Jürgen Habermas (1929), "Théorie de l'agir communicationnel" (1981) ....
Last update : 11/11/2016
L'intention centrale de la THÉORIE DE L'AGIR COMMUNICATIONNEL (Theorie des kommunikativen Handelns) qu'élabore Jürgen Habermas au début des années 1980 se situe dans une longue et riche tradition de la philosophie occidentale, de Platon à Marx : il s'agit élaborer une théorie normative-critique de la société à partir d'une intuition : on peut, à partir des structures nécessairement intersubjectives de la communication, dégager une force normative apte à servir de fondement pour une théorie de la société.
Le noyau de cette thèse réside dans une analyse des actes de langage, donc dans une pragmatique de la communication, montrant qu`à un acte de langage correspond une "prétention à la validité" élevée par le locuteur, prétention toujours principiellement critiquable : non seulement je dis quelque chose, mais je prétends à la validité de ce que je dis, tout en sachant que ce que je dis est par principe critiquable et peut être rationnellement corrigé par la "force sans contrainte de l'argument meilleur". Ainsi, par l'intermédiaire des "prétentions à la validité" toujours élevées dans un acte de langage, la communication est-elle liée de façon interne à la rationalité argumentative.
A partir de cette intuition fondamentale, dont on doit encore éprouver la plausibilité - la réflexion de Habermas va se déployer sur trois fronts : elle se veut une "théorie de la rationalité" (il y a une rationalité communicationnelle, reposant en dernière analyse sur des prétentions à la validité dont on peut argumentativement s'acquitter), une "théorie de la société" (cette rationalité permet de fournir un point d`appui à la fois descriptif et critique des contextes de vie sociaux au sein desquels les individus coordonnent leurs actions), et enfin une "théorie de la modernité" (la notion de rationalité communicationnelle permet à la fois de sauver la raison de ses critiques défaitistes (Nietzsche. Heidegger, Foucault...) et de dénoncer les distorsions menaçant les sociétés modernes). Ces trois thèmes se seront traités en détail dans le "Discours philosophique de la modernité".
Dans la "Théorie de l'agir communicationnel", l'accent théorique est centré sur les liens qui unissent théorie de la rationalité et théorie de la société. liens assurés par l`agir communicationnel : le mécanisme de la coordination de l`action qui rend possible la société est l'intercompréhension langagière. Habermas en viendra ainsi à retracer les grandes étapes de la pensée sociologique, discutant longuement, comme avec des contemporains, les thèses de leurs représentants les plus marquants. A partir, par exemple, d'un Max Weber et de sa théorie de la rationalisation du monde occidental, Habermas distingue "agir instrumental" (orienté par une fin) et "agir communicationnel" (qui vise à la coordination de l'action). Il retrouve dans la théorie critique (l`Ecole de Francfort : Adorno. Horkheimer) une critique de la modernité qui prend exclusivement pour cible la rationalité téléologique. Avec Emile Durkheim et le psychosociologue pragmatiste américain George Herbert Mead, il montre que le changement de paradigme de la rationalité instrumentale à la rationalité communicationnelle trouve déjà un point d`ancrage chez les classiques. La théorie de la société peut alors s'exprimée en termes de "système" (qui déploie une logique de la rationalité orientée en vue d'une fin, l'agir téléologique médiatisé par l`argent et le pouvoir), et de "monde vécu" (Lebenswelt), organisé selon la rationalité communicationnelle, les sujets agissants devant toujours s`entendre sur fond d'un monde vécu partagé. Se tournant vers Parsons, il peut établir la nécessité systématique de ce double niveau de la société..
Habermas, ayant prouvé la primauté de principe de "l'agir communicationnel" sur "l'agir stratégique ou instrumental", pense pouvoir déployer la force normative de la théorie de la modernité qui en résulte, creuset où s'élabore la conception d`un Etat de droit démocratique faisant reposer toute légitimité sur la force des "procédures"...
Jürgen Habermas (1929)
Habermas s'est nourri de la lecture de Kant, Hegel et Marx. Il est l'héritier des théoriciens de l'école de Francfort, Horkheimer, Adorno et Marcuse. Il prendra part à la querelle allemande des sciences sociales où il se confrontera à Gadamer, Arendt, Albert et Popper. On notera aussi l'influence des grands classiques de la sociologie comme Durkheim et Max Weber. Son néo-marxisme résiste au courant relativiste de la "postmodernité" : il réaffirme la possibilité de retrouver l'idéal des Lumières et d'instaurer un consensus rationnel entre les hommes. Pour se faire Habermas développe une théorie de la communication en société.
Jürgen Habermas est né à Düsseldorf. Il fait des études de philosophie à partir de 1949 d'abord à Göttingen puis à Zurich et à Bonn. Il suit aussi des cours de psychologie, de littérature allemande, d'économie et d'histoire. Il soutient sa thèse de doctorat, consacrée à Schelling, en 1954 et est l'assistant d'Adorno à l'Institut pour la recherche sociale de l'Université de Francfort de 1956 (il n'a alors que vingt-sept ans) à 1959. Il se familiarise avec la sociologie, participe à des enquêtes sur le terrain. Grâce à une étude socio-historique de l'opinion publique, il devient professeur à l'université de Heidelberg en 1961. Il côtoie notamment Hans-Georg Gadamer.
À partir de 1964, il retourne à Francfort où il succède à Max Horkheimer en tant que professeur de philosophie et de sociologie. À la fin des années 60, il exprime sa sympathie critique au mouvement étudiant.
À partir de 1971, il dirige l'institut de recherche sociale Max Planck à Munich. Sa renommée est déjà alors internationale mais il est considéré chez lui comme un gauchiste. Ainsi, en 1982, il se voit refuser un poste de professeur à Munich, tandis que la presse conservatrice déclenche contre lui une campagne de diffamation.
L'Université finit néanmoins par consentir à le nommer de nouveau professeur à l'Université Goethe de Francfort en 1983. En 1986 et 87 il s'oppose aux historiens conservateurs allemands qui voulaient réduire le nazisme à une sorte de réponse défensive au communisme.
Habermas prend sa retraite en 1994 mais reste professeur émérite de l'Université de Francfort. A l'instar de l'américain Noam Chomsky, il n'hésite pas à prendre position dans les débats politiques ou sociaux d'envergure.
Quelles sont les conditions d'une communication sans contrainte, à l'écart de l'institution et de l'idéologie?
L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (Strukturwandel der Offentlichkeit , 1963)
"Le principe de Publicité est le principe de contrôle que le public bourgeois a opposé au pouvoir pour mettre un terme à la pratique du secret propre à l'Etat absolu. Créateur d'une véritable sphère publique, ce principe circonscrit, à partir du XVIlIe siècle, un nouvel espace politique où tente de s'effectuer une médiation entre la société et l'État, sous la forme d'une «opinion publique» qui vise à transformer la nature de la domination. A l'aide d'un ensemble institutionnel déterminé, qui permet le développement de discussions publiques ayant pour objet des questions d'intérêt général, il s'agit de soumettre l'autorité politique au tribunal d'une critique rationnelle. Le modèle libéral de la sphère publique, outre qu'il repose sur la répression de l'opinion publique plébéienne, se révèle inadéquat pour rendre compte de l'espace politique des démocraties de masse, régies par un Etat social.
Au terme d'un processus complexe d'interpénétration des domaines privé et public, on assiste à une manipulation de la Publicité par des groupes d'intérêts et à une reféodalisation de la sphère publique. Au sein de l'État social, la sphère publique politique est caractérisée par un singulier désamorçage de ses fonctions critiques. La Publicité d'aujourd'hui se contente d'accumuler les comportements réponses dictés par un assentiment passif. Au départ, principe de la critique, la Publicité a été subvertie en principe d'intégration. A l'ère de la Publicité manipulée, ce n'est plus l'opinion publique qui est motrice, mais un consensus fabriqué prêt à l'acclamation.
En 1990, J. Habermas propose une triple révision : remise en question du concept de totalité, appréciation modifiée de la capacité critique du public, nouvelle interrogation quant à la possibilité d'un espace public. Une conception discursive de la démocratie le conduit à envisager un dédoublement de l'espace public tel que le pouvoir communicationnel puisse influencer le pouvoir administratif et s'opposer à la manipulation par les médias." (Payot)
"..Reconsidérons le modèle de l'espace public : deux domaines de communication, dont le caractère politique n'est pas à négliger, s'y opposent; d'un côté le complexe des opinions informelles, personnelles et non-publiques, de l'autre celui des opinions formelles, reconnues par les institutions. Les opinions informelles se différencient selon que leur caractère est plus ou moins contraignant : au niveau le plus inférieur de ce premier domaine de communication, s'expriment les évidences culturelles non discutées, c'est-à-dire les produits extrêmement tenaces d'un processus d'acculturation, en général soustrait à la réflexion personnelle (par exemple, les positions à l'égard de la peine de mort, de la morale sexuelle, etc). On trouve, au second niveau, l'expression peu discutée des expériences fondamentales propres à toute biographie personnelle, c'est-à-dire les traces persistantes des chocs provoqués par la socialisation, et qui restent elles aussi en deçà d'un stade réflexif (par exemple des opinions sur la guerre et la paix, certains désirs de sécurité, etc). Enfin, au troisième niveau, on rencontre les évidences de la culture de masse, constamment discutées, c'est-à-dire les produits passagers du flux continuel des informations ou du travail de propagande auquel les consommateurs sont exposés, surtout pendant leurs loisirs.
Les évidences produites par la culture de masse ont un caractère à la fois éphémère et plus artificiel si on les compare aux évidences culturelles qui, formant une sorte de sédiment historique, peuvent être rangées sous les catégories d' "opinion" (au sens d'origine) et de "préjugé" dont la structure psycho-sociologique s'est à peine transformée. Ces opinions se forment au sein d'un "échange de goûts et de penchants" qui se déroule dans le cadre des groupes. Les foyers privilégiés de cette strate d'opinons dirigées de l'extérieur sont la famille, la classe d'âge, les relations de travail et de voisinage - avec leurs structures à chaque fois spécifiques de contrôle de l'information et de prestige qui sont garantes des contraintes propres aux opinions de groupe...
Au domaine de communication spécifique des opinions non-publiques fait face la sphère où circulent des opinions quasi publiques. Ces opinions formelles peuvent être référées à des institutions reconnues; elles sont autorisées officiellement ou officieusement en tant que divulgations, annonces, explications, discours, etc. Il s'agit là, en premier lieu, d'opinions qui se propagent au sein d'un circuit relativement restreint, par-delà la masse de la population, entre les grandes institutions de la presse politique et entre les différents organes consultatifs ou de manipulation.." (traduction Marc B.de Launay)
Théorie et pratique (Theorie und Praxis, 1963)
"Contre l’enfermement de l’univers politique qui s’origine dans la conjonction historique de la «société administrée » et du totalitarisme bureaucratique, Jürgen Habermas pose la question « inactuelle » de l’émancipation. Théorie et pratique est avant tout une interrogation sur les conditions de possibilités d’une théorie sociale conçue à des fins pratiques.
Quels doivent être le statut et la forme d’une théorie sociale qui permet la discussion publique des décisions pratiques concernant la communauté ? Habermas propose de rompre avec la politique scientifisée pour réactiver, contre le modèle technocratique et contre le modèle décisionniste, la question du destin raisonnable de la communauté.
De là découle une interrogation sur la nature du marxisme : s’agit-il d’une théorie technique ou bien d’une théorie critique, en mesure de maintenir la dimension pratique et de viser la fin de la domination ?
Réouverture de la question de l’émancipation, Théorie et pratique est aussi une réouverture de l’espace d’une philosophie politique critique. Du sein d’une pensée attentive à la complexité des médiations naît l’exigence utopique : " Car au vu des catastrophes qui sont à portée de la main [...] il semble que certains projets utopiques soient devenus le minimum nécessaire à une conservation de la vie. " (Payot)
Habermas entreprend dans un premier temps la critique de la rationalité technique et scientifique : cette rationalité non seulement instrumentalise la nature mais aussi l'homme pour les intérêts de la classe dominante...
Connaissance et intérêt (Erkenntnis und Interesse, 1968)
"Jürgen Habermas entreprend de décrire la préhistoire du positivisme afin d'analyser le lien qui unit la connaissance aux intérêts qui la commandent. Il trace le programme d'une théorie de la science dont la tâche est de saisir systématiquement le contexte de constitution et dïapplication des théories scientifiques. Le processus d'objectivation de la réalité s'effectue de deux manières : par la disponibilité technique et la compréhension intersubjective. Ces deux points de vue dévoilent les intérêts de connaissance. Ceux-ci ne sont pas des orientations qu'il, faudrait écarter par souci d'objectivité: ils sont au contraire les conditions nécessaires dela possibilité d'une expérience qui peut prétendre à l'objectivité. "Connaissance et intérêt" se présente comme une histoire de l'argumentation. Le livre examine les principales positions de la pensée moderne - kantisme et hégélianisme, marxisme et psychanalyse, pragmatisme anglo-saxon et tradition herméneutique allemande - pour mettre à jour les structures des processus de recherche qui déterminent le sens et la validité de nos énoncés scientifiques. Cette épistémologie fait partie intégrante de la théorie critique de la société, qui est la seule forme que puisse prendre aujourd'hui la critique radicale de la connaissance. La réflexion sur les sciences y occupe une place prépondérante."(Gallimard) - "J'entreprends la tentative, orientée historiquement, de reconstruire la préhistoire du positivisme moderne, dans l'intention systématique d'analyser la connexion de la connaissance et de l'intérêt. Quiconque suit le processus de dissolution de la théorie de la connaissance, lequel laisse à sa place une théorie de la science, passe par des degrés abandonnés de la réflexion. S'engager à nouveau sur ce chemin, dans une perspective retournée vers le point de départ, peut aider à retrouver l'expérience oubliée de la réflexion. Notre reniement de la réflexion est le positivisme. ..."
"La clé que donne Marx pour interpréter la Phénoménologie de l'esprit comporte l'indication de traduire en termes instrumentalistes les concepts de la philosophie de la réflexion: L'immense mérite de la Phénoménologie de Hegel et de son résultat final - la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur - consiste donc... en ceci : Hegel conçoit l'homme, l'autocréation comme un processus, l'objectivation comme négation de l'objectivation, comme extériorisation et suppression de cette extériorisation; de la sorte, il saisit la nature du travail, et conçoit l'homme objectif, véritable, parce que réel, comme résultat de son propre travail. L'idée de l'autoconstitution de l'espèce par le travail doit servir de fil conducteur à une appropriation démythifiante de la Phénoménologie; sur cette base matérialiste se dissolvent, comme on l'a montré, les hypothèses de la philosophie de l'identité qui ont empêché Hegel de recueillir les fruits de sa critique de Kant. Mais, par une ironie du sort, ce même point de vue, à partir duquel Marx avait avec raison critiqué Hegel, empêche celui-ci à son tour de comprendre de façon adéquate l'intention de ses propres recherches. En retournant la construction du savoir phénoménal en une représentation codée de l'espèce se produisant elle-même, il dégage sans doute le mécanisme, voilé chez Hegel, du progrès dans l'expérience de la réflexion: c'est le développement des forces productives qui, chaque fois, incite au dépassement (Aufhebung) d'une forme de vie figée en positivité et devenue abstraction. Mais en même temps il s'illusionne sur la réflexion en la réduisant au travail: Marx identifie "l'acte de dépasser (Aufheben) en tant que mouvement objectif qui reprend en lui l'extériorisation" à une appropriation des forces essentielles extériorisées dans le travail matériel. Marx ramène le processus de la réflexion au niveau de l'activité instrumentale. En réduisant l'autoposition du moi absolu à la production (Produzieren) plus tangible de l'espèce, il perd la réflexion en général en tant qu'elle est une forme du mouvement de l'histoire, tout en maintenant le cadre de la philosophie de la réflexion..." (traduction Gérard Clémençon et Jean-Marie Brohm, Gallimard).
Habermas critique les thèses de Popper qui, au nom du fameux principe d'infalsifiabilité, considère les sciences humaines comme non scientifiques. Tout un courant qualifié de néopositiviste n'accorde le statut de science qu'aux mathématiques et aux sciences de la nature.
À cette thèse, Habermas oppose deux objections :
- On peut trouver dans les sciences dites « exactes » des considérations intéressées. La géométrie n'a-t-elle pas été d'abord inventée pour des questions de propriété ? Il s'agissait d'évaluer la superficie des terrains.
- Rien ne justifie de considérer la physique comme le modèle de toute science.
A partir de là, Habermas distingue trois types de science :
- Les sciences empirico-analytiques : les sciences de la nature. Elles reposent sur l'expérience mais formulent leur théorie sous forme mathématique. Parce qu'elles permettent la précision, leur intérêt est d'ordre technique
- Les sciences historico-herméneutiques correspondent aux sciences humaines. Ici, c'est « la compréhension du sens qui donne accès au fait ». L'herméneutique consiste à interpréter le sens des intentions et d'étendre la compréhension intersubjective entre les individus.
- Les sciences critiques comprennent la psychanalyse, la critique des idéologies et la théorie critique d'Habermas. Elles cherchent à déclencher un processus d'auto réflexion et leur intérêt est par conséquent émancipatoire.
Habermas considère donc que la pensée doit infléchir son temps, se mêler aux affaires du monde. Connaître et agir sont indissociables et complémentaires.
La technique et la science comme « idéologie »
(Technik und Wissenschaft als « Ideologie », 1968)
Dans son avant-propos, Habermas pose le contexte de son ouvrage; il s'agit de partir une thèse développée par Herbert Marcuse selon laquelle : "la puissance libératrice de la technologie - l'instrumentalisation des choses - se convertit en obstacle à la libération, elle tourne à l'instrumentalisation de l'homme."
"La technique et la science constituent désormais les forces productives les plus importantes des sociétés développées. Cette situation nouvelle pose le problème de leur relation avec la pratique sociale, telle qu'elle doit s'exercer dans un monde où l'information est elle-même un produit de la technique.
Jürgen Habermas examine dans les études réunies dans ce volume l'incidence de la rationalité scientifique sur le «monde social vécu» et ses répercussions sur le fonctionnement de la démocratie. Il montre les limites de la technocratie qui tend à s'abriter derrière une pseudo-rationalité pour assurer le triomphe de ses intérêts. Il analyse le système des valeurs en cours, les finalités que se propose le corps social sans toujours en avoir conscience, la fonction des idéologies qui les systématisent.
Du même coup il est ici abordé une des plus grandes questions de notre temps : comment le consensus social que postule la démocratie peut-il s'opérer dans les sociétés industrielles avancées ?" (Gallimard)
"Max Weber a introduit le concept de "rationalité" pour caractériser la forme capitaliste de l'activité économique, la forme bourgeoise des échanges au niveau du droit privé et la forme bureaucratique de la domination. La rationalisation désigne tout d'abord l'extension des domaines de la société qui sont soumis aux critères de décision rationnelle. Parallèlement, on assiste à une industrialisation du travail social, avec cette conséquence que les critères de l'activité instrumentale pénètrent aussi dans d'autres domaines de l'existence (urbanisation du mode de vie, technicisation des échanges et des communications). Ce qui dans les deux cas est en train de s'imposer, c'est un type d'activité rationnelle par rapport à une fin : dans l'un, il se réfère à l'organisation de certains moyens, dans l'autre il s'agit du choix entre les termes d'une alternative.
La planification enfin peut être considérée comme une activité rationnelle par rapport à une fin au second degré : elle vise à l'installation, à l'amélioration ou à l'extension des systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin eux-mêmes. La "rationalisation" croissante de la société est liée à l'institutionnalisation du progrès scientifique et technique. Dans la mesure même où la science et la technique s'introduisent dans les sphères institutionnelles de la société et où, par là, elles transforment les institutions elles-mêmes, les anciennes légitimations se trouvent détruites. La sécularisation et la "désacralisation" des images du monde orientant l'action, voire la tradition culturelle dans son ensemble, sont la contrepartie d'une "rationalité" croissante de l'activité sociale ..."
"...Depuis la fin du XIXe siècle, c'est l'autre tendance marquant le capitalisme avancé qui s'impose toujours plus nettement : à savoir la scientificisation de la technique. La pression institutionnelle tendant à accroître la productivité du travail grâce à l'introduction de techniques nouvelles a certes toujours existé dans le capitalisme. Toutefois, les innovations dépendaient de découvertes isolées, qui pouvaient bien éventuellement remonter à des facteurs économiques mais qui n'en conservaient pas moins un caractère de spontanéité naturelle et subie (naturwüchsig). De ce point de vue, les choses ont changé dans la mesure où le développement technique est entré dans une relation de feed-back avec le progrès des sciences modernes. Avec l'apparition de la recherche industrielle à une grande échelle, science, technique et mise en valeur industrielle se sont trouvées intégrées en un seul et même système. Entre-temps la recherche industrielle a été couplée avec la recherche scientifique sur commandes d'État qui favorise en premier lieu les progrès scientifiques et techniques dans le domaine militaire. De là, les informations refluent dans les domaines de la production civile. C'est ainsi que science et technique deviennent la force productive principale, supprimant ainsi les conditions d'application de la théorie de la valeur-travail telle qu'on la trouve chez Marx. Cela n'a plus guère de sens de calculer le montant des capitaux investis dans la recherche et le développement sur la base de la valeur de la force de travail (simple) non qualifiée, alors que le progrès scientifique et technique est devenu une source indépendante de plus-value, face à laquelle la seule source de plus-value que Marx ait prise en considération, la force de travail du producteur immédiat, voit son importance toujours plus réduite. Tant que les forces productives étaient manifestement liées aux décisions rationnelles et aux activités instrumentales des hommes produisant socialement, on pouvait les considérer comme le potentiel d'un pouvoir croissant de disposer techniquement des choses, mais elles ne pouvaient pas être confondues avec le cadre institutionnel où elles s'intègrent. Or le potentiel des forces productives a pris cependant, avec l'institutionnalisation du progrès scientifique et technique, une forme qui fait que s'efface de la conscience des hommes le dualísme du travail et de l'interactíon. Sans doute les intérêts sociaux déterminent-ils encore, comme ils l'ont toujours fait, la direction, les fonctions et la rapidité du progrès technique. Mais ces intérêts définissent le système social à ce point comme un tout, qu'ils en viennent à coïncider avec l'intérêt qu'il y a à maintenir le système. La forme privée de la mise en valeur du capital et un système répartissant les gratifications sociales compensatrices, s'assurant ainsi une certaine loyauté des masses, sont en tant que tels soustraits à la discussion. C'est ainsi que le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effectivement la variable la plus importante du système, à savoir la croissance économique, fait alors figure de variable indépendante. Il en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels. Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique "doit" nécessairement perdre toute fonction et céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant des alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l'État.
C'est la thèse de la technocratie, et le discours scientifique en a développé la théorie sous différentes versions. Mais le fait qu'elle puisse pénétrer aussi, en tant qu'idéologie implicite, dans la conscience de la masse de la population dépolitisée et y avoir un pouvoir de légitimation me paraît plus important. Ce que cette idéologie a de particulier, c'est qu'elle détache la conception que la société se fait d'elle-même du système de références de l'activité communicationnelle et la soustrait aux concepts de l'interaction médiatisée
par des symboles, pour la remplacer par un modèle qui est d'ordre scientifique. Dans cette même mesure, une certaine conception de soi du monde vécu social, culturellement déterminée, fait place à une autoréification des hommes, qui se trouvent ainsi soumis aux catégories de l'activité rationnelle par rapport à une fin et du comportement adaptatif.
Le modèle d'après lequel doit s'effectuer la reconstruction planifiée de la société est emprunté à la théorie des systèmes (Systemforschung). Il est en principe possible de concevoir des entreprises ou des organisations isolées, mais aussi des systèmes politiques ou économiques partiels ou encore des systèmes sociaux dans leur ensemble selon le modèle de systèmes en autorégulation, et d'en faire ainsi l'analyse systémique. Sans doute existe-t-il une différence selon que nous utilisons à des fins d'analyse un cadre de référence cybernétique, ou que nous aménageons en fonction de ce modèle un système social donné en système homme-machine. Mais le transfert du modèle analytique au plan de l'organisation d'une société est déjà contenu dans le projet même de la théorie des systèmes. Dès lors qu'on adopte cette optique d'une auto-stabilisation des systèmes sociaux, analogue à celle de l'instinct, il en résulte ceci de particulier que le secteur d'activité rationnelle par rapport à une fin acquiert non seulement une certaine prépondérance vis-à-vis de la structure institutionnelle mais aussi qu'il finit même par absorber au fur et à mesure toute activité communicationnelle en tant que telle. Si, comme le fait Arnold Gehlen, on voit la logique interne du développement technique dans le fait que le secteur de l'activité rationnelle par rapport à une fin se trouve petit à petit dégagé du substrat de l'organisme humain et transféré au plan des machines, alors ne pourrait-on pas comprendre cette intention technocratique elle-même comme la dernière étape de ce développement? Non seulement l'homme - dans la mesure où il est homo faber - peut s'objectiver pour la première fois totalement et se trouver confronté à ses actes, devenus indépendants en ayant pris la forme de produits, mais il peut aussi - en tant qu'homo fabrícatus - être lui-même intégré à son appareil technique, s'il devient possible de reproduire la structure de l'activité rationnelle par rapport à une fin au niveau des systèmes sociaux. C'est ainsi que le cadre institutionnel de la société, qui jusqu'alors a été sous-tendu par un autre type d'action, se trouverait, dans cette perspective, a son tour absorbé par les sous-systèmes d'activité rationnelle par rapport à une fin qui, jusque-là, trouvaient place en son sein..." (Gallimard, traduction Jean-René Ladmiral)
La théorie critique de l'école de Francfort part d'une critique de l'esprit des Lumières et du positivisme. Les philosophes des Lumières pensaient que la science et la technique, les progrès de la connaissance et de la raison, détruiraient les mythes et les superstitions et fonderaient une société enfin réconciliée avec elle-même. Mais alors que la science et la technique sont nées de la critique des idéologies (c'est-à-dire des discours qui légitiment le pouvoir), elles deviennent à leur tour idéologie.
La technique a été très longtemps indépendante de la science qu'elle a précédée très largement dans le temps. La technique a plusieurs millions d'années alors que la science ne date guère que de deux millénaires et demi pour la plus ancienne (les mathématiques) et à peine quelques siècles pour les sciences expérimentales. Or, à partir de la fin du XIX° siècle les choses changent : science et technique sont devenues interdépendantes. Elles se trouvent de plus au service de la production industrielle. Le progrès scientifico-technique régit l'évolution du système social, s'identifie aux yeux des politiques au développement. Avant de prendre la moindre décision, les hommes politiques consultent les experts. Alors que la démocratie suppose l'action des citoyens décidant ensemble de leur avenir commun, ce sont de plus en plus des techniciens (issus du monde marchand) qui décident. En somme, science et technique sont devenues « une idéologie ». Ceux qui osent la refuser vont être considérés comme « rétrogrades » ou « irréalistes ».
Habermas veut démystifier cette nouvelle légitimation de la domination. Il s'agit de reprendre en main notre histoire, réhabiliter la praxis au sens aristotélicien (discussion politique entre citoyens) contre une technique dominatrice et dangereuse pour l'humanité. Il faut retrouver une volonté politique issue de la discussion et exempte de domination.
Raison et légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé (Legitimationsprobleme im Spätkapitalismus, 1973)
Face à la complexité croissante des sociétés du capitalisme avancé, J. Habermas élabore une nouvelle figure de la théorie critique qui se définit dans l'affrontement, d'une part, avec le marxisme dogmatique, de l'autre, avec la théorie technocratique des systèmes. Est-ce que la contradiction fondamentale de la formation sociale capitaliste est toujours à l'oeuvre sans changement, ou est-ce que la logique de la crise a changé ? Pour Habermas, on n'assiste pas tant à un dépassement de la crise économique qu'à son déplacement, à travers le système politique vers le système socio-culturel. L'antagonisme des classes plutôt que d'être résolu n'est que temporairement refoulé ; aussi la crise économique ne peut-elle être amortie qu'en engendrant une série d'autres tendances à la crise, un véritable faisceau de crises : crise économique, crise de la rationalité, crise de légitimation, crise de motivation. De par l'insistance sur le déplacement de la crise et la mise en lumière des problèmes de légitimation du système social, une nouvelle question surgit : la reproduction de la vie sociale est-elle liée comme auparavant à la raison ? Relève-t-elle encore d'une discussion qui consisterait à déterminer des intérêts universalisables et à fonder les normes en vérité ? Contre toute réduction de la légitimité à la légalité, contre l'empirisme, contre le décisionnisme, Habermas pose la possibilité de la constitution d'une pratique rationnelle, en recourant aux normes fondamentales du discours rationnel que nous supposons dans chaque décision, ouvrant ainsi la voie à une éthique communicationnelle. Aufklärer pour qui la raison est raison décidée, Habermas fait appel à la partialité pour la raison : "On a déjà accepté le point de vue de l'adversaire lorsqu'on renonce devant les difficultés de l'Aufklärung et qu'en formulant le projet d'une organisation rationnelle de la société on se réfugie dans l'actionnisme, autrement dit lorsqu'on choisit un point de départ décisionniste... La partialité pour la raison ne justifie pas plus le repli dans une orthodoxie chamarrée de marxisme qui ne peut conduire aujourd'hui, dans le meilleur des cas, qu'à l'établissement sans arguments de sous-cultures protégées et politiquement sans conséquence." La situation présente "ne découragerait pas la tentative critique pour soumettre les limites de la résistance du capitalisme avancé à des examens concrets, et cela ne paralyserait certes pas la résolution de reprendre le combat contre la stabilisation d'un système social pseudo-naturel qui s'effectuerait par dessus la tête des citoyens." (Payot, traduction Jean Lacoste)
Après Marx (Zur Rekonstruktion des Historischen Materialismus, 1976)
A qui bon la philosophie? "la tâche la plus noble de la philosophie consiste à opposer la puissance de la réflexion critique radicale à toute forme d'objectivisme, c'est-à-dire à lutter contre l'autonomie idéologique, donc illusoire, dont se prévalent théories et institutions face aux contextes pratiqus d'où elles surgissent et où elles s'appliquent". La réflexion critique attaque ainsi de front "l'absolutisme de l'origine et de la théorie pure", "la compréhension scientiste", que peuvent avoir d'elles-mêms les sciences, et "la conscience technocratique d'un système politique coupé de ses enracinements pratiques". Dans cette oeuvre, "Après Marx... ou les linéaments d'une reconstruction du matérialisme historique, auxquels est consacré le deuxième chapitre de l'ouvrage. Comme souvent dans le cas de l'Ecole de Francfort et de Jürgen Habermas en particulier, il s'agit ici d'un recueil d'articles ou de conférences, textes assurément circonstanciels; mais, faisant pièce aux lenteurs de l'écriture perfectionnée, ils ont l'avantage de rapprocher dans le temps la création et la publication, donc le débat intellectuel que, du même coup, celle-ci devrait théoriquement contribuer à provoquer et à élargir. Surtout, l'ensemble offre un panorama des questions actuelles suscitées par des préoccupations diverses qui toutes ne campent pas au même plan d'élaboration théorique et renvoient à des étapes distinctes dans l'évolution de la pensée de J. Habermas: le matérialisme historique et le développement des structures normatives, l'histoire et l'évolution, les problèmes de la légitimation dans l'Etat moderne, le rôle de la philosophie au sein du marxisme, le prolétariat comme sujet ou le progrès comme dialectique. Autant d'approches qui visent à reconstruire le marxisme, c'est-à-dire par le recours aux approches concurrentes des sciences sociales contemporaines et à leur méthodologie complémentaire, qui entendent expliciter les obstacles conceptuels spécifiques par lesquels le marxisme interdit lui-même le développement de son activité heuristique. Une mise au jour qui devrait aider le sujet social à s'affranchir des obstacles cognitifs à une communication libre de tous les faux semblants de l'idéologie. Après Marx, l'émancipation? " (Fayard)
Quel est le rôle de la philosophie à la lumière des théoriciens du marxisme? Le socialisme était à l'origine appelé à "réaliser la philosophie en la dépassant", soit s'approprier le potentiel productif de la tradition philosophique, puis Marx et Engels ont pris une certaine distance avec elle, opposant philosophie et science sociale. Le rôle de la philosophie est de nos jours à reconsidérer, trois problématiques permettent de re-situer nos réflexions : les transformations subies par la constellation de la culture bourgeoise au sein du capitalisme avancé (1), les conceptions scientistes dominantes et les réactions qu'elles ont suscitées (2); enfin, quelques tâches essentielles qui incombent aujourd'hui à la pensée philosophique (3).
"1. La configuration nouvelle de la culture bourgeoise se manifeste à travers une redistribution dans la pondération de ses différentes composantes. a) La conscience religieuse, dans les sociétés industrielles occidentales, est en voie de décomposition. L'athéisme de masse, qui pour la première fois se dessine avec une plus grande netteté, indique à quel point la religion a perdu son influence et, ainsi, ses fonctions idéologiques. S'y substitue l'intérêt intellectuel croissant pour les contenus utopiques de la tradition religieuse. Ce que l'on remarque, au sein des confessions chrétiennes, à l'orientation prise par la nouvelle théologie politique dont les représentants les plus radicaux militent pour une déconstruction de l'au-delà au profit d'une réalisation des promesses religieuses dans les limites de l'immanence sociales. Tout aussi significative se révèle être, d'autre part, la tentative faite par l'athéisme d'assimiler certaines composantes théoriques transcendantales aux représentations et aux attentes de la tradition judéo-chrétienne (tentative dont Ernst Bloch est le représentant exemplaire). b) Un bouleversement comparable s'est aujourd'hui également produit au sein des systèmes de valeurs. Comme on peut l'observer à travers, par exemple, les théories de la démocratie développées au XXe siècle, la conscience bourgeoise dominante a évolué vers un certain cynisme, et ne se recommande plus, comme à l'époque des révolutions bourgeoises, des valeurs universelles issues du droit naturel ou de l'éthique formaliste (certaines tentatives, comme celle de John Rawls, pour jeter les
bases d'une théorie philosophique de la justice qui prendrait la relève du droit naturel, sont des exceptions). Comme l'ont révélé les révoltes étudiantes, et pas seulement dans les pays capitalistes développés, une sensibilité plus aiguë à l'égard des entorses faites aux principes universels, comme au défaut de solidarité grevant certains modes d'existence, constitue un défi pour tout système de valeurs; ce qui sans doute contribue à l'intégration de contre-cultures, mais ne peut certainement pas jouer un rôle intégrateur dans une société qui subordonné ses sources de légitimation aux institutions d'une démocratie de concurrence, et qui maintient en même temps des structures de classe. c) Pas plus que les systèmes de valeurs universalistes, même rénovés, l'art moderne n'est en mesure de satisfaire aux besoins de légitimation du système politique. Peu importe que l'art moderne ait pour représentants les grandes œuvres formalistes d'un Beckett, d'un Schönberg ou d'un Picasso, ou qu'il soit défini par les courants qui, à la suite du surréalisme, veulent abolir toute différence entre art et vie quotidienne - dans les deux cas, on ne pourra méconnaître la réalité du potentiel critique de l'art, ni le fait qu'il libère aujourd'hui des énergies dont s'emparent les formes subversives des contre-cultures. Il y a quelques années déjà, Daniel Bell parlait de contradictions culturelles du capitalisme, c'est-à-dire des oppositions qui se créent entre les motivations dont ne peut se passer le système économico-politique et celles, déviantes, produites parle système culturel, surtout dans les couches non-laborieuses de la jeunesse universitaire. Marcuse a repris cette question pour la traiter, à son tour, dans son récent ouvrage "Contre-révolution et révoltes" . d) Après la ruine de la puissance temporelle de la religion, l'érosion du revêtement traditionaliste de la morale universelle, et la chute de l'aura des œuvres d'art, donc tandis que religion, morale et art se retrouvent tout à fait disqualifiés en tant que formes de la conscience destinées à maintenir en place la domination, et ne peuvent plus constituer au premier chef ce qu'on appelle l'idéologie, la technique et la science se sont, quant à elles, départies de leur innocence idéologique. Le capitalisme avancé n'est certainement pas coupable d'entraver le développement des forces productives que la science et la technique ont précisément rendu explosif; mais l'exploitation sur le terrain économique du progrès scientifico-technique n'en cesse pas moins de suivre une voie sans but cohérent, et d'être anarchique (naturwüchsig) . Dans un tel contexte, le progrès technique à lui seul et l'autorité des sciences considérées in abstracto parviennent à jouer aussi un rôle de légitimation qui répond à l'exigence qui entend maintenir solidaires développement et exploitation des forces productives d'une part, et formation d'une volonté politique de type démocratique d'autre part. Sous la forme d'une conscience technocratique, science et technique produisent de nos jours des effets secondaires qu'on peut qualifier d'idéologiques. Si les transformations subies par la culture bourgeoise dans ses différentes composantes sont bien celles que nous venons de décrire, nous pouvons examiner comment s'y est modifié le rôle de la philosophie.
2. Depuis que le progrès scientifico-technique est devenu le moteur véritable de l'expansion des forces productives, les conceptions scientistes se sont imposées avec plus de force - je pense, par exemple, au triomphe du positivisme. Le positivisme traditionnel n'a pas seulement exercé, jusqu'au XXe siècle, une considérable influence sur la philosophie universitaire, car il imprègne aussi le marxisme de la IIe Internationale. Des théoriciens comme Kautsky pensaient que le matérialisme historique était en mesure de résoudre en s'appuyant sur une méthode rigoureuse toutes les questions qui jusqu'alors avaient été dévolues à la réflexion philosophique. Karl Korsch développa en 1923 une critique pertinente de cette volonté de substituer la science à la philosophie. Entre-temps, cette prétention excessive s'est révélée être une illusion, même pour les tenants des principes scientistes les plus exigeants. De nos jours, le scientisme, c'est-à-dire la croyance que développent les sciences en leur validité propre et exclusive, a pris une forme bien plus subtile dans certains courants de la philosophie analytique. Puisque je me limite à énoncer des arguments sous forme de thèses, j'évoquerai en simplifiant à l'extrême trois tendances représentatives de cette conscience scientiste : - les interprétations globalistes de la société passent pour invalides, car la question de l'unité de la nature et de l'histoire ne saurait, d'après le scientisme, être formulée de manière scientifique; - les questions pratiques touchant au choix rationnel de normes sont considérées comme invérifiables; valeurs et décisions sont donc, par principe, tenues pour irrationnelles; - les problèmes fondamentaux de la tradition philosophique sont investis par l'analyse du langage; la compétence théorique de la philosophie est limitée à la logique et à la méthodologie. Ce scientisme a, bien entendu, suscité des réactions tant au sein de la philosophie universitaire qu'au sein du marxisme. ]'évoquerai, là encore en en donnant un résumé très concis, trois de ces réactions : a) les conceptions que je qualifierai de philosophies "complémentaristes" recherchent une solution de compromis. Elles reconnaissent pour l'essentiel les principes scientistes tout en préservant cependant certains problèmes existentiels qui ne peuvent faire l'objet d'un traitement scientifique, et sont dévolus à une philosophie qui, par subjectivisme, en rabat sur ses exigences en matière de connaissance. Résignées à cette division du travail, la réflexion et l'interprétation philosophiques n'assument plus le rôle - dont la compétence se dément elle-même - de répondre à la demande en conceptions du monde qui ne peut plus désormais être satisfaite de manière rigoureuse. L'évolution de la philosophie existentialiste de Jaspers au jeune Sartre et, de nos jours, à Kolakowski illustre bien cette première attitude. - b) Les conceptions qui, au contraire, sont commandées par la tradition tentent de reprendre à leur compte les finalités propres à une philosophie de l'origine, et cherchent à renouveler l'ontologie. La phénoménologie et, bien sûr, Heidegger sont les meilleurs représentants de ce courant, et ils y exercent l'influence la plus décisive. - c) La troisième réaction est celle du marxisme soviétique tel qu'il s'est constitué sous Staline en doctrine figée. Il maintient, comme l'indique l'expression "conception socialiste du monde", l'exigence philosophique de penser l'unité de la nature et de l'histoire . Le "Diamat" entend satisfaire ces exigences auxquelles traditionnellement répondaient les cosmologies et les philosophies de l'histoire. La philosophie affine et légitime une méthode dialectique chargée d'une double finalité : interpréter après coup les résultats des sciences de la nature, et reconstruire immédiatement une théorie de l'histoire humaine. En permettant de comprendre le présent, le matérialisme historique est d'abord en mesure d'orienter l'action, de même qu'il assure l'unité de la théorie et de la pratique politique.
Si l'on nous accorde cette classification quelque peu grossière des principaux courants de la pensée philosophique, interrogeons-nous maintenant sur la nature des rapports qu'ils entretiennent avec leur tradition. Le scientisme a dépassé la philosophie sans la réaliser. Il n'en veut retenir à titre d'héritage que la part, légitime à ses yeux, constituée dans le meilleur des cas par les secteurs des grandes philosophies susceptibles d'être réinterprétés dans la perspective des sciences formelles. Les philosophies existentialistes et les philosophies de la vie offrent à tout le moins la possibilité d'entretenir un rapport esthétisant à la tradition : après qu'en a été éliminée leur prétention à une quelconque validité, les grandes philosophies peuvent être considérées comme des exemples d'explications subjectives du monde, comme des esquisses proposant des manières de vivre, et être intégrées au travail personnel d'élucidation du sens de l'existence individuelle. Face à ces deux options, les pensées commandées par la tradition tout comme le marxisme soviétique maintiennent un rapport pour l(essentiel favorable à la tradition philosophique, même lorsque les premières s'appuient sur la thèse d'une fin de la métaphysique : ces deux courants se conçoivent en effet à la fois comme critique et comme continuation de la pensée métaphysique..." (traduction Jean-René Ladmiral et Marc B.de Launay, Fayard).
La logique des sciences sociales (Zur Logik der Sozialwissenschaften, 1984)
"S'échelonnant sur une quinzaine d'années (1966-1982), les textes ici réunis peuvent être considérés comme le véritable laboratoire de la "Théorie de l'agir communicationnel" (1981). Deux d'entre eux proposent une intégration critique de la théorie de Wittgenstein du langage et de l'herméneutique de Gadamer à la méthodologie des sciences sociales, tout en s'inspirant de la psychanalyse freudienne; les deux études suivantes exposent la conception du langage que Habermas développe notamment à partir d'Austin et de Searle; le dernier texte explicite la théorie de Habermas de l'Action et ses implications philosophiques.
Reconstruisant notre capacité d'agir et de parler, Habermas propose une nouvelle théorie de la raison, qui permet à ses yeux de résister au scepticisme postmoderne tout en critiquant les "pathologies" de la société moderne, dotant la philosophie du langage et de la société contemporaine d'une conscience critique. " (PUF)
Profils philosophiques et politiques
(Philosophisch-politische Profile, 1971-1981)
"Quelle est la place de la philosophie dans la cité ? Jürgen Habermas aborde cette question sans cesse renaissante en esquissant le profil intellectuel de huit penseurs allemands dont l'œuvre a marqué la conscience philosophique de notre temps : Martin Heidegger, Karl Jaspers, Karl Löwith, Ludwig Wittgenstein, Ernst Bloch, Herbert Marcuse, Theodor W. Adorno et Arnold Gehlen.
Revenant sur un passé proche, Jürgen Habermas relève l'impuissance de la pensée face à une catastrophe comme le Troisième Reich. Dans notre société plus libérale, la question ne se pose plus dans les mêmes termes ; pourtant la fonction de la philosophie y paraît aussi précaire. En tant que matière d'enseignement, elle a du mal à se situer dans un monde que régissent les communications de masse. Du fait, d'autre part, de l'extension et de la mutation de l'enseignement, elle ne s'adresse plus à une élite fortunée à laquelle elle était destinée pendant des siècles. C'est pourtant à ce monde et à ses conditions nouvelles qu'il lui faut s'adapter." (Gallimard)
"Il y a quelque neuf ans, Adorno répondait à la question "La philosophie, à quoi bon?" en ces termes : "La philosophie, pour autant qu'après tout ce qu'on a connu, il y ait encore lieu d'en assumer la responsabilité, ne saurait plus avoir la prétention illusoire d'appréhender l'absolu, il faudrait même qu'elle s'en interdise la pensée pour ne pas la trahir et n'avoir rien non plus à brader de l'idée élevée de Vérité. Cette contradiction est l'élément où elle se meut" et c'est aussi, depuis la mort de Hegel, l'élément de toute philosophie digne de ce nom. Ce n'est pas au hasard de ses réflexions qu'Adorno en est venu à se poser cette question : depuis la fin de la grande philosophie, c'est l'ombre qui a plané sur toute pensée philosophique. A vrai dire, quatre ou cinq générations de philosophes ont survécu dans cette ombre au mot de Marx annonçant la mort de la philosophie. Ce qui importe de nos jours, c'est de se demander si, encore une fois, l'esprit philosophique n'a pas pris une forme différente. Ce qu'on a appelé rétrospectivement la "grande" philosophie est de l'ordre du passé, et aujourd'hui les grands philosophes semblent eux aussi voués au même sort. Bien qu'on ait renoncé à l'esprit de système censé perpétuer la philosophia perennis, on avait vu se maintenir pendant les cent cinquante dernières années le type de philosophie qui s'était incarné dans des maîtres à penser jouissant d'une grande influence.Or, il apparaît de plus en plus que ce type de philosophie, incarné par différents penseurs, s'essouffle. Le quatre-vingtième anniversaire de Heidegger n'a été qu'un événement d'ordre privé; la mort de Jaspers n'a pas laissé de trace; quant à Bloch, ce sont surtout les théologiens qu'il semble intéresser; Adorno laisse derrière lui un terrain chaotique ...." (traduction Françoise Dastur, Jean-René Ladmiral, Marc B. De Launay)
Après avoir effectué la critique de la raison occidentale, montré qu'elle n'était en fait que l'expression d'une technoscience dominatrice et aliénante, et constaté l'échec des grands systèmes métaphysiques et de notre quête d'absolu, Habermas recherche les conditions d'un possible consensus sur les normes éthiques et politiques, et introduit ainsi la notion de "raison communicationnelle" : dans les formes les plus quotidiennes de notre langage, s'exprime une rationalité comme générée spontanément par le fait que nous devons communiquer, nous faire comprendre, expliciter notre être le plus sincèrement possible ..
Théorie de l'agir communicationnel
(Theorie des kommunikativen Handelns, 2t, 1981)
Habermas construit donc le cadre d'une critique de la raison, mais une raison considérée comme une pragmatique, donc étrangère à l'Histoire. Mead et Wittgenstein ont permit de faire du langage à la fois un principe de raison et la raison en acte: c'est ainsi qu'est mise en évidence une rationalité formelle, mais une rationalité qui n'apparaît que dans l'exercice du langage et dans l'acte communicationnel. La Théorie de l'activité communicationnelle permet ainsi de reprendre les problématiques soulevées par l'ancienne Théorie critique, telle celle de l'émancipation. Cette orientation structure et la logique de la connaissance et l'éthique de la discussion. Quelle est donc cette hypothèse fondamentale reprise de Mead? le langage est à la fois le fond et la forme de la sociabilité, et par-delà de toute société humaine. Mead établit que le langage est à la fois vecteur de l' individuation (processus de formation de l'individu psychologique) et de la socialisation. C'est par le langage qu'une société "se tient" en tant qu'ensemble constitué et instituant. A cette première hypothèse de départ, Habermas ajoute une notion empruntée à Wittgenstein : la Raison est co-originaire au langage. Cette Raison transparaît dans la théorie de l'argumentation, forme rationnelle du langage, et dans celle qui décrit le développement humain à travers des paliers successifs de rapports aux mondes (cf. Piaget). Dès lors s'ouvre une nouvelle possibilité de construire une critique de la domination et de l'émancipation, dans un contexte essentiellement communicationnel, des structures d'intelligibilité du langage qui traversent les attentes de comportement, les exigences de validité des actes de parole que nous pouvons émettre, et les différents rapports à l'expérience que nous formulons par nos actes de paroles...
"Depuis la première génération des élèves de Hegel, la philosophie ente d'aborder le medium de la pensée postmétaphysique. Sous ces prémisses, la Théorie de l'agir communicationnel tente de poursuivre l'élaboration de quatre thèmes de la pensée postmétaphysique. Par l'esquisse d'une pragmatique formelle, je voudrais radicaliser le tournant linguistique qui, depuis Frege, ainsi que dans le structuralisme, ne fut accompli qu'au prix d'abstractions inadéquates. Par les concepts complémentaires de monde vécu et d'agir communicationnel, j'entends donner tout son sérieux à cette mise en situation de la raison qui, de Dilthey à Sartre et Merleau-Ponty en passant par Heidegger, ne fut accomplie que dans la dépendance à l'égard de la philosophie de la conscience. Une raison incarnée dans l'agir communicationnel permet d'appréhender l'ensemble dialectique que composent l'ouverture langagière au monde et les procès d'apprentissage dans le monde. En analysant la base de validité des discours, je voudrais surmonter le logocentrisme qui a marqué effectivement la tradition occidentale. L'ontologie était fixée sur l'étant en sa totalité, la philosophie de la conscience, sur le sujet qui se représente des objets, et l'analyse du langage, sur le discours constatant des faits, et par là, sur le primat de la proposition assertorique. On peut dissiper cette étroitesse de vue sans que la raison en tant que telle s'en trouve dénoncée. Sur cette voie, on peut prendre congé du concept d'Absolu mais également de la pensée totalisante de la philosophie de la réflexion s'incluant elle-même avec le monde (Kant, Hegel). Bien qu'elle travaille ces thèmes de pensée philosophiques, la théorie de l'agir communicationnel demeure en son noyau une théorie de la société. " (Fayard).
"Les sciences sociales fondées sur la théorie de la communication - Le modèle sujet-objet de la philosophie de la conscience est attaqué au début du XXe siècle sur deux fronts : du côté de la philosophie analytique du langage et du côté de la théorie psychologique du comportement. Toutes deux renoncent à accéder directement aux phénomènes de la conscience et remplacent le savoir intuitif de soi, la réflexion ou l'introspection par des procédés qui ne font pas appel à l'intuition. Elles proposent des analyses qui se rapportent à des expressions langagières ou à des comportements observés et restent ouvertes à des vérifications intersubjectives. L'analyse du langage s'approprie les méthodes courantes en logique et en linguistique, pour reconstruire rationnellement le savoir des règles linguistiques, la psychologie du comportement reprend les méthodes d”observation et les stratégies dïnterprétation de la recherche sur le comportement animal. Ces deux directions critiques envers la conscience se sont éloignées l'une de l`autre, malgré leur origine commune dans le pragmatisme de Peirce. Dans leurs expressions radicales, elles se sont développées indépendamment l'une de l`autre. Le positivisme logique et le behaviorisme parviennent en outre à éliminer le paradigme de la philosophie de la conscience en rayant d'un trait de plume un riche fonds de problèmes légué par la tradition ; ils le font d`un côté en les ramenant à l`analyse de langages scientifiques artificiels, de l'autre en les restreignant au schéma du comportement par stimulus/réponse de certains organismes. Il est vrai que l`analyse du langage est sortie des étroitesses de ses commencements dogmatiques. Dans ses deux lignes de pensée, celle qui va de Carnap et Reichenbach aux théories post-empiristes de la science en passant par Popper d'une part, celle qui va de Wittgenstein I en passant par Wittgenstein II et Austin jusqu'à la théorie des actes de langage d'autre part, elle s'est réappropriée la complexité de la problématique élaborée par Peirce. Au contraire, la théorie psychologique du comportement a évolué en restant dans les limites d'une méthodologie objectiviste, malgré quelques poussées occasionnelles pour s'en libérer. Si nous voulons mettre en lumière la force révolutionnaire des principes de la théorie du comportement, la capacité de son projet à faire exploser les paradigmes existants, il nous faut faire retour à la psychologie sociale de G.H. Mead.
La théorie de la communication de Mead s'impose aussi parce qu`elle croise les deux traditions critiques contre la conscience remontant à Peirce. Mead ne prend pas en compte le tournant linguistique réalisé par la philosophie ; il n'en reste pas moins, pour le regard rétrospectif, d`étonnantes convergences entre une analyse du langage et une théorie de la science qui poussent jusqu'à une pragmatique formelle, et la psychologie sociale de Mead. Ce dernier analyse les phénomènes de conscience sous l`angle suivant : comment ceux-ci se déversent-ils dans les structures de l`interaction médiatisée par le langage ou par le symbole ? Pour la vie socio-culturelle, le langage a une importance déterminante : "Chez l'homme, la différence fonctionnelle qui se développe grâce au langage donne un principe d`organisation complètement différent qui produit non seulement un nouveau type d`individu mais aussi une société complètement nouvelle." Mead donne à sa théorie le nom de "behaviorisme social", car il voudrait souligner l'aspect "critique de la conscience" : les interactions sociales constituent, à partir de propositions et d'actions, une structure symbolique que l`analyse peut appréhender comme une réalité objective. Entre la tentative de Mead et le behaviorisme subsistent néanmoins deux différences. Mead ne part pas du comportement de l'organisme individuel réagissant à des stimuli de son environnement, mais de l`interaction où, au minimum, deux organismes réagissent l'un sur l'autre et exercent entre eux des influences mutuelles. "Nous ne construisons pas, en psychologie sociale, le comportement du groupe à partir du comportement des individus isolés qui le composent ; nous partons, au contraire, du tout social donné, de l'activité d`un groupe complexe.
Dans ce tout, nous analysons, en les envisageant comme éléments, les comportements de chacun des individus." Cependant, Mead ne récuse pas seulement l'individualisme méthodologique de la théorie du comportement, mais aussi son objectivisme. Il n'aimerait pas qu'on restreigne le projet "comportementaliste" aux réactions observables du comportement ; ce projet doit aussi inclure le comportement régi par symboles et permettre la reconstruction de structures universelles d'interaction passant par la médiation du langage. "La psychologie sociale est behavioriste en ce sens qu'elle part d'une activité observable (le processus social dynamique en cours et les actes sociaux qui sont ses éléments constitutifs) qu'il faut étudier et analyser scientifiquement. Elle n'est cependant pas behavioriste en ce sens qu'elle ignorerait l'expérience interne de l'individu - c'est-à-dire l'aspect intérieur de ce processus". Le sens incorporé dans une action sociale n'est pas extérieur à l'aspect "comportement"; bien au contraire, il est ouvertement accessible comme réalité objectivée dans des énoncés symboliques ; il n'est pas, comme les phénomènes de conscience, purement interne : "Il existe, à l”intérieur de l'acte, un domaine qui n`est pas observable à l`extérieur, mais qui appartient cependant à cet acte ; et il y a des caractéristiques de cette conduite organique intérieure qui doivent se révéler dans nos propres attitudes, plus particulièrement celles qui touchent au langage." Comme Mead insère dans le behaviorisme une conception non réductionniste du langage, les deux directions critiques de la conscience, disjointes depuis Peirce, sont réunies chez lui : théorie du comportement et analyse du langage. Mais sa théorie de la communication ne se restreint pas à des tentatives pour les rapprocher mutuellement, elle se réfère à l`agir communicationnel : Mead s'intéresse aux symboles linguistiques et de type linguistique seulement dans la mesure où ils médiatisent l'interaction, les modes de comportements et les activités de plusieurs individus. Dans l`activité communicationnelle, le langage acquiert, par-delà la fonction d'intercompréhension, le rôle de coordonner les activités, orientées vers un but, de plusieurs sujets de l'action ; et il joue aussi le rôle d`un médium pour socialiser ces sujets de l'action eux-mêmes. Mead se contente d'examiner presque exclusivement sous ces deux aspects la communication langagière : l`intégration sociale de sujets agissant pour atteindre un but et la socialisation de sujets capables d'agir ; il néglige les opérations d'intercompréhensíon et la structure interne du langage. Dans cette perspective, sa théorie de la communication exige des analyses qui la complètent, en particulier comme celles qui ont été menées depuis en sémantique et dans la théorie des actes de langage.
Dans le cadre qui est le nôtre, le changement de paradigme qui s'amorce avec la psychologie sociale de Mead est de grand intérêt : il permet en effet d`envisager une notion communicationnelle de la rationalité sur laquelle je reviendrai. Dans cette section, je voudrais d'abord mettre en évidence la problématique dont part Mead dans sa théorie de la communication (1), pour montrer comment il explique le passage de l'interaction infra-humaine, médiatisée par des gestes, à l`interaction médiatisée par des symboles (2). Il faudra préciser le résultat de la théorie de la signification de Mead à l'aide des recherches de Wittgenstein sur le concept de règle (3). Je voudrais montrer ensuite comment le langage se différencie d`après les fonctions d'intercompréhension, d'intégration sociale et de socialisation. et comment il rend possible le passage de l'interaction médiatisée par les symbole à l'interaction régie par des normes (4). Une perception des choses désocialisée, la mise en normes d attentes de comportement ainsi que la formation de l'identité de sujets capables d'agir constituent la base pour construire en complémentarité le monde social et le monde subjectif (5)..." (traduction Jean-Louis Schlegel, Fayard).
L'agir communicationnel
Quand il s'agit d'aborder la question politique, on peut procéder de deux façons, soit faire une théorie de l'État en distinguant légitimité et arbitraire, soit une théorie de la société en en montrant les problèmes, les contradictions, voire les structures de domination. Habermas s'inscrit dans cette deuxième orientation. La société se présente alors à la fois comme monde vécu, c'est le monde où se déploie l'action humaine et la communication, et comme système, c'est la société observée de l'extérieur, l'espace dans lequel seuls comptent les effets de l'action. Il s'agit alors non seulement de penser chacun de ces deux mondes, mais d'étendre cette réflexion aux conflits et problèmes issus des rapports entre système et monde vécu.
Si nous considérons le monde vécu, toute interaction humaine met en jeu trois dimensions intimement liées, une dimension objective ou instrumentale, des normes sociales, des subjectivités ou personnalités. Toute situation d'interaction humaine requiert un accord implicite entre les différents protagonistes, ou discussion ou négociation. L' "agir communicationnel" coordonne les interactions sociales en coordonnant les orientations sur fond d'un monde vécu qui est constitué par la culture et le langage et, plus exactement, une réserve de savoir organisé par le langage. En parlant, je fais vivre, perdurer le monde du sens. Si la société se régule de moins en moins par l'agir communicationnel mais par l'argent et le pouvoir, alors ce qui fait sens échouera à se perpétuer.
Il y a donc deux sortes d'agir, l'agir stratégique par lequel on cherche à exercer une certaine influence sur l'autre (qu'on pense à la publicité ou à la propagande de type politique) , et l'agir communicationnel par lequel on cherche à s'entendre avec l'autre, de façon à interpréter ensemble la situation et à s'accorder mutuellement sur la conduite à tenir. Ce sont les conditions de cette intercompréhension qu'Habermas analyse. On peut alors mettre au point une éthique de la discussion garantissant une authentique compréhension mutuelle. Ce qui se dessine ici est le modèle démocratique du consensus que prescrit la raison communicationnelle quand on l'applique au domaine politique.
Morale et communication : conscience morale et activité communicationnelle
(Moralbewusstsein und Kommunikatives Handeln, 1983)
"Ce livre, publié en 1983, est à plusieurs égards un livre décisif pour cette fin de siècle. Il l'est en premier lieu en tant que démenti formel à la rumeur insistante selon laquelle la philosophie serait bientôt – sinon déjà – condamnée à la futilité et à l'inaction. S'appuyant sur une analyse lucide de la modernité, Habermas montre que si la tâche philosophique de médiation de la rationalité demande certes à être réévaluée, elle est non seulement possible mais encore essentielle à notre réflexion. Non content de le dire, Habermas le prouve. Tout d'abord, en mettant en œuvre la conception de la philosophie qu'il défend, conception liée à la théorie critique de la société qu'il a lui-même reconstruite sur la base d'une Raison communicationnelle, et qui préconise une coopération de toutes les activités intellectuelles déclarant une exigence de rationalité. Il le prouve encore en mettant en place, à partir de l'activité communicationnelle et de l'éthique de la discussion de K.O. Appel, une théorie proprement philosophique des relations humaines dans les sociétés contemporaines ; théorie formelle de l'intersubjectivité, elle apparaît comme une morale non prescriptive dont les principes ne sont liés qu'à la garantie de l'intercompréhension, offrant ainsi une nouvelle appréhension de la Raison pratique. Il le prouve toujours en démontrant que cette théorie, sans rien renier de son caractère philosophique, peut nouer un dialogue effectif et heuristique avec une science sociale – ici avec la psychologie sociale de Kohlberg. Il le prouve enfin en apportant à la société contemporaine, par ce dialogue, une intelligibilité critique d'elle-même qu'elle ne pourrait acquérir autrement." (Cerf)
"Les maîtres-penseurs sont tombés en discrédit. Ce fut le cas pour Hegel, il y a déjà quelque temps, lorsque Popper, dans les années quarante, l'a démasqué comme étant un "ennemi de la société ouverte"; puis ce fut le tour de Marx quand, dans les années soixante-dix, les "nouveaux philosophes" en vinrent à le désavouer comme faux prophète. C'est aujourd'hui Kant lui-même qui est frappé du même sort. C'est, si je ne me trompe, la première fois qu'on le traite en maître-penseur, en grand prêtre d'un faux paradigme, à l'emprise intellectuelle duquel nous devons nous soustraire. Il se peut ici que le nombre de ceux pour qui Kant est resté Kant prenne le dessus , mais il suffit de jeter un coup d'oeil dans le jardin du voisin pour s'apercevoir que la réputation de Kant se ternit en faveur de celle de Nietzsche qui trouve un nouvel essor.
Kant a réellement introduit un mode nouveau de fondation en philosophie. Il a considéré le progrès de la connaissance réalisé par la physique de son temps comme un fait dont l'importance devait concerner les philosophes, non en tant qu'il s'agissait de quelque chose qui se produisait dans le monde, mais en tant que cela confirmait les facultés humaines de connaissance. Selon Kant, la physique de Newton n'exige plus, en première instance, une explication empirique, mais une explication au sens d'une réponse transcendantale à la question : comment une connaissance empirique en général est-elle possible? Kant appelle transcendantale une investigation qui porte sur la recherche des conditions a priori de possibilité de l'expérience. C'est ainsi qu'il entend démontrer que les conditions de l'expérience possible sont identiques aux conditions de possibilité des objets de l'expérience. Il s'agit donc, en premier lieu, d'analyser les concepts d'objet en général, concepts dont nous faisons un usage toujours déjà intuitif. Ce type d'élucidation a l'aspect d'une reconstruction non empirique des opérations qu'un sujet connaissant ne peut implicitement éviter d'effectuer, ce qui suppose donc qu'aucune expérience ne peut être pensée sous d'autres présuppositions que celles de sa possibilité. Ce qui est à la base de la fondation transcendantale, ce n'est donc pas l'idée d'une déduction à partir des principes, mais bien plutôt l'idée que nous pouvons établir avec la plus grande certitude que rien ne peut prendre la place des opérations exécutées intuitivement toujours déjà selon les règles.
Kant est aujourd'hui discrédité en tant que maître-penseur pour avoir créé à l'aide de la fondation transcendantale une nouvelle discipline : la théorie transcendantale de la connaissance. Ce faisant, il a nommément défini la tâche ou mieux encore la profession philosophique d'une manière à la fois nouvelle et, de fait, ambitieuse. Il reste qu'il y a deux aspects sous lesquels cette définition de la vocation du philosophe nous est aujourd'hui devenue suspecte. Le soupçon est immédiatement lié au fondamentalisme même de la théorie transcendantale de la connaissance. Si la philosophie se prévaut d'une connaissance qui précède la connaissance, elle ouvre dès lors, entre elle et les sciences, un domaine spécifique dont elle possède, en propre, la maîtrise. En prétendant éclairer, une fois pour toutes, les fondements des sciences et définir, une fois pour toutes, les limites de ce dont on peut faire l'expérience, la philosophie détermine quelle doit être la place de chaque science. Or il apparaît qu'en s'attribuant le rôle de celle qui peut ainsi indiquer leur place aux sciences (Platzanwezlser) elle est allée au-delà de ses possibilités. Mais ce n'est pas tout. La philosophie transcendantale ne se limite pas à cette théorie transcendantale de la connaissance. Par l'analyse des principes de la connaissance, la critique de la raison pure entreprend aussi de critiquer le mésusage de notre faculté de connaître, taillée à la mesure des phénomènes. Kant remplace le concept de la raison substantielle, hérité de la tradition métaphysique, par le concept d'une raison différenciée dans ses moments et dont l'unité n'a plus, dès lors, qu'un caractère formel. Il sépare, en effet, de la connaissance théorique, la faculté de la raison pratique et celle du jugement, pour fournir à chacune d'elles ses propres fondements. Ce faisant, il confère à la philosophie le rôle de juge suprême, rôle qui s'étend d'ailleurs à l'ensemble de la culture... Le Hegel de la Phénoménologie entend combler ce manque au moyen d'une démarche génétique. Il découvre dans la réflexion transcendantale (qui n'était apparue à Kant que dans la révolution copernicienne) le mécanisme de conversion de la conscience qui ne cesse d'être à l'oeuvre dans l'histoire de la formation de l'esprit. Chez le sujet qui devient conscient de lui-même et chez qui, donc, les formes de la conscience se brisent l'une après l'autre, l'expérience s'accomplit de telle manière que ce qui vient tout d'abord à lui comme étant-en-soi ne peut se faire contenu que dans les formes qu'il a lui-même déjà préalablement imprimées à l'objet. L'expérience du philosophe transcendantal se répète, quant à elle, d'une manière naturelle et spontanée dans le devenir-pour-la-conscience de l'en-soi. Hegel nomme dialectique la reconstruction du façonnage et de l'élaboration de cette expérience répétée de laquelle résultent des structures toujours plus complexes. C'est ce qui, en fin de compte, constitue non seulement la forme même de la conscience, que Kant avait explorée, mais encore le savoir devenu autonome, c'est-à-dire précisément le savoir absolu. Or, c'est ce savoir absolu qui permet au phénoménologue Hegel d'assister à la genèse des structures de la conscience que Kant s'était contenté de trouver toutes faites. Il semble bien, toutefois, que Hegel donne prise à une objection semblable à celle qu'il avait émise à l'encontre de Kant. La reconstruction de la suite des formes de la conscience ne démontre en aucune manière la nécessité immanente par laquelle une forme procéderait, soi-disant, d'une autre. Ce manque, Hegel doit le combler par d'autres moyens qui prennent, en l'occurrence, la forme d'une logique. C'est ainsi qu'il fonde, à vrai dire, un absolutisme qui renchérit encore sur les prétentions que Kant attribuait à la philosophie. Le Hegel de la Logique assigne à la philosophie la tâche d'amener au concept, de manière encyclopédique, les contenus développés dans les sciences. En même temps, il explicite la théorie de la modernité qui n'était qu'ébauchée dans le concept kantien de raison, en la développant sous forme d'une critique des divisions produites par une modernité en conflit avec elle-même. Cela confère donc, à nouveau, à la philosophie un rôle qui, face à la culture dans son ensemble, est d'une importance actuelle, à l'échelle de l'histoire universelle. C'est ainsi que Hegel, et plus encore ses disciples, se sont exposés à la défiance qui a contribué à former l'image du maître-penseur... (..) ... La philosophie pragmatique et la philosophie herméneutique émettent, à l'égard de la prétention de la pensée philosophique à la fondation et à l'auto-fondation, un doute bien plus profond que celui émis par n'importe quel penseur critique, héritier de Kant ou de Hegel. En vérité, elles sortent de l'horizon dans lequel se meut la philosophie de la conscience avec son modèle cognitif tourné vers la perception et vers la représentation des objets. En lieu et place du sujet isolé qui se dirige vers les objets et qui, dans l'acte réflexif, fait de lui-même un objet, ces philosophies avancent, non seulement l'idée d'une connaissance médiatisée par le langage et destinée à l'action, mais encore elles mettent en avant les réseaux et les connexions de la pratique et de la communication quotidiennes dans lesquelles sont enchâssées les opérations cognitives qui, dès l'origine, sont intersubjectives autant que coopératives. Que ces réseaux et ces connexions soient thématisés comme forme de vie ou comme monde vécu, comme pratique ou comme interaction médiatisée par le langage, comme jeu de langage ou comme conversation, comme arrière-plan culturel, comme tradition ou comme "travail de l'histoire", on notera que tous ces concepts du common sense atteignent un niveau qui était jusque-là réservé aux concepts de base de l'épistémologie et que, néanmoins, il ne leur est pas nécessaire de fonctionner de la même manière. Les dimensions de l'activité et de la parole ne sont pas simplement des préalables à la cognition. La pratique finalisée et la communication langagière assument, au plan de la stratégie conceptuelle, un tout autre rôle que celui qui revenait à l'auto-réflexion dans la philosophie de la conscience ; elles n'ont de fonctions fondatrices que pour autant qu'elles permettent d'établir l'irrecevabilité du besoin de connaître les fondements. Ch. S. Peirce met en doute la possibilité d'un doute radical de la même manière et pour la même raison que Dilthey doute de la possibilité d'une compréhension neutre. Les problèmes s'imposent toujours dans des situations déterminées. Ils nous assaillent, en effet, comme quelque chose qui, dans une certaine mesure, serait objectif, parce que nous ne pouvons pas disposer à volonté de la totalité de nos connexions au vécu. Il en est de même pour Dilthey. Si nous n'avons pas la pré-compréhension intuitive du contexte propre à une expression symbolique, nous ne la saisissons pas, car nous ne pouvons pas transformer, à notre gré, en savoir explicité, le savoir qui se trouve sans conteste à l'arrière-plan de notre culture. Toute interprétation, toute solution apportée à un problème dépend d'un réseau de présuppositions que nous percevons confusément. Or il est impossible, au moyen d'une analyse qui tend à l'universel, d'appréhender ce réseau en raison même de son caractère à la fois totaliste et particulariste. Telle est la ligne argumentative qui soumet à la critique le mythe du donné, et par conséquent les différenciations entre sensibilité et entendement, intuition et concept, forme et contenu, comme les différenciations entre jugements analytiques et jugements synthétiques, entre a priori et a posteriori. Cette manière de fluidifier le dualisme kantien pourrait encore évoquer la métacritique hégélienne ; toutefois, le contextualisme et l'historicisme qui sont associés à cette "fluidification" interdisent tout retour à Hegel.
Les acquis des intellections pragmatistes et herméneutiques sont indéniables. Ainsi, l'orientation vers les opérations de la conscience est abandonnée au profit d'un recentrage sur les objectivations de l'agir et du parler. La fixation sur la fonction cognitive de la conscience et sur la fonction représentative du langage (sur la métaphore visuelle du "miroir de la nature") est abandonnée au profit d'une mise en place d'opinions justifiées qui, chez Wittgenstein et Austin, embrasse l'ensemble des forces illocutoires, c'est-à-dire tout ce qui peut être dit et pas seulement les contenus des discours qui s'en tiennent aux faits. "Dire ce qu'il en est de quelque chose" devient dès lors un cas particulier de "dire quelque chose". Mais une question se pose. Ces intellections ne sont-elles compatibles qu'avec une interprétation du pragmatisme et de la philosophie herméneutique qui recommande d'abandonner l'exigence rationnelle de la pensée philosophique, et donc de répudier la philosophie ? Ou bien caractérisent-elles un nouveau paradigme qui, certes, remplace le jeu de langage mentaliste de la philosophie de la conscience, sans cependant abroger les modes de fondation de cette même philosophie, appropriés et allégés par l'autocritique ? Faute d'arguments frappants et surtout faute d'arguments simples, il m'est impossible de répondre directement à cette question ; aussi vais-je, à nouveau, recourir à l'exposé narratif...." (traduction Christian Bouchindhomme, Cerf).
Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences
(Der Philosophische Diskurs der Moderne : 12 Vorlesungen, 1988)
Douze conférences (dont les quatre premières furent prononcées au Collège de France en mars 1983), un répertoire des occasions manquées qui auraient pu permettre, dans l'histoire de la philosophie occidentale, de sortir du paradigme de la "raison centrée sur le sujet"..
"Depuis que Hegel a voulu réconcilier la raison avec le réel (son célèbre «le réel est rationnel»), et qu'avec lui culmine le principe de subjectivité, dont il fait le principe même des "temps nouveaux" s'incarnant dans tous les domaines de la vie moderne (religion, Etat, morale, science, art), ses critiques les plus virulents en restent également tributaires, ne serait-ce que sur le mode négatif et jusque dans leurs tentatives les plus affirmées de détrôner la raison instrumentale dont il est la contrepartie. "Dans le discours de la modernité, un reproche est formulé qui, en substance, reste inchangé de Hegel et de Marx à Nietzsche et à Heidegger, de Bataille et de Lacan à Foucault et à Derrida, reproche qui consiste en une accusation - dirigée contre une raison qui se fonde dans le principe de la subjectivité - selon laquelle une telle raison ne dénoncerait toutes les formes apparentes d`oppression et d'exploitation que pour y substituer l'intangible domination de la rationalité elle-même".
Le problème est que ces théories n'ont pas réussi à s`affranchir du modèle qu'elles contestent, ou ne s'en affranchissent qu'au prix d'apories autoréfutatives, comme l'aporie de la théorie du pouvoir chez Foucault. Habermas rejoint certaines de ces théories, notamment sur le constat d`un épuisement du paradigme du sujet et de la conscience, mais il montre par ailleurs comment ces auteurs restent négativement obnubilés par ce sujet et cette raison instrumentale qu'ils veillent détrôner.
À ces pensées aporétiques, Habermas oppose sa théorie intersubjective du langage et d'une raison libérée de l'instrumentalisation logocentrique : une pensée “postmétaphysique” dont il reconstruit ici les antécédents philosophiques. Le projet mené à travers le Discours de la modernité est de poursuivre la critique du modèle de la philosophie du sujet, mais avec
des moyens philosophiques qui permettent de revivifier le projet des Lumières sans en abandonner les acquis, notamment dans ses revendications d'autonomie et de "capacité à trouver en elle-même ses propres garanties" (Selbstvergewisserung). C'est ce projet qu'engage Habermas et dont il entend s'acquitter en passant du paradigme de la raison centrée sur le sujet au "paradigme de la raison communicationnelle", c'est-à-dire à à celui de l' "entente" entre sujets capables de parler et d'agir. Les sujets "coordonnent" leurs projets et n'ont ainsi plus ni vis-à-vis d'Alter ni vis-à-vis d'eux-mêmes l'attitude objectivante dénoncée par les critiques de la rationalité instrumentale. Ainsi la rationalité n'est-elle pas perdue, mais élargie, permettant une théorie de la "société" où les sujets ne sont pas simples producteurs, mais où ils peuvent intersubjectivement coordonner leurs actions, bien que toujours menacés par la logique autonome des systèmes (argent et pouvoir) ; une théorie de la "rationalité", où par l'entente intersubjective se trouve réactivé le potentiel critique de la raison ...
"La modernité: sa conscience du temps et son besoin de trouver en elle-même ses propres garanties - Dans le célèbre avant-propos au recueil de ses essais de sociologie de la religion, Max Weber expose ce "problème qui relève de l'histoire universelle" et auquel il a consacré l'œuvre scientifique de toute sa vie : pourquoi "le développement scientifique, artistique, politique, économique" ne s'est-il pas dirigé, ailleurs qu'en Europe, "sur la voie de la rationalisation qui est le propre de l'Occident" ? Pour Max Weber, l'existence d'un lien interne - qui ne saurait donc seulement être contingent - entre la modernité et ce qu'il appelait le rationalisme occidental allait encore de soi. Selon sa description, le processus de désenchantement par suite duquel les conceptions religieuses du monde, en se désintégrant, engendrent en Europe une culture profane, est un processus "rationnel". Les sciences empiriques modernes, les arts devenus autonomes et les théories morales et juridiques fondées sur des principes ont ainsi constitué des sphères de valeurs culturelles permettant la mise en œuvre de processus d'apprentissage qui obéissent, selon le cas, aux légalités internes des problématiques théoriques, esthétiques ou pratico-morales.
Mais ce que Max Weber a décrit du point de vue de la rationalisation, ce n'est pas seulement la laïcisation de la culture occidentale, c'est avant tout le développement des sociétés modernes. Les nouvelles structures sociales sont caractérisées par la différenciation des deux systèmes qui se sont cristallisés autour des centres organisateurs que sont l'entreprise capitaliste et l'appareil bureaucratique de l'État, et qui, d'un point de vue fonctionnel, s'interpénètrent. C'est là un processus que Max Weber comprend comme étant l'institutionnalisation de types d'activités rationnelles par rapport à leurs fins, l'activité économique et l'activité administrative. Dans la mesure où cette rationalisation culturelle et sociale a envahi la vie quotidienne, les formes de vie traditionnelles, dont la différenciation - aux débuts de la modernité - se faisait avant tout en fonction des corporations, se sont elles aussi désagrégées. Il reste que la modernisation du monde vécu n'obéit pas seulement aux structures d'une rationalité finalisée. Si l'on s'en tient à ce que nous apprennent E.Durkheim et G.H. Mead, les mondes vécus rationalisés se seraient plutôt caractérisés à la fois par un rapport - désormais réflexif - à des traditions ayant perdu leur spontanéité naturelle, par l'universalisation des normes d'action et par une généralisation des valeurs libérant, d'une part, l'activité communicationnelle des contextes étroitement circonscrits et donnant, d'autre part, accès à un éventail optionnel élargi; enfin, ces mondes vécus se seraient caractérisés par des modèles de socialisation visant à former des identités personnelles abstraites et forçant les adolescents à s'individualiser. Voilà, en ses grandes lignes, le tableau de la modernité que brossent les classiques de la théorie sociale. Aujourd'hui, la thématique de Max Weber se présente sous un autre jour; ce changement est dû tout autant au travail de ceux qui se réclament de lui qu'à celui de ses critiques. Le terme de "modernisation" n'a été créé que dans les années cinquante; il désigne depuis une approche théorique qui reprend la question de Max Weber, mais y répond avec les moyens du fonctionnalisme sociologique. Le concept de modernisation désigne un ensemble de processus cumulatifs qui se renforcent les uns les autres; il désigne la capitalisation et la mobilisation des ressources, le développement des forces productives et l'augmentation de la productivité du travail; il désigne également la mise en place de pouvoirs politiques centralisés et la formation d'identités nationales; il désigne encore la propagation des droits à la participation politique, des formes de vie urbaine et de l'instruction publique; il désigne enfin la laïcisation des valeurs et des normes, etc. Par rapport au concept wébérien de "modernité", la théorie de la modernisation procède à une abstraction lourde de conséquences. Elle détache la modernité de ses origines - l'Europe des temps modernes - et la présente comme un modèle général des processus d'évolution sociale, indifférent au cadre spatio-temporel auquel il s'applique. De plus, elle rompt le lien interne existant entre la modernité et la continuité historique du rationalisme occidental, de telle façon qu'il devient impossible de comprendre les processus de modernisation en tant que rationalisation, c'est-à-dire en tant qu'objectivation historique de structures rationnelles. Selon James Coleman, cette démarche a l'avantage de délester le concept de modernisation, généralisé par une théorie évolutionniste, de l'idée d'un achèvement de la modernité, et donc d'un état téléologique inévitablement suivi de développements "post-modernes". Il est un fait que c'est bien la recherche sur la modernisation, telle qu'elle s'est développée dans les années cinquante et soixante, qui a créé les conditions permettant au terme de "post-modernité" de se répandre parmi les sociologues. Il est indiscutable que, en face d'une modernisation autonome par rapport à l'évolution - et quasi automatique -, l'observateur sociologue est d'autant plus à l'aise pour congédier l'horizon conceptuel du rationalisme occidental dans lequel la modernité s'est développée. Dès lors que sont rompues les relations internes entre le concept de modernité et la manière dont cette modernité se comprend elle-même dans l'horizon de la raison occidentale, il est possible de relativiser les processus de modernisation qui se poursuivent de manière quasi automatique, et d'adopter le regard distancié d'un observateur post-moderne. Arnold Gehlen a exprimé cela par une formule saisissante : les prémisses des Lumières sont mortes, leurs conséquences seules continuent à agir. Dans une telle perspective, la modernisation sociale, en se poursuivant de manière autosuffisante, s'est émancipée des forces motrices d'une modernité culturelle qui paraît dépassée; elle se contente de mettre en oeuvre les lois fonctionnelles de l'économie et de l'État, de la technique et de la science, dont on prétend qu'ils constituent désormais un système soustrait à toute action modificatrice. L'accélération irrésistible des processus sociaux apparaît alors comme l'envers d'une culture épuisée, passée à l'état de cristallisation. Gehlen parle d'une "cristallisation" de la culture moderne, dans la mesure où "les possibilités qu'elle renfermait ont, pour l'essentiel, été développées de façon exhaustive. On a par ailleurs découvert et intégré les possibilités opposées et les antithèses, de sorte qu'il est désormais improbable de voir apparaître des changements affectant les prémisses... Dès lors que vous aurez admis cette idée, vous percevrez la cristallisation jusque dans un domaine aussi étonnamment vivant et multicolore que la peinture moderne". L'histoire des idées étant close, Gehlen peut constater avec soulagement "que nous sommes entrés dans la post-histoire". Il donne ainsi le même conseil que Gottfried Benn : "Gère bien les fonds dont tu disposes." Cette façon néo-conservatrice de congédier la modernité ne s'adresse donc pas au dynamisme effréné de la modernisation sociale, mais à l'enveloppe vide d'une conception culturelle, apparemment dépassée, de la modernité.
C'est, en revanche, sous une forme politique tout à fait différente - à savoir sous une forme anarchiste - que l'on rencontre l'idée de la post-modernité chez les théoriciens qui ne considèrent pas qu'un découplage soit intervenu entre modernité et rationalité. Eux aussi revendiquent la fin des Lumières et franchissent l'horizon d'une tradition de la raison dont la modernité européenne s'était réclamée : eux aussi prennent pied dans la post-histoire. Mais, à la différence de la façon dont le néo-conservatisme donne congé à la modernité, celle de l'anarchisme vise la modernité dans son ensemble. Au moment où disparaît ce continent de catégories sur lequel repose le rationalisme occidental au sens de Max Weber, la raison dévoile son vrai visage, autrement dit elle est démasquée tout à la fois comme étant une subjectivité qui assujettit tout en étant elle-même asservie, et comme une volonté de maîtrise instrumentale. La force subversive d'une critique du type de celles de Heidegger ou de Bataille - qui arrache le voile de la raison pour faire apparaître la volonté de puissance pure et simple - est supposée ébranler en même temps la cage d'acier dans laquelle l'esprit de la modernité s'est objectivé socialement. Dans cette perspective, la modernisation sociale ne saurait survivre à la fin de la modernité culturelle d'où elle est issue; il ne semble pas qu'elle puisse résister à l'anarchisme "immémorial" sous le signe duquel s'annonce la modernité.
Quelles que soient les différences entre ces deux versions d'une théorie de la post-modernité, l'une et l'autre rompent avec l'horizon catégorial dans lequel s'est constituée l'idée que la modernité européenne se faisait d'elle-même. L'une et l'autre théorie de la post-modernité prétendent être sorties de cet horizon et l'avoir abandonné en tant qu'horizon d'une époque révolue. Or Hegel fut le premier philosophe à développer en toute clarté un concept de la modernité; c'est pourquoi il nous faut remonter à lui pour comprendre la signification qu'avait la relation interne entre modernité et rationalité, signification qui allait de soi jusqu'à Max Weber et qui est aujourd'hui remise en question. Nous devons réexaminer le concept hégélien de modernité, afin de nous rendre compte si la prétention de ceux qui placent leurs analyses sous d'autres prémisses est légitime. En tout cas, nous ne pouvons pas écarter a priori le soupçon que la pensée post-moderne ne fait qu'usurper une position transcendante, tout en restant tributaire des présuppositions propres à l'idée que la modernité a d'elle-même et que Hegel a mises en évidence. Nous ne pouvons exclure d'emblée que, prétendant congédier la modernité, le néo-conservatisme ou l'anarchisme esthétisant ne fassent pas, une fois de plus, que se révolter contre la modernité. Il se pourrait, en effet, qu'ils se contentent de draper en post-Lumières leur complicité avec une vénérable tradition de la réaction contre les Lumières...." (traduction Christian Bouchinhomme et Rainer Rochiltz, Gallimard)
"La raison communicationnelle : une autre voie pour sortir de la philosophie du sujet - ... L'embarras dans lequel la philosophie du sujet plonge les sciences humaines est critiqué de manière lumineuse par Foucault; il montre bien comment, en fuyant l'aporétique à laquelle conduisent les autothématisations contradictoires d'un sujet qui entreprend de se connaître lui-même, elles ne font que s'enfoncer un peu plus dans un scientisme autoréifiant. Reste que Foucault est moins perspicace lorsqu'il s'agit des apories de sa propre approche et qu'il ne voit pas que sa théorie du pouvoir est frappée d'un destin analogue à celui des sciences humaines. En voulant atteindre la stricte objectivité qui lui permettrait de surmonter ces pseudo-sciences, sa théorie ne fait que se prendre d'autant plus désespérément dans les chausse-trappes d'une historiographie, qui, assujettie au présent, se voit contrainte de se relativiser en devenant son propre démenti, restant incapable, de surcroît, de fournir la moindre information sur la base normative de sa rhétorique. A l'objectivisme de la maîtrise de soi, là, correspond, ici, le subjectivisme de l'oubli de soi. C'est d'avoir tenté de préserver dans la catégorie du pouvoir ce qu'il y a de transcendantal dans les opérations de production, en en évinçant néanmoins toute subjectivité, qui a mis la théorie foucaldienne en butte à l'assujettissement au présent, au relativisme et au cryptonormativisme. Ce concept de pouvoir ne délivre pas le généalogiste de la nécessité de devoir se livrer à des autothématisations contradictoires. Il convient donc de revenir, une fois encore, sur le lieu d'où la critique de la raison démasqué les sciences humaines, en ayant désormais conscience toutefois d'une réalité qu'ignorent obstinément les nietzschéens. Ils ne voient pas, notamment, que le contre-discours philosophique - co-originaire au discours philosophique de la modernité inauguré par Kant - a, d'ores et déjà, aménagé une contrepartie à la subjectivité comme principe de la modernité. Les apories catégoriales de la philosophie de la conscience, que Foucault diagnostique, avec perspicacité, dans la conclusion de "Les Mots et les Choses", ont déjà bel et bien été analysées de manière analogue par Schiller, Fichte, Schelling et Hegel. Certes, les solutions proposées diffèrent. Mais, dès lors, si la théorie du pouvoir ne laisse, elle non plus, entrevoir aucune voie permettant de sortir de cette situation aporétique, il convient de remonter,
jusqu'à son point de départ, le chemin parcouru par le discours philosophique de la modernité - afin d'une fois encore examiner quelle fut, aux carrefours, la direction chaque fois suivie. C'est l'intention qui a présidé aux différents chapitres de ce livre. Il faut se rappeler que j'ai souligné chacun des moments où, respectivement, le jeune Hegel, le jeune Marx, mais aussi Heidegger dans "Être et Temps" et Derrida dans sa discussion de Husserl, se sont trouvés face à une autre solution qu'ils n'ont pas choisie. D'une part, pour Hegel et Marx, la solution aurait pu être de faire entrer l'intuition de la totalité morale, non plus dans l'horizon autoréférentiel des sujets connaissants et agissants, mais de l'expliciter à partir du modèle de la formation non contrainte de la volonté, dans le cadre d'une communauté communicationnelle obéissant à des nécessités de coopération. Elle aurait pu être, d'autre part, pour Heidegger et Derrida, d'imputer les horizons à travers lesquels est créé le sens de la compréhension du monde, non plus à un Dasein se projetant lui-même de manière héroïque, ou à un Advenir (historial) formant les structures à l'insu des acteurs, mais à des mondes vécus qui, structurés par la communication, se reproduisent à travers le médium tangible de l'activité orientée vers l'inter-compréhension. Je l'ai suggéré chaque fois au moment crucial : il fallait remplacer le paradigme de la connaissance des objets par celui de l'entente entre sujets capables de parler et d'agir. Hegel et Marx n'ont pas opéré ce changement de paradigme, quant à Heidegger et Derrida, quoiqu'ils aient tenté de distancer la métaphysique de la subjectivité, ils n'en sont pas moins restés en même temps attachés à l'intention de la philosophie de l'origine. Foucault lui-même, enfin, s'est éclipsé du lieu à partir duquel il a triplement analysé la tendance compulsive du sujet auto-référentiel au dédoublement aporétique, pour glisser dans une théorie du pouvoir, qui s'est révélée être un cul-de-sac. En déclarant sèchement que l' "homme" n'existe pas, il s'est engagé, à l'instar de Heidegger et de Derrida, dans une voie par laquelle il niait abstraitement le sujet auto-référentiel. Contrairement à eux, il n'a toutefois plus tenté de compenser, par une temporalisation des puissances originaires, cet ordre perdu des choses, que le sujet, délaissé par la métaphysique et structurellement surdéterminé, voudrait vainement renouveler par ses propres moyens. Il reste que le "pouvoir" historico-transcendantal - l'unique constante dans les hauts et les bas des discours tantôt dominés, tantôt dominants - s'avère n'être, en fin de compte, qu'un équivalent de ce qu'était autrefois la "vie" pour les philosophies vitalistes. Il est donc nécessaire, pour qu'une solution assurée se dessine enfin, non seulement de ne plus présupposer - avec un rien de sentimentalité - que nous sommes les sans-logis de la métaphysique, mais encore de comprendre que les oscillations fébriles entre une optique transcendantale et une optique empirique, entre une auto-réflexion radicale et un immémorial qui ne se laisse pas appréhender par la réflexion, entre la productivité d'une espèce qui se produit elle-même et un originaire qui prime toute production que le jeu de piste de ces dédoublements, donc, n'est que ce qu'il est, à savoir un symptôme d'épuisement. Et ce qui est épuisé, c'est le paradigme de la philosophie de la conscience. S'il en est ainsi, en passant au paradigme de l'intercompréhension, les symptômes d'épuisement doivent effectivement disparaître...." (traduction Christian Bouchinhomme et Rainer Rochiltz, Gallimard)