cause". Pendant la guerre, Grossman a espéré que l’héroïsme de l’Armée rouge et du peuple permettrait de faire évoluer la société soviétique vers plus de liberté, mais dans les années 1949-1953 se déchaînent campagnes antisémites et procès (le tristement fameux "complot des blouses blanches" de 1953) : la crise est alors profonde, Grossman décide de repenser toute l'histoire du siècle à la lumière si sombre de Treblinka, un des symboles de la Shoah lors de l'occupation allemande, et de Kolyma, le Goulag de Varlam Chalamov exprimés dans ses "Récits de la Kolyma" (Колымские рассказы): au fond, le nazisme de Hitler rejoint le bolchévisme de Staline. Ce sera "Vie et Destin", qui couvre la période 1942-1943, le tournant décisif de Stalingrad, moment-charnière où les deux systèmes totalitaires se rejoignent paradoxalement, et à partir duquel les multiples personnages de cette oeuvre vont découvrir que tous les espoirs de justice et de liberté sont en fait sans fondements, et que plus encore il n'est plus ici possible d'exprimer pensées ou émotions, tant publiquement qu'intérieurement : le livre sera saisi par le KGB en 1960 mais publié miraculeusement en 1980. D'où vient cette histoire tragique d'une Russie marquée, non pas, comme l'Occident par un accroissement constant de la liberté, mais au contraire par une montée systématique de l'esclavage. Pour Grossman, c'est que "les hommes qui veulent le bien de l'humanité sont impuissants à réduire le Mal sur terre" : la seule issue pour les hommes est la "bonté privée d'un individu à l'égard d'un autre individu, une bonté sans témoin, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du Bien religieux ou social..."
"Strum passa une nuit blanche. Son cœur lui faisait mal. D'où lui venait ce cafard terrible ? Quel poids, quel poids ! Un vainqueur ! Tu parles! A l'époque où il avait peur des employées de la Direction des logements, il était plus fort et plus libre qu'aujourd'hui. Il n'osait plus, à présent, ne fût-ce que discuter, émettre une opinion. En devenant puissant, il avait perdu sa liberté intérieure. Comment pourrait-il regarder Tchepyjine en face ? Bien que, allez savoir! Peut-être serait-il aussi tranquille que les gens de l'Institut qui, à son retour, l'avaient accueilli avec bonhomie et gaieté ? Tous les souvenirs qui, cette nuit-là, lui venaient à l'esprit, le blessaient, le tourmentaient. Rien ne lui apportait la paix. Ses sourires, ses gestes, ses actes, tout lui paraissait étranger, hostile. Les yeux de Nadia avaient, ce soir-là, une expression apitoyée et dégoûtée. Seule Lioudmila, qui l'agaçait, le contredisait toujours, écouta son récit et dit soudain : « Vitia, tu ne dois pas te tourmenter. Pour moi, tu es le plus honnête, le plus intelligent. Puisque tu as agi ainsi, c'est qu'il le fallait.›› D'où lui venait ce désir de tout sanctionner, justifier? Pourquoi était-il devenu si indulgent à l'égard de choses que, récemment encore, il ne supportait pas ? Quel que fût le sujet qu'on abordait avec lui, il se montrait toujours optimiste. Les victoires militaires avaient correspondu à un tournant dans sa vie personnelle. Il voyait la puissance de l'armée, la grandeur de l'État, un avenir lumineux. Pourquoi les idées de Madiarov lui semblaient-elles si banales, aujourd'hui ? Quand on l'avait chassé de l'Institut, il avait refusé de se repentir, et que son cœur, alors, était léger, radieux! Quel bonheur représentaient ses proches, à ce moment-là : Lioudmila, Nadia, Tchepyjine, Génia.. Et cette rencontre avec Maria Ivanovna ? Que lui dirait-il ? Il avait toujours eu une attitude si hautaine face à la soumission, à la docilité de Piotr Lavrentievitch. Et aujourd'hui? Il avait peur de penser à sa mère, il avait péché contre elle. Il n'osait toucher à sa dernière lettre. Avec horreur et tristesse, il comprenait qu'il était impuissant à préserver son âme, à la protéger. Une force était née en lui, qui le transformait en esclave. Il avait commis une terrible lâcheté ! Lui, un être humain, il avait jeté la pierre à de pauvres gens, ensanglantés, sans défense. La douleur qui lui serrait le cœur, le tourment qu'il éprouvait lui firent venir la sueur au front. D'où tenait-il son assurance ? Qui lui donnait le droit de se vanter, devant les autres, de sa pureté, de son courage, de s'ériger en juge, de ne pardonner aux gens aucune faiblesse ? Tous étaient faibles, les justes comme les pécheurs. La seule différence était qu'un misérable qui accomplissait une bonne action se pavanait ensuite toute sa vie, tandis qu'un juste qui en faisait tous les jours ne les remarquait pas, mais était obsédé, des années durant, par un seul péché. Il s'était enorgueilli de son courage, de sa droiture, avait raillé les faibles, les timorés. Et voilà qu'il avait, lui, un homme, trompé ses semblables. Il se méprisait, avait honte de lui-même. La maison qu'il habitait, sa chaleur, sa lumière, tout s'était effrité, était devenu poussière, sable sec et mouvant. Son amitié avec Tchepyjine, sa tendresse pour sa fille, son attachement à sa femme, son amour impossible pour Maria Ivanovna, ses fautes humaines et son bonheur d'homme, son travail, sa belle science, son affection pour sa mère et les pleurs qu'il versait sur elle, tout cela avait quitté son cœur.
Dans quel but avait-il commis ce terrible péché ? Tout semblait si misérable, comparé à ce qu'il avait perdu, comparé à la vérité, à la pureté d'un petit homme. Rien n'existait à côté, ni l'empire qui s'étendait du Pacifique à la mer Noire ni la science. Il vit clairement qu'il n'était pas trop tard, qu'il avait encore la force de relever la tête, de rester le fils de sa mère. Il ne se chercherait pas de consolation, de justification. Que cet acte lamentable, lâche, scélérat lui soit un reproche permanent! Il y penserait jour et nuit. Non, non, non! Ce n'était pas l'exploit qu'il fallait viser, pour ensuite s'enorgueillir et se pavaner. A chaque jour, à chaque heure, année après année, il fallait lutter pour le droit d'être un homme, le droit d'être bon et pur. Et ce combat ne devait s'accompagner d'aucune fierté, d'aucune prétention, il ne devait être qu'humilité. Et si, au moment le plus terrible, survenait l'heure fatale, l'homme ne devait pas craindre la mort, il ne devait pas avoir peur s'il voulait rester un homme.
-Bon, on verra, .dit-il. Peut-être aurai-je assez de force. De ta force, maman...
« Les veillées du hameau à la Loubianka... ››
Après les interrogatoires, Krymov restait étendu sur sa couche, à gémir, penser, bavarder avec Katzenelenbogen. Il ne trouvait plus si incroyables les aveux délirants de Boukharine, Rykov, Kamenev et Zinoviev, le procès des trostskistes et des centristes de droite ou de gauche, le destin de Boubnov, de Mouralov et Chliapnikov. La Russie se faisait écorcher vive car les temps nouveaux voulaient se glisser dans sa peau, et nul n'avait besoin des paquets de chair sanglante,ides entrailles fumantes de la révolution prolétarienne; ils étaient bons à jeter aux ordures. Les temps nouveaux n'avaient besoin que de la peau de la révolution et on écorchait les hommes, encore vivants. Ceux qui revêtaient la peau de la révolution parlaient sa langue, répétaient ses gestes, mais ils avaient un autre cerveau, d'autres poumons, un autre foie, d'autres yeux. Staline! Le grand Staline! Il avait probablement une volonté de fer, mais il était le plus faible de tous. Un esclave du temps et des circonstances, serviteur humble et résigné du jour présent, ouvrant tout grand la porte aux temps nouveaux. Oui, oui, oui... Et ceux qui ne saluaient pas la venue de cette ère nouvelle étaient jetés aux ordures. Il savait maintenant comment on brisait un homme. La fouille, les boutons qu'on vous arrachait, les lunettes qu'on vous retirait, tout cela donnait à l'individu le sentiment de son impuissance. Dans le bureau du juge d'instruction, l'homme s'apercevait que sa participation à la révolution, à la guerre civile ne comptait pas, que ses connaissances, son travail n'étaient que sottises. Et il arrivait à cette seconde conclusion : la nullité de l'homme n'était pas seulement physique. Ceux qui s'obstinaient à revendiquer le droit d'être des hommes étaient, peu à peu, ébranlés et détruits, brisés, cassés, grignotés et mis en pièces, jusqu'au moment où ils atteignaient un tel degré de friabilité, de mollesse, d'élasticité et de faiblesse, qu'ils ne pensaient plus à la justice, à la liberté, ni même à la paix, et ne désiraient qu'être débarrassés au plus vite de cette vie qu'ils haïssaient. Les juges d'instruction réussissaient dans leur travail car ils savaient qu'il fallait considérer comme un tout l'homme physique et spirituel. L'âme et le corps sont des vases communicants et, en écrasant la résistance physique de l'homme, l'assaillant réussissait presque toujours à investir la brèche, il s'emparait de l'âme de l'individu et l'obligeait à une capitulation sans conditions. Il n'avait pas la force de penser à tout cela ni celle de ne pas y penser. Qui avait bien pu le trahir ? Qui l'avait dénoncé? Calomnié? Il sentait que cette question ne l'intéressait plus. Il s'était toujours flatté de savoir soumettre sa vie à la logique. Mais aujourd'hui, il en allait tout autrement. La logique voulait que les renseignements sur sa conversation avec Trotski leur eussent été fournis par Evguénia Nikolaïevna. Or, toute sa vie actuelle, sa lutte contre le juge d'instruction, sa faculté de respirer, de rester le camarade Krymov reposaient sur la certitude que Génia n'avait pu faire cela. Il s'étonnait même d'en avoir douté un instant. Il n'existait pas de force au monde capable de l'obliger à ne plus croire en elle. Sa foi demeurait, bien qu'il sût qu'elle seule était au courant de cette conversation, bien qu'il sût que les femmes trahissaient, qu'elles étaient faibles et que Génia l'avait quitté, abandonné en ces jours difficiles de sa vie. Il raconta son interrogatoire à Katzenelenbogen, mais ne dit mot de cette affaire. Katzenelenbogen ne faisait plus le pitre, le bouffon. Krymov l'avait bien jugé. Il était intelligent. Mais tout ce qu'il disait était étrange et terrible. Parfois, il semblait à Krymov qu'il n'y avait rien d'injuste à ce que ce vieux tchékiste se trouvât enfermé dans une cellule de la Loubianka. Il ne pouvait en être autrement. Krymov avait l'impression, par moments, qu'il était fou. Mais c'était un poète, le chantre des organes de sécurité. La voix vibrante d'admiration, il raconta à Krymov comment Staline avait demandé à Ejov, lors d'une interruption de séance au dernier congrès du parti, pourquoi il avait toléré des abus dans la politique de répression. Désemparé, Ejov avait répondu qu'il n'avait fait que suivre à la lettre les directives de Staline. Le guide, alors, s'était tourné vers les délégués massés autour de lui et avait dit tristement : « Et ce sont les propos d'un membre du parti !... ›› " (Edition Julliard, traduction Alexis Berelowitch).
Iouri Dombrovski (1909-1978), "La Faculté de l'inutile" (1978)
D'origine juive polonaise et tzigane, diplômé des cours supérieurs de littérature, Iouri Ossipovitch Dombrovski (Домбровский Юрий) sera arrêté et déporté à cinq reprises à partir de 1932, totalisant, à sa libération définitive en 1957, presque un quart de siècle de bagne ou d'exil, dont quatre années passées à Kolyma, en 1939, dans l'extrême nord-est sibérien; devenu inapte au travail il termine sa peine à l’hôpital: "J’ai commencé à écrire ce roman à l’automne de l’année 1943, sur un lit d’hôpital, n’ayant en ma possession qu’un unique cahier d’écolier dont m’avait fait cadeau le médecin, et un porte-plume, ou plutôt un bout de bois sur lequel était attachée une plume. L’encre, je la fabriquais à partir d’iode, cela donnait une encre brune et me faisait penser à celles qu’utilisaient les moines et les clercs dans quelque XVIe siècle. Économisant le papier, j’écrivais en lettres tellement minuscules, je serrais tant et tant les lignes et les caractères, qu’aujourd’hui je ne parviens à relire les manuscrits de cette époque qu’à travers une loupe. Mes jambes étaient paralysées, et j’étais obligé d’écrire d’abord couché puis assis. Le carton couvert de signes de différentes grandeurs avec lequel, dans les hôpitaux, les médecins testent l’acuité visuelle, me fut alors très utile. Luttant contre la faiblesse et l’ennui, incapable de sortir de ce lit, je ne pouvais que remuer sur place. J’écrivais donc mon roman." Réhabilité, il vient s'installer à Moscou, où il publie, en 1959, son premier roman, "Le Singe à la recherche de son crâne", puis, en 1964, "Le Conservateur des antiquités" (Хранитель древностей). Livre d'apparence insolite, où l'on suit un fonctionnaire d’Alma-Ata, qui plonge dans le passé au gré des civilisations successives et des despotismes qui ont laissé dans le Kazakhstan leurs vestiges, mais vit aussi dans la société stalinienne de 1937, marquée par la passivité et la délation presque naturelles des braves gens qui la composent. Dans "La Faculté de l'inutile" (1978, Факультет ненужных вещей), nous retrouvons le héros du "Conservateur des antiquités", aux traits largement autobiographiques : arrêté, il résiste à l'arbitraire (car le droit est, dans cette société, devenu cet « inutile » dont parle le titre) dans une sorte de duel dont il sortira, malgré tout, vainqueur. La publication de ce dernier livre lui vaudra d'être agressé et sans doute d'en mourir peu après. " Ce que je voudrais ? Interroger les déserts de l’Asie, ces déserts dont les sables ont enfoui des palais, des villes, des observatoires, des bibliothèques, des théâtres, le Khozem, la Marguiane, la Bactriane. Des sables brûlants où un corps au bout d’un mois est desséché, dur comme du bois, mais intact pour des siècles", pourquoi? pour rechercher où donc se terre l’humanité de l’homme ? et à quelle profondeur fouiller pour découvrir un fragment de crâne pensant....
Varlam Chalamov (1907-1982) - "Récits de la Kolyma"
"Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu'il fusillait, tuait et faisait mourir de faim. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, en nivelant selon des répartitions, des listes et un plan à réaliser. Il y avait le même pourcentage de vauriens et de lâches parmi les hommes qui ont péri au camp qu'au sein des gens en liberté. Tous étaient des gens pris au hasard parmi les indifférents, les lâches, les bourgeois et même les bourreaux. Et ils sont devenus des victimes par hasard." Varlam Tikhonovitch Chalamov (Варлам Тихонович Шаламов) a passé dix-sept années de sa vie à Kolyma, un "enfer blanc" devenu emblème du Goulag et région de l'Extrême-Orient russe organisé comme centre majeur d'extraction minière par le travail forcé, parvient à en survivre, est réhabilité en 1956, gagne Moscou, publie des essais et de la poésie dans des revues littéraires tout en s'attelant à son œuvre majeure, et termine misérablement sa vie dans un hôpital psychiatrique, "dernière victoire du KGB". Les Récits de la Kolyma, écrits de 1954 à 1973, raconte son expérience des camps et les épreuves seront envoyées dans les pays occidentaux en contrebande, ou publiées en URSS par samizdat, la première édition en langue russe (mais à l'étranger) sera de 1978. Entre-temps, en 1972, Chalamov devra renier ses Récits, et le livre ne paraîtra en URSS qu'en 1987. L'écriture fut sa survie, une écriture totalement dépouillée, hantée par la seule volonté d'aller jusqu'au bout de ce qu'il a pu vivre, et sachant que le récit ne peut épuiser l'horreur de ce vécu.
Evguénia Guinzbourg (1904-1977), "Le Vertige" (1967)
Evguénia Sémionovna Guinzbourg (Евгения Семёновна Гинзбург), professeur d'histoire à l'institut pédagogique de Kazan et épouse du premier secrétaire du Parti communiste de la ville, est arrêtée et condamnée en 1937 (accusée de connivence avec les ennemis du peuple et d'activité contre-révolutionnaire, notamment pour ne pas avoir dénoncé un de ses collègues, suspecté d'être trotskyste), ne sera libérée qu'en 1947, après avoir effectué dix ans de travaux forcés à la Kolyma, et réhabilitée en 1955. C'est à partir de 1959 qu'elle commence à écrire ses Mémoires, intitulées en russe "Un itinéraire abrupt" (Крутой маршрут.) et parues en français sous le titre "Le Vertige", suivi d'un second tome, "Le Ciel de la Kolyma". Ses écrits sont diffusés clandestinement en URSS avant d'être publiés en Occident à la fin des années 1960. Son témoignage sur les camps de concentration et sur l'incroyable odyssée de millions d'hommes et de femmes est incomparable, on suit l'être humain du goulag progressivement dépouillé de toute personnalité, de toute certitude, de cette attente d'un châtiment dont on ne connaît pas la raison, les interrogatoires "enchaînés" de sept jours et sept nuits d'affilée, les cachots où l'on ne peut se tenir que debout, l'isolement total où la langue humaine disparaît et où seule la mémoire peut sauver : la survie de cette mémoire devient ainsi l'élément capital pour sauver de l'existence et du doute ce qui peut l'être. Le récit s'arrête en 1940 dans le camp d'Elguen, en Iakoulie du Nord, elle est sauvée d'une morte certaine par un médecin, détenu, qui réussit à la faire nommer infirmière, une fois échappe ainsi à la mort et s'étonne toujours de trouver parmi la majorité des détenues communistes une foi intacte en Staline....
La direction de Leonid Brejnev (1964-1982), qui succède à celle de Khrouchtchev, en octobre 1964, est d'abord caractérisée par un retour à une direction collégiale. Bien que marquée par des velléités de décentralisation économique, c'est une période de stagnation, la société paraît figée dans des clivages sociaux qui favorisent la puissance des apparatchiks (membres de l'appareil du parti) et des nouveaux technocrates : aux générations de l'immédiate après-guerre ont succédées des hommes et femmes plus instruits, plus sensibles à la modernisation, une nouvelle intelligentsia se constitue, faite de techniciens, de chercheurs... L'apparition des dissidences témoigne des frustrations et des aspirations profondes du pays et l'échec du Printemps de Prague en 1968 aura un large écho parmi les intellectuels soviétiques. Les publications du samizdat ( самиздат) qui circulent clandestinement et dont le nombre va s'accroître après la signature des accords d'Helsinki (1975), entrent en résonance avec la société.
Un étroit contrôle s'abat sur la vie littéraire et le monde des idées des années 1970, mais le mouvement contestataire reste actif, une nouvelle génération d'émigrés (Soljenitsyne, Brodski, Siniavski, pour citer les plus grands) rejoint en Europe et aux États-Unis les vagues précédentes, mais portent sur l'exil un regard tout à fait différent : ils n'entend plus porter uniquement leurs efforts dans la préservation de leurs traditions culturelles ou de la recréer, mais s'échappent pour retrouver la latitude d'action nécessaire qui peut permettre de faire évoluer la situation en U.R.S.S...
En février 1966 s'ouvre un procès à l'encontre de deux écrivains, Andreï Siniavski (1925-1997) et Ioulï Daniel (1925-1988) pour avoir publié en Occident, le premier des "Récits fantastiques" (1958) et "Messieurs, la cour" (1959), qui décrivait à l'avance son arrestation, sous le pseudonyme d'Abram Tertz, le second des nouvelles sous celui de Nikolaï Arjak. Ils seront tous deux condamnés à sept ans de bagne pour antisoviétisme. Dans "Bonne Nuit", dernier roman publié en 1984 d'Abram Tertz, l'auteur invite au sommeil une humanité secouée par la folie, et le protagoniste principal se croit télépathiquement branché sur les tables d'écoute du K.G.B. Quant à Iouli Daniel, ses Poèmes de prison seront publiés chez Gallimard. Tous deux sortiront de prison en 1970 mais seront interdits à Moscou...
Indéfectible militante des droits de l'homme, Lydia Korneïevna Tchoukovskaïa (Ли́дия Корне́евна Чуко́вская, 1907-1996), qui soutint Boris Pasternak puis en février 1966, Andreï Siniavski et Iouli Daniel pendant leur procès, prit aussi ouvertement position en faveur d'Alexandre Soljénitsyne et d'Andreï Sakharov, fut exclue de l'Union des écrivains de l'URSS en 1974 : elle écrivit pendant les purges, de 1939 à 1940, deux romans, "La Maison déserte", où l'on suit la descente aux enfers d'Olga Pétrovna, citoyenne irréprochable, mère d'un communiste modèle et enthousiaste, qui découvre les conséquences tragiques lorsque s'abat la répression stalinienne pour "manque de vigilance prolétarienne", et, de 1949 à 1957, "La Plongée" (traduction Sophie Benech), les femmes, ces femmes qui forment ces longues files d'attente aux portes des prisons, y incarnent cette "mémoire" sans laquelle tout être "ne peut y avoir ni conscience, ni honneur, ni travail de l’esprit"...
Vénédict Eroféiev (1938-1990),
"Moskva-Petushki" (Moscou-sur-Vodka, 1969)
Le bref roman de Vénédict Eroféiev (Венедикт Васильевич Ерофеев), son seul et unique ouvrage, permet de remédier au manque d'alcool de qualité en Union Soviétique, mais un roman qui choisit la parodie pour aborder la vie quotidienne, émaillant sa quête de réflexions et de rencontres, toutes aboutissant à un même sentiment d'absurdité qui ne correspondent en aucun cas aux idéaux supposés d'un Etat soviétique. Eroféiev fut par la suite renvoyé de cinq universités pour "inaptitude idéologique". Le narrateur, Vénitchka, décide de prendre le train de Moscou à Pétouchki pour rejoindre sa femme, et le voici durant cent cinquante kilomètres, d'une station à l'autre, mêlant vodka, bière et liqueurs, raisons de boire et illustrations d'ivrognes, pour parvenir à destination et découvrir en fin de compte son immense solitude, la bouffonnerie a des relents de tragédie...
Mykhaylo Ossadchy (1936-1994), "Bilmo" (Cataracte, 1971)
Texte majeur de la littérature soviétique des années 1960, "Cataracte" décrit l'arrestation et l'emprisonnement de l'auteur, Mykhaylo Ossadchy, journaliste et poète ukrainien accusé d'activités anti-soviétiques et pro-ukrainiennes, crimes qu'il n'était pas conscient de commettre jusqu'à son arrestation. La littérature clandestine ukrainienne était alors sans impact sur la scène internationale, les défenseurs des droits de l'homme et les soviétologues se focalisaient alors sur Moscou et Léningrad. Mykhaylo Ossadchy n'évoque pas seulement son procès mais montre au travers de ses rêves et de ses fantasmes comment la pensée peut se dégrader progressivement au sein du système soviétique, que l'on soit emprisonné ou que l'on y vive au quotidien...
Alexandre Soljénitsyne, "L'Archipel du goulag" (1974)
En 1974 est publié en France , dans lequel le dissident russe Alexandre Soljénitsyne témoigne, avec une force particulière, de la réalité des camps en Union soviétique. Le succès éditorial de l'ouvrage en Occident est spectaculaire. L'effet L'Archipel du goulag (Архипелаг ГУЛаг) est plus retentissant encore en France qu'ailleurs.
"En mars 1974,d”abord à Leningrad, puis à Moscou, je travaillais sur mon article « A propos de la Lettre aux dirigeants de l 'Union soviétique d'Alexandre Soljenitsyne». Mais il faut qu'auparavant je fasse un retour en arrière. Juste après le Nouvel An, nous reçûmes de manière inattendue la visite du beau-fils d'Alexandre Issaïevitch, le jeune Motia (il avait treize ans), fils d'un premier mariage d'Alia Svetlova. Nous étions en train de prendre notre petit déjeuner, et Lioussia l'invita à la cuisine prendre une tasse de thé. Mais il refusa. Dès que je le vis, je fus frappé par quelque chose de solennel dans son attitude, par ses yeux sérieux et fiers qui brillaient de bonheur. Il alla dans la salle de bains, sortit un livre qu`il portait fixé dans le dos et nous le remit. C'était le premier tome de "L'Archipel du Goulag". Il ne s'était pas écoulé dix minutes que Lioussia et moi étions plongés dans la lecture de ce
grand livre (qui était l'objet depuis plus d'une semaine d'articles bas et haineux dans la presse soviétique et dont les radios occidentales parlaient quotidiennement). A la différence de la majorité des gens en Occident et de beaucoup de gens chez nous, Lioussia et moi savions ce qu'étaient les innombrables actes de barbarie et d'arbitraire dans le monde du Goulag, et nous nous représentions l'échelle de ces crimes. Et pourtant, le livre de Soljenitsyne fut pour nous un choc. Dès les premières pages de ce récit plein de colère, de tristesse, d'ironie sarcastique, surgissait le monde sinistre de camps gris entourés de barbelés, des bureaux d'instruction et des chambres de tortures inondés d'une lumière électrique impitoyable, des wagons "de Stolypine" bondés de détenus, des mines glaciales et mortelles de la Kolyma et de Norilsk; surgissaient les destinées de millions de nos concitoyens, le revers de l'unanimité joyeuse et de l'élan bâtisseur dont parlaient continuellement les journaux et dont on faisait des chansons.
Quelques jours plus tard, je me joignis à une lettre collective qui exigeait qu'on protégeât Soljenitsyne des attaques et des persécutions dont il était l'objet, et qui rendait justice à L'Archipel et aux destinées tragiques de ses héros, les détenus. Je fus un des auteurs de cette lettre, avec Maximov et Galitch. Au cours des jours qui suivirent, j'accordai plusieurs interviews (plus de dix) sur L'Archipel et Soljenitsyne. Bien plus tard, j'appris que mes interviews avaient été publiées (en tout cas, la majorité d'entre elles). Le 12 février, vers sept heures du soir, le téléphone sonna: Soljenitsyne avait été emmené de force de chez lui. Lioussia et moi, nous nous précipitâmes dehors, arrêtâmes une voiture de passage pour entrer, un quart d'heure après, dans l'appartement des Soljenitsyne, rue Kozitski. L'appartement est plein de monde, je reconnais quelques visages familiers. Alia est pâle et préoccupée; elle raconte aux arrivants les circonstances de l'enlèvement, s'interrompt, se précipite pour faire quelque chose, trier des papiers, en brûler certains. Deux bouilloires sont sur le feu dans la cuisine, beaucoup, nerveux, boivent du thé. Il apparaît bien vite que Soljenitsyne n'est pas au Parquet, où il était convoqué, mais qu'il est arrêté. Le téléphone sonne de temps à autre, certains appels proviennent de l'étranger. Je réponds à un ou deux de ces appels; il me semble que l'ébranlement nerveux subi et la conscience de l'importance, du tragique de l'événement me font surmonter mon laconisme et ma sécheresse habituels, et je m'exprime en des paroles simples et fortes. Le lendemain, réunis dans notre cuisine de la rue Tchkalov, nous rédigeâmes un appel de Moscou, qui exigeait la libération de Soljenitsyne et la création d'un tribunal international chargé d'enquêter sur les faits que son livre L'Archipel du Goulag avait révélés. Nous avions déjà transmis l'appel quand nous apprîmes que Soljenitsyne avait été banni et que son avion venait d'atterrir en RFA. Nous téléphonâmes aussitôt à Alya pour le lui annoncer. Elle était très émue, elle avait déjà appris cette nouvelle par quelqu'un d'autre, mais attendait d'entendre la voix d'Alexandre Issaïevitch pour y croire. Une heure plus tard, elle nous téléphona: elle venait de parler avec son mari. Notre appel de Moscou fut largement diffusé. Ainsi, en République fédérale allemande, on recueillit plusieurs dizaines de milliers de signatures sur ce texte. Il y eut une soirée d'adieux, chez les Soljenitsyne, peu avant le départ d'Alia, d'Ekaterina Fernandovna (sa mère) et des enfants, qui allaient rejoindre Alexandre Issaïevitch. Nous y fûmes, Lioussia et moi. Beaucoup de gens bien y étaient, on y chanta de belles chansons russes. Avant cette rencontre, je m'étais déjà rendu chez Alia (seul, car Lioussia était à Phôpital à Leningrad), et Alia me donna un exemplaire de la Lettre aux dirigeants de l 'Union soviétique. Quand je la lus, je sentis qu'il me fallait y répondre (ouvertement, bien entendu). J'étais en désaccord avec trop de choses, avec ce qui y était dit mais aussi avec les implications de ce qui était dit. Je comprends qu`Alexandre Issaïevitch fut très peiné et irrité par ma lettre; cela ressort de l'article qu'il écrivit en réponse dans le recueil Des voix sous les décombres, mais il m'avait été impossible d'agir autrement. Dans les années qui suivirent, j'évitai de prendre position publiquement à propos de nos désaccords. Je vais essayer ici d'exposer brièvement en quoi ils consistent. J'aurai en vue la Lettre aux dirigeants, mais aussi ses autres textes politiques et notamment son Discours de Harvard, qui jouit d'une large renommée. Avant tout, je dois dire encore une fois le profond respect que j'éprouve pour A.l. Soljenitsyne, pour son talent d'écrivain, pour le grand rôle, un rôle historique en vérité, qu'il a joué dans la révélation des crimes du régime, pour le travail héroïque qui fut le sien durant tant d'années. J 'admire en lui sa lutte intransigeante contre le mal, j'admire la netteté et l'acuité de sa pensée. Quand je lis ses textes politiques, je ne peux pas ne pas me solidariser en pensée avec beaucoup de ce qu'il écrit. Et cependant, même en étant d'accord avec le fond de sa pensée, j'éprouve des réserves devant les jugements sans appel, l'absence de nuances, le manque de tolérance à l'égard des opinions d'autrui. En disant. cela, je comprends que ces défauts sont étroitement liés aux qualités dont je viens de parler: son esprit passionné, sa volonté d'atteindre le but qu'il s'est fixé. Tout en acceptant Soljenitsyne tel qu'il est, je pense qu'il ne faut pas taire les défauts de ses textes, tels qu'ils m'apparaissent et qu'il ne faut pas fuir la discussion ouverte. Sa nécessité est d'autant plus grande que à mon avis, même certains principes - exposés dans sa Lettre aux dirigeants - sont, chez Soljenitsyne, contestables. ll me semble que Soljenitsyne sous-estime l'importance et la nécessité d'une approche mondiale, universelle, des grands problèmes cardinaux de l'époque actuelle. Il fait preuve d'un « anti-occidentalisme » marqué. De là découlent son « isolationnisme de principe ››, une attention insuffisante aux problèmes et aux destinées des peuples autres que les peuples russe et ukrainien, à l'intérieur et à l'extérieur de l'URSS; de là vient qu`il dérive parfois dans un nationalisme russe exagéré, idéalisant le caractère national, la religion et les formes de vie du peuple russe, et amenant de ce fait même à un certain dédain, un certain parti pris contre les autres peuples. J'écrivis dans mon article que les politiciens pragmatiques qui succèdent aux idéologues se révèlent souvent plus durs et plus dogmatiques.
Selon Soljenitsyne, l'Occident (disons les États-Unis, l'Europe et le Japon) est déjà en train de perdre la bataille contre le totalitarisme qui est partout à l'offensive; l'Occident est, selon lui, inconséquent, mou et désuni, à un moment où il doit livrer une résistance historique aux forces du mal; l'Occident s'est perdu, selon lui, dans les tentations de la société de consommation, dans la permissivité, l'absence de religion et de spiritualité; il se détruit lui-même dans les fumées et les puanteurs des villes, dans le fracas d'une musique hystérique. Dans ce que dit Soljenitsyne, il y a beaucoup d'amères vérités. J'ai éprouvé, moi aussi, la nécessité de parler de la division en Occident, des illusions dangereuses, de la politique politicienne, de la myopie, de l'égoïsme et de la lâcheté, de la faiblesse devant les tentatives de déstabilisation. J'en parle avec beaucoup d'inquiétude mais avec espoir aussi, car je considère que la société qui s'est formée en Occident est fondamentalement saine et dynamique, qu'elle est capable de surmonter les difficultés qu'apporte sans cesse la vie. Les divisions occidentales sont, selon moi, le revers de la médaille du pluralisme, de la liberté et du respect de l'individu, ces sources essentielles de la force et de la souplesse d'une société. Je suis persuadé que, globalement, et tout particulièrement à l'heure des épreuves, il est beaucoup plus important de conserver sa fidélité à ces principes que de faire preuve d'une unité mécanique de caserne, qui, certes, est utile pour mener une politique d'expansion mais qui est stérile historiquement. En fin de compte, c'est le vivant qui remportera la victoire. La méfiance à l'égard de l'Occident et du progrès en général, à l'égard de la science et de la démocratie, pousse Soljenitsyne dans la voie de l'isolationnisme russe, de l'idéalisation des formes de vie patriarcales et même, me semble-t-il, de l'artisanat, de l'orthodoxie, etc. Il dit de la partie nord-est du pays, restée intacte qu'elle est l'« îlot de la nation russe ›› où elle pourra se refaire des coups physiques et moraux que lui ont portés la terreur et les expérimentations insensées des forces diaboliques du communisme venues d'Occident.
De plus, Soljenitsyne estime que l'on peut constater dès maintenant les signes d'une renaissance religieuse et nationale du peuple ; il estime que peuple russe est depuis toujours hostile au régime socialiste et qu'il aurait même eu une attitude défaitiste pendant la guerre. Toutes ces conceptions, que j'ai peut-être exposées de façon quelque peu schématique, sont, à mon avis, inexactes, mythiques. Si ces conceptions s'emparaient du peuple et de ses « dirigeants ›› (à propos, qui peut garantir que, dans certaines circonstances, justement, les « dirigeants ›› résistent à ces idées ? je suis plus tranquille au sujet du peuple), elles pourraient mener à de tragiques aventures. Nekrassov parlait des ossements russes sur lesquels ont été construites les voies ferrées au 19e siècle; eh bien, la mise en valeur du Nord-Est de la Russie sans l'utilisation d'un matériel technique moderne ne laisserait pas moins d'ossements dans les marais de la région. J'ai constaté, chez Soljenitsyne, une autre vision que la mienne du rôle de la religion dans la société. J'estime que la foi religieuse, tout comme l'athéisme, est l'affaire intérieure, intime et libre, de chacun. J 'ai aussi une autre attitude à l'égard des perspectives de rapprochement
entre le système socialiste et le système occidental. Ils ont, l'un et l'autre, comme je le pense à la différence de Soljenitsyne, des principes sains à côté de leurs défauts; et, surtout, je vois dans la convergence une chance de sauver l'humanité d'une confrontation qui pourrait signifier sa perte! Je ne partage pas l'antipathie de Soljenitsyne à l'égard du progrès. Je vois très bien les dangers écologiques et sociaux que porte en soi le progrès. Mais le progrès, en premier lieu, apporte, malgré tout, une amélioration des conditions de vie de tous les hommes sur terre; il rend globalement l'acuité des contradictions sociales, raciales et géographiques moins tragique; il atténue l'inégalité des hommes devant la satisfaction des besoins les plus élémentaires; il permet que des millions d'hommes souffrent moins de maux encore très répandus, comme la faim, la misère, la maladie. Et si l'humanité est dans sa totalité un organisme sain - et j'y crois -, c'est précisément le progrès, la science, une attention intelligente et bonne des êtres humains aux problèmes qui surgissent qui aideront à surmonter les dangers. S'étant engagée dans la voie du progrès depuis plusieurs millénaires, l'humanité ne peut pas s'arrêter dans cette voie..." (Andreï Sakharov, Mémoires)
Efim Etkind (1918-1999), "Dissident malgré lui" (1978)
Efim Etkind, professeur à Léningrad depuis 1952 et membre de l'Union des écrivains de l'URSS depuis 1956, auteur d'une Histoire de la Littérature russe (Fayard), est renvoyé de cet Institut en avril 1974 et dépossédé de tous ses titres universitaires, exclu de l'Union des écrivains, ses livres retirés des bibliothèques, et enfin contraint de quitter l'Union soviétique le 16 octobre 1974. Pourquoi les écrivains ont-ils avec une pareille solidarité chassé celui qui était leur confrère depuis tant d'années?
"Le 10 avril au matin, on sonne à la porte; un jeune homme en civil dépose un message: convocation à la direction des services de sécurité, 6, avenue Litéiny. Je n'avais encore jamais eu affaire au KGB, à part les mouchards que j'avais aux trousses depuis plusieurs mois. Je me dirigeai vers la Grande Maison, aux abords de laquelle je passais fréquemment, lorgnant chaque fois ses portes solides et soigneusement closes: la bâtisse brume se dresse, menaçante, en face de la Maison des écrivains Maïakovski, comme l'efligie du « glaive vengeur de la Révolution »; d'ailleurs, pour les grandes festivités, le glaive (fabriqué il est vrai en contre-plaqué inoffensif) décore 1'impressionnante façade de l'avenue Liteiny. C'est depuis 1937 que je garde le souvenir de cette façade qu'on garnissait de plaques de granit sur lesquelles se lisaient encore des épitaphes du genre: « Général d'infanterie... ›› ou « Conseiller d'Etat ››, mais cimentées du côté des inscriptions. J 'en conserve encore une impression sinistre. Je n'avais pas oublié non plus l'histoire de Noï Trotski, architecte de la Grande Maison, qui en avait fait les plans alors qu'il était incarcéré à Chpalernaïa, prison qui fut rattachée au nouvel ensemble lorsque le bâtiment fut achevé pour devenir la « prison intérieure ››; mais Noï Trotski n'était déjà plus de ce monde: la sonorité ingrate de son nom lui avait coûté cher, ainsi que le fait d'être l'auteur du projet - il connaissait trop bien la disposition des lieux. Comment peut-on s'appeler Trotski ? Certes, le vrai nom de Trotski était Lev Bronstein: mais personne n'allait prendre cela en considération. De L'Iliade d'Homère, on fit sauter l'introduction écrite par un autre Trotski,prénommé Joseph, et on macula la page pour anéantir ce nom maudit. Spécialiste de lettres classiques, déjà connu à l'époque, - j'évoque les années 30 - Joseph Trotski fut bel et bien contraint de modifier son nom et se fit appeler Tronski (d'ailleurs il réussit à rendre son pseudonyme aussi connu). Cette histoire est très significative: le pouvoir magique du son suscite une telle terreur que cela prend une dimension tragi-comique. Cependant, cette terreur est liée aux caractéristiques du régime. Très récemment, un lecteur du journal Culture soviétique, je crois, donnait sans la moindre étincelle d'humour l'étymologie du nom Soljénitsyne: "Soljets" = "co-menteur" devant les impérialistes, aux pieds desquels il rampe ("nits"). Conclusion : un homme qui porte un nom pareil ne peut être que ce qu'i1 est et mérite, naturellement,qu'on l'extermine. Je songeais à cela et à bien d'autres choses en m'acheminant vers la Grande Maison, en gravissant les étages, en franchissant les longs couloirs. Certaines portes entrouvertes laissaient voir au passage des bureaux identiques; le même portrait de Lénine accroché au mur; au bout de chaque couloir tapissé de portes trônait le même buste en plâtre doré. Le commandant Riabtchouk était assez jeune; il portait des lunettes d'écaille, la raie; son visage rond, efféminé et impénétrable, le faisait ressembler plus à un instituteur qu'à un officier instructeur du KGB pour les affaires importantes. L'entretien fut long. Riabtchouk me posait les questions sans simplifier leur formulation (il avait sous les yeux toute une liste préparée d'avance), notait rapidement les réponses brèves, parfois par un seul mot. "Je vous ai convoqué en qualité de témoin de l'affaire n° 15 pour laquelle Heïfetz est inculpé de détention et de diffusion de textes calomnieux. Qu'avez-vous à deposer au sujet de cette affaire ? - Je n'ai rien à dire. J'ignore ce que vous appelez "textes calomnieux". J 'ignore quel est le chef d'accusation retenu contre Heïfetz. - Posons la question autrement. Que savez-vous en général sur la diffusion de textes calomnieux et anti-soviétiques ? - Vous voulez parler du samizdat ? - Je veux parler des textes calomnieux et antisoviétiques que l'on appelle parfois, dans la conversation, samizdat. - Je n'ai pas eu l'occasion de voir dernièrement des publications du samízdat. Visiblement, le KGB a pris des mesures énergiques qui ont endigué leur diffusion. - Et avant, qu'aviez-vous vu ? - Divers textes, mais aucun ne répond à votre définition: ils n'étaient ni antisoviétiques ni calomnieux. - De quels textes parlez-vous ? - Je pense, par exemple, à des notes prises au cours des procès - des procès Brodski, Siniavski et Daniel, Guinsbourg et Galanskov -, aux déclarations des accusés, aux plaidoiries de leurs avocats. Je ne considère pas que ces documents sont antisoviétiques puisqu'il s'agit de comptes rendus de séances publiques qui se sont déroulées à Leningrad ou à Moscou, sous l'égide des autorités soviétiques. Pour cette même raison, je ne les juge pas calomnieux. - Vous n'avez rien vu d'autre? - Non, rien. - Connaissez-vous Mikhaïl Heïfetz ? - Oui, mais mal. Il habite le même immeuble que ma fille et j'ai dû le croiser deux ou trois fois devant la maison ou sur le palier. - Mikhaïl Heïfetz vous a bien confié son article "Joseph Brodski et notre génération", afin que vous en preniez connaissance ? - Oui, il m'a demandé de lire son article, et j'ai accepté. - Vous l'a-t-il remis en mains propres ou par l'entremise d'une tierce personne ? - En mains propres, un jour où nous nous sommes croisés dans l'escalier. - Pourquoi vous a-t-il choisi pour lire son article ? - Je travaille moi-même sur la théorie du vers et je suis un spécialiste dans ce domaine ; Heïfetz savait d'autre part que je suis un ami de longue date du poète Joseph Brodski."
Brusquement, Riabtchouk change de rythme. Jusque-là, il menait son interrogatoire lentement, s'interrompant pour prendre des notes, avec un rythme presque mou. Mais voici qu'il me tend vivement quelques feuilles réunies par un trombone en me demandant à brûle-pourpoint (il est clair qu'il compte me décontenancer par une dénonciation imprévue): "C'est votre écriture ?" Je reconnais mon texte sur l'article de Heïfetz et, sans me presser, je lui dis: "Oui, c'est bien mon écriture. C'est la lettre que j'ai écrite à Heïfetz à propos de son article. - Et ceci?" Il me tend l'article de Heïfetz tapé à la machine en petits caractères, avec beaucoup de corrections, et il montre les notes que j'ai rédigées au crayon: "Cela aussi, c'est moi qui l'ai écrit. - Vous comprenez le caractère antisoviétique de l'article de Heïfetz ? - Ce sont des réflexions sur la poésie qui n'ont aucun rapport avec la politique. - C'est un article antisoviétique et vos notes en marge ne font que souligner et accentuer ce caractère...." (Editions Albin Michel, traduit du russe par Monique Slodzian)
Iouri Trifonov (1925-1981), "L'échange" (1969), "La Maison du quai" (1976)
Né à Moscou, fils d'un dirigeant bolchevique, venu à l'âge adulte sous Staline, Iouri Trifonov (Юрий Валентинович Трифонов) fut d'abord ouvrier d'usine, mais très rapidement tenté par la littérature: il devient ainsi diplômé de l'Institut Gorki en 1949 avec un roman dans le style "réalisme socialiste", "Les Étudiants", qui lui vaut le prix Staline. Il évitera de s'en référer par la suite, et débute une carrière de journaliste. Auteur de nombreuses nouvelles, il est considéré comme un auteur typiquement moscovite, révélant les détails de la vie quotidienne et l'état d'esprit de certaines couches de la population de la capitale : les passe-droits et privilèges de certains fonctionnaires haut placés (La maison du quai), la tentation de l'au-delà (Une autre vie) font partie de son paysage, et lui permettent de laisser des strates de souvenirs émergées des décennies précédentes. Il s'est acquis une réputation mondiale dès 1969 avec "L'échange" (Обмен), publié aux Éditions Gallimard dans "Bilan préalable" qui décrit la vie d'une famille cherchant à changer d'appartement à la suite d'un divorce. Quant à "La Maison du quai" (1976, The House on the Embankment, Дом на набережной), c'est toute la Russie brejniévienne qui est ici restituée, une nomenklatura totalement figée dans la défense de ses acquis et décidée à éliminer les communistes purs et durs qui pourraient encore subsister..
La stagnation, 1982-1985 - A la mort de Brejnev, succèdent brièvement Iouri Andropov, emblématique président du KGB entre 1967 et 1982, qui décède en 1984, puis Konstantin Tchernenko, qui disparaître en 1985, date à laquelle Gorbatchev prend le pouvoir pour entamer un nouveau défi, beaucoup plus radical que celui lancé par Khrouchtchev, car nombre de principes du socialisme soviétique seront en effet remis en cause à travers la perestroïka. Entre-temps, Andreï Sakharov (Андрей Дмитриевич Сахаров, 1921-1989), qui fut l'un des concepteurs de la bombe atomique soviétique, aura été arrêté et exilé en 1980 à Gorki, ville interdite aux étrangers, pour avoir dénoncé l'intervention soviétique en Afghanistan. En 1966, il avait déjà signer une lettre collective s'opposant à la réhabilitation de Staline qui semblait s'engager dans l'URSS de Léonid Brejnev, après la timide déstalinisation opérée sous Nikita Khrouchtchev. En 1968, il avait fait publier en Occident un texte intitulé "Réflexions sur le progrès, la coexistence pacifique et la liberté intellectuelle", qui circule de manière clandestine et lui vaudra de perdre son travail au centre nucléaire secret d'Arzamas. En 1970, Sakharov participe à Moscou à la création du Comité pour les droits de l'Homme et prend inlassablement la défense des prisonniers politiques, des minorités ethniques et des communautés religieuses persécutées, fait connaître leur sort en Occident : il recevra en 1975 le prix Nobel de la Paix...
Andreï Sakharov, "Memoirs" (1990, Mémoires)
Dans ces Mémoires, Sakharov raconte en détail, après l'enfance, le temps des études et de la guerre, ce que fut la vie de « L'Installation ››, cette unité de recherche ultra-secrète mise en place par Staline et Beria pour mettre au point la bombe thermonucléaire. Du succès sont nés les premiers doutes, puis, malgré les honneurs, la contestation des méthodes et des buts de ses employeurs du Soviet suprême. Sakharov décrit l'entrée progressive dans la défense sans faille des dissidents, malgré les innombrables avanies matérielles et morales que le KGB lui fait subir. Il souligne aussi le rôle essentiel dans cette résistance d'Elena Bonner, sa seconde épouse. Arrêtés après leur critique de l'invasion en Afghanistan, puis assignés à résidence à Gorki, ils sont humiliés, malmenés, et ne retrouvent la liberté qu'en décembre 1986.
"Le soir du même jour, un autre incident se produisit. On sonna à ma porte. J'ouvris et deux hommes entrèrent. Tous deux étaient ivres ou, me semble-t-il, faisaient semblant de l'être.
- Nous voulons voir quel air a Sakharov!
- Je suis Sakharov.
- Pourquoi prenez-vous position pour le boycott des Jeux olympiques ?
- Parce que l'URSS mène des opérations militaires en Afghanistan.
- Pourquoi prenez-vous la défense des bandits qui ont tué une hôtesse de l'air?
- Je n'ai jamais pris la défense des Brazinskas. Ils ont purgé la peine que leur avait infligée un tribunal turc pour détournement d'avion. Mais ce ne sont pas eux qui ont tué Nadia Kourtchenko - c'est un garde soviétique qui l'a tuée accidentellement.
Le ton calme que j'adopte délibérément n`a aucun effet sur eux, ils s'échauffent de plus en plus, et se mettent à hurler des accusations toujours plus absurdes. L'un d`eux sort brusquement de sa poche un pistolet Makarov et commence à le brandir à droite et à gauche, à le lancer en l'air. ,Il ne me vise pas directement, mais il n'en est pas loin - le pistolet est dirigé tantôt à ma droite, tantôt à ma gauche, tantôt au-dessus de ma tête. Il dit:
- Il est impossible que le garde l'ait tuée par accident. J'ai moi-même été garde et je ne rate pas ma cible quelle que soit ma position - je peux être debout, assis ou couché.
L'autre fait mine de calmer le « tireur ››, il confirme que c'est vraiment un tireur d'élite. Auparavant j'avais demandé:
- Qu'est-ce que c'est, un pistolet ou un briquet ?
Ils ont un rire forcé:
- C'est un briquet qui vous fait des petits trous dans un homme !
Sur ce, l'autre, terriblement surexcité, crie:
- Je m'en vais vous faire voir l`Afghanistan! Je vais faire de tout l'appartement un Afghanistan !
Ensuite ils changèrent de disque et commencèrent à me dire sur le ton de la confidence:
- Vous ne ferez pas long feu ici, bientôt on vous emmènera dans un sanatorium où il y a de bons médicaments: on y transforme vite fait les gens en idiots!...
Pendant ce temps, Natacha et la "propriétaire" se trouvaient à la cuisine; Natacha se préparait du thé. Par la porte ouverte elle observait la scène avec effroi; voyant le pistolet brandi, elle décida qu'il fallait intervenir d'une manière ou d'une autre et elle chuchota à la propriétaire:
- Sortez avec le seau à ordures, comme si vous alliez le vider. Allez trouver le milicien et dites-lui qu'il y a là des ivrognes armés d'un pistolet.
La propriétaire sortit, resta absente très longtemps (le vide-ordures se trouvait à côté). Lorsqu'elle revint, Natacha lui demanda:
- Vous lui avez dit ?
Elle fit semblant de ne pas comprendre. Natacha l'expédia une seconde fois. Quelques minutes plus tard, des miliciens entrèrent. Ils demandèrent:
- Que se passe-t-il chez vous ?
Je dis:
- Rien de spécial.
Ils emmenèrent sur-le-champ les "ivrognes". Le soir même je me mis à écrire mon journal. Je tiens un journal depuis janvier 1977. Malheureusement je n'ai pas commencé avant. Mes mémoires seraient souvent plus exacts et contiendraient plus de détails intéressants. Ce soir-là, je recommençai donc à écrire et je notai tous les événements qui s'étaient produits le 22 janvier et les jours qui suivirent. Natacha éteignit la lumière avant que j'aie fini d'écrire. Le lendemain matin très tôt (Natacha préparait le petit déjeuner à la cuisine), Glossen se présenta:
- J 'ai besoin de votre passeport.
Sans réfléchir j'allai dans l'autre pièce et lui apportaî le passeport. Glossen le mit sans le regarder dans un porte-documents qu'il avait apporté.
- Pourquoi vous faut-il mon passeport ? (J 'eus malgré tout des doutes.)
- Mes supérieurs m'ont ordonné de vous prendre votre passeport. Nous avons le pouvoir de supprimer votre permis de résidence à Moscou et de vous enregistrer à Gorki de manière permanente. Je fus intérieurement saisi d'effroi, mais je résolus de me comporteravec dignité, comme il sied à un académicien.
- C'est hors de question. Je vous donne mon passeport pour un enregistrement provisoire tout au plus.
Glossen dit:
- J`en ferai part à mes supérieurs.
Peut-être aurais-je dû lui dire: "Rendez-moi mon passeport." Sans doute cela eût été parfaitement inutile. Comme d'essayer de lui arracher le passeport. Je n'aurais pas pu le faire. Je regrette de ne pas lui avoir demandé de me rendre mon passeport - cela aurait correspondu le mieux à ce que je souhaitais. La question essentielle est celle-ci : pourquoi avais-je donné si facilement mon passeport ? Je ne le comprends pas entièrement maintenant comme je ne le comprenais pas alors. Je pense que plusieurs facteurs ont joué un rôle. Ma tendance naturelle à satisfaire une demande qui m'est adressée, à cause du respect instinctif que je porte aux gens. Une longue indifférence (vieille de dizaines d'années) aux papiers quels qu'ils soient, l'absence d'habitude de les prendre au sérieux. Il est évident que ces deux facteurs n'auraient pas dû jouer dans ma nouvelle situation, mais l'habitude est souvent plus forte que la raison. L'état de choc latent où je me trouvais augmentait encore leur influence sur mon inconscient. Et enfin, quatrième facteur: comme je l'ai déjà dit, je n'avais pas encore mis au point une ligne de conduite précise et globale.
Le lendemain, mercredi 30 janvier, un officier inconnu de la milice m'aborda dans la rue alors que j'allais faire les courses. Il me dit que je devais me présenter chez le camarade Perelyguine, procureur adjoint de la région de Gorki. Il commença à me donner l'adresse. Je l'interrompis:
- Je viendrai sur convocation écrite.
Durant toute l'heure qui suivit, divers officiers passèrent chez moi, me proposant oralement de me rendre chez Perelyguine. J'exigeais de mon côté la convocation. Enfin on m'apporta une convocation préparée à la hâte (à moins qu'elle n'existât dès le début). Je me rendis au Parquet accompagné de Natacha. J'entrai dans le bureau de Perelyguine. Il était seul, ce qui est rare dans des conversations de ce genre. Perelyguine commença en ces termes:
- Votre femme a organisé à Moscou une conférence de presse avec des journalistes étrangers. Elle a lu une déclaration rédigée par vous, qui contenait des inventions mensongères et calomnieuses. Ces actions constituent des infractions au régime qui vous a été assigné et que je vous ai communiqué le 22 janvier.
Je demandai:
- Qui m'a assigné ce régime et de quel droit? Je dois disposer d'un document écrit qui atteste les motifs de mon exil et en déñnisse les conditions. Les formulations orales m'échappent et ne m'obligent à rien.
Perelyguine :
- Nous reviendrons plus tard à ce problème. Maintenant laissez-moi terminer ce que je dois vous communiquer. Je dois vous avertir que si vous enfreignez le régime qui vous a été assigné, la question se posera de prendre des mesures qui rendent ces infractions impossibles..." (Editions du Seuil, traductions par Alexis et Wladimir Berelowitch, 1990).
30 octobre, Journée du souvenir des victimes de la Terreur stalinienne...
Depuis 1991, une Journée du souvenir des victimes de la Terreur stalinienne (Day of Remembrance of the Victims of Political Repressions, in Russian: День
памяти жертв политических репрессий) est commémorée le 30 octobre : le choix de cette date remonte au 30 octobre 1974, lorsqu'un un groupe de dissidents emprisonnés dans des camps de travail
soviétiques en Mordovie et à Perm a entrepris une grève de la faim en signe de protestation contre la répression politique en URSS. Un monument, la Solovetsky Stone (Соловецкого камня), fut
érigé en octobre 1990 place Loubianka à Moscou, en face du siège du KGB, une grosse pierre apportée des îles Solovetsky, où se trouve le camp de prisonniers de Solovki, qui fait partie du système
du goulag soviétique. Au cours des décennies suivantes, la journée a été marquée à Moscou et dans d'autres villes par des cérémonies non officielles, qui se sont intensifiées jusqu'à être
reconnue en 1991 par le gouvernement russe. A Moscou, l'événement, "La cloche du souvenir" (Колокол памяти) se déroule près du mémorial du Mur du deuil à Moscou (the Wall of Grief memorial,
in Russian: Стена скорби), chacun peut y déposer des fleurs et allumer des bougies et honorer la mémoire de ceux qui ont été réprimés par un coup dans une cloche symbolique, qui est faite
sous la forme d'un rail suspendu sur la chaîne. Une cérémonie commémorative identique se déroule à Magadan près du monument "Masque de douleur" (Маска Скорби) sur la colline de Krutoy (plus de
850 000 personnes sont passées par les camps de Kolyma), à Leningrad, à Sverdlovsk, à Saint-Péterbourg. Cet évènement est précédé la veille, à Moscou et dans d'autres villes russes, d'une
cérémonie intitulée "Returning the Names" (Возвращение имен) au cours de laquelle sont égrenés à haute voix les noms, les âges et les dates des exécutions d'environ un million ou plus de citoyens
soviétiques tués par le régime communiste en 1937-38 ( 4,6 millions de personnes ont été réprimées entre 1921 et 1953, et rien qu'à Moscou, plus de 40 000 personnes ont été
tuées)....