Peter Handke (1942) - Elfried Jelinek (1946) - Bernhard Schlink (1944) - Christoph Hein (1944) - Volker Braun (1939) - Jurek Becker (1937-1997) ..

Last Update : 12/31/2016

En littérature de langue allemande, la génération née pendant ou après la guerre conteste une littérature installée, soutien d'un pouvoir politique dans son effort de reconstruction.  Les grands mouvements parcourant les pays occidentaux favorisent un changement de cap qui se manifeste d'une part dans une littérature militante dont le moyen d'expression favori, parce que le plus public, est le théâtre (Rolf Hochhuth, Peter Weiss), et d'autre part dans des récits-descriptions qui vont privilégier les modèles de langage, de comportements et de perceptions (Peter Handke). Il y a quelques dizaine d'années, Hans Magnus Enzensberger regrettait «que les Allemands n'aient pas leur Balzac, pas même un Zola qui raconterait leurs moeurs et leurs habitudes. Cette flore étrange qui pousse dans la serre qu'est la république fédérale serait pourtant un excellent sujet». 


Peter Handke (1942)
L'œuvre dramatique de Peter Handke plonge dans une infinie solitude, qu'elle soit subie ou voulue nous importe peu. Elle sourd d'une profonde angoisse qui s'impose brutalement à tout notre être, angoisse dont l'origine ou la réduction nous importent peu, elle aussi. Elle s'exprime paradoxalement dans une incommunicabilité foncière, que tente de rompre une singulière créativité verbale qui, seule, nous permet de percevoir le monde et de l'habiter. Narrateur, personnage et lecteur devenons soudainement étrangers au contexte de notre propre existence, notre intériorité importe peu, elle n'est fondamentalement que projection de nos instincts et de nos phobies dans un monde que nous parcourons et qui se modifie étrangement au fur et à mesure que nous l'observons. Banalité et quotidienneté gagnent ainsi une singulière profondeur, laissant paraître entre nous et les autres, entre nous le monde, un espace intermédiaire que nous sommes seuls à parcourir et qui ne sera jamais tout à fait le même..

Né à Griffen dans une famille de petits paysans autrichiens. Sa mère est d'origine slovène. Il n'a pas de père connu. Sa mère se marie. C'est son beau-père (un alcoolique qu'il déteste) qui lui donne un nom et quatre frères et sœurs. Son enfance est marquée par la guerre. Il passe son enfance à Berlin puis retourne dans son village natal en 1948. Il commence à écrire à l'âge de 16 ans. Lorsque la maison d'édition Suhrkamp accepte son premier roman "Les Frelons" (Die Hornissen, 1965), il interrompt ses études de droit qu'il était sur le point de terminer et mènera dès lors une existence d'écrivain indépendant. En 1966, instantanément, il devient célèbre par le succès de sa pièce de théâtre "Outrage au public" et par le scandale qu'il provoque en attaquant «l'impuissance descriptive »  du Groupe 47, un cercle d'écrivains et de critiques qui, jusque-là, dominait la littérature de langue allemande d'après-guerre. Ce scandale fera de lui le porte-parole de la jeune génération contestataire ; mais, face au mouvement de 1968, il préfère se retirer dans la « tour d'ivoire » d'une littérature hypersensible.

À ses débuts, Handke se range délibérément du côté de la littérature expérimentale : dans ses romans (les Frelons, 1966 ; "le Colporteur", 1967 ; "l'Angoisse du gardien de but au moment du penalty", 1970), il se réfère au « nouveau roman » ; dans ses pièces ("Outrage au public", 1966 ; "Gaspard", 1967 ; "la Chevauchée sur le lac de Constance", 1971) ainsi que dans ses textes poétiques, "l'Intérieur de l'extérieur de l'intérieur" (1969), il se sert des techniques élaborées par le « groupe de Vienne ».

À cette phase succède une évolution marquée par l'expérience autobiographique (voyages, lieux de séjour, dont Paris, naissance de son enfant, suicide de la mère) : en témoignent "le Malheur indifférent" (1972, Wunschloses Unglück)," l'Heure de la sensation vraie" (1975, Die Stunde der wahren Empfindung), "le Poids du monde" (1977, Das Gewicht des Welt), "Lent Retour" (1979, Langsame Heimkehr), "Histoire d'enfant" (1981, Kindergeschichte), "Après-midi d'un écrivain" (1987, Nachmittag eines Schriftstellers), "Mon année dans la baie de Personne" (1994, Mein Jahr in der Niemandsbucht. Ein Märchen aus den neuen Zeiten) et la pièce "Par les villages" (1981, Über die Dörfer).

Wim Wenders a réalisé les trois adaptations cinématographiques "L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty" (1972), "Faux Mouvement" (1975) et "La Femme gauchère" (1978).

 

"Les Frelons" (Die Hornissen, 1965)
Premier roman de Peter Handke, récit chronologique de la journée d'un adolescent, un dimanche, traversé de retours en arrière réels ou inventés., de sensations et de perceptions élémentaires. "Manifeste dirigé contre une certaine impuissance de la littérature à décrire la réalité, c'est aussi un roman d'apprentissage de l'écriture, et il s'inscrit par là dans la grande tradition qui, dénonçant l'érosion du langage et son inadéquation profonde, le régénère et invente un style. La contradiction est maintenue entre l'investigation obstinée d'une réalité qui se dérobe et l'exploration systématique des ressources qu'offre le langage pour la transmettre : un homme tente de reconstituer un livre qu'il a lu ou qu'on lui a raconté, sans qu'on sache si ses souvenirs renvoient à ce livre hypothétique ou à des événements de sa propre existence, ni si ce qui le touche n'est pas en réalité ce qui arrive au héros aveugle du roman ainsi fragmenté. Ces interférences aux frontières indécidables de la vraisemblance dans le récit comme dans la réalité qu'elles présupposent sans jamais la garantir font jouer les glissements subreptices des différentes surfaces narratives comme autant de miroirs déformants interposés à plusieurs niveaux de notre perception. L'«inquiétante étrangeté» de ce texte tient précisément à cette constante alternance entre une réalité minutieusement décrite, celle de la mort d'un frère du héros, obsédante dans sa densité, et sa dissolution aussi soudaine dans la futilité, l'ironie, la fadeur d'un monde désespérément lisse. " (Gallimard)

 

Le Colporteur (Der Hausierer, 1967)

Quelqu'un - c'est le colporteur - est témoin d'un crime. Étranger au lieu, simple «voyeur», il est soupçonné. Son attitude l'accuse. Il est poursuivi. Finalement libéré, au lieu de s'éloigner, il reste sur les lieux. Nouveau crime. Suspect de nouveau, il est arrêté, emprisonné. De nouveau libéré, il ne s'éloigne toujours pas. Pris au jeu, soupçonné, allant jusqu'à comprendre qu'il pourrait se soupçonner lui- même, il devient pur constat (comme le livre lui- même). Il enquête. Il découvre un fait caché aux autres. Pour finir, il trouvera le vrai coupable.

Ce «roman policier» qui est aussi un «nouveau roman» est en fait mi-théorique, mi-narratif. Chaque chapitre a deux parties. L'une met en avant les principes, l'autre présente la suite de l'action, qui ne confirme que rarement ces principes. Ouvrage rapide, laconique, où se rencontrent cependant, en passant, certaines réflexions qui ont valeur d'aphorismes, Le colporteur, comme les pièces-happenings dont il est l'auteur, place Peter Handke parmi les écrivains majeurs de la littérature allemande contemporaine. 

".. Le colporteur marche sur le papier palpitant. Il demande le chemin mais, étonné des gestes avec lesquels la personne interrogée lui indique sa route, il oublie de faire attention à la réponse. Les ongles s'enfoncent dans les paumes. Il ne peut rien arriver. Il a tout le temps de s'étonner. Personne ne pense à la mort par un jour comme celui-ci. une manche de bêche dépasse du coffre à ballast. La rue n'est pas déserte. Le colporteur aperçoit une pierre de la grosseur d'un poing d'enfant. Le cuir chevelu se contracte. Personne ne s'essuie rapidement le visage avec son mouchoir. Le trottoir est relativement élevé par rapport à la chaussée. Le manteau couvre le colporteur jusqu'aux chevilles. De la mousse de savon sort d'un interstice, sous la porte de la boutique. La bouteille nage presque verticale dans l'eau. Des fenêtres alternent avec des portes. Il voit les gens plus distinctement que de coutume. L'ongle racle un peu l'étoffe des boutons. Le colporteur active les jambes comme tout naturellement. Les dossiers de sièges, dans l'auto, dessinent une ligne exemplaire. La rue vient d'être arrosée. Il est surpris de voir ses propres genoux devant lui. Les fenêtres étincellent. Incrédule, il hoche la tête. Un seul soulier brille, l'autre est encore poussiéreux. Les pensées l'assaillent. Un clou s'est tordu sous le marteau ! Le colporteur frappe contre le mur avec un crayon. Bien vainement mais dans l'incapacité de faire autre chose, il observe la vieille femme assise sur un tabouret, devant la porte de la maison. Il marche entre les maisons autrement qu'en pleine campagne. La main, qui a porté la valise, tremble. La porte de la cabine téléphonique est fermée. C'est une belle matinée. Après avoir entendu le premier coup de la cloche, hors d'haleine il attend le second. La pointe des souliers se retrousse vers le haut ! Il ne regarde ni à droite ni à gauche. Les mains reposant sur le volant sont revêtues de gants de cuir. Il ne peut pas imaginer que quelqu'un puisse crier maintenant. Si les objets ne l'inquiètent pas, ils ne le divertissent pas non plus. Autant qu'il puisse voir, la terre est intacte. Il n'a sur lui que des objets personnels. Ses vêtements sont plus appropriés à l'obscurité qu'au grand jour. Les cheveux sont hirsutes bien qu'il n'y ait pas de vent. Ceux qui viennent à sa rencontre le toisent de haut en bas. Le filet s'amincit, maintenant qu'il coule sur la surface verticale. Le colporteur tend l'oreille. Tous les angles de maisons sont arrondis. Face à la rue, une nausée de toute distance le saisit soudain. Peut-être la corde en a-t-elle été arrachée des mains de celui qui actionnait la cloche. Pourquoi faut-il que le lacet se dénoue juste maintenant ? On étend une bâche sur l'auto. Il existe d'innombrables directions. Les ongles le démangent. Deux vieilles femmes scient un gros tronc en deux. C'est de distraction qu'il aurait alors besoin. Le tuyau posé sur le sol se gonfle brusquement. Les poches du manteau sont si larges et profondes que les mains n'y trouvent nul contact. Il titube intentionnellement. Les murs de la maison ne portent pas le moindre signe ou dessin. Tout est à sa place. Le colporteur sourit méchamment. Un épais journal est fixé au kiosque de vente à l'aide d'une pince. La bicyclette est convenablement appuyée au mur. Il bâille tout en marchant. Les images se déplacent dès qu'il aspire. Le corps refuse tout ce que voient les yeux. Les rondins décharges du camion tonnent. Il ignore où il peut laisser la main. La femme essuie le loquet avec un chiffon. Il sursaute à la première détonation du raté d'allumage. Chaque mot qu'il entend est suivi d'un autre. Il a si longtemps marché que les deux lacets se sont dénoués. L'appareil téléphonique garde encore les traces d'une main suante. Il doit répéter la pensée jusqu'à ce qu'elle en soit détruite.

Il aspire et il expire.

Il observe comment l'ordre environnant se change en jeu. Le tintement des verres n'évoque nul péril. Il ne répond que par gestes et par mines, quand on lui parle. Le rire de la femme s'intègre à tous les autres sons. Bien que le colporteur ne pense jamais y faire la connaissance de qui que ce soit, il s'efforce pourtant de retenir les visages. La rue est noircie de plaques de suie. Les doigts qu'il croyait crispés se sont ouverts. Il y a devant la porte une botte isolée à la tige qui s'affaisse. La poubelle semble vide. La pièce de monnaie est encore chaude...." (Gallimard, traduction Gabrielle Wittkop-Ménardeau)."

 

Die Angst des Tormanns beim Elfmeter

(The Goalkeeper's Fear of the Penalty)

Wim Wenders (1972)

mit Arthur Brauss (Josef Bloch), Kai Fischer (Hertha Gabler), Erika Pluhar (Gloria)..

Très sensible à l'influence qu'a eue sur son pays la culture américaine, Wim Wenders (1945) a campé des personnages solitaires dont les émotions ne s'expriment réellement que lorsqu'ils sortent de leur cadre de vie, "les Ricains ont colonisé notre subconscient" : "L'Ami américain" (1977), "Paris,Texas" (1984), "Les Ailes du désir" (1987), "Buena Vista  Social Club" (1999), "Don't Come Knocking" (2005)...

 

L'Angoisse du gardien de but avant le penalty

(Die Angst des Tormanns beim Elfmeter, 1970)

Nous sommes à Vienne, au mois d'octobre. Un ancien gardien de but, Josef Bloch, se croit licencié de l'entreprise où il travaille et quitte tout. Il se fait conduire en taxi au marché couvert où il achète du raisin. Après avoir pris une chambre d'hôtel, il reste un moment au stade, passe la nuit avec une caissière de cinéma : son errance finit par se transformer en vraie fuite après qu'il l'ait étranglée. Il va se livrer à de gratuites et dangereuses extravagances, jusqu'au jour où il assiste à un match de football au cours duquel le gardien de but réussit à arrêter un penalty : sa peur va alors être jugulée. Cet itinéraire intérieur, aux fausses allures de roman policier, reste sans fin, on ne sait ce qu'il va advenir de Joseph Bloch, son destin reste encore ouvert...

"Le monteur Joseph Bloch, qui avait été un célèbre gardien de but, fut informé, quand il se présenta le matin à son travail, qu'il était congédié. Du moins Bloch interpréta-t-il ainsi le fait que seul le contremaître leva les yeux de son casse-croûte lorsqu'il ouvrit la porte de l'abri où les ouvriers faisaient la pause, et Bloch quitta le chantier. Dans la rue, il tendit le bras, mais jamais la voiture qui le dépassa - qu'il ait ou non tendu le bras pour appeler un taxi - n'avait été taxi. Finalement Bloch entendit un coup de frein devant lui; il pivota : un taxi se trouvait maintenant derrière lui, le chauffeur jurait; Bloch pivota de nouveau, monta en voiture et se fit conduire au marché couvert.

C'était une belle journée d'octobre. Bloch mangea une saucisse chaude à un stand, puis se dirigea vers un cinéma en passant entre les stands. Tout ce qu'il voyait le dérangeait; il essaya d'en percevoir les moins possible. Il commença à respirer dans la salle de cinéma.

Après coup il s'étonna que, au geste par lequel il avait posé l'argent sur la plaque tournante du guichet, sans rien dire, la caissière ait répondu par un autre geste, comme si ça allait de soi . Il vit une pendule électrique à cadran lumineux près de l'écran. Au beau milieu du film, il entendit sonner une cloche ; il ne sut pendant longtemps si elle sonnait dans le film ou bien au-dehors, dans l'église située près du marché. De retour dans la rue, il s'acheta du raisin, particulièrement bon marché à cette époque de l'année. Il poursuivit son chemin ; en même temps il mangeait le raisin dont il recrachait les peaux. Le premier hôtel dans lequel il demanda une chambre refusa de le recevoir parce qu'il n'avait avec lui qu'un porte-documents ; le portier du second hôtel, situé dans une petite rue, le conduisit lui-même jusqu'à la chambre. Tandis que le portier partait, Bloch s'étendait déjà sur le lit et s'endormait presque aussitôt. Le soir, il quitta l'hôtel et s'enivra. Puis son ivresse passa et il essaya de téléphoner à des amis; un grand nombre de ces amis n'habitaient pas en ville et l'appareil automatique ne restituait pas les pièces, Bloch se trouva vite à court de monnaie. Il supposa qu'un policier qui passait s'arrêterait peut-être s'il le saluait ; le policier ne répondit pas à son salut. Bloch se demanda si le policier avait pu mal interpréter les paroles qu'il lui avait criées d'un côté à l'autre de la rue et songea à l'aisance avec laquelle la caissière du cinéma, elle, avait fait tourner vers lui la plaque et le ticket. Il avait été si frappé par la rapidité du geste qu'il avait failli oublier de prendre son ticket sur le guichet. Il décida de revoir la caissière. Quand il arriva près du cinéma, l'éclairage des vitrines s'éteignait. Bloch vit sur une échelle un homme qui remplaçait les lettres du titre par celles du titre du prochain film. Il attendit de pouvoir lire le titre de l'autre film ; il regagna son hôtel.

Le lendemain était un samedi : Bloch se décida à rester un jour de plus dans cet hôtel. Pour le petit déjeuner, il était seul dans la salle à manger, à l'exception d'un couple d'Américains; il écouta un moment leur conversation qu'il suivait assez bien parce qu'il était allé plusieurs fois à New York avec son équipe pour un tournoi; puis il sortit vite pour acheter un ou deux journaux. Comme c'était l'édition du samedi, les journaux étaient très lourds ce jour-là; il ne les plia pas mais il les emporta à l'hôtel sous son bras. Il s'installa de nouveau à la table du petit déjeuner, qu'on avait déjà débarrassée, et mit de côté les pages des petites annonces; ça le déprima. Il vit deux personnes, dehors, avec d'épais journaux. Il retint son souffle en attendant qu'elles soient passées. C'est alors qu'il s'aperçut que c'étaient les deux Américains; il ne les avait jamais vus qu'installés devant une table, dans la salle à manger, et ne les avait pas reconnus dehors.

Ensuite, dans un café-restaurant, il s'attarda devant le verre d'eau qu'on apportait avec la tasse de café. Il se levait de temps en temps et allait chercher un illustré dans les piles posées sur les chaises et les tables destinées à cela ; quand la serveuse vint reprendre les illustrés à un moment donné, elle employa en s'éloignant l'expression " table à journaux". Bloch, que le fait de tourner les pages énervait mais qui ne pouvait reposer une revue sans l'avoir feuilletée jusqu'au bout, essaya d'observer un peu la rue entre-temps; le contraste entre la page de revue et les images changeantes du dehors le calma. Il replaça lui-même les illustrés sur la table à journaux en partant. Les stands du marché étaient déjà fermés. Un moment, Bloch poussa devant lui, sans y penser, les légumes et les fruits avariés qui se trouvaient sur son passage. Il se soulagea entre deux stands. Il vit alors que partout les planches des baraques étaient noires d'urine. Les peaux de raisin qu'il avait recrachées la veille étaient toujours là sur le bas-côté. Quand Bloch posa la coupure sur la plaque du guichet, la coupure se coinça en tournant ; Bloch eut un prétexte pour parler. La caissière répondit. Il dit encore quelque chose. Comme c'était insolite, la caissière le regarda avec attention. Il eut encore un prétexte pour parler. De nouveau dans la salle de cinéma, Bloch se rappela le roman-feuilleton et le réchaud près de la caissière ; il se pencha en arrière et commença à distinguer des détails sur l'écran.

En fin d'après-midi, il se rendit au stade par le tramway. Il prit une place debout, puis s'assit sur les journaux qu'il n'avait toujours pas jetés ; les spectateurs de devant lui bouchaient la vue, cela ne le dérangeait pas. Au cours du match, la plupart s'assirent. Bloch ne fut pas reconnu. Il abandonna les journaux par terre, posa dessus une bouteille de bière et,pour ne pas être bloqué dans la foule, sortit du stade avant le coup de sifflet final. Le grand nombre de cars et de tramways presque vides qui stationnaient devant le stade - il s'agissait d'un match de première division - lui fit un effet bizarre. Il s'installa dans un tramway. Il y resta si longtemps seul, ou presque, qu'il commença à s'impatienter..." (Gallimard, traduction Anne Gaudu).

"Er wollte etwas sagen, aber dann fiel ihm nicht ein, was er sagen wollte. Er versuchte, sich zu erinnern: er erinnerte sich nicht, worum es ging, aber es hatte etwas mit Ekel zu tun. Dann erinnerte ihn eine Handbewegung der Pächterin an etwas anderes. Wieder fiel ihm nicht ein, was er war, aber es hatte etwas mit Scham zu tun. Was er wahrnahm, Bewegungen und Gegenstände, erinnerte ihn nicht an andere Bewegungen  und Gegenstände, sondern an Empfindungen und Gefühle; und an die Gefühle erinnerte er sich nicht, wie an etwas Vergangenes, sondern er erlebte sie wieder, wie etwas Gegenwärtiges : er erinnerte sich nicht an Scham und Ekel, sondern schämte und ekelte sich jetzt, als er sich erinnerte, ohne daß ihm die Gegenstände von Scham und Ekel einfielen. Ekel und Scham, beides zusammen war so stark, daß ihn der ganze Körper zu jucken anfing."

 

"Il voulut dire quelque chose, mais alors il ne trouva pas ce qu'il voulait dire. Il essaya de se souvenir: il ne se souvint pas de ce dont il s'agissait, mais cela avait un lien avec la nausée. Puis un mouvement de la main de la tenancière de l'auberge lui remit en mémoire quelque chose d'autre. A nouveau il ne trouva pas ce que c'était, mais cela avait un lien avec la honte. Ce qu'il percevait, des mouvements et des objets, ne lui rappelait pas d'autres mouvements et d'autres objets, mais des sensations et des sentiments; et il ne se rappelait pas les sentiments comme quelque chose de passé, mais les revivait comme quelque chose de présent : il ne se souvenait pas de la nausée et de la honte, mais il était pris maintenant de nausée et avait honte au moment même où il se souvenait sans que lui vienne à l'esprit ce qui provoquait la nausée et la honte. La nausée et la honte étaient à elles deux si fortes que son corps tout entier fut pris de démangeaisons."

 


Le Malheur indifférent (Wunschloses Unglück, 1972)

La mère de l'auteur s'est tuée le 21 novembre 1971, à l'âge de 51 ans. Quelques semaines plus tard, Peter Handke décide d'écrire un livre sur cette vie et ce suicide. Simple histoire, mais qui contient quelque chose d'indicible. Histoire d'une vie déserte, où il n'a jamais été question de devenir quoi que ce soit. Vie sans exigence, sans désirs, où les besoins eux-mêmes n'osent s'avouer, sont considérés comme du luxe. À trente ans, cette vie est pratiquement finie. Et pourtant, lorsqu'elle était petite fille, cette femme avait supplié " qu'on lui permette d'apprendre quelque chose ". 

"... Voilà près de sept semaines que ma mère est morte, je voudrais me mettre au travail avant que le besoin d'écrire sur elle, qui était si fort au moment de l'enterrement, ne se transforme à nouveau en ce silence hébété qui fut ma réaction à la nouvelle du suicide. Me mettre au travail : car le besoin d'écrire quelque chose sur ma mère, s'il peut survenir parfois avec une grande violence, est en même temps si confus qu'un effort de volonté sera nécessaire pour que, suivant mon premier mouvement, je ne me contente pas de taper sans arrêt la même syllabe sur le papier. A elle seule, une telle thérapie par le geste ne m'avancerait à rien, elle ne me rendrait que plus passif et apathique. Autant vaudrait partir - et puis au cours d'un voyage, en chemin, mes rêvasseries et mes flâneries machinales me porteraient moins sur les nerfs.

Depuis quelques semaines je suis aussi plus irritable que d'habitude, le désordre, le froid, le calme font que je supporte à peine une parole, je me penche pour ramasser le moindre flocon de laine, la moindre miette de pain. Je m'étonne parfois qu'un objet que je tiens ne me soit pas depuis longtemps tombé des mains tant je perds soudain toute sensation quand je pense à ce suicide. Et malgré tout j'attends ces instants parce que l'hébétude cesse et la tête s'éclaire. C'est une épouvante et je m'y sens mieux : plus d'ennui enfin, un

corps décontracté, aucun écart pénible, une fuite facile du temps. Le pire en cet instant serait la compassion d'un autre, par un regard, ou par un mot. On détourne aussitôt les yeux ou bien on coupe la parole à l'autre; car on a besoin du sentiment que ce qu'on éprouve est incompréhensible et ne peut se transmettre: seul aspect sous lequel l'épouvante paraît cohérente et réelle. A la première question l'ennui vous reprend, tout à nouveau perd brusquement sa raison d'être. Pourtant il m'arrive de parler aux gens du suicide de ma mère, stupidement, et je me fâche s'ils osent en dire quelque chose. Tout ce que je souhaite alors est qu'on m'offre aussitôt une diversion et le premier prétexte à chamaillerie.

Dans le dernier film de James Bond, comme on lui demande si l'adversaire qu'il vient de précipiter par-dessus la rampe de l'escalier est mort et qu'il répond "J'espère bien!", je n'ai pu, par exemple, m'empêcher de rire librement. Les plaisanteries sur la maladie ou la mort ne me gênent absolument pas, je me sens même bien en les entendant. Les moments d'effroi ne sont toujours que très brefs, sentiments d'irréalité plutôt que moments d'effroi, tout se reforme au bout de quelques instants, et si vous vous trouvez en compagnie, vous

vous efforcez aussitôt de manifester à l'autre une attention particulière, comme si vous veniez d'être impoli avec lui.

Depuis que j'ai commencé à écrire, ces états me semblent d'ailleurs lointains et révolus, et c'est probablement parce que j'essaie d'en faire une description très précise. En les décrivant je commence déjà à me les rappeler comme je me rappellerais une période close de ma vie, et me les rappeler et les formuler me demande une telle concentration que les brèves rêveries des dernières semaines me sont déjà devenues étrangères. Car j'avais de ces "états" quelquefois : les représentations quotidiennes, qui ne sont après tout que

les répétitions indéfiniment rabâchées de représentations originelles vieilles de plusieurs années et de dizaines d'années, se dissociaient soudain, la conscience faisait mal devant le grand vide qui s'y était brusquement installé. C'est fini maintenant, je ne connais plus ces états. Quand j'écris, j'écris nécessairement sur autrefois, sur quelque chose de terminé, le temps de l'écriture du moins. Je fais un travail littéraire, comme d'habitude, extériorisé et matérialisé en une machine à souvenirs et à formulation. Et j'écris l'histoire de ma mère, d'abord parce que je crois en savoir plus sur elle et sur les circonstances de sa mort que le premier interviewer étranger venu qui pourrait vraisemblablement résoudre sans peine cet intéressant cas de suicide en interprétant les rêves selon des données religieuses, psychologiques ou sociologiques, ensuite pour moi-même car je revis quand quelque chose m'occupe, enfin parce que, tout comme cet interviewer, je voudrais rendre exemplaire cette MORT VOULUE, mais de façon différente...." (Gallimard, traduction Anne Gaudu)

 

La courte lettre pour un long adieu (Der Kurze Brief zum langen Abschied, 1972)

Le narrateur, un écrivain autrichien, trouve à son arrivée aux États-Unis un mot de sa femme lui interdisant de la revoir. Il lui obéit, la fuit à travers les États-Unis sans cesser de s'interroger sur elle et sur lui-même et en la tenant indirectement au courant de ses déplacements. Lorsque la jeune femme, qui n'a cessé de le poursuivre, finit par le rejoindre, le couple parvient de façon inattendue et spectaculaire au bout de la haine amoureuse et se réconcilie avant de rompre. Dans ce roman d'une grande richesse, Peter Handke renoue avec le «roman de formation» de la tradition allemande. 

"La Jefferson Street est une rue tranquille de Providence. Elle contourne les quartiers commerçants et débouche dans le sud de la ville, devenue entre-temps Norwich Street, sur la route d'accès à New-York. Par endroits, la Jefferson Street s'élargit pour former de petites places bordées de hêtres et d'érables. Sur l'une de ces places, le Wayland Square, se trouve un assez grand bâtiment dans le style des maisons de campagne anglaises : l'hôtel Wayland Manor. Lorsque j'y arrivai fin avril, le portier prit en même temps que la clé une lettre dans le casier et me les tendit toutes deux. Devant la porte ouverte de l'ascenseur où le liftier déjà attendait, je déchirai l'enveloppe qui d'ailleurs collait à peine. La lettre était courte et disait : "Je suis à New York. Ne me cherche pas, il n'est pas souhaitable que tu me trouves."

Aussi loin que je peux me souvenir, je suis comme né pour l'épouvante et l'effroi. Il y avait des bûches éparpillées partout, éclairées par le soleil, dehors dans la cour, quand on m'eut emporté dans la maison au passage des bombardiers américains. Des gouttes de sang luisaient sur les marches de l'entrée des maisons où, en fin de semaine, on tuait les lapins. Dans une pénombre d'autant plus effrayante qu'elle n'était pas encore la nuit, je trébuchais les bras ridiculement ballants le long de la forêt déjà appesantie sur elle-même et dont on ne voyait que les barbes sur les branches les plus avancées; de temps à autre, je criais quelque chose en direction de la forêt, plaintivement à force de honte et hurlais enfin du fond de mon âme lorsque, à force de terreur, je ne pouvais même plus avoir honte, appelant quelqu'un que j'aimais, parti le matin dans la forêt et qui n'en était pas encore sorti, et de nouveau il y avait éparpillées partout dans la cour, accrochées jusqu'aux murs des maisons, au soleil, les plumes duveteuses de poules qui avaient pris la fuite. J'entrai dans l`ascenseur et lorsque le vieux liftier noir me dit de faire attention à la marche, je trébuchai sur le sol un peu surélevé de la cabine. Le liftier ferma la porte de l'ascenseur et poussa encore une grille par-devant; avec une manette il mit l'ascenseur en mouvement. ll devait y avoir un monte-charge à côté de l'ascenseur car, pendant que nous montions lentement, un bruit de vaisselle comme de tasses empilées, et  ne varia pas, nous accompagne tout le temps de la montée. Je levai les yeux de la lettre et regardai le liftier qui se tenait tête baissée sans me regarder, dans le coin sombre où se trouvait la manette. Seule sa chemise blanche se détachait de l'uniforme bleu marine. Tout à coup, comme il m`arrive souvent quand je suis avec d'autres gens dans une pièce et que pendant un moment personne n'a parlé, je fus certain que le Noir en face de moi allait devenir fou l'instant d'après et se jeter sur moi. Je tirai de mon manteau le journal acheté le matin même au départ de Boston et je tentai, en montrant le titre qui barrait toute la page, d'expliquer au liftier que, vu la réévaluation de quelques monnaies européennes par rapport au dollar, il ne me restait d'autre ressource que de dépenser tout l'argent que j'avais changé pour le voyage, parce qu'en le ré-échangeant en Europe j'en obtiendrais beaucoup moins. Pour toute réponse le liftier montra du doigt, sous le banc de l'ascenseur, la pile de journaux sur laquelle se trouvaient les pièces de monnaie reçues en échange des journaux déjà vendus et il hocha la tête : les exemplaires de la Providence Tribune portaient les mêmes gros titres que mon numéro du Boston Globe. Soulagé que le liftier m'eut pris en considération, je cherchai dans la poche de mon pantalon un billet que je puisse lui remettre aussitôt qu'il aurait posé la valise dans la chambre. Mais dans la chambre ce fut, sans le vouloir, un billet de dix dollars que je tins à la main. Je le mis dans l'autre et cherchai, sans tirer toute la liasse de ma poche, un billet d'un dollar. Je vérifiai la consistance d'un billet et le tirai aussitôt de ma poche pour le tendre au liftier. C'était un billet de cinq dollars et le liftier., immédiatement, ferma son poing dessus. "Il y a encore trop peu de temps que je suis revenu ici", dis-je à voix haute, lorsque je fus seul. J'allai en manteau dans la salle de bains et regardai plus la glace que moi-même. Puis je découvris quelques cheveux sur mon manteau et je dis : "C'est dans le car que j'ai dû perdre mes cheveux." Etonné, je m'assis sur le bord de la baignoire car, pour la première fois depuis mon enfance, j'avais recommencé à parler avec moi-même. Mais si dans l'enfance je parlais à voix haute pour me donner l'illusion d'une compagnie, ici où je voulais d'abord regarder plutôt que participer, je ne pus m'expliquer pourquoi je soliloquais. Je ne pus m`empêcher de ricaner et finalement., comme par orgueil., je me frappai le front de la main, si fort que j'en aurais presque glissé dans la baignoire..." (Gallimard, traduction Georges-Arthur Goldschmidt)

 

L'heure de la sensation vraie (Die Stunde der wahren Empfindung, 1975)

Gregor Keuschnig, attaché de presse à l'ambassade d'Autriche à Paris, rêve, une nuit de juillet, qu'il assassine une vieille femme. À peine le rêve l'a-t-il rejeté à la vie éveillée qu'il constate qu'il est devenu un autre, étranger à tout. Il commence alors une extraordinaire pérégrination, de son domicile à son bureau, chez sa maîtresse, à une conférence de presse de l'Élysée, à un dîner «littéraire». Aventure dont les événements marquants sont moins peut-être la rupture avec sa femme, ou même sa petite fille perdue dans Paris, que sa folle recherche des moments, situations, pensées, objets ou rencontres qui lui permettent de se sentir un instant «hors d'atteinte». À ces images, Peter Handke a imposé un montage d'une rapidité étourdissante qui font de son roman une sorte de «film à lire» tout à fait fascinant.

 

"Qui a déjà rêvé être devenu un meurtrier et ne continuer sa vie habituelle que pour la forme? En ce temps qui dure encore, Gregor Keuschnig vivait depuis quelques mois comme attaché de presse de l'ambassade d'Autriche à Paris. Il habitait avec sa femme et sa fille de quatre ans, Agnès, un appartement obscur du XVIe arrondissement. L'immeuble, une maison bourgeoise du début du siècle avec un balcon de pierre au second étage et un autre en fonte au cinquième, donnait comme d'autres bâtiments semblables sur un boulevard calme, un peu en pente, qui aboutissait à la porte d'Auteuil. Pendant la journée, toutes les cinq minutes, les verres et les assiettes s'entrechoquaient dans le buffet de la salle à manger, quand dans la tranchée à côté du boulevard, un train passait qui emmenait les voyageurs de la périphérie vers Saint-Lazare au centre de la ville. Là, par exemple, ils pouvaient changer de train pour le Nord-Ouest, l'océan Atlantique, Deauville ou Le Havre. (Certains des habitants déjà âgés de ce quartier, où cent ans plus tôt il y avait encore des vignobles, allaient comme cela, les fins de semaine, avec leurs chiens, au bord de la mer.) Mais la nuit, quand après neuf heures du soir il ne passait plus de trains, le silence était si profond sur le boulevard, qu'on pouvait, de temps à autre, entendre les feuilles des platanes devant les fenêtres bruisser dans le vent léger qui soufflait souvent ici. Par une telle nuit de juillet Gregor Keuschnig eut un long rêve qui commença ainsi : il avait tué quelqu'un.

D'un seul coup, il ne fit plus partie de rien. Il tenta de changer comme un demandeur d'emploi qui veut "changer de situation", pourtant, pour ne pas être découvert, il lui fallait continuer à vivre exactement comme auparavant et surtout rester comme il était. Se mettre à table avec les autres c'était déjà faire semblant. Et s'il parlait tant, tout à coup, de lui, de sa vie de "jadis", il ne le faisait que pour détourner l'attention. Quelle honte je réserve à mes parents, pensa-t-il, pendant que la victime, une vieille femme, reposait sommairement ensevelie dans une caisse en bois : un meurtrier dans la famille! Mais ce qui l'oppressait le plus, c`était d'être devenu quelqu'un d'autre et d'être obligé de continuer à faire comme s'il prenait encore part. Le rêve se termina sur un passant qui ouvrait la caisse en bois aboutie entre-temps devant sa maison. Quand jadis Keuschnig n'y tenait plus il s'étendait à l'écart et s'endormait. Cette nuit-là ce fut l`inverse : le rêve fut à ce point insupportable qu'il se réveilla. Mais être réveillé était tout aussi insupportable que dormir - simplement plus ridicule, plus ennuyeux, comme s'il avait commencé de subir son interminable punition. Quelque chose était arrivé sur quoi il ne pouvait revenir. Il croisa les mains derrière sa tête, mais cette habitude qu'il avait, n'arrangea rien. Calme plat devant la fenêtre de sa chambre; et quand après un long moment une branche se balançait sur l'arbre toujours vert de la cour, il lui semblait que ce n'était pas un coup de vent qui la remuait mais la tension intérieure accumulée dans la branche elle-même. Keuschnig se rappela qu'au-dessus de son logement, il y avait encore six autres étages, l`un au-dessus de l'autre, remplis, vraisemblablement, de meubles lourds, d'armoires de teinte sombre. Il ne retira pas ses mains de dessous sa tête, se contenta, comme pour se protéger, de gonfler ses joues. Il essaya de s'imaginer comment cela allait continuer. Parce que tout était à ce point périmé, il ne pouvait rien non plus s'imaginer. Il s'enroula dans sa couverture et tenta de se rendormir. Mais se rendormir comme autrefois n'était maintenant plus possible. Il se leva insensible lorsqu'au premier train, vers six heures, le verre d'eau sur la table de nuit se mit enfin à tinter.

L'appartement de Keuschnig était vaste et ramifié. On pouvait y emprunter des chemins différents et s'y rencontrer tout à coup. Le très long couloir semblait se terminer par un mur - mais après un coude il continuait encore jusqu'à la chambre du fond et on se demandait si on était encore dans le même appartement; sa femme y apprenait parfois le français pour son cours dans une école d`enseignement audio-visuel et elle y restait dormir quand de fatigue, comme elle le disait, le chemin le long du couloir, par tous ces détours, lui semblait trop inquiétant. L'appartement s'emboîtait de telle façon que bien souvent on criait "où es-tu?" à l'enfant bien que celle-ci ne pût s'y perdre. On pouvait pénétrer dans la chambre de l'enfant par trois côtés à la fois : par le couloir, par la pièce du fond que sa femme nommait "le cabinet de travail" et par "la chambre à coucher des parents" qu'on n'appelait ainsi qu'en présence de visiteurs. Devant, il y avait encore la salle à manger, la cuisine ainsi que l'entrée de service - mais de domestiques ils n'en avaient pas - et les W.-C. exprès pour ces derniers (le verrou curieusement à l'extérieur de la porte). Tout à fait sur le devant, sur la rue, les "salons" que sa femme appelait "livings" alors que dans le contrat de location, l'un des salons figurait sous le nom de "bibliothèque" à cause d'une niche dans le mur. La petite pièce qui menait directement dans la rue s'appelait 'antichambre" dans le contrat. L'appartement coûtait trois mille francs par mois; une Française assez âgée qui avait jadis eu des propriétés en Indochine vivait de cela. Le ministère autrichien des Affaires étrangères subvenait à peu près aux deux tiers du loyer.

Keuschnig regarda sa femme dormir par la porte entrouverte de la chambre du fond. Il voulait qu'en se réveillant, elle lui demande aussitôt ce qu'il pensait, à quoi il répondrait : "Je suis en train de me demander comment t'exclure de ma vie." Tout à coup, il désira ne plus jamais la voir ni entendre parler d'elle. La faire emporter! Elle avait les yeux fermés, des paupières plissées qui déjà se tendaient de temps à autre. A cela il voyait qu'elle se réveillait peu à peu. Par moments son ventre gargouillait; le pépiement de deux oiseaux devant la fenêtre, la réponse toujours quelques tons plus haut. Au milieu du bruit de la ville qui toute la nuit n'avait été qu'une rumeur on distinguait maintenant les bruits isolés : la circulation était déjà assez dense pour qu'on entende klaxonner ici et donner un coup de frein plus loin. Sa femme avait encore les écouteurs autour de la tête et sur la platine le disque du cours de langue tournait encore. Il l'éteignit et elle ouvrit les yeux. Les yeux ouverts elle paraissait plus jeune. Elle se nommait Stéfanie et hier au moins il avait parfois été ému par elle. Pourquoi ne  remarquait-elle rien? "Tu es déjà habillé", dit-elle et elle retira les écouteurs. A cet instant, il lui sembla pouvoir s'agenouiller et tout, tout dire. Où commencer? Il lui était déjà arrivé d'appuyer le pouce sur sa gorge, non pour la menacer, mais comme un attouchement parmi beaucoup d'autres. Je ne pourrais avoir de sentiments pour elle que si elle était morte pensa-t-il. Il était resté debout, la tête de profil comme sur une photo d'identité judiciaire et il ne fit que dire, comme s'il répétait une chose souvent dite : "Tu n'es rien pour moi. Tu crois que je vais rester avec toi peut-être! Je ne veux plus te connaître! - Ça rime", fit-elle. Oui, il avait remarqué trop tard que les deux dernières phrases rimaient - aussi ne pouvait-on plus les prendre au sérieux. Déjà, elle interrogeait, les yeux fermés : "Quel temps fait-il aujourd'hui?" et il répondit sans regarder dehors : "De très hauts nuages." Elle sourit et déjà elle était rendormie. Je m`en vais les mains vides, pensa-t-il. L'aventure! Tout ce qu'il faisait lui parut ce matin-là de l'aventure...."  (Gallimard, traduction Georges-Arthur Goldschmidt)

 

La Femme gauchère (Die linkshändige Frau, 1976)

« Sans raison », sous le coup d'une illumination qu'elle n'expliquera pas, la femme de ce récit demande à son mari de s'en aller, de la laisser seule avec son fils de huit ans. La voici, désormais, « libre », bien que le mot, trop grand, trop précis, ne soit pas prononcé, ni pensé peut-être. Avec la simplicité déroutante que nous lui connaissons, Peter Handke impose puissamment à l'enchaînement des faits et gestes insignifiants de la vie quotidienne une dimension universelle et tragique.  

"Elle avait trente ans et habitait un lotissement de bungalows bâti en terrasse sur le versant sud d'une montagne moyenne, juste au-dessus de la brume d'une grande ville. Elle avait les cheveux bruns et des yeux gris qui parfois, même quand elle ne regardait personne, rayonnait sans que l'expression de son visage se modifiât. Une fin d'après midi d'hiver elle était assise à la lumière jaune du dehors, près de la fenêtre de la vaste salle de séjour, devant une machine à coudre électrique; à côté d'elle, son fils de huit ans faisait un devoir. Sur un côté la pièce était une seule paroi de verre devant une terrasse avec de l'herbe, un vieil arbre de Noël et le mur aveugle de la maison voisine. L'enfant était assis à une table marron; penché sur son cahier, il écrivait avec un stylo qui grattait et sa langue passait, léchant ses lèvres. Parfois il s'arrêtait, regardait par la fenêtre et continuait à écrire avec plus d'application, ou bien il regardait sa mère qui, bien que détournée, le remarquait et le regardait aussi. La femme était mariée au chef des ventes de la filiale locale d'une firme de porcelaine connue de toute l'Europe; il devait rentrer ce soir-là d'un voyage d'affaires de plusieurs semaines en Scandinavie. La famille n'était pas fortunée mais vivait confortablement sans être obligée de penser à l'argent ; le bungalow était loué puisque le mari pouvait être muté à chaque instant.

L`enfant avait terminé et lut à haute voix ce qu'il avait écrit : "Comment je me figure une vie plus belle - J'aimerais qu'il ne fasse ni chaud ni froid. Il faut qu'il souffle toujours un vent tiède, parfois il y a une tempête contre laquelle il faut s`accroupir. Les autos ont disparu. Les maisons seraient rouges. Les buissons seraient de l'or. On saurait déjà tout et on n'aurait plus besoin de rien apprendre. On habiterait sur des îles. Dans les rues les voitures restent ouvertes et on peut s'y mettre quand on est fatigué. Mais on n'est plus fatigué du tout. Les voitures n'appartiennent à personne. Le soir on reste debout. On s'endort là où on est. Il ne pleut jamais. De tous les amis on en a quatre de chaque et les gens qu'on ne connaît pas disparaissent. Tout ce qu'on ne connaît pas disparaît."

La femme se leva et regarda par la fenêtre latérale plus étroite devant laquelle, un peu plus loin, on voyait quelques sapins

immobiles. Au pied des arbres, plusieurs rangées de boxes pareillement rectangulaires et avec les mêmes toits plats que les bungalows, une route d'accès par-devant où un enfant tirait une luge sur le trottoir sans neige. Loin derrière les arbres, en bas dans la plaine, s'étendaient les lotissements qui prolongeaient la ville, un avion était justement en train de s`élever de la plaine. L'enfant s'approcha et demanda à la femme tout à fait plongée en elle-même mais point figée pourtant, plutôt abandonnée, où elle était donc en train de regarder. La femme n'entendit rien, ne broncha pas. L'enfant la secoua et dit : "Réveille-toi !" La femme revint à elle et mit sa main sur l'épaule de l'enfant. Celui-ci alors regarda aussi, s'absorba à son tour dans le spectacle, la bouche s'ouvrant. Après quelque temps il se secoua et dit : "Moi aussi j'ai regardé de travers comme toi." Ils se mirent tous les deux à rire et n`arrivaient plus à s'arrêter ; quand ils se calmaient, l'un recommençait tout de suite et l`autre riait aussi. A force de rire, ils finirent par s'étreindre et par tomber ensemble à terre. L'enfant demanda s'il pouvait maintenant allumer la télévision. La femme répondit: "Mais, voyons, nous allons chercher Bruno à l`aéroport." Mais il allumait déjà l'appareil et s'assit devant. La femme se pencha vers lui et dit : "Alors comment vais-je expliquer à ton père qui est resté des semaines durant à l'étranger que..." L'enfant qui regardait la télévision n'entendait plus rien. La femme l'appela en élevant la voix ; elle mit les mains en cornet comme s'il était quelque part dehors ; mais il continua à regarder fixement l'appareil. Elle agita la main devant ses yeux, sur quoi l'enfant pencha la tête de côté, continuant à regarder, la bouche grande ouverte.

La femme, manteau de fourrure ouvert, se tenait au début du crépuscule dehors, devant les garages où les flaques de neige

fondue étaient en train de regeler. Partout, sur le trottoir, des aiguilles de sapins de Noël dont on s'était débarrassé. Pendant

qu'elle ouvrait la porte du garage, elle leva les yeux vers le lotissement où déjà les lumières étaient allumées dans quelques-uns des bungalows emboîtés les uns dans les autres. Derrière le lotissement commençait une forêt plantée surtout de chênes, de hêtres et de sapins, qui montait à partir de là en pente douce vers l'un des sommets de moyenne montagne sans un village ou même une maison tout du long. L'enfant apparut à la fenêtre de leur "unité d`habitation", comme son mari appelait le bungalow, et leva le bras.

A l'aéroport il ne faisait pas encore tout à fait nuit ; avant de pénétrer dans le hall d'arrivée des vols internationaux, la femme vit

des taches claires dans le ciel, au-dessus des mâts aux drapeaux translucides. Elle se tenait parmi d'autres, son visage marqué par

l'attente et cependant détendu, ouvert, et pour lui seul. Après l'annonce de l'atterrissage de l'appareil en provenance d'Helsinki, les passagers firent leur apparition derrière les barrières de la douane, Bruno parmi eux, une valise et le sac d'un DUTY-FREE SHOP dans les mains, le visage figé par l'épuisement. Il était à peine plus âgé qu`elle et portait toujours un costume pied-de-poule avec une chemise à col ouvert. Ses yeux étaient si bruns qu`on voyait à peine la pupille ; il pouvait regarder les gens longtemps sans qu`ils se sentent examinés. Dans l'enfance il avait été somnambule et, même adulte, il parlait souvent en rêvant.

Dans le hall, devant tout le monde, il mit la tête sur l`épaule de la femme, comme s'il lui fallait, à l'instant même, se reposer dans la fourrure de son manteau. Elle lui prit valise et sac des mains et il put la prendre dans les bras. Ils se tinrent longtemps ainsi ; Bruno sentait un peu l'alcool. Dans l'ascenseur qui menait aux garages en sous-sol, il la regardait pendant qu`elle le contemplait.

Elle monta d`abord et lui ouvrit la portière. Il resta encore debout dehors, regardant devant lui. Il se frappa le front du poing ; puis il se tint le nez bouché avec les doigts et souffla l'air par les oreilles, comme si elles étaient encore bouchées du long voyage en avion. Dans la voiture roulant sur la voie d'accès à la petite ville sur le versant de la moyenne montagne où se trouvait le lotissement, la femme demanda, la main sur l'auto-radio : "Tu veux de la musique ?" Il secoua la tête..." (Gallimard, traduction Georges-Arthur Goldschmidt)."

 

Le poids du monde (Das Gewicht des Welt, 1977)

"Le Journal de Peter Handke couvre une période de deux ans, de novembre 1975 à mars 1977. Il ne raconte pas d'événements mais fait part de toutes les impressions ressenties, à mi-chemin de l'âme et du corps. Leur succession établit l'histoire de l'auteur mais devenue comme anonyme à force d'intimité. Supposer que ces notations se succèdent au hasard et qu'on pourrait en modifier la disposition ou même en isoler des fragments, ce serait en négliger le "vécu", ce serait en détruire le déroulement et la durée qu'elles restituent. Ici la figure de l'écrivain se trouve "désacralisée", rendue à sa simple dignité humaine."  Georges-Arthur Goldschmidt.  

"Quelqu'un debout, comme ça, là, ne cessant de remettre des objets en place, sans raison, un crayon-bille à la bouche : le patron d'un restaurant (non, le gérant) : il s'accroche d'un doigt au rebord de la porte au-dessus de lui ou bien se nettoie les ongles déjà nettoyés

Involontairement, le visage dégoûté, je battis du pied le rythme de la musique militaire

S'imaginer qu'on vous empêche de faire tous les gestes, dus à la gêne ou qu'on fait pour se tirer d'affaire : faire cliqueter la fermeture du bracelet-montre, boutonner ou déboutonner la chemise, se caresser les cheveux - de sorte qu'à. la fin on n'aurait plus rien à quoi se retenir

Pincer en cachette parce qu'on est trop lâche pour frapper vraiment

Les expressions de désapprobation déjà devenues involontaires quand dans la rue par exemple une moto se met à vrombir, quand on est bousculé par quelqu'un qui passe au pas de course (etc.)

« Se venger de la Création n, désir de chanter faux de toute sa force

Une femme, regardant droit devant elle, marchant avec énergie, sa main derrière elle dans le vide, pour que l'enfant trébuchant derrière puisse la prendre

Quelqu'un fait tomber quelque chose, à a table à côté, on se retourne mais très vite

Etre sans bagages, vouloir se débarrasser de ses bagages, le bonheur des mains libres "rien qu'une brosse à dents"

La femme, seule dans la rue, attendant quelqu'un qu'on ne voit pas encore, et lui souriant : ses gestes étranges devant la vitrine, sa danse de l'attente, elle se prend les cheveux, ses yeux battent et elle ne cesse de se retourner vers la vitrine, puis enfin celui qu'on attendait fait son apparition et tous deux, sans se toucher sans un mot, s'en vont très vite

Marcher seul à travers la ville retentissante et partout une personne est assise blessée, on la contemple de tous côtés et quelqu'un qui s”en est tiré avec la peur explique comment c'est arrivé, partout il y a un policier qui dit : "c'est fini, partez". Et pourtant tout l'édifice vacille

Comme la langue tremble dans la bouche du chanteur et comme il ferme les yeux en chantant, la main étendue comme pour apaiser ; les plis douloureux sur le front pendant qu`il chante ; la manière de secouer sa chevelure ; roulant les épaules l'une plus haut que l'autre ! ; se laissant tomber en avant pour s'incliner et saluer souriant comme épuisé, « fatigué et heureux » - comme si au moins pour quelques mesures il représentait pour les autres la nostalgie et les en déchargeait en même temps

Pendant qu'elle faisait quelque chose de noble, elle ne cessait, gênée, de tirer la langue

Quand les gestes s'interrompent après la danse, qu'il n'y a plus que des bruits et des départs : l'apaisement entra dans son cœur

Quelqu'un qui, même, sur la pointe des pieds marche à grand bruit.."

 

Lent retour (Langsame Heimkehr, 1979)

«Ce livre inaugure une autre façon de regarder. La description des paysages - de l'Alaska au début, de New York ensuite - devient elle-même un "vécu" nouveau. Sorger, géologue, passe les dernières heures d'un long séjour dans le Grand Nord et entame le voyage de retour vers l'Europe. Or, la moindre sensation s'exorbite, tout ce qui l'environne prend une dimension nouvelle, la "sensation vraie", d'habitude fugitive, devient monumentale et universelle, ce voyage de retour est une exploration de l'être. À cette dimension nouvelle répond un mode d'expression nouveau, une sorte de "chant du monde". Handke crée dans ce livre une langue autre, une autre manière de poser les mots, une parole claire, ample et précise, mais jamais dite encore, car elle veut provoquer une autre perception du monde qui nous entoure.» Georges-Arthur Goldschmidt.  

"..Au pied du socle de glaise - il aurait pu facilement sauter en bas - commençait l'immense domaine du fleuve étincelant qui roulait a travers toute la plaque continentale, recouvrant l'horizon entier, et dont les méandres, pourtant, sinuaient continûment vers le nord et vers le sud, dans toute la grande plaine inhabitée malgré quelques points de peuplement; le fleuve qui, par suite de la sécheresse saisonnière et de l'arrêt de la fonte des glaciers, avait encore reculé derrière une longue surface de graviers, de cailloutis et de boue heurtait la rive, aux pieds de Sorger, en longues vagues marines, étirées et légères.

Ce qui donnait aussi à la plaine fluviale l'apparence d'une eau immobile, c'était qu'elle s'étendait de tous côtés jusqu'à l'horizon; les lignes d'horizon, elles, comme formées par les boucles des méandres, étaient tracées non par les masses d'eau emportées dans le sens est-ouest mais par la terre ferme, par les bords du tournant du fleuve surplombé à cet endroit par un fouillis de peupliers nains et par les pointes des conifères très petits et très dispersés de la forêt originelle que la distance faisait apparaître très dense.

Ce lac apparent que seules des langues de terre, qui semblaient plates, délimitaient à toutes les retombées du ciel, s`écoulait à une vitesse impossible à estimer, uniformément lisse et inaudible, mis à part le clapotis de baignoire des vagues contre la plaque de boue; un corps étranger emplissait toute l'étendue, reflété de jaune par le soleil couchant et dont on ne percevait pas dès l'abord qu'il était liquide, avec des portions d'îles et des bancs de sable isolés, déjà sans relief dans le vague du crépuscule; là où des tourbillons se formaient à la surface de l'eau dans la masse jaune métallique, au-dessus des creux, des rides et des trous dans le fond de sable et de gravillons du lit du fleuve, là seulement ces entonnoirs, tourbillonnant sur place, n'étaient pas jaunes, mais d'un bleu de jour lointain car ils s'inclinaient vers le ciel, faisant un angle plus oblique que le fleuve lisse au sein de l'écoulement silencieux qui en emportait le flot dont provenaient des bruits de ruisseau.

Sorger était tout animé à la pensée que cette nature sauvage était devenue son espace personnel au cours de ces mois d'observation et d'(approximative) expérience de ses formes et de leur naissance. Sans même avoir besoin de les faire arriver au niveau de la représentation, les différentes forces qui participaient à la formation du paysage, déjà présentes dans la simple perception de cette eau vaste, de son courant et de ses tourbillons, avaient sur lui un effet bienfaisant qui le fortifiait et le rassurait, transformées qu'elles étaient par leurs lois propres en une force interne bénéfique, même si jadis elles avaient été destructrices (et cette destruction durait encore).

Il était sûr de sa science, parce qu'elle l'aidait à sentir où il se trouvait, et avoir conscience de se trouver au bord d'une rive plate n'avait rien d'inquiétant, alors que l'autre rive, à des milles de là, à peine visible du fait des îles intermédiaires, était quelque peu plus abrupte; rien d'inquiétant non plus de pouvoir attribuer cette étrange asymétrie à la force de déviation de la rotation terrestre; bien plus, cela donnait l'idée du caractère familier, civilisé, connaissable du globe terrestre et cela lui rendait l'esprit enjoué et le corps sportif..."

 

Histoire d'enfant (Kindergeschichte, 1981)

«L'exceptionnel n'est pas ici qu'un père élève seul son enfant et prenne soin de lui, ce qui fait de ce petit livre une œuvre d'une telle portée, c'est qu'il s'agit d'un texte premier, initial, comme sans précédents, écrit avec "les mots les plus réels du monde". Les petits faits racontés sont si nets, à ce point pris dans ce qui les fait être ce qu'ils sont, qu'ils paraissent comme les originaux mêmes, les modèles de ces faits. Un geste aussi simple que de pousser une voiture d'enfant devient comme une épopée de l'espace.

Ce qui est raconté ici, c'est l'histoire fondatrice de la vie individuelle, ce qui donne son sens aux choses car cette histoire d'enfant est engagée au plus profond de l'histoire, non seulement de l'homme qui la raconte, mais de celle de notre époque tout entière. Son universalité vient de ce que l'"histoire" n'est pas un épisode, mais comme la trame de toute histoire possible. Rien n'est nommé, mais tout est reconnaissable.» Georges-Arthur Goldschmidt. 

"Une des pensées d'avenir de l'adolescent c'était de vivre plus tard avec un enfant. L'image d'une entente muette, de courts échanges de regards: on s'accroupissait, une chevelure, une raie irrégulière, on était près et loin en heureuse harmonie. La lumière de cette image, quand elle revenait, c'était l'obscurité peu avant la pluie sur une cour au sable grossier, bordée d'une bande de gazon, devant une maison à la présence toujours imprécise et qu'on sentait seulement derrière soi, sous le toit de feuillage serré de grands arbres bruissants. Il était aussi naturel de penser à cet enfant que d'attendre deux autres choses importantes: la femme qui, il en était convaincu, lui était destinée et qui depuis toujours, par cercles concenniques, allait secrètement à sa rencontre, et la vie professionnelle où seule lui faisait signe la liberté digne d'un homme, sans que ces trois attentes apparaissent, ne fût-ce qu'une seule fois, confondues en une seule image. Le jour de la naissance de l'enfant désiré, l'adulte se trouvait sur un terrain de sports à proximité de la clinique, un matin de clair soleil au printemps ; dans les espaces sans herbe devant les buts les flaques d'eau étaient devenues de la boue dont s'élevaient des nuages de vapeur. A la clinique, il apprit qu'il arrivait trop tard. (Il avait éprouvé de la répugnance à être témoin oculaire de la naissance.) On roula sa femme dans le couloir, la bouche blanche et desséchée. La nuit précédente, elle avait attendu, seule au milieu d'une salle vide dans le lit à roulettes surélevé; lorsqu'il était venu lui apporter quelque chose d'oublié à la maison, il y avait eu entre eux un instant de profonde douceur: l'homme debout sur le seuil avec un sac en plastique et la femme couchée nue au milieu de la piece sur son haut dispositif métallique. La pièce est assez grande, ils se trouvent à une distance inhabituelle l'un de l'autre. Le linoléum brille, de la porte au lit, sous la lumière blanchâtre et chuintante du néon. Le visage de la femme, sous le vacillement de la lumière qui s'allume, s'est tourné vers lui sans surprise ni effroi. Derrière lui - il est minuit passé depuis longtemps - corridors et cages d'escalier du bâtiment se ramifient dans la pénombre sous une aura de paix que rien ne peut troubler et qui se prolonge jusque dans les rues silencieuses de la ville.

Lorsqu'on montra l'enfant à l'adulte à travers la paroi vitrée, il ne vit pas un nouveau-né mais un être humain déjà parfait. (C'est seulement sur la photo qu'apparut la figure habituelle de nourrisson.) Une fille ? Cela lui convint tout de suite ; dans le cas inverse - cela il le sut plus tard - la joie aurait été la même. Derrière la vitre on lui tendit non pas sa "fille" ni même sa "progéniture" mais un enfant. L'homme eut cette pensée: il est content, il aime bien être au monde. L`enfant, par le seul fait d'être, sans rien qui le distinguât, rayonnait de sérénité - l'innocence était une forme de l'esprit ! - et cela se communiquait presque furtivement à l'adulte à l'extérieur ; eux deux, là-bas, paraissant former une fois pour toutes un groupe de conjurés. Le soleil éclaire la pièce où ils se trouvent, sur le dos d'une colline. A la vue de l'enfant l'homme non seulement se sent responsable mais éprouve l'envie de le défendre et comme une impression sauvage : la sensation d'être debout sur ses deux jambes et d'être fort.

Chez lui, dans l'appartement vide, mais où tout était déjà préparé pour la venue du nouveau-né, l'adulte prit un bain, abondamment, comme jamais encore, comme s'il en avait enfin terminé avec les avanies de l'existence. Il venait en effet de terminer un travail où il avait, croyait-il, pour une fois atteint ce qui est évident et ce qui, pourtant secondaire, était aussi de l'ordre de la loi. C'était cela qu'il s'était fixé pour but. Le nouveau-né ; le travail mené à bien ; ce minuit d'incroyable unisson avec la femme : pour la première fois l'homme étendu dans l'élément chaud et la vapeur se voit au sein d'un état de perfection petit, insignifiant, peut-être, mais qui lui convient. Quelque chose l'attire dehors, les rues pour une fois sont devenues les chemins d'une métropole familière : marcher là pour soi seul est en ce jour une véritable fête. Et de surcroît personne ne sait au juste qui je suis.

Ce fut le dernier accord pour longtemps. A l`arrivée de l'enfant dans la maison, l'adulte crut revivre une jeunesse étriquée où il n'avait été, bien souvent, que le gardien de ses frères et sœurs plus jeunes. Au cours des années passées, cinémas, rues, tout ce qui était dehors et n'était pas sédentaire lui avait pénétré le corps et le sang; ce n'est qu'ainsi, pensait-il, qu'un espace existait pour les rêves de jour où l'existence pouvait enfin paraître aventureuse et digne d°attention. "Il te faut changer de vie !"  Cela n'avait-il pas été écrit en lettres de feu pendant tout ce temps où rien ne l'attachait à rien? Maintenant la vie allait nécessairement devenir tout autre. Lui, qui s'était tout au plus attendu à quelques transformations, se vit prisonnier chez lui, et tout au long des heures durant lesquelles, la nuit, il roulait l'enfant en pleurs à travers l'appartement, il se disait, privé d'imagination, que maintenant c'en était pour longtemps fini de la vie.

Pendant toutes ces années, il avait souvent été en désaccord avec sa femme. Certes il avait de l'estime pour l'enthousiasme et le scrupule qu'elle mettait dans son travail. Celui-ci se faisait par enchantement plutôt qu`elle ne semblait l'exécuter: l'effort restait imperceptible à qui la voyait de l'extérieur. Certes il se sentait responsable d”elle et pourtant, secrètement, il croyait toujours savoir qu'ils n'étaient pas faits l'un pour l'autre, que leur vie en commun était un mensonge, proprement une dérision, comparée aux rêves qu'il avait faits jadis de lui et d'une femme. Parfois même il maudissait en secret cette union comme l'erreur de sa vie. Mais c'est seulement avec l'enfant que cette désunion épisodique devint dissension définitive..." (Gallimard, traduction Georges-Arthur Goldschmidt)

 

L'histoire du crayon (Die Geschichte des Bleistifts, 1982)

«Dans ce livre fait de notes prises par Peter Handke pendant qu'il écrivait Histoire d'enfant et Par les villages, le fragmentaire devient continu, comme une épopée dont la trame resterait en filigrane. On assiste à la naissance de l'écriture, à son éclosion, que chacun peut ainsi revivre. Insensiblement, vie quotidienne et création littéraire se confondent, et le lecteur voit l'œuvre germer en lui-même : il est, grâce à ces notes, ramené à ce moment initial où elle est sur le point de se faire. Ces pages restituent pour chacun cette frange exactement située là où l'intuition devient texte, où s'opère cette métamorphose qui fait apparaître hommes et paysages. Il s'en dégage une façon nouvelle et très simple de voir le monde : à la fois offert à la vue de tous et toujours à redécouvrir.»  Georges-Arthur Goldschmidt

 

"Comment arriver à écrire des choses quotidiennes qui aient l'ait mises bout à bout et rayonnent pourtant de l'éclat d'un tout? ("Le train était immobile, il ne manquait que la dernière secousse de l'arrêt")..."

 

Le recommencement (Die Wiederholung, 1986)

Un homme de la quarantaine, héritier d' une lignée d'émigrés slovènes en Carinthie, «raconte» le voyage qui l'a mené, à vingt ans, sur les traces de son frère disparu en Yougoslavie. De l'Autriche au golfe de Trieste, par les vallées, les tunnels, les voies ferrées et les autocars, cette «montée» au centre du Karst est aussi un voyage initiatique que rythment les images, les barres horizontales et verticales, notamment, de ces anciens parcs et passages à bestiaux préfigurant les stries de l'écriture. Car c'est au fond d'une entrée dans la vie qu'il s'agit, dans la Vie majuscule : d'une éducation scripturale qui permet au narrateur de traverser, au lieu des miroirs, les fenêtres aveugles. De l'exil vers le Royaume, vers l'identité du Récit, de l'Écriture, plus cristalline que jamais. 

"Debout dans le crépuscule, dans le fracas de la circulation que je ressentais comme tout à fait agréable, je me remémorais les embrassements des femmes dans lesquels jusqu'icí, au contraire, je ne m'étais jamais senti tenu. je n'avais pas d'amie. Chaque fois que la seule fille que pour ainsi dire je connaissais me prenait dans ses bras, je vivais plutôt la chose comme l'expression d'une exubérance ou d'un pari. Quelle fierté cependant de marcher avec elle à distance dans la rue, où pour ceux que nous croisions nous étions manifestement ensemble. Un jour, un cri s'éleva d'un groupe de presque encore enfants qui traînaient là: « Qu'est-ce qu'elle est belle, ta copine à toi ! ››, et une autre fois une vieille femme s'arrêta, son regard passa de la fille à moi-même et elle dit littéralement: « Heureux homme! ›› En de tels moments la nostalgie semblait déjà rassasiée. Volupté de voir ensuite à côté de soi dans la lumière changeante d'un cinéma le chatoiement du profil, la bouche, la joue, l'œil. Le summum était le léger corps à corps tel qu'il se produisait parfois de lui-même; un simple attouchement fortuit eût alors fait l'effet d'une transgression. N'avais-je dès lors pas tout de même une amie? La pensée d'une femme ne m'était pas connue comme concupiscence ou désir, mais seulement comme l'image idéale du beau vis-à-vis - oui, mon vis-à-vis devait être beau! - à qui, enfin, je pourrais raconter. Raconter quoi? Simplement raconter. Dans la représentation du garçon de vingt ans que j'étais, se tomber dans les bras, aimer bien, aimer, c'était un récit continuel, aussi plein de tact qu'effréné, aussi calme que semblable à un cri, un récit clarificateur, éclairant, et c'est sa mère alors qui lui venait à l'esprit, sa mère qui chaque fois qu'il s'était absenté longtemps de la maison, en ville, ou seul dans la forêt, ou dans les champs, le pressait aussitôt de son « Raconte! ». Jamais il n'était alors, du moins jusqu'à la maladie de sa mère, parvenu à lui faire ce récit, malgré la répétition qu'il en faisait constamment à l'avance; il ne parvenait d'ailleurs à un récit quelconque que si on ne lui demandait rien - tout en ayant besoin par la suite de questions posées à bon escient. Et je découvrais maintenant, devant la gare, que depuis mon arrivée je racontais en silence la journée à mon amie. Et que lui racontais-je? Ni incidents ni événements, mais les simples choses telles qu'elles se passaient, ou même une simple vue, un bruit, une odeur. Le jaillissement du petit jet d'eau de l'autre côté de la rue, le rouge du kiosque à journaux, les vapeurs d'essence des camions: ces choses ne restaient pas, tandis que je les racontais, des éléments séparés, mais jouaient à s'ïnterpénétrer. Et celui qui racontait, ce n'était en rien moi, mais « cela ››, le vécu lui-même. Et ce narrateur silencieux au plus profond de moi était quelque chose qui était plus que moi. Et la fille à qui était destiné son récit se métamorphosait alors, sans vieillir, en une jeune femme, de même que le jeune homme de vingt ans, en prenant conscience du narrateur en lui, devenait un adulte sans âge. Et nous étions face à face, les yeux exactement à la hauteur des yeux. Et la hauteur des yeux était la mesure du récit! Et je sentais en moi la plus délicate des forces. Et elle me suggérait: « Saute! ›› 

Dans le ciel jaunâtre des usines de Jesenice apparut une étoile, à elle seule une constellation, et en bas, à travers les fumées de la rue, volait une luciole. Deux wagons se percutèrent. Au supermarché, les caissiers étaient relayés par les femmes de ménage. A une fenêtre de grand immeuble un homme fumait en maillot de corps. Épuisé comme après un grand effort, je suis resté presque jusqu'à minuit au buffet de la gare, assis devant une bouteille de la boisson douce et foncée qui servait alors en Yougoslavie de Coca-Cola. J'étais en même temps parfaitement éveillé, contrairement à mon habitude dans mon propre pays où, que ce fût au village, à l'internat ou à la ville, je perturbais toutes les sociétés par ma fatigue. Au seul bal où l'on m'emmena, je m'endormis les yeux ouverts, et aux dernières heures de l'année c'était en vain que mon père s'efforçait, en jouant aux cartes, de me retenir d'aller au lit. Je crois que ce qui me tenait ainsi éveillé, ce n'était pas seulement ce pays différent, mais aussi la salle du buffet; la fatigue eût certainement tôt fait de me vaincre dans une salle d'attente.

J'étais assis dans l'une des niches tapissées de bois brun qui avaient quelque chose de stalles d'église, devant moi les quais, lumineux, s'étageant jusqu'au loin, et dans mon dos la voie rapide tout aussi lumineuse bordée de blocs éclairés. Ici des autobus bondés, là des trains bondés ne cessaient de passer en tous sens. Je ne percevais des voyageurs aucun visage, seulement les couleurs, mais j'observais les contours à travers un visage reflété par les parois de verre et qui était le mien. A l'aide du portrait qui ne me représentait pas, moi, en particulier - rien qu'un front, les orbites, les lèvres - je pouvais rêver les silhouettes, non seulement des passagers, mais aussi des habitants des tours se déplaçant, à travers les pièces ou çà et là assis sur les balcons. C'était un rêve léger, clair, aiguisé où je pensais des choses amicales de toutes ces formes noires. Aucune d'elles n'était méchante. Les vieux étaient vieux, les couples étaient des couples, les familles étaient des familles, les enfants étaient des enfants, les solitaires étaient solitaires, les animaux domestiques étaient des animaux domestiques, chacun partie d'un tout, et j'appartenais par mon reflet à ce peuple que je me représentais dans une migration incessante, paisible, fantasque, nonchalante, à travers une nuit où l'on emmenait aussi les dormeurs, les malades, les mourants, et même les morts. Je me redressai et voulus prendre conscience de ce rêve. Ne le troublait alors que le portrait surdimensionné du chef de l'État suspendu à l'exact milieu de la pièce, au-dessus du comptoir. Le maréchal Tito s'y montrait dans une parfaite netteté, en uniforme galonné couvert de décorations. Il était debout, un peu penché en avant, près d'une table où s'appuyait son poing fermé, et le regard de ses yeux à la clarté fixe descendait sur moi. Je l'entendis littéralement dire: « Toi, je te connais! ››, et je voulais répondre: « Mais moi je ne me connais pas. »

Le rêve ne reprit que lorsque derrière le comptoir, dans l'éclairage triste, apparut la serveuse avec un visage estompé où il n'y avait de distinct que les paupières qui recouvraient presque complètement les yeux, même lorsqu'elle regardait droit devant elle. Pendant l'observation de ces paupières, c'était ma mère qui brusquement se mouvait, fantôme de chair et d'os, devant moi. Elle mit les verres dans l'évier, embrocha une addition, essuya le cuivre. Terreur sans nom quand un moment son regard me rencontra, moqueur, impénétrable; terreur qui était davantage un sursaut, un saut dans l'ailleurs d'un rêve plus grand. La malade y avait retrouvé la santé. Bondissante de vie, elle arpentait, déguisée en serveuse, la salle compartimentée, et ses chaussures hautes de serveuse ouvertes à l'arrière libéraient la lumière de ses talons ronds et blancs. Quelles jambes robustes étaient maintenant celles de ma mère, quel galbe de hanches, quelle montagne de cheveux! Et bien qu'en réalité, à la différence de la majorité des femmes du village, elle ne sût que quelques mots de slovène, elle le parlait ici, s'entretenant avec un groupe d'hommes invisible dans la niche voisine, avec le plus grand naturel, presque souverainement. Elle n'était donc pas le loup blanc, la fugitive, l'Allemande pour laquelle elle s'était toujours fait passer. Le garçon de vingt ans ressentit brièvement de la honte à l'idée que cette personne aux mouvements décidés, à l'élocution chantante, au rire bruyant, aux regards rapides pût être sa mère, et il voyait ensuite celle-ci,dans cette femme étrangère, avec plus de netteté que jamais..." (Gallimard, traduction Claude Porcell).

 

Après-midi d'un écrivain (Nachmittag eines Schriftstellers, 1988)

«Après une journée entière de concentration sur le vide générateur des formes de l'écriture, l'écrivain descend à travers la ville pour aller au café ; à la nuit tombante, il va de cour en cour, de passage en passage. Dans la foule, prête à toutes les agressions, çà et là on le reconnaît de façon hostile ou avide. Le collègue écrivain, l'homme qui exige un autographe pour son enfant, la vieille femme tombée dans les buissons au bord d'une route, l'ivrogne au café, autant de rencontres à la fois fortuites, hostiles ou roboratives, mais toujours observées avec une acuité et une précision exceptionnelle. La réalité sous ses yeux s'exacerbe, s'exorbite, s'agrandit, son regard ne cesse d'être celui de l'écrivain : le moindre détail particulier devient une dimension du monde. Il arrive en retard au rendez-vous avec son traducteur, délivré lui de l'écriture propre par la fidélité à l'écriture d'autrui, et finit par remonter chez lui en pleine nuit, redécouvrant soudainement le tressaillement d'exister.»  (Georges-Arthur Goldschmidt )

"Depuis l`époque où il avait vécu, presque une année durant, avec l`idée que la langue désormais lui manquait, chaque phrase était devenue pour l'écrivain un événement, pourvu qu'il y sentît le sursaut d'une suite possible. Chaque mot, non pas prononcé mais qui, devenu écriture, en donnait un autre, le faisait respirer largement et le reliait au monde avec une force nouvelle; le jour ne commençait pour lui que dans le bonheur d'une notation réussie et, pensait-il, rien ne pouvait plus alors lui arriver jusqu'au lendemain matin. Mais cette peur qu`il avait de rester bloqué, de ne-plus-pouvoir-continuer, oui, d'être contraint de s'interrompre pour toujours, ne l'avait-il pas ressentie tout au long de sa vie et pour bien d'autres choses: aimer, apprendre, participer - enfin pour tout ce qui exigeait de s`en tenir à ce qu'on faisait? Le problème même de son métier ne lui permettait-il pas de comparer ce dernier avec celui de son existence et ne lui montrait-il pas par des exemples adéquats où il en était? Non pas "moi, écrivain" mais bien plutôt "l'écrivain, moi!". Et lui ne s'appelait-il pas lui-même "l'écrivain" depuis le jour, seulement, où il avait pensé être tombé hors des limites du langage pour n'y jamais pouvoir revenir et où, jour après jour, s'était amorcé un recommencement incertain - lui qui, pendant plus de la moitié de sa vie, conduit par la seule idée d'écrire, n'avait utilisé ce mot au mieux qu'avec ironie ou gêne ?

Et voici qu'une journée semblait s'être bien passée grâce à ces quelques lignes qui avaient éclairé et animé sa situation et l`écrivain se leva de table avec le sentiment que le soir pouvait tranquillement tomber. Il ne savait pas l`heure qu'il était. Les cloches de la maison de retraite qui d'habitude se mettaient brusquement à tinter comme si quelqu'un était mort venaient, dans son esprit, de cesser de sonner: or, des heures avaient dû s'écouler car dans la pièce la lumière était devenue celle de l'après-midi. Du plancher montait une lueur qu'il lut comme le signe qu'il avait trouvé là sa mesure du temps dans le travail. Il leva les deux bras et s'inclina devant la feuille de papier fixée dans la machine à écrire. En même temps, il s'enjoignit une nouvelle fois de ne pas s'abîmer dans son travail le lendemain, mais au contraire, de s'en servir pour ouvrir ses sens. Au lieu de le rendre distrait, le passage de l'ombre d`un oiseau devait accompagner le texte et lui donner de la transparence, comme les aboiements des chiens, le sifflement des scies mécaniques, les bruits de changement de vitesse des camions, les martèlements continuels et les coups de sifflet dans les cours d'école et de caserne en bas dans la plaine. Comme les jours précédents, il remarqua qu'une fois encore la seule chose de toute la ville qui avait pénétré jusqu'à lui pendant la dernière heure à sa table avait été les sirènes des voitures de police et des ambulances; et pas une seule fois - ce qui avait encore été le cas le matin - il n'avait détourné la tête du papier vers la fenêtre pour se reprendre à contempler un tronc d'arbre dans le jardin, le chat qui l'observait dehors sur le zinc de la fenêtre ou les avions dans le ciel qui atterrissaient de la gauche vers la droite dans le champ de son regard ou qui décollaient de la droite vers la gauche. D'abord il n'avait dirigé son regard sur rien dans le lointain et même le motif du tapis, il le voyait comme effacé : dans les oreilles un bourdonnement comme si la machine à écrire était électrique - ce qui n'était pas le cas..."  (Gallimard, traduction Georges-Arthur Goldschmidt)

 

L'absence (Die Abwesenheit, 1991)

Quatre personnages anonymes, une femme, un soldat, le joueur et le vieil homme, réunis par l'aventure de l'espace quotidien le découvrent au fur et à mesure qu'il s'étend devant eux : le plus proche devient un paysage lointain, un terrain vague devient l'immensité, une étendue dénudée le désert. À chaque pas naissent des paysages inconnus,c'est le regard qui les fait apparaître. Les endroits les plus banals deviennent des terres inconnues. Peut-être le voyage s'est-il déroulé à travers un grand pays vide ou aux confins immédiats d'une ville, on ne sait, mais il révèle aux voyageurs les lignes du sol, sa consistance, ses dimensions et les transforme en lieux d'être.

La fin du voyage, aussi fortuite que le début, sépare ce groupe rassemblé par le visible et rend chacun des voyageurs à sa solitude initiale. Le «guide» qui les a conduits est peut-être l'absence. Ce qu'ils ont en commun, c'est ce qu'ils ont vu.

 

Bienvenue au conseil d'administration, 1998

"Dans ce recueil de nouvelles, on a affaire à une figure centrale et à une seule : la mort, mais la mort qu'on voit comme un objet, une sorte de mort cinéma où le regard du lecteur décompose un à un, parcourt et soupèse les gestes de la mort (Le gibet), se demande comment ça va se passer (Les frelons) ou suit des yeux la montée de l'eau (L'inondation). On est toujours du côté de celui que l'on voit agir : on est soi-même l'inventaire du cirque (L'incendie) ou l'adolescent assassin. Le geste finit par être à ce point anonyme et indifférent qu'il importe peu de savoir s'il a été accompli ou non et quelles sont ses conséquences. Le lecteur est à chaque instant surpris en flagrant délit, pour le moins, de non-assistance à personne en danger." Georges-Arthur Goldschmidt.

 

"Essai sur la fatigue" (1989, Versuch über die Müdigkeit) - "Essai sur le juke-box" (1990,  Versuch über die Jukebox. ) - "Essai sur la journée réussie" (1991, Versuch über den geglückten Tag. Ein Wintertagtraum)
«S'il est une fatigue qui creuse les êtres, s'il est aussi une "mauvaise" fatigue oisive, celle des tueurs survivant de l'extermination, il en est une tout autre forme aussi qui tout au contraire les fait clairvoyants. Elle rend attentif et confère une attention toute particulière qui agrandit ou exorbite les objets les plus dérisoires ou les plus surannés, tel un juke-box autour duquel pourtant toutes les impressions et les histoires peuvent se concentrer et réorienter le regard. C'est ainsi qu'une journée peut "réussir" par la réinvention toute simple du monde quotidien : la courbe d'une voie de chemin de fer y suffit. Les trois essais réunis ici restituent ce cheminement dans l'apparente insignifiance de petits faits et en révèlent l'inépuisable matière poétique.» .» (traduction Georges-Arthur Goldschmidt, Gallimard)

 

Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille

(In einer dunklen Nacht ging ich aus meinem stillen Haus, 2000)

Le pharmacien de Taxham, faubourg de Salzbourg, raconte à l'écrivain-narrateur l'étrange voyage qui l'a mené à l'improviste, à l'aventure, des mois durant, depuis l'Autriche jusqu'en Andalousie. Parti solitaire et muet, il en est revenu éveillé et serein, après un parcours apparemment arbitraire qui fut en somme initiatique. Jamais le grand écrivain autrichien n'a sans doute mieux allié le romanesque à la poésie.

 


Elfried Jelinek (1946)
Ses romans (les Exclus, 1980 ; la Pianiste, 1983 ; Lust, 1989 ; Die Kinder der Toten, 1995) et son théâtre (Ce qui arriva à Nora quand elle quitta son mari, Burgtheater) dénoncent l'oppression de la femme et une société autrichienne qu'elle juge répressive et imprégnée de son passé nazi. Sans tabou, Jelinek emploie tous les registres du langage possibles, burlesque, tragique, cruauté, jeux de mots, métaphores qui rendent les traductions de ses ouvrages particulièrement ardues. Dans la lignée de ces critique impitoyables de la société que sont Thomas Bernhard ou Karl Kraus, Jelinek montre à quel point ses compatriotes peuvent être amenés à tirer partie de tout pour exercer la moindre parcelle de pouvoir, et compenser ainsi leur médiocrité..

 Née en Styrie (Autriche),  fille d'un chimiste juif d'origine tchèque et d'une grande bourgeoise catholique d'origine roumaine à qui elle reprochera une présence vampirisante qui, dès son plus jeune âge, l'obligera à apprendre la musique. Elfriede Jelinek fait des études de théâtre, publie "Les Amantes" (1975) et s'impose en 1983 avec "La Pianiste" - portée au cinéma par Michael Haneke. Titulaire d’un diplôme d’organiste,  Jelinek entend promouvoir en Autriche l’œuvre, qu’elle estime méprisée, d’Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton von Webern. En 1974, elle s'inscrit au KPÖ, le parti communiste autrichien et polémique avec virulence avec la presse conservatrice et l'extrême-droite.

Souvent considérée comme une descendante de Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek s'est en effet toujours montrée très critique envers un pays fondé sur l'hypocrisie : "on croit que nous avons été occupés par les Allemands contre notre gré. Nous étions "innocents" et, dès lors, nous le sommes toujours. Mais pour quiconque ayant grandi dans l'après-guerre, on saisit bien toute cette contradiction, cette ambiguïté. L'Autriche a en effet connu une très rapide dénazification, qui s'est vite arrêtée pour ne jamais reprendre." Son œuvre en prose (romans et pièces de théâtre) utilise la violence, le sarcasme et l'incantation afin d'analyser et de détruire les stéréotypes sociaux et les archétypes du sexisme :  : "Les Exclus" (Die Ausgesperrten, 1981), "Lust" (1989), "Enfants des morts" (Die Kinder der Toten, 1995), "Avidité" (Gier, 2000), "Ce qui arriva quand Nora quitta son mari" (Was geschah, nachdem Nora ihren Mann verlassen hatte oder Stützen der Gesellschaften, 1977).. 

 

Les Amantes (Die Liebhaberinnen, 1975)

"Quel est le destin d’une ouvrière, ou plutôt comment échapper à son destin quand on est ouvrière ? Le plus simple : le mariage. Encore faut-il choisir avec circonspection son futur époux et se garder des séductions du sexe. L’amante doit apprendre à gérer son corps jeune et attrayant, son seul bien, et ne pas rêver à l’amour idéal des romans-photos. À travers le « bon exemple » de Brigitte et le « mauvais exemple » de Paula, Elfride Jelinek, l’iconoclaste, fait voler en éclats une spécialité autrichienne : l’idylle. Paru en 1975, Les Amantes est rapidement devenu le livre de référence de toute une génération. L’absence de majuscules, le style syncopé, l’ironie jubilatoire et le pessimisme profond tiraient le lecteur allemand de la torpeur et des certitudes où l’avait plongé le miracle économique. Parodie de plusieurs courants littéraires : Bildungsroman mais aussi Heimatroman (roman populaire exaltant le terroir), Les Amantes malmenait au passage les archétypes d’une gauche en retard d’une utopie." (Seuil)

 

Les Exclus (Die Ausgesperrten, 1980)

"A Vienne, dans les années cinquante, quatre adolescents s'associent pour dévaliser et frapper des passants. Rainer, le plus brillant, le cerveau de la bande, ira jusqu'à assassiner toute sa famille.

inspiré par un fait divers qui épouvanta l'Autriche, ce roman dénonce une société qui, pressée d'oublier son passé et refusant d'exorciser ses démons, condamne ses enfants à reproduire la monstruosité de leurs pères. Violente et provocatrice, Elfriede Jelinek, avec son langage grinçant, rugueux, insoutenable mais exceptionnel, s'est imposée comme l'écrivain de langue allemande le plus important depuis Thomas Bernhard." (Seuil)

 

La Pianiste (Die Klavierspielerin, 1983)

"Elle ne boit pas, ne fume pas, couche encore à 36 ans dans le lit maternel et aime bien rester chez elle. Chaque fois que ses horaires de professeur de piano au conservatoire de Vienne le lui permettent, elle se plaît à fréquenter les cinémas pornos, les peepshows et les fourrés du Prater. Et quand un de ses étudiants tombe amoureux d'elle, Erika Kohut ne sait lui offrir en échange qu'un scénario éculé, propre à redorer la vieille relation du maître et de l'esclave. Cru, féroce et en même temps d'un comique irrésistible, ce livre n'épargne ni l'amour maternel et ses vaines ambitions, ni la vénérable institution qu'est à Vienne la grande musique, ni le sexe et ses névroses." (Seuil)

 

"Erika Kohut, professeur de piano, entre en trombe dans l'appartement qu'elle partage avec sa mère. La mère aime appeler Erika son petit ouragan, l'enfant, en effet, se déplace parfois avec une vélocité extrême. Elle cherche à échapper à sa mère. Erika approche de la quarantaine. La mère pourrait aisément, vu son âge, être sa grand'mère. Erika n'était venue au monde qu'après bien des années d'une vie conjugale difficile. Aussitôt le père avait transmis le flambeau à sa fille et quitté la scène. Erika apparut, le père disparut. Aujourd'hui Erika est rapide par nécessité. Comme un tourbillon de feuilles d'automne elle franchit la porte d'entrée et s'efforce de gagner sa chambre sans être vue. Mais déjà la maman se dresse devant, de toute sa taille, et l'accule. A s'expliquer. Dos au mur. Inquisiteur et peloton d'exécution en une seule personne qu'Etat et famille unanimes reconnaissent comme la mère ..."

 

Lust, 1989 

« Ce premier roman pornographique au féminin, selon son auteur, a scandalisé et passionné l'Allemagne. Le patron d'une usine de papier, acculé par la peur du sida, se retourne vers son épouse pour en user comme il le faisait auparavant avec les prostituées. Dans la confortable villa d'un couple des scènes d'une rare obscénité et d'une violence hallucinée se succèdent jusque sous les yeux de l'enfant. Et quand la femme désespérée prend un amant plus jeune s'est pour trouver un nouveau bourreau. Le drame affreux sur lequel s'achève le livre appartient, chez Jelinek, comme toujours à un fait divers. Une fois encore, elle règle son compte à l'Autriche profonde, à la quiétude du foyer, à la respectabilité bourgeoise et à la soi-disant libération sexuelle. D'une originalité totale, de conception et de style, Lust que l'on peut traduire par envie, plaisir, désir, luxure, volupté a scandalisé et passionné l'Allemagne. » (présentation de l'éditeur) 

"...Du supermarché s'écoulent les marchandises dont le genre humain devient esclave. Le samedi l'homme se doit d'être un partenaire et aide à ramener les filets; à la pêche aux emplettes, plettes, plettes ils veulent bien aller maman. L'homme commence en effet à connaître la chanson, elle est dans l'air du temps. Silencieux, il séjourne parmi les femmes qui comptent leur monnaie et combattent contre la faim. Comment deux êtres parviendraient-ils à ne former qu'un, alors qu'on ne parvient même pas à former une chaîne humaine pour le mouvement de la paix? Et d'escorter la femme, de porter sacs et paquets, sans crier ni rouspéter. Ainsi le directeur parade-t-il devant les gens, prend leur place et contrôle les achats, alors que ce serait plutôt du ressort de l'employée de maison. Lui, un dieu, évolue, allègre, parmi ses créatures qui sont moins que des enfants et croulent sous des tentations plus vastes que l'océan. Il jette aussi l'œil dans les paniers d'autrui et dans des décolletés étrangers que secoue quelque vilaine toux et qu'un fichu protège des non moins vilains désirs. Si près de la rivière les maisons sont souvent froides et humides. Lorsqu'il regarde sa femme, dont la main gauchement effleure dans les gondoles la mort emballée avec une science tout hermétique, qu'il voit cette chair si peu performante dans ses beaux vêtements, il est pris d'une terrible impatience : lui confier son poids de chair; en ce lieu où tout est délice, vrai supplice de Tantale, mais vénal et que lui peut se payer pour un chiffon de papier, laisser sa verge se gorger sous ses doigts débiles de mille soleils resplendissants. Sous les griffes faiblement laquées de sa femme il veut voir son petit animal s'éveiller, et en elle retrouver le repos. Qu'elle y mette un peu du sien à la fin avec sa chemisette en soie! Quel travail d'avoir chaque fois à sortir les seins par en haut pour les poser sur le plat de ses mains! Il faudra bien un jour qu'elle apprenne à s'offrir sur un plateau, à se donner elle-même plaisamment, complaisamment, c'est trop long, trop pénible d'avoir à cueillir un à un tous ses fruits. Mais non, rien à faire. Un peu en retrait devant la caisse, il embrasse du regard son bien, vide béant devant lequel les marchandises font le beau. Et voit autour de lui virevolter des employés du supermarché auxquels il a pris leurs enfants, les uns pour l'usine, les autres en les acculant à quitter le pays - ou à sombrer dans la boisson. Cet homme est à la démesure du temps! Les sacs à provisions remplis à la hauteur de leurs exigences valsent dans un bruissement à travers l'entrée, propulsés par les coups de pied du directeur. Il lui arrive dans un accès de rage de piétiner la nourriture qui éclabousse alors jusqu'au ciel. Puis de projeter sa femme au beau milieu du dépôt de marchandises et de compléter le tableau avec elle, l'autorisant à respirer son souffle, à lui lécher le pénis et l'anus. Expert il attrape au vol des seins déjà flétris et les resserre à la racine en ballons rebondis. Saisit la femme par son col et, penché sur elle, la plie comme pour la ramasser et la mettre en sac. Les meubles défilent en une visite éclair. Déjà les vêtements sont éparpillés et tous deux plus fichés l'un dans l'autre qu'attachés l'un à l'autre. Ce parcours est ratissé depuis des années déjà. Frémissant le directeur sort sa production, qui pour une fois n'est pas du papier. C'est un produit plus dur, mieux adapté à la dureté des temps. Les gens aiment à dévoiler ce qu'ils ont de plus secret, pour montrer qu'ils n'ont rien à cacher et que tout est vrai dans ce qu'ils ont à dire à leurs partenaires qui, inépuisables, se répandent. Ils envoient leurs membres en éclaireurs, seuls messagers qui toujours leur reviennent. Ce qui n'est pas le cas de l'argent, pourtant plus aimé que le plus aimé des amants, tel Actéon, transformé en cerf, aux pieds grignotés par les chiens. Les produits naissent au milieu des frissons et des cris, les corps, minoteries minuscules, grincent et moulent le grain, et le modeste pactole à peine alourdi par le bonheur qui sort en titubant du téléviseur solitaire, se déverse dans l'étang solitaire du sommeil où l'on peut rêver à des objets plus grands, à des produits plus chers encore. Et l'homme fleurit sur la rive. 

La femme est couchée sur le sol, grande ouverte, ouverte au monde, et recouverte de denrées gélatineuses, ce qui la fait valoir, la valorise de plusieurs points. Elle n'a affaire qu'à son mari qui lui s'affaire tout seul. Et qui déjà sort de lui-même et répand ses réserves dans le désert meublé de la pièce. Seul son propre corps le satisfait à peu près et s'écoute à son gré gronder et résonner dans le sport. Telle une grenouille la femme doit replier ses jambes de chaque côté, afin que son mari puisse voir en elle le plus loin possible, Voir jusqu'au fond de la salle du tribunal de première instance pour affaires pénales, et l'examiner. Constellée de détritus et d'excréments, elle doit ensuite se relever, laisser choir ses dernières pelures, et aller chercher une éponge afin d'essuyer l'homme, ennemi implacable de son sexe, et faire disparaître toute trace d'elle et des mucosités qu'elle a provoquées. Il lui enfonce l'index droit au plus profond du fondement, tandis qu'agenouillée sur lui, les seins ballants, elle récure, les cheveux dans les yeux et dans la bouche, le front en sueur, la gorge engluée par une salive étrangère, récure le requin meurtrier là devant elle, jusqu'à ce que la douce lumière s'abîme à l'horizon, que l'ombre de la nuit approche, et que l'animal à nouveau la fouette de sa queue. 

Sur le chemin du retour, après le supermarché, ils ont pour habitude de garder le silence. Certains, testant leurs chevaux-vapeur, les dépassent et laissent dans leur mémoire un souvenir implacable. Le long du chemin, les bidons de lait agités par le souffle explosif de l'atome attendent au garde-à-vous. Les coopératives agricoles rivalisent de vitesse à travers la contrée, la concurrence en est la cause, mais aussi leur désir de ne pas trop longtemps s'exposer au regard des tout petits paysans qui ne donnent guère de lait et qu'on ne peut même pas saigner à blanc. La femme se drape dans l'obscurité de non silence. Pour soudain, afin d'humilier son mari, rire et rire encore de ses idées biscornues de patriarche dont le timbre se brouille lorsqu'il surveille les doigts de la caissière qui, comme tant de femmes de chômeurs, n'a pas droit à l'erreur. Subrepticement le directeur se glisse à ses côtés et la voici obligée de tout retaper pour être sûre que son compte est bon! On se croirait dans son usine, sauf qu'ici les gens sont plus petits et portent des habits de femmes où pointe une frimousse, dans l'habitat familial ils se sentaient trop à l'étroit. Les femmes replient leurs ailes, et de leurs corps fusent des enfants dont les yeux à peine dessillés sont aussitôt foudroyés par les pères. Dans un délire mercantile les clientes en troupeaux agités passent en se bousculant devant d'autres envoûtées par les marchandises, pour l'instant d'après regagner leurs caveaux. Tels des rocs leurs têtes s'amoncellent devant les promotions. On ne leur fait pas de cadeau, au contraire on les soulagera en partie du salaire gagné à l'usine. Épouvantées, les voici nez à nez avec leur supérieur qu'elles ne s'attendaient pas à voir en ces lieux et auquel d'ailleurs elles songeaient à peine...." (Editions Jacqueline Chambon, traduction Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize)

Michael Haneke adapte en 2001 "La Pianiste" (Die Klavierspielerin) avec Isabelle Huppert (Erika Kohut), Benoît Magimel (Walter Klemmer), Annie Girardot (la mère d'Erika)..

"Im Gehen haßt Erika diese poröse, ranzige Frucht, die das Ende ihres Unterleibs markiert. Nur die Kunst verspricht endlose Süßigkeit (...) Bald wird diese Fäulnis fortschreiten und größere Leibespartien erfassen. Dann stirbt man unter Qualen. Entsetzt malt Erika sich aus, wie sie als ein Meter fünfundsiebzig großes unempfindliches Loch im Sarg liegt und sich in der Erde auflöst; das Loch, das sie verachtete, vernachlässigte, hat nun ganz Besitz von ihr ergriffen. Sie ist Nichts. Und nichts gibt es mehr für sie.."

 

"En marchant Erika éprouve de la haine pour ce fruit poreux et rance qui marque l'extrémité de son bas-ventre. Seul l'art est promesse de douceur infinie. (...) Bientôt la pourriture progressera et s'étendra à d'autres parties du corps. C'est une mort certaine dans d'horribles souffrances. Epouvantée, Erika s'imagine trou insensible d'un mètre soixante-quinze couché dans un cercueil et se décomposant dans la terre; le trou qu'elle méprisait, négligeait, a pris entièrement possession d'elle. Elle n'est rien. Et pour elle il n'y a plus rien.."



"Erst diese Wünchse machen sie schließlich einer dem anderen real. Erst durch diesen Wunsch, ganz zu durchdringen und durchdrungen zu werden, sind sie die Person Klemmer und die Person Kohut. Zwei Stück Fleisch in der gut gekühlten Vitrine eines Vorstadtfleischers, mit der rosigen Schnittfläche dem Publikum zugewandt; und die Hausfrau verlangt nach langer überlegung ein halbes Kilo von dem und dann noch ein Kilo von dem dort..."

 

"Seuls ces désirs les rendent en fin de compte réels l'un à l'autre. Seul ce désir - pénétrer l'autre et être pénétré - fait d'eux la personne Klemmer et la personne Kohut. Deux morceaux de viande dans la vitrine bien réfrigérée d'une boucherie de banlieue, l'entame rose face au client. Et après mûre réflexion la ménagère demande cinq cent grammes de ceci et ajoutez moi un kilo de cela..."

 


Les Enfants des morts  (Die Kinder der Toten, 1995)

"Dans une paisible villégiature styrienne, à la pension Rose des Alpes, trois morts reviennent tourmenter les vivants : Edgar Gstranz, à peine vingt ans, ancien skieur professionnel de l'équipe olympique autrichienne mort plusieurs années auparavant dans un accident de voiture après une soirée bien arrosée, Gudrun Bichler, jeune thésarde citadine et dépressive suicidée dans sa baignoire, et Karin Frenzel, veuve racornie entièrement assujettie à sa mère, ce personnage tyrannique et borné. Au cœur d'un paysage idyllique (versants enneigés, vastes panoramas, auberges accueillantes et serveuses tourbillonnantes en dirndl), les trois morts-vivants, dans un perpétuel memento mori, porte-voix de tous les humiliés, toutes les victimes innocentes de l'Autriche, se réincarnent pour tuer, violer, torturer, écharner les vivants. Dans cette gigantesque farce macabre, longue dérive hallucinée qui emprunte aussi bien au pamphlet qu'au policier, à l'allégorie baroque qu'au roman de divertissement, ce grand pandémonium où les morts tendent un miroir à des vivants fantomatiques, Jelinek poursuit et achève son voyage au bout de la nuit autrichienne." (Seuil)

 


Bernhard Schlink (1944)
Né près de Bielefeld, professeur de droit public et de philosophie du droit depuis 1992 à Berlin, et juge au tribunal constitutionnel du Land de Rhénanie, Schlink publie en 1987 un premier roman, policier, "Selbs Justiz" (Le Brouillard sur Mannheim), cosigné avec Walter Popp et qui sera adapté au cinéma ("Der Tod kam als Freund", 1991), mais c'est avec "Der Vorleser" (Le Liseur") qu'il rencontre en 1995 un succès international. Roman d'amour ou falsification sentimentale, malgré la controverse, l'oeuvre traite avec sobriété du problème de la culpabilité des Allemands sous le nazisme et de la difficulté pour la génération suivante d'en assumer l'héritage, ne serait-ce que par le lien affectif qui les lie à ces assassins. Trois parties distinctes composent ce récit, correspondant à trois phases de la chronologie qui lie Michael Berg, âgé de 15 ans au début du livre, et Hanna Schmitz, femme de 36 ans, dont le passé mystérieux bouleverse sa vie : elle s'est portée volontaire à un moment de son histoire pour être gardienne à Auschwitz à l'automne 1943.. Au-delà de la complexité de la relation amoureuse, comment un individu peut-il affronter, seul, ses émotions au fil de circonstances historiques qui le dépassent infiniment? Schlink a écrit notamment : "Die gordische Schleife" (1988, Le noeud gordien), "Selbs Betrug" (1992, Un hiver à Mannheim), "Liebesfluchten" (2000, Amours en fuite, nouvelles), "Selbs Mord" (2001, La fin de Selb), "Die Heimkehr" (2006)..

 

"Der Vorleser" (Le Liseur", 1995)
Comment vivre la culpabilité d'avoir aimé avec passion, sans le savoir, mais en l'assumant, un bourreau?  "À quinze ans, Michaël fait par hasard la connaissance, en rentrant du lycée, d'une femme de trente-cinq ans dont il devient l'amant. Pendant six mois, il la rejoint chez elle tous les jours, et l'un de leurs rites consiste à ce qu'il lui fasse la lecture à haute voix. Cette Hanna reste mystérieuse et imprévisible, elle disparaît du jour au lendemain.
Sept ans plus tard, Michaël assiste, dans le cadre de ses études de droit, au procès de cinq criminelles et reconnaît Hanna parmi elles. Accablée par ses coaccusées, elle se défend mal et est condamnée à la détention à perpétuité. Mais, sans lui parler, Michaël comprend soudain l'insoupçonnable secret qui, sans innocenter cette femme, éclaire sa destinée, et aussi cet étrange premier amour dont il ne se remettra jamais.
Il la revoit une fois, bien des années plus tard. Il se met alors, pour comprendre, à écrire leur histoire, et son histoire à lui, dont il dit : «Comment pourrait-ce être un réconfort, que mon amour pour Hanna soit en quelque sorte le destin de ma génération (...) que j'aurais moins bien su camoufler que les autres ?»  (Gallimard)

 "Wie sollte es ein Trost sein, daß mein Leiden an meiner Liebe zu Hanna in gewisser Weise das Schicksal meiner Generation, das deutsche Schicksal war, dem ich nur schlechter überspielen konnte als die anderen?"

 

 

 

"Ich sah die Erwartung in ihrem Gesicht, sah es in Freude aufglänzen, als sie mich erkannte, sah ihre Augen mein Gesicht abstaten, als ich näherkam, sah ihre Augen suchen, fragen, unsicher und verletzt schauen und sah ihr Gesicht erlöschen."

 

"La souffrance que me causait mon amour pour Hanna était d'une certaine façon le destin de ma génération, le destin allemand auquel je pouvais simplement me soustraire plus difficilement, sur lequel j'avais simplement plus de mal à passer que les autres, mais comment cela aurait-il pu me consoler?"

"Je vis l'attente sur son visage, vis la joie l'illuminer lorsqu'elle me reconnut, je vis ses yeux explorer mon visage, alors que je m'approchais, je les vis chercher, interroger, vis leur expression devenir hésitante, blessée et son regard s'éteindre..."



Christoph Hein (1944)
"Wir haben uns auf der Oberfläche eingerichtet. Eine Beschränkung, die uns Vernunft und Zivilisation gebieten" (Nous nous sommes adaptés à une vie superficielle qui nous permet d'être raisonnables et civilisés). Sur fonds de RDA, Christoph Hein s'interroge sur les rapports que peuvent entretenir l'échec des existences et le modèle social du pays dans lequel ces échec se révèlent. La mort de ses protagonistes permet la reconstruction de ces relations diffuses, mais sans apporter de réponses définitives ...
Né à Heinzendorf, en Silésie, Christoph Hein possède cette singularité d'avoir grand dans un monde germanique partagé : il passe son enfance en Thuringe et en Saxe, doit poursuivre ses études secondaires à Berlin-Ouest, la RDA refusant à ce fils de pasteur toute possibilité d'études, mais la construction du Mur, en 1961, l'oblige à regagner sa famille et son pays. La RDA lui refuse toujours l'autorisation d'entreprendre des études supérieures, arguant de son départ illégal pour Berlin-Ouest, et il va exercer différents emplois. Dans les années 1970, il parvient à réaliser des mises en scène dans le célèbre théâtre de la  Volksbühne dont Benno Besson est alors le directeur artistique (Berlin Est). Ces pièces sont rarement autorisées par la censure (Schlötel oder was solls, 1974),  et il devient un romancier à succès avec "Der fremde Freund" (L'ami étranger), publié en RDA en 1982, et à l'Ouest en 1983 (Drachenblut). La chute du mur de Berlin et la réunification allemande seront vécues par Christoph Hein avec énormément de circonspection. Par la suite, il publie : "Einladung zum Lever Bourgeois" (1980, Invitation au lever bourgeois), "Horns Ende" (1985, La fin de Horn), "Der Tangospieler" (1989, Le joueur de tango), "Die wahre Geschichte des Ah Q." (1983), "Die Ritter der Tafelrunde" (1989), "Öffentlich arbeiten" (1987), "Frau Paula Trousseau" (2007), "Weiskerns Nachlass" (2016)...

"Der fremde Freund" (L'ami étranger, 1982)
Le roman conte l'histoire d'une liaison brutalement interrompue par la mort, une mort violente sans motif : Claudia jeune médecin, assiste à l'ouverture du récit, à l'enterrement de son ami, Henry, tué accidentellement au cours d'une bagarre. Claudia revient alors sur cette liaison qui a duré une année, sur cette rencontre qui voit se dessiner des rapports fragmentés entre une femme qui cherche à tout prix à se protéger et un homme qui ne sait, en toute conscience, pourquoi il vit. Cette relation si singulière se déroule au sein d'une société est-allemande qui, sous le discours exacerbé de l'auto-satisfaction, sous le maître-mot de nécessaire contribution pour chacun de contribuer à la glorification du socialisme,  recèle un monde de frustration et d'incompréhension totale. Un homme, une femme, ne peuvent pas ne pas faire de vagues...

 

 "Ich bin auf alles eingerichtet, ich bin gegen alles gewappnet, mich wird nichts mehr verletzen. Ich bin unverletzlich geworden. Ich habe in Drachenblut gebadet, und klein Lindenblatt ließ mich irgendwo schutzlos. Aus dieser Haut komme ich nicht mehr heraus. In meiner unverletzbaren Hülle werde ich krepieren an Sehnsucht nach Katharina."

 

"J'ai pris toutes mes dispositions. Je me suis cuirassée contre tout. Plus rien ne peut plus me blesser. Je suis devenue invulnérable. Je me suis baignée dans le sang du dragon, et aucune feuille de tilleul ne m'a laissée sans protection. Cette peau, je n'en sortirai plus. Dans cette enveloppe invulnérable, je créverai de la nostalgie de Katharina"..


"Frau Paula Trousseau" (Paula T. une femme allemande, 2007)
Hein réunit encore ici deux perspectives, celle la vie au sein de l'Allemagne de l'Est, vie fortement marquée par son orientation idéologique directement appréhendable, et celle de l'existence d'une femme ordinaire et pourtant singulière : tous les deux sont voués à une mort certaine comme pour s'être par trop rigidifié autour de leurs valeurs et de leurs idées.
"Paula veut être peintre, elle ne veut que cela. Elle est née en Allemagne de l’Est à une période où il ne fait pas bon pour une femme de rêver à autre chose que d’être une bonne mère de famille. La petite fille terrorisée par son père va trouver la force de s’opposer à lui et ensuite à son mari, qui n’hésitera pas à échanger ses pilules contraceptives contre un placebo pour la remettre dans le droit chemin. Elle va lutter d’abord pour exister puis pour faire des études aux Beaux-Arts, au prix de sa renonciation à son enfant. Paula va se construire contre les hommes, se cuirasser contre ses sentiments, et, implacable, utiliser les hommes pour pouvoir peindre comme elle le veut dans ce pays où il ne fait pas bon peindre en dehors du réalisme socialiste. Elle ne cherchera et ne trouvera la tendresse qu’auprès de ses amies et de son fils. Christoph Hein construit un personnage magnifique qui est un archétype de la difficulté à être un créateur à certaines époques et aussi une belle représentation du degré de contrôle et d’égoïsme nécessaire à qui sent et sait qu’il doit construire une oeuvre, qu’il y arrive ou pas. A travers ce personnage de femme entourée de rôles secondaires extraordinaires, il nous parle du talent et de la création." (Editions Métailié)


Volker Braun (1939)
Peu convaincu par  l'Ouest, Volker Braun est de ces écrivains de RDA qui, près la chute du mur, cherche encore et toujours à comprendre l'échec d'un système que pourtant ils contestèrent.
Né à Dresde, Volker Braun s'est imposé comme un écrivain majeur de la RDA,  et conservera après la chute du mur de Berlin une importance considérable dans la littérature allemande. Quatre oeuvres jalonnent son itinéraire, "Provokation für mich" (1965, Provocations pour moi et d'autres), "Die Kipper" (Rêves et erreurs du manoeuvre Paul Bauch aux prises avec le sable, le socialisme et les faiblesses humaines, 1962-1965),"Hinze-Kunze-Roman" (Le roman de Hinze et Kunze, 1985),  "Machwerk oder Das Schichtbuch des Flick von Lauchhammer" (2008, Le Grand Bousillage). Obligé d'exercer des métiers manuels (conducteur d'engins dans le Kombinat d'extraction du lignite à Schwarze Pumpe) après ses études secondaires pour une attitude jugée provocatrice avant de pouvoir poursuivre des études de philosophie à Leipzig, Volker Braun ne parvient pas à imposer son théâtre en RDA (1965-1967): à contrario sa poésie franchit plus aisément la censure (Gegen die symmetrische Welt, 1974, Contre le monde symétrique).

"Hinze-Kunze-Roman" (Le Roman de Hinze et Kunze, 1985)
Hinze, le chauffeur, grand et sec, et Kunze, le cadre du Parti, trapu et velu, figurent respectivement l'avant-garde de la classe ouvrière et le peuple des travailleurs, personnages emblématiques et M.Tout-le-Monde de cette fameuse société sans classe qu'est la RDA. Alternant scènes de la vie privée et scènes de la vie publique, l'auteur nous mène dans une réflexion ironique sur l'évolution du socialisme une petite dizaine d’années avant le tournant de l’automne 1989. Les "Libres propos de Hinze et Kunze" feront suite à ce livre, faisant éclater le contraste saisissant entre l'abstraction des slogans socialistes (Also vorwärts!) et l'existence contée comme une véritable jungle : " Wann kommt nun dein Kommunismus!" (Alors, il arrive quand ton communisme, interroge Hinze), "Der kommt nie. Vielleicht, daß wir gehen" (Il n'arrivera jamais. Peut-être que c'est nous qui partirons, réplique Kunze).

 


Jurek Becker (1937-1997)
Becker, écrivain de RDA rescapé de la terreur nazie, s'interroge sur les stratégies possibles à opposer à ces horreurs que les hommes préparent pour d'autres hommes : "man kann nicht ewig sitzen" (on ne peut pas rester éternellement assis), fera-t-il encore jour demain?
Né à Lodz (Pologne), Jurek Becker passe son enfance dans le ghetto de cette ville et survit aux camps de concentration de Ravensbrück et de Sachsenhausen. Il vit après 1945 à Berlin, son père ayant falsifié leurs papiers eet germanisé leur nom, dans le secteur d'occupation soviétique, étudie la philosophie à Berlin-Est, puis travaillera comme écrivain et comme scénariste. Son célèbre roman "Jakob der Lügner", publié en 1969, est d'abord un scénario construit à partir d'une histoire mille fois rapportée par son père : un homme fournissait réellement au ghetto de Lenz des informations émanant de radio-Moscou et de radio-Londres : il fut par suite exécuté par la Gestapo après dénonciation. Jurek Becker modifie l'intrigue, l'acte héroïque consiste désormais à fournir des informations, certes erronées, mais pour entretenir l'espoir. Un espoir vidé de sa substance, le ghetto sera progressivement vidé de toute vie et son peuple déporté en wagons à bestiaux, vers les camps d’extermination. Frank Beyer en fait un film en 1974 avec Vlastimil Brodský et Erwin Geschonneck.

Autres publications : "Schlaflose Tage" (1980, L'heure du réveil), "Nach der ersten Zukunft" (1980, L'ami du monde entier, nouvelles), "Irreführung der Behörden" (1981, Histoire de Gregor Bienek), "Bronsteins Kinder" (1986, Les enfants Bronstein), "Amanda herzlos" (1992)...

 

"Jakob der Lügner" (1969, Jakob le menteur)
Lodz comprend avant la Guerrre plus de 200 000 juifs, soit un tiers de sa population : les troupes allemandes occupent la ville en septembre 1939 et crée en février 1940 un ghetto de 4 km2.  Le narrateur du roman entreprend de conter l'histoire de Jakob Heym qui ravitaille le ghetto entier de nouvelles tirées d’un poste de radio que les circonstances l'ont forcé à inventer. Il a en effet entendu une information réelle, à la radio allemande, sur l’avancée des troupes soviétiques : une fois que cette nouvelle a circulé, elle fait naître un tel espoir que Jakob se sent obligé de prétendre qu’il possède lui-même un poste, et se livre au mensonge. "Ich habe ein Radio", sagt Jakob. Au fur et à mesure que le temps passe, les contradictions deviennent évidentes entre les bonnes nouvelles et des déportations qui continuent sans cesse et vident le camp vers la mort. Mais qui pourrait supporter la vérité?