W.G. Sebald (1944-2001), "Schwindel,Gefühle" (1990, Vertigo), "Die Ausgewanderten" (1992, The Emigrants), "Die Ringe des Saturn" (1995, The Rings of Saturn), "Austerlitz" (2001), "Luftkrieg und Literatur" (1999, On the Natural History of Destruction) - ....

Last update : 2023/11/11


C'est entre 1990 et 2000 que W.G. Sebald parvint, relativement tardivement, à offrir aux lecteurs de nouvelles façons de penser à la mémoire et à la représentation du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, en particulier, et de la violence, plus globalement, comme intégrées dans la texture de notre histoire humaine, souvent refoulées ou oubliées, tant au niveau individuel que collectif : ceci n'est plus une problématique pour les générations suivantes, qui ne s'interrogent plus guère sur les origines et ruptures qui ont pourtant édifié la société au sein de laquelle ils vivent et consomment. Il est vrai que le terme de résilience s'est depuis généralisé et que l'on use et abuse du terme, ce qui permet de refermer bien des portes ... 

Sebald, lui, entend mettre en pleine lumière les traces laissées par ces "violences" et ces traumatismes historiques qui, outre les guerres, structurent notre Monde, souvent invisibles ou négligées : il entend tenter de montrer comment elles continuent à hanter les lieux, les personnes et les récits. Les lieux jouent un rôle central dans son œuvre : Sebald examine comment les paysages portent les cicatrices de la violence passée, que ce soit à travers des ruines, des bâtiments abandonnés ou des sites naturels, des lieux qui vont devenir sous sa plume des métaphores de traumatismes historiques, comme autant d'espaces où le passé ressurgit...

Qui aborde l'œuvre de Sebald est ensuite d'abord affecté par la mélancolie profonde qui imprègne son oeuvre, une mélancolie qui semble liée à la perte et à l'impossibilité de réparer ces traumatismes du passé. C'est via cette tonalité mélancolique qu'il va interroger la violence non seulement comme un événement historique, mais aussi comme une expérience existentielle qui affecte la condition humaine...

Sebald va donc mélanger les genres littéraires (roman, essai, autobiographie, photographie) pour créer une forme narrative plus à même de refléter la complexité de la mémoire et de l'histoire. Cette hybridité lui permet d'interroger la violence de manière indirecte, en évitant les récits linéaires et en privilégiant une approche fragmentée et polyphonique. 

Et s'interrogeant sur le rôle de l'écrivain face à l'histoire et à la violence, notre auteur soulève bien des questions éthiques sur la manière de représenter les traumatismes sans les exploiter ou les simplifier : une écriture, souvent indirecte et allusive, qui témoigne d'une conscience aiguë des limites de la représentation...


Décrire l’atrocité : Sebald est, avec Primo Levi, l’un des principaux auteurs à avoir écrit sur  l’Holocauste. Cependant, il pensait qu’il était impossible de représenter en mots la véritable atrocité des camps de concentration. Dans des œuvres comme "Austerlitz" (2001), où le protagoniste juif est envoyé enfant en Angleterre pour y être élevé, aucunes scènes d’horreur n'est écrites, mais elles habitent néanmoins le cœur du roman comme une présence absente. En décidant d’aborder les atrocités de cette manière, Sebald voulait dire au lecteur que "these subjects are constant company; their presence shades every inflection of every sentence one writes"...(Jewish children arriving in England on a Kindertransport, 1939)


L'œuvre de W.G. Sebald est profondément marquée par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et, plus spécifiquement, par l'Holocauste. Bien que Sebald ne soit pas un survivant direct de la Shoah, il est né dans une région qui a été indirectement touchée par les conséquences de la guerre. Son enfance et son éducation ont été imprégnées par le silence et l'évitement qui entouraient les crimes nazis dans l'Allemagne d'après-guerre. Ce silence, ainsi que la culpabilité collective et la mémoire refoulée, ont profondément influencé son écriture. Le terme de "traumatisme" dans l'œuvre de Sebald est étroitement lié à la littérature du traumatisme allemande (Traumaliteratur), un courant qui émerge après la Seconde Guerre mondiale et qui cherche à aborder les blessures psychiques et morales infligées par la guerre et l'Holocauste. Des auteurs comme Paul Celan, Heinrich Böll ou Günter Grass ont également exploré ces thèmes, mais Sebald se distingue par son approche indirecte et méditative. Il ne décrit pas directement les horreurs de la guerre, mais tente d'exprimer dans ses livres la manière dont le passé traumatique, en particulier celui de la guerre et de l'Holocauste, continue de hanter les individus et les sociétés, et comment le silence et la mémoire ne cessent pour autant de nous interpeller pour peu que nous acceptions de regarder autour de nous ...

 

L'œuvre qu'a produite W.G.  Sebald de la fin des années 1980 jusqu'à sa mort dans un accident de voiture en 2001, non loin de sa résidence d'adoption d'une vingtaine d'années près de Norwich, en Angleterre, est un aboutissement, le résultat d'une très longue gestation personnelle : né en 1944 dans le village de Wertach im Allgäu dans les Alpes allemandes, , émigré allemand, Sebald avait été actif en tant qu'universitaire en Angleterre depuis les années 1960 et était professeur de littérature européenne à l'Université d'East Anglia lorsque son premier grand ouvrage « non académique », le « poème élémentaire » "Nach der Natur", fut publié en 1988 (la traduction anglaise de Michael Hamburger, "After Nature", fut publiée en 2002). Sur le plan littéraire et culturel, l'œuvre de Sebald semble également répondre, de manière unique mais représentative, à de nombreuses préoccupations de la modernité tardive. La texture de son œuvre, en particulier dans les quatre ouvrages en prose, jugés «inclassables», et sur lesquels sa réputation repose principalement – "Vertigo", "The Emigrants", "The Rings of Saturn" et "Austerlitz" – , ou classés selon des combinaisons apparemment paradoxales de Fiction / Histoire / Mémoire / Voyage, des livres qui semblent absorber, brouiller et repousser aux marges les plus lointaines de nombreuses traditions littéraires. La créativité de Sebald a été sans aucun doute influencée par l’approche éclectique de Döblin ...

 

Encore fallait-il parvenir à créer une forme d'écriture qui puisse évoquer la complexité de la mémoire, de l'oubli et du traumatisme. Ses livres mélangent fiction, histoire, autobiographie, et essai, et intègrent des photographies et d'autres éléments visuels. Sebald était d'autre part un écrivain profondément réfléchi, et son œuvre témoigne d'une longue maturation intellectuelle et émotionnelle. Il a fallu du temps pour qu'il assimile les influences littéraires, philosophiques et historiques qui ont façonné son écriture, notamment les travaux de Kafka, Thomas Bernhard. Enfin, le poids du silence et de la culpabilité : comme beaucoup d'Allemands de sa génération, Sebald a grandi dans une société qui refusait de faire face à son passé nazi. Ce silence a créé un sentiment de culpabilité et de responsabilité qui a probablement retardé son désir d'écrire sur ces sujets. Il a fallu du temps pour qu'il trouve une voix et une méthode pour aborder ces thèmes sans tomber dans le pathos ou la simplification. 

Avant de se consacrer pleinement à l'écriture littéraire, Sebald a mené une carrière universitaire en tant que professeur de littérature européenne à l'Université d'East Anglia. Ses premiers travaux étaient principalement académiques, et ce n'est qu'à la fin des années 1980 qu'il a commencé à publier des œuvres littéraires ....


W.G.  Sebald (1944-2001)

Winfried Georg Sebald est né dans le sud de l’Allemagne (Bavière), quelques mois avant que le pays ne soit vaincu par la seconde guerre mondiale. Ses parents étaient catholiques, issus de la classe ouvrière et du monde agricole, bien que son père, Georg Sebald, ait été élevé au rang de capitaine dans l’armée. Il fut cependant détenu dans un camp de prisonniers de guerre français jusqu’en 1947, si bien que le jeune Sebald fut largement élevé par son gentil grand-père, qui devint une figure majeure de sa vie. Après des études secondaires à Oberstdorf, il intègre l’Université de Fribourg-en-Brisgau en 1963, puis poursuit ses études à l’Université de Fribourg (Suisse). Dès cette époque, il se spécialise dans la littérature allemande et française du XXe siècle. En 1966, Sebald quitte l’Allemagne pour s’installer au Royaume-Uni, où il enseignera la littérature allemande. Il devient lecteur à l’Université de Manchester, puis obtient un poste permanent à l’Université d'East Anglia en 1970. Il y passera le reste de sa carrière académique, devenant professeur en 1987 et fondant le British Centre for Literary Translation. Tout en enseignant, il développe une approche critique de la mémoire et de la représentation des traumatismes historiques, notamment dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale.

Sebald commence sa carrière d’écrivain relativement tard : ayant atteint la quarantaine et après s’être adapté à la vie dans le Norfolk avec Ute et leur fille Anna, Sebald a commencé à écrire de la prose dans sa langue maternelle, dans un style et un rythme qui rappellent la prose allemande du XIXe siècle et l’œuvre des essayistes anglais comme De Quincey. Il a affirmé qu’il se sentait gêné d’écrire en anglais : contrairement à Conrad ou à Nabokov, « Je n’avais pas de circonstances qui m’auraient forcé à quitter ma langue maternelle. »  "The Emigrants" (publié en anglais en 1996) a été la première œuvre traduite de l’allemand par Michael Hulse, qui a ensuite traduit une grande partie de l’œuvre de Sebald en anglais  un coup littéraire qui remporta le prix de littérature de Berlin, le prix de littérature Nord, et la médaille Johannes Bobrowski.

A la fin des années 1990, Sebald a travaillé sur un projet de non-fiction, «On the Natural History of Destruction» (1999), une collection d’essais sur la littérature allemande qui se concentre sur les bombardements alliés des villes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale (traduit à titre posthume et publié en 2003). Il s’écarte ici des œuvres en prose-mémoire en ce qu’il explore les représentations littéraires de la souffrance des citoyens allemands plutôt que la persécution de l’Holocauste. Mais ce titre de non-fiction partageait sa même détermination d’auteur à tenter de mettre en évidence un moment silencieux dans l’histoire et à exposer l’insuffisance des écrits pour décrire encore et toujours les réalités de la dévastation humaine. 

 

Ses livres majeurs, "Die Ausgewanderten" (1992, The Emigrants en anglais), "Die Ringe des Saturn" (1995, The Rings of Saturn), et surtout "Austerlitz" (2001), lui ont donc valu une reconnaissance internationale. Son travail est comparé à celui de Walter Benjamin et de Thomas Bernhard en raison de son ton méditatif et de sa critique de l’effacement du passé. Le 14 décembre 2001, W.G. Sebald meurt d’un accident de voiture près de Norwich, probablement à la suite d’un malaise cardiaque. Sa disparition soudaine est un choc pour le monde littéraire. Son roman "Austerlitz", publié quelques mois plus tôt, est considéré comme son chef-d’œuvre. 

Le livre fut inspiré d’un documentaire de la BBC sur une enfant juive de trois ans, Susi Bechhöfer, qui a été évacuée d’Allemagne en 1939; à son arrivée en Grande-Bretagne, elle a été adoptée par un ministre gallois et sa femme. À l’âge adulte, Bechhöfer a découvert que sa mère de sang avait péri à Auschwitz et que son père était un soldat nazi. 

La plupart de ses oeuvres ont été traduites en français aux édtions Actes Sud dès 1999. Après sa mort, plusieurs œuvres posthumes sont publiées, dont "Campo Santo" (2003), qui regroupe des essais et textes inédits. Sebald est aujourd’hui reconnu comme l’un des écrivains les plus importants de la littérature contemporaine ...


"After Nature", written by W.G. Sebald, 1988

Publié en 1988  sous le titre "Nach der Natur" et traduit en anglais en 2002, ce livre marque le premier grand projet littéraire de W.G. Sebald. Contrairement à ses œuvres plus connues qui suivront, "After Nature" est un poème en prose structuré en trois parties, chacune consacrée à une figure historique ou autobiographique, Grünewald, Steller et Sebald lui-même, tous trois liés par leur questionnement inquiet sur la place de l’humanité dans le monde naturel. Des efforts de chacun, « un ordre surgit, par endroits beau et réconfortant, mais aussi plus cruel que l'état d'ignorance précédent ». Le premier personnage est le grand peintre allemand de la Renaissance Matthias Grünewald. Le deuxième est le botaniste-explorateur du siècle des Lumières Georg Steller, qui a accompagné Bering dans l'Arctique. Le troisième est l'auteur lui-même, qui décrit ses errances dans des paysages marqués par le naufrage des certitudes des époques précédentes. D’un côté, l’artiste (Grünewald) et le scientifique (Steller) cherchent à comprendre et à représenter le monde naturel avec fascination et respect. De l’autre, la modernité et l’intervention humaine sont associées à la destruction, qu’il s’agisse de la colonisation, de la guerre ou de la disparition d’espèces.

"After Nature" est souvent considéré comme un précurseur des œuvres ultérieures de Sebald, telles que "Les Anneaux de Saturne" et "Austerlitz", qui mêlent de manière assez unique et envoûtante l’histoire, la mémoire et la nature ...

 

"…AS THE SNOW ON THE ALPS" - Whoever closes the wings / of the altar in the Lindenhardt / parish church and locks up / the carved figures in their casing / on the lefthand panel /  will be met by St. George." -

La première section du poème est consacrée au peintre allemand Matthias Grünewald (v. 1470-1528), célèbre pour son Retable d’Issenheim, une œuvre marquée par des visions apocalyptiques et mystiques. Sebald nous livre  la vie de Grünewald, son œuvre et son époque, soulignant son engagement dans un monde marqué par la souffrance et la peste. Le peintre est présenté comme une figure visionnaire, dont l’art témoigne d’une sensibilité unique face à la douleur et à la transcendance.

La deuxième section s'attache aux pas de Georg Wilhelm Steller (1709-1746), un naturaliste allemand ayant participé à la seconde expédition de Béring en Sibérie et en Alaska au XVIIIe siècle. Steller incarne la figure du scientifique explorateur, cherchant à comprendre et documenter la nature dans des conditions extrêmes. Sebald s’intéresse particulièrement au Steller’s sea cow (la vache marine de Steller), une espèce qu’il a découverte et qui a rapidement disparu après sa description. Sebald met en parallèle la quête scientifique et la destruction des espèces par l’intervention humaine, suggérant que toute tentative de comprendre la nature est aussi un acte de deuil.

La troisième et dernière section de " After Nature" devient plus introspective. Sebald introduit un narrateur qui semble être lui-même, méditant sur l’histoire de sa propre famille et son expérience du déracinement. Il réfléchit à la guerre, l’exil et la destruction de l’environnement, reliant ces éléments à la mémoire individuelle et collective. L’évocation de son enfance en Allemagne, de la modernisation aveugle et de la perte de repères traditionnels fait écho aux préoccupations de ses autres œuvres...


"Schwindel,Gefühle" (1990, Vertigo)

 Le titre, qui se traduit par « Vertige. Sentiments », reflète les thèmes de la désorientation, de la mémoire et de la nature insaisissable de la réalité. Premier roman publié par W. G. Sebald : il défie les conventions du genre, associant éléments de fiction, reportages, récits de voyage, autobiographie et essai photographique pour créer une forme littéraire différente et sans précédent.

Divisé en quatre parties, le récit retrace les voyages du narrateur à travers l'ltalíe et le Sud de l'Allemagne, un pèlerinage spirituel dont l'objectif est de réveiller les morts pour que les vivants puissent les interroger sur le sens de la vie. Malgré ses digressions et ses méandres, de nombreux thèmes clés émergent des descriptions que fait le narrateur des vies, des amours et des pertes de Stendhal, Giacomo Casanova et Franz Kafka, entre autres. Le principal de ces thèmes est la nature chimérique et peu fiable de la mémoire, sa tendance à inventer et même obscurcir le passé autant qu'elle le remémore. Le génie de "Vertiges" réside dans l'enchevêtrement habile de plusieurs fils conducteurs, ses révélations de mystérieuses coïncidences et points de recoupement qui unissent des vies, des lieux et des époques distincts. 

 

Première partie : "Beyle oder Liebe verleiht Flügel" ("Beyle, or Love is a Madness Most Discreet")

Cette première section est consacrée à Stendhal (Henri Beyle), dont Sebald retrace la jeunesse et les voyages en Italie, notamment à Milan et en Lombardie. L’auteur utilise des extraits des écrits de Stendhal et les superpose à ses propres réflexions sur le désir, la mémoire et l’exil. Stendhal est présenté comme une figure hantée par l’instabilité émotionnelle, ce qui préfigure les thèmes de l’ensemble du livre.

 

Deuxième partie : "All’estero" ("Abroad")

Le narrateur, une figure proche de Sebald lui-même, entreprend un voyage en Italie, visitant Vérone, Milan et Venise. Il semble poursuivi par des visions et des souvenirs fragmentés, à la fois personnels et historiques. Entre descriptions minutieuses et digressions mélancoliques, donnant à l’ensemble une tonalité quasi onirique. L’Italie, avec ses ruines et son passé chargé, devient un espace où les strates du temps se chevauchent, exacerbant le sentiment de vertige du narrateur.

 

Troisième partie : "Dr. K. nimmt die Kur" ("Dr. K. Takes the Waters at Riva")

Un hommage à Franz Kafka, l'auteur imagine un voyage effectué par l'écrivain au lac de Garde en 1913. Sebald mélange ici fiction et réalité, inventant des épisodes dans la vie de Kafka, tout en insistant sur son sentiment d’isolement et d’étrangeté. L’évocation du mal-être kafkaïen résonne avec les errances du narrateur et avec les motifs de la mémoire et de la disparition.

« .. Le samedi 6 septembre 1913, le docteur K., secrétaire adjoint de la Compagnie d'assurance des travailleurs de Prague, se rend à Vienne pour assister à un congrès sur les services de secours et l'hygiène. De même que le sort d'un homme blessé sur le champ de bataille dépend de la qualité du premier pansement, lit-il dans un journal qu'il a acheté au poste frontière de Gmünd, de même les premiers soins administrés lors d'accidents de la vie courante sont d'une importance capitale.  premiers soins administrés lors d'accidents de la vie courante sont de la plus haute importance pour la guérison de la victime. Le Dr K. trouve cette déclaration presque aussi inquiétante que la référence aux événements sociaux qui accompagneront le congrès...

 Dehors, Heiligenstadt est déjà une gare sinistre et déserte, les trains sont vides. Le Dr K. sent qu'il est au bout du rouleau et réalise qu'il aurait dû supplier à genoux le directeur de le laisser rester à Prague. Mais il est trop tard.

A Vienne, le Dr K. prend une chambre à l'hôtel Matschakerhof, par sympathie pour Grillparzer, qui y dînait toujours. C'est un geste de révérence qui n'a malheureusement aucun effet. La plupart du temps, le Dr K. est extrêmement mal en point. Il souffre d'abattement et sa vue le gêne. Bien qu'il annule tous les rendez-vous qu'il peut, il a l'impression d'être continuellement au milieu d'un nombre alarmant de personnes. Dans ces moments-là, il s'assoit à table comme un fantôme, souffre de claustrophobie et s'imagine que chaque regard fugace le transperce. À ses côtés, pour ainsi dire à portée de main, se trouve Grillparzer, un homme si ancien qu'il a presque disparu. Il se livre à toutes sortes de pitreries et, à une occasion, pose même la main sur le genou du Dr K.  La nuit suivante, le Dr K. est dans un état lamentable. Ses mésaventures berlinoises le hantent. Il se tourne et se retourne dans son lit en vain, se met des compresses froides sur la tête, reste longtemps à la fenêtre à regarder la rue et souhaiterait être enterré là, quelques étages plus bas, dans la terre. Il est impossible, constate-t-il le lendemain, de mener la seule vie possible, de vivre avec une femme, chacun libre et indépendant, marié ni en apparence ni en réalité, d'être simplement ensemble ; et encore plus impossible de franchir le seul pas possible au-delà de l'amitié avec les hommes - car là, de l'autre côté de la frontière prescrite, la botte est déjà levée qui vous écrasera sous son talon.

 

 Le plus déconcertant, peut-être, c'est que la vie continue malgré tout, d'une manière ou d'une autre. Ainsi, au cours de la matinée, le Dr K. se laisse convaincre par Otto Pick de l'accompagner à Ottakring pour rendre visite à Albert Ehrenstein, dont il n'arrive pas, avec la meilleure volonté du monde, à comprendre les vers. "Vous, par contre, vous vous délectez à bord du bateau, en saccageant le lac avec des voiles. Je descendrai dans les profondeurs. Plonger, dégeler, devenir aveugle, devenir glace ». Dans le tramway, le Dr K. est soudain pris d'une violente aversion pour Pick, parce que ce dernier a un petit trou désagréable dans sa nature par lequel il se faufile parfois tout entier, comme le Dr K. le constate maintenant. L'état d'esprit inquiet du Dr K. est exacerbé lorsque Ehrenstein s'avère avoir une moustache noire, exactement comme Pick, auquel il ressemble tellement qu'il pourrait être son frère jumeau. Comme deux œufs, le Dr K. continue à réfléchir de manière compulsive. Sur le chemin du Prater, il trouve la compagnie des deux autres de plus en plus inquiétante, et sur l'étang de la gondole, il se sent prisonnier de leurs caprices. Lorsqu'il retrouve enfin la terre ferme, ce n'est qu'une maigre consolation. 

Ils auraient pu tout aussi bien le tuer d'un coup de rame. Lise Kaznelson, qui a également participé à l'excursion, fait un tour de carrousel à travers la jungle. Le Dr K. remarque qu'elle est assise là-haut, impuissante, dans sa robe vaporeuse, bien coupée mais mal usée. En sa présence, il éprouve un élan de sociabilité, comme il le fait si souvent en compagnie de femmes, mais il est par ailleurs constamment en proie à l'un de ses maux de tête. Lorsqu'ils se font photographier comme passagers d'un avion qui semble voler au-dessus de la grande roue et des flèches de la Votivkirche, le Dr K. est lui-même étonné de constater qu'il est le seul à pouvoir encore esquisser un sourire à une telle hauteur. Le 14 septembre, le Dr K. voyage vers Trieste. Il passe la majeure partie des huit heures du voyage dans les Southern Railways, confortablement installé dans un coin de son compartiment. Il est saisi d'une paralysie rampante. Dehors, le pays défile en une série de vues changeantes, baignées d'une improbable lumière d'automne. Bien qu'il ne bouge pratiquement pas, ce soir-là, à neuf heures dix, le Dr K., de façon incompréhensible, se trouve vraiment à Trieste. La ville est plongée dans l'obscurité. Le Dr K. est conduit à un hôtel du port et, assis dans la voiture à cheval, avec le large dos du cocher devant lui, il a une vision de lui-même comme d'un personnage des plus mystérieux. Il lui semble que les gens s'arrêtent dans la rue et le suivent des yeux, comme pour dire : le voilà enfin...."

 

(...)

« .. Nous ne savons pas comment le Dr K. a passé ses quelques jours à Venise. En tout cas, son humeur sombre ne semble pas s'être dissipée. En effet, il estimait que seul cet état d'esprit le soutenait face à une ville comme Venise, une ville qui a dû lui faire une profonde impression, bien qu'il y ait partout des couples de jeunes mariés dont la seule présence semblait se moquer de sa tristesse. Que c'est beau, écrivait-il, avec un point d'exclamation, dans l'une de ces formulations un peu maladroites où la langue laisse un instant libre cours à l'émotion. Comme c'est beau, et comme nous le sous-estimons ! Mais le Dr K. ne donne pas de détails plus précis. Nous ne savons rien, comme je l'ai dit, de ce qu'il a réellement vu. Il n'y a même pas de référence au Palais des Doges, dont les salles de prison allaient jouer un rôle si important dans l'évolution de ses propres fantasmes de procès et de punition quelques mois plus tard. Tout ce que nous savons, c'est qu'il a passé ces quatre jours à Venise et qu'il a ensuite pris le train de Santa Lucia à Vérone.

 L'après-midi de son arrivée à Vérone, il marcha de la gare au Corso jusqu'à la ville, puis erra dans ses rues étroites jusqu'à ce que, lassé, il entre dans l'église de Sant'Anastasia. Après s'être reposé un moment dans la fraîcheur et l'ombre de l'intérieur, avec des sentiments à la fois de gratitude et de dégoût, il est reparti et, en partant, comme on ébouriffe les cheveux d'un fils ou d'un jeune frère, il a passé ses doigts sur les mèches de marbre d'une figure naine qui, au pied de l'une des puissantes colonnes, a porté pendant des siècles le poids immense d'une fontaine d'eau bénite. Rien n'indique qu'il ait vu la belle fresque de saint Georges peinte par Pisanello au-dessus de l'entrée de la chapelle Pellegrini. On peut cependant affirmer que lorsque le Dr K. se trouva à nouveau sous le porche, sur le seuil entre l'intérieur sombre et la clarté de l'extérieur, il eut un instant l'impression que la même église se répliquait devant lui, son entrée correspondant directement à celle de l'église qu'il venait de quitter, un effet de miroir qu'il connaissait par ses rêves, où tout se dédoublait et se multipliait sans cesse, de la manière la plus terrifiante qui soit.

A l'approche du soir, le Dr K. commença à s'apercevoir du nombre croissant de personnes qui sortaient dans les rues, apparemment pour leur seul plaisir, tous bras dessus bras dessous, en couple ou en groupe de trois personnes, voire plus. Ce sont peut-être les collines, encore affichées dans toute la ville, annonçant les spettacoli lirici all'Arena de ce mois d'août et le mot AIDA affiché en grosses lettres qui le persuadent que le spectacle de l'insouciance véronaise a quelque chose d'une représentation théâtrale, mise en scène spécialement pour lui faire comprendre, à lui, Dr K., sa condition de solitaire, d'excentrique, une pensée qu'il n'arrive pas à s'ôter de la tête et à laquelle il ne peut échapper qu'en se réfugiant dans un cinéma, probablement le Cinema Pathé di San Sebastiano...."

 

Quatrième partie : "Il ritorno in patria" ("The Return Home")

De retour en Allemagne, le narrateur visite sa ville natale en Bavière. Ce retour s’avère profondément troublant, car le lieu semble à la fois familier et étranger. Il se remémore des fragments de son enfance, mais ces souvenirs sont fragmentés et incertains, accentuant le sentiment de déracinement. Cette dernière section boucle le cycle du voyage en soulignant la nature insaisissable du passé et la difficulté de toute tentative de réconciliation avec ses origines.

Un passage illustrant toute la capacité de Sebald à évoquer un profond sentiment de perte et de dislocation... 

« ... Une bonne trentaine d'années s'étaient écoulées depuis mon dernier séjour à W. Au cours de cette période - de loin la plus longue de ma vie - de nombreux lieux que j'associais à cette ville, tels que l'Altachmoos, le bois paroissial, l'allée bordée d'arbres qui menait à Haslach, la station de pompage, le cimetière de Petersthal où reposaient les morts de la peste, ou la maison du Schray où vivait le bossu Dopfer, étaient sans cesse revenus dans mes rêves et mes rêveries, ou la maison du Schray où vivait Dopfer le bossu, revenaient sans cesse dans mes rêves et mes rêveries et étaient devenus plus réels pour moi qu'ils ne l'avaient été à l'époque, mais le village lui-même, me disais-je en arrivant à cette heure tardive, était plus éloigné de moi que n'importe quel autre endroit que je pouvais concevoir. Dans un certain sens, il était rassurant, lors de ma première promenade dans les rues à la pâle lueur des lampes, de constater que tout avait complètement changé. La maison du chef forestier, une petite villa en bardeaux avec une paire de bois de cerf et l'inscription « 1913 » au-dessus de la porte d'entrée, ainsi que son petit verger, avaient fait place à une maison de vacances ; la caserne des pompiers et sa belle tour en lattes, où les tuyaux des pompiers pendaient dans l'attente silencieuse de la prochaine conflagration, n'étaient plus là ; les fermes avaient toutes été reconstruites, avec des étages supplémentaires ; le presbytère, le presbytère, l'école, la mairie où Fürgut, le secrétaire manchot, entrait et sortait avec une régularité que mon grand-père aurait pu mesurer, la fromagerie, l'hospice, l'épicerie et la mercerie de Michael Meyer - tout avait été modernisé à fond ou avait disparu. Même en entrant dans l'auberge Engelwirt, je n'avais pas l'impression de m'y retrouver, car ici aussi, où nous avions vécu plusieurs années dans un logement loué au premier étage, toute la maison avait été reconstruite et transformée, des fondations jusqu'aux chevrons, sans parler des changements apportés à l'ameublement et à l'équipement. Ce qui se présente aujourd'hui, dans le style pseudo-alpin qui est devenu la nouvelle langue vernaculaire dans toute la République fédérale, comme une maison offrant une hospitalité raffinée à ses clients, était à l'époque une auberge de mauvaise réputation où les paysans du village s'asseyaient jusqu'à une heure avancée de la nuit et, surtout en hiver, buvaient souvent jusqu'à plus soif. L'auberge Engelwirt devait sa réputation locale, restée inattaquable malgré tout, au fait qu'en plus du bar enfumé sous le plafond duquel courait le tuyau de poêle le plus long et le plus tordu que j'aie jamais vu, elle disposait d'une grande salle de réception dans laquelle on pouvait dresser de longues tables pour les mariages et les enterrements, avec suffisamment de places assises pour la moitié du village. Tous les quinze jours, on y projetait les actualités et des films tels que Piratenliebe, Niccolò Paganini, Tomahawk et Mönche, Mädchen und Panduren. 

 

... The cavalry irregulars referred to in this last title could be seen charging through dappled birch woods; Indians rode across limitless plains; the crippled violinist reeled off a cadenza at the base of a prison wall while his companion filed through the iron bars of his cell window; General Eisenhower, on his return from Korea, got out of an aeroplane, the propeller of which was still revolving slowly; a hunter whose chest had been torn open by a bear’s paw staggered down into the valley; politicians were seen in front of the new parliament, climbing out of the back of a Volkswagen; and almost every week we saw the mountains of rubble in places like Berlin or Hamburg, which for a long time I did not associate with the destruction wrought in the closing years of the war, knowing nothing of it, but considered them a natural condition of all larger cities. Of all the events ever put on in the Engelwirt function room, it was an amateur production of Schiller’s The Robbers, staged there several times during the winter of 1948 or 1949 which made the greatest impression onme. Half a dozen times, at least, I must have sat in the darkened Engelwirt hall among an audience some of whom had come over from neighbouring villages. Scarcely ever has anything that I have seen in the theatre since affected me as much as the The Robbers – Old Moor in the ice-cold exile of his bleak house, the gruesome Franz with his deformed shoulder, the return of the prodigal son from the forests of Bohemia, or that curious slight movement of the body, never failing to excite me, with which the deathly pale Amalia said: Hark, hark! Did I not hear the gate? And there, before her, is Moor the robber, and she speaks of how her love made the burning sand green and the thorn bushes blossom, without ever knowing that the man from whom she still supposed herself to be separated by mountains, oceans and horizons had come home and was standing beside her. Always then I would wish to intervene in the proceedings and in a single word tell Amalia that she had only to reach out her hand in order to move from her dusty prison to that paradise of love she so desired. But since I could not bring myself to call out in this way, the turn that the events might otherwise have taken was never revealed to me. Towards the end of the play’s run, in early February, it was given an open-air performance, in the paddock next to the postmaster’s house, mainly, I suppose, so that a series of photographs could be taken...". 

 

Les cavaliers irréguliers mentionnés dans ce dernier titre pouvaient être vus chargeant à travers des bois de bouleaux tachetés ; des Indiens traversaient des plaines sans limites ; le violoniste estropié débitait une cadence au pied d’un mur de prison tandis que son compagnon limait les barreaux de fer de la fenêtre de sa cellule ; le général Eisenhower, de retour de Corée, descendait d’un avion dont l’hélice tournait encore lentement ; un chasseur dont la poitrine avait été déchirée par la griffe d’un ours titubait en descendant dans la vallée ; des politiciens étaient vus devant le nouveau parlement, sortant de l’arrière d’une Volkswagen ; et presque chaque semaine, nous voyions les montagnes de gravats dans des villes comme Berlin ou Hambourg, que pendant longtemps je n’ai pas associées à la destruction causée dans les dernières années de la guerre, n’en sachant rien, mais les considérant comme une condition naturelle de toutes les grandes villes. De tous les événements jamais organisés dans la salle de réception de l’Engelwirt, c’est une production amateur des Brigands de Schiller, jouée plusieurs fois pendant l’hiver 1948 ou 1949, qui m’a le plus marqué. Une demi-douzaine de fois, au moins, j’ai dû m’asseoir dans la salle sombre de l’Engelwirt parmi un public dont certains étaient venus des villages voisins. Rarement, depuis, quelque chose que j’ai vu au théâtre m’a autant touché que Les Brigands – le vieux Moor dans l’exil glacé de sa maison austère, le terrifiant Franz avec son épaule difforme, le retour du fils prodigue des forêts de Bohême, ou ce curieux léger mouvement du corps, qui ne manquait jamais de m’émouvoir, avec lequel la pâle Amalia disait : Écoute, écoute ! N’ai-je pas entendu la porte ? Et là, devant elle, se tient Moor le brigand, et elle parle de la façon dont son amour a rendu le sable brûlant vert et les buissons d’épines fleuris, sans jamais savoir que l’homme dont elle se croyait encore séparée par des montagnes, des océans et des horizons était rentré et se tenait à ses côtés. Toujours alors, je souhaitais intervenir dans l’action et, en un seul mot, dire à Amalia qu’il lui suffisait de tendre la main pour passer de sa prison poussiéreuse à ce paradis de l’amour qu’elle désirait tant. Mais comme je ne pouvais me résoudre à crier ainsi, le tour que les événements auraient pu prendre autrement ne m’a jamais été révélé. Vers la fin de la série de représentations, début février, une représentation en plein air a été donnée dans le paddock à côté de la maison du maître de poste, principalement, je suppose, pour qu’une série de photographies puisse être prise..."


"Die Ausgewanderten“ (1992, The Emigrants, 1996)

Une méditation profonde sur les effets du temps, de l'exil et de la violence historique sur les individus et leurs descendants. Publié en 1992 en allemand et traduit en anglais en 1996, un livre souvent considéré comme l’une des œuvres les plus marquantes de W.G. Sebald. Il s’agit d’un texte hybride entre fiction, autobiographie et essai historique, dans lequel Sebald utilise une prose dense et poétique, souvent mélancolique, pour reconstituer les fragments de ces vies brisées. Les photographies intégrées au texte ajoutent une dimension visuelle et documentaire, renforçant l'impression de réalité tout en interrogeant la fiabilité de la mémoire et de l'histoire. Le narrateur, souvent présent en tant qu'observateur ou enquêteur, tente de reconstruire les histoires de ces personnages, mais se heurte à des silences et des lacunes qui reflètent l'indicible. L’ouvrage est structuré en quatre récits entrelacés qui relatent la vie et le destin tragique de quatre hommes ayant quitté l’Allemagne, une Allemagne post-1945 décrite comme un espace où la mémoire des victimes est reléguée au silence. Les figures juives du roman sont soit absentes (exterminées), soit condamnées à l’exil ou à la mélancolie. Le suicide de plusieurs protagonistes illustre l’impossibilité de réintégrer une société qui a cherché à les effacer.

 

Première partie : "Dr. Henry Selwyn"

Le narrateur rencontre en Angleterre le Dr. Henry Selwyn, un homme âgé et excentrique vivant dans une demeure délabrée. Peu à peu, il découvre que Selwyn est en réalité un Juif lituanien ayant émigré en Angleterre et ayant perdu tout lien avec son passé. Son existence est marquée par une profonde mélancolie et un sentiment de déracinement. Il finit par se suicider, incapable de supporter son isolement et la perte de son identité.

 

"At the end of September 1970, shortly before I took up my position in Norwich, I drove out to Hingham with Clara in search of somewhere to live. For some 25 kilometres the road runs amidst fields and hedgerows, beneath spreading oak trees, past a few scattered hamlets, till at length Hingham appears, its asymmetrical gables, church tower and treetops barely rising above the flatland. The market place, broad and lined with silent façades, was deserted, but still it did not take us long to find the house the agents had described. One of the largest in the village, it stood a short distance from the church with its grassy graveyard, Scots pines and yews, up a quiet side street. The house was hidden behind a two-metre wall and a thick shrubbery of hollies and Portuguese laurel. We walked down thegentle slope of the broad driveway and across the evenly gravelled forecourt. To the right, beyond the stables and outbuildings, a stand of beeches rose high into the clear autumn sky, its rookery deserted in the early afternoon, the nests dark patches in a canopy of foliage that was only occasionally disturbed. The front of the large, neoclassical house was overgrown with Virginia creeper. The door was painted black and on it was a brass knocker in the shape of a fish. We knocked several times, but there was no sign of life inside the house. We stepped back a little. The sash windows, each divided into twelve panes, glinted blindly, seeming to be made of dark mirror glass. The house gave the impression that no one lived there. 

 

À la fin du mois de septembre 1970, peu de temps avant de prendre mon poste à Norwich, je suis parti en voiture avec Clara pour Hingham, à la recherche d’un endroit où vivre. Pendant environ 25 kilomètres, la route serpente à travers champs et haies, sous de grands chênes étalés, en passant par quelques hameaux épars, jusqu’à ce qu’enfin Hingham apparaisse, ses pignons asymétriques, son clocher et les cimes des arbres émergeant à peine de la plaine. La place du marché, large et bordée de façades silencieuses, était déserte, mais il ne nous a pas fallu longtemps pour trouver la maison que les agents immobiliers nous avaient décrite. L’une des plus grandes du village, elle se dressait à courte distance de l’église avec son cimetière herbeux, ses pins sylvestres et ses ifs, au bout d’une rue latérale tranquille. La maison était cachée derrière un mur de deux mètres de haut et une épaisse haie de houx et de lauriers du Portugal. Nous avons descendu la pente douce de l’allée large et traversé la cour gravillonnée avec régularité. À droite, au-delà des écuries et des dépendances, un bosquet de hêtres s’élevait haut dans le ciel automnal clair, sa colonie de corbeaux déserte en ce début d’après-midi, les nids formant des taches sombres dans une canopée de feuillage seulement occasionnellement agitée. La façade de la grande maison néoclassique était recouverte de vigne vierge. La porte était peinte en noir et ornée d’un heurtoir en laiton en forme de poisson. Nous avons frappé plusieurs fois, mais aucun signe de vie ne se manifestait à l’intérieur de la maison. Nous avons reculé un peu. Les fenêtres à guillotine, chacune divisée en douze carreaux, scintillaient aveuglément, semblant être faites de verre miroir sombre. La maison donnait l’impression que personne n’y vivait.

 

And I recalled the château in the Charente that I had once visited from Angoulême. In front of it, two crazy brothers – one a parliamentarian, the other an architect – had built a replica of the façade of the palace of Versailles, an utterly pointless counterfeit, though one which made a powerful impression from a distance. The windows of that house had been just as gleaming and blind as those of the house we now stood before.

 Doubtless we should have driven on without accomplishing a thing, if we had not summoned up the nerve, exchanging one of those swift glances, to at least take a look at the garden. Warily we walked round the house. On the north side, where the brickwork was green with damp and variegated ivy partly covered the walls, a mossy path led past the servants’ entrance, past a woodshed, on through deep shadows, to emerge, as if upon a stage, onto a terrace with a stone balustrade overlooking a broad, square lawn bordered by flower beds, shrubs and trees. Beyond the lawn, to the west, the grounds opened out into a park landscape studded with lone lime trees, elms and holm oaks, and beyond that lay the gentle undulations of arable land and the white mountains of cloud on the horizon. In silence we gazed at this view, which drew the eye into the distance as it fell and rose in stages, and we looked for a long time, supposing ourselves quite alone, till we noticed a motionless figure lying in the shade cast on the lawn by a lofty cedar in the southwest corner of the garden. It was an old man, his head propped on his arm, and he seemed altogether absorbed in contemplation of the patch of earth immediately before his eyes. We crossed the lawn towards him, every step wonderfully light on the grass. Not till we were almost upon him, though, did he notice us. He stood up, not without a certain embarrassment..."

 

Et je me suis souvenu du château dans la Charente que j’avais visité un jour depuis Angoulême. Devant lui, deux frères fous – l’un parlementaire, l’autre architecte – avaient construit une réplique de la façade du palais de Versailles, une imitation totalement dénuée de sens, mais qui faisait une impression puissante de loin. Les fenêtres de cette maison avaient été tout aussi brillantes et aveugles que celles de la maison devant laquelle nous nous tenions maintenant.

Sans doute aurions-nous dû repartir sans rien accomplir si nous n’avions pas eu le courage, échangeant un de ces regards rapides, de jeter au moins un coup d’œil au jardin. Prudemment, nous avons fait le tour de la maison. Du côté nord, où la maçonnerie était verte d’humidité et où le lierre panaché recouvrait partiellement les murs, un chemin moussu passait devant l’entrée des domestiques, devant un abri à bois, et traversait des ombres profondes pour déboucher, comme sur une scène, sur une terrasse avec une balustrade en pierre surplombant une large pelouse carrée bordée de parterres de fleurs, d’arbustes et d’arbres. Au-delà de la pelouse, à l’ouest, le domaine s’ouvrait sur un paysage de parc parsemé de tilleuls solitaires, d’ormes et de chênes verts, et au-delà s’étendaient les douces ondulations des terres cultivées et les montagnes blanches de nuages à l’horizon. En silence, nous avons contemplé cette vue, qui attirait le regard vers l’horizon tout en descendant et en montant par étapes, et nous avons regardé longtemps, nous croyant seuls, jusqu’à ce que nous remarquions une silhouette immobile allongée dans l’ombre projetée sur la pelouse par un cèdre majestueux dans le coin sud-ouest du jardin. C’était un vieil homme, la tête appuyée sur son bras, et il semblait entièrement absorbé par la contemplation de la parcelle de terre juste devant ses yeux. Nous avons traversé la pelouse vers lui, chaque pas merveilleusement léger sur l’herbe. Ce n’est que lorsque nous fûmes presque sur lui qu’il nous remarqua. Il se leva, non sans une certaine gêne...

 

Le Dr. Henry Selwyn, un homme que le narrateur rencontre au début des années 1970 alors qu’il loue un chalet à Norfolk, en Angleterre, un médecin à la retraite, qui vit une vie tranquille et solitaire avec sa femme. Au fil du temps, Selwyn partage des fragments de son histoire. Il est né en Lituanie en 1893 et a émigré avec sa famille en Angleterre quand il était enfant. Sa famille s’est installée à Londres, mais après la mort de son père, ils ont déménagé en Suisse. Selwyn est revenu plus tard en Angleterre, où il a étudié la médecine puis est devenu médecin. Selwyn raconte un souvenir douloureux de sa jeunesse passée en Suisse, où il s’est lié d’amitié avec un guide de montagne nommé Johannes Naegeli. Naegeli a disparu un jour lors d'une ascension, et son corps n’a été découvert que des décennies plus tard dans un glacier. Cet événement hante Selwyn et d'autant plus que, bien qu’il ait vécu en Angleterre la majeure partie de sa vie, Selwyn ne se sent jamais vraiment chez lui. Le narrateur apprenandra le suicide de Selwyn des années plus tard: l’impact de l’exil, la fragilité de la mémoire et le poids des traumatismes non résolus ...

 

Deuxième partie : "Paul Bereyter"

L’antisémitisme latent, la marginalisation, l’errance. Ce chapitre suit la vie de Paul Bereyter, un instituteur qui a enseigné au narrateur dans sa jeunesse : il était alors connu pour ses méthodes novatrices . Bien qu’il ne soit qu’à un quart juif, il a été classé comme Mischling (d’ascendance mixte) en vertu des lois raciales nazies et s’est vu interdire l’enseignement en 1935, puis fut enrôlé dans l’armée allemande, une expérience qui a encore aggravé son sentiment de honte. Après la guerre, Bereyter est retourné enseigner dans sa ville natale, mais n'a pu surmonter les traumatisme de son passé. Il eut certes une relation longue mais compliquée avec Lucy Landau, une femme qui partageait ses intérêts intellectuels et le soutenait, mais rien ne parvint à estomper ses souffrances et sa solitude intérieure. En 1983, Bereyter se suicida sur une voie ferrée, un suicide décrit comme un acte délibéré traduisant toute son incapacité à se réconcilier avec son passé. Le narrateur évoque tout le symbolisme de cette mort, et sa relation à ces convois qui ont transporté tant de juifs vers les camps de concentration pendant l’Holocauste....

 

Troisième partie : "Ambros Adelwarth"

Nulle appartenance à ce monde, le poids de l'histoire auquel on ne peut échapper. L’histoire d’Ambros Adelwarth, le grand-oncle du narrateur, né en 1892 dans un petit village allemand, et qui dès son plus jeune âge, a manifesté un sens du raffinement et le désir d’échapper aux limites de son éducation rurale pour travailler comme valet et domestique pour des familles riches en Europe et aux États-Unis. La vie d’Adelwarth est de même marquée par un sens du devoir, de la loyauté et une mélancolie tranquille. Une histoire racontée par le narrateur à partir de journaux intimes et de témoignages familiaux. La relation la plus importante d’Adelwarth fut avec Cosmo Solomon, un jeune homme issu d’une riche famille juive-américaine. Adelwarth lui servit de valet et de compagnon et l’accompagna dans ses voyages à travers l’Europe et le Moyen-Orient. Leur relation était profondément intime, bien que la nature exacte de leur lien demeure ambiguë. Mais Cosmo sombre dans la maladie mentale et la mort. Adelwarth continue un temps à travailler pour la famille Solomon jusqu'à dans les années 1950, lorsqu'il se fait volontairement interné dans un hôpital psychiatrique à Ithaca, New York :il subira une thérapie par électrochoc, et mourra solitaire et épuisé tant moralement que physiquement.

 

"Our relatives’ summer visits were probably the initial reason why I imagined, as I grew up, that I too would one day go to live in America. More important, though, to my dream of America was the different kind of everyday life displayed by the occupying forces stationed in our town. The local people found their moral conduct in general – to judge by comments sometimes whispered, sometimes spoken out loud – unbecoming in a victorious nation. They let the houses they had requisitioned go to ruin, put no window boxes on the balconies, and had wire-mesh fly screens in the windows instead of curtains. The womenfolk went about in trousers and dropped their lipstick-stained cigarette butts in the street, the men put their feet up on the table, the children left their bikes out in the garden overnight, and as for those negroes, no one knew what to make of them. It was precisely this kind of disparaging remark that strengthened my desire to see the one foreign country of which I had any idea at all. In the evenings, but  particularly during the endless lessons at school, I pictured every detail of my future in America. This period of my imaginary Americanization, during which I crisscrossed the entire United States, now on horseback, now in a dark brown Oldsmobile, peaked between my sixteenth and seventeenth years in my attempt to perfect the mental and physical attitudes of a Hemingway hero, a venture in mimicry that was doomed to failure for various reasons that can easily be imagined. Subsequently my American dreams gradually faded away, and once they had reached the vanishing point they were presently supplanted by an aversion to all things American.

 

« Les visites estivales de nos proches furent probablement la raison initiale pour laquelle, en grandissant, j’imaginais que j’irais un jour vivre en Amérique. Cependant, ce qui comptait davantage pour mon rêve de l’Amérique, c’était le genre de vie quotidienne que menaient les forces d’occupation stationnées dans notre ville. Les habitants trouvaient leur conduite morale – à en juger par les commentaires tantôt chuchotés, tantôt exprimés à voix haute – peu digne d’une nation victorieuse. Ils laissaient les maisons qu’ils avaient réquisitionnées tomber en ruine, ne mettaient pas de jardinières sur les balcons et avaient des moustiquaires en fil de fer aux fenêtres au lieu de rideaux. Les femmes portaient des pantalons et jetaient leurs mégots de cigarette tachés de rouge à lèvres dans la rue, les hommes mettaient leurs pieds sur la table, les enfants laissaient leurs vélos dans le jardin toute la nuit, et quant à ces Noirs, personne ne savait quoi en penser. C’était précisément ce genre de remarques désobligeantes qui renforçaient mon désir de voir ce pays étranger, le seul dont j’avais une idée, aussi vague fût-elle. Le soir, et surtout pendant les interminables heures de cours à l’école, j’imaginais dans les moindres détails ma future vie en Amérique. Cette période de mon américanisation imaginaire, durant laquelle je traversais les États-Unis de part en part, tantôt à cheval, tantôt dans une Oldsmobile marron foncé, atteignit son apogée entre mes seize et dix-sept ans, lorsque j’essayai de perfectionner les attitudes mentales et physiques d’un héros de Hemingway, une entreprise d’imitation vouée à l’échec pour des raisons que l’on peut facilement imaginer. Par la suite, mes rêves américains s’estompèrent peu à peu, et une fois qu’ils eurent atteint le point de disparition, ils furent bientôt remplacés par une aversion pour tout ce qui était américain. »

 

"This aversion became so deeply rooted in me during my years as a student  that soon nothing could have seemed more absurd to me than the idea that I might ever travel to America except under compulsion. Even so, I did eventually fly to Newark on the 2nd of January 1981. This change of heart was prompted by a photograph album of my mother’s which had come into  my hands a few months earlier and which contained pictures quite new to me of our relatives who had emigrated during the Weimar years. The longer I studied the photographs, the more urgently I sensed a growing need tolearn more about the lives of the people in them. The photograph that follows here, for example, was taken in the Bronx in March 1939. Lina is sitting on the far left, next to Kasimir. On the far right is Aunt Theres. I do not know who the other people on the sofa are, except for the little girl wearing glasses. That’s Flossie, who later became a secretary in Tucson, Arizona, and learnt to belly dance when she was in her fifties. The oil painting on the wall shows our village of W. As far as I have been able to discover, no one now knows the whereabouts of that picture.

 Not even Uncle Kasimir, who brought it with him to New York rolled up in a cardboard tube, as a farewell gift from his parents, knows where it can have got to. So on that 2nd of January, a dark and dreary day, I drove south from Newark airport on the New Jersey turnpike in the direction of Lakehurst, where Aunt Fini and Uncle Kasimir, after they moved away from the Bronx and Mamaroneck in the mid Seventies, had each bought a bungalow in a so called retirement community amidst the blueberry fields. Right outside the airport perimeter I came within an inch of driving off the road when a Jumbo rose ponderously into the air above a truly mountainous heap of garbage, like some creature from prehistoric times. It was trailing a greyish black veil of vapour, and for a moment it was as if it had spread its wings.

 

« Cette aversion s’enracina si profondément en moi pendant mes années d’étudiant que bientôt rien ne me sembla plus absurde que l’idée de me rendre un jour en Amérique, sauf sous la contrainte. Pourtant, je finis par prendre un vol pour Newark le 2 janvier 1981. Ce revirement fut provoqué par un album photo de ma mère qui était tombé entre mes mains quelques mois plus tôt et qui contenait des images, tout à fait nouvelles pour moi, de nos proches qui avaient émigré pendant les années de la République de Weimar. Plus je contemplais ces photographies, plus je ressentais avec insistance le besoin d’en savoir davantage sur la vie des personnes qui y figuraient. La photographie qui suit ici, par exemple, a été prise dans le Bronx en mars 1939. Lina est assise tout à gauche, à côté de Kasimir. Tout à droite se tient tante Theres. Je ne sais pas qui sont les autres personnes sur le canapé, à part la petite fille qui porte des lunettes. C’est Flossie, qui devint plus tard secrétaire à Tucson, en Arizona, et apprit la danse du ventre lorsqu’elle avait la cinquantaine. Le tableau à l’huile accroché au mur représente notre village de W. Pour autant que j’aie pu le découvrir, personne ne sait aujourd’hui où se trouve ce tableau. Même oncle Kasimir, qui l’avait apporté avec lui à New York, roulé dans un tube en carton, comme cadeau d’adieu de ses parents, ignore ce qu’il a bien pu devenir.

Ainsi, ce 2 janvier, un jour sombre et morne, je pris la direction du sud depuis l’aéroport de Newark sur la route du New Jersey, en direction de Lakehurst, où tante Fini et oncle Kasimir, après avoir quitté le Bronx et Mamaroneck au milieu des années soixante-dix, avaient chacun acheté un bungalow dans une soi-disant communauté de retraités au milieu des champs de myrtilles. Juste à la sortie de l’aéroport, je faillis quitter la route lorsqu’un Jumbo s’éleva laborieusement dans les airs au-dessus d’une véritable montagne de déchets, comme une créature venue de la préhistoire. Il traînait derrière lui un voile grisâtre de vapeur, et pendant un instant, il sembla qu’il avait déployé ses ailes. »

 

Quatrième partie : "Max Aurach" (en anglais "Max Ferber")

La Shoah, la mémoire traumatique, l’obsession de la création artistique comme refuge, un passé qui vous hante et que l'on ne peut parvenir à se représenter. Le dernier chapitre est centré sur Max Aurach, un peintre juif allemand exilé en Angleterre. À travers ses souvenirs, le narrateur découvre l’histoire tragique de la famille d’Aurach, déportée et assassinée pendant l’Holocauste. 

Max Ferber est né en 1920 à Munich, en Allemagne, dans une famille juive. En 1939, à l’âge de 19 ans, il est envoyé en Angleterre par ses parents pour échapper aux nazis. Ses parents sont restés en Allemagne et ont ensuite été déportés à Riga, où ils ont péri dans l’Holocauste. Ferber ne les a jamais revus. Ferber s’installe à Manchester, une ville qu’il décrit comme sombre et industrielle, reflétant sa propre désolation intérieure. Il devient peintre, travaillant dans un atelier poussiéreux et faiblement éclairé rempli des débris de son art, couches de poussière, de peinture et de charbon. Son art est décrit comme intense et laborieux, hanté par la perte de sa famille et le traumatisme de l’Holocauste et la difficulté à se représenter le passé. Le narrateur rencontre Ferber alors qu’il vit à Manchester et se passionne pour son histoire : Ferber partage alors avec lui ses souvenirs, dont un manuscrit écrit par sa mère, Luisa Lanzberg, dans lequel elle raconte sa vie en Allemagne avant la guerre, un manuscrit qui devient un document crucial, son enfance, son mariage et la montée du nazisme. 

 

"Until my twenty-second year I had never been further away from home than a five- or six-hour train journey, and it was because of this that in the autumn of 1966, when I decided, for various reasons, to move to England, I had a barely adequate notion of what the country was like or how, thrown back entirely on my own resources, I would fare abroad. It may have been partly due to my inexperience that I managed to weather the two-hour night flight from Kloten airport to Manchester without too many misgivings. There were only a very few passengers on board, and, as I recall, they sat wrapped up in their coats, far apart in the half-darkness of the cold body of the aircraft. Nowadays, when usually one is quite dreadfully crammed in together with one’s fellow passengers, and aggravated by the unwanted attentions of the cabin crew, I am  frequently beset with a scarcely containable fear of flying; but at that time, our even passage through the night skies filled me with a sense (false, as I now know) of security. Once we had crossed France and the Channel, sunk in darkness below, I gazed down lost in wonder at the network of lights that stretched from the southerly outskirts of London to the Midlands, their orange sodium glare the first sign that from now on I would be living in a different world. Not until we were approaching the Peak District south of Manchester did the strings of street lights gradually peter out into the dark. At the same time, from behind a bank of cloud that covered the entire horizon to the east, the disc of the moon rose, and by its pale glow the hills, peaks and ridges which had previously been invisible could be seen below us, like a vast, ice-grey sea  moved by a great swell. With a grinding roar, its wings trembling, the aircraft toiled downwards until we passed by the strangely ribbed flank of a long, bare mountain ridge seemingly close enough to touch, and appearing to me to be rising and sinking like a giant recumbent body, heaving as it breathed. Looping round in one more curve, the roar of the engines steadily increasing, the plane set a course across open country. By now, we should have been able to make out the sprawling mass of Manchester, yet one could see nothing but a faint glimmer, as if from a fire almost suffocated in ash. A blanket of fog that had risen out of the marshy plains that reached as far as the Irish Sea had covered the city, a city spread across a thousand square kilometres, built of countless bricks and inhabited by millions of souls, dead and alive.

 

« Jusqu’à mes vingt-deux ans, je n’étais jamais allé plus loin de chez moi qu’un trajet en train de cinq ou six heures, et c’est pour cette raison qu’à l’automne 1966, lorsque je décidai, pour diverses raisons, de m’installer en Angleterre, je n’avais qu’une idée à peine suffisante de ce à quoi ressemblait ce pays ni de la manière dont je m’en sortirais à l’étranger, livré entièrement à mes propres ressources. C’est peut-être en partie à cause de mon inexpérience que je réussis à supporter le vol de nuit de deux heures entre l’aéroport de Kloten et Manchester sans trop d’appréhension. Il n’y avait que très peu de passagers à bord, et, si je me souviens bien, ils étaient enveloppés dans leurs manteaux, assis loin les uns des autres dans la pénombre de la carcasse froide de l’avion. Aujourd’hui, lorsqu’on est généralement entassé de manière assez terrible avec ses compagnons de voyage et exaspéré par les attentions non désirées du personnel de cabine, je suis souvent assailli par une peur de voler que je peux à peine contenir ; mais à cette époque, notre progression paisible à travers les cieux nocturnes me remplissait d’un sentiment (faux, comme je le sais maintenant) de sécurité. Une fois que nous eûmes traversé la France et la Manche, plongés dans l’obscurité en dessous, je contemplai, perdu dans l’émerveillement, le réseau de lumières qui s’étirait de la périphérie sud de Londres jusqu’aux Midlands, leur lueur orange de sodium étant le premier signe que je vivrais désormais dans un monde différent. Ce n’est qu’à l’approche des Peak District, au sud de Manchester, que les guirlandes de lampadaires s’éteignirent peu à peu dans l’obscurité. En même temps, derrière un banc de nuages qui couvrait tout l’horizon à l’est, le disque de la lune se leva, et à sa lueur pâle, les collines, les sommets et les crêtes qui étaient auparavant invisibles apparurent en dessous de nous, comme une vaste mer gris-glacé agitée par une grande houle. Avec un grondement sourd, ses ailes tremblantes, l’avion lutta pour descendre jusqu’à ce que nous passions à côté du flanc étrangement strié d’une longue crête montagneuse dénudée, semblant si proche qu’on aurait pu la toucher, et m’apparaissant comme un corps géant allongé, se soulevant et s’abaissant au rythme de sa respiration. Après avoir décrit une dernière courbe, le rugissement des moteurs augmentant progressivement, l’avion prit la direction d’une zone de campagne ouverte. À ce stade, nous aurions dû pouvoir distinguer la masse étendue de Manchester, mais on ne voyait rien d’autre qu’une faible lueur, comme celle d’un feu presque étouffé sous la cendre. Un épais brouillard, qui s’était élevé des plaines marécageuses s’étendant jusqu’à la mer d’Irlande, avait recouvert la ville, une ville étalée sur mille kilomètres carrés, construite d’innombrables briques et habitée par des millions d’âmes, mortes et vivantes. »

 "Although only a scant dozen passengers had disembarked at Ringway airport from the Zurich flight, it took almost an hour until our luggage emerged from the depths, and another hour until I had cleared customs: the officers, understandably bored at that time of the night, suddenly mustered an alarming degree of exactitude as they dealt with me, a rare case, in those days, of a student who planned to settle in Manchester to pursue research, bringing with him a variety of letters and papers of identification and recommendation. It was thus already five o’clock by the time I climbed into a taxi and headed for the city centre. In contrast to today, when a continental zeal for business has infected the British, in the Sixties no one was out and about in English cities so early in the morning. So, with only an occasional traffic light to delay us, we  drove swiftly through the not unhandsome suburbs of Gatley, Northenden and Didsbury to Manchester itself. Day was just breaking, and I looked out in amazement at the rows of uniform houses, which seemed the more run down the closer we got to the city centre. In Moss Side and Hulme there were whole blocks where the doors and windows were boarded up, and whole districts where everything had been demolished. Views opened up across the wasteland  towards the still immensely impressive agglomeration of gigantic Victorian office blocks and warehouses, about a kilometre distant, that had once been the hub of one of the nineteenth century’s miracle cities but, as I was soon to find out, was now almost hollow to the core. As we drove in among the dark ravines between the brick buildings, most of which were six or eight storeys high and sometimes adorned with glazed ceramic tiles, it turned out that even there, in  the heart of the city, not a soul was to be seen, though by now it was almost a quarter to six. One might have supposed that the city had long since been deserted, and was left now as a necropolis or mausoleum. The taxi driver, whom I had asked to take me to a hotel that was (as I put it) not too expensive, gave me to understand that hotels of the kind I wanted were rare in the city centre, but after driving around a little he turned off Great Bridgewater Street into a narrow alleyway and pulled up at a house scarcely the width of two windows, on the soot-blackened front of which was the name AROSA in sweeping neon letters..."

 

 « Bien qu’une douzaine à peine de passagers soient descendus du vol Zurich à l’aéroport de Ringway, il fallut presque une heure avant que nos bagages n’émergent des profondeurs, et encore une heure avant que je ne passe la douane : les agents, compréhensiblement ennuyés à cette heure de la nuit, firent preuve soudain d’un degré de précision alarmant en s’occupant de moi, un cas rare, à l’époque, d’un étudiant qui prévoyait de s’installer à Manchester pour y poursuivre des recherches, apportant avec lui une variété de lettres et de papiers d’identification et de recommandation. Il était donc déjà cinq heures lorsque je montai dans un taxi et me dirigeai vers le centre-ville. Contrairement à aujourd’hui, où un zèle continental pour les affaires a infecté les Britanniques, dans les années soixante, personne ne circulait dans les villes anglaises si tôt le matin. Ainsi, avec seulement quelques feux de circulation pour nous retarder, nous roulâmes rapidement à travers les banlieues pas inélégantes de Gatley, Northenden et Didsbury jusqu’à Manchester même. Le jour commençait à peine à se lever, et je regardai avec étonnement les rangées de maisons uniformes, qui semblaient d’autant plus délabrées que nous nous approchions du centre-ville. À Moss Side et Hulme, il y avait des pâtés de maisons entiers où les portes et les fenêtres étaient condamnées, et des quartiers entiers où tout avait été démoli. Des perspectives s’ouvraient sur des étendues désolées en direction de l’agglomération encore immensément impressionnante de gigantesques immeubles de bureaux et d’entrepôts victoriens, situés à environ un kilomètre de distance, qui avaient autrefois été le cœur de l’une des villes miracles du XIXe siècle mais qui, comme je devais bientôt le découvrir, étaient désormais presque vidés de leur substance. Alors que nous nous engagions dans les ravines sombres entre les bâtiments de brique, dont la plupart avaient six ou huit étages et étaient parfois ornés de carreaux de céramique vernissée, il s’avéra que même là, au cœur de la ville, pas une âme ne se montrait, bien qu’il fût presque six heures moins le quart. On aurait pu croire que la ville avait été abandonnée depuis longtemps et qu’elle était désormais laissée comme une nécropole ou un mausolée. Le chauffeur de taxi, à qui j’avais demandé de me conduire dans un hôtel qui ne soit (comme je l’avais dit) pas trop cher, me fit comprendre que les hôtels de ce genre étaient rares dans le centre-ville, mais après avoir roulé un peu, il quitta Great Bridgewater Street pour s’engager dans une ruelle étroite et s’arrêta devant une maison à peine large de deux fenêtres, sur la façade noircie par la suie de laquelle figurait le nom AROSA en lettres néon élégantes... »


"Die Ringe des Saturn“ (1995, The Rings of Saturn, 1998)

("Il faut surtout pardonner à ces âmes malheureuses qui ont élu de faire le  pèlerinage à pied, qui côtoient le rivage et regardent sans comprendre  l'horreur de la lutte, la joie de vaincre ni le profond désespoir des vaincus", Joseph Conrad,  letter to Marguerite Poradowska, 23rd/25th March 1890) - Publié en 1995 en allemand et traduit en anglais en 1998, une œuvre inclassable mêlant récit de voyage, méditation historique, essai philosophique et autobiographie. Le titre du livre fait référence aux anneaux de Saturne, métaphore de la mélancolie et de la dissolution progressive des civilisations humaines : les anneaux de Saturne sont constitués de cristaux de glace et probablement de particules de météorite décrivant des orbites circulaires autour de l’équateur de la planète; selon toute vraisemblance ce sont des fragments d’une ancienne lune qui était trop proche de la planète et a été détruite par son effet de marée. Sebald va établir "Les Anneaux de Saturne" comme un travail de psychogéographie, dans lequel le paysage et l’environnement peuvent induire des émotions humaines profondes...

 

Le narrateur, qui semble être Sebald lui-même, évoque un état de profonde mélancolie. Il explique qu’il a entrepris une longue marche à pied à travers le comté de Suffolk, en Angleterre, pour tenter de comprendre les causes de cette tristesse persistante. Le récit commence alors qu’il est hospitalisé, un an après son voyage, alité et incapable de bouger. Cette immobilité forcée contraste avec la marche qu’il a entreprise, et elle devient une métaphore de la paralysie mentale et émotionnelle qu’il ressent. Le narrateur décrit son départ de Norwich, où il réside, et son cheminement vers le sud, en direction de la côte. Il évoque les paysages qu’il traverse : des champs, des villages endormis, des ruines de châteaux et des églises abandonnées. Ces images de déclin et de désolation imprègnent le récit d’un sentiment de finitude et de perte.

Il remarque que le Suffolk, autrefois une région prospère grâce au commerce de la laine, est maintenant une terre marquée par la désolation économique et sociale.

Au fil de sa marche, le narrateur entame des digressions historiques qui semblent surgir de manière associative, comme si le paysage déclenchait des souvenirs et des réflexions. Il évoque notamment Thomas Browne, un écrivain et médecin du XVIIe siècle, dont les écrits philosophiques et scientifiques inspirent le narrateur. Browne est une figure récurrente dans le livre, symbolisant la quête de connaissance et la confrontation avec la mortalité.

Le narrateur s’intéresse également à l’histoire de Dunwich, une ville côtière du Suffolk qui a été engloutie par la mer au fil des siècles. Dunwich, autrefois un port florissant, est maintenant une ville fantôme, et son destin sert de métaphore pour la fragilité des civilisations humaines.

Le narrateur est fasciné par les traces du passé qui subsistent dans le paysage, qu’il s’agisse de ruines médiévales ou de vestiges industriels. Ces traces témoignent de la grandeur passée, mais aussi de son inévitable déclin. Les réflexions sur la mort et la destruction imprègnent le chapitre. Le narrateur semble obsédé par l’idée que tout ce qui est construit ou créé est voué à disparaître. Le narrateur continue sa marche, mais il est clair que le voyage est autant intérieur qu’extérieur. Les images de ruines et de déclin qu’il rencontre semblent refléter son propre état psychologique ...

 

Le Suffolk est une région côtière du Royaume-Uni, autrefois une région prospère grâce au commerce de la laine, et maintenant une terre marquée par la désolation économique et sociale. Une observation sur le paysage environnant, des champs, des villages endormis, des ruines de châteaux et des églises abandonnées, conduit à formuler maintes digressions philosophiques et historiques toutes imprégnées d’un sentiment de finitude dans un monde marqué par la destruction et l'oubli ... 

 

Tout semble avoir été inspiré par un état de profonde mélancolie : il nous explique en effet qu’il a entrepris cette longue marche à travers le comté pour tenter de comprendre les causes de cette tristesse persistante. Le récit commence alors qu’il est hospitalisé, un an après son voyage, alité et incapable de bouger. Cette immobilité forcée contraste avec la marche qu’il a entreprise, et elle devient une métaphore de la paralysie mentale et émotionnelle qu’il ressent. Le narrateur décrit son départ de Norwich, où il réside, et son cheminement vers le sud, en direction de la côte. 

Le style fragmentaire reflète la manière dont Sebald perçoit l’histoire : non comme une ligne continue, mais comme une série d’échos et de réminiscences, au cours de laquelle chaque période d’innovation et d’expansion s’accompagne d’une destruction parallèle. Le colonialisme, la révolution industrielle, les guerres modernes – tout est présenté comme un cycle répétitif de montée et de déclin. Sebald complète son récit par des photographies en noir et blanc, qui accompagnent les digressions du texte. Elles apparaissent parfois banales (des paysages, des bâtiments, des objets), mais renforcent le sentiment d’étrangeté et de déperdition qui imprègne le livre. Des images qui ne sont pas simplement illustratives, mais participent pleinement à l’atmosphère du récit....

"In August 1992, when the dog days were drawing to an end, I set off to walk the county of Suffolk, in the hope of dispelling the emptiness that takes hold of me whenever I have completed a long stint of work. And in fact my hope was realized, up to a point; for I have seldom felt so carefree as I didthen, walking for hours in the day through the thinly populated countryside, which stretches inland from the coast. I wonder now, however, whether there  might be something in the old superstition that certain ailments of the spirit and of the body are particularly likely to beset us under the sign of the Dog Star. At all events, in retrospect I became preoccupied not only with the unaccustomed sense of freedom but also with the paralysing horror that had come over me at various times when confronted with the traces of destruction, reaching far back into the past, that were evident even in that remote place. Perhaps it was because of this that, a year to the day after I began my tour, I was taken into hospital in Norwich in a state of almost total immobility. It was then that I began in my thoughts to write these pages. I can remember precisely how, upon being admitted to that room on the eighth floor, I became overwhelmed by the feeling that Suffolk expanses I had walked the previous summer had now shrunk once and for all to a single, blind, insensate spot. Indeed, all that could be seen of the world from my bed was the colourless patch of sky framed in the window."

 

"En août 1992, alors que les jours caniculaires touchaient à leur fin, je me suis mis en marche pour traverser le comté de Suffolk, dans l’espoir de dissiper le vide qui s’empare de moi chaque fois que j’ai achevé une longue période de travail. Et en fait, mon espoir s’est réalisé, en partie ; car j’ai rarement ressenti un tel sentiment de légèreté qu’à cette époque, marchant pendant des heures à travers la campagne peu peuplée qui s’étend à l’intérieur des terres depuis la côte. Je me demande maintenant, cependant, s’il n’y aurait pas une part de vérité dans la vieille superstition selon laquelle certains maux de l’esprit et du corps sont particulièrement susceptibles de nous frapper sous le signe de l’étoile Sirius. En tout cas, avec le recul, je me suis retrouvé préoccupé non seulement par ce sentiment inhabituel de liberté, mais aussi par l’horreur paralysante qui m’avait envahi à plusieurs reprises face aux traces de destruction, remontant loin dans le passé, qui étaient évidentes même dans cet endroit reculé. C’est peut-être pour cette raison qu’un an jour pour jour après avoir commencé mon périple, j’ai été admis à l’hôpital de Norwich dans un état d’immobilité presque totale. C’est alors que j’ai commencé à écrire ces pages dans mes pensées. Je me souviens très précisément comment, en entrant dans cette chambre au huitième étage, j’ai été submergé par le sentiment que les étendues du Suffolk que j’avais parcourues l’été précédent s’étaient réduites une fois pour toutes à un point unique, aveugle et insensible. En effet, tout ce que je pouvais voir du monde depuis mon lit était un morceau de ciel incolore encadré par la fenêtre."

"Several times during the day I felt a desire to assure myself of a reality I feared had vanished forever by looking out of that hospital window, which, for some strange reason, was draped with black netting, and as dusk fell the wish became so strong that, contriving to slip over the edge of the bed to the floor, half on my belly and half sideways, and then to reach the wall on all fours, I dragged myself, despite the pain, up to the window sill. In the tortured posture of a creature that has raised itself erect for the first time I stood leaning against the glass. I could not help thinking of the scene in which poor Gregor Samsa, his little legs trembling, climbs the armchair and looks out of his room, no longer remembering (so Kafka's narrative goes) the sense of liberation that gazing out of the window had formerly given him.

 And just as Gregor's dimmed eyes failed to recognize the quiet street where he and his family had lived for years, taking Charlottenstraße for a grey wasteland, so I too found the familiar city, extending from the hospital courtyards to the far horizon, an utterly alien place. I could not believe that anything might still be alive in that maze of buildings down there; rather, it was as if I were looking down from a cliff upon a sea of stone or a field of rubble, from which the tenebrous masses of multi-storey carparks rose up like immense boulders. At that twilit hour there were no passers-by to be seen in the immediate vicinity, but for a nurse crossing the cheerless gardens  outside the hospital entrance on the way to her night shift. An ambulance with its light flashing was negotiating a number of turns on its way from the city centre to Casualty. I could not hear its siren; at that height I was cocooned in an almost complete and, as it were, artificial silence. All I could hear was the wind sweeping in from the country and buffeting the window; and in between, when the sound subsided, there was the never entirely ceasing murmur in my own ears."

 

Plusieurs fois dans la journée, j’ai ressenti le désir de m’assurer d’une réalité que je craignais avoir disparu à jamais, en regardant par la fenêtre de cet hôpital, qui, pour une raison étrange, était recouverte d’un filet noir. Alors que le crépuscule tombait, ce désir est devenu si fort que, parvenant à glisser du bord du lit jusqu’au sol, à moitié sur le ventre et à moitié sur le côté, puis à atteindre le mur à quatre pattes, je me suis traîné, malgré la douleur, jusqu’à l’appui de la fenêtre. Dans la posture torturée d’une créature qui s’est redressée pour la première fois, je me suis tenu penché contre la vitre. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la scène où le pauvre Gregor Samsa, ses petites jambes tremblantes, grimpe sur le fauteuil et regarde par la fenêtre de sa chambre, ne se souvenant plus (comme le dit le récit de Kafka) du sentiment de libération que le fait de regarder par la fenêtre lui avait autrefois procuré.

Et tout comme les yeux voilés de Gregor ne reconnaissaient pas la rue tranquille où lui et sa famille avaient vécu pendant des années, prenant la Charlottenstraße pour un désert gris, moi aussi, je trouvais la ville familière, s’étendant des cours de l’hôpital jusqu’à l’horizon lointain, un endroit totalement étranger. Je ne pouvais croire que quelque chose puisse encore être vivant dans ce dédale de bâtiments en bas ; c’était plutôt comme si je regardais du haut d’une falaise une mer de pierre ou un champ de gravats, d’où les masses ténébreuses des parkings à plusieurs étages s’élevaient comme d’immenses rochers. À cette heure crépusculaire, aucun passant n’était visible dans les environs immédiats, à part une infirmière traversant les jardins lugubres à l’entrée de l’hôpital, en route pour son service de nuit. Une ambulance, avec ses gyrophares allumés, négociait plusieurs virages en chemin du centre-ville vers les urgences. Je ne pouvais pas entendre sa sirène ; à cette hauteur, j’étais enveloppé dans un silence presque complet et, pour ainsi dire, artificiel. Tout ce que j’entendais était le vent balayant la campagne et frappant la fenêtre ; et entre ces rafales, lorsque le bruit s’apaisait, il y avait le murmure jamais tout à fait silencieux dans mes propres oreilles..."

 

1 - Le narrateur anonyme, à la première personne, décrit une journée d’août 1992 où il entreprend de marcher à travers le comté de Suffolk, en Angleterre. Il souhaite se libérer du "vide qui s’empare de moi chaque fois que j’ai terminé une longue période de travail" (the emptiness that takes hold of me whenever I have completed a long stint of work). En marchant pendant des heures chaque jour, il ressent rarement un tel sentiment de liberté. Pourtant, ce qu’il voit et ce à quoi il pense—en particulier les changements et le déclin des paysages—le plongent également dans un état d’"horreur paralysante" (paralyzing horror) ; c’est peut-être pour cette raison qu’il se retrouve hospitalisé dans un état d’"immobilité presque totale" un an après son voyage. Pendant son séjour à l’hôpital, il entreprend d’écrire sur son expérience de marche à travers le Suffolk. Un an après sa sortie de l’hôpital, il commence à rassembler ses notes pour en faire un livre. Son esprit se tourne vers son ami Michael Parkinson, retrouvé mort dans son lit l’année précédente. Le choc de la mort de Parkinson a profondément affecté leur amie commune, Janine Dakyns, qui est décédée quelques semaines après Parkinson, succombant à la maladie. Le narrateur rendait souvent visite à Dakyns dans son bureau universitaire, où elle étudiait l’œuvre de l’écrivain français Gustave Flaubert, entourée de piles de papier toujours plus hautes. Dakyns disait au narrateur que "le chaos apparent qui l’entourait représentait en réalité une forme d’ordre parfait" (the apparent chaos surrounding her represented in reality a perfect kind of order).

Après sa sortie de l’hôpital, le narrateur s’intéresse à Thomas Browne, un médecin, auteur et philosophe du XVIIe siècle à Norwich, dont les écrits le fascinent. Le narrateur apprend que le crâne de Browne pourrait être conservé dans un musée du même hôpital de Norwich où il a été soigné ; cependant, lorsqu’il demande, le personnel de l’hôpital nie l’existence d’un tel musée. Une connaissance de Janine Dakyns confirme que l’hôpital avait bien acquis le crâne de Browne pour son musée, et qu’il y était exposé jusqu’en 1921. Ensuite, le cimetière où Browne était enterré a demandé le retour du crâne, qui a été réinhumé. Le narrateur se demande si Browne a assisté à une célèbre dissection publique d’un cadavre, un événement représenté dans un tableau de Rembrandt. Il est fasciné par la philosophie de Browne selon laquelle "toute connaissance se développe dans l’obscurité" (all knowledge is developed in darkness)—l’idée que les humains ne peuvent pas saisir l’essence véritable des choses. Étant médecin, Browne trouvait miraculeux que les gens survivent plus d’un jour ; cependant, il notait : "Il n’existe aucun antidote contre l’opium du temps." (There is no antidote against the opium of time).

Le narrateur se souvient également d’un moment à l’hôpital où il a observé la traînée de condensation d’un avion dans le ciel, à travers sa fenêtre. Il l’avait d’abord prise pour un bon présage. Mais, en y repensant, il craint que "cela n’ait marqué le début d’une fissure qui, depuis, a déchiré ma vie." (it marked the beginning of a fissure that has since riven my life)...

 

2 - En août 1992, le narrateur voyage en train le long de la côte britannique. Le paysage est dépouillé, avec peu de traces des moulins à vent et des pompes qui peuplaient la campagne jusqu’après la Première Guerre mondiale. Lorsque le narrateur descend à Somerleyton Hall, le quai de la gare est désert. Autrefois, la gare était très animée, mais les années passant, l’importance de la ville a diminué. Le narrateur décrit l’histoire du manoir de Somerleyton Hall, qui est aujourd’hui la principale attraction pour les visiteurs de passage dans la région. Sa version actuelle, construite en 1843, suscitait autrefois l’émerveillement ; la conception du manoir fusionnait harmonieusement l’intérieur et l’extérieur. Pourtant, de nos jours, le domaine est tombé en désuétude et en décrépitude. Le narrateur remarque qu’en revanche, "les jardins avaient maintenant atteint leur apogée évolutive", avec les arbres ayant atteint de grandes hauteurs. Il a l’impression de pouvoir être aussi bien dans le Suffolk que dans un "no man's land", comme "les rives de l’océan Arctique ou au cœur du continent noir". 

Le narrateur engage une conversation avec William Hazel, le jardinier qui s’occupe du domaine. Le narrateur souhaite en savoir plus sur les combats entre l’Angleterre et l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, mais il est choqué de découvrir qu’il existe presque aucun récit allemand des bombardements de l’époque. Hazel ne peut oublier le jour où il a vu deux avions américains s’écraser au-dessus de Somerleyton et tomber dans le lac. 

Alors que le narrateur se dirige vers la ville de Lowestoft, il se sent découragé par l’état de délabrement dans lequel elle se trouve depuis sa dernière visite, quinze ans auparavant. Les quais et les usines ont fermé, et il semble que chaque seconde maison soit à vendre. Après avoir passé la nuit comme unique client de l’hôtel de la ville, le narrateur repart le lendemain matin. Il se souvient de son vieil ami Frederick Farrar, qui a grandi à Lowestoft et est mort dans son jardin. Farrar racontait souvent au narrateur ses souvenirs de Lowestoft à son apogée.

 

3. Le narrateur voit les paysages à travers un prisme très particulier, les rendant à la fois oubliés et étrangers. Cela invite les lecteurs à réfléchir au prisme à travers lequel ils voient leur environnement. Le monde intérieur du narrateur semble également renforcer son interprétation du monde extérieur ...

Le long de la côte au sud de Lowestoft, le narrateur aperçoit des abris en forme de tentes sur la plage. Il décrit cette image en disant : "C’est comme si les derniers traînards d’un peuple nomade s’étaient installés là", attendant une sorte de miracle qui "justifierait toutes leurs privations et errances passées". En réalité, ces abris de fortune sont construits par des pêcheurs locaux. Leur nombre reste le même d’une génération à l’autre. Le narrateur soupçonne que les pêcheurs ne restent pas assis là jour et nuit uniquement pour attraper du poisson. Il pense qu’ils veulent "le monde derrière eux, et devant eux, rien que le vide". 

Le narrateur réfléchit à l’histoire de l’industrie de la pêche, en particulier à la pêche du hareng (Personne ne peut prédire d’une année à l’autre s’il y aura un excès ou une pénurie de harengs pendant la saison de pêche ; cela renforce l’idée que la nature et le monde sont essentiellement mystérieux et inconnaissables pour les humains). Parfois, la saison de pêche apporte un excès de harengs, tandis qu’à d’autres moments, aucun n’apparaît. On sait peu de choses sur la manière dont les harengs vivent et se déplacent dans la mer, ou combien de temps ils peuvent survivre hors de l’eau. 

Alors que le narrateur contemple l’océan, il médite également sur l’histoire biblique de la tempête apaisée sur la mer de Galilée ; il se demande si cela provenait du témoignage d’un témoin crédible. Le narrateur observe également des oiseaux de mer voler droit vers leurs trous de nidification en contrebas. Il est surpris lorsqu’il aperçoit deux personnes faisant l’amour sur le rivage en dessous, convaincues que personne ne peut les voir.

Le narrateur se souvient d’un article qu’il a lu quelques mois plus tôt sur la mort de George Wyndham Le Strange, un major de l’armée qui est retourné dans le Suffolk pour gérer le domaine de son grand-oncle et a légué toute sa fortune à sa gouvernante. Le Strange est devenu de plus en plus excentrique avec l’âge, s’entourant d’oiseaux et se comportant de manière erratique. Le narrateur fait également référence à une nouvelle de Jorge Luis Borges (1899–1986), le célèbre auteur de fiction réaliste magique, dans laquelle un pays fictif remplace un pays réel en manipulant l’histoire.

 

"The rain clouds had dispersed when, after dinner, I rook my first walk around the streets and lanes of the town. Darkness was falling, and only the lighthouse with its shining glass cabin still caught the last luminous rays that came in from the western horizon.

 Footsore and weary as I was after my long walk from Lowestoft, I sat down on a bench on the green called Gunhill and looked out on the tranquil sea, from the depths of which the shadows were now rising. Everyone who had been out for an evening stroll was gone. I felt as if I were in a deserted theatre, and I should not have been surprised if a curtain had suddenly risen  before me and on the proscenium I had beheld, say, the 28th of May 1672 that memorable day when the Dutch fleet appeared offshore from out of the drifting mists, with the bright morning light behind it, and opened fire on the English ships in Sole Bay. In all likelihood the people of Southwold hurried out of the town as soon as the first cannonades were fired to watch the rare spectacle from the beach. Shading their eyes with their hands against the dazzling sun, they would have watched the ships moving hither and thither, apparently at random, their sails billowing in a light north-east wind and then, as they manoeuvred ponderously, flapping once again. They would not have been able to make out human figures at that distance, not even the gentlemen of the Dutch and English admiralties on the bridges. As the battle continued, the powder magazines exploded, and some of the tarred hulls burned down to the waterline; the scene would have been shrouded in an acrid, yellowish-black smoke creeping across the entire bay and masking the combat from view. While most of the accounts of the battles fought on the so-called fields of honour have from time immemorial been unreliable, the pictorial representations of great naval engagements are without exception figments of the imagination. Even celebrated painters such as Storck, van der Velde or de Loutherbourg, some of whose versions of the Battle of Sole Bay I studied closely in the Maritime Museum in Greenwich, fail to convey any true impression of how it must have been to be on board one of these ships, already overloaded with equipment and men, when burning masts and sails began to fall or cannonballs smashed into the appallingly overcrowded decks..."

 

"« Les nuages de pluie s’étaient dispersés lorsque, après le dîner, je fis ma première promenade dans les rues et ruelles de la ville. L’obscurité tombait, et seul le phare, avec sa cabine vitrée étincelante, captait encore les derniers rayons lumineux venus de l’horizon ouest.

Épuisé et les pieds endoloris après ma longue marche depuis Lowestoft, je m’assis sur un banc du terrain appelé Gunhill et contemplai la mer tranquille, des profondeurs de laquelle les ombres commençaient à monter. Tous ceux qui étaient sortis pour une promenade du soir étaient partis. Je me sentais comme dans un théâtre désert, et je n’aurais pas été surpris si un rideau s’était soudain levé devant moi et que j’avais vu, sur le proscenium, par exemple, le 28 mai 1672, ce jour mémorable où la flotte hollandaise apparut au large, sortant des brumes flottantes, avec la lumière vive du matin derrière elle, et ouvrit le feu sur les navires anglais dans la baie de Sole. Très probablement, les habitants de Southwold se précipitèrent hors de la ville dès que les premières canonnades retentirent pour observer ce spectacle rare depuis la plage. Se protégeant les yeux de la main contre le soleil éblouissant, ils auraient vu les navires se déplaçant çà et là, apparemment au hasard, leurs voiles gonflées par une légère brise du nord-est, puis, alors qu’ils manœuvraient laborieusement, se dégonflant à nouveau. Ils n’auraient pas pu distinguer des figures humaines à cette distance, pas même les officiers des amirautés hollandaise et anglaise sur les ponts. Alors que la bataille se poursuivait, les magasins à poudre explosèrent, et certaines coques goudronnées brûlèrent jusqu’à la ligne de flottaison ; la scène aurait été enveloppée d’une fumée âcre, jaunâtre-noire, rampant à travers toute la baie et masquant le combat à la vue. Alors que la plupart des récits des batailles livrées sur les champs dits d’honneur ont de tout temps été peu fiables, les représentations picturales des grands engagements navals sont sans exception des produits de l’imagination. Même des peintres célèbres comme Storck, van der Velde ou de Loutherbourg, dont certaines versions de la bataille de la baie de Sole que j’ai étudiées de près au Musée maritime de Greenwich, ne parviennent pas à transmettre une impression véritable de ce que cela devait être d’être à bord de l’un de ces navires, déjà surchargés d’équipements et d’hommes, lorsque les mâts et les voiles enflammés commençaient à tomber ou que les boulets de canon fracassaient les ponts horriblement surpeuplés..."

 

4. Le narrateur est bouleversé par le peu de compréhension qu’ont les gens d’aujourd’hui des expériences des gens du passé. Après le dîner, le narrateur se promène à Southwold. En contemplant l’océan, il imagine la flotte hollandaise apparaissant en 1672 pour combattre les Britanniques. Il s’émerveille du nombre de personnes anéanties lors de telles batailles navales et pense que la souffrance et la dévastation "dépassent notre capacité de compréhension" aujourd’hui. Le narrateur réfléchit également à un rêve qu’il a fait autrefois, dans lequel il a parcouru toute la longueur d’une chaîne de montagnes, et il se demande si les rêves ne sont que des souvenirs submergés ou un moyen de voir les choses plus clairement.

Un an plus tôt, le narrateur contemplait l’Angleterre depuis une plage en Hollande. Il était en Hollande pour voir un tableau intitulé "La Leçon d’anatomie", de Rembrandt, le peintre hollandais du XVIe siècle. Un après-midi, il a marché longtemps et s’est allongé pour dormir sur la plage, écoutant la mer. Pour la première fois de sa vie, il a cru être chez lui. Pendant son voyage en Hollande, il a également visité la tombe de son saint patron à Nuremberg, Saint Sebolt, dont l’histoire l’a profondément touché. Dans l’avion qui le ramenait de Hollande, il s’est émerveillé devant le paysage en dessous. Aucun être humain n’était visible, et pourtant partout il y avait des lieux, des routes et des véhicules remplis de gens. Le narrateur réfléchit au fait que, lorsque les gens se regardent de haut, il est "effrayant de réaliser à quel point nous en savons peu sur notre espèce, notre but et notre fin".

À Southwold, le narrateur visite la salle de lecture de la ville, où il découvre une histoire photographique de la Première Guerre mondiale. Les photographies documentant la vie en temps de guerre dans les Balkans l’intriguent particulièrement, et le lendemain, il tombe sur un article de journal récent en lien avec ces images. Le journal raconte le génocide de certains groupes dans les Balkans, un événement si horrible qu’il a choqué même les experts du Reich allemand.

 

5. Lors de la deuxième nuit de son séjour à Southwold, le narrateur s’endort en regardant un documentaire sur Roger Casement, un consul britannique qui a ensuite œuvré pour libérer l’Irlande de la domination anglaise et a été exécuté en 1916 pour haute trahison. Après avoir regardé l’émission, le narrateur tente de trouver des informations sur la vie de Casement et son amitié avec l’écrivain Joseph Conrad. Il reconstitue l’histoire de Conrad, qui, enfant en Pologne, a assisté aux réunions du Comité national polonais illégal, que ses parents organisaient. Les parents de Conrad ont finalement été exilés dans une ville russe appelée Vologda, où sa mère est morte de la tuberculose. Un an plus tard, son père est décédé. Après les funérailles de son père, Conrad a décidé de devenir capitaine de navire. Alors qu’il voyageait à travers le monde, il a reçu une balle dans la poitrine, soit par lui-même, soit par un rival, bien qu’il ait survécu.

Le narrateur raconte que Conrad a postulé pour un emploi au Congo. Après avoir été accepté, il a entamé un voyage en mer de quatre semaines depuis Bruxelles. Chaque fois que Conrad étudiait des cartes de l’Afrique, l’intérieur des terres était toujours représenté comme un espace vide, il ne savait donc pas à quoi s’attendre au Congo. Le roi Léopold de Belgique visait à percer l’ignorance des peuples africains, telle qu’il la percevait. Il est devenu le seul souverain du Congo et "n’avait de comptes à rendre à personne pour ses actions". La nature et l’étendue des crimes de la Belgique contre les Africains autochtones n’ont été révélées qu’en 1903, lorsque Roger Casement a rendu compte de l’exploitation du travail noir par le pays. Léopold a soutenu que le climat de l’Afrique "déclenchait une sorte de démence dans le cerveau de certains Blancs", ce qui les poussait à se comporter avec cruauté. Le rapport de Casement n’a eu aucun effet négatif sur le contrôle belge en Afrique. Des années plus tard, il a été révélé que le gouvernement irlandais avait puni Casement pour une homosexualité présumée, et le narrateur pense que cela pourrait expliquer ce qui a sensibilisé Casement à l’oppression d’autres groupes.

Le narrateur se souvient également de sa propre expérience en Belgique, lorsqu’il a contemplé le mémorial de la bataille de Waterloo. Ce n’est qu’une représentation de l’histoire, ce qui amène le narrateur à penser que ceux qui ne participent pas à de telles batailles "voient tout d’en haut, voient tout à la fois, et pourtant nous ne savons pas comment c’était".

 

6. Le narrateur observe un étroit pont de fer qui enjambe la rivière Blyth. Selon la légende, un train qui circulait sur ce pont aurait été construit pour l’empereur de Chine. Les contours du dragon impérial chinois étaient visibles sous la peinture noire du train. Le narrateur réfléchit au lien entre la Chine et le symbole du dragon. L’empire impérial a pris fin lors d’une rébellion dans les années 1850 et 1860, lorsque le Roi Céleste auto-proclamé s’est suicidé, suivi par des centaines de milliers de ses partisans. L’armée britannique a aidé à réprimer la rébellion.

Mais les Britanniques et les Chinois avaient une histoire tumultueuse en raison des guerres de l’opium au milieu du XVIIIe siècle, pendant lesquelles les nations se sont battues pour le commerce illégal de l’opium, une drogue puissante. Pendant ces guerres, les troupes britanniques ont détruit de nombreux temples, palais et autres sites importants en Chine, pillant et vendant des objets de valeur. Les deux parties ont finalement tenté de conclure un traité.

Hsien-feng, l’empereur chinois qui a régné de 1850 à 1861, avait un fils, dont la mère était la concubine de Hsien-feng, Tz’u-hsi. Hsien-feng est mort alors que son fils avait cinq ans, faisant de l’enfant le nouvel empereur. Les affaires de l’empire ont été confiées à un conseil.

Une lutte pour le pouvoir a éclaté, tournant en faveur de Tz’u-hsi, "dont la soif de pouvoir était insatiable". Lorsque T’ung-chih a atteint l’âge adulte, il "a commencé à prendre des mesures allant à l’encontre de l’impératrice douairière Tz’u-hsi" (Comme il l’a fait avec Joseph Conrad et Roger Casement, le narrateur personnalise l’histoire de Tz’u-hsi pour ajouter du sens, des nuances et des contradictions à l’histoire). Ainsi, il était "providentiel, du point de vue de Tz’u-hsi", que T’ung-chih meure en 1875, à l’âge de 19 ans, à peine un an après son accession au trône. Sa femme enceinte est morte peu de temps après, semant des soupçons selon lesquels l’impératrice douairière Tz’u-hsi l’aurait éliminée pour renforcer sa propre prétention au trône. Une sécheresse a frappé le pays, et Tz’u-hsi a offert un sacrifice de sang quotidien. Elle trouvait du réconfort dans les vers à soie qui filaient la soie dans les jardins du palais, considérant ces vers comme "ses vrais fidèles partisans".

L’impératrice douairière a été contrainte de céder le trône à l’héritier suivant, son neveu Kuang-hsü, lorsqu’il a atteint l’âge adulte. Cependant, avant que cela ne se produise, il a été emprisonné et forcé d’abdiquer. Au cours des dix années suivantes, Kuang-hsü est devenu de plus en plus malade, et son médecin a suggéré qu’il avait été lentement empoisonné. Kuang-hsü est mort peu après, à l’âge de 37 ans. Le lendemain, l’impératrice douairière est décédée. Dans ses derniers instants, elle a déclaré : "L’histoire n’est faite que de malheurs et des troubles qui nous affligent."

En contemplant ces événements historiques, le narrateur réfléchit à la manière dont l’esprit perçoit le temps et l’histoire selon le passé, le présent et le futur. Il passe en revue différentes approches philosophiques pour comprendre le temps. Alors qu’il marche le long de la côte, il médite sur la manière dont le temps a affecté les villes qu’il traverse, en particulier les bâtiments tombés en ruine. Il réfléchit également au déplacement progressif de Dunwich vers l’ouest, menacé par l’érosion côtière, l’inscrivant dans le cadre plus large de l’expansion vers l’ouest à travers l’histoire.

Les pensées du narrateur sur Dunwich l’amènent à considérer Algernon Charles Swinburne (1837–1909), un poète de premier plan de son époque, qui a visité Dunwich dans les années 1870 et y a trouvé un apaisement pour ses nerfs. Swinburne venait d’une famille aristocratique, mais ses biographes l’ont considéré comme "un phénomène surgi du néant" en raison de son apparence étrange et de son comportement non conformiste.

 

7. Le narrateur s’efforce à nouveau de relier l’histoire profonde d’une région à son présent. Il met en lumière les nombreux facteurs qui influencent ce que deviennent les lieux, en particulier la manière dont les humains détruisent progressivement les endroits au fil du temps. 

Le narrateur gravit Dunwich Heath et pense aux premiers colons qui ont brûlé ses forêts. Il remarque qu’une grande partie de la civilisation humaine a été alimentée par la combustion de tout ce qui peut être brûlé, déclarant : "La combustion est le principe caché derrière chaque artefact que nous créons." Il compare la civilisation à "une étrange luminescence qui devient de plus en plus intense à chaque heure" ; personne ne peut dire quand elle commencera à décliner et à s’éteindre.

Le narrateur atteint la lande et suit un sentier ; il réalise peu à peu qu’il a tourné en cercle et est revenu à son point de départ. Au début, il panique un peu, mais finit par retrouver son chemin. Des mois plus tard, il rêve qu’il est de nouveau sur Dunwich Heath, incapable de sortir du labyrinthe. Il comprend que le labyrinthe dans lequel il marche dans son rêve représente une coupe transversale de son cerveau.

Après avoir quitté la lande, le narrateur arrive au village de Middleton pour rendre visite à un ami nommé Michael Hamburger, un écrivain et traducteur à la retraite. Il ne voit âme qui vive, mais il raconte l’enfance de Hamburger, qui l’a mené de l’Allemagne à la Grande-Bretagne. Alors que le narrateur réfléchit aux souvenirs de son ami, il pense également à la fiabilité des souvenirs, surtout étant donné que les lieux se transforment avec le temps. Après être arrivé chez Hamburger, le narrateur et son ami discutent de la désertion du village en août. Le narrateur est frappé par un étrange sentiment de familiarité et de connexion avec la vie de son ami. Après avoir passé du temps avec Hamburger et sa femme, Anne, le narrateur prend congé.

 

8. Une fois de plus, les expériences et les rencontres du narrateur lors de ses voyages évoquent des souvenirs, démontrant que le passé ne nous quitte jamais vraiment. Quelque chose dans le présent déclenche souvent un souvenir. Lorsque le narrateur raconte son expérience en Irlande, où il a séjourné chez les Ashbury, il se souvient avoir eu l’impression de ne plus savoir où il se situait dans le temps et l’espace. Ce sentiment revient tout au long du roman, et le narrateur est toujours sensible à la manière dont les couches de l’histoire se cachent sous le présent. Ici, il suggère qu’il n’y a pas de séparation nette entre le passé, le présent et le futur : les trois sont liés et mutables.

Le narrateur engage une conversation avec un Hollandais nommé Cornelis de Jong. Les deux hommes parlent jusqu’à tard dans la nuit de l’ascension et du déclin de la Grande-Bretagne et du Danemark. Le narrateur décide de visiter un domaine abandonné à proximité, où l’écrivain du XIXe siècle Edward FitzGerald a grandi. Le bâtiment a été démoli pendant la Seconde Guerre mondiale, et ce qui reste du domaine est depuis longtemps négligé. La famille était très riche, et la mère de FitzGerald était souvent absente pendant de longues périodes. Leur nourrice et leur tuteur s’occupaient généralement de lui et de ses frères et sœurs. Après que FitzGerald a quitté la maison pour étudier à Cambridge, il a refusé de remettre les pieds dans sa maison d’enfance, choisissant plutôt de s’installer dans un petit cottage à la périphérie. Là, il s’est plongé dans la lecture et l’écriture et est devenu un grand ami d’un homme nommé William Browne. Le narrateur laisse entendre que FitzGerald était amoureux de Browne, mais ce dernier s’est ensuite marié et est mort jeune. Par la suite, FitzGerald a passé une grande partie de son temps soit au bord de la mer, soit à bord d’un yacht qu’il avait fait construire. Il est mort alors qu’il rendait visite à un ami à Merton.

Le narrateur se souvient d’un voyage en Irlande où il cherchait un logement. Il a trouvé refuge dans une maison d’hôtes tenue par la famille Ashbury. Alors qu’il se reposait dans sa chambre, le narrateur se rappelle : "Ma conscience a commencé à se dissoudre aux bords", et il ne savait plus où il était ni comment il était arrivé là. Il s’est imaginé allongé, en proie à une fièvre traumatique, dans un hôpital de campagne pendant la guerre. Il était fasciné par les Ashbury, qui semblaient mal à l’aise de vivre là. Le dernier soir, la famille a projeté une bobine de film montrant à quoi ressemblait autrefois la région autour de la résidence. La maison était en bon état dans les films familiaux, et Mme Ashbury a expliqué que de nombreux domaines aux alentours avaient été incendiés pendant la guerre civile irlandaise pour chasser les familles associées à la domination anglaise. Elle a dit au narrateur que, bien que la famille ait essayé de vendre la propriété, elle était dans un tel état de délabrement qu’ils "sont restés liés à elle, comme des âmes damnées à leur lieu". Le narrateur a été le premier client à séjourner chez eux en 10 ans, depuis qu’ils avaient commencé à proposer la maison comme chambre d’hôtes.

Le narrateur poursuit sa marche, voyageant de Woodbridge à Orford, et médite sur l’histoire de la chasse dans la région. La région abritait autrefois de nombreux domaines riches, ainsi qu’une station thermale qui attirait l’élite allemande. Aujourd’hui, il n’en reste aucune trace. L’alliance amicale entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne avant la Première Guerre mondiale a été brisée, et la région a sombré dans le déclin, les domaines étant divisés. Alors que le narrateur marche, une tempête soudaine éclate, réduisant sa vision et son sens de l’orientation. Après la tempête, tout est calme et obscurci par la poussière. Le narrateur pense : "C’est ce qui restera après que la terre se sera consumée." Il continue son voyage, observant les forts défensifs construits par les Anglais et réfléchissant aux rumeurs d’expériences gouvernementales avec des armes biologiques qui auraient eu lieu dans la région.

Un homme a un jour proposé au narrateur de l’emmener sur une île où le ministère de la Défense britannique menait des recherches secrètes. Une fois sur place, le narrateur se souvient : "C’était comme si je traversais un pays inconnu", et il se rappelle avoir ressenti "à la fois une libération totale et une profonde désolation". Il s’est imaginé au milieu des vestiges d’une civilisation après son extinction due à une catastrophe.

 

".... In the years following the First World War, countless estates were broken up in the same way as Quilter’s Bawdsey. The manor houses were either left to fall down or used for other purposes, as boys’ boarding schools, approved schools, insane asylums, old people’s homes, or reception camps for refugees from the Third Reich. Bawdsey Manor itself was for a long time the domicile and research centre of the team under Robert Watson-Watt that developed radar, which now spreads its invisible net throughout the entire airspace. To this day, the area between Woodbridge and the sea remains full of military installations. Time and again, as one walks across the wide plains, one passes barracks, gateways and fenced-off areas where, behind thin plantations of Scots pines, weapons are concealed in camouflaged hangars and grass-covered bunkers, the weapons with which, if an emergency should arise, whole countries and continents can be transformed into smoking heaps of stone and ash in no time. Not far from Orford, and already tired from my long walk, this notion took possession of me when I was hit by a sandstorm. I was approaching the eastern fringe of Rendlesham Forest, which covers several square miles and was for the most part reduced to broken and splintered timber in the terrible hurricane of the 16th of October 1987. Suddenly, in the space of a few minutes, the bright sky darkened and a wind came up, blowing the dust across the arid land in sinister spirals. The last flickering remnants of daylight were being extinguished and all contour disappeared in the greyish-brown, smothering gloom that was soon lashed by strong, unrelenting gusts. I crouched behind a rampart of tree stumps that had been bulldozed into long lines after the great hurricane. As darkness closed in from the horizon like a noose being tightened, I tried in vain to make out, through the swirling and ever denser obscurement, landmarks that a short  while ago still stood out clearly, but with each passing moment the space,  around became more constricted. Even in my immediate vicinity I could soon not distinguish any line or shape at all. The mealy dust streamed from left to right, from right to left, to and fro on every side, rising on high and powdering down, nothing but a dancing grainy whirl for what must have been an hour, while further inland, as I later learnt, a heavy thunderstorm had broken. 

When the worst was over, the wavy drifts of sand that had buried the broken timber emerged from the gloom. Gasping for breath, my mouth and throat dry, I crawled out of the hollow that had formed around me like the last survivor of a caravan that had come to grief in the desert. A  deathly silence prevailed. There was not a breath, not a birdsong to be heard, not a rustle, nothing. And although it now grew lighter once more, the sun, which was at its zenith, remained hidden behind the banners of pollen-fine dust that hung for a long time in the air. This, I thought, will be what is left after the earth has ground itself down. – I walked the rest of the way in a daze. All I remember is that my tongue was stuck to the roof of my mouth and that I felt as if I were walking on the spot. When at last I reached Orford, I climbed to the top of the castle keep, from where there is a view over the houses of the town, the green gardens and pallid fenlands, and the coastline to north and south, lost in the shimmering distance...»

 

 « ... Dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale, d’innombrables domaines furent démembrés de la même manière que Bawdsey, celui de Quilter. Les manoirs furent soit laissés à l’abandon, soit utilisés à d’autres fins : écoles internes pour garçons, centres de redressement, asiles d’aliénés, maisons de retraite ou camps d’accueil pour les réfugiés du Troisième Reich. Le manoir de Bawdsey lui-même fut longtemps le domicile et le centre de recherche de l’équipe dirigée par Robert Watson-Watt, qui développa le radar, ce réseau invisible qui couvre désormais tout l’espace aérien. À ce jour, la région entre Woodbridge et la mer reste truffée d’installations militaires. Sans cesse, en marchant à travers les vastes plaines, on passe devant des casernes, des portails et des zones clôturées où, derrière de minces plantations de pins sylvestres, des armes sont dissimulées dans des hangars camouflés et des bunkers recouverts de gazon, des armes avec lesquelles, en cas d’urgence, des pays et des continents entiers peuvent être transformés en tas fumants de pierre et de cendres en un rien de temps. Non loin d’Orford, et déjà fatigué par ma longue marche, cette pensée s’empara de moi lorsque je fus frappé par une tempête de sable. Je m’approchais de la lisière est de la forêt de Rendlesham, qui couvre plusieurs kilomètres carrés et fut en grande partie réduite à un amas de bois brisé et éclaté lors de l’ouragan terrible du 16 octobre 1987. Soudain, en l’espace de quelques minutes, le ciel clair s’assombrit et un vent se leva, soufflant la poussière à travers la terre aride en spirales sinistres. Les derniers vestiges vacillants de la lumière du jour s’éteignirent, et tout contour disparut dans une obscurité étouffante gris-brun, bientôt fouettée par des rafales fortes et incessantes. Je m’accroupis derrière un rempart de souches d’arbres qui avaient été poussées en longues lignes par des bulldozers après le grand ouragan. Alors que l’obscurité se refermait sur l’horizon comme un nœud coulant qui se resserre, j’essayai en vain de distinguer, à travers le tourbillon de plus en plus dense, des repères qui, peu de temps auparavant, se détachaient encore clairement, mais à chaque instant, l’espace autour de moi se rétrécissait davantage. Même dans mon environnement immédiat, je ne pus bientôt plus discerner aucune ligne ni aucune forme. La poussière farineuse coulait de gauche à droite, de droite à gauche, d’un côté à l’autre, montant en hauteur et retombant en pluie, rien qu’un tourbillon granuleux dansant pendant ce qui dut être une heure, tandis que plus à l’intérieur des terres, comme je l’appris plus tard, un violent orage avait éclaté. 

Lorsque le pire fut passé, les ondulations de sable qui avaient enseveli le bois brisé émergèrent de l’obscurité. Haletant, la bouche et la gorge sèches, je rampai hors du creux qui s’était formé autour de moi, comme le dernier survivant d’une caravane perdue dans le désert. Un silence de mort régnait. Pas un souffle, pas un chant d’oiseau, pas un bruissement, rien. Et bien que la lumière revînt peu à peu, le soleil, alors à son zénith, restait caché derrière les drapeaux de poussière fine comme du pollen qui flottaient longtemps dans l’air. Voilà, pensai-je, ce qui restera une fois que la terre se sera consumée. – Je parcourus le reste du chemin dans un état second. Tout ce dont je me souviens, c’est que ma langue collait à mon palais et que j’avais l’impression de marquer le pas. Lorsque j’atteignis enfin Orford, je montai au sommet du donjon du château, d’où l’on a une vue sur les maisons de la ville, les jardins verdoyants et les marais pâles, ainsi que sur la côte au nord et au sud, se perdant dans la distance scintillante ... »

 

9. Le narrateur quitte la côte britannique pour se diriger vers l’intérieur des terres, se demandant si "marcher de cette manière solitaire était plus un plaisir ou une souffrance". Il découvre une vieille maison entourée de douves où un homme nommé Thomas Abrams a passé 20 ans à travailler sur une maquette du Temple de Jérusalem, une structure construite sur le Mont du Temple dans la vieille ville de Jérusalem il y a des milliers d’années. La maquette couvre 10 mètres carrés et a attiré l’attention du monde entier. Abrams s’inquiète de savoir s’il parviendra un jour à terminer le temple et si tout ce qu’il a fait n’a pas été une perte de temps.

Abrams conduit le narrateur à sa prochaine destination, Harleston, et le lendemain matin, le narrateur se rend à l’église d’Ilketshall St. Margaret. Il médite sur la vie du Révérend Ives, un vicaire qui s’est occupé de la paroisse au XVIIIe siècle. Un jeune noble français, le Vicomte de Chateaubriand, est venu dans la région pour échapper à la Révolution française et est tombé amoureux de la fille d’Ives, Charlotte. Sa mère a demandé au noble d’épouser Charlotte et de devenir leur fils adoptif et héritier. Cependant, le noble a révélé qu’il était déjà marié à une femme en France, bien que ce mariage ait été arrangé et non basé sur l’amour. Bien plus tard, le vicomte a réfléchi au fait que c’était peut-être pour le mieux qu’il n’ait pas pu épouser Charlotte ; s’il l’avait fait, il ne serait probablement jamais retourné en France et ne serait pas devenu un écrivain renommé. Près de 30 ans après leur rencontre, Charlotte a rendu visite au vicomte avec ses deux fils. Le noble s’est demandé si écrire sur son expérience avec Charlotte l’avait trahie, mais il a également noté que l’écriture lui permettait de "faire face aux souvenirs qui m’accablent si souvent et si inopinément".

Le narrateur discute de l’histoire des arbres de Ditchingham Hall et note que de nombreux arbres en Angleterre meurent de la maladie hollandaise de l’orme. Il se souvient d’une terrible tempête qu’il a vue une nuit, qui a abattu tous les arbres autour de sa maison et d’un parc voisin. Une fois les arbres disparus, le sol de la forêt est devenu une terre argileuse et stérile, et sans arbres pour bloquer le soleil, les plantes aimant l’ombre ont péri. Aucun oiseau ni aucune autre créature vivante ne faisait de bruit.

 

10. Alors que le voyage du narrateur touche à sa fin, il revient sur le sujet de l’industrie des vers à soie qui a prospéré pendant l’Empire chinois. Les vers à soie ont été transformés en une ressource naturelle marchande, donnant naissance à une industrie secrète qui a finalement été ouverte au monde extérieur après des milliers d’années, grâce à l’immigration chinoise vers d’autres pays. La manière dont chaque pays a abordé cette industrie reflétait sa culture et ses valeurs spécifiques, en particulier en ce qui concerne les questions de classe.

Ses découvertes l’amènent à réfléchir à la manière dont les humains ont interféré dans la vie des vers à soie, les exploitant pour leur propre profit. Il suggère que ce genre d’interférence perturbe l’ordre naturel des choses. La montée et la chute des empires peuvent être attribuées à la cupidité humaine et à la tendance à manipuler le monde pour notre propre bénéfice. La corruption conduit à la fin des empires et provoque le déclin sociétal. L’histoire de l’industrie de la soie en France met en lumière la manière dont ceux qui détiennent le pouvoir manipulent ceux qui en sont dépourvus...

 

Et tout au long du livre, Sebald est donc revenu sur plusieurs thèmes clés :

- La décadence et la ruine : Les paysages du Suffolk, avec leurs châteaux en ruine et leurs villes autrefois prospères, servent de toile de fond à une réflexion sur la fragilité des civilisations et la nature éphémère de la grandeur humaine.

- La mémoire et l'oubli,la manière dont les événements historiques sont oubliés ou déformés avec le temps. Que l'on pense aux traces laissées par le passé, qu'elles soient physiques (comme les ruines) ou immatérielles (comme les souvenirs).

- La violence et la destruction : De nombreux passages du livre décrivent des événements violents, des guerres, des révolutions et des catastrophes naturelles. Sebald semble suggérer que la violence est une constante de l'histoire humaine.

- Le narrateur intercale des réflexions personnelles sur sa propre vie, ses expériences et ses émotions. Il évoque des moments de dépression, des rêves étranges et des souvenirs d'enfance. Ces passages ajoutent une dimension intime au récit, reliant les grandes questions historiques et philosophiques à l'expérience individuelle.

Le livre se terminera sur une note ambivalente. Le narrateur revient à son point de départ, mais il est clair que le voyage a profondément transformé sa perception du monde. Les dernières pages évoquent les anneaux de Saturne, une image qui symbolise à la fois la beauté et la fragilité de l'existence.


"Austerlitz" (2001) 

Austerlitz est le dernier roman publié du vivant de W.G. Sebald. Paru en 2001 en allemand sous le même titre et traduit en anglais la même année, il est souvent considéré comme son chef-d’œuvre. L’ouvrage suit le parcours de Jacques Austerlitz, un homme qui, à travers une quête mémorielle, tente de reconstruire son identité perdue, après avoir découvert qu’il est un enfant juif ayant survécu à la Shoah grâce au Kindertransport. Le roman est structuré comme une longue conversation entre un narrateur anonyme (une figure qui rappelle Sebald lui-même) et Austerlitz, qui raconte progressivement son histoire. À travers un style digressif et introspectif, Sebald explore les thèmes de la mémoire, de l’exil, du traumatisme et de l’effacement historique.

Le livre est écrit en longs paragraphes denses, et l'absence de chapitres contribue à sa qualité onirique et méditative. Cependant, l'histoire peut être divisée de manière approximative en sections ou segments thématiques en fonction de la progression du récit et du voyage du protagoniste. ...

 

Le narrateur rencontre Austerlitz pour la première fois dans la gare centrale d’Anvers dans les années 1960. Intrigué par son érudition sur l’architecture et l’histoire, il noue avec lui une relation épisodique, le retrouvant au fil des ans à Londres, Paris ou encore en Allemagne. Lors de ces rencontres, Austerlitz parle principalement de son obsession pour les constructions militaires, les gares et les fortifications, sans jamais évoquer son passé personnel.

Ce n’est qu’au milieu du livre qu’Austerlitz révèle son histoire : élevé dans une famille galloise sous le nom d’« Adopted Son » par ses parents adoptifs, il découvre tardivement qu’il est en réalité un enfant juif tchèque né à Prague. Son véritable nom lui est révélé par un ami de son père adoptif. Il apprend ainsi qu’il a été envoyé en Angleterre en 1939 par le biais du Kindertransport, un programme d’évacuation des enfants juifs avant l’invasion de la Tchécoslovaquie par les nazis. Cette révélation le pousse à entreprendre un voyage de retour en Europe continentale, notamment à Prague, où il tente de retrouver des traces de ses parents biologiques.

 

"... When the blanket of cloud above the city parted for a moment or two,  occasional rays of light fell into the waiting room, but they were generally extinguished again halfway down. Other beams of light followed curious trajectories which violated the laws of physics, departing from the rectilinear and twisting in spirals and eddies before being swallowed up by the wavering shadows. From time to time, and just for a split second, I saw huge halls open up, with rows of pillars and colonnades leading far into the distance, with vaults and brickwork arches bearing on them many-storied structures, with flights of stone steps, wooden stairways and ladders, all  leading the eye on and on. I saw viaducts and footbridges crossing deep chasms thronged with tiny figures who looked to me, said Austerlitz, like prisoners in search of some way of escape from their dungeon, and the longer I stared upwards with my head wrenched painfully back, the more I felt as if the room where I stood were expanding, going on for ever and ever in an improbably foreshortened perspective, at the same time turning back into itself in a way possible only in such a deranged universe. Once I thought that very far away I saw a dome of openwork masonry, with a parapet around it on which grew ferns, young willows, and various other shrubs where herons had built their large, untidy nests, and I saw the birds spread their great wings and fly away through the blue air. I remember, said Austerlitz, that in the middle of this vision of imprisonment and liberation I could not stop wondering whether it was a ruin or a building in the process  of construction that I had entered. Both ideas were right in a way at the  time, since the new station was literally rising from the ruins of the old Liverpool Street; in any case, the crucial point was hardly this speculation in itself, which was really only a distraction, but the scraps of memory beginning to drift through the outlying regions of my mind: images, for instance, like the recollection of a late November afternoon in 1968 when I stood with Marie de Verneuil—whom I had met in Paris, and of whom I  shall have more to say—when we stood in the nave of the wonderful church of Salle in Norfolk, which towers in isolation above the wide fields, and I could not bring out the words I should have spoken then. 

 

"Quand la couverture de nuages au-dessus de la ville se déchirait un instant, des rayons de lumière occasionnels tombaient dans la salle d'attente, mais ils étaient généralement éteints à mi-chemin. D'autres faisceaux de lumière suivaient des trajectoires curieuses qui violaient les lois de la physique, s'écartant de la rectitude et tournoyant en spirales et en tourbillons avant d'être engloutis par les ombres vacillantes. De temps en temps, et juste pour une fraction de seconde, je voyais s'ouvrir de vastes salles, avec des rangées de piliers et de colonnades s'étendant loin dans le lointain, avec des voûtes et des arches de briques supportant des structures à plusieurs étages, des volées de marches en pierre, des escaliers en bois et des échelles, tous guidant le regard toujours plus loin. Je voyais des viaducs et des passerelles enjambant des gouffres profonds grouillant de petites silhouettes qui me semblaient, dit Austerlitz, comme des prisonniers cherchant un moyen de s'échapper de leur cachot, et plus je fixais le plafond, la tête douloureusement renversée, plus j'avais l'impression que la pièce où je me tenais s'étendait, s'étirant à l'infini dans une perspective raccourcie de manière improbable, tout en se repliant sur elle-même d'une manière possible seulement dans un univers aussi dérangé. Une fois, je crus voir très loin un dôme de maçonnerie ajourée, avec une balustrade sur laquelle poussaient des fougères, de jeunes saules et divers autres arbustes où des hérons avaient construit leurs grands nids désordonnés, et je vis les oiseaux déployer leurs grandes ailes et s'envoler à travers l'air bleu. Je me souviens, dit Austerlitz, qu'au milieu de cette vision d'emprisonnement et de libération, je ne pouvais m'empêcher de me demander si j'étais entré dans une ruine ou dans un bâtiment en construction. Les deux idées étaient en un sens justes à ce moment-là, puisque la nouvelle gare s'élevait littéralement des ruines de l'ancienne Liverpool Street ; en tout cas, l'essentiel n'était guère cette spéculation en elle-même, qui n'était en réalité qu'une distraction, mais les fragments de mémoire commençant à flotter dans les régions périphériques de mon esprit : des images, par exemple, comme le souvenir d'un après-midi de fin novembre 1968 où je me tenais avec Marie de Verneuil—que j'avais rencontrée à Paris, et dont j'aurai plus à dire—quand nous nous trouvions dans la nef de la magnifique église de Salle dans le Norfolk, qui se dresse isolée au-dessus des vastes champs, et je ne pus prononcer les mots que j'aurais dû dire alors.

 

"White mist had  risen from the meadows outside, and we watched in silence as it crept slowly into the church porch, a rippling vapor rolling forward at ground level and gradually spreading over the entire stone floor, becoming denser and denser and rising visibly higher, until we ourselves emerged from it only above the waist and it seemed about to stifle us. Memories like this came back to me in the disused Ladies’ Waiting Room of Liverpool Street Station, memories behind and within which many things much further back in the past seemed to lie, all interlocking like the labyrinthine vaults I saw in the dusty gray light, and which seemed to go on and on for ever. In fact I felt, said Austerlitz, that the waiting room where I stood as if dazzled  contained all the hours of my past life, all the suppressed and extinguished fears and wishes I had ever entertained, as if the black and white diamond pattern of the stone slabs beneath my feet were the board on which the endgame would be played, and it covered the entire plane of time. Perhaps that is why, in the gloomy light of the waiting room, I also saw two middle aged people dressed in the style of the thirties, a woman in a light gabardine coat with a hat at an angle on her head, and a thin man beside her wearing a dark suit and a dog collar. And I not only saw the minister and his wife, said Austerlitz, I also saw the boy they had come to meet. He was sitting by himself on a bench over to one side. His legs, in white knee-length socks, did not reach the floor, and but for the small rucksack he was holding on his lap I don’t think I would have known him, said Austerlitz. As it was, I recognized him by that rucksack of his, and for the first time in as far back as I can remember I recollected myself as a small child, at the moment  when I realized that it must have been to this same waiting room I had come on my arrival in England over half a century ago. As so often, said Austerlitz, I cannot give any precise description of the state of mind this realization induced; I felt something rending within me, and a sense of shame and sorrow, or perhaps something quite different, something inexpressible because we have no words for it, just as I had no words all those years ago when the two strangers came over to me speaking a language I did not understand. 

 

"Une brume blanche s'était élevée des prairies à l'extérieur, et nous regardâmes en silence comme elle s'infiltrait lentement dans le porche de l'église, une vapeur ondulante avançant au ras du sol et s'étendant progressivement sur tout le sol de pierre, devenant de plus en plus dense et montant visiblement plus haut, jusqu'à ce que nous-mêmes n'émergions plus qu'à partir de la taille, et qu'elle semblait sur le point de nous étouffer. Des souvenirs comme celui-ci me revinrent dans la salle d'attente désaffectée pour femmes de la gare de Liverpool Street, des souvenirs derrière et au sein desquels semblaient se trouver bien d'autres choses, bien plus lointaines dans le passé, toutes imbriquées les unes dans les autres comme les voûtes labyrinthiques que je voyais dans la lumière grise et poussiéreuse, et qui semblaient s'étendre à l'infini. En fait, je ressentis, dit Austerlitz, que la salle d'attente où je me tenais comme étourdi contenait toutes les heures de ma vie passée, toutes les peurs et les souhaits refoulés et éteints que j'avais jamais nourris, comme si le motif en damier noir et blanc des dalles de pierre sous mes pieds était l'échiquier sur lequel se jouerait la fin de la partie, et il couvrait tout le plan du temps. Peut-être est-ce pourquoi, dans la lumière sombre de la salle d'attente, je vis aussi deux personnes d'âge moyen vêtues à la mode des années trente, une femme dans un manteau de gabardine clair avec un chapeau incliné sur sa tête, et un homme mince à ses côtés portant un costume sombre et un col romain. Et je ne vis pas seulement le pasteur et sa femme, dit Austerlitz, je vis aussi le garçon qu'ils étaient venus chercher. Il était assis seul sur un banc, à l'écart. Ses jambes, dans des chaussettes blanches montant jusqu'au genou, ne touchaient pas le sol, et sans le petit sac à dos qu'il tenait sur ses genoux, je ne pense pas que je l'aurais reconnu, dit Austerlitz. Mais c'est bien à ce sac à dos que je l'identifiai, et pour la première fois aussi loin que je me souvienne, je me revis moi-même comme un petit enfant, au moment où je compris que c'était sans doute dans cette même salle d'attente que j'étais arrivé en Angleterre il y avait plus d'un demi-siècle. Comme si souvent, dit Austerlitz, je ne peux donner aucune description précise de l'état d'esprit que cette réalisation provoqua ; je sentis quelque chose se déchirer en moi, et un sentiment de honte et de chagrin, ou peut-être quelque chose de tout à fait différent, quelque chose d'inexprimable parce que nous n'avons pas de mots pour cela, tout comme je n'avais pas de mots il y a toutes ces années quand les deux étrangers s'approchèrent de moi en parlant une langue que je ne comprenais pas.

 

"All I do know is that when I saw the boy  sitting on the bench I became aware, through my dull bemusement, of the  destructive effect on me of my desolation through all those past years, and a  terrible weariness overcame me at the idea that I had never really been  alive, or was only now being born, almost on the eve of my death. I can  only guess what reasons may have induced the minister Elias and his wan  wife to take me to live with them in the summer of 1939, said Austerlitz.

 Childless as they were, perhaps they hoped to reverse the petrifaction of  their emotions, which must have been becoming more unbearable to them  every day, by devoting themselves together to bringing up a boy then aged  four and a half, or perhaps they thought they owed it to a higher authority to  perform some good work beyond the level of ordinary charity, a work  entailing personal devotion and sacrifice. Or perhaps they thought they  ought to save my soul, innocent as it was of the Christian faith. I myself  cannot say what my first few days in Bala with the Eliases really felt like. I  do remember new clothes which made me very unhappy, and the  inexplicable disappearance of my little green rucksack, and recently I have  even thought that I could still apprehend the dying away of my native  tongue, the faltering and fading sounds which I think lingered on in me at least for a while, like something shut up and scratching or knocking, something which, out of fear, stops its noise and falls silent whenever one tries to listen to it. And certainly the words I had forgotten in a short space of time, and all that went with them, would have remained buried in the depths of my mind had I not, through a series of coincidences, entered the old waiting room in Liverpool Street Station that Sunday morning, a few weeks at the most before it vanished for ever in the rebuilding. I have no idea how long I stood in the waiting room, said Austerlitz, nor how I got out again and which way I walked back, through Bethnal Green or Stepney, reaching home at last as dark began to fall. Exhausted as I was, I lay down in my drenched clothes and fell into a deep, uneasy sleep from which, as I discovered afterwards by making the calculation several times, I did not wake until the middle of the night after the next day ..... 

 

"Tout ce que je sais, c'est qu'en voyant le garçon assis sur le banc, je pris conscience, à travers ma stupéfaction engourdie, de l'effet destructeur qu'avait eu sur moi ma désolation au cours de toutes ces années passées, et une terrible lassitude m'envahit à l'idée que je n'avais jamais vraiment vécu, ou que je ne naissais que maintenant, presque à la veille de ma mort. Je ne peux que deviner les raisons qui ont pu pousser le pasteur Elias et sa pâle épouse à m'accueillir chez eux à l'été 1939, dit Austerlitz. Sans enfant comme ils l'étaient, peut-être espéraient-ils inverser la pétrification de leurs émotions, qui devait leur devenir chaque jour plus insupportable, en se consacrant ensemble à l'éducation d'un garçon alors âgé de quatre ans et demi, ou peut-être pensaient-ils devoir à une autorité supérieure d'accomplir une bonne œuvre allant au-delà de la charité ordinaire, une œuvre exigeant dévouement personnel et sacrifice. Ou peut-être croyaient-ils devoir sauver mon âme, innocente qu'elle était de la foi chrétienne. Pour ma part, je ne peux pas dire ce que furent réellement mes premiers jours à Bala chez les Elias. Je me souviens de nouveaux vêtements qui me rendirent très malheureux, et de la disparition inexplicable de mon petit sac à dos vert, et récemment j'ai même pensé que je pouvais encore percevoir la disparition progressive de ma langue maternelle, les sons hésitants et estompés qui, je crois, persistèrent en moi au moins un temps, comme quelque chose d'enfermé qui grattait ou frappait, quelque chose qui, par peur, cesse son bruit et se tait dès que l'on essaie de l'écouter. Et certainement, les mots que j'avais oubliés en un court laps de temps, et tout ce qui les accompagnait, seraient restés enfouis dans les profondeurs de mon esprit si je n'étais pas entré, par une série de coïncidences, dans l'ancienne salle d'attente de la gare de Liverpool Street ce dimanche matin, quelques semaines tout au plus avant qu'elle ne disparaisse à jamais dans les travaux de reconstruction. Je n'ai aucune idée de combien de temps je suis resté dans la salle d'attente, dit Austerlitz, ni comment je suis ressorti ni par quel chemin je suis rentré, à travers Bethnal Green ou Stepney, arrivant enfin chez moi alors que l'obscurité commençait à tomber. Épuisé comme je l'étais, je me suis allongé dans mes vêtements trempés et suis tombé dans un sommeil profond et agité dont, comme je l'ai découvert ensuite en faisant le calcul plusieurs fois, je ne me suis réveillé qu'au milieu de la nuit du lendemain ...."

 

À Prague, Austerlitz apprend que sa mère, Agáta Austerlitzová, a été déportée à Theresienstadt avant d’être envoyée à Auschwitz. Il ne trouve cependant que des bribes d’informations sur son destin. Il visite la forteresse de Theresienstadt, un camp de transit nazi où sa mère a été internée. Le roman plonge ici dans une réflexion sur les absences et les silences de l’histoire : la ville de Prague, les archives incomplètes et les lieux de mémoire apparaissent comme des espaces hantés par le passé.

 

Austerlitz poursuit ses recherches en Allemagne et en France, mais le roman ne fournit aucune réponse définitive sur le sort de son père ni sur une possible réconciliation avec son passé. La dernière image du livre est celle du narrateur, qui se remémore la silhouette d’Austerlitz disparaissant dans un train, soulignant ainsi la dimension irrésolue du récit.

 

Les digressions historiques et architecturales, bien que parfois éloignées du fil principal, servent à renforcer le thème du temps circulaire et du poids de l’Histoire sur le présent. Sebald intègre de même dans "Austerlitz" des photographies en noir et blanc, des plans et des documents qui accentuent l’effet de réalité et de témoignage. Cependant, ces images, souvent floues ou énigmatiques, ne permettent pas toujours d’apporter des réponses précises, soulignant ainsi l’échec de la mémoire à recomposer un passé perdu.

 

" ... bien que je sois allé à Theresienstadt avant de quitter Prague, et malgré le compte rendu méticuleux d'Adler, que j'avais lu jusqu'à la dernière note de bas de page avec la plus grande attention, je me trouvais incapable de me replonger dans le ghetto et d'imaginer ma mère Agáta là-bas à cette époque. Je ne cessais de penser que si seulement le film pouvait être retrouvé, je pourrais peut-être voir ou entrevoir ce que c'était vraiment, et alors j'imaginais reconnaître Agáta, sans l'ombre d'un doute, une jeune femme telle qu'elle serait par rapport à moi aujourd'hui, peut-être parmi les invités devant le faux café, ou une vendeuse dans la mercerie, en train de sortir soigneusement une paire de gants fins d'un tiroir, ou chantant le rôle d'Olympia dans Les Contes d'Hoffmann qui, comme le dit Adler, fut monté à Theresienstadt dans le cadre de la campagne d'embellissement. Je l'imaginais marchant dans la rue dans une robe d'été et un manteau de gabardine léger, dit Austerlitz : parmi un groupe de résidents du ghetto en promenade, elle semblait être la seule à se diriger droit vers moi, se rapprochant à chaque pas, jusqu'à ce que je pense enfin sentir qu'elle sortait du cadre et passait en moi. C'étaient des fantasmes de ce genre, nourris par le désir, qui me plongeaient dans un état de grande excitation lorsque l'Imperial War Museum réussit finalement, par l'intermédiaire des Archives fédérales de Berlin, à obtenir une copie sur cassette du film de Theresienstadt que je cherchais. Je me souviens très clairement, dit Austerlitz, comment je me suis assis dans l'une des salles de visionnage de vidéos du musée, j'ai inséré la cassette dans l'ouverture noire du magnétoscope avec des mains tremblantes, et puis, bien que incapable de tout assimiler, j'ai regardé diverses tâches être accomplies à l'enclume et à la forge d'une forge, dans l'atelier de poterie et de sculpture sur bois, dans les sections de fabrication de sacs à main et de chaussures—un remue-ménage constant et vain de martèlement, de battage de métal, de soudure, de découpe, de collage et de couture ; j'ai vu une succession ininterrompue de visages inconnus apparaître devant moi pendant quelques secondes, j'ai vu des travailleurs quitter les baraquements au son de la sirène et traverser un champ vide sous un ciel rempli de nuages blancs immobiles, un match de football dans la cour intérieure de l'un des bâtiments de la caserne, avec des centaines de spectateurs joyeux entassés sous les arcades et les galeries aux premier et deuxième étages, j'ai vu des hommes sous les douches du bain central, des livres empruntés à la bibliothèque par des messieurs à l'apparence soignée, j'ai vu un concert orchestral complet et, dans les douves entourant la ville fortifiée, des potagers soigneusement aménagés où plusieurs dizaines de personnes ratissaient les plates-bandes, arrosaient les haricots et les tomates, cherchaient des chenilles de piérides du chou sur les feuilles de brassica, tandis qu'à la fin de la journée d'autres étaient assis sur des bancs devant les maisons, apparemment dans une parfaite satisfaction, laissant les enfants jouer un peu plus longtemps, un homme lisant un livre, une femme parlant à sa voisine, beaucoup d'entre eux se contentant de se détendre à leurs fenêtres, les bras croisés, comme il était autrefois courant au crépuscule. Au début, je n'arrivais pas à intégrer ces images dans mon esprit ; elles ne faisaient que clignoter devant mes yeux, source d'irritation ou de vexation constante, qui fut encore renforcée lorsque, à mon horreur, il s'avéra que la cassette de Berlin portant le titre original Der Führer schenkt den Juden eine Stadt ne contenait qu'un patchwork de scènes bricolées ensemble et durant environ quatorze minutes, à peine plus qu'une séquence d'ouverture dans laquelle, malgré les espoirs que j'avais nourris, je ne pouvais voir Agáta nulle part, aussi souvent que je repassais la bande et aussi fort que je m'efforçais de la distinguer parmi ces visages fugitifs. À la fin, l'impossibilité de voir quoi que ce soit de plus clairement dans ces images, qui semblaient se dissoudre à mesure qu'elles apparaissaient, dit Austerlitz, me donna l'idée de faire réaliser une copie au ralenti de ce fragment de Theresienstadt, une copie qui durerait une heure entière, et en effet, une fois ce maigre document étendu à quatre fois sa longueur originale, il révéla des objets et des personnes jusque-là cachés, créant, en quelque sorte par défaut, un tout autre type de film, que j'ai depuis regardé encore et encore. Les hommes et les femmes employés dans les ateliers semblaient maintenant peiner comme dans leur sommeil, tant il leur fallait de temps pour faire passer l'aiguille et le fil dans l'air en cousant, tant leurs paupières s'abaissaient lourdement, tant leurs lèvres bougeaient lentement en levant un regard las vers la caméra. Ils semblaient flotter plutôt que marcher, comme si leurs pieds ne touchaient plus tout à fait le sol. Les contours de leurs corps étaient flous et, en particulier dans les scènes tournées en extérieur en pleine lumière du jour, s'étaient dissous sur les bords, ressemblant, comme cela me vint à l'esprit, dit Austerlitz, aux contours effilochés de la main humaine montrés dans les images fluidiques et électrographies prises par Louis Darget à Paris autour du tournant du siècle..."

 

Le roman met donc en évidence la disparition d’une culture juive européenne, en particulier à travers la trajectoire d’Austerlitz. Né à Prague dans une famille intellectuelle juive, il est coupé de son héritage, adopté dans une famille galloise protestante et élevé dans l’ignorance de son passé. Cette situation reflète le destin de nombreux Juifs d’Europe de l’Est, dont l’identité a été brisée par la guerre. Le chef-d’œuvre mondialement reconnu de « l’un des écrivains les plus captivants que l’on puisse imaginer » (The New York Review of Books)...


"Luftkrieg und Literatur" (1999, On the Natural History of Destruction, 2003)

W.G. Sebald a terminé ce livre controversé avant sa mort en décembre 2001, controversé parce qu'il en appelle à une réévaluation critique de l'histoire et de la littérature d'après-guerre. Il plaide pour une approche plus honnête et nuancée qui reconnaît à la fois les souffrances des civils allemands et les responsabilités historiques de l'Allemagne. Il suggère que la littérature a un rôle crucial à jouer dans cette réévaluation, en offrant un espace pour explorer les complexités physiques et morales de la guerre. 

C'est ainsi qu'il évoque un sujet longtemps négligé dans la littérature et l'histoire allemandes d'après-guerre,  les bombardements aériens massifs des villes allemandes par les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale et leurs conséquences dévastatrices sur la population civile. Sebald s'interroge sur ce silence relatif et sur les raisons pour lesquelles cette destruction massive n'a pas été pleinement représentée dans la mémoire collective : 

 

- La culpabilité collective et la difficulté de se positionner en victimes

Sebald souligne que les Allemands, après la guerre, étaient confrontés à une situation morale difficile. D'un côté, ils avaient subi des souffrances immenses lors des bombardements alliés, qui ont détruit des villes entières et causé des centaines de milliers de morts civils. De l'autre, ces souffrances ne pouvaient être dissociées des crimes commis par le régime nazi, notamment l'Holocauste. Les écrivains et intellectuels allemands se sont donc retrouvés dans une position délicate : comment aborder la souffrance des civils allemands sans sembler minimiser ou relativiser les atrocités commises par l'Allemagne nazie ? Cette tension a conduit à un silence ou à une autocensure, car il était difficile de se positionner en victimes sans évoquer la culpabilité collective.

 

- Le refoulement et la volonté de reconstruire

Sebald suggère que les Allemands, dans l'immédiat après-guerre, étaient principalement concentrés sur la reconstruction physique et économique du pays. Dans ce contexte, il était plus facile de refouler les souvenirs traumatisants des bombardements que de les affronter. Les écrivains et intellectuels, comme le reste de la population, ont peut-être préféré se tourner vers l'avenir plutôt que de se confronter aux horreurs du passé. Ce refoulement collectif a contribué à l'absence d'une littérature approfondie sur les bombardements.

 

- Les limites de la représentation littéraire

Sebald examine également les difficultés esthétiques et éthiques liées à la représentation de la destruction massive. Comment décrire l'indicible ? Comment rendre compte de la souffrance humaine à une échelle aussi immense sans tomber dans le sentimentalisme ou l'exploitation ? Selon Sebald, de nombreux écrivains allemands ont été paralysés par ces questions, ce qui les a empêchés de produire des œuvres capables de capturer l'ampleur de la destruction. Il critique notamment les tentatives littéraires qui, selon lui, ont échoué à rendre justice à la réalité des bombardements, soit en les minimisant, soit en les traitant de manière trop abstraite.

 

- Le contexte politique et culturel de l'après-guerre

Sebald note que le climat politique et culturel de l'Allemagne d'après-guerre n'était pas propice à une exploration ouverte des bombardements. Dans un contexte de guerre froide et de division de l'Allemagne, il y avait une pression à présenter une image positive du pays en reconstruction. Par ailleurs, les Alliés, en particulier les États-Unis et le Royaume-Uni, qui avaient mené les bombardements, étaient désormais des partenaires clés dans la reconstruction de l'Allemagne de l'Ouest. Aborder ouvertement les bombardements aurait pu être perçu comme une critique des nouveaux alliés, ce qui aurait été politiquement délicat.

 

- La peur de la confrontation avec le passé nazi

Sebald suggère que le silence entourant les bombardements est également lié à une réticence plus large à affronter le passé nazi. En évitant de parler des souffrances endurées par les civils allemands, les écrivains et intellectuels évitaient indirectement de se confronter aux questions plus larges de la culpabilité et de la complicité allemandes dans les crimes du régime nazi. Selon Sebald, cette peur de la confrontation a empêché une représentation honnête et complète des événements de la guerre.

 

- L'échec de la littérature allemande d'après-guerre

Enfin, Sebald critique directement la littérature allemande d'après-guerre pour son incapacité à relever le défi de représenter les bombardements. Il reproche aux écrivains de ne pas avoir su trouver un langage ou une forme appropriée pour décrire ces événements. Selon lui, la littérature allemande a échoué à produire des œuvres qui auraient pu servir de mémoire collective pour les souffrances endurées, tout en les situant dans le contexte plus large de la guerre et de ses causes.

En analysant ces raisons, Sebald ne se contente pas de critiquer les écrivains et intellectuels allemands ; il appelle à une réévaluation critique du passé. Il plaide pour une littérature et une historiographie capables de représenter la complexité de la guerre, en reconnaissant à la fois les souffrances des civils allemands et les responsabilités historiques de l'Allemagne. Pour Sebald, il est essentiel de briser le silence et de confronter ces questions pour parvenir à une compréhension plus profonde et plus nuancée de l'histoire.

 

"Today it is hard to form an even partly adequate idea of the extent of the devastation suffered by the cities of Germany in the last years of the Second World War, still harder to think about the horrors involved in that devastation. It is true that the strategic bombing surveys published by the Allies, together with the records of the Federal German Statistics Office and other official sources, show that the Royal Air Force alone dropped a million tons of bombs on enemy territory; it is true that of the 131 towns and cities attacked, some only once and some repeatedly, many were almost entirely attened, that about 600,000 German civilians fell victim to the air raids, and that three and a half million homes were destroyed, while at the end of the war seven and a half million people were left homeless, and there were 31.1 cubic meters of rubble for every person in Cologne and 42.8 cubic meters for every inhabitant of Dresden—but we do not grasp what it all actually meant. The destruction, on a scale without historical precedent, entered the annals of the nation, as it set about rebuilding itself, only in the form of vague generalizations. It seems to have left scarcely a trace of pain behind in the collective consciousness, it has been largely obliterated from the retrospective understanding of those affected, and it never played any appreciable part in the discussion of the internal constitution of our country. As Alexander Kluge later confirmed, it never became an experience capable of public decipherment. This is highly paradoxical in view of the large numbers of people exposed to the campaign day after day, month after month, year after year, and the length of time—well into the postwar period—during which they still faced its real consequences, which might have been expected to stifle any positive attitude to life. Despite the enormous efforts whereby some kind of practicable modus vivendi was restored after every attack, even after 1950 wooden crosses still stood on the piles of rubble in towns like Pforzheim, which lost almost one-third of its 60,000 inhabitants in a single raid on the night of February 22, 1945, and no doubt the appalling smells which, as Janet Flanner wrote in March 1947, were released from the yawning cellars of Warsaw by the first warm spring weather pervaded the German cities, too, in the immediate postwar period. But these things obviously did not register on the sensory experience of the survivors still living on the scene of the catastrophe. People walked “down the street and past the dreadful ruins,” wrote Alfred Döblin in 1945, after returning from his  American exile to southwest Germany, “as if nothing had happened, and … the town had always looked like that.” The reverse side of such apathy was the declaration of a new beginning, the unquestioning heroism with which people immediately set about the task of clearance and reorganization. A booklet devoted to the city of Worms in 1945–1955 says that “the hour called for upright men of impeccable conduct and aims, almost all of whom would be in the front line of reconstruction for years to come....”

 

« Aujourd’hui, il est difficile de se faire une idée, même partiellement adéquate, de l’ampleur de la dévastation subie par les villes d’Allemagne dans les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, et encore plus difficile de réfléchir aux horreurs impliquées dans cette dévastation. Il est vrai que les rapports sur les bombardements stratégiques publiés par les Alliés, ainsi que les archives de l’Office fédéral allemand des statistiques et d’autres sources officielles, montrent que la Royal Air Force à elle seule a largué un million de tonnes de bombes sur le territoire ennemi ; il est vrai que sur les 131 villes attaquées, certaines une seule fois et d’autres à plusieurs reprises, beaucoup ont été presque entièrement rasées, qu’environ 600 000 civils allemands ont été victimes des raids aériens, et que trois millions et demi de foyers ont été détruits, tandis qu’à la fin de la guerre, sept millions et demi de personnes se sont retrouvées sans abri, avec 31,1 mètres cubes de décombres par habitant à Cologne et 42,8 mètres cubes à Dresde — mais nous ne parvenons pas à saisir ce que tout cela signifiait réellement. La destruction, à une échelle sans précédent historique, n’est entrée dans les annales de la nation, alors qu’elle se reconstruisait, que sous la forme de généralités vagues. Elle semble avoir laissé à peine une trace de douleur dans la conscience collective, elle a été largement effacée de la compréhension rétrospective de ceux qui en ont été affectés, et elle n’a jamais joué un rôle notable dans les discussions sur la constitution interne de notre pays. Comme l’a confirmé plus tard Alexander Kluge, elle n’est jamais devenue une expérience capable d’être déchiffrée publiquement. Cela est hautement paradoxal, compte tenu du grand nombre de personnes exposées à cette campagne jour après jour, mois après mois, année après année, et de la durée — bien après la guerre — pendant laquelle elles ont encore dû en affronter les conséquences réelles, ce qui aurait pu étouffer toute attitude positive face à la vie. Malgré les efforts considérables déployés pour rétablir un modus vivendi praticable après chaque attaque, même après 1950, des croix de bois se dressaient encore sur les monticules de décombres dans des villes comme Pforzheim, qui a perdu près d’un tiers de ses 60 000 habitants lors d’un seul raid dans la nuit du 22 février 1945, et sans doute les odeurs effroyables qui, comme l’a écrit Janet Flanner en mars 1947, s’échappaient des caves béantes de Varsovie au premier temps chaud du printemps, imprégnaient également les villes allemandes dans l’immédiat après-guerre. Mais ces choses n’ont manifestement pas marqué l’expérience sensorielle des survivants qui vivaient encore sur les lieux de la catastrophe. Les gens marchaient “dans la rue et devant les ruines terribles”, écrivait Alfred Döblin en 1945, après son retour d’exil aux États-Unis dans le sud-ouest de l’Allemagne, “comme si rien ne s’était passé, et… la ville avait toujours été ainsi.” Le revers d’une telle apathie était la proclamation d’un nouveau départ, l’héroïsme inébranlable avec lequel les gens se sont immédiatement mis à la tâche de déblayer et de réorganiser. Un livret consacré à la ville de Worms entre 1945 et 1955 déclare que “l’heure appelait des hommes droits, d’une conduite et d’objectifs irréprochables, dont presque tous seraient en première ligne de la reconstruction pour les années à venir.” ... »

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" .... Instead, and with remarkable speed, social life, that other natural phenomenon, revived. People’s ability to forget what they do not want to know, to overlook what is before their eyes, was seldom put to the test better than in Germany at that time. The population decided—out of sheer panic at first—to carry on as if nothing had happened. Kluge’s account of the destruction of Halberstadt begins with the story of Frau Schrader, employed at a local cinema, who gets to work with a shovel commandeered from the air raid wardens immediately after the bomb falls, hoping “to clear the rubble away before the two o’clock matinee.” Down in the cellar, where she finds various cooked body parts, she clears up by dumping them in the washhouse boiler for the time being. On his return to Hamburg a few days after the air raid, Nossack describes seeing a woman cleaning the windows of a building “that stood alone and undamaged in the middle of the desert of ruins.… We thought we were looking at a madwoman,” he writes, and continues, “We felt the same when we saw children tidying and raking a front garden. It was so far beyond all comprehension that we told other people about it, as if it were some sort of a marvel. One day we came to a suburb that had not suffered at all. People were sitting out on their balconies drinking coffee. It was like watching a film; it was downright impossible.” Nossack’s sense of alienation arose from seeing himself confronted, as it must have seemed from the viewpoint of one a ected, by a lack of moral sensitivity bordering on inhumanity. You do not expect an insect colony to be transfixed with grief at the destruction of a neighboring anthill, but you do assume a certain degree of empathy in human nature, and to that extent there is indeed something alarmingly absurd and shocking about continuing to drink coffee in the normal way on Hamburg balconies at the end of July 1943, rather like the sight of Grandville’s animals, in human dress and armed with cutlery, consuming a fellow creature. On the other hand, keeping up everyday routines regardless of disaster, from the baking of a cake to put on the coffee table to the observance of more elevated cultural rituals, is a tried and trusted method of preserving what is thought of as healthy human reason. The role of music in the evolution and collapse of the German Reich is part of this context.

Whenever it seemed advisable to invoke the gravity of the hour a full orchestra was conscripted, and the regime identifed itself with the affirmative statement of the symphonic finale. The carpet bombing of the cities of Germany made no difference. Alexander Kluge remembers a performance of Aida broadcast by Radio Roma  the night before the raid on Halberstadt. “We sit in my father’s  bedroom, in front of a brown wooden radio set with an illuminated  dial bearing the names of the foreign stations on it, listening to the distorted, secret music coming from far away, with interference, telling some kind of serious story briefly summarized for us by our father in German. Around one A.M. the lovers go to their deaths in  the tomb.” And on the evening before the devastating raid on Darmstadt, according to one survivor, he “listened on the radio to some songs from the sensuous Rococo world of Strauss’s magical  music.” Nossack, to whom the empty façades of Hamburg look  like triumphal arches, Roman ruins, or stage sets for some fantastic  opera, gazes down from a mound of rubble on a desert, with only  the porch of the convent garden left standing. He had been to a concert there in March..."

 

« ... Au lieu de cela, et avec une rapidité remarquable, la vie sociale, cet autre phénomène naturel, reprit son cours. La capacité des gens à oublier ce qu’ils ne veulent pas savoir, à ignorer ce qui est sous leurs yeux, a rarement été mise à l’épreuve de manière aussi flagrante qu’en Allemagne à cette époque. La population décida — d’abord par pure panique — de continuer comme si rien ne s’était passé. Le récit de Kluge sur la destruction de Halberstadt commence par l’histoire de Frau Schrader, employée dans un cinéma local, qui se met au travail avec une pelle réquisitionnée aux équipes de défense aérienne immédiatement après la chute de la bombe, espérant “déblayer les décombres avant la séance de deux heures”. Dans la cave, où elle trouve divers morceaux de corps cuits, elle nettoie en les jetant temporairement dans la chaudière de la buanderie. À son retour à Hambourg quelques jours après le raid aérien, Nossack décrit avoir vu une femme nettoyer les vitres d’un bâtiment “qui se dressait seul et intact au milieu du désert de ruines… Nous avons cru voir une folle”, écrit-il, et il poursuit : “Nous avons ressenti la même chose en voyant des enfants ranger et ratisser un jardin avant. C’était tellement au-delà de toute compréhension que nous en avons parlé à d’autres, comme s’il s’agissait d’une sorte de merveille. Un jour, nous sommes arrivés dans une banlieue qui n’avait pas du tout souffert. Les gens étaient assis sur leurs balcons en train de boire du café. C’était comme regarder un film ; c’était tout simplement impossible.” Le sentiment d’aliénation de Nossack venait du fait de se voir confronté, du point de vue de quelqu’un qui avait été touché, à un manque de sensibilité morale frisant l’inhumanité. On ne s’attend pas à ce qu’une colonie d’insectes soit paralysée par le chagrin à la destruction d’une fourmilière voisine, mais on suppose un certain degré d’empathie dans la nature humaine, et à cet égard, il y a effectivement quelque chose d’alarmant, d’absurde et de choquant à continuer à boire du café normalement sur les balcons de Hambourg fin juillet 1943, un peu comme la vision des animaux de Grandville, vêtus d’habits humains et armés de couverts, en train de dévorer un de leurs congénères. D’un autre côté, maintenir les routines quotidiennes malgré les catastrophes, de la préparation d’un gâteau à poser sur la table à café à l’observation de rituels culturels plus élevés, est une méthode éprouvée et fiable pour préserver ce que l’on considère comme une raison humaine saine. Le rôle de la musique dans l’évolution et l’effondrement du Reich allemand s’inscrit dans ce contexte.

Chaque fois qu’il semblait opportun d’invoquer la gravité de l’heure, un orchestre complet était réquisitionné, et le régime s’identifiait à l’affirmation triomphale des finales symphoniques. Les bombardements massifs des villes allemandes n’y changèrent rien. Alexander Kluge se souvient d’une représentation d’Aida diffusée par Radio Roma la nuit précédant le raid sur Halberstadt. “Nous étions assis dans la chambre de mon père, devant un poste de radio en bois marron avec un cadran lumineux portant les noms des stations étrangères, écoutant la musique distordue et secrète venant de loin, avec des interférences, racontant une sorte d’histoire sérieuse que notre père nous résumait brièvement en allemand. Vers une heure du matin, les amants vont à leur mort dans le tombeau.” Et la veille du raid dévastateur sur Darmstadt, selon un survivant, il “écouta à la radio quelques chansons du monde sensuel et rococo de la musique magique de Strauss.” Nossack, pour qui les façades vides de Hambourg ressemblent à des arcs de triomphe, des ruines romaines ou des décors pour un opéra fantastique, contemple depuis un monticule de décombres un désert, où seul le porche du jardin du couvent est encore debout. Il avait assisté à un concert là-bas en mars... »

 

“A blind woman singer performed; she sang  ‘Die schwere Leidenszeit beginnt nun abermals’—‘The time of suffering now begins once more.’ Simple and self-assured, she leaned against the harpsichord, and her unseeing eyes looked past  those trivialities for which we already feared, past them and perhaps to the place where we now stood, with nothing but a sea of stones around us.” The linking of the sacred with the utmost profanity, evoked here through a musical experience, is a device that always proves effective. “A hilly landscape of bricks, human beings buried beneath it, the stars above; the last moving things are the rats. Went to hear Iphigenie in the evening,” noted Max Frisch in  a diary entry written in Berlin. An English observer remembers an  operatic performance in the same city just after the cease-fire. “In the midst of such shambles only the Germans,” he comments with rather double-edged admiration, “could produce a magnificent full orchestra and a crowded house of music lovers.” Who could deny that the audiences of the time, eyes shining as they listened once more to the sound of music rising in the air all over the country, were moved by a sense of gratitude that they had been saved? Yet we may also wonder whether their breasts did not swell with perverse pride to think that no one in human history had ever played such overwhelming tunes or endured such sufering as the Germans. These ideas are recorded in the life story of the German composer Adrian Leverkühn “as told by a friend,” the Freising schoolmaster Zeitblom, inspired by his ghostwriter in Santa Barbara,  when the city of Dürer and Pirckheimer lay in ashes and nearby Munich was suffering too. “My sympathetic readers and friends, let me go on with my tale. Over Germany destruction thickens. Rats grown fat on corpses housed in the rubble of our cities.…” In Doctor Faustus, Thomas Mann wrote a comprehensive historical criticism of an art that was increasingly inclined to take an apocalyptic view of the world, at the same time confessing his own involvement. It is likely that few of the readers for whom this novel was originally intended understood him; the lava barely cold under their feet, they were too preoccupied with the reaffirmation of their higher ideals, too anxious to free themselves of any taint. They did not go deeply into the complex question of the relationship between. ethics and aesthetics that tormented Thomas Mann. Yet that question would have been of central importance, as the paucity of  literary accounts of the destruction of the German cities suggests...."

 

« “Une chanteuse aveugle se produisit ; elle chanta ‘Die schwere Leidenszeit beginnt nun abermals’ — ‘Le temps de la souffrance commence maintenant une fois de plus.’ Simple et assurée, elle s’appuyait contre le clavecin, et ses yeux sans regard dépassaient ces trivialités que nous redoutions déjà, les dépassaient et peut-être allaient jusqu’à l’endroit où nous nous tenions maintenant, entourés seulement d’une mer de pierres.” L’association du sacré avec la plus grande profanation, évoquée ici à travers une expérience musicale, est un procédé qui s’avère toujours efficace. “Un paysage vallonné de briques, des êtres humains ensevelis dessous, les étoiles au-dessus ; les dernières choses en mouvement sont les rats. Le soir, je suis allé écouter Iphigénie”, nota Max Frisch dans une entrée de son journal écrite à Berlin. Un observateur anglais se souvient d’une représentation lyrique dans la même ville juste après le cessez-le-feu. “Au milieu d’un tel chaos, seuls les Allemands”, commente-t-il avec une admiration plutôt ambivalente, “pourraient produire un orchestre complet magnifique et une salle comble d’amateurs de musique.” Qui pourrait nier que les publics de l’époque, les yeux brillants en écoutant à nouveau le son de la musique s’élever dans l’air à travers tout le pays, étaient émus par un sentiment de gratitude d’avoir été sauvés ? Pourtant, nous pouvons aussi nous demander si leur poitrine ne se gonflait pas d’une fierté perverse à l’idée que personne dans l’histoire de l’humanité n’avait jamais joué de mélodies aussi écrasantes ni enduré autant de souffrances que les Allemands. Ces idées sont consignées dans l’histoire de vie du compositeur allemand Adrian Leverkühn, “racontée par un ami”, le maître d’école de Freising, Zeitblom, inspiré par son nègre littéraire à Santa Barbara, alors que la ville de Dürer et de Pirckheimer gisait en cendres et que Munich, non loin, souffrait aussi. “Mes lecteurs et amis sympathisants, laissez-moi poursuivre mon récit. Sur l’Allemagne, la destruction s’épaissit. Des rats engraissés par les cadavres logés dans les décombres de nos villes…” Dans Docteur Faustus, Thomas Mann écrivit une critique historique approfondie d’un art de plus en plus enclin à adopter une vision apocalyptique du monde, tout en confessant sa propre implication. Il est probable que peu des lecteurs pour qui ce roman était initialement destiné l’ont compris ; la lave à peine refroidie sous leurs pieds, ils étaient trop préoccupés par la réaffirmation de leurs idéaux élevés, trop anxieux de se libérer de toute souillure. Ils ne se sont pas penchés en profondeur sur la question complexe de la relation entre l’éthique et l’esthétique qui tourmentait Thomas Mann. Pourtant, cette question aurait été d’une importance centrale, comme le suggère la rareté des récits littéraires sur la destruction des villes allemandes. ..»