Thomas Pynchon (1937), "V" (1963), "The Crying of Lot 49" (1966), "Gravity's Rainbow" (1973), "Mason and Dixon" (1997), "Against the Day" (2006) - ...
Lastupdate: 31/12/2016
Hemingway se suicide le dimanche 2 juillet 1961 : c'est tout un chapitre de la littérature américaine qui se clôt, un chapitre qui a débuté en 1804 avec la fameuse expédition de Meriwether Lewis et de William Clark qui traverse les États-Unis jusqu'à la côte Pacifique, mais le style Hemingway va trouver dans les années soixante matière à se ressourcer. L'Amérique sort de l'époque d'Eisenhower et de sa torpeur pour basculer dans une décennie de violence qui débute avec le meurtre du président John Fitzgerald Kennedy, le 22 novembre 1963 à Dallas, et se termine avec celui de l'actrice Sharon Tate par Charles Manson, le 9 août 1969 à Los Angeles. Entre temps, Thomas Pynchon a su capter la mutation de cette nouvelle sensibilité qui sourd progressivement et voient déferler dans la littérature américaine tous les soubresauts qui agitent la société : "Civil Rights Movement, feminism, antiwar protests, minority activism, and the arrival of a counterculture whose effects are still being worked through American society". A peine en a-t-on terminé avec les dernières séquelles de la Seconde guerre mondiale (Catch 22) qu'il faut affronter l'onde de choc psychologique et existentielle que constitue la Guerre du Vietnam...
< The American Novel. Norman Mailer in Brooklyn, June,1965 >
Parmi les écrivains représentatifs de la décennie, figurent : Joseph Heller (Catch 22), Ken Kesey (One Flew Over the Cuckoo's Nest, 1962), Edward Albee (Who's Afraid of Virginia Woolf?, 1962), Walker Percy (The Moviegoer, 1962) , Betty Friedan (The Feminine Mystique, 1963), Donald Barthelme (Come Back, Dr. Caligari, 1964), Truman Capote (In Cold Blood, 1966), Thomas Pynchon (V, 1963; The Crying of Lot 49, 1966), John Barth (Giles Goat-Boy, 1966), Richard Brautigan (Trout Fishing in America, 1967), Norman Mailer (The Armies of the Night, 1968), Tom Wolfe (The Electric Kool-Aid Acid Test, 1968), Charles Bukowski (Notes of a dirty old man, 1969). Tous cultivent, à leur façon, dans une Amérique qui domine l'Occident mais qui doit affronter la nouvelle menace que pose la Guerre froide, une dérision absolue qui met en relief la futilité de la vie...
<Lewis Carroll's Alice in Wonderland Illustrated by Ralph Steadman 1973>
"Notre histoire, écrit Thomas Pynchon, dans "Gravity's Rainbow" (1973), n'est qu'un agrégat de derniers instants". Le "roman encyclopédique" fait son entrée en littérature : l'intrigue s'enrichit de multiples dimensions et d'une infinité de sujets puisés dans l'histoire, les sciences, les arts, la philosophie. Le récit, qui peut compter plusieurs centaines de protagonistes, met en scène, avec la complexité des sujets qui s'entrecroisent, un espace-temps spécifique, le plus souvent un continuel va-et-vient temporel, le tout s'articulant autour d'un élément primordial : le roman possède en effet au coeur de son intrigue, tapie dans la complexité de sa trame et de ses références, un principe, un moteur qui symbolise à la fois la transcendance et un avenir incertain. Le héros est ainsi amené à se lancer dans quête paranoïaque, au gré des évènements improbables qu'il traverse, doit interpréter des pans de réalité toutes porteuses d'une signification le plus souvent terrifiante qui tapisse nos existences. On se souvient du "Moby Dick" d'Herman Melville dont le récit regorgeait d'anecdotes mais aussi de références à la Bible et à l'oeuvre de Shakespeare. Ce n'est que par ce biais que l'intrigue peut entraîner véritablement le lecteur dans une prise de conscience d'une réalité plus signifiante que nous le pensions, "a shadowy world of paranoia and conspiracy", plus perverse aussi ...
<Ralph Steadman>
Thomas Pynchon (1937)
L'énigmatique Thomas Pynchon est devenu l'une des figures cultes de la littérature américaine. On ne sait de lui que peu de choses (né à Glen Cove, Long Island, New York, descendant d'un gentilhomme des intimes de Charles Ier, William Pynchon, qui gagna l'Amérique en 1630 avec John Winthrop, puis se bâtit un véritable royaume dans le Connecticut, Thomas Pynchon a commencé sa carrière comme assistant ingénieur chez Boeing) et a déjà donné nombre de nouvelles et de romans : "V." (1963), "Vente à la criée du lot 49" (Crying of Lot 49, 1966), "L'Arc-en-ciel de la gravité" (Gravity's Rainbow, 1973), "Slow Learner" (1984), recueil de nouvelles, "Vineland" (1990), Mason & Dixon (1997), "Contre-jour" (Against the Day, 2006), "Vice caché" (Inherent Vice, 2009) et "Fonds perdus" (Bleeding Edge, 2013). Avec Thomas Pynchon, tout objet peut devenir matière à littérature, ses métaphores viennent tout autant de la physique et de la chimie classiques, que des mathématiques ou de la mythologie.
"Entropy" (1960)
C'est une des plus célèbres nouvelles de Thomas Pynchon. Dans sa maison de Washington, tandis qu'au rez-de-chaussée Meatball Mulligan anime une soirée qui
dégénère en chaos total, au premier étage un homme de cinquante-quatre ans, Calisto, écrit à la troisième personne ses Mémoires après avoir calfeutré son appartement. La métaphore a été
grandement discutée, celle décrivant cette fameuse transition entre deux décennies, des années cinquante aux années soixante : les deux étages de la maison illustrent deux états de
conscience, l'obsession de l'ordre et de la fermeture résistant à la dégradation entropique du monde, d'un côté, le déferlement aléatoire et chaotique de la vie au risque de sa propre
asphyxie.
"Downstairs, Meatball Mulligan’s lease-breaking party was moving into its 40th hour. On the kitchen floor, amid a litter of empty champagne fifths, were Sandor Rojas and three friends, playing spit in the ocean and staying awake on Heidseck and benzedrine pills. In the living room Duke, Vincent, Krinkles and Paco sat crouched over a 15-inch speaker which had been bolted into the top of a wastepaper basket, listening to 27 watts’ worth of The Heroes’ Gate at Kiev. They all wore hornrimmed sunglasses and rapt expressions, and smoked funny-looking cigarettes which contained not, as you might expect, tobacco, but an adulterated form of cannabis sativa. This group was the Duke di Angelis quartet. They recorded for a local label called Tambú and had to their credit one 10″ LP entitled Songs of Outer Space. From time to time one of them would flick the ashes from his cigarette into the speaker cone to watch them dance around. Meatball himself was sleeping over by the window, holding an empty magnum to his chest as if it were a teddy bear. Several government girls, who worked for people like the State Department and NSA, had passed out on couches, chairs and in one case the bathroom sink..."
"En bas, la petite soirée que Meatball Mulligan, dit Boule-de-viande, donnait pour la fin du bail entrait dans sa quarantième heure. Par terre, dans la cuisine, parmi les bouteilles de champagne vides, Sandor Rojas et trois invités jouaient à qui cracheraient le plus loin. Ils restaient éveillés grâce à un mélange de Heidsieck et de Benzedrine. Au salon, Duke, Vincent, Krinkles et Paco étaient accroupis autour d'un baffle de quinze pouces installé sur une corbeille à papier, et ils s'envoyaient pour vingt-sept watts de "la Grande Porte de Kiev". Ils portaient tous des lunettes de soleil à monture de corne et montraient des mines extasiées. Ils fumaient de drôles de cigarettes qui, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ne contenaient pas du tabac, mais une forme frelatée de Cannabis sativa. Ils constituaient le quartette Duke di Angelis. Ils enregistraient pour une marque locale, Tambù, et comptaient à leur actif un 33 tours 25 cm de musique sidérale intitulé Songs of Outer Space. De temps en temps, il y en avait un qui lançait sa cendre dans le cône du haut-parleur pour la voir tournoyer. Meatball dormait près de la fenêtre, il serrait sur son coeur un magnum vide, comme si ç'avait été son ours en peluche. Plusieurs petites fonctionnaires, des filles qui travaillaient pour le département d'Etat ou la National Security Agency, étaient tombées raides sur les canapés, les fauteuils; il y en avait même une la tête dans le lavabo de la salle de bains..."
"On était au début de février 1957. En ce temps-là, Washington D.C. regorgeait d'expatriés américains. A tout propos, ils vous racontaient comment ils
n'allaient pas tarder à partir pour l'Europe. Pour le moment, tout le monde semblait travailler pour le gouvernement. Ironie qui n'échappait à personne. On montait par exemple des soirées
polyglottes, où le nouveau venu se faisait snober s'il n'était pas capable de soutenir une conversation dans trois ou quatre langues différentes. Pendant des semaines, ils fréquentaient les
traiteurs arméniens, et l'on était finalement invité dans de minuscules cuisines à des dîners d'agneau et de bulghour. Les murs étaient décorés d'affiches de corridas. On prenait pour maîtresses
des filles sensuelles débarquées d'Andalousie ou du Midi. Elles étudiaient l'économie à Georgetown. Leur Dôme, c'était un rathskeller pour étudiants qui s'appelait Au Vieil Heidelberg. Au
printemps, en guise de tilleuls, il fallait se contenter de cerisiers en fleur. Cette vie léthargique n'était cependant pas dépourvue de piquant.
La soirée de Meatball semblait trouver son second souffle. Il s'était mis à pleuvoir. L'eau rebondissait sur le papier goudronné du toit, elle éclaboussait en fines gouttelettes le nez, les
sourcils et les lèvres des gargouillis de bois, puis elle dégoulinait sur les vitres. La veille, il avait neigé, et l'avant-veille avait soufflé une véritable tempête. Auparavant, la ville avait
étincelé sous le soleil : on se serait cru en avril, encore qu'on ne fût qu'au début de février, d'après le calendrier. Bizarre saison, à Washington, que ce faux printemps. On y trouve
l'anniversaire de Lincoln, le Nouvel An chinois, et il flotte dans les rues une sorte de désespoir, car les cerisiers ne seront pas en fleur avant des semaines. Et, comme le chante Sarah Vaughan,
cette année le printemps sera un peu en retard. Les foules, comme celle qui se rassemblaient Au Vieil Heidelberg l'après-midi en semaine pour y boire du würtzburger en chantant Lili Marlene (sans
parler de "la Fiancée de Sigma Khi"), sont la plupart du temps incroyablement romantiques. Et comme les romantiques ne l'ignorent pas, l'âme (ou spiritus ou rûah, ou encore pneuma) n'est, en
substance, que de l'air. Il est par conséquent naturel que ces gondolements de l'atmosphère se retrouvent dans ceux qui la respirent. Si bien qu'aux éléments publics - vacances, attractions
touristiques - viennent s'ajouter des sinuosités particulières, liées au climat, comme s'il s'agissait d'un passage stretto dans cette fugue que représente l'année : temps incertain, idylles sans
lendemain, obligations imprévues, mois qui se perdent aisément dans une fugue car dans cette ville, et c'est assez curieux, on oublie toujours le vent, la pluie et les amours de février, comme si
tout cela n'avait jamais existé..." (traduction Michel Doury, Seuil).
"V." (1963)
"V" marque l'arrivée de Thomas Pynchon sur la scène du roman américain, dans une Amérique transformée par la Seconde guerre mondiale et basculant dans la
révolution sociale et culturelle des années 1960. Benny Profane, ancien marin qui vit de petits boulots au milieu des années 1950, rencontre un étrange personnage, Herbert Stencil, qui a vécu
quarante-quatre ans comme un somnambule, se réveille obsédé par la disparition incompréhensible de son père, et découvre au centre de toutes les explosions de violence qu'il a traversé, une
figure féminine, la mystérieuse V. Ce qui est en fond de cette fresque est l'utilisation et l'abus du pouvoir, et l'existence de communautés marginalisées.
".. Depuis sa démobilisation de la marine, Profane avait travaillé au hasard de la route et, quand le travail manquait, il se contentait de trimarder, montant et descendant la côte est, tel un yo-yo. Et cela avait bien duré un an et demi. A force de fouler des pavés à patronyme, dont il ne se souciait plus de faire le compte, Profane en était venu à considérer les rues avec une certaine méfiance, les rues comme celle-là, notamment. En fait, pour lui, elles s'étaient toutes fondues en une rue unique et abstraite qui, par les nuits de pleine lune, devenait cauchemar. Sar East Main, ghetto du marin saoul, dont personne n'a que faire, vous secouait les nerfs avec la soudaineté du rêve banal qui tourne au rêve d'épouvante. Le chien se change en loup, la lumière en crépuscule, le vide en présence à l'affût. Voici vos marines novices dégobillant sur la chaussée, voici la barmaid qui porte sur chaque fesse une hélice tatouée. Et le fou furieux en puissance qui étudie la meilleure méthode pour passer à travers la vitrine... (à quel moment poussera-t-il son cri de guerre Géronimo? Avant l'éclatement du panneau, ou après?). Et le matelot de pont qui, blindé à zéro, pleure au fond de la ruelle car, la dernière fois que les SP l'avaient ramassé dans cet état, il avait eu droit à la camisole. Sous la semelle, le long du trottoir, on sent parfois comme une vibration: c'est un SP qui, à quelques réverbères de là, scande le « ressent ›› à coups de casse-tête. Et, par là-dessus, une clarté qui rend laids et verts les visages, celle des lampes à vapeur de mercure, fuyant en un V asymétrique vers l'est, où tout est noir et où il n'y a plus de bars.
A son arrivée à la Tombe du marin, Profane tomba sur un début de bagarre entre matafs et cols de cuir. Debout sur le pas de la porte, il suivit un moment l'explication, puis s'étant rendu compte qu'il avait déjà, de toute façon, un pied dans la Tombe, plongea en avant, esquiva les combattants et s'affala, ou tout comme, près de la barre de bronze.
- Y a donc pas moyen qu'un homme vive en paix avec son prochain? fit une voix perplexe derrière l'oreille gauche de Profane.
C'était Béatrice, la barmaid, chérie de la 22e division de torpilleurs et, inutile de le dire, du vieux rafiot de Profane, le contre-torpilleur "USS Scaffold".
- Benny! cria-t-elle.
Les retrouvailles furent tendres après une si longue absence. Profane se mit à dessiner dans la sciure des cœurs percés de flèches, des mouettes portant des banderoles dans leur bec, où on lisait: "A ma Béatrice."
L'équipage du Scaffold n'était pas là, le baquet en question ayant appareillé pour la Méditerranée dans la soirée de la veille, au milieu d'une tempête de rouscaille exhalée par l'équipage et que l'on pouvait entendre à travers la rade nuageuse (ainsi, du moins, va le récit) comme les échos de quelque bateau fantôme, et même jusqu'à Little Creek... En conséquence, ce soir-là, il y avait quelques barmaids de plus dans les salles, tout au long d'East Main. Car, d'après ce qu'on raconte (en toute connaissance de cause), à peine un bâtiment comme le Scaffold a-t-il largué ses amarres que certaines épouses de marins troquent leurs vêtements civils contre l'uniforme de barmaid, arrondissent en anse leur bras porteur de bière et s'exercent au sourire sucré de pute. Et cela, alors que la clique du NOB joue "Ce n'est qu 'un au revoir" et que les torpilleurs font souffler leurs cheminées en noirs flocons sur les cocus en puissance qui, rangés en un garde-à-vous viril, prennent congé de la terre avec regret et un imperceptible sourire.
Béatrice apporta la bière. Il y eut un glapissement derrière elle à l'une des tables du fond; elle sursauta, et la bière gicla par-dessus bord.
- Misère! dit-elle. Voilà Ploy qui remet ça!
Ploy était maintenant mécanicien à bord du dragueur "Impulsive" et un objet de scandale permanent sur toute la longueur d'East Main. Il mesurait cinq pieds et nib de pouces dans ses bottes de mataf, et cherchait toujours la bagarre avec les plus costauds à bord, sachant qu'ils ne le prendraient pas au sérieux. Dix mois plus tôt (juste avant qu'il ait été muté du Scaffold), la marine avait décidé d'arracher à Ploy toutes ses dents. Fou de colère, Ploy, jouant des poings, avait déjà mis en échec un chef de manœuvre et deux dentistes du bord, lorsqu'on se rendit compte qu'il entendait bel et bien conserver sa denture..."
"L'Arc-en-ciel de la gravité" (Gravity's Rainbow, 1973)
"Considéré comme le plus grand roman américain de l'après-guerre, Londres à l’époque du « Blitz ». Le lieutenant américain Slothrop semble avoir été
conditionné dès l’enfance pour connaître des érections à l’endroit où des explosions vont avoir lieu. La carte de ses exploits sexuels anticipe donc légèrement celle des V2 et de leurs fatals
impacts. Il est logique qu’« on » s’intéresse de près à lui, notamment Roger Mexico, expert en prévisions guerrières. Il y a des conspirations, de la science, du sexe, des sacrifices, et des
centaines de personnages qui se croisent, se perdent, des savants fous, des espions kirghizes, un coprophage, une tribu africaine déportée, une Hollandaise à double-jeu, une pieuvre apprivoisée,
des femmes faciles, des filles et des fils illégitimes. Ce roman de la guerre et de ses débordements se déroule à Londres, beaucoup, puis à Nice, en Hollande, et dans l’Allemagne dévastée. Il y a
un complot à fuir ou à démasquer. Mais quel complot ?" (Editions du Seuil)
"A screaming comes across the sky. It has happened before, but there is nothing to compare it to now.
It is too late. The Evacuation still proceeds, but it's all theatre. There are no lights inside the cars. No light anywhere. Above him lift girders old
as an iron queen, and glass somewhere far above that would let the light of day through. But it's night. He's afraid of the way the glass will fall--soon--it will be a spectacle: the fall of a
crystal palace. But coming down in total blackout, without one glint of light, only great invisible crashing.
Inside the carriage, which is built on several levels, he sits in velveteen darkness, with nothing to smoke, feeling metal nearer and farther rub and
connect, steam escaping in puffs, a vibration in the carriage's frame, a poising, an uneasiness, all the others pressed in around, feeble ones, second sheep, all out of luck and time: drunks, old
veterans still in shock from ordnance 20 years obsolete, hustlers in city clothes, derelicts, exhausted women with more children than it seems could belong to anyone, stacked about among the rest
of the things to be carried out to salvation. Only the nearer faces are visible at all, and at that only as half-silvered images in a view finder, green-stained VIP faces remembered behind
bulletproof windows speeding through the city...."
"Gravity’s Rainbow", un livre monumental divisé en quatre parties, chacune contenant plusieurs chapitres, avec une narration non linéaire et une structure fragmentée qui, jusque-là a défier toute tentative de synthèse simple....
"Part 1: Beyond the Zero" - Introduction des principaux personnages et du cadre narratif, à savoir l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, principalement Londres. Le protagoniste apparent, Tyrone Slothrop, un lieutenant américain, est impliqué dans une conspiration autour des V-2, des missiles allemands.
Le célèbre début du roman : "A screaming comes across the sky", évoque le lancement d’un V-2, établissant le ton paranoïaque et fragmenté du livre. La guerre est dépeinte comme une expérience sensorielle intense, à la fois terrifiante et séduisante.
Tyrone Slothrop travaille pour l’Entreprise PISCES, et devient le sujet d’une enquête en raison d’une corrélation mystérieuse entre ses érections et les sites de frappes de V-2.
Cette intrigue bizarre met en avant les thèmes de contrôle, de corporéité et de manipulation. Interviennent dans le récit des groupes secrets, comme les conspirateurs autour des V-2. La narration va juxtaposer des moments de comédie absurde avec des réflexions philosophiques profondes sur la guerre et la technologie. La première partie est dense, mais elle établit l’ambiance, les enjeux, et les personnages dans un cadre de chaos total.
"Part 2: Un Perm’ au Casino Hermann Goering" - Slothrop voyage en Europe après avoir quitté Londres, poursuivant une quête des plus vagues liée au mystère des missiles V-2 et à un matériau fictif appelé Imipolex G, utilisé dans les fusées. La narration devient encore plus éclatée, suivant non seulement Slothrop mais aussi une série de personnages secondaires.
Le Casino Hermann Goering, un lieu symbolique de décadence et d’opulence, devient un espace où se croisent divers récits. Slothrop découvre que son passé, en particulier des expériences psychologiques réalisées sur lui enfant, est lié à l’Imipolex G et aux fusées V-2.
La quête de Slothrop devient de plus en plus métaphysique, brouillant les frontières entre réalité, mémoire, et hallucination. La sexualité est omniprésente, souvent liée à des systèmes de pouvoir et de contrôle. Les conspirations s’étendent, impliquant des acteurs de divers horizons : scientifiques, industriels, espions, et mystiques. Pynchon pousse ici la fragmentation à l’extrême, rendant la lecture exigeante mais riche en connexions sous-jacentes..
"Part 3: In the Zone" - La troisième partie suit Slothrop alors qu’il erre dans "la Zone" (l’Europe post-apocalyptique après la chute du Troisième Reich). Il devient une figure quasi mythique, poursuivant des indices sur les V-2 et l’Imipolex G. Le voici se désintègrant littéralement et figurativement, perdant son identité et sa cohérence en tant que personnage. Un processus qui semble symboliser la dissolution des structures sociales et personnelles après la guerre. Les personnages secondaires, comme Roger Mexico, Pökler, et Katje Borgesius, vont acquérir plus d'importance. Le roman exploite ainsi des histoires parallèles, chacune reflétant les thèmes centraux de la guerre, de la science, et de l’éthique.
La Zone elle-même devient un espace de convergence entre mysticisme (alchimie, prophéties) et science (technologie des missiles). Les fusées V-2 sont décrites comme des objets quasi religieux, incarnant le pouvoir destructeur et la quête humaine d’absolu. Une partie du récit qui prend allure d'une véritable descente dans le chaos total, reflétant la désorientation morale et psychologique de l’après-guerre.
"Part 4: The Counterforce" - La dernière partie du roman est la plus fragmentée, si cela était encore possible, avec une narration qui se dissout presque entièrement. Slothrop disparaît en tant que protagoniste identifiable, et l’attention se porte sur des forces collectives et anonymes. La disparition de Slothrop de la narration semble symboliser la dissolution de l’individu dans les systèmes plus vastes de pouvoir et de technologie. Une disparition qui souligne l’idée que l’histoire dépasse les actions et les volontés individuelles.
Un groupe appelé la "Counterforce" émerge alors pour contrer les forces oppressives du pouvoir technologique et industriel. Cependant, leur opposition est ambiguë et souvent inefficace, reflétant l’impossibilité de résister pleinement aux structures dominantes.
Le roman se terminera sans résolution claire, avec une dernière scène qui suggère une apocalypse imminente ou un cycle perpétuel de destruction et de renaissance...
"Vente à la criée du lot 49" (Crying of Lot 49, 1966)
Considéré comme un exemple et une parodie de la fiction postmoderne, Pynchon tisse un thriller riche en fils narratifs qui oscille entre superficialité des
médias et absurdité voire vide idéologique de notre monde. Oedipa Mass, jeune femme née dans les années cinquante vivant dans le comté d'Orange en Californie, apprend un jour qu'un de ses anciens
amants, le magnat immobilier Pierce Inverarity, l'a désignée comme exécutrice testamentaire. La lecture et l'exécution de ce testament qui comporte en plus d’usines et de biens immobiliers, une
collection de plusieurs milliers de (faux) timbres. Et fortuitement, d’étranges coïncidences surviennent : dans le bar « Le Scope » qui semble être le seul lieu animé de San Narciso et qui
est rempli d’ouvriers travaillant dans une usine de Pierce Inverarity, Œdipa rencontre un jeune spécialiste de l’histoire des Postes depuis le XVIe s., un postier qui fait sa tournée de courrier
en nocturne, et dans les toilettes repère un mystérieux symbole correspondant à un non moins étrange réseau postal clandestin, le "Tristero" : elle en reconstruit l'histoire et met à jour une
autre Amérique peuplée de personnages déjantés plongent dans le smog californien et dans un espace-temps...
"L'homme qui apprenait lentement" (Slow Learner, 1984)
Composé de cinq nouvelles publiées entre 1959 et 1964 (The Small Rain, 1959, Low-lands, 1960, Entropy, Under the Rose, 1961, The Secret Integration, 1964), ce recueil, préfacé par Thomas Pynchon lui-même, est une parfaite façon d’entrer dans l’œuvre du mystérieux écrivain américain."L'homme qui apprenait lentement", c'est en effet Pynchon lui-même. Ses grands thèmes y sont déjà présents : la cohabitation des espaces visibles et invisibles avec leurs lieux de passages bizarres, les théories scientifiques qui permettront d’expliquer peut-être le fonctionnement chaotique du monde, l’absurdité des situations sur fond de session musicale improvisée. Le climat se détraque, des trombes d’eau se déversent sans fin dans le ciel californien, des ouragans s’abattent en Louisiane et font dégorger les bayous de macchabées. Les étudiants ont une fâcheuse tendance à noyer leur ennui jusqu’à plus soif dans des fêtes décadentes, les adultes sont pris de méchanceté, les enfants organisés en bandes cultivent la désobéissance et l’anarchisme, captent des ondes radio d’un ailleurs étrangement beau et fabriquent des grenades au sodium. D’autres, entre deux âges, pas tout à fait remis des éblouissements de l’enfance, entendent des symphonies dans le bruissement du vent, se frottent à la mort d’un peu trop près et, pour les plus chanceux, découvrent des mondes souterrains sous les décharges publiques. (traduction Michel Doury, Seuil).
A l'époque où j'écrivais "The Secret Integration" (1964, Intégration secrète), écrit Thomas Pynchon, j'avais publié un roman et pour la première fois je me taisais pour écouter et regarder la réalité américaine, je refaisais l'itinéraire d'un Kerouac, les villes, les autocars, c'était une période où je commençais à émerger comme écrivain et à comprendre certaines choses. "Dehors, il pleuvait, la première pluie d'octobre, la fin de la saison des foins et de l'éclatante pureté de cette lumière d'automne, un temps qui avait possé un flot de New-Yorkais à envahir les Berkshires au cours des week-ends précédents pour voir les arbres changer au soleil. Mais ce jour-là, c'était samedi, et il pleuvait, c'était moche. Tim se demandait comment, avant dix heures, il allait réussir à échapper à sa mère. Grover voulait le voir à dix heures ce matin-là, il fallait bien y aller. Tim s'était mis en boule dans une vieille machine à laver abandonnée dans la remise. Il écoutait la pluie dégouliner dans la gouttière et examinait une verrue qui lui avait poussé sur un doigt. Elle y était depuis quinze jours et ne faisait pas mine de devoir s'en aller. L'autre jour, sa mère l'avait emmené chez le docteur Slothrop qui avait passé un truc rouge dessus. Ensuite, il avait éteint la lumière et lui avait dit: "regarde, j'allume ma lampe magique violette; tu vas voir ce qui arrivera à ta verrue." La lampe n'avait rien de terriblement magique, mais quand le docteur l'avait allumée, la verrue était devenue toute verte. "Vert. Parfait, avait dit le docteur Slothrop. Cela signifie que la verrue va partir, Tim. Elle est fichue." Mais, comme ils s'en allaient, le docteur avait dit à voix basse (seulement Tim avait appris à comprendre ça) à la mère de Tim: "la psychothérapie marche cinquante fois sur cent. Si cette verrue ne disparaît pas d'elle-même, revenez et nous essaierons l'azote liquide." ...
"Slow Learner" est un recueil de cinq nouvelles écrites par Thomas Pynchon dans les années 1950 et 1960. Publié en 1984, il est accompagné d'une préface dans laquelle l'auteur critique ses propres textes, les qualifiant de travaux de jeunesse maladroits. Ces récits montrent toutefois les prémices des thèmes et des styles qui caractérisent ses romans ultérieurs. On a pu noter, malgré lui, que ces nouvelles révèlent une progression notable dans le style de Pynchon, allant de récits conventionnels (The Small Rain) à des formes plus audacieuses (Entropy et The Secret Integration)...
"The Small Rain" (1959) - Nathan Levine, un ingénieur en hydrologie, travaille pour l’armée sur un projet de contrôle des inondations dans une ville du sud des États-Unis. Pendant qu'il accomplit son travail, une tempête tropicale déchaîne des forces naturelles incontrôlables, remettant en question son rôle et celui de la technologie face à la puissance de la nature. Un intérêt croissant de l'auteur pour les systèmes et leurs échecs, un thème central dans ses romans ultérieurs.
"Low-Lands" (1960) - Dennis Flange, un jeune homme désabusé, vit dans une banlieue américaine. Il mène une vie monotone et échappe à sa réalité à travers des rêves étranges et des rencontres absurdes. L’histoire explore ses frustrations existentielles et ses fantasmes, mêlant humour et mélancolie.
"Entropy" (1960) - Dans un appartement de Washington, D.C., deux récits se juxtaposent : un groupe de fêtards bruyants en bas et Callisto, un homme intellectuel en haut, obsédé par l’idée d’atteindre un équilibre parfait dans son microcosme intérieur. Les tensions entre les deux mondes s’intensifient, culminant dans une vision d’entropie, où le désordre devient inévitable. C’est l’une des histoires les plus célèbres de Pynchon, souvent étudiée pour son utilisation novatrice de la théorie scientifique comme métaphore littéraire.
"Under the Rose" (1961) - Située à la fin du XIXᵉ siècle, cette nouvelle suit Porpentine et Goodfellow, deux espions britanniques, à travers une mission en Égypte. Entre intrigues diplomatiques, trahisons et méditations philosophiques, l’histoire s'insinue ans les jeux de pouvoir dans un cadre colonial. Le cadre historique et l’intrigue d’espionnage rappellent des éléments de "V.", le premier roman de Pynchon.
"The Secret Integration" (1964) - Dans une petite ville américaine, un groupe d’enfants blancs rêve de recruter leur ami noir, Carl, dans leur "club secret". Cependant, ils sont confrontés aux tensions raciales implicites de leur communauté, où les adultes, bien qu’apparemment bienveillants, perpétuent des systèmes de ségrégation. C'est l’une des nouvelles les plus abouties du recueil, avec une critique sociale poignante et des personnages émouvants.
"Vineland", Thomas Pynchon, 1990
Une œuvre de Thomas Pynchon qui se situe dans une Amérique marquée par les séquelles des années 1960 et par les changements sociopolitiques des années Reagan. Le roman mêle satire, critique sociale, et drame familial, tout en explorant des thèmes comme le pouvoir, la mémoire, et l’impact des idéaux des années 1960 sur les générations futures...
- Chapitre 1 : Introduction à la famille Zoyd Wheeler - L’histoire commence en 1984 dans la petite ville fictive de Vineland, en Californie. Zoyd Wheeler, un hippie vieillissant, est obligé de simuler une "crise psychotique" annuelle pour continuer à recevoir une pension d’invalidité. On découvre sa relation avec sa fille Prairie, adolescente, et l’impact de l’absence de sa femme Frenesi Gates. Zoyd incarne toute la désillusion des idéaux des années 1960, vivant dans un monde où ces valeurs sont marginalisées.
- Chapitre 2 : Introduction à Prairie et à sa quête - Prairie Wheeler, curieuse de l’histoire de sa mère Frenesi, commence à poser des questions sur son passé. C'est que Prairie représente une nouvelle génération confrontée à l’héritage des années 1960, une quête d'identité nécessaire pour comprendre sa propre histoire. Pynchon juxtapose les perspectives des générations, montrant comment les espoirs et les luttes des années 1960 se répercutent sur les enfants de cette époque.
- Chapitre 3 : Frenesi et son passé trouble - À travers des flashbacks, on découvre Frenesi Gates, une militante radicale des années 1960 qui a trahi ses camarades en collaborant avec le gouvernement, et complice de Brock Vond, un procureur fédéral manipulateur, qui a exploité ses idéaux pour ses propres fins. Frenesi incarne donc la corruption des idéaux révolutionnaires sous la pression du pouvoir.
- Chapitre 4 : Vineland, un refuge ambigu - Vineland, une enclave isolée, offrant un certain refuge contre tout contrôle social, mais aussi empreinte de passivité et de nostalgie. Zoyd et Prairie rencontrent des membres de leur communauté excentrique, révélant un éventail de personnages typiques de l’Amérique post-hippie. Pynchon semble critiquer la tendance à s’accrocher à un passé idéalisé, tout en explorant les tensions entre engagement et résignation.
- Chapitre 5 : Brock Vond et l’État policier - Brock Vond, l’antagoniste principal, est présenté comme un archétype du pouvoir autoritaire et manipulateur. Des flashbacks montrent son rôle dans la destruction des mouvements militants des années 1960, il symbolise la manière dont l’État utilise la surveillance et la coercition pour étouffer toute dissidence. Le chapitre montre au passage comment les tactiques de répression des années 1960 continuent de hanter les survivants de cette époque. Vond est une figure menaçante qui incarne les aspects dystopiques de l’Amérique contemporaine, reflétant les préoccupations de Pynchon sur le pouvoir croissant de l’État.
Chapitre 6 : Prairie et la quête de Frenesi - Prairie commence à rassembler des fragments du passé de Frenesi grâce à des témoignages et des documents. Elle découvre l’ambiguïté morale de sa mère et les tensions qui l’ont menée à trahir ses idéaux. C'est montrer comment les circonstances et les pressions sociales peuvent altérer les convictions personnelles. Le chapitre établit aussi comment la quête de vérité peut être entravée par la nature insaisissable des souvenirs et des récits.
Chapitre 7 : Confrontation finale - Prairie, Zoyd, et d’autres membres de la communauté affrontent Brock Vond, qui tente de resserrer son emprise sur Frenesi et sa famille. La confrontation n'aboutit que partiellement, reflétant l’idée que les luttes sociales et personnelles ne sont pas achevées et soulignant la complexité et l’ambiguïté des luttes idéologiques et personnelles....
"Mason and Dixon", Thomas Pynchon, 1997
Au cœur du récit se trouve la relation complexe entre Charles Mason (1728-1786) et Jeremiah Dixon (1733-1779), des géomètres britanniques , deux hommes très différents, mais unis par leur quête commune. Mason, un astronome sérieux, et Dixon, un géomètre audacieux, recrutés tous deux par la Royal Society pour des missions scientifiques, dont la mesure d’un arc de méridien au Cap de Bonne-Espérance et le tracé de la frontière entre la Pennsylvanie et le Maryland (la Mason-Dixon Line). C'est donc leur histoire qu'imagine Thomas Pynchon, avec des Amérindiens et des habitants de la frontière, des corsages déchirés, des guerres navales, des conspirations érotiques et politiques, et un important abus de caféine. Une histoire est racontée par un personnage fictif, le Révérend Wicks Cherrycoke, qui s’adresse à sa famille réunie en 1786 et mêle souvenirs, récits inventés et digressions philosophiques, donnant au roman une qualité narrative fragmentaire et non linéaire. Le roman oscille entre humour, satire, méditation métaphysique et réflexions sur l’histoire...
Cette ligne Mason-Dixon est une métaphore puissante des divisions sociales, politiques et culturelles qui définissent l’Amérique naissante : elle symbolise des divisions physiques, culturelles et philosophiques, Nord contre Sud, science contre religion, ordre contre chaos.
Et c'est bien la manière dont l’histoire est racontée que Pynchon remet ici en question, soulignant son caractère subjectif et souvent absurde. Cette histoire est celle de la naissance de l’Amérique moderne, du colonialisme, et de la Révolution scientifique.
La fiction vient ici nous livrer une relecture inventive et excentrique des faits, dans un style qui déforme délibérément le réalisme, des touches excentriques viennent illustrer les contradictions et absurdités de l’époque des Lumières et de la colonisation - il y a bien effet contradiction entre les idéaux des Lumières (rationalité, progrès) et les réalités sombres de l’époque (esclavage, colonialisme, violence) -. L’auteur utilise de plus un style pastiche du XVIIIᵉ siècle, avec un langage archaïque et des phrases longues, qui immergent le lecteur dans l’époque tout en le tenant à distance par sa complexité. La réflexion philosophique rejoint la fiction, réflexions sur les frontières (géographiques et mentales), sur les divisions humaines et les limites du progrès.
Nous suivons donc ce couple mal assorti - l'un enjoué, l'autre dépressif, l'un gothique, l'autre préromantique -, explorant l’Afrique du Sud, où ils rencontrent des esclaves, des indigènes, et un monde marqué par la colonisation, puis l' Amérique, où ils sont confrontés aux tensions entre colons européens, peuples autochtones, et une nature sauvage et mystérieuse.
"One : Latitudes and departures" - Les "latitudes" font référence à la mission scientifique de Mason et Dixon pour cartographier et mesurer le monde, mais elles symbolisent aussi les divisions (géographiques, sociales, et philosophiques) qui sous-tendent le roman. "Departures" évoque leurs départs physiques (les voyages), mais aussi les départs symboliques des traditions, des certitudes, et des normes sociales à mesure que l’Amérique et le monde entrent dans une nouvelle ère. Le roman commence en 1786, avec le Révérend Wicks Cherrycoke, qui présente les deux personnages principaux, puis débute leurs aventures, notamment leur départ d’Angleterre pour des missions scientifiques au Cap de Bonne-Espérance, puis en Amérique. Nous sommes plongés dans un monde en mutation, marqué par la colonisation, les conflits, et les ambitions scientifiques des Lumières, et dès le début, Pynchon introduit des éléments surréalistes bien à lui, comme des conspirations mystérieuses et des anecdotes improbables, créant une opposition constante entre le réalisme historique et l’imaginaire...
- "Two : America" - Charles Mason et Jeremiah Dixon arrivent en Amérique, où ils sont chargés de résoudre une querelle frontalière entre la Pennsylvanie et le Maryland. Leur mission est de tracer une ligne de démarcation qui deviendra plus tard la célèbre Mason-Dixon Line. Cette Amérique coloniale est décrite comme un lieu à la fois sauvage et structuré, où coexistent tensions entre colons européens, oppression des populations autochtones, et ambitions scientifiques. L’Amérique? Une terre de promesses ambiguës, marquée par la violence, la colonisation, et l’exploitation. Mason et Dixon vont rencontrer une multitude de personnages secondaires, représentant différents aspects de la société coloniale, propriétaires terriens, esclaves, autochtones, et autres figures emblématiques de l’époque. Des interactions qui révèlent les divisions sociales et raciales qui caractérisent l’Amérique en formation. Quant au tracé de la ligne elle-même, c'est est une entreprise technique complexe, mais aussi une quête symbolique. Mason, le plus introspectif, commencera à questionner la signification morale et éthique de leur mission, tandis que Dixon, plus pragmatique, se concentre sur les aspects techniques. Et comme dans le reste du roman, Pynchon introduit des conspirations ésotériques, des animaux anthropomorphes, et des digressions étranges.
"Three : Last Transit" - Nous atteignons la fin de la mission américaine de Mason et Dixon. Après avoir tracé la ligne qui porte leur nom, les deux protagonistes retournent en Angleterre, c'est la fin de leur collaboration mais bien des changements sont survenus en leur absence. Le ton devient plus introspectif. La séparation des deux protagonises semble symboliser des jeux de transitions plus vastes, comme le passage des Lumières à une ère d’industrialisation ou le déclin des idéaux face à la réalité. Fidèle è son style, Pynchon inclut des anecdotes, des digressions philosophiques et des éléments fantastiques qui viennent enrichir ses méditations et notamment le fait que la ligne qui vient d'être tracée est plus qu'une frontière géographique, mais un marqueur des divisions sociales, politiques et philosophiques qui définissent l’Amérique naissante....
Un roman considéré comme l’une des œuvres majeures de Pynchon, aux côtés de "Gravity’s Rainbow" et "The Crying of Lot 49"....
"Against the Day", Thomas Pynchon, 2006
Against the Day est une œuvre monumentale de Thomas Pynchon qui couvre une période allant de l'Exposition universelle de Chicago en 1893 à l'entre-deux-guerres, des conflits sociaux du Colorado au New York du début du siècle, à Londres et Gottingen, Venise et Vienne, les Balkans, l'Asie centrale, la Sibérie au moment du mystérieux événement de la Tunguska, le Mexique pendant la révolution, le Paris de l'après-guerre, le Hollywood de l'ère du silence et un ou deux endroits qui ne figurent pas du tout sur la carte à proprement parler.
Un roman dense et polyphonique mêle des événements historiques réels à des éléments de science-fiction, de fantastique et d'absurde. Alors qu'une catastrophe mondiale se profile à l'horizon, c'est une époque marquée par la cupidité effrénée des entreprises, la fausse religiosité, l'inconscience des crétins et les intentions malveillantes en haut lieu. Aucune référence à l'époque actuelle n'est voulue ou ne devrait être déduite. Les personnages, assez nombreux, sont des anarchistes, des aérostiers, des joueurs, des magnats de l'industrie, des drogués, des innocents et des décadents, des mathématiciens, des savants fous, des chamans, des médiums, des magiciens, des espions, des détectives, des aventurières et des tueurs à gages. Nikola Tesla, Bela Lugosi et Groucho Marx font également des apparitions.
Alors qu'une ère de certitude s'effondre autour de leurs oreilles et qu'un avenir imprévisible commence, ces gens essaient simplement de poursuivre leur vie. Parfois, ils parviennent à rattraper leur retard ; parfois, c'est leur vie qui les poursuit. Pendant ce temps, l'auteur s'adonne à ses activités habituelles. Les personnages arrêtent ce qu'ils font pour chanter des chansons pour la plupart stupides. Des pratiques sexuelles étranges ont lieu. Des langues obscures sont parlées, pas toujours de manière idiomatique. Des événements contraires à la réalité se produisent.
Si ce n'est pas le monde, c'est ce que le monde pourrait être avec un ou deux ajustements mineurs. Selon certains, c'est l'un des principaux objectifs de la fiction. Laissez le lecteur décider, laissez le lecteur se méfier ...
Le récit s’articule autour de plusieurs intrigues principales et une multitude de personnages, dont :
- La famille Traverse : une dynastie anarchiste américaine cherchant à venger la mort de Webb Traverse, assassiné par des agents du capitalisme industriel.
- Les Chums of Chance : un équipage d’aventuriers en dirigeable, inspirés des romans pulp, qui parcourent le globe dans une quête vaguement définie de découverte et d’espionnage.
- Le mathématicien Merle Rideout et ses contemporains, qui explorent des concepts scientifiques complexes, notamment la lumière, le temps, et les dimensions alternatives.
Pynchon tisse ces intrigues dans un récit labyrinthique où les frontières entre le réel et le fantastique s’effacent, créant une œuvre profondément ambitieuse, à la fois exigeante et fascinante.
- "One - The Light Over the Ranges" - Le roman s’ouvre avec les Chums of Chance, un équipage d’aventuriers aériens voyageant à bord d’un dirigeable nommé Inconvenience. Les Chums sont des héros inspirés des pulps et des romans d’aventure jeunesse du début du XXᵉ siècle. L’équipage inclut Randolph St. Cosmo (le capitaine), Lindsay Noseworth, Miles Blundell, Chick Counterfly, et Darby Suckling, chacun avec une personnalité distincte. Leur mission reste vague mais semble liée à la surveillance et à l’exploration. Le ton est léger et satirique, pastichant les récits d’aventure idéalisés pour adolescent. La lumièresemble jouer un rôle symbolique dès le titre du chapitre, liée à des idées d’éveil, de découverte, et d’illumination, mais aussi à des questions scientifiques et métaphysiques. Le chapitre met l’accent sur l’acte d’exploration, non seulement physique (à travers les aventures des Chums), mais aussi intellectuelle et spirituelle.
Les Chums se dirigent vers l’Exposition universelle de Chicago, un événement symbolique de la fin du XIXᵉ siècle, représentant à la fois les promesses et les contradictions de l’ère industrielle et scientifique, un contexte qui rattache immédiatement le récit à des thématiques de progrès, de modernité, et de colonisation.
- "Two - Iceland Spar" - L’Iceland Spar, un cristal connu pour ses propriétés de biréfringence (il divise la lumière en deux rayons), est introduit comme un objet d’intérêt scientifique et métaphysique. Ce cristal devient rapidement un symbole central dans le roman, idées de dédoublement, de perception multiple, et de réalités alternatives. Le cristal semble avoir des implications au-delà de la science, ouvrant la porte à des réalités multiples ou cachées.
Le chapitre commence à relier les Chums of Chance à d’autres intrigues et personnages, notamment à travers des réflexions sur la lumière, la science, et le pouvoir. L’Iceland Spar va agir comme un point de convergence entre les différents récits et thématiques du roman.
En parallèle des réflexions scientifiques, apparaissent des tensions sociales et politiques de l’époque, notamment les inégalités économiques et les luttes pour le pouvoir. Pynchon semble utiliser l’Iceland Spar comme point de départ pour explorer des concepts abstraits, comme la perception, la réalité, et le rôle de la science dans la société.
- "Three - Bilocations" - Le chapitre introduit l'idée de "bilocation", un phénomène à la fois mystique et scientifique. Il est souvent lié à des découvertes autour de l’Iceland Spar, un cristal qui joue un rôle central dans le roman. La bilocation est utilisée comme une métaphore pour illustrer les divisions entre les réalités, les perspectives multiples, et les tensions internes des personnages. Le chapitre entreprend de rattacher différents récits et personnages, notamment les Chums of Chance, les membres de la famille Traverse, et d’autres figures dispersées à travers le monde. La bilocation se situe à l’intersection de la science (par le biais des propriétés de l’Iceland Spar) et du mysticisme. Elle illustre les limites de la rationalité et la coexistence de forces inexplicables dans le monde. Le chapitre montre de plus comment des événements ou des personnes apparemment séparés sont en réalité interconnectés, même s’ils semblent exister dans des réalités différentes. Reflet des tensions entre les forces qui unissent et divisent les individus dans un monde globalisé et en mutation.
- "Four - Against the Day" - Quelles sont les forces qui façonnent le monde. À travers les Chums of Chance et la famille Traverse, Pynchon juxtapose des idéaux d’utopie et de progrès avec les réalités sombres de l’oppression et des conflits sociaux. Le concept de se préparer "contre le jour" souligne une dualité entre espoir et destruction, reflétant les tensions historiques et philosophiques de l’époque.
- "Five - Rue du Départ" - Le chapitre se déroule principalement à Paris, un lieu symbolique de modernité, de révolution culturelle, et de tensions politiques au tournant du siècle.
Les personnages explorent la Rue du Départ, un quartier imaginaire ou stylisé qui sert de cadre pour des rencontres, des réflexions, et des intrigues liées aux mouvements intellectuels et anarchistes. Les membres de la famille Traverse, notamment Reef Traverse, jouent un rôle central. Reef, un anarchiste américain, est impliqué dans des cercles révolutionnaires européens, mais ses motivations oscillent entre idéalisme et pragmatisme.
Le chapitre introduit ou développe d’autres figures clés du roman, qui participent à des discussions sur l’oppression, le progrès, et les dimensions métaphysiques du monde. Le chapitre aborde des questions de lutte des classes, de rébellion contre le capitalisme, et d’opposition aux forces impérialistes. Paris, en tant que centre intellectuel et politique, devient un microcosme des tensions mondiales. Pynchon juxtapose ces préoccupations sociales avec des méditations sur le temps, la perception, et les réalités alternatives.
En synthèse, les réflexions de Pynchon semble nous amener à penser que le progrès technologique et scientifique n'est pas une solution universelle, mais souvent une source de nouvelles tensions et divisions. À travers ses nombreuses intrigues et points de vue, Pynchon nous montre toute la complexité et le chaos du monde moderne, aucun évènement ne suit une ligne temporelle ou causale simple. Le roman ne fait que refléter un monde fragmenté, dans lequel la vérité est subjective et les perspectives infinies. Et si les dynamiques entre oppresseurs et opprimés sont évoqués, et si tous les personnages luttent contre des forces qui cherchent à les contrôler, les idéaux révolutionnaires semblent a priori limités. Le titre du roman invite ainsi à réfléchir sur la nécessité de se préparer à affronter des forces destructrices, qu’elles soient technologiques, sociales, ou spirituelles...
"Inherent Vice", Thomas Pynchon, 2009
Un roman policier noir teinté de comédie et de satire, situé dans le Los Angeles des années 1970 : nous suivons Larry "Doc" Sportello, un détective privé hippie, qui se retrouve impliqué dans une affaire complexe mêlant disparitions, intrigues immobilières, et conspirations. Avec son style caractéristique, Pynchon combine mystère, humour, et critique sociale pour peindre une Amérique en transition après les idéaux des années 1960.
Tout débute avec Shasta Fay Hepworth, une ancienne petite amie de Doc, qui le contacte pour lui demander d’enquêter sur la disparition de Mickey Wolfmann, un promoteur immobilier puissant. Ce qui semble être une simple affaire privée devient rapidement un enchevêtrement de conspirations impliquant la police, des trafiquants de drogue, une organisation mystérieuse appelée le Golden Fang, et des ombres du rêve américain. Nous nous retrouverons rapidement en pleine paranoïa et et critique sociale, révélant une fois de plus que les forces du marché et de la criminalité s’entrelacent dans réseau des lus complexes ....
"Bleeding Edge", Thomas Pynchon, 2013
Un roman situé à New York en 2001, à la veille et après les attentats du 11 septembre, à la fois une enquête policière, une satire sociale, et une réflexion sur l’ère numérique émergente. Avec son style caractéristique, Thomas Pynchon explore un monde où les technologies modernes brouillent la frontière entre réalité, virtualité, et conspiration. Maxine Tarnow, une mère célibataire et enquêtrice de fraude financière récemment radiée de l’autorité de réglementation, est le personnage central. Elle vit dans l’Upper West Side de Manhattan et jongle entre ses enquêtes et sa vie de famille. Elle est recrutée pour enquêter sur les finances obscures de hashslingrz, une entreprise technologique dirigée par Gabriel Ice, un entrepreneur énigmatique et potentiellement corrompu. L’histoire se déroule en pleine bulle Internet, lorsque l’euphorie des startups technologiques est tempérée par la montée des conspirations et des inquiétudes sur le contrôle des données.
Pynchon sait parfaitement évoquer l’atmosphère new-yorkaise pré-11 septembre avec une ironie mordante, explorant les excès financiers, les dynamiques sociales, et les débuts de l’ère numérique.
Maxine découvre que hashslingrz est impliqué dans des transferts d’argent suspects liés à des entités internationales obscures. Ses recherches la conduisent à DeepArcher, un univers virtuel similaire à un métavers, où les utilisateurs peuvent explorer un espace crypté et "hors des radars". DeepArcher devient une métaphore pour l'évasion numérique et la perte de la réalité tangible.
L’histoire culmine avec les attentats du 11 septembre, qui agissent comme un point de bascule. Les conspirations financières et politiques s'intensifient dans le chaos qui s'ensuit, mais Pynchon ne fournit pas de réponse claire sur les liens entre hashslingrz, Ice, et l'événement. Par contre il sait nous plonger dans une paranoïa totale, de perte et de confusion qui dominent après les attentats. Maxine, bien qu’elle découvre certaines vérités, n’obtiendra pas de réponses définitives. L’intrigue reflète la fragmentation et l’ambiguïté de l’époque, où la technologie et les conspirations rendent la vérité totalement insaisissable. Maxine, quant à elle, tente de continuer à vivre avec sa famille dans un monde qui a profondément changé...
"Pictures Showing What Happens on Each Page of Thomas Pynchon’s Novel Gravity’s Rainbow", Zak Smith (2006)
Célébration de l’imaginaire d'un auteur-continent littéraire à lui seul, invitation pour les lecteurs et les spectateurs à redécouvrir une œuvre, réputée inabordable, sous un angle inédit, Zak Smith a réussi à traduire l’univers complexe de Pynchon en images. Un dialogue entre arts visuels et littérature dont chaque image représente un événement, une idée ou une ambiance tirée de la page correspondante du roman. Smith utilise des éléments figuratifs, abstraits et symboliques pour capturer l’essence de la narration, en autant de styles pour refléter la diversité des tons et thèmes du roman, la guerre, la paranoïa, la sexualité, la science, et les systèmes de pouvoir.