Dégel (Khrushchev's Thaw) & Dissidences -  Alexandre Zinoviev (1922-2006), "Les Hauteurs béantes" (1976), "L'Avenir radieux" (1978), "Homo sovieticus" (1982), "Nous et l’Occident (1981), "Le Communisme comme réalité" (1981) - ""The Soviet Union: A View from the Inside" (1984), "Gorbachevisme" (1987) -"The Notebooks of a Revolutionary" (1990) - "L'Occidentisme - Essai sur le triomphe d'une idéologie" (1995) - "Confessions d'un homme en trop" (1990-2005) -  ...

Last update: 12/12/2017 


« Il est dangereux de trop réfléchir dans notre société. Car plus vous réfléchissez, plus vous comprenez, et plus vous comprenez, plus vous vous retrouvez en contradiction avec tout ce qui vous entoure. » - Si ses opinions critiques sur le système soviétique ont fait de lui un dissident, Zinoviev, mêlant satire, analyse philosophique et sociologique, est restée une figure controversée qui, pourtant, mieux que beaucoup d'autres, a su décrire parfaitement la capacité de tout individu à naviguer dans les pires systèmes que les êtres humains savent concevoir ; et ce notamment via l'hypocrisie et un compromis savamment orchestré. Il nous a conté, parfois sous couvert de l'allégorie ou d'un humour très noir et particulièrement corrosif, comment des décennies de régime communiste ont façonné par exemple le bien nommé "Homo Sovieticus", un type d'individu conditionné à accepter l'absurde et à vivre dans un état de dissonance cognitive permanente. Certes le système soviétique n'est plus qu'un lointain souvenir, certes, dans nos démocraties, l'individu existe bien comme une entité autonome, mais il sait tant s'accommoder de sa condition et réduire la portée de sa pensée, qu'il ne tarde pas, lui aussi, d'être englobée dans un réseau d'interactions sociales où la liberté de pensée et d'action ne sont plus que de vaines promesses. - « En Occident, la liberté n’est qu’une illusion. Elle est soigneusement entretenue par les médias, le marché et le confort matériel. Le système capitaliste impose une autre forme de conditionnement, tout aussi pernicieuse. » ("Nous et l’Occident", 1981)...


Dans ses "Confessions d’un homme en trop" (Editions Olivier Orban,1990), voici comment Zinoviev analyse l’homo sovieticus, à la fois produit de son époque et garant du système, mais l'analyse qu'il en fait est si intemporelle que l'on peut aisément la transposer à notre époque ...

'' Dans chaque société, une tranche de la population se constitue en pilier du système social du pays, de son pouvoir et de son idéologie. Cette tranche-là modèle la psychologie et la conscience du reste de la population. J’appelle homo sovieticus le représentant typique de cette partie du peuple soviétique. C’est un homme habitué à vivre dans les conditions de la société communiste et qui accepte celle-ci comme son milieu social naturel. Il participe à la perpétuation du régime par le simple fait de son activité. Il accepte le système du pouvoir et y prend part, dans la mesure de ses possibilités. Il obéit aux normes du comportement et se caractérise par son intransigeance idéologique. Le nombre d’individus proches de ce portrait modèle est suffisamment élevé pour donner le ton à la société. En plus, ils occupent les positions sociales les plus importantes, ce qui leur permet d’être les maîtres de la société entière.''

'' En réalité, l’homme qui correspondrait à cet homme idéal n’existe pas. De même qu’en médecine il n’y a pas d’homme à la santé parfaite, il y a seulement des hommes socialement bien portants qui s’approchent plus ou moins de cet idéal. Personne n’a encore calculé quel pourcentage de Soviétiques sont socialement « bien portants » et se rapprochent donc de l’homo sovieticus. Dans l’intérêt de la conservation de la société, leur nombre doit être suffisamment élevé. Ils doivent jouer les rôles décisifs dans la collectivité et posséder des moyens pour imposer à la majorité de la population le comportement et la conscience adéquats. Ils sont porteurs de toutes les qualités essentielles de la société communaliste.''

''L’homo sovieticus reçoit une éducation assez riche. On lui fournit une ample moisson d’information. Il possède d’énormes qualités de souplesse et de conformisme, ce qui permet de le considérer comme une sorte de caméléon social qui n’est limité par aucune barrière morale. Bref, l’homo sovieticus idéal possède toutes les qualités nécessaires pour marquer des progrès dans la société communiste.''


Critique de la société soviétique et tentative de compréhension du phénomène "totalitarisme" constituent le fond de la réflexion, très personnelle, de Zinoviev. On lui doit d'excellentes analyses, détaillées parfois jusqu'à la caricature, de la nature des régimes totalitaires, - en particulier de l’Union soviétique, au travers notamment de son expérience de dissident  -, et des chemins pas si tortueux que cela qu'empruntent ces systèmes pour influer sur le comportement humain, les structures sociales et les libertés individuelles. 

Influencé par la théorie des systèmes et appliquant celle-ci à l'analyse des phénomènes sociaux, Zinoviev a notamment exploré la manière dont le savoir est produit et diffusé au sein des sociétés, en mettant en évidence comment l’idéologie peut façonner les perceptions de la vérité. Son approche mettait alors l’accent sur l’interconnexion des divers éléments sociaux et la complexité des interactions humaines. 

Ses romans ont souvent servi de critique de la société soviétique, il y mélangeait, non sans ironie, fiction et commentaire philosophique. Son œuvre la plus célèbre, "L’avenir radieux" (le "Futur lumineux"), critiquait ainsi  la vision utopique du communisme en utilisant la satire pour mieux exposer ses défauts. Globalement, ses contributions littéraires nous offrent une exploration narrative de la condition humaine dans le contexte d'une oppression idéologique, certes puisée dans l'univers soviétique mais aisément transposable, à certains égards, dans ce capitalisme occidental qu'il fut contraint de rejoindre dans les années 1970. On peut aller jusqu'à ajouter que son travail critique en exil a souvent consister à mettre en lumière les lacunes des deux systèmes, préconisant une compréhension plus nuancée des questions sociopolitiques. En fond de ses recherches, l'oppression de toute nature, la démocratie, la liberté et les droits de l’homme :  Zinoviev, souvent considéré sous l'angle d'un provocateur sans bagage philosophique, ne cesse pourtant de nous interpeller, à sa façon, sur la complexité du pouvoir ,de l’idéologie, et du comportement de l'être humain, qui ne cessent, et n'ont jamais cessé de peser sur notre existence et sur nos libertés ...


Alexandre Alexandrovitch Zinoviev (Александр Александрович Зиновьев)

Né dans un village de la Russie profonde, ayant grandi sous le régime soviétique, adolescent en guenilles s`échappant de la Loubianka, aviateur pendant la guerre, renvoyé pour "défaitisme", philosophe picaresque en lutte contre Staline et Brejnev, Alexandre Zinoviev est expulsé d'URSS en 1978. Artiste, faussaire et soulographe à ses heures, Zinoviev, à travers mille anecdotes ahurissantes. mille souvenirs tragiques et mille paradoxes, nous brosse des "contes philosophiques absurdes et somptueux, Il devint logicien, mais est considéré avec Evald Ilyenkov (1924-1979) comme l'un des premiers chefs de file de la philosophie soviétique, - réelle", c'est-à-dire sans intrusion idéologique -, influençant ainsi d'autres penseurs dans les années 1960 et 1970. Son oeuvre? De vastes fresques de la vie d'un rebelle qui, au cœur du cyclone totalitaire le plus formidable de l`Histoire, s'est construit son propre État d'homme libre : "Les Hauteurs béantes" (The Yawning Heights, Зияющие высоты, 1976), "L'Avenir radieux" (The Radiant Future, Светлое будущее, 1978), deux de ses oeuvres les plus célèbres .... 

 

Issu d'une famille paysanne de onze enfants dont la mère se résigne à la collectivisation et à la création des kolkhozes, Alexandre Zinoviev rejoint en 1933 son père et son frère aîné à Moscou, afin de poursuivre ses études secondaires, et apprend à s'imposer dans un milieu urbain qui lui paraît d'emblée hostile. Il adhère profondément à l'idéologie communiste dont les principes idéaux lui semblent correspondre à l'éthique paysanne traditionnelle, mais l'époque est stalinisme triomphant; le voici se heurtant rapidement à des mécanismes qu'il ne comprend guère, tels que le système des privilèges, l'inégalité fondée sur la hiérarchie au sein du Parti, le mensonge généralisé de la propagande, la flagornerie ambiante. Il souffre, doute, s'interroge. En 1939, Zinoviev poursuit ses études à la faculté de philosophie du M.I.F.L.I., institut très prisé à Moscou, un choix qui obéit à son souci de comprendre la société soviétique. Son rejet du régime va se concentrer sur la personne de Staline qu'il projette même d'assassiner avec des camarades. À la suite d`une réunion du Komsomol, provoqué,  il livre publiquement tout le mal qu'il pense des kolkhozes : il est exclu de l'institut, arrêté par le N.K.V.D., relâché pour établir d'éventuelles complicités. Zinoviev s'enfuit alors vers la Sibérie et, pendant une année d'errances, s'embauche sur des chantiers, essaie cent métiers et continue de fuir dès qu'il se sent en danger. Enfin, revenu à Moscou, se porte volontaire à l'armée et part en octobre 1940 pour l'Extrême-Orient. La guerre, l'école d'aviation, puis de nouveau le front sont pour lui l'occasion de prendre pied à nouveau dans la réalité soviétique. Promu lieutenant, il écrit des poèmes satiriques.  En 1947, Zinoviev s'inscrit à la faculté de philosophie de l'université de Moscou, et sa vie prend un cours différent. Divorcé de sa première femme, il se remarie avec une étudiante, s'intéresse à la logique et à la psychologie. La mort de Staline va le le pousser à se concentrer davantage sur ses études. Il écrit une thèse sur "Le Capital" de Marx, hétérodoxe. Grâce à quelques appuis, il est enfin engagé à l'Institut de philosophie de l'Académie des sciences et devient logicien ...

Pendant la période du "dégel", Zinoviev fait partie de groupes identifiés comme "révisionnistes". Ses premières publications, toujours plus hétérodoxes, pour ne pas dire plus, datent de 1958 et lui valent d'être remarqué à l'étranger, notamment en Pologne et en Allemagne. Au cours des années 60 et au début des années 70, ses travaux sont traduits dans plusieurs langues européennes et il devient professeur, titulaire d'une chaire de logique, membre de l'Académie des sciences de Finlande. Après son troisième mariage en 1967, il connaît une vie plus stable qu'auparavant, tout en participant très activement à la subculture moscovite, dominée par l'humour et la satire politique.

Au milieu des années 70, Zinoviev se plaint de toutes les restrictions de liberté, - refus de publication, interdiction de se rendre à l'étranger -,  dont il est victime. En été 1974, il commence la rédaction des 'Hauteurs béantes", dont il fait passer le manuscrit par morceaux en Occident, par crainte d'une intervention du K.G.B. En 1976, il proteste publiquement contre un nouveau refus de visa pour la Finlande. Licencié, privé de ses grades et titres, il devient d'autant plus isolé que la parution des "Hauteurs béantes" achève d'exaspérer les autorités. Au terme de deux années difficiles, Zinoviev, qui a été entre-temps invité par l'université de Munich, doit quitter l'U.R.S.S. avec sa famille. Il s'installe à Munich et rédige une œuvre littéraire abondante. Il ne retournera en Russie qu'après la chute de l'Union soviétique. 


"Les Hauteurs béantes" (The Yawning Heights, Зияющие высоты, 1976)

Construit tel un puzzle exprimant les multiples facettes de la réalité soviétique, l'ouvrage de Zinoviev, écrit alors qu'il venait de perdre sa chaire de logique à l'université de Moscou, fut d'abord publié en Occident et trouva rapidement son publique tant son talent satirique y est exceptionnel, parodique et loufoque à souhait: le discours idéologique, les clichés de la propagande, la pseudo démarche scientifique masquent en fait absurdité poussée à l'extrême et gouffre béant de l'existence.  Dans la ville d'Ibansk, les habitants se partagent entre ceux qui participent et soutiennent le système, "des fonctions sociales sans aucune addition de nature humaine" (le Sociologue, le Penseur, le Membre), ceux qui "réfléchissent profondément sur l'essence même de ce qui existe" (le Calomniateur, le Schizophrène, le Bavard, le Braillard), et enfin les indécis, sans véritable courage (le Neurasthénique). Au fond il n'y a de société qu' "une agglomération de rats, clos en vertu d'une certaine nécessité, dont les habitants sont condamnés à une cohabitation prolongée. Ou bien cet agglomérat reste chaotique, et alors il périt par suite d'exterminations mutuelles.. Ou bien il parvient à une certaine ordonnance..."

 

« L'homme des Hauteurs est comme un rouage dans une machine monstrueuse, mais c'est un rouage conscient, qui s'accommode de sa condition, qui comprend les lois du système et sait que toute rébellion est vaine. » - Zinoviev capture ici l'essence du système totalitaire, où l'individu est réduit à un rouage fonctionnel. Il souligne également l'idée selon laquelle l'acceptation passive de l'absurdité du système est ce qui permet sa perpétuation....

 

« Les vrais maîtres des Hauteurs, ce sont les médiocres, ceux qui savent naviguer dans les eaux troubles du système, qui ne croient en rien et qui obéissent à tout. Ce sont eux qui montent au sommet, tandis que ceux qui croient sincèrement au socialisme restent dans la boue. »  Zinoviev met en lumière le cynisme et l'hypocrisie des relations sociales au sein de l'URSS, notamment entre les individus et l'appareil bureaucratique. Il se moque des opportunistes, des carriéristes et des idéologues qui, sous couvert de servir l'idéal communiste, ne poursuivent en réalité que leur propre intérêt.  Ceux qui réussissent ne sont pas les plus méritants ou les plus talentueux, mais les plus aptes à manipuler et à se conformer aux règles absurdes du système.

 

« Ici, nous avons appris à dire ce qu’il faut dire, à penser ce qu’il faut penser, et à ne rien dire ni penser de plus. Chaque mot, chaque geste est une imitation de la vérité, une répétition sans fin d'un message que personne ne croit, mais que tout le monde doit feindre de croire. » - Zinoviev expose l'idéologie soviétique comme un mensonge, un ensemble de slogans creux et dénués de sens, répétés machinalement par les citoyens. Ce conformisme idéologique est essentiel à la survie du régime. L'écrivain critique l'uniformisation de la pensée et l'étouffement de toute dissidence : l'endoctrinement idéologique déforme la réalité et la perception que les individus en ont.

 

« Dans le communalisme des Hauteurs, l’individu est toujours sous l'œil d'autrui. Chacun est l'espion de chacun, et c'est ainsi que la machine fonctionne, sans avoir besoin d'une police omniprésente. » - Zinoviev a inventé le concept de "communalisme" pour décrire cette société régie par des relations de dépendance mutuelle, où tout le monde surveille tout le monde. C'est une forme de totalitarisme diffus, où la répression est autant exercée par les pairs que par l’État. Et les individus participent eux-mêmes à leur propre oppression en surveillant et dénonçant les autres....

 

« Il ne reste plus rien de l'homme ici, si ce n'est son ombre. Il est devenu un simple réceptacle pour des mots qui ne lui appartiennent pas, des idées qu'il ne comprend pas et des actions qu'il ne contrôle pas. » - Malgré la satire et l’humour noir, Zinoviev exprime une profonde tristesse face à la condition humaine dans un tel régime. Il montre que le système détruit l’humanité même des individus, leur capacité à penser, à rêver et à vivre librement. 

 

« Plus le mensonge est gros, plus il est cru. Dans les Hauteurs, tout le monde sait que tout est mensonge, mais tout le monde ment tout de même, avec un sérieux inébranlable. » - L'une des grandes forces de "Les Hauteurs béantes" est son recours à la satire pour critiquer la société soviétique. Zinoviev ne se contente pas de décrire une réalité oppressante ; il l'attaque avec un humour corrosif qui révèle toute l'absurdité du système. C'est tout le paradoxe d'une société où le mensonge est à la fois omniprésent et parfaitement transparent, mais où il est tout de même la pierre angulaire du fonctionnement social et politique.

 

Première œuvre littéraire d`un philosophe, "Les Hauteurs béantes" ne peuvent se ranger dans aucun genre connu. Zinoviev l`écrivit en 1974-75, mais, comme il le dit volontiers, ce livre fut le fruit de toute sa vie antérieure, et il le concevait comme un acte de rupture avec le "soviétisme". Le titre même résume sa force satirique (un jeu de mots formé sur un cliché de la "langue de bois", "les cimes radieuses du communisme") et la dimension tragique et métaphysique de l'œuvre. Sa composition est semblable, peut-on dire,  à un puzzle, dont les "bribes", selon la définition de l`auteur, sont des dialogues abstraits, souvent philosophiques, entre des personnages anonymes, des chapitres d'un traité fictif égaré ou confisqué par la police, des morceaux de Mémoires sur la période stalinienne et la guerre, ces deux moments clés pour la génération de Zinoviev. de courtes nouvelles satiriques achevées, des poèmes qualifiés de "monstrueux", tantôt parodiques, tantôt lyriques : tout cela se croise, se ramifie, conflue en des trames discontinues dont le terme ne survient, pour ainsi dire, que par accident.

L'univers des "Hauteurs béantes" est une ville fantastique, Ibansk, qui est à la fois une fiction, une "localité qui ne localise rien" et une ville à consonances russes, puisqu'il s'agit d`un croisement entre le prénom Ivan et le verbe obscène "ebat". Ainsi le monde zinoviévien est-il simultanément réaliste, une sorte de concentré de la vie soviétique, et lunaire (car l'U.R.S.S. n'est jamais nommée), et l'auteur développe logiquement et implacablement de grotesques ou terrifiantes hyperboles, adaptées à un degré zéro de la civilisation. Ces allégories sont avant tout un moyen satirique : ainsi une file d`attente devient une gigantesque et éternelle structure sociale, avec ses leaders. ses mouchards et même les sociologues qui l`étudient.

Mais la satire débouche sur l`absurde par un procédé qu'on peut qualifier de détournement : Zinoviev détourne des situations empruntées aux rituels soviétiques (remises de décorations, réunions, discours), et surtout le langage officiel en multipliant les oxymorons (ainsi des immeubles neufs sont "identiques dans leur forme, mais indifférenciables dans leur contenu").

Cette satire, pourtant, a une portée métaphysique. La réalité est rongée par un néant qui la rend friable et incertaine. Les personnages portent des étiquettes dérisoires ou anonymes, tels "le Collaborateur", "le Barbouilleur", "le Bavard",  et évoluent dans un monde atemporel, "anhistorique", un "no man`s land" souvent représenté par un terrain vague. lnsignifiants, interchangeables, ils entretiennent des relations qui excluent l`amitié, l'amour et même tout événement, et ne sont au mieux que des voix lucides et impuissantes.

L`individu est annihilé par les autres qui, comme le dit l`auteur dans un chapitre intitulé "Epitaphe à un vivant", ne sont autres que lui-même. La répétition devient identité. Une oeuvre iconoclaste en U.R.S.S. où elle fut ressentie comme une des mises en cause les plus radicales du "système" soviétique ...


"L'Avenir radieux" (The Radiant Future, Светлое будущее, 1978)

En continuité avec "Les Hauteurs béantes", la satire toujours mordante de d'un communisme "avenir radieux de toute l'humanité" est ici reprise dans un style plus réaliste, le Moscou du début des années 1970, une famille soviétique ordinaire regroupée autour d'un professeur de philosophie, directeur de la Section des problèmes théoriques de la méthodologie du communisme scientifique, et ambitionnant l'Académie des sciences. Mais sa fille, Lenka, n'est pas insensible à l'esprit critique de Zimine, le meilleur ami de son père qui a fait douze ans de camp. L'élection à l'Académie s'avère un échec et bien des rêves s'écroulent, d'autant que sa fille découvre qu'il fut jadis un délateur et se suicide, le voici projeté aux antipodes de cet avenir radieux proclamé par la propagande officielle...

 

« Nous vivons déjà dans l'avenir radieux, dit-on. Seulement, personne ne l'a remarqué. Nous avons raté l’instant précis où il est arrivé, occupés que nous étions à mener nos petites affaires. Il nous a échappé, comme un train que nous ne prendrons jamais. » - Zinoviev dénonce ici l'écart entre le discours utopique du régime et la réalité sordide à laquelle les citoyens sont confrontés. Le "futur" est un horizon sans cesse repoussé, mais déjà proclamé atteint par le pouvoir.

 

L'une des cibles privilégiées de Zinoviev est la bureaucratie soviétique, qu’il décrit comme un système devenu une fin en soi, détaché de toute finalité réelle et engendrant son propre dysfonctionnement. - « Dans notre société, la machine bureaucratique est devenue si efficace qu’elle peut fonctionner parfaitement sans accomplir quoi que ce soit. Chaque service contrôle un autre, et l'ensemble produit un travail si complexe qu'il devient impossible de comprendre qui fait quoi, ou pourquoi. Mais ce n’est pas important : l'essentiel est que tout continue de tourner. » - Il ne s'agit pas tant de réaliser des objectifs concrets, mais de maintenir la machine bureaucratique elle-même.  

 

« Chaque citoyen est à la fois une victime et un surveillant. Nous sommes tous enchaînés les uns aux autres, non par la solidarité, mais par la suspicion. Chacun sait qu’il est surveillé, mais ce qu’il ignore, c’est par qui. Et dans cet univers de miroirs, où les reflets se multiplient à l'infini, chacun devient son propre geôlier. » - Tout le monde surveille tout le monde, non seulement les institutions officielles qui exercent le contrôle, mais aussi les individus eux-mêmes, qui participent activement au maintien de l’ordre par la dénonciation mutuelle et la méfiance.

 

L'hypocrisie de l’idéologie communiste, comme dans "Les Hauteurs béantes", "L’Avenir radieux" dépeint un monde où l’idéologie officielle est vidée de tout sens. Les slogans sont omniprésents, mais leur signification est purement formelle ; personne n’y croit vraiment, mais tout le monde doit prétendre y croire pour éviter d’être sanctionné. - « Le socialisme est une grande vérité, disent-ils. Mais ici, la vérité n'est pas quelque chose que l'on croit, c'est quelque chose que l'on répète. Si vous cessez de la répéter, vous cessez d'exister socialement. »

 

L'humour chez Zinoviev n'est pas seulement un outil de critique sociale, c'est aussi une forme de résistance intellectuelle. « Rire est la dernière liberté qu’il nous reste. C’est un rire silencieux, bien sûr, intérieur. Rire à haute voix serait trop dangereux. Mais tant que nous pouvons encore nous moquer de notre situation, il nous reste un peu d'humanité. »

 

L’un des thèmes récurrents chez Zinoviev est l’idée que le système totalitaire, une fois mis en place, devient presque impossible à démanteler. Il ne se contente pas d’opprimer les individus ; il les transforme, au point que même ceux qui le critiquent finissent par en dépendre. - « Le totalitarisme n'est pas seulement une prison pour les corps ; c'est une prison pour les esprits. Il façonne l'homme à son image, et bientôt il n'y a plus d'extérieur au système. Même ceux qui s’y opposent sont déjà pris dans ses filets. » - Zinoviev suggère que l’oppression ne se limite pas à la répression physique ou politique ; elle affecte aussi la manière dont les individus pensent, rendant toute opposition véritablement radicale presque impossible...

 

« On nous a promis un paradis sur terre, et nous voilà dans les limbes. Le paradis, c’est toujours pour demain. En attendant, nous payons le prix de cette promesse éternelle avec notre liberté, notre dignité, et souvent notre vie. » - Un extrait qui résume toute la critique de Zinoviev contre l’idéalisme politique. L’utopie, loin d’être une aspiration noble, est selon lui un prétexte pour maintenir une société figée dans l’autoritarisme, où le bonheur est sans cesse différé et où les souffrances du présent sont justifiées par une promesse qui ne sera jamais tenue.

 

Conçu comme une part des "Hauteurs béantes", mais dont le manuscrit se perdit au cours de son transfert en Occident, "L'Avenir radieux" fut alors reconstitué par son auteur après la parution de son premier livre. Son titre même est une citation de l'idéologie officielle, puisqu'il s'agit du communisme. La satire est très présente et, comme dans le premier roman de Zinoviev, fait exploser les clichés de la propagande au contact de réalités les plus sordides. Ainsi, le livre tout entier est ponctué par le leitmotiv d'un slogan, - "Vive le communisme, avenir radieux de toute l'humanité!" -, qui ne cesse de se dégrader dans la mesure où il sert de refuge à toutes sortes d'ivrognes. Le livre reprend une structure éclatée, faite de chapitres brefs souvent construits sur des dialogues ou des réflexions à caractère philosophique.

Mais, à la différence des "Hauteurs béantes", l'œuvre s'apparente davantage à un roman classique, dépourvu de toute hyperbole allégorique. L'action se passe à Moscou, sous Brejnev - que les railleries prennent d'ailleurs régulièrement pour cible. Le héros est un professeur de philosophie, marxiste convaincu, mais "libéral" au sens soviétique, c'est-à-dire plus "civilisé" que les staliniens, et dont l'ambition est d'entrer à l'Académie des sciences. Malgré sa réussite apparente, il est rongé par le doute et la mauvaise conscience : son meilleur ami, Zimine, est un paria, un ancien détenu qu'il avait autrefois dénoncé. Ses enfants lui échappent en grande partie et leur esprit frondeur s'accorde davantage avec Zimine. La normalité soviétique dont le professeur est le symbole est sapée par la tentation de l'asocial : à mesure que le récit progresse, le héros est hanté par la vision d'une vieille chiffonnière qui lui paraît plus heureuse, et surtout plus "vraie" que lui. 

Le roman met en scène des personnages bien campés et d'autant plus vivants qu'ils font partie du cercle familial du héros : ainsi en est-il du personnage de sa fille Lenka, qui, dégage une impression de fraîcheur inhabituelle dans les noires visions zinoviéviennes. L'action se partage entre les notations quotidiennes d'une sorte de journal intime et une embryon de fable romanesque : les élections à l'Académie, qui voient l'échec du héros, le suicide de Lenka lorsqu'elle apprend que son père a été un délateur, enfin l'infarctus de celui-ci précipitent une sorte de dénouement tragique. Même l'humour et la satire prennent des proportions plus modestes qu'ailleurs et un caractère plus souriant. De tous les livres de Zinoviev, "L'Avenir radieux" est sans doute le roman où il s'est le plus mis en scène, à travers le personnage du héros et de son double Zimine  (Trad. L'Age d'Homme, 1978). 


"Le Communisme comme réalité" (1981)

« Le communisme, tel que nous l'avons vécu, n'a rien à voir avec les utopies des philosophes ou les grands discours idéologiques. C’est une réalité quotidienne faite de pénurie, de contrôle et d'obéissance passive. » - Dans cet ouvrage, Zinoviev présente une analyse approfondie du système communiste, qu’il considère comme une "réalité" plutôt qu’une idéologie ou une théorie politique. Il analyse en détail la logique interne du communisme soviétique, ses structures de pouvoir, et les mécanismes de contrôle sur les individus et la société. Contrairement aux critiques qui se concentrent essentiellement sur l’idéologie marxiste-léniniste, c'est le communisme fonctionnant concrètement, dans la vie quotidienne, que Zinoviev examine : une réalité vécue, marquée par le conformisme, la bureaucratie et le contrôle social.


"Nous et l'Occident" (1981)

Alexandre Zinoviev, après avoir émigré en Occident, critique non seulement l’Union soviétique, mais aussi l’Occident, qu’il observe avec un regard tout aussi acéré. Révélant une approche désabusée des illusions que l’on peut avoir sur la démocratie et le capitalisme, il refuse de se contenter d’une simple opposition manichéenne entre un "Est" totalitaire et un "Ouest" libre, mais analyse plutôt les similitudes, les contradictions et les hypocrisies des deux systèmes. Zinoviev cherche ainsi à démontrer que l’Occident n’est pas l’alternative idyllique que certains dissidents soviétiques imaginaient. Il déconstruit ainsi plusieurs mythes concernant la démocratie libérale, la liberté individuelle et le progrès, tout en révélant les mécanismes de pouvoir qui existent aussi en Occident. La démocratie libérale et le capitalisme dissimulent leurs propres mécanismes de contrôle, leur propre idéologie dominante, et leurs propres contradictions ...

 

L’un des thèmes centraux de "Nous et l’Occident" est le désenchantement que Zinoviev ressent en découvrant la réalité des sociétés occidentales, loin de l’image idéalisée qu’il avait pu en avoir lorsqu'il vivait en URSS. - « En quittant l’URSS, je croyais avoir échappé au mensonge organisé. Mais en arrivant en Occident, j’ai découvert une autre forme de mensonge. Il est plus subtil, mieux déguisé, mais tout aussi puissant. Ici aussi, les gens sont conditionnés, non par la terreur, mais par la consommation, les médias et l’illusion de la liberté. » - L’Occident, malgré ses apparences de liberté et de prospérité, impose un conditionnement idéologique similaire à celui de l’Union soviétique. Selon lui, la société de consommation, les médias et les structures de pouvoir économique et politique en Occident contrôlent les individus de manière plus insidieuse que dans les régimes totalitaires.

 

Zinoviev se penche aussi sur la question de la liberté individuelle, un pilier des sociétés démocratiques occidentales. Il remet en question la véritable nature de cette liberté, qui selon lui, n’est qu’une façade. - « En Occident, on parle beaucoup de liberté individuelle. Mais qu’est-ce que cette liberté signifie réellement ? C’est la liberté de choisir parmi des options prédéfinies, la liberté de consommer, mais non de penser véritablement différemment. La liberté, ici, est un mythe soigneusement entretenu, au service d’un système qui contrôle subtilement ses citoyens. » - La liberté est ici perçue comme limitée par les structures économiques et sociales. Il dénonce une liberté formelle, où l’individu est libre de consommer et de faire des choix superficiels, mais où il reste prisonnier d’un cadre idéologique invisible. Zinoviev compare cette forme de contrôle à celle de l’URSS, suggérant que la différence est plus de forme que de fond.

 

Zinoviev réserve une critique particulière aux médias occidentaux, qu’il considère comme des instruments de propagande, même s’ils se présentent sous l’apparence de la diversité et de l'indépendance.- « Les médias occidentaux se présentent comme pluralistes et libres. Mais en réalité, ils façonnent l'opinion publique de manière tout aussi efficace que la propagande soviétique. Les citoyens sont bombardés d'informations, mais cette abondance cache le fait que les points de vue qui dévient du consensus dominant sont étouffés ou marginalisés. » - Critiquant l’effet d’homogénéisation des opinions par les médias en Occident, il critique le contrôle subtil exercé sur les idées et les informations, et remet en cause la véritable diversité d’opinion dans les démocraties libérales. Ce contrôle idéologique, même sans coercition directe, est un des éléments centraux de sa critique.

 

Zinoviev s’attaque également au capitalisme, qu'il voit comme une autre forme d'aliénation, similaire au socialisme réel. Loin de permettre l'épanouissement individuel, le capitalisme impose une logique de productivité, de compétition et de consommation qui aliène l’individu. - « Sous le capitalisme, l’individu est asservi à l’argent, au marché, aux exigences de la rentabilité. Tout, même la liberté, se monnaye. Et dans cette quête perpétuelle de profit, l’être humain perd son âme. Le capitalisme, tout comme le socialisme, produit une forme d’aliénation profonde, mais celle-ci est masquée par le confort matériel. » - Zinoviev met en parallèle l’aliénation vécue sous le capitalisme et celle vécue sous le socialisme. Si l’aliénation sous le socialisme est évidente (répression, contrôle de l’État), celle sous le capitalisme est plus subtile, car elle se cache derrière le confort matériel et les illusions de liberté.

 

Zinoviev dénonce l'arrogance avec laquelle l'Occident considère ses propres valeurs comme universelles et supérieures. Cette vision ethnocentrique est, selon lui, une forme de néocolonialisme idéologique. - « L’Occident se voit comme le modèle de la civilisation, la référence ultime pour le monde entier. Mais cette arrogance cache une incapacité à comprendre la complexité du monde, à admettre que d’autres systèmes, aussi imparfaits soient-ils, peuvent avoir leur propre logique. L’Occident cherche à imposer son modèle, comme autrefois il imposait ses empires. » - Zinoviev dénonce le fait que l’Occident se perçoit comme la civilisation supérieure et s’arroge le droit de juger et de transformer le reste du monde selon ses propres normes.

 

Et l’un des points les plus polémiques soulevés par Zinoviev est la remise en question de la démocratie occidentale, qu’il voit comme une illusion soigneusement entretenue par les élites. - « En apparence, la démocratie offre aux citoyens un pouvoir de décision. Mais en réalité, ce pouvoir est limité à des choix entre des candidats ou des partis qui défendent tous les mêmes intérêts fondamentaux. L’alternance politique n’est qu’un jeu d’ombres. Les véritables décisions sont prises ailleurs, dans des cercles économiques ou technocratiques. » - Zinoviev critique l'idée selon laquelle la démocratie occidentale offre un véritable pouvoir aux citoyens. Il dénonce une oligarchie masquée, où les choix démocratiques sont en réalité prédéterminés par des forces économiques et institutionnelles.

 

Si Zinoviev ne nie pas la supériorité matérielle de l’Occident par rapport à l’Union soviétique. Cependant, il critique l’illusion selon laquelle la prospérité matérielle garantit le bonheur ou la liberté véritables. - « L’Occident a réussi à offrir un haut niveau de vie à ses citoyens, mais cette prospérité a un prix : l’aliénation de l’individu par le travail, la consommation et le conformisme social. Le confort matériel n’est pas synonyme de liberté ou de bonheur ; il peut même être un piège. » - Zinoviev relativise la notion de progrès matériel en Occident. Pour lui, cette prospérité cache une aliénation profonde et n’offre pas nécessairement une véritable émancipation humaine.


"Homo sovieticus" (Homo Sovieticus, Гомо советикус, 1982)

L'Union soviétique produit un nouveau type d'homme, l'homocus, qui se comporte selon les mécanismes énoncés théoriquement dans "Le Communisme comme réalité" (1981) : Zinoviev suit donc l'itinéraire de ce personnage incarné par un émigré soviétique vivant à l'Ouest. Le voici transplanté dans une société de liberté et d'abondance, côtoyant dans une pension qui l'héberge tout un petit monde d'émigrants manipulés ou non par une idéologie soviétique qui s'insinue dans le tissu des démocraties occidentales : cet homocus se révèle "la maladie la plus profonde dont souffre l'humanité car elle s'attaque aux bases mêmes de l'être humain..."

 

L’expression "Homo Sovieticus" désigne l’homme soviétique, façonné par le système totalitaire. Zinoviev le décrit comme une créature modelée par les réalités du socialisme réel, incapable d’évoluer en dehors des structures du régime. - « L’Homo Sovieticus n’est pas simplement un citoyen de l’URSS ; c’est un être profondément modifié, un produit de l’évolution historique du communisme. Il incarne une nouvelle espèce d’homme, façonnée par des décennies de socialisme, habitué à la pénurie, à la surveillance, à l’obéissance. » - Le socialisme n’a pas seulement transformé les institutions politiques et sociales, mais aussi la nature même de l’être humain. 

 

« L’individu disparaît dans le collectif. Il devient une particule dans une vaste masse humaine, une force impersonnelle. Plus il est insignifiant individuellement, plus il s’adapte facilement au système. Le génie de ce système, c’est qu’il n’a pas besoin de héros, seulement de rouages. » L'un des traits fondamentaux de l’Homo Sovieticus est sa soumission au collectif et son absence d'initiative personnelle. Zinoviev explique que cette soumission est un mécanisme de survie dans une société où le conformisme est récompensé. Un trait essentiel à la pérennité du régime, car il empêche l’émergence d’initiatives ou de pensées divergentes.

 

Aussi, dans la société soviétique décrite par Zinoviev, le conformisme n’est pas seulement une question de choix, mais une nécessité. Se conformer aux attentes du système est indispensable pour éviter les ennuis et garantir une existence paisible. - « En Union soviétique, penser différemment, c’est mettre sa vie en danger. L’Homo Sovieticus est celui qui a appris à se taire, à se fondre dans la masse et à ne jamais exprimer une opinion qui pourrait le mettre en conflit avec les autorités. Son existence est une longue suite de compromis. » - Eviter de se faire remarquer, rester discret et se conformer aux règles, même si elles sont absurdes. Zinoviev critique cette soumission généralisée, qui entraîne une stagnation morale et intellectuelle de la société.

 

Un autre aspect central de la vie de l’Homo Sovieticus est la méfiance généralisée. Zinoviev décrit un monde où chacun surveille et est surveillé, et où la délation est monnaie courante. - « Dans l’URSS, personne ne fait confiance à personne. Chaque homme est un potentiel espion pour l’État. Cela crée une société de duplicité permanente, où chacun porte un masque, où tout le monde se surveille, se soupçonne et se trahit. L’Homo Sovieticus vit dans la peur constante d’être dénoncé. »

 

Zinoviev montre que le système soviétique ne se contente pas de contrôler les comportements extérieurs des citoyens, mais qu’il aliène profondément leur esprit, les rendant incapables de penser en dehors des cadres imposés par l’idéologie. - « L’homme soviétique est coupé de lui-même. Il ne pense plus avec ses propres idées, mais avec celles que le Parti lui a inculquées. Il ne vit plus pour lui-même, mais pour l'État. Son esprit est devenu un instrument docile, incapable d'autonomie. »

 

Un autre thème récurrent dans Homo Sovieticus est la glorification de la médiocrité. Zinoviev décrit un système où l'excellence est perçue comme une menace et où la médiocrité est encouragée parce qu'elle garantit la stabilité. - « L’Homo Sovieticus n’est pas un homme d’exception, c’est un homme moyen, un homme qui se satisfait de peu et qui n’aspire à rien de plus. Dans un tel système, la médiocrité devient une vertu, car elle permet de ne pas être remarqué et de se fondre dans la masse. »

 

Mais, paradoxalement, l’Homo Sovieticus est à la fois victime et soutien du système. Loin de simplement subir l’oppression, il la reproduit et la renforce par son comportement conformiste. - « L’homme soviétique est à la fois oppresseur et opprimé. En s’adaptant aux règles du système, il contribue à sa perpétuation. C’est un cercle vicieux : plus il s’accommode du système, plus le système devient inéluctable. » - C'est bien un aspect fondamental du totalitarisme : le système se maintient grâce à la complicité passive de ses citoyens. L’Homo Sovieticus est un rouage du système, incapable de s'en détacher car il en dépend pour sa survie.

 

Enfin, Zinoviev reste foncièrement pessimiste : même si le système venait à disparaître, l’Homo Sovieticus resterait profondément marqué par des décennies de conditionnement idéologique et collectif, rendant un retour à une pleine individualité difficile, voire impossible. - « Même si le communisme s'effondrait demain, l’homme soviétique ne redeviendrait pas soudainement un homme libre. Il a été modelé par le système au point de ne plus pouvoir concevoir sa vie autrement. La liberté, pour lui, n’est plus une aspiration, mais une menace. »


"L'Occidentisme - Essai sur le triomphe d'une idéologie" (1995)

Une analyse critique des valeurs et des systèmes sociaux de l’Occident, marqués par ce que Zinonviev appelle « l’occidentisme », une idéologie selon lui triomphante après l'effondrement du bloc soviétique. Il y soutient que l'Occidentisme n'est pas seulement une idéologie extérieure mais une véritable structure mentale et sociale profondément intégrée dans les sociétés post-soviétiques. Pour lui, l’idéologie de l’occidentisme n’est pas simplement un ensemble de valeurs comme la démocratie, les droits de l’homme ou le libéralisme économique, mais un projet hégémonique, porté par une élite mondiale qui cherche à imposer un modèle de société universelle basé sur la domination technologique, culturelle et économique.

 

« L’Occidentisme est un totalitarisme doux, un système qui réussit à se déguiser sous les traits de la démocratie, de la liberté et des droits humains, alors qu'il tend à imposer une uniformisation à grande échelle. » - La notion de "totalitarisme doux" est une critique acerbe contre la prétention de l’Occident à incarner la liberté. Contrairement à la critique marxiste classique qui se concentre sur l'impérialisme ou l'exploitation capitaliste, Zinoviev voit dans l'occidentisme une domination insidieuse et culturelle, quasiment invisible.

 

« La démocratie en Occident est devenue une pure formalité, une série de rituels qui permettent à une oligarchie invisible de maintenir son pouvoir. Sous couvert de liberté et d’élections, on trouve un contrôle rigide et une manipulation des masses. » - Zinoviev reproche à l'Occident son utilitarisme et son matérialisme, qu'il voit comme des piliers de l’idéologie occidentale. L'individu, dans ce système, est réduit à un rouage économique ou social, et toute sa vie est régie par des impératifs de productivité, de consommation et de performance. Pour Zinoviev, même la démocratie occidentale n’est qu’une illusion, une mécanique qui sert à dissimuler la mainmise des élites sur la société. Zinoviev rejoint ici les critiques plus classiques de la démocratie libérale, notamment celles qui dénoncent la concentration du pouvoir économique et médiatique entre les mains d’un petit groupe. Cependant, il y ajoute une dimension existentielle, en soulignant comment l'Occident vide l'individu de sa profondeur spirituelle en le transformant en simple consommateur.

 

« La culture de masse occidentale a imposé sa marque partout. Elle envahit tous les aspects de la vie quotidienne. Les peuples du monde ne sont plus que des consommateurs d’images, d’idées et de produits standardisés. » - L’une des parties les plus achevées du livre est sans doute la critique de la mondialisation culturelle occidentale. Zinoviev y décrit un processus d'uniformisation qui efface les différences culturelles, les identités nationales et les traditions locales au profit d'une culture de masse, dominée par les États-Unis. Il y anticipait certaines critiques contemporaines de la globalisation culturelle et semble prédire un monde dans lequel la diversité culturelle serait anéantie, laissant place à une homogénéité aliénante. La mondialisation ne crée pas un village global harmonieux mais plutôt un monde où les particularismes disparaissent au profit de la standardisation.

 

« La plus grande contradiction de l’Occident est cette capacité à proclamer la liberté tout en tissant une toile de contrôle de plus en plus serrée autour des citoyens. Cette illusion de liberté est la plus grande victoire de l’occidentisme. » - Zinoviev soulignera également ce qu’il perçoit comme les contradictions internes de l’occidentisme. D’une part, on prône la liberté individuelle, mais d’autre part, on instaure une surveillance de plus en plus prononcée des individus. D’une part, onpromeut la diversité et le multiculturalisme, mais d’autre part, on diffuse une culture uniforme dominée par la consommation et les valeurs marchandes. Là aussi, une certaine anticipation, dans les sociétés occidentales (que la technologie est belle!), de l’essor de la surveillance de masse, du contrôle numérique et des technologies qui, sous couvert de sécurité ou de commodité, sapent les fondements mêmes de la liberté individuelle.

 

Comme toujours, les critiques de Zinoviev soulèvent bien des interrogations. On pourrait ressentir son rejet catégorique de l'Occident comme une simplification excessive des dynamiques complexes qui animent ces sociétés. Son approche peut sembler pour certains quelque peu nostalgique d’un monde bipolaire, où le bloc de l’Est, avec toutes ses imperfections, offrait une alternative claire à l'hégémonie occidentale. Certains pourraient aussi lui reprocher un certain déterminisme, comme si l'occidentisme était un rouleau compresseur inéluctable, sans possibilité de résistance. Cependant, sa critique résonne toujours, notamment dans les débats sur la montée des populismes, la crise de la démocratie libérale, ou les inquiétudes concernant la surveillance de masse et la perte de la diversité culturelle.  

Et l'on peut reconnaître que le livre de Zinoviev, "L'Occidentisme", tout en constituant une réflexion provocatrice sur les dérives de l’idéologie occidentale et sur les illusions qu’elle véhicule,  met en lumière les contradictions et les dangers d’un système qui prétend défendre la liberté mais tend à imposer une uniformisation mondiale. La séduction de l'occidentisme peut se révéler porteur de dangers sous-estimés pour la liberté individuelle et la diversité culturelle.


"Confessions d'un homme en trop" (The confession of a dissident, Исповедь отщепенца, 1990-2005)

Bien que toutes les œuvres de Zinoviev aient un caractère fortement autobiographique, son livre de Mémoires est le seul qui se présente comme une confession systématique.  Comme il l'explique lui-même, il y cherche moins à raconter sa vie dans tous ses détails ou à relater une série d'événements marquants qu'à trouver la clé de sa personnalité, la logique profonde de ses actes et de sa destinée.

La description de l'enfance de l'écrivain prend de ce point de vue une importance toute particulière. Son milieu d'origine est en effet la communauté paysanne dont le cœur est la famille, plus particulièrement la mère. Communauté qui est dépositaire de hautes exigences morales, opposées à l'égoïsme et au mensonge, où tout le monde travaille, et qui est soudée par la religion. L'arrachement que Zinoviev éprouve en devenant athée sous l'influence de l'école, et plus encore en quittant sa famille pour Moscou, n'a d'égal que sa nostalgie pour ce monde à jamais révolu et qui, selon lui, se sentait condamné.

La vision zinoviévienne de la collectivisation des terres de 1929 est particulièrement originale et profonde. Pour lui, les paysans savaient que leur sort était scellé depuis la révolution, et c'est pourquoi ils s'opposèrent peu à ce bouleversement venu de la ville. Pour fuir les kolkhozes, les Zinoviev migrent vers Moscou sitôt que les enfants sont en âge de travailler ou de poursuivre des études. Si douloureuse qu`elle soit, cette révolution sociale est ressentie comme une modernisation inévitable.

Aussi le stalinisme suscite-t-il chez l'auteur des sentiments ambivalents. Il est l'objet même de sa rébellion car il trahit précisément les idéaux de son enfance : collectivisme, dévouement à autrui, abnégation, culte du travail qu'il avait cru magnifiés par le communisme. Mais il est aussi synonyme d'une gigantesque promotion sociale, dont le caractère à la fois démocratique et tragique lui donne le sentiment d'avoir vécu une grande époque historique, qu'il ne supporte pas de voir remise en cause par les "libéraux" des jeunes générations.

La révolte de Zinoviev a pour cible non seulement Staline, ses successeurs, voire le régime politique, mais la société tout entière dont il décrit la pesanteur et la pression malfaisante. Ses gestes de rébellion - projet puéril d'assassiner Staline, prise de position antistalinienne en pleine réunion du Komsomol, plus tard rédaction des "Hauteurs béantes" et entrée en opposition - sont selon lui les actes fondateurs de sa personnalité, par lesquels il s`est constitué, envers et contre tous, son propre "État souverain". 

 

Son cheminement intellectuel même, qui fait l'objet du livre, à partir du moment où l'auteur devient philosophe, a pour signification ultime, par-delà la compréhension du "système" où il vit, le rejet du social et la construction difficile de l'individu sur des bases éthiques personnelles ou, comme l'auteur le dit parfois, une sorte de nouvelle religion. 

 

 

"J 'ai toujours été un élève, un employé et un chercheur modèles, non par désir d'acquérir une position sociale plus élevée, mais plutôt poussé par un sentiment aigu de ma propre dignité. Sentiment qui n'avait pas que des côtés positifs : il me faisait, par exemple, m'emporter violemment lorsqu'on tentait de m'humilier ou de m'imposer des contraintes qui n'avaient rien à voir avec mes obligations de service ou qui outrepassaient le cadre des relations de travail. Ce trait de caractère était tellement visible que l'on évita de me faire monter dans la hiérarchie ou, simplement, d'améliorer ma condition. Je n'ai jamais côtoyé de personnages historiques et les quelques rencontres que j'ai pu faire présentent un caractère purement anecdotique en raison de leur brièveté. J 'entendis parler de Lénine alors qu'il n'était déjà plus de ce monde. Le nom de Staline, en revanche, me fut familier très tôt. J 'allais sur mes dix-sept ans lorsque mûrit en moi le désir passionné de le rencontrer... pour lui tirer un coup de feu ou jeter une bombe sur son passage. Cette rencontre n'eut pas lieu pour des raisons purement techniques : je n'avais pas d'arme et en aurais-je eu une, je n'aurais pu m'approcher suffisamment de lui. Une fois, après la guerre, le maréchal Vorochilov serra par hasard les mains d'un groupe d'officiers qui se trouvaient sur son passage et dont je faisais partie. Il lui sembla me reconnaître et il me demanda où nous avions bien pu nous rencontrer. Je répondis que nous avions fait la guerre civile ensemble dans la 1e armée de cavalerie. Le vieux maréchal, qui était gâteux, me félicita chaudement en me recommandant de continuer à bien servir. La plaisanterie me valut cinq jours d'arrêt. Après ma démobilisation, j'aidais un jour mon père à peindre le bâtiment de l'hippodrome lorsqu'un autre maréchal (une spécialité chez moi!) vint nous rendre visite. C'était Boudionny qui supervisait tout ce qui touchait de près ou de loin aux chevaux. Il serra la main de tous les peintres et eut également l'impression de me connaître. Je lui dis que j'avais servi avant la guerre dans la division de cavalerie numéro tant et qu'il nous avait rendu visite. C'était l'entière vérité. Le maréchal (sénile lui aussi) me félicita et me recommanda de continuer à bien faire mon service. Il nous fit donner de la vodka. Mes confrères, non contents de s'être rincé le gosier à l'œil, allèrent en acheter d'autre. Nous nous tînmes, mon père et moi, à l'écart de la beuverie. Cela nous sauva. Au comble de l'ivresse, les peintres mirent le feu au bâtiment, qui fut réduit en cendres. Les coupables furent jugés et l'hippodrome en bois remplacé par un autre, caractéristique des délires architecturaux de l'époque stalinienne.

Au cours des années libérales de la période khrouchtchévienne, certains de mes amis, qui commençaient à réussir leur carrière, voulurent me faire entrer dans l'équipe de Souslov. Je me rendis à son bureau pour me présenter. Il me jeta un coup d'œil rapide qui signifiait clairement « Fiche le camp! ». Je le rencontrai plus tard en une autre occasion aux conséquences bien plus sérieuses pour moi. J'en parlerai plus tard. Un soir, rue Dzerjinski, en passant devant le siège du KGB, je manquai de bousculer Iouri Andropov dont les gardes du corps avaient mal fait leur travail. Effrayé, le dirigeant se réfugia dans sa voiture. Quant à moi, on m'infligea un interrogatoire tracassier de plusieurs heures pour savoir qui j'étais et pourquoi je me trouvais à cet endroit.

Après la publication des "Hauteurs béantes" et de "l'Avenir radieux", quelqu'un de l'entourage d'Andropov me raconta que ce dernier les avait lus et relus et que seule son intervention m'avait sauvé des douze années de privation de liberté (sept ans de camp et cinq de relégation) réclamées par Souslov. Sans doute était-ce vrai, mais je ne pense pas que m'expulser de mon pays et rayer mon nom de la science et de la littérature soviétiques ait été d'une grande humanité. J 'ai rencontré Molotov à trois reprises. Après sa chute, naturellement. La première fois, je me suis trouvé à ses côtés dans une queue pour le lait au magasin d'alimentation de la rue Volkhonka, près de mon institut. La seconde, j'occupais une place non loin de lui dans la salle de lecture de la bibliothèque Lénine réservée aux professeurs d'université. La dernière fois, dans un couloir de la même bibliothèque, j'étais mêlé à d'autres lecteurs qui discutaient avec lui. La conversation me parut inintéressante et je n'y pris pas part. J 'ai eu l'occasion de remarquer que les personnages déchus de leurs fonctions deviennent en général particulièrement ternes, vides et ennuyeux. En fait, ils ne le deviennent pas : ces traits font, dès le départ, partie intégrante de leur personnalité.

Telles sont mes rencontres les plus significatives avec les puissants de ce monde. Il y en eut d'autres, mais de moindre importance. Je n'ai jamais été intime avec aucun des « rois » de la société soviétique. Je n'en éprouve d'ailleurs nul regret. Je les ai toujours méprisés et n'ai vu en eux que des sujets de satire. De toutes les personnes que j'ai eu l'occasion de rencontrer en Union soviétique, les plus intelligentes, talentueuses et morales ont ou péri, ou échoué dans leurs tentatives pour réussir dans la vie, ou encore choisi volontairement de rester aux échelons inférieurs de la hiérarchie sociale. En revanche, celles qui ont fait leur chemin ne sont que pures nullités tant sur le plan de l'intelligence que du talent ou de la morale. Je n'ai donc pas l'intention de parler des apparatchiks que j'ai pu côtoyer. Nombre de mes anciens condisciples, disciples, collègues, compagnons de bouteille et amis font maintenant partie de l'entourage de Gorbatchev. Leurs noms sont parfois cités dans la presse, mais ils n'en sont pas pour autant devenus des personnalités d'envergure qui mériteraient des chapitres entiers de Mémoires. Tous ensemble, ils ont servi de modèle à mes personnages littéraires, mais, pris séparément, aucun ne m'a jamais inspiré une seule page de description. Atomes d'un phénomène de masse, ils ne peuvent être évoqués que collectivement.

J 'ai eu beau multiplier les observations, je n'ai pas remarqué plus de différences significatives entre eux qu'entre les punaises qui se glissent dans les interstices d'une isba, tant il est vrai que les critères que j'utilise pour mesurer l'importance d'une personnalité ne correspondent pas à ceux qu'on emploie communément. Il existe un ensemble de règles pratiques pour se hisser en haut de l'échelle sociale et déboucher dans l'arène de l'histoire. Cette « technique » consiste à attirer l'attention de personnalités influentes. Elle inclut l'aptitude à se forger une réputation adéquate aux yeux de ses supérieurs. Ces règles fonctionnent à tous les niveaux de la société. Elles sont claires et évidentes. Je les ai identifiées à mon tour, mais ne les ai jamais mises en pratique.

A tous les niveaux, les acteurs en place ou potentiels du théâtre social ont toujours immédiatement noté dans mon comportement l'absence des qualités qui pouvaient faire de moi l'un des leurs. Ils ne pouvaient voir dans ma fréquentation qu'une menace pour leur situation. Je comprenais à quel point nous étions différents et m'efforçais de ne pas entraver leurs activités. Mais nos rapports ne se fondaient pas sur la réciprocité. Ils considéraient, eux, qu'ils avaient le droit de s'immiscer dans mes affaires puisqu'ils en avaient le pouvoir. J'ai évoqué plus haut ma rencontre avec Souslov. Un autre à ma place, dans la perspective d'avoir avec le temps son propre petit rôle à jouer, se serait accroché à cette opportunité d'entrer dans les allées du pouvoir, même comme simple valet du clown historique en chef. En moins d'une seconde, Souslov parvint à constater que je n'étais pas de sa race. A l'école d'aviation, j'étais un élève modèle. On me nomma donc chef de groupe. Bien que mes obligations fussent des plus primaires, je ne gardai mon titre qu'une seule semaine. Les principes qui régissaient mes relations avec autrui étaient en inadéquation totale avec le comportement attendu d'un chef. On me libéra donc de mes fonctions. Mon remplaçant, parfait « lèche-cul » et authentique nullité, s'avéra parfaitement adapté à la place. Il avait tout ce qui me faisait défaut et en particulier la crapulerie arriviste. 

Dans les années soixante, un homme avec qui j'entretenais des relations amicales depuis 1938 fut nommé à la tête de notre institut. Il venait d'une autre ville. Mes collègues n'ignoraient pas que nous nous connaissions bien et l'on pensa que j'allais faire carrière. Tout le monde se mit à me traiter comme le « favori du roi ›. Mais le « roi» connaissait parfaitement la conduite à tenir quand on occupe une position élevée. Son premier acte fut de bien laisser entendre à son entourage qu'il n'avait rien à voir avec moi. Tant qu'il demeura à ce poste, je n'eus pas une seule fois l'occasion de le rencontrer en tête-à-tête. Pourtant, nous avions habité plusieurs années dans la même maison. Que l'on me comprenne bien : je n'en veux en aucune façon à cet homme, ni à Souslov, ni à ceux qui m'ont libéré de mes fonctions de chef de groupe. Ils ont agi selon leur nature et leurs principes. Du point de vue des intérêts propres de la société, ils ont fait ce qu'ils devaient. Alors que j'étais déjà à l'Ouest, l'un de mes auditeurs me demanda: qu'aurais-je fait si j'étais devenu secrétaire général du Comité central du PCUS? Je lui répondis que mon premier décret aurait été de remettre le pouvoir à celui qui m'aurait posé la question. Dans la vie, mon rôle a été tout autre : j'ai choisi de prendre les dirigeants et leur politique comme objet d'analyse critique et de satire. Il m'était évidemment impossible de devenir ce que je tournais moi-même en dérision.

Dans le fleuve de la vie, certains phénomènes viennent des profondeurs et d'autres se forment en surface. Il y a le cours caché de l'histoire et son écume. Par la force des choses, j'ai été plongé dans les profondeurs de l'histoire soviétique, ce qui est loin de garantir le côté pittoresque qui sied aux anecdotes des livres de Mémoires. Ma vie a été à ce point liée aux processus de formation de l'organisation sociale communiste que les moments décisifs de l'histoire de l'URSS me semblent relever de ma propre biographie. Ils y occupent une place plus grande que les événements de ma vie privée. Je n'ai jamais joué de rôle historique et pourtant tout ce qui m'est arrivé représente une petite parcelle d'une histoire immense et vraie, sans les travestissements et les déformations que pratiquent habituellement les clowns vaniteux qui détiennent le pouvoir. L'essentiel dans ma vie n'est pas ce qui se voit, mais ce qui se passe à l'intérieur de moi-même : la prise de conscience du formidable processus historique qui s'accomplit encore sous mes yeux. J 'ai eu beaucoup de chance. Bien que la piste où grimaçaient les grands clowns me fût interdite (je n'ai d'ailleurs jamais eu le désir réel d'y pénétrer), j'ai pu accéder presque librement aux coulisses du cirque. J 'ai eu le privilège d'observer les aspects essentiels des mécanismes internes de la société soviétique à tous les niveaux de la hiérarchie. Ainsi, ma compréhension de son fonctionnement ne doit rien aux théories d'autres auteurs. Elle s'est formée à l'intérieur du drame vital de ma propre existence; Je me suis comporté comme un explorateur établissant la carte et les lois d'un nouveau phénomène historique. Puisque l'intellect a occupé la plus grande partie de ma vie, la confession m'apparaît comme le mode de narration le plus adéquat à mon propos.

Je suis mon propre Etat - Si j'ai eu quelques occasions de jouer un rôle un tant soit peu important dans la scène de l'histoire, c'est à dessein que je ne les ai pas saisies. Dès mon plus jeune âge, j'ai perçu en moi quelque chose qu'il m'est impossible de désigner précisément et qui a tenu éloignés mes jugements et mes centres d'intérêt des normes communément admises. Aux temps de mon adolescence, ce sentiment s'est concrétisé dans la formule «je suis mon propre Staline ». Avant ma démobilisation, j'eus un entretien avec le général Krassovski qui devint par la suite maréchal d'aviation. Il voulait me décider à rester dans l'armée alors que des milliers d'aviateurs plus méritants que moi la quittaient à l'époque. Il le faisait parce que j'avais été le seul de mon unité à déposer une demande de démobilisation. Il me voyait devenir colonel ou même général. Je lui dis que cela ne me suffisait pas. Très étonné, il voulut savoir ce que j'attendais. Je lui répondis que je voulais gagner ma propre bataille historique. J'ignore s'il saisit le sens de mes paroles, mais mon ordre de démobilisation fut signé sur-le-champ. Par la suite, la formule est devenue « je suis mon propre Etat ».

Cette manière de voir a eu évidemment une influence décisive sur le cours de ma vie. L'évolution de mon « Etat» intérieur (c'est-à-dire les événements de mon univers personnel) m'est devenue primordiale. Il se trouvera sans doute des psychologies qui verront une anomalie mentale dans ce tour esprit. Je ne les contredirai pas et me bornerai à rappeler que l'être humain se distingue des autres animaux par la déviation de certaines normes biologiques. La civilisation doit tous ses progrès aux hommes qui se sont écartés des normes communément admises. Pourtant, nous n'étudions pas l'histoire de l'humanité en recourant à des notions de médecine. Mon Etat intérieur n'était pas le fruit de mon imagination malade, ni un symptôme d'égoïsme ou d'égocentrisme. C'était un phénomène social et non psychologique: une forme de refus de la lutte à mener pour réussir socialement. Lancé dans cette voie, nul poste (même ceux de président, roi ou secrétaire général), nulle richesse et nulle gloire ne pouvaient me satisfaire. J'ignore ce qu'il en est des autres peuples, mais nombreux sont les Russes qui se conforment à la formule «je suis mon propre état ».

Le monde qui les entoure n'est qu'un milieu naturel qui leur apporte des moyens de survivre, tandis que l'essentiel de leur existence se déroule dans leur petit univers clos. Moi, en revanche, j'ai vécu dans un monde immense et totalement ouvert. J 'ai construit la théorie de l'homme-Etat et me suis efforcé de la mettre en pratique à l'aide des derniers acquis de la civilisation. Comme bon nombre de mes compatriotes, je suis parti de très bas. Lors de mes pérégrinations des années 1939-1940, je rêvais de m'installer dans un coin perdu comme apiculteur, garde-forestier ou chasseur. Après la guerre, devenu étudiant, le désir fugace d'abandonner la vie citadine pour une forêt ou un village perdu me traversa de temps à autre, mais j'avais déjà eu l'occasion de remarquer que la vie isolée à laquelle j'aspirais n'existait que dans les livres ou au cinéma. Dans la réalité, elle n'est possible qu'au prix d'une entière dégradation intellectuelle et morale. Pour un homme de mon genre, la mise en œuvre de son propre Etat ne pouvait s'effectuer qu'au travers d'une vie tumultueuse. C'était bien là toute la difficulté de l'entreprise. Je ne prétends pas avoir résolu le problème. En tout cas, j'ai passé toute ma vie à tenter de le faire.

Renégat de la société - En voulant respecter mes principes de vie, je suis devenu un "renégat" (otchtchepenets) dans mon propre pays. Dans les langues occidentales, ce mot n'a pas le même sens qu'en Union soviétique. Il me faut donc en définir le concept. En URSS, un renégat est un individu isolé qui se révolte pour quelque raison contre la société qui l'entoure. On le punit soit en l'anéantissant comme personne civile, soit en le frappant d'ostracisme. En général, on ne devient pas renégat de son plein gré. On y est poussé par la société. Il arrive pourtant que, par vocation, l'on accepte volontairement ce rôle. La société lutte contre les renégats et pourtant elle a besoin d'eux. Elle les sécrète plus ou moins régulièrement pour s'en servir comme des rouages du mécanisme objectif d'autoconservation du système. Ils sont utiles en quantité restreinte et pour des périodes limitées. Le travail le plus dangereux et le plus ingrat leur incombe. Leur châtiment est une sorte de sacrifice rituel qui sert à l'édification des autres, des "normaux".

La transformation d'un homme en renégat s'étale sur un temps plus ou moins long. Les mesures prises par la société pour empêcher les déviations suffisent à dissuader le commun des mortels. Elles s'avèrent pourtant inutiles dans certains cas exceptionnels. La société met alors le récalcitrant en demeure d'afficher sa révolte et concentre sur lui son pouvoir et sa haine. Ma maturation morale s'est faite en parallèle avec celle de l'organisation sociale du communisme.

C'est au cours de ce processus que ma révolte individuelle est apparue et a mûri. Elle a eu pour conséquence de m'exiler de mon pays et de m'arracher à mon peuple. Le but de cette confession est d'expliquer la nature de ma révolte, son déroulement et son achèvement. Ma situation rappelle celle d'un chercheur en médecine qui aurait contracté une maladie inconnue et incurable : il aurait ainsi l'occasion unique d'étudier sur lui-même l'apparition et les progrès du mal. La société a tout mis en œuvre pour me forcer à devenir un renégat. Je n'ai pourtant jamais été un jouet inerte entre ses mains. Les circonstances m'ont influencé, comme tout le monde, mais j'ai tenté dans une grande mesure d'y résister. Je me suis entêté, ma vie durant, à aller contre le courant de l'histoire. Je me suis fait moi-même conformément aux idéaux que j'avais élaborés..." (Editions Olivier Orban, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain)