Globalization - Marshall McLuhan (1911-1980) - Fernand Braudel (1902-1985) - Immanuel Wallerstein (1930), "The Modern World-System" (1974) - Roland Robertson (1938),  - John Urry (1946-2016) - David Held (1951-2019) - Thomas Friedman (1953), "The World is Flat" (2005) - Richard Florida (1957), "The Rise of the Creative Class" (2002) - Samuel Huntington (1927-2008), "The Clash of Civilizations" (1996), "Who Are We?" (2004) - Francis Fukuyama (1952), "The End of History and the Last Man" (1992) - Mario de Andrade (1893-1945) ...

Last update : 2019/11/11


Dans les années 1960, le canadien Marshall McLuhan (1911-1980) lançait la célèbre expression de "village planétaire" (Global Village) pour évoquer un monde qui semblait se rétrécir sous l'effet croissant des technologies de l'information et de la communication. Le terme de "mondialisation" est devenu une "évidence" pour évoquer notre monde actuel et le futur de notre planète qui semble s'esquisser. On en vient à évoquer l'émergence d'une "civilisation universelle" (Vidiadhar S.Naipaul, 1990) : progressivement nous en viendrions, quelque soit notre origine ou notre situation sur cette planète, à partager les mêmes valeurs, les mêmes croyances, les mêmes institutions sociales ou politiques. Cette vision, confuse, s'est imposée à partir du moment où sont devenues brutalement obsolètes les dernières oppositions socio-politiques historiques qui fragmentaient encore idéologiquement notre univers : la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, qui marque la disparition des bipolarités Est-Ouest et Nord-Sud, en est le symbole par excellence.
Nous pouvons constater effectivement que l'Occident a largement diffusé à l'ensemble de la planète deux instances fondamentales sources d'organisation et de communication, une formidable dynamique économique que sous-tend le capitalisme et la libéralisation totale des marchés, d'une part, et d'autre part une expansion de moyens technologiques qui désormais structurent l'ensemble de notre univers. Cette "globalisation" à deux dimensions, économique et technologique, s'impose implicitement, sans possibilité de contrôle apparent, et désormais travaille en profondeur nos conditions de pensées et d'existence, où que nous vivions. Mais peut-on véritablement en déduire une convergence de nos cultures, l'émergence d'une "civilisation mondialisée" qui progressivement colonise l'ensemble de nos comportements?
Encore faut-il s'entendre sur la définition de ce qu'est une "civilisation" ou une "culture", et force est de constater une certaine confusion sémantique pour ne pas dire de profonds désaccords sur la nature véritable de ces termes. Certes nous sommes tous des êtres humains et nous partageons des comportements de base, une physiologie commune, certes nous habitons une même biosphère posée dans l'univers et sommes tous co-responsables de son évolution : il y a donc effectivement une "mondialisation" native en fond de tous nos projets d'existence, bien en deçà de nos concepts de Nations ou d'Etats...
Mais au moins trois réalités nous structurent différemment les uns des autres, notre géographie native, notre langue, nos croyances. Et pour communiquer d'une culture à l'autre, nous utilisons non pas une langue dite universelle, mais des "interfaces", objets ou systèmes, et des langues dites "interculturelles" (l'anglais, par exemple), devenues neutres, adaptables et dépouillés de tout élément culturel (comme le furent le calendrier chrétien ou les chiffres arabes).

Les outils de communication globale et les instances politiques orientées droits de l'homme et laïcité, hérités de l'Occident, permettent paradoxalement liberté et indifférence, par ajustement quasi automatique de "cultures" divergentes, voire antagonistes... 

A quel niveau s'exprime donc cette "civilisation universelle" qui colonise l'ensemble des peuples de notre planète? En fait, nous pourrions distinguer trois à quatre étapes successives dans ce mouvement de "colonisation planétaire" qui s'intensifie depuis la fin du XXe siècle : la mise en place, économique, implicite, de la circulation mondiale des produits, des idées et des hommes; puis un sentiment flou d' "interdépendance" qui va croissant et gagne l'ensemble des relations humaines ou communautaires; un sentiment ambigu d'interdépendance planétaire et d'appréhension du monde comme une entité culturelle; enfin, une nouvelle appréhension de nos individualités et de nos vécus dans un monde désormais global, qui généralise, au-delà du sentiment de liberté et de créativité, un risque important de  simplification de nos pensées et de nos pratiques...

At what level is expressed this "universal civilization" that colonizes all the peoples of our planet? In fact, we could distinguish three to four successive stages in this movement of "global colonization" that has been intensifying since the end of the 20th century: the establishment, economic, implicit, of the global circulation of products, ideas and people; then a vague feeling of "interdependence" that is growing and spreading to all human or community relations; an ambiguous feeling of global interdependence and an understanding of the world as a cultural entity; and finally, a new understanding of our individualities and experiences in a now global world, which generalizes, beyond the sense of freedom and creativity, a significant risk of simplification of our thoughts and practices...

¿A qué nivel se expresa esta "civilización universal" que coloniza a todos los pueblos de nuestro planeta? De hecho, podríamos distinguir entre tres y cuatro etapas sucesivas en este movimiento de "colonización global" que se ha venido intensificando desde finales del siglo XX: el establecimiento, económico, implícito, de la circulación global de productos, ideas y personas; luego un vago sentimiento de "interdependencia" que crece y se extiende a todas las relaciones humanas o comunitarias; un sentimiento ambiguo de interdependencia global y una comprensión del mundo como entidad cultural; y finalmente, una nueva comprensión de nuestras individualidades y experiencias en un mundo ahora global, que generaliza, más allá del sentido de la libertad y la creatividad, un riesgo significativo de simplificación de nuestros pensamientos y prácticas...



Globalism & Globalization
Quoiqu'on en dise, la mondialisation (globalización) a élevé le niveau de vie de la majorité des habitants de la planète Terre. La mondialisation était entendu à partir des années 1980 comme un processus continu d'intensification et de fluidification des échanges, porté par l'essor des transports et des mobilités générant : des acteurs transnationaux, l'émergence d’une finance mondiale, l'interpénétration des cultures et l'émergence d’une supraculture mondialisée, le développement d'organisations internationales, la circulation de l’information en temps réel, une nouvelle organisation et hiérarchisation des différentes régions du monde. Mais l'anglais comme l'espagnol et l'allemand distinguent, plus nettement que le français, "Globalism" (Globalismo, Globalismus) et "Globalization" (Globalización, Globalisierung), le premier étant un concept politique et le second une notion plus économique, l'anglicisme correspondant étant le terme de "globalisation". La mondialisation économique rend compte de la capitalisation de chaque pays sur ses compétences et ses ressources propres (spécialisation du travail et de la production, avantage comparatif) et se développe avec la levée progressive des entraves au commerce (libre-échange, libre marché). Cette notion de "mondialisation économique" n'est pas sans influencer le politique puisqu'elle porte en elle, implicitement, que le meilleur gouvernement est celui qui est le moins interventionniste et ne se consacre qu'à à garantir que les pactes entre les individus sont respectés. Le "mondialisme" est exactement le contraire de la mondialisation économique,  c'est un pacte politique (bureaucratique) qui entend contrôler et orienter l'ensemble de la sphère sociale et économique et rendre mécaniquement obsolescent l'État-nation en tant que représentant du peuple souverain. Les problématiques désormais mondialisées et complexifiées donnent à ce concept politique une importance grandissante, l'écologie et le réchauffement climatique, les crises de toutes sortes, les migrations, les équilibres stratégiques internationaux, etc. L'équilibre est donc précaire entre ces deux usages, politique et économique...


La première étape de cette "globalisation" est celle de la mise en place, économique, implicite, de la circulation mondiale des produits, des idées et des hommes, et de leurs conséquences.

 

Le sociologue américain Immanuel Wallerstein (1930), s'inspirant des travaux de l'historien français Fernand Braudel (1902-1985), le précurseur et historien de la globalité (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, 1949), a mis en évidence les conséquences sociales de la mondialisation de l'économie (The Modern World-System, 1974-1989): nous ne vivons plus que dans un seul monde connecté par un réseau complexe de relations d’échanges économiques basé sur la logique du marché, un monde qui s'est forgé dans l’Europe du Nord-Ouest du XVIe siècle, un monde qui exploite les ressources naturelles et le travail des nations les plus pauvres, un système-monde qui désormais maintient et aggrave les inégalités entre les nations.

Dans les années 1980, les milieux d'affaires japonais développent des stratégies d'adaptation des produits globalisés aux marchés locaux, ce sont les fameuses "glocalisations". Le sociologue britannique Roland Robertson (1938) travaille cette relation du global et du local et oriente son interprétation des effets de la mondialisation en privilégiant les dynamiques culturelles. Dans "Globalization: Social Theory and Global Culture" (1992), il construit une grille de lecture de la diffusion dans le monde des idées et valeurs, des produits et biens de consommation, des formes culturelles, styles et genres musicaux ou modes vestimentaires, à partir de quatre pôles, autonomes mais interdépendants : l'individu, les sociétés nationales, le système des relations internationales, l'humanité. L'identité individuelle est ainsi exposée, par expériences et non sans contradiction, à une nation, une société, l'humanité. Les formes de la culture mondialisée vont ainsi muter au contact des cultures locales, et cette hybridation va donner naissance à des formes nouvelles, une diversité géolocalisée dont l'exemple le plus frappant est celui de l'appropriation par le cinéma indien des films réalisés à Hollywood : les films en langue hindi produits à Bollywood vont eux-mêmes générer une diffusion mondiale...

"The Parody" (2015) - Ronson Culibrina (1991) est un artiste philippin sensible au phénomène de la mondialisation et de la diaspora qui s'en suit, le voici qui déconstruit d'anciens maîtres philippins, tels que Fernando Amorsolo (1892-1972), pour devenir, fragment par fragment un témoin de la culture de consommation et des interactions entre le local et l'international. L'art visuel philippin est de ceux qui très tôt s'est attaché à incorporer mythologies traditionnelles asiatiques et occidentales, à l'image de Ronald Ventura (1973).


Seconde étape de cette "globalisation" à s'établir, un sentiment flou d' "interdépendance" croissant,

qui nous laisse dans une attitude le plus souvent équivoque : suivant le contexte, cette interdépendance sera ressentie positivement ou négativement. Dans une première étape, la mondialisation avait rétréci le monde, dans cette seconde étape qui fait suite à la "glocalisation", nous assistons à "une intensification de la perception du monde comme un tout". L'interaction entre sociétés a laissé place à une connectivité croissante, rendant possible la diffusion prédominante de la culture occidentale, mais en retour suscitant des adaptations locales, instaurant une tension qui peut être créative et génératrice d'évolutions culturelles et sociales, ou de repli et de contre-culture. John Urry (1946-2016) a montré dans "Mobilities" comment la possibilité de se déplacer dans le monde a fait naître de nouvelles identités culturelles. Le politologue britannique David Held (1951-2019) a montré dans "Democracy and the Global Order" (1995) comment la mondialisation a profondément transformé les relations entre individus et entre communautés, générant une complexité croissante qui impose des grilles de lecture souvent multidimensionnelle : une dimension économique, avec l'expansion du capitalisme, de ses marchés financiers et de ses multinationales, et du consumérisme; dimension politique, avec ses organisations et ses institutions internationales; dimension culturelle, avec une intensification massive de la circulation des formes et valeurs dites culturelles, des thèmes tels que l'écologie, le racisme, le sexisme tournent en boucle dans les médias du monde entier, mais selon des modalités qui reflètent encore et toujours les singularités nationales. Cette nouvelle architecture du monde qui s'esquisse reste fortement asymétrique et les impacts les plus négatifs sont encore loin d'être visibles. David Held et Anthony McGrew, dans "Globalization/Anti-Globalization, Beyond the Great Divide" (2002) soulignent les effets les plus contradictoires de la mondialisation. Dans tous les cas, le sentiment d'interdépendance planétaire et d'appréhension du monde comme une entité culturelle à part entière est désormais en fond de toutes nos attitudes et réflexions, mais un présupposé encore confus, imprécis, source paradoxale de créativité et de menace...


La diffusion du "street art" voit s’immiscer au coeur de nos paysages urbains, le plus souvent paisibles et fortement agencés, une culture visuelle, des images déconstruites et segmentées du passé ou du présent lointain qui viennent s'établir dans notre quotidien, lui apporte une dimension parfois improbable et nous porte à réflexion, l'irlandais Conor Harrington (1980) met ainsi en scène des "photoshoots", portraits historiques de généraux oubliés de teintes vives de rouge et de bleu, tels que dans sa série "patriotic paintings", que deviennent donc les jeux colorés du patriotisme dans une société livrée à la post-mondialisation....


"We are in a world that has a system that now allows convergence among many billions of people" - le journaliste américain Thomas Friedman (1953), dans "The World Is Flat: A Brief History of the Twenty-first Century" (2005), prend conscience à Bangalore, la capitale high-tech de l'Inde, que la mondialisation a changé de visage, elle n'est plus celle des stratégies de quelques états ou des multinationales, mais celui du développement implicite des nouvelles technologies, un monde devenue un "entire global supply chain for any project at any time", un monde qui s'est "aplati" et dans lequel les individus ont acquis leur autonomie et se sont diversifiés (l'Occident n'est plus le seul moteur): "we are now in the process of connecting all the knowledge pools in the world together", nous sommes maintenant en train de connecter tous les réservoirs  de connaissances du monde ensemble, et n'importe qui, avec l'intelligence, l'accès à Google et un ordinateur portable sans fil bon marché, peut rejoindre la formidable course à l'innovation: "in a flat world, every individual is going to have to run a little faster if he or she wants to advance his or her standard of living..."


Le géographe américain Richard Florida (1957), dans "The Rise of the Creative Class" (2002), accentue plus encore les conséquences du choc de la mondialisation : celle-ci accentue les polarisations, notamment celles mises en oeuvre par cette fameuse course au "savoir" et à la "connaissance" qu'incarne son concept de "classe créative", une population urbaine, mobile, qualifiée et connectée qui se développe aux Etats-Unis et au-delà. La société américaine s’organise ainsi en trois classes,  la classe ouvrière (working class), ou ce qu'il en reste (20%), la classe des travailleurs des services (the service class), qui atteint  45 % de la population active, et  enfin la fameuse classe créative (creative class), en pleine expansion, qui représente plus du tiers de la population active, la classe dominante tant économiquement que culturellement. Au cœur de la classe créative, la "Super-Creative Core" qui regroupe des acteurs dans les domaines  des sciences et de l'ingénierie (architecture, design, éducation, arts, loisirs) et autour duquel gravite "the creative professionnals" que sont les financiers et les hommes d’affaires. Tous partagent les mêmes valeurs, celles de la créativité, de l’individualité, de la différenciation, du mérite. Au-delà de cette nouvelle classification sociale qui tente d'expliciter, une fois de plus, le dynamisme inéluctable d'un capitalisme qui ne cesse de se ré-inventer,  et de triompher, on peut en effet constater que les nouvelles technologies et services associés portent des "forces sociales" implicitement mondialisées et bénéficiant de conditions d'existence privilégiées, couvrant la planète entière. Et comme l’obligation de créativité ne va cesser de croître dans une société où l’information et la communication occupent une place privilégiée dans la compétition capitaliste, le mouvement ne peut que s'amplifier.

Cette "avant-garde" qui incarne en quelque sorte l' "intelligence" de notre nouveau monde connecté, rejoint ainsi, dans le partage des richesses, les privilégiés natifs qui jouissent de leurs conditions uniquement par appartenance à ces classes de possédants de toute nature qui survivent à toutes les remises en question depuis des décennies, pour le moins. A l'autre bout de la chaîne, les classes moyennes sortent le week-end pour partager un hamburger via une invitation Facebook, avec le selfie en partage : Facebook compte un peu plus de 2 milliards d'utilisateurs par mois, et si 1 % de la population mondiale se prépare aujourd'hui à manger des McDonald's, on s'attend ainsi à ce que 2,3 milliards de personnes mangent des McDonald's chaque mois...


Enfin, troisième étape de cette "globalisation", le "souci de soi" est devenue inexorablement l'axe principal de développement de nos consciences individuelles, quelque soit notre nationalité, notre origine, notre culture, notre situation, notre place sur cette Terre,

un souci de soi qui se renforce et se médiatise en se nourrissant de plus en plus exclusivement de ces instances économiques et technologiques que fabriquent désormais tous les gouvernants du monde, politiques ou médiatiques, et que réclament tous les gouvernés dès lors qu'ils ont stabilisé cette toute première dimension fondamentale de toute humanité, le maintien de leurs conditions de vie et de reproduction. Nourrir ces conditions fondamentales de vie et de reproduction permet à tout être humain de s'enraciner socialement dans sa communauté immédiate, puis par la suite de gagner en transversalité sociale en développant la nécessité impérative d'être ce que nous pensons être, en surface : notre conscience n'a d'autre consistance que cette frontière charnelle et symbolique qui nous sépare de l'autre, la Selfie-mania. Un selfie par jour pendant une durée de vie moyenne produit ainsi 25000 selfies en une vie. Tous nos comportements sont alors orientés strictement à la seule satisfaction de cette image de soi et de notre corps, une mise en scène qui plonge dans nos expériences les plus intimes et façonne notre individualité tant vis-à-vis de nous-mêmes que des autres, proches ou lointains.

Le destin d'un selfie est d'aller nourrir un profil Facebook, Instagram ou Snapchat. Au-delà de nos différences dites culturelles, religieuses ou ethniques, c'est bien ce mécanisme de mise en scène de représentation de soi qui s'impose progressivement à l'ensemble des habitants de notre planète, se structurant selon un même logique, véhiculant les mêmes éléments, se nourrissant aux mêmes instances globales économiques et technologiques sur lesquelles s'édifient notre monde-planète. L'habitant de la planète-Terre partage désormais la même propension à privilégier cette fameuse marchandisation de la culture ou de l'esthétique, les mêmes structures médiatiques, supports ou contenus (marques, selfies, séries TV, évènements, attractions), les mêmes configurations d'activité et d'organisation (financières, multinationales, touristiques, ludiques..) : l'image de soi se nourrit de slogans, de marques et d'évènementiel, d'attraction et de valorisation, au détriment du contenu, du substantiel. Rien de nouveau certes, si ce n'est leur extrême généralisation, la planète entière reproduit des stéréotypes d'attitude et de consommation tout en maintenant ses particularités langagières et religieuses...
Mais, comme nous avons pu noter que le sentiment d'interdépendance, si confus soit-il, reste tributaire du contexte dans lequel il s'exprime, l'extériorisation de ce souci de soi et du niveau de conscience qu'il soutient, ne peut échapper à la superficialité de ses thématiques et comportements. Cette gigantesque mise en conscience du souci de soi, structurée par les réseaux et interfaces technologiques, couvre en effet notre planète et les habitants de ses cinq continents, homogénéise les comportements, les façons de penser et d'exister, démultiplie les évènements et risques, mais reste tributaire du contexte global ou local dans lequel elle s'exprime et peut à tout moment se rétracter. L'une des conséquences immédiates de cette apparente homogénéisation des comportements, de cette globalisation des stéréotypes comportementaux, est de nous rendre totalement aveugles envers ces inégalités sociales et économiques qui affectent tant les êtres humains que les nations, jamais les écarts de richesses et de conditions de vie n'auront été aussi importants et jamais ces écarts n'auront été autant occultés. 


Rapprocher les réflexions de Samuel Huntington et celles de Francis Fukuyama nous permet de préciser les quelques questions qui se font jour autour cette singulière reconstruction de soi dans un contexte d'intensification de la mondialisation. Les notions de "choc des civilisations" et de "lutte pour la reconnaissance" laissent augurer, au-delà des préoccupations à caractère économique ou politique, de profonds changements dans nos comportements et nos façons d'appréhender le monde et notre individualité, sans doute, quelque part, soit une forte homogénéisation et une terrible simplification de nos pensées et de nos actes, soit une inéluctable hétérogénéité qui requiert de chacun un colossal effort de compréhension mutuelle...


La "mondialisation" qui submerge notre planète est souvent décrite au travers de trois vagues successives, le XVIe siècle qui voit débuter les grandes découvertes et la circumnavigation (la Terre devient ronde), la révolution industrielle du XIXe qui modifie fondamentalement notre relation à l'espace et au temps (le téléphone, la machine à vapeur, le chemin de fer) et engage une véritable conquête impérialiste de nos ressources, puis le XXe qui contracte un peu plus cette relation espace-temps et voit se mondialiser et se libéraliser les marchés et le travail sous la formidable expansion des techniques de communication et d'information.
Les derniers freins à l'expansion de la "mondialisation" sont apparemment tombés en désuétude, notamment avec la fameuse disparition des idéologies (nazisme, fascisme, communisme, capitalisme) qui s'impose à la fin du XXe siècle, et l'acceptation par la planète entière de ce qui reste pourtant une idéologie à part entière, la libéralisation des échanges, des investissements, des flux de capitaux : l'interprétation n'en est pas faite en terme idéologique parce que, semble-t-il, imposé implicitement par le formidable développement des technologies de l'information.  


Samuel Huntington, dans "Le clash des civilisations" (1993-1996, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order), privilégie une interprétation profondément conflictuelle de notre monde, l'apparente homogénéité de notre monde que semble imposer la dite "mondialisation" dissimule en fait la résurgence de tous ces conflits que nous avaient masqués la Guerre froide, les antagonismes sont de retour centrés autour d'une même entité structurante, celle des "civilisations" ("l'histoire des hommes, c'est l'histoire des civilisations"), des civilisations qui se définissent par leur langue, leur religion, leur histoire, leurs institutions, le sentiment d'appartenance. Huntington en distingue au moins sept, occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, latino-américane et africaine. L'image de la politique mondiale d'après la guerre froide qu'il esquisse, qu'il reconnaît simplifiée mais pragmatique, est celle d'une politique devenue multipolaire et multi-civilisationnelle, l'Occident n'est plus le seul à être puissant, chaque civilisation produit ses propres développements économiques et politiques. Les conflits les plus probables sont à envisager entre l'Occident et l'Islam ou la Chine (le monde confucéen). Le choc des civilisations se substitue donc à celui des idéologies et travaille beaucoup plus en profondeur que celles-ci nos conditions humaines...

"Dans le monde qui naît, les relations entre États et groupes appartenant à différentes civilisations ne seront guère étroites, mais souvent plutôt antagonistes. Cependant, certaines relations intercivilisationnelles porteront plus au conflit que d'autres. Au niveau régional, les lignes de partage les plus violentes opposent l'islam et ses voisins orthodoxes, hindous, africains et chrétiens d'Occident. Au niveau planétaire, c'est la division prépondérante entre l'Occident et le reste du monde qui prédomine, les affrontements les plus intenses ayant lieu entre les musulmans et les sociétés asiatiques, d'un côté, et l'Occident, de l'autre. Les chocs dangereux à l'avenir risquent de venir de l'interaction de l'arrogance occidentale, de l'intolérance islamique et de l'affirmation de soi chinoise.
L'Occident est la seule parmi les civilisations à avoir eu un impact important et parfois dévastateur sur toutes les autres. La relation entre la puissance et la culture de l'0ccident et la puissance et les cultures des autres civilisations est ainsi une des clés du monde civilisationnel. Tandis que la puissance des autres civilisations s'accroît, l'attrait que présente la culture occidentale s'estompe, et les non-Occidentaux prennent confiance dans leurs cultures indigènes et s'impliquent plus en elles. Le problème central dans les
relations entre l'Occident et le reste du monde est par conséquent la discordance entre les efforts de l'Occident - en particulier de l'Amérique - pour promouvoir une culture occidentale universelle et son aptitude déclinante pour ce faire.
La chute du communisme a exacerbé ce phénomène en renforçant en Occident l'idée que son idéologie démocrate libérale aurait triomphé globalement et donc serait universellement valide. L'Occident, en particulier les États-Unis, qui ont toujours été une nation missionnaire, croit que les non-Occidentaux devraient adopter les valeurs occidentales, la démocratie, le libre-échange, la séparation des pouvoirs, les droits de l'homme, l'individualisme, l'État de droit, et conformer leurs institutions à ces valeurs. Des
minorités embrassent ces valeurs et les défendent au sein d'autres civilisations, mais l'attitude dominante à leur égard dans les cultures non-occidentales va plutôt du scepticisme au rejet. Ce qui semble de l'universalisme aux yeux de l'Occident passe pour de l'impérialisme ailleurs.
L'Occident s'efforce et s'efforcera à l'avenir de maintenir sa position prééminente et de défendre ses intérêts en les présentant comme ceux de la "communauté mondiale". Cette expression est un euphémisme collectif (qui remplace "le monde libre") censé donner une légitimité globale aux actions qui reflètent en fait les intérêts des États-Unis et des autres puissances occidentales. L'Occident tente, par exemple, d'intégrer les économies des sociétés non occidentales dans un système économique global qu'il domine. Il défend ses intérêts économiques par l'intermédiaire du FMI et des autres institutions économiques internationales, et cherche à imposer aux autres nations les politiques économiques qu'il pense adaptées. N'importe quel sondage effectué chez les non-Occidentaux montrerait que les ministres des Finances et certaines autres personnes sont favorables au FMI, mais que presque tout le monde lui est défavorable et reprendrait à son compte la façon dont Georgi Arbatov décrit les fonctionnaires du FMI : "des néobolcheviques qui aiment exproprier les autres de leur argent, imposer des règles non démocratiques et étrangères de conduite économique et politique, et renforcer la liberté économique".
Les non-Occidentaux n'hésitent pas non plus à montrer du doigt le fossé qui sépare les principes et les actions des Occidentaux. Les prétentions à l'universalisme n'empêchent pas l'hypocrisie, le double langage, les exceptions. On défend la démocratie mais pas si elle porte au pouvoir les fondamentalistes islamistes ; on prêche la non-prolifération pour l'Iran et l'Irak mais pas pour Israël ; le libre-échange est l'élixir de la croissance économique mais pas pour l'agriculture; les droits de l'homme représentent un problème en Chine mais pas en Arabie Saoudite ; une agression contre le Koweït riche en pétrole est repoussée avec vigueur mais pas les assauts contre les Bosniaques qui n'ont pas de pétrole. Le double langage dans la pratique va de pair avec des principes universels.
Parvenues à l'indépendance politique, les sociétés non occidentales veulent se libérer dela domination économique, militaire et culturelle de l'Occident. Les sociétés d'Extrême-Orient sont en passe de rivaliser économiquement avec l'Occident. Les pays asiatiques et islamiques comptent sur des coupes dans les budgets militaires de l'Occident pour parvenir à son niveau. Les aspirations universelles de la civilisation occidentale, la puissance relative déclinante de l'Occident et l'affirmation culturelle de plus en plus forte des autres civilisations suscitent des relations généralement difficiles entre l'Occident et le reste du monde. Leur nature et leur degré d'antagonisme varient cependant considérablement et se décomposent en trois catégories. Avec ses civilisations rivales, l'islam et la Chine, l'Occident risque d'entretenir des rapports très tendus et même souvent très conflictuels. Ses relations avec l'Amérique latine et l'Afrique, civilisations plus faibles et dans une certaine mesure dépendantes vis-à-vis de lui, impliqueront des conflits moins forts, en particulier avec l'Amérique latine. Les relations de la Russie, du Japon et de l'Inde avec l'Occident risquent, quant à elles, de se situer entre ces deux autres groupes. Elles impliqueront à la fois de la coopération et des conflits selon que ces États phares s'aligneront sur les civilisations rivales de l'0ccident ou se caleront sur lui. Ce sont des civilisations qui hésitent entre l'Occident, d'un côté, et les civilisations islamique et chinoise, de l'autre.
L'islam et la Chine incarnent de grandes traditions culturelles très différentes de celle de l'0ccident et à leurs yeux infiniment supérieures. Leur puissance et leur confiance en elles vis-à-vis de l'Occident augmentent ; les conflits entre leurs valeurs, leurs intérêts et ceux de l'Occident se multiplient et deviennent plus intenses. Parce que l'islam n'a pas d'Etat phare, ses relations avec l'Occident varient grandement selon les pays. Depuis les années soixante-dix, cependant, un courant antioccidental s'est développé, marqué par la montée du fondamentalisme, le remplacement à la tête des pays musulmans de gouvernements pro-occidentaux par des gouvernements antioccidentaux, l'apparition d'une quasi-guerre entre certains groupes islamiques et l'Occident, et l'affaiblissement des liens de sécurité datant de la guerre froide entre certains Etats musulmans et les Etats-Unis. Nonobstant les différences sur des problèmes particuliers, la question fondamentale porte sur le rôle que joueront ces civilisations vis-à-vis de l'Occident pour façonner le monde de demain. Les institutions globales, les rapports de force et la politique et l'économie des nations au XXIe siècle refléteront-ils les valeurs et les intérêts de l'Occident ou bien seront-ils façonnés par ceux de l'islam et de la Chine ?

La théorie réaliste des relations internationales prédit que les États phares des civilisations non occidentales devraient se rapprocher pour contrebalancer la puissance dominante de l'Occident. Dans certaines régions, c'est ce qui s'est passé. Cependant, une coalition antioccidentale généralisée semble peu probable dans un avenir proche. Les civilisations islamique et chinoise diffèrent fondamentalement en termes de religion, de culture, de structure sociale, de traditions, de vie politique et de présupposés à la base de leur mode de vie. Intrinsèquement, elles ont sans doute chacune beaucoup moins en commun avec l'autre qu'avec la civilisation occidentale. Pourtant, en politique, un ennemi commun crée des intérêts communs. Les sociétés islamique et chinoise qui regardent l'0ccident comme leur adversaire ont ainsi des raisons de coopérer entre elles contre lui, à l'instar des Alliés et de Staline contre Hitler. Cette coopération se manifeste dans des domaines très variés, notamment les droits de l'homme, l'économie, l'armement, en particulier les armes de destruction massive et les missiles, et ce pour contrebalancer la supériorité de l'Occident dans le domaine conventionnel. Au début des années quatre-vingt-dix, une "filière islamo-confucéenne" s'est mise en place entre la Chine et la Corée du Nord, d'un côté, et à des degrés divers le Pakistan, l'Iran, l'Irak, la Syrie, la Libye et l'Algérie, de l'autre, pour s'opposer à l'Occident dans ces domaines.
Les problèmes qui divisent l'Occident et ces sociétés sont de plus en plus importants sur la scène internationale. Trois d'entre eux concernent les efforts de l'Occident primo pour préserver sa supériorité militaire grâce à une politique de non-prolifération et de contre-prolifération à l'égard des armes nucléaires, biologiques et chimiques, et des moyens de les utiliser; secundo pour promouvoir les valeurs et les institutions occidentales en pressant les autres sociétés de respecter les droits de l'homme tels qu'ils sont conçus en Occident et d'adopter la démocratie à l'occidentale ; tertio pour protéger l'intégrité culturelle, sociale et ethnique des sociétés occidentales en restreignant le nombre de non-Occidentaux admis comme immigrés ou comme réfugiés. Dans ces trois domaines, l'Occident a éprouvé des difficultés à défendre ses intérêts contre ceux des sociétés non occidentales, et cela continuera à l'avenir..." (traduction Odile Jacob, 1997)


Samuel Huntington (1927-2008), professeur de Harvard, travailla accessoirement comme consultant pour le Département d'État, le Conseil de sécurité nationale et la CIA sous les administrations Johnson et Carter. Chacun de ses ouvrages a suscité de vives critiques, "The Soldier and the State" (1957), "Political Order in Changing Societies" (1968). "The Clash of Civilizations" déclencha un débat tonitruant entre ses partisans, qui ne voyaient dans l'Occident qu'une des civilisations en concurrence, et ceux de son ancien élève, Francis Fukuyama, qui considéraient que l'effondrement du communisme marquait le triomphe des idées occidentales et surtout américaines, "la fin de l'histoire". Dans "Who Are We? The Challenges to America's National Identity" (2004), Huntington s'est évertué à prédire les conséquences désastreuses de l'immigration hispanique dans un pays défini "in large part by its Anglo-Protestant culture and its religiosity", mais ni l'argumentaire ni la réalité ne confirmèrent son raisonnement...

"Cet ouvrage, je tiens à le préciser, vise à défendre l'importance de la culture anglo-protestante, et non celle des Anglo-protestants. L'une des réussites les plus remarquables de l'Amérique, la plus remarquable peut-être d'entre toutes, est qu'elle a éliminé les composantes raciales et ethniques qui, dans l'histoire, ont été essentielles à la construction de son identité, pour devenir une société multi-ethnique et multiraciale dans laquelle les individus doivent être jugés en fonction de leurs mérites. Si cette réussite  été possible, c'est à mes yeux grâce à l'attachement de générations successives d'Américains à la culture anglo-protestante et au Credo des colons fondateurs. Si cet attachement perdure, l'Amérique restera l'Amérique bien longtemps après que les descendants WASP de ses fondateurs seront devenus une petite minorité sans influence. C'est cette Amérique-là que je connais et que j'aime. C'est aussi comme le montrent les faits exposés au fil de ces pages, l`Amérique qu'aiment et que veulent la plupart des Américains..." 


The desire for recognition, la "lutte pour la reconnaissance"...

Francis Fukuyama (1952), dans "La Fin de l'Histoire" (1989-1992, The End of History and the Last Man), professeur d'économie politique internationale sorti de Harvard et néo-conservateur, entend montrer que nous sommes engagés dans la voie inéluctable du triomphe d'une convergence généralisée, celle de la mondialisation à l'occidentale, celle du capitalisme et de la démocratie des droits de l'homme, absorbant tous les antagonismes qui alimentaient jadis le cours de l'Histoire. Des sociétés culturellement différentes évoluent ainsi inéluctablement vers la démocratie libérale. Avec l'effondrement imminent de l'Union soviétique, la dernière alternative idéologique au libéralisme a été éliminée, le fascisme avait quant à lui succombé pendant la Seconde Guerre mondiale. Si l'on conçoit l'histoire comme le processus par lequel les institutions libérales - gouvernement représentatif, libre marché et culture consumériste - deviennent universelles, il est alors possible de considérer que l'histoire a atteint sa finalité. Le terme de "Fin de l'Histoire" s'est imposée d'autant plus aisément que la parution de l'article précéda de peu la Velvet Revolution, en Tchécoslovaquie, et le démantèlement du mur de Berlin, en novembre 1989. L'article permettait ainsi de clôturer définitivement la pensée de l'après-guerre froide et suggérait que nous basculions dans un autre monde empreint d'une certaine nostalgie : "If all the political and social reforms you believe in came to pass, would it make you a happier human being?". L'être humain peut-il s'épanouir dans une société incarnant à la perfection ses idéaux, ceux de la liberté et de l'égalité, économique et politique, ou, paradoxalement, ce "dernier homme", désormais privé de ses désirs de puissance, peut-il replonger dans quelque chaos de l'histoire?

Fukuyama s'interroge sur ce qui peut constituer le moteur de cette histoire humaine qui nous entraîne inéluctablement vers cette aspiration fondamentale à la démocratie. Deux forces puissantes semblent à l'oeuvre, la propension à satisfaire nos désirs incessants à travers un processus économique rationnel, et surtout la "lutte pour la reconnaissance" (the desire for recognition), ou "thymos", reconnaissance de notre statut social et de notre individualité.
"Le désir de reconnaissance -ou thymos - peut ainsi fournir le maillon manquant entre l'économie et la politique libérales, qui faisait défaut à l'explication économique de la deuxième partie. Le désir et la raison sont ensemble suffisants pour expliquer le processus d'industrialisation et une bonne partie de la vie économique plus généralement. Mais ils ne sauraient expliquer l'aspiration à la démocratie libérale, qui naît en dernière analyse du thymos, de cette partie de l'âme qui exige la reconnaissance. Les changements sociaux qui accompagnent l'industrialisation poussée - en particulier l'éducation universelle - paraissent libérer une exigence certaine de reconnaissance qui n'existait pas auparavant chez les gens plus pauvres et moins éduqués. Le niveau de vie s'élevant, les populations devenant de plus en plus cosmopolites et de mieux en mieux éduquées, et la société dans son ensemble réalisant une plus grande égalité des conditions, les gens ont commencé à réclamer non pas simplement davantage de pouvoir, mais aussi la reconnaissance de leur statut. Si les gens n'étaient rien de plus que désir et raison, ils se contenteraient de vivre dans des États autoritaires consacrés à l'économie de marché, comme l'Espagne sous Franco, la Corée du Sud ou le Brésil du temps des colonels. Mais ils ont aussi une composante "thymotique" dans leur estime d'eux-mêmes et cela les pousse à réclamer des gouvernements démocratiques qui les traitent en adultes et non plus en enfants, et qui reconnaissent leur autonomie d'individus libres. Si le communisme est actuellement supplanté par la démocratie libérale, c'est parce que l'on a compris qu'il ne procurait qu'une forme très imparfaite de reconnaissance. Comprendre l'importance de ce désir de reconnaissance comme moteur de l'histoire nous permet alors de réinterpréter bon nombre de phénomènes qui nous paraissent familiers comme la culture, la religion, le travail, le nationalisme et la guerre. La quatrième partie s'efforce de le faire et de projeter dans le futur certaines des trajectoires différentes que le désir de reconnaissance révélera. Un croyant religieux, par exemple, recherche la reconnaissance de ses croyances ou de ses dieux particuliers, cependant qu'un nationaliste cherchera la reconnaissance pour son groupe linguistique, culturel ou ethnique particulier. Ces deux formes de reconnaissance sont moins rationnelles que la reconnaissance universelle de l'État libéral, parce qu'elles sont fondées sur des distinctions arbitraires entre sacré et profane, ou entre groupes sociaux humains. Pour cette raison, religion, nationalisme et « culture » - c'est-à-dire l'ensemble des habitudes et coutumes éthiques d'un peuple au sens large - ont été traditionnellement interprétés comme des obstacles à l'établissement d'institutions démocratiques réussies et d'économies de marché libres.
Pourtant, la réalité est beaucoup plus compliquée, car le succès de la politique et de l'économie libérales repose fréquemment sur des formes irrationnelles de reconnaissance que le libéralisme était précisément supposé abolir ou dépasser. Pour que la démocratie fonctionne, les citoyens ont besoin de développer une fierté irrationnelle dans leurs propres institutions démocratiques; ils doivent également développer ce que Tocqueville appelait l'«art de l'association», qui réside dans l'attachement orgueilleux à de petites communautés. Ces communautés sont fréquemment fondées sur la religion, le caractère ethnique, ou d'autres formes de reconnaissance qui sont très éloignées de la reconnaissance universelle sur laquelle l'État libéral est précisément fondé. La même remarque vaut pour l'économie libérale. Dans la tradition économique libérale de l'Occident, le travail est traditionnellement compris comme une activité essentiellement déplaisante, entreprise seulement en vue de satisfaire les désirs et de soulager les peines de l'homme. Mais dans certaines cultures à forte éthique laborieuse, telles que celle des «entrepreneurs» protestants qui ont créé le capitalisme européen, ou encore celle des élites qui ont modernisé le Japon après l'avènement de l'ère Meiji, le travail a été
compris comme moyen de reconnaissance. A l'heure actuelle l'éthique du travail dans de nombreux pays asiatiques n'est pas tant soutenue par des incitations matérielles que par la reconnaissance procurée en fonction de ce travail par les groupes sociaux imbriqués sur lesquels reposent ces sociétés. Ce phénomène suggère que l'économie libérale ne réussit pas simplement sur la base des principes libéraux, mais requiert également des formes irrationnelles de thymos.
La lutte pour la reconnaissance nous permet d'accéder aussi à la nature de la politique internationale. Le désir de reconnaissance qui entraîne à l'origine les combattants primitifs dans une bataille â mort pour le seul prestige conduit logiquement à l'impérialisme et à l'empire du monde. La relation du maître et de l'esclave au niveau domestique trouve naturellement sa réplique au niveau des États, où les nations dans leur ensemble cherchent la reconnaissance et entrent dans des conflits sanglants pour la suprématie. Le nationalisme, forme moderne - quoique non totalement rationnelle - de reconnaissance, a constitué le véhicule de cette lutte durant les siècles passés et la source des plus violents conflits de notre temps. C'est le monde de la «politique des puissances» tel que le décrivent les «réalistes» en politique étrangère, comme Henry Kissinger.

Mais si la guerre est fondamentalement provoquée par le désir de reconnaissance, il serait logique que la révolution libérale - qui abolit la relation du maître et de l'esclave en faisant des anciens esclaves leurs propres maîtres - eût des effets similaires sur les relations entre les États. La démocratie libérale remplace le désir irrationnel d'être reconnu comme plus grand que d'autres par le désir rationnel d'être reconnu comme leur égal. Un monde constitué de démocraties libérales devrait donc connaître beaucoup moins d'occasions de guerres puisque toutes les nations y reconnaîtraient réciproquement leur légitimité mutuelle. L'évidence empirique témoigne de fait que depuis deux cents ans, les démocraties libérales ne se comportent pas de manière impérialiste les unes envers les autres, même si elles sont parfaitement capables de faire la guerre à des États qui ne sont pas des démocraties et qui ne partagent pas leurs valeurs fondamentales.
Le nationalisme est actuellement en plein essor dans des régions comme l'Europe de l'Est et l'Union soviétique, où l'on a longtemps refusé aux divers peuples leur identité nationale; même dans les plus vieilles et les plus calmes des nations, le nationalisme est en train d'évoluer. L'exigence de reconnaissance nationale en Europe de l'Ouest a été domptée et rendue compatible avec la reconnaissance universelle, un peu comme la religion il y a trois ou quatre siècles.
La cinquième et dernière partie de ce livre pose enfin la question de la "fin de l'Histoire" et de la créature qui naît à la fin, le «dernier homme». Au cours de la discussion qui suivit l'article du National Interest, beaucoup ont pensé que la possibilité de la fin de l'Histoire tournait en fait autour de la question suivante : y avait-il visiblement dans le monde actuel des alternatives viables à la démocratie libérale? La controverse se déchaîna aussi sur d'autres questions: le communisme était-il vraiment mort? la religion ou l'ultra-nationalisme pouvaient-ils revenir en force? etc.. Mais la question la plus sérieuse et la plus profonde concerne la bonté de la démocratie libérale en elle-même, et pas seulement de savoir si elle réussira ou non à triompher de ses rivales actuelles. En supposant que la démocratie libérale soit pour l'instant à l'abri d'ennemis extérieurs, pouvons-nous affirmer que des sociétés démocratiques réussies pourraient le rester indéfiniment? Ou bien la démocratie libérale est-elle la proie de sérieuses contradictions internes, contradictions si graves qu'elles finiront par ruiner le système politique qu'elle constitue?" (traduction Flammarion, D-A. Canal, 1992)


Max Ginsburg (1931), New-York, une part de la réalité de la mondialisation depuis des siècles, n'est-il pas?
"In the history of culture and art, isn’t there a place for tragedy? Isn’t that a part of the reality of the world? " - Les illustrations de Max Ginsburg font partie intégrante de la culture américaine contemporaine, créant ainsi entre 1980 et 2004 des couvertures éditoriales et des couvertures de romans pour de grands éditeurs comme Harlequin, Warner, Avon et Bantam Books, ici le monde est beau et l'artiste peint des "nice things": "The work just kept pouring in — I was averaging four wraparound book covers a month. I knew a lot of what I was doing was vacuous and superficial, but it was hard to walk away from a good income. Finally I reached a point where I couldn’t keep creating art that didn’t reflect my real feelings about the world I live in...".
Mais sa deuxième vie d'artiste, sans doute la plus essentielle, celle qu'il a construite à l'ombre de son père, peintre comme lui, est celle du photoréalisme, qu'il travaille particulièrement à partir des années 2000, une technique de l'instantané capté le plus souvent dans les rues de New York (il y a grandi dans les années 1930 et 1940), mise au service d'une sensibilité sociale et politique : ses histoires visuelles, ses instantanés d'épopée sociale, ses mouvements de foules ou de portraits pris sur le vif, rappellent Edward Hopper, mais le contexte a évolué, nous sommes bien entré dans un autre monde : "I later started seeing the great division between rich and poor and how so many families and individuals end up destitute while others possess excessive wealth. I learned in school that America is a place where freedom of speech is encouraged and there is justice for all. At some point in my life I had to speak up about these observations that were weighing on my conscience, and I felt it was my moral and constitutional right to do so through art"...

L'art reflète, dira-t-il, la conscience, et le monde semble avoir basculé dans un univers qui remet profondément en question la vie des gens. Les illustrations de Ginsburg avaient pour vocation, avant les années 2000, d'offrir aux lecteurs une autre vie, plus douce, plus belle, éloignée du réel.. 

Works: Rush hours (1968), Union Meeting (1970), Bus Stop (2010), Foreclosure (2011), Unemployed on line (2013), War Pieta (2013), Pat Shirtless (2013)...

Aujourd'hui, on ne peut plus détourner le regard d'une réalité le plus souvent insupportable ou incompréhensible, alors peut-être, effectivement, préférons-nous plonger dans les miroirs de nos selfies et pour tenter d'y lire quelque chose d'autre, mais il n'y a rien, au bout de compte, à lire... (Today, we can no longer turn our eyes away from a reality that is most often unbearable or incomprehensible, so perhaps, indeed, we prefer to dive into the mirrors of our selfies and try to read something else, but there is nothing, in the end, to read - Hoy en día, ya no podemos apartar la mirada de una realidad que a menudo es insoportable o incomprensible, por lo que tal vez preferimos sumergirnos en los espejos de nuestros seres queridos e intentar leer otra cosa, pero no hay nada, al final, que leer...)..


L'Amérique du Sud, terre de mélanges des cultures et toute première expérience de la "mondialisation"...
Toutes sortes de migrations, de circulations et d'échanges économiques favorisent le développement du "métissage". La mondialisation accélère la diffusion de ce phénomène et soulève des interrogations sur la pérennité des cultures et leur façon d’évoluer. Directeur de recherche au CNRS et directeur d'études à l'EHESS, Serge Gruzinski (1949) a publié de nombreux ouvrages sur le "Nouveau Monde", terrain par excellence de l'histoire globale. La mondialisation n'est-elle pas née au Portugal et en Espagne, et le lien qui les rattache aux "Amériques du Sud" ne mériterait-il pas d'être plus explicité?
Question complémentaire : c'est en enseignant l'histoire, que Serge Gruzinski s'est interrogé sur les lieux de son enseignement et sur le public auquel il s'adressait : aucun lieu, en Espagne, en France, en Amérique du Sud, entre autres, où ne se pose le défi pour les enseignants d'enseigner une histoire commune à des élèves d'origines diverses. L'histoire ne peut plus être enseignée comme jadis, les modèles du 19e siècle ne sont plus pertinents. Tout comme on peut s'interroger sur la nécessité de maintenir un roman national au sens des siècles passés dans un contexte de mondialisation croissante. Certes les questions d'identité et de langue restent incontournables, mais s'arc-bouter ainsi que les régions Espagne sur des cultures et des langues singulières ne permet pas de comprendre et de s'intégrer dans un monde qui se mondialise...


Dans "La Pensée métisse" (Fayard, 1999), Serge Gruzinski s'interroge, pour rependre la synthèse de l'éditeur, sur "le mélange des cultures et les métissages qui en résultent aux quatre coins de la planète" et qui "semblent bouleverser nos repères traditionnels. Mais s'agit-il de phénomènes vraiment nouveaux ? L'uniformisation des cultures n'a-t-elle pas commencé en Amérique, dans le chaos qui a suivi la conquête, quand l'Ancien Monde et le Nouveau Monde se sont mêlés ? Deux populations que tout séparait - les croyances, la langue, leurs façons de vivre durent déjà apprendre à coexister, et leurs conceptions de l'univers, leurs imaginaires s'imbriquèrent peu à peu. Dès la Renaissance, la colonisation occidentale a ainsi entraîné une première vague de métissages, qui, sous leurs différentes formes, préfigurent ceux que nous connaissons à l'aube du IIIe millénaire (...) Deux cultures différentes peuvent-elles s'harmoniser ? ", se demande Macunaïma, le héros d'un célèbre roman brésilien, qui tente d'échapper au dilemme de sa double appartenance".

Mario de Andrade (1893-1945) a écrit son roman "Macunaíma" en une semaine en 1928, sans référence à aucune tradition littéraire et en ingurgitant nombre d'éléments des cultures indigènes brésiliennes : son "héros sans aucun caractère" (heroi sem nenhum carater), né dans l'obscurité de la jungle, peut à volonté changer son âge, sa race, sa situation géographique, en fonction de ses objectifs et des obstacles à surmonter, le tout écrit dans un langage que l'on jugera trop obscène pour être pris au sérieux...

Pour reprendre les propose de la Pensée Métisse, "le Mexique espagnol offre des pistes précieuses. Les fresques réalisées par les artistes indigènes sur les murs des couvents, les chants et les fêtes qu'ils ont adaptés à la mode européenne, les plans de ville qu'ils ont dessinés à la demande des conquérants : tous ces témoignages, où l'inspiration indienne est indissociable de l'influence occidentale, illustrent la naissance d'une "pensée métisse". Serge Gruzinski nous en propose une magistrale exploration, en montrant comment des sierras du Mexique à la Florence des Médicis, des films de Greenaway au cinéma de Hong Kong, les idées, les arts et les cultures n'ont cessé, par delà les frontières, de se mélanger..."