Zygmunt Bauman (1925-2017), "Liquid Modernity" (1999), "Modernity and the Holocaust" (2001), "Liquid Life" (2005), "Consuming Life" (2007), "Culture in a Liquid Modern World" (2011) - ...

Last update : 2023/11/11


"La richesse de quelques-uns profite-t-elle à tous?" Zygmunt Bauman est de ceux qui ont analysé les inégalités croissantes de la société contemporaine et qui n'ont pas hésité à  contester l'une de ces fameuses et grandes platitudes de l'idée néolibérale selon laquelle la richesse accumulée par une petite élite finira par profiter à la population dans son ensemble. On sait qu'en France, l'idée à circuler sans grande réaction médiatique ...

A la fin du XXe siècle, la sociologie, alors devenue une discipline parfaitement établie, au seuil d'une relative obsolescence, s'est trouvée confrontée à une nouvelle dynamique de transformation sociale, celle de la "mondialisation". Pour certains, il s'agit d'une rupture, pour d'autres ce n'est au fond que l'aboutissement d'un processus enclenché par l'immense industrialisation de notre planète Terre. Après tout, Marx et Engels n'avaient-ils pas prédit la mondialisation du capitalisme (1848), et Antonio Gramsci n'avait-il pas attribué à  son "hégémonie culturelle" la considérable résistance du capitalisme ? Continuité, pour Zygmunt Bauman, nous sommes entrés avec les années 1990 dans un état de changement social permanent, la "modernité liquide", instauré par les progrès de la mobilité et des communications...

Ce concept de "modernité liquide" représente l'un des apports majeurs pour une sociologie qui, loin de se réclamer d'une tradition intellectuelle particulière, en appelle à un vaste éventail de disciplines, de la science politique à la philosophie ou aux "cultural studies". Tenter de définir une "modernité liquide" peut sembler paradoxal compte tenu de l'état de perpétuelle mutation, d'incertitude et de fluctuation dans lesquelles se trouvent plongés tant les scientifiques, les experts de toute nature et les politiques, que chacun d'entre nous; et tant dans nos activités que dans nos tentatives de compréhension de ce monde. D'où l'idée de mener cette tentative d'interprétation en établissant une comparaison avec les caractéristiques d'un autre monde, celui de la "modernité solide" ...

Une première phase de ce qu'on appelle la "modernité" a débuté au XIXe en Europe occidentale, caractérisée par l'essor du capitalisme industriel, l'exode rural et l'urbanisation, une première phase que le sociologue polonais Zygmunt Bauman désigne sous le nom de "modernité solide". Celle-ci offrait , si l'on veut raisonner globalement, aux individus un ensemble de références identitaires bien définies, à partir desquelles chacun était en mesure de se construire une identité personnelle, une conscience de soi, cohérente, rationnelle, stable, déterminée par des critères précis, comme la profession, la confession religieuse, la nationalité, le sexe, l'origine ethnique...

 

Nos sociétés sont depuis entrées dans une nouvelle phase, la "modernité liquide", un passage caractérisés par les éléments suivants: 

- Les références identitaires s'effritent, "nous sommes ce que nous achetons". 

- Les gens se déplacent massivement dans le monde entier

- L'incertitude économique et la compétition s'aggravent, la sécurité de l'emploi disparaît...

La société globale est ainsi devenue fluide, mouvante et imprévisible, nous sommes bel et bien entrés dans la "modernité liquide", une nouvelle période de l'histoire humaine marquée par l'incertitude permanente et le changement incessant, à tous les niveaux, de l'individu à la société, prise dans son ensemble. L'adjectif "liquide" rend compte d'un phénomène de flux rapide et changeant, toujours en mouvement, insaisissable et imprévisible, difficile à contenir et à canaliser. Cette fluidité apparaît comme le caractère essentiel de l'existence dans un monde qui se remodèle en permanence de façon toujours inattendue et incertaine et où les niveaux de risque et d'angoisse ne cessent d'augmenter.

Bauman voit dans la modernité solide la réalisation de l'idée du progrès tel que le concevaient  les Lumières, une ascension progressive et linéaire guidée par la raison qui doit amener à l'émancipation de l'humanité. La modernité solide offre aux individus un ensemble de références identitaires bien définies à partir de laquelle chacun peut se construire une identité personnelle, une conscience de soi, cohérente, rationnelle, stable...

 

La "liquéfaction" de la modernité est la conséquence de profonds changements tant économiques, sociaux, que politiques, qui ont abouti à ce que Bauman appelle une "réinvention compulsive, obsessive et addictive du monde". 

Bauman identifie cinq évolutions distinctes, bien que liées entre elles, qui ont fait passer la modernité de sa phase solide à une phase liquide

1) les Etats-nations ne sont plus les structures portantes de la société,

2) l'expansion mondiale du capitalisme et la prolifération des multinationales ont multiplié les instances de pouvoir,

3) l'électronique et internet permettent maintenant un échange supranational de communication pratiquement instantané,

4) nos sociétés sont de plus en plus obsédées par l'insécurité et les dangers potentiels,

5) les mouvements migratoires à travers la planète ont pris une ampleur sans précédent..

 

La modernité liquide bat en brèche l'idée des Lumières selon laquelle le savoir scientifique doit permettre de résoudre tous les problèmes de la nature comme ceux de la société: le scientifique se révèle être autant la cause des problèmes que leur solution, d'où un scepticisme croissant, une certaine apathie du public à l'encontre de la science ...

La modernité liquide a détruit toutes les certitudes que les individus pouvaient nourrir vis à vis de l'emploi, de la qualification, de la rémunération, l'instabilité du monde du travail modifie le rôle et la nature du système éducatif, l'état providence est en recul ...



Zygmunt Bauman (1925-2017)

Izabela Wagner, auteur d'une biographie de Zygmunt Bauman (Bauman: A Biography, 2020) s'est rendue dans sa Pologne natale et raconte son enfance dans une famille juive polonaise non pratiquante, une trajectoire de vie typique de sa génération et de son groupe social, la fuite devant l’occupation nazie (1939) pour se réfugié en URSS, l’enseignement secondaire soviétique, l’engagement communiste, l’enrôlement dans une armée polonaise reconstituée par les Soviétiques, en tant qu’officier politique, la participation à la Seconde Guerre mondiale en 1944 et 1945 sur le front de l'Est, et le soutien au nouveau régime politique dans la Pologne de l’après-guerre. Son expulsion des rangs militaires en 1953 et sa carrière universitaire reflètent le contexte dynamique de la Pologne dans les années 1950 et 1960. Marxiste hétérodoxe, il est exclu du Parti communiste polonais en 1968, Bauman redevient un réfugié, quitte la Pologne pour Israël, puis s’installant à Leeds au Royaume-Uni en 1971. Son travail s’épanouira à Leeds, et après sa retraite en 1991, il est entré dans une période d’énorme productivité qui l’a propulsé sur la scène internationale comme l’un des penseurs sociaux les plus lus et les plus influents de l'époque. C'est un sociologue qui ne se réclame pas d'une tradition particulière; ses écrits empruntent des thématiques issues d'un éventail étendu de disciplines, quant à son concept de "modernité liquide", il est depuis passé dans la littérature commune et a été repris par bien d'autres sociologues ...

La biographie de Wagner fait ressortir les liens complexes entre la vie de Bauman expériences et son travail, montrant comment sa trajectoire en tant qu’étranger forcé à l’exil par les purges antisémites en Pologne a façonné sa pensée au fil du temps. Le réalisateur polonais Bartek Dziadosz lui a consacré un film documentaire intitulé "The Trouble with Being Human These Days" (2013) ...


"Modernity and the Holocaust" (Zygmunt Bauman, 1989)

Une nouvelle postface à cette édition, « The Duty to Remember, But What? » aborde les questions difficiles de la culpabilité et de l’innocence aux niveaux individuel et sociétal. Zygmunt Bauman explore les silences qui émaillent les débats sur l’Holocauste, et s'interroge à propos de certains faits historiques qui ne sont pas sans conséquences sur nos comportements toujours présents (the historical facts of the Holocaust tell us about the hidden capacities of present-day life), tels que la séduction du martyre (the seductiveness of martyrdom), la propension à choisir l'extrême au nom de la sécurité (going to extremes in the name of safety), les effets parfois insidieux de la mémoire tragique(the insidious effects of tragic memory), et la mise en œuvre efficace et «scientifique» de la peine de mort... Bauman écrit : «Once the problem of the guilt of the Holocaust perpetrators has been by and large settled . . . the one big remaining question is the innocence of all the rest, not the least the innocence of ourselves.» (Une fois que le problème de la culpabilité des auteurs de l’Holocauste a été réglé [...] la grande question qui reste est l’innocence de tous les autres, et non la moindre de notre innocence). Parmi les conditions qui ont rendu possible l’extermination massive de l’Holocauste, selon Bauman, le facteur le plus décisif fut la modernité elle-même.

Une interprétation provocatrice qui contredit la tendance à réduire l’Holocauste à un épisode de l’histoire juive, ou à un épisode qui ne peut pas être répété en Occident précisément à cause du triomphe progressif de la civilisation moderne. Il démontre plutôt que nous devons comprendre les événements de l’Holocauste comme profondément enracinés dans la nature même de la société moderne et dans les catégories centrales de la pensée sociale moderne....

 

(The Uniqueness and Normality of the Holocaust) - Bauman commence par discuter de la double nature de l’Holocauste, un événement sans précédent par son ampleur et son horreur, mais aussi la conséquence logique de certains aspects de la modernité, une conséquence de la rationalité moderne et de l’efficacité bureaucratique. - (Modernity, Rationality, and the Holocaust) - L’efficacité, la division du travail et la dépersonnalisation inhérentes aux systèmes bureaucratiques modernes ont facilité l’extermination massive des juifs. L’Holocauste a été rendu possible par une structure bureaucratique qui permettait aux individus de participer au génocide sans se sentir personnellement responsables de leurs actes. Ce détachement et cette compartimentalisation sont des caractéristiques clés de la modernité. - (The Role of Science and Technology) - L’industrialisation de la mort,  notamment dans la construction et l’exploitation des camps d’extermination, est le résultat direct des progrès technologiques. L’approche systématique du génocide, qui repose sur l’efficacité technologique et la gestion scientifique, reflète le côté sombre du progrès moderne. - (Morality, Ethics, and the Holocaust) - Bauman examine l’érosion de la responsabilité morale dans la société moderne, qui a contribué à l’Holocauste. Dans le contexte de l’Holocauste, les auteurs n'ont pas justifier leurs actes en disant qu’ils "suivaient simplement des ordres" ou remplissaient leur rôle bureaucratique, se distançant ainsi des implications morales de leurs actes. Cette cécité morale est un sous-produit de la compartimentation et de la spécialisation qui caractérisent la vie moderne. - (Modern Society and the Potential for Genocide) - Bauman nous avertit que les conditions qui ont rendu possible l’Holocauste — la bureaucratie, le contrôle technologique et l’indifférence morale — sont toujours présentes dans la société contemporaine. Tant que la modernité continue de privilégier l’efficacité et la rationalité au détriment des valeurs humaines, le risque de nouvelles atrocités demeure. - (Lessons of the Holocaust for Modernity) - Dans le dernier chapitre, Bauman récapitule son propos. L’Holocauste ne devrait pas être considéré comme une anomalie historique, mais plutôt comme un avertissement des dangers de la rationalité et de la bureaucratie débridées de la modernité. Bauman appelle à une refonte de la modernité, en insistant sur la nécessité de réintégrer les considérations éthiques dans le tissu de la société moderne ...


Notre expérience du monde et des nous même est de plus en plus anxiogène, déstabilisante, et c'est toute la société qui baigne dans l'incertitude, mais ces effets dissolvants ne se répartissent pas de façon égale au sein de la société globale. 

La modernité liquide produit en effet ses "gagnants" et ses "perdants". Les "privilégiés" peuvent aller et venir à leur gré dans le monde, les "touristes" forment l'élite sociale de la modernité liquide, ils existent plus dans le temps que dans l'espace grâce aux technologies de l'internet et à l'avion. 

A l'autre bout, les "vagabonds" ne peuvent se déplacer ou sont contraints à une mobilité forcée et sont exclu de la culture consumériste. Certains échoueront en des lieux marqués par la misère et la précarité, ou seront contraints de fuir leur pays d'origine et deviendront, où qu'ils aillent, des indésirables. 

Les migrations de masse et les flots de voyageurs qui circulent quotidiennement sont devenus des caractéristiques de la modernité liquide, contribuant au caractère mouvant et imprévisible de cette société ..


"Globalization : The Human Consequences" (Zygmunt Bauman, 1998)

Bauman se livre à un examen critique des effets de la mondialisation, mettant en évidence son rôle dans l’exacerbation des inégalités, l’érosion du pouvoir étatique et la création de nouvelles formes d’exclusion sociale. Le travail de Bauman invite les lecteurs à réfléchir aux dimensions morales et éthiques de la mondialisation et à considérer son impact sur l’humanité dans son ensemble. Il soutient que la mondialisation, tout en offrant des opportunités à certains, entraîne également d’importants coûts sociaux et psychologiques. Le monde globalisé est caractérisé par l’incertitude, l’insécurité et un fossé grandissant entre les élites mondiales et les masses marginalisées. Bauman demande une approche plus éthique et inclusive de la mondialisation, qui tienne compte des besoins et des droits de tous les peuples plutôt que de quelques privilégiés.

(Globalization) - Bauman commence par définir la mondialisation non seulement comme un processus économique ou politique, mais aussi comme une transformation sociale aux conséquences profondes. Il explique que la mondialisation conduit à la "compression" du monde, rendant les distances insignifiantes pour l’élite mondiale tout en laissant les autres se sentir plus isolés que jamais. Cette répartition inégale des avantages et des inconvénients de la mondialisation a pour résultat un monde (a divided world). - (The Local and the Global) - Bauman explore le fossé grandissant entre le "global" et le "local." L’élite mondiale, ou les "touristes", ont la liberté de se déplacer, de travailler et de vivre au-delà des frontières, en profitant des opportunités mondiales. En revanche, les "locaux" sont de plus en plus confinés à leur environnement immédiat, confrontés à des perspectives qui diminuent et à une aliénation croissante. Cette dichotomie crée un monde où la mobilité et le pouvoir sont concentrés entre les mains de quelques-uns, alors que la majorité est laissée à faire face aux conséquences négatives de la mondialisation. - (The State, Sovereignty, and Freedom) - Bauman aborde la question de l’érosion de la souveraineté des États face à la mondialisation. Au fur et à mesure que les sociétés transnationales et les marchés financiers mondiaux gagnent en puissance, les États-nations perdent le contrôle de leurs économies et de leurs politiques. Ce déplacement affaiblit le contrat social entre l’État et ses citoyens, entraînant un déclin du bien-être social et des services publics. La capacité réduite de l’État à protéger ses citoyens contribue à des sentiments d’insécurité et d’impuissance. - (Exclusion and Inclusion) - Bauman explore les mécanismes d’exclusion et d’inclusion sociale dans le monde globalisé. La mondialisation crée de nouvelles formes d’exclusion, où certains groupes et certaines régions sont marginalisés et exclus des avantages de l’intégration mondiale. Ces populations exclues sont confrontées à des difficultés économiques, à la stigmatisation sociale et au déni de droits politiques, ce qui creuse encore le fossé entre les privilégiés et les défavorisés. - (The New Poor) - Bauman décrit l’émergence d’une nouvelle sous-classe mondiale : les « nouveaux pauvres », un groupe constitué de personnes déplacées, sans emploi ou coincées dans des emplois précaires et mal rémunérés. Les nouveaux pauvres sont souvent invisibles dans l’économie mondiale, car ils n’ont ni les ressources, ni les compétences ou tout simplement les possibilités même d'y exister pleinement. Leur situation est exacerbée par la rupture des filets de sécurité sociale traditionnels et l’affaiblissement des liens communautaires. - (Time/Space and the Global City) - Dans ce denier chapitre, l'auteur en vient à examiner la nature changeante du temps et de l’espace dans le contexte de la mondialisation. Il discute du concept de la "global city", où le temps et l’espace sont comprimés, et où l’élite mondiale peut facilement se connecter et collaborer. Cependant, cette compression du temps et de l’espace aliène aussi ceux qui sont exclus de ces réseaux globaux, ce qui conduit à un sentiment de dislocation et de désorientation temporelle ...


"In Search of Politics" (Zygmunt Bauman, 1999)

"En quête de politique" nous incite à repenser la nature de la politique et à chercher de nouvelles formes d’engagement qui peuvent répondre aux complexités de la vie moderne, en particulier dans le contexte de la mondialisation. La disparition d’un discours public significatif et l’érosion de l’action politique collective ont conduit à une profonde désillusion généralisée envers la politique. Le livre se veut un appel à l’action pour ceux qui croient en la possibilité d’une société plus juste et inclusive. Bauman met en lumière les dangers de la privatisation, l’érosion du pouvoir d’État et la montée des politiques identitaires, qui contribuent tous à bouleverser notre vie politique. Il plaide pour une redynamisation de la politique qui privilégie la solidarité, l’inclusivité et l’action collective, exhortant la société à trouver de nouvelles façons d’aborder les questions politiques dans un monde en évolution rapide.

(The Privatization of Public Life) - L'auteur aborde son sujet en évoquant la privatisation de la vie publique : ici, effet, les préoccupations individuelles éclipsent de plus en plus les questions collectives. Les individus se concentrent davantage sur leur survie et intérêt personnels, ce qui diminue le sentiment de responsabilité partagée à l’égard des problèmes sociaux. Cette évolution entraîne un affaiblissement des institutions publiques et une diminution de l’engagement civique, conduisant à une société fragmentée où l’action politique collective devient difficile. - (The Crisis of Politics) - Bauman soutient que la politique contemporaine est en crise parce que, tout simplement, elle ne représente plus efficacement les besoins des citoyens ou ne répond plus à ces besoins. Les mécanismes traditionnels de participation politique, tels que le vote et l’appartenance à un parti, ont perdu toute pertinence, car ils ne parviennent pas à offrir des solutions réelles aux défis posés par la mondialisation et les changements sociaux rapides. Cette déconnexion entre les politiciens et le public favorise un cynisme et une apathie généralisés à l’égard de la politique. - (The Role of the State) - Bauman examine ensuite le rôle de l’État dans un monde globalisé, l'évolution est certaine. La capacité de l’État à gouverner et à pourvoir aux besoins de ses citoyens est minée par les forces économiques mondiales et les sociétés transnationales. Les États devenant de plus en plus impuissants face aux défis mondiaux, ils ont du mal à maintenir la cohésion sociale et à répondre aux besoins de leurs populations. Cette diminution du pouvoir étatique contribue à l’érosion de la confiance dans les institutions politiques. - (Identity and Politics) - Dans ce chapitre, Bauman explore la relation entre "identité politique" et "la politique". Il soutient que la fragmentation des identités collectives, comme la classe ou la nationalité, a conduit à l’émergence de politiques identitaires au travers desquelles les individus et les groupes cherchent à être reconnus en fonction d’aspects particuliers de leur identité (par exemple, l’origine ethnique, le sexe, la religion). Si cela peut donner du pouvoir aux groupes marginalisés, cela contribue aussi à la division sociale et sape la possibilité de former des mouvements politiques à base nécessairement plus large. - (The Decline of Solidarity) - Le déclin de la solidarité sociale dans la société contemporaine est abordée. Plus les individus se concentrent sur leur survie et leur réussite personnelles, moins ils sont susceptibles de s’engager dans une action collective ou de montrer de l’intérêt pour le bien-être des autres. Ce déclin de la solidarité fragilise un peu plus le tissu social et rend plus difficile toute action politique face aux défis communs, comme les inégalités et la justice sociale...


"Liquid Modernity" (Zygmunt Bauman, 2000)

"Liquid Modernity" vient conclu rel’analyse entreprise dans les deux précédents livres de Bauman, "Globalization : The Human Consequences" et "In Search of Politics", trois volumes qui constituent une analyse convaincante et originale des évolutions qui ont transformé les conditions de notre vie sociale et politique en ce début du XXIe siècle. Comment sommes-nous passés d’une modernité «lourde»  (heavy) et «solide» (solid) axée sur le matériel (hardware-focused modernity) à une modernité «légère» (light) et «liquide» (liquid) décrite comme une "software-based modernity", un passage qui emporte un changement profond sur tous les aspects de la condition humaine. 

Nous sommes en l'an 2000, et c'est dans "Liquid Modernity", que Bauman dresse son célèbre portrait d’un monde en perpétuel mouvement où les individus doivent s’adapter continuellement pour survivre. Cette fluidité offre de la liberté et des possibilités, mais elle engendre aussi l’insécurité, l’anxiété et un affaiblissement des liens sociaux. Le travail de Bauman nous invite à réfléchir aux implications de vivre dans un tel monde et à envisager comment nous pourrions naviguer dans les complexités de la modernité liquide...

Bauman sélectionne dans cette optique cinq des concepts de base qui ont servi à donner un sens à une vie humaine qui serait "partagée" (to make sense of shared human life, l’émancipation (emancipation), l’individualité (individuality), l’espace-temps (time space), le travail et la communauté (work and community )...

 

(Emancipation) - The mixed blessings of freedom. The fortuities and changing fortunes of critique. The individual in combat with the citizen. The plight of critical theory in the society of individuals. Critical theory revisited. The critique of life-politics.

 Bauman s'engage sur le terrain de la libération des contraintes traditionnelles dans la société moderne. Cette émancipation, tout en libérant les individus de structures rigides, les laisse aussi dans un état d’incertitude. Sans l’aide de la tradition, les individus doivent s’adapter et se réinventer en permanence, ce qui entraîne un sentiment d’instabilité perpétuelle. 

 

(Individualization) - Capitalism - heavy and light. Have car, can travel. Stop telling me; show me! - Compulsion turned into addiction. The consumer's body. Shopping as a rite of exorcism. Free to shop - or so it seems. Divided, we shop.

Dans la modernité liquide, l’accent est mis essentiellement sur l’individu. La société place le fardeau de la responsabilité sur les individus pour qu’ils puissent suivre leur propre chemin, faire des choix et en subir les conséquences. Cette concentration sur la responsabilité individuelle peut entraîner des sentiments d’isolement, car les liens communautaires traditionnels et les identités collectives s’affaiblissent. 

 

 (Time and Space) - When strangers meet strangers. Ernie places, phagic places, non-places, empty spaces. Don't talk to strangers. Modernity as history of time. From heavy to light modernity. The seductive lightness of being. Instant living.

Bauman nous décrit comment les concepts de temps et d’espace ont été transformés dans la modernité liquide. Le rythme rapide des progrès technologiques et de la mondialisation comprime le temps et l’espace, ce qui donne au monde une impression de plus petite taille et de plus grande rapidité. Cependant, cette compression contribue également à un sentiment de désorientation, car les pratiques et espaces traditionnels liés au temps perdent leur signification. 

 

(Work) - Progress and trust in history. The rise and fall of labour - From marriage to cohabitation. Excursus: a brief history of procrastination. Human bonds in the fluid world. The self-perpetuation of non-confidence.

La nature du travail dans la modernité liquide est de plus en plus précaire et flexible. Des carrières stables et durables sont remplacées par des emplois à court terme, basés sur des projets, qui offrent peu de sécurité. Ce changement entraîne une incertitude et une anxiété, car les individus doivent constamment s’adapter aux demandes changeantes du marché du travail. 

 

 (Community) - Nationalism, mark 2 - Unity - through similarity or difference? - Security at a price. After the nation-state - Filling the void. Cloakroom communities.

Dans la modernité liquide, les communautés traditionnelles sont fragmentées et les liens sociaux affaiblis. Les gens recherchent souvent des communautés "light" fondées sur des intérêts communs ou des liens temporaires, plutôt que des relations profondes et durables. Ce changement peut entraîner un sentiment d’absence de racines et un manque d’appartenance. 

 

(Utopia) - Afterthought - On Writing; On Writing Sociology.

Bauman vient à conclure son ouvrage en évoquant le déclin de la pensée utopique dans la modernité liquide. La focalisation sur l’individualisme et l’incertitude de l’avenir font que les visions collectives d’un monde meilleur semblent inaccessibles. Au lieu de cela, la société se préoccupe davantage de gérer les risques et d’éviter les catastrophes que de s’efforcer de réaliser des idéaux utopiques ...


"Society Under Siege" (Zygmunt Bauman, 2002)

Dans la "Vie assiégée", - la Société" est la "Vie" -, Zygmunt Bauman explore les pressions et contraintes auxquelles sont confrontés les individus dans la société contemporaine. La vie moderne semble ici de plus en plus dominée par les peurs, les insécurités et les incertitudes, ce qui donne l’impression effectivement pour tout un chacun d’être « assiégé ». Bauman examine comment ces pressions façonnent l’identité personnelle, les interactions sociales et plus globalement le paysage social.

La "mentalité de siège", bien qu’elle soit compréhensible dans un monde où les changements sont rapides et l’incertitude constante, conduit en fin de compte à des résultats sociaux et personnels négatifs. La posture défensive qu’elle encourage affaiblit les liens sociaux, mine la confiance et rend difficile l’adaptation des individus et des sociétés aux nouveaux défis. Le travail de Bauman nous invite à réfléchir à la façon dont nous pourrions nous libérer de cette mentalité et construire une société plus ouverte, confiante et résiliente. Il suggère que l’adoption du changement, la promotion de la solidarité sociale et la recherche de nouvelles façons de se connecter avec les autres sont des étapes essentielles pour surmonter ces peurs et angoisses qui sévissent dans la vie moderne.

 

(The Siege Mentality) - Bauman commence par décrire la "mentalité de siège" qui caractérise la vie moderne. Dans un monde où les changements et l’instabilité sont constants, les individus se sentent entourés de menaces, qu’elles soient économiques, sociales ou personnelles. Ce sentiment d’insécurité omniprésent conduit à une posture défensive, où les gens sont toujours sur leurs gardes, essayant de se protéger contre des dommages potentiels. Cette mentalité influence la façon dont les individus interagissent avec le monde et prennent des décisions.- (The Role of Fear) - La peur est un thème central de "La Vie Assiégée", et Bauman explore comment la peur est devenue une force dominante dans la formation de la vie moderne. Que ce soit la peur du crime, le terrorisme, l’instabilité économique ou le changement social, ces angoisses poussent les gens à rechercher la sécurité et la stabilité. Cependant, plus les gens essaient de se protéger, plus ils se sentent vulnérables, créant un cycle de peur et de défense difficile à briser. Cette peur affecte également les dynamiques politiques et sociales, conduisant à des politiques et des comportements axés sur l’exclusion et le protectionnisme. - (Identity Under Siege) Bauman nous explique ensuite comment la "mentalité de siège" affecte l’identité personnelle. Dans un monde où tout semble incertain et précaire, les individus ont du mal à maintenir un sentiment d’identité stable. L’identité devient quelque chose qu’il faut défendre et protéger, ce qui conduit à une approche rigide et souvent excluante de la définition de soi. Cette attitude défensive rend difficile l’adaptation au changement ou l’adoption de la diversité, car les gens essaient constamment de préserver un sentiment d’identité menacé.

- (Social Relationships in a Siege Society) - Examinant examine l’effet de la "mentalité du siège" sur les relations sociales, Bauman montre combien ceux-ci s’affaiblissent à mesure que les gens se concentrent davantage sur la préservation de soi. La confiance se fait rare et les relations sont de plus en plus transactionnelles, basées sur des bénéfices mutuels plutôt que sur une connexion profonde. La peur des autres, qu’elle soit due à des différences culturelles, à la concurrence ou à une trahison potentielle, mène à l’isolement et à la fragmentation sociale. Les communautés deviennent moins cohésives à mesure que les individus se replient dans leurs propres bulles défensives.

- (The Siege of Public Space) - Comment la "mentalité de siège" va s’étendre aux espaces publics et aux institutions sociales. Les espaces publics, qui favorisaient autrefois la communauté et l’interaction, deviennent des lieux d’anxiété et de surveillance. Le désir de sécurité entraîne une réglementation, un contrôle et une exclusion accrus, transformant la vie publique en un champ de bataille d’intérêts et de peurs concurrents. Les institutions sociales, comme les écoles, les milieux de travail et les gouvernements, sont également touchées, car elles accordent la priorité à la sécurité plutôt qu’à l’ouverture et à la participation.

- (The Consequences of Life Under Siege) - Bauman en vient à évoquer, pour conclure, les conséquences plus globales quant à vivre dans une société dominée par la "mentalité du siège". La concentration sur l’autopréservation et la sécurité entraîne une perte de solidarité sociale et un déclin de l’action collective. Les gens deviennent plus isolés et moins disposés à s’engager avec d’autres, ce qui conduit à une société fragmentée et divisée. Cette fragmentation, à son tour, exacerbe les peurs mêmes qui conduisent la mentalité de siège, créant un cercle vicieux d’insécurité et d’isolement....


"Liquid Life" (Zygmunt Bauman, 2005)

"Un recueil d'aperçus de divers aspects de la vie liquide - la vie vécue dans une société moderne liquide.." - Dans "Liquid Life", Zygmunt Bauman explore le concept de "liquidité" comme caractéristique déterminante de la vie moderne. En s’appuyant sur ses travaux antérieurs sur la "modernité liquide", Bauman décrit comment le flux constant, l’instabilité et l’incertitude de la société contemporaine affectent la vie des individus. érode les structures traditionnelles, déstabilise les identités et affaiblit les liens sociaux. Cette fluidité offre de la liberté et des possibilités d’expression, mais elle conduit aussi à l’insécurité, à l’anxiété et à un sentiment d’absence de racines. En résumé, le travail de Bauman met en évidence les complexités de la navigation dans un monde moderne liquide. Il invite les lecteurs à réfléchir aux répercussions de ce flux constant sur leur propre vie et sur la société dans son ensemble, en incitant à une réflexion sur la manière de trouver la stabilité et le sens d’un monde où tout est en mouvement.

(Liquid Life) - Bauman commence par définir la "vie liquide" comme étant une vie vécue dans des conditions de changement et d’incertitude constants. Dans une "société liquide", tout, des relations à la carrière en passant par les identités, est en flux. Le manque de stabilité signifie que les individus doivent s’adapter et se réinventer continuellement pour suivre le rythme du monde en constante évolution. Cette pression constante pour s’adapter conduit à un sentiment d’insécurité et d’anxiété, car rien n’est fixé ou certain.

(The Precariousness of Liquid Life) - Bauman explore la précarité de la "vie liquide", où les engagements à long terme et la stabilité sont de plus en plus rares. Les ancrages traditionnels comme la famille, la communauté et l’emploi stable se sont affaiblis, laissant les individus à naviguer dans leur vie par eux-mêmes. Cette précarité se manifeste dans divers aspects de la vie, comme le travail, où les emplois sont souvent temporaires et précaires, et les relations, qui sont souvent de courte durée et transactionnelles.

(Identity in a Liquid World) - Dans ce chapitre, Bauman discute de la façon dont l’identité se façonne dans un "monde liquide". Avec l’érosion des structures sociales stables, les individus sont laissés à construire leurs propres identités, souvent basées sur les choix de consommation et les préférences de style de vie. Cette fluidité de l’identité signifie que les gens se réinventent constamment, en essayant différents rôles et différentes "personas". Cependant, ce manque d’identité stable peut conduire à des sentiments d’aliénation et à une perte de sens cohérent du soi.

(Liquid Relationships) - Bauman examine l’impact de la "liquidité" sur les relations personnelles. Dans un monde où la permanence est rare, les relations deviennent plus fragiles et jetables. L’accent mis sur la liberté individuelle et l’épanouissement personnel conduit souvent à traiter les relations comme temporaires et interchangeables. Cette fluidité des relations contribue à un sentiment de solitude et d’isolement, car il devient plus difficile de maintenir des liens profonds et durables. 

(Liquid Consumption) - Bauman explore le rôle de la consommation dans la "vie liquide". Dans une société de consommation, la consommation devient un moyen clé par lequel les individus expriment leur identité et cherchent l’épanouissement. Cependant, la poursuite du bonheur par la consommation est éphémère, car les désirs changent constamment. Cela conduit à un cycle d’insatisfaction perpétuelle, où les individus sont toujours à la recherche de la prochaine nouvelle chose pour se définir ou atteindre une satisfaction temporaire.

(Liquid Modernity and Its Consequences) - Bauman réfléchit aux conséquences plus globales de la modernité liquide pour la société. Il soutient que la" liquidité de la vie moderne" mine la cohésion sociale, car les individus se concentrent davantage sur leur propre survie et leur succès que sur le bien-être collectif. Le changement constant et l’incertitude créent également une culture de peur et d’anxiété, où les gens sont perpétuellement préoccupés par le fait de suivre le rythme et d’éviter l’échec. Cela se traduit par une société moins stable, moins connectée et plus fragmentée.

 

(Introduction : On Living in a Liquid Modern World)

"‘Liquid life’ and ‘liquid modernity’ are intimately connected. ‘Liquid life’ is a kind of life that tends to be lived in a liquid modern society. ‘Liquid modern’ is a society in which the conditions under which its members act change faster than it takes the ways of acting to consolidate into habits and routines. Liquidity of life and that of society feed and reinvigorate each other. Liquid

life, just like liquid modern society, cannot keep its shape or stay on course for long.

In a liquid modern society, individual achievements cannot be solidified into lasting possessions because, in no time, assets turn into liabilities and abilities into disabilities. Conditions of action and strategies designed to respond to them age quickly and become obsolete before the actors have a chance to learn them properly. 

 

La "vie liquide" et la "modernité liquide" sont intimement liées. La "vie liquide" est celle que l'on a tendance à vivre dans une société moderne liquide. Une société "moderne liquide" est celle où les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu'il n'en faut aux modes d'action pour se figer en habitudes et en routines. La liquidité de la vie et celle de la société se nourrissent et se renforcent l'une l'autre. La vie liquide, tout comme la société moderne liquide, ne peut conserver sa forme ni rester sur la bonne trajectoire longtemps.

Dans une société moderne liquide, les réalisations individuelles ne peuvent se figer en biens durables car, en un instant, les atouts se changent en handicaps et les aptitudes en infirmités. Les conditions d'action et les stratégies prévues pour leur répondre vieillissent rapidement et deviennent obsolètes avant que les acteurs aient une chance de les apprendre correctement.

 

Learning from experience in order to rely on strategies and tactical moves deployed successfully in the past is for that reason ill advised: past tests cannot take account of the rapid and mostly unpredicted (perhaps unpredictable) changes in circumstances. Extrapolating from past events to predict future trends becomes ever more risky and all too often misleading. Trustworthy calculations are increasingly difficult to make, while foolproof prognoses are all but unimaginable: most if not all variables in the equations are unknown, whereas no estimates of their future trends can be treated as fully and truly reliable.

 

Il n'est donc pas conseillé de se fonder sur l'expérience avec l'idée de s'en remettre à des stratégies et mouvements tactiques déployés avec succès par le passé : les essais passés ne peuvent prendre en compte les changements de circonstances rapides et le plus souvent imprévus (voire imprévisibles). Extrapoler à partir d'événements passés afin de prédire des tendances futures devient chaque jour plus risqué et bien trop souvent trompeur. Il est de plus en plus difficile d'effectuer des calculs fiables - des pronostics infaillibles étant quant à eux tout bonnement inimaginables : la plupart des variables et des équations, sinon toutes, sont des inconnues, et aucune estimation de leurs orientations futures ne peut être considérée comme absolument fiable.

 

In short: liquid life is a precarious life, lived under conditions of constant uncertainty. The most acute and stubborn worries that haunt such a life are the fears of being caught napping, of failingto catch up with fast-moving events, of being left behind, of overlooking ‘use by’ dates, of being saddled with possessions that are no longer desirable, of missing the moment that calls for a change of tack before crossing the point of no return. Liquid life is a succession of new beginnings – yet precisely for that reason it is the swift and painless endings, without which new beginnings would be unthinkable, that tend to be its most challenging moments and most upsetting headaches. Among the arts of liquid modern living and the skills needed to practise them, getting rid of things takes precedence over their acquisition...

 

En résumé : la vie liquide est précaire, vécue dans des conditions d'incertitude constante. Les soucis les plus vifs et persistants qui hantent cette vie sont des peurs : être pris en flagrant délit de sieste, ne pas tenir le rythme des événements en mouvement constant, se faire distancer, laisser passer une date limite de consommation, avoir sur les bras des biens qui ne sont plus désirables, rater l'instant qui nécessite un changement de cap avant d'arriver au point de non-retour.

La vie liquide est une succession de nouveaux départs - or, pour cette même raison, ce sont les dénouements rapides et indolores, sans lesquels de nouveaux départs seraient inconcevables, qui tendent à constituer, pour la vie liquide, les moments qui la mettent le plus au défi, ses sources de plus grandes migraines. Parmi les arts dont la vie moderne liquide requiert la maîtrise, et les compétences nécessaires pour les pratiquer, savoir se débarrasser des choses prend le pas sur leur acquisition....

 

(...) "Peut-être la description de la vie moderne liquide comme une série de nouveaux "commencements" (beginnings) est-elle un étourdiment complice d'une forme de complot ; en reproduisant une illusion partagée, elle contribue à dissimuler son secret le mieux gardé puisque honteux, ne serait-ce que de façon résiduelle). Peut-être conviendrait-il mieux de raconter cette vie en racontant l'histoire de "dénouements" (endings) successifs. Et peut-être la splendeur d'une vie liquide réussie serait-elle mieux traduite par l'ostentation des pierres tombales qui commémorent les contenus des tombes.

 

Dans une société moderne liquide, l'industrie de broiement des ordures (the waste-disposal industry) s'empare des positions de force dans l'économie de la vie liquide. La survie de cette société et le bien-être de ses membres tient à la rapidité avec laquelle les produits sont jetés aux ordures, et à la vitesse et à l'efficacité du broiement des déchets. Dans cette société, rien ne peut revendiquer l'exemption à la règle universelle du jetable, et rien ne peut être autorisé à durer plus qu'il ne doit. La fermeté, le caractère gluant, la viscosité des choses inanimées comme des animées sont les plus sinistres et fatals des dangers, les sources des peurs les plus effroyables, et les cibles des attaques les plus violentes. 

 

(...) "Life in a liquid modern society cannot stand still. It must modernize (read: go on stripping itself daily of attributes that are past their sell-by dates and go on dismantling/shedding the identities currently assembled/put on) – or perish. Nudged from behind by the horror of expiry, life in a liquid modern society no longer needs to be pulled forward by imagined wonders at the far end of modernizing labours. The need here is to run with all one’s strength just to stay in the same place and away from the rubbish bin where the hindmost are doomed to land.

 

La vie dans une société moderne liquide ne peut rester immobile. Elle doit se moderniser (lire : continuer chaque jour de se défaire des attributs qui ont dépassé leur date limite de vente, continuer de démanteler/se dépouiller des identités actuellement assemblées/revêtues) - ou périr. Poussée par l'horreur de l'expiration, la vie dans une société moderne liquide n'a plus besoin d'être attirée par des merveilles imaginées à l'autre bout des travaux de modernisation.

Ici, on est obligé de courir aussi vite qu'on peut pour rester au même endroit, à l'écart de la poubelle où les derniers sont condamnés à atterrir.

 

'Creative destruction’ is the fashion in which liquid life proceeds, but what that term glosses over and passes by in silence is that what this creation destroys are other forms of life and so obliquely the humans who practise them. Life in the liquid modern society is a sinister version of the musical chairs game, played for real. The true stake in the race is (temporary) rescue from being excluded into the ranks of the destroyed and avoiding being consigned to waste. And with the competition turning global, the running must now be done round a global track.

 

La "destruction créatrice" décrit le mode d'action de la vie liquide, mais ce que cette expression dissimule, ce qu'elle passe sous silence, c'est que ladite création détruit d'autres formes de vie et donc, indirectement, les humains qui les pratiquent. La vie dans la société moderne liquide est une version sinistre du jeu des chaises musicales - disputée pour de vrai. Le véritable enjeu de la course consiste à être sauvé (temporairement) de la relégation dans les rangs des détruits, et à éviter d'être jeté aux ordures. Or, la compétition se faisant globale, la course doit à présent se disputer sur une piste globale.

 

"The greatest chances of winning belong to the people who circulate close to the top of the global power pyramid, to whom space matters little and distance is not a bother; people at home in many places but in no one place in particular. They are as light, sprightly and volatile as the increasingly global and extraterritorial trade and finances that assisted at their birth and sustain their nomadic existence ..."

 

Les meilleures chances de victoire appartiennent à ceux qui circulent près du sommet de la pyramide globale du pouvoir, ceux pour qui l'espace compte peu et la distance n`est pas une gêne ; ceux qui se sentent chez eux en maints endroits mais dans aucun en particulier. Ils sont aussi légers, vifs et volatiles que le commerce et les finances, de plus en plus globaux et extraterritoriaux, qui assistèrent à leur naissance et soutiennent leur existence nomade. Pour reprendre la description qu'en fit Jacques Attali (Chemins de sagesse, 1996), "ils ne [possèdent) pas les fabriques, ni les terres, ni les postes administratifs. Ils [sont] riches d'un actif portatif : leur connaissance des lois du labyrinthe". Ils « (aiment) créer, jouir, bouger". Ils vivent dans une société de "valeurs volatiles, insouciante de l'avenir, égoïste et hédoniste". Ils "(acceptent le) neuf comme une bonne nouvelle, [la] précarité comme une valeur, [l']instabilité comme un impératif, [le] métissage comme une richesse". Ils maîtrisent et pratiquent tous, à des degrés variables, l'art de la "vie liquide" : "accepter d' être désorienté, de vivre hors de l'espace et du temps, d'avoir le vertige, le tournis, de ne connaître d'avance ni la durée ni le chemin"....


"Liquid Life" (First published in 2005 by Polity Press)

 Introduction: On Living in a Liquid Modern World 

1 - The Individual under Siege 

2 - From Martyr to Hero, and from Hero to Celebrity 

3  -Culture: Obstreperous and Unmanageable 

4 - Seeking Shelter in Pandora’s Box, or Fear, Security and the City 

5 - Consumers in Liquid Modern Society (Consuming life, Consuming body, Consuming childhood)

6 - Learning to Walk on Quicksand

7 - Thinking in Dark Times (Arendt and Adorno Revisited


"... Speed, not duration, matters. With the right speed, one can consume the whole of eternity inside the continuous present of earthly life. Or this at least is what the ‘spiritual lumpenproletarians’ try, and hope, to achieve. The trick is to compress eternity so that it may fit, whole, into the timespan of individual life. The quandary of a mortal life in an immortal universe has been finally resolved: one can now stop worrying about things eternal and lose nothing of eternity’s wonders – indeed one can exhaust whatever eternity could possibly offer, all in the timespan of one mortal life. One cannot perhaps take the time-lid off mortal life; but one can (or at least try to) remove all limits from the volume of satisfactions to be experienced before reaching that other, irremovable limit.

 

"... C'est la vitesse, et non la durée, qui compte. Avec la bonne vitesse, on peut consommer toute l'éternité à l'intérieur du présent continu de la vie terrestre. C'est du moins ce que tente et espère accomplir le "lumpenprolétariat spirituel". L”astuce est de comprimer l'éternité de façon qu'elle entre, tout entière, dans le temps de la vie individuelle. Le dilemme d'une vie mortelle dans un univers immortel a enfin été résolu : on peut désormais cesser de s'en faire pour les choses éternelles sans rien perdre des merveilles de l'éternité - de fait, on peut épuiser tout ce que l'éternité a à offrir, et tout cela, le temps d'une vie mortelle. Il est peut-être impossible de retirer le couvercle temporel de la vie mortelle ; mais on peut retirer (ou du moins tenter de retirer) toutes les limites du volume des satisfactions à vivre avant d'atteindre cette autre limite, inamovible.

 

"In a bygone world in which time moved much slower and resisted acceleration, people tried to bridge the agonizing gap between the poverty of a short and mortal life and the infinite wealth of the eternal universe by hopes of reincarnation or resurrection. In our world that knows or admits of no limits to acceleration, such hopes may well be discarded. If only one moves quickly enough and does not stop to look back and count the gains and losses, one can go on squeezing into the timespan of mortal life ever more lives; perhaps as many as eternity could supply.What else, if not to act on that belief, are the unstoppable, compulsive and obsessive reconditioning, refurbishment, recycling, overhaul and reconstitution of identity for? ‘Identity’, after all, is (just as the reincarnation and resurrection of olden times used to be) about the possibility of ‘being born again’ – of stopping being what one is and turning into someone one is not yet.

 

"Dans un monde passé où le temps s'écoulait bien plus lentement, et où il résistait à l'accélération, les gens essayaient de combler le fossé cruel entre la pauvreté d'une vie brève et mortelle et l'infiníe richesse de l'univers éternel par des espoirs de réincarnation ou de résurrection. Dans notre monde, qui ne connaît ou n'admet aucune limite à l'accélération, on peut se débarrasser de ce genre d'espoirs. Si l'on veut bien se déplacer rapidement, et ne pas se retourner pour compter les gains et les pertes, on réussira à faire entrer de nombreuses vies dans l'espace de la vie mortelle ; peut-être même autant que l'éternité nous en fournira. À quoi, sinon à agir selon cette croyance, servent les remise en état, remise à neuf, recyclage, révision et reconstitution obsessionnels, compulsifs et irrépressibles de l'identité? Après tout, l' "identité" concerne (tout comme avant elle la réincarnation et la résurrection d'antan) la possibilité de "renaître" - de cesser d'être ce que l'on est puis de se transformer en quelqu'un que l'on n'est pas encore.

 

... The good news is that this replacement of worries about eternity with an identity-recycling bustle comes complete with patented and ready-to-use DIY tools that promise to make the job fast and effective while needing no special skills and calling for little if any difficult and awkward labour. Self-sacrifice and self-immolation, unbearably long and unrelenting self-drilling and self-taming, waiting for gratification that feels interminable and practising virtues that seem to exceed endurance – all those exorbitant costs of past therapies – are no longer required....

 

La bonne nouvelle, c'est que ce remplacement des soucis relatifs à l'éternité par un fatras de recyclage-de-l'identité s'accompagne d'outils de bricolage brevetés et prêts à l'emploi, promettant d'accomplír le travail rapidement et efficacement, sans besoin de recourir à des compétences spéciales, et ne demandant que très peu d'efforts. L'abnégation et l'auto-immolation, d'intolérablement longs et incessants exercices sur soi et retours sur soi, l'attente de satisfaction qui paraît interminable et la pratique de vertus qui semblent dépasser l'endurance - tous ces coûts exorbitants des thérapies passées - ne sont plus requis. Régimes nouvelle formule, gadgets de fitness, changements de papier peint, remplacement de parquets par tapis (ou vice versa), remplacement d'une Mini par un 4×4 (ou vice versa), un t-shirt par un chemisier et des monochromes par des housses de canapé ou des robes bien bariolées, accroissement ou diminution du tour de poitrine, nouvelle paire de baskets, marques d'alcool et routines quotidiennes adaptées à la dernière mode, adoption d'un vocabulaire tout nouveau grâce auquel on pourra confesser publiquement nos tourments intimes... tout cela ira très bien. 

 

Enfin, en dernier recours, à l'horizon (atrocement lointain) se dessinent les miracles de la révision génétique. Quoi qu'il arrive, ne désespérons pas. Si toutes ces baguettes magiques s'avèrent insuffisantes ou si, malgré toute leur facilité d'utilisation, on les trouve trop encombrantes ou trop lentes, il existe des remèdes qui promettent une visite instantanée, quoique brève, de l'éternité (remèdes assortis, avec un peu de chance, d'autres garantissant un billet retour).

 

... Liquid life is consuming life. It casts the world and all its animateand inanimate fragments as objects of consumption: that is, objects that lose their usefulness (and so their lustre, attraction, seductive power and worth) in the course of being used. It shapes the judging and evaluating of all the animate and inanimate fragments of the world after the pattern of objects of consumption...

 

La vie liquide est une vie de consommation. Elle traite le monde et tous ses fragments animés et inanimés comme autant d'objets de consommation : c'est-à-dire des objets qui perdent leur utilité (et donc leur éclat, leur charme, leur pouvoir de séduction et leur valeur) pendant qu'on les utilise. Elle façonne le jugement et l'évaluation de tous les fragments animés et inanimés du monde suivant le modèle des objets de consommation.

Ces derniers ont une espérance de vie utile limitée, et une fois cette limite passée ils ne sont plus propres à la consommation; or, le fait d'être "propre à la consommation" étant le seul trait définitoire de leur fonction, ils sont donc complètement inadaptés - inutiles. Inadaptés, ils devraient être retirés du site de la vie de consommation (relégués à la biodégradation, incinérés, livrés aux soins des compagnies de broiement des déchets) afin de faire place à d'autres objets de consommation, encore inutilisés.

Qui veut s'épargner certains tracas - être à la traîne, se retrouver avec sur les bras quelque chose dont plus personne ne veut, se faire prendre en pleine sieste, rater le train du progrès - doit se rappeler qu'il est dans la nature des choses de nécessiter de la vigilance, et non de la loyauté. Dans le monde moderne liquide, loyauté est source de honte, et non de fierté. 

Connectez-vous à l'Internet dès le saut du lit, et dans la liste des nouvelles du jour figurera en bonne place cette sobre vérité : "Votre portable vous fait honte? Votre téléphone est si vieux que ça vous gêne de répondre? Choisissez la nouvelle version, vous en serez fier". Le revers de cette injonction à "choisir la nouvelle version", dernier cri de ce qui convient en matière de consommation de portable, est naturellement l'interdiction d'être vu avec le portable "nouvelle version" que vous aviez choisi précédemment.

 

Le déchet est le produit de base, sans doute le plus répandu, de la société de consommation moderne liquide ; parmi les industries de la société de consommation, celle qui broie les déchets est la plus imposante, la mieux protégée des effets de la crise. Ainsi le traitement des déchets est-il l'un des deux grands défis que la vie liquide ait à affronter. L'autre grand défi est la menace de devenir un déchet. Dans un monde rempli de consommateurs et des objets de leur consommation, la vie balance avec gêne entre les joies de la consommation et les horreurs du tas de déchets. Elle peut être une vie-vers-la-mort, mais dans une société moderne liquide vivre-vers-la-déchetterie pourrait bien être une perspective et un souci plus immédiats et plus gourmands en énergie et en travail.

Pour un habitant de la société moderne liquide, chaque souper - contrairement à celui dont parle Hamlet lorsqu' il répond au roi qui l'interroge sur Polonius - est une occasion "où l'on mange" et « où l'on est mangé". Il n'y a plus de disjonction entre les deux actes. "Et" a remplacé "soit-soit". Dans la société de consommation, personne ne peut échapper au rôle d'objet de consommation - pas seulement de consommation pour les vers, et pas seulement tout au bout de la vie de consommation. Transporté à l'époque moderne liquide, Hamlet modifierait probablement la règle de l'Hamlet de Shakespeare, niant aux vers le rôle privilégié de consommateurs des consommateurs. Il commencerait peut-être, à l'instar de l'Hamlet original, par déclarer "nous engraissons toutes les créatures pour nous engraisser, et nous nous engraissons..." mais il conclurait alors : "pour d'autres créatures".

 

... ‘Consumers’ and ‘objects of consumption’ are the conceptual poles of a continuum along which all members of the society of consumers are plotted and along which they move, to and fro, daily. Some may be cast most of the time particularly near to the commodities’ pole – but no consumer can be fully and truly insured against falling into its close, too close for comfort, proximity. Only as commodities, only if they are able to demonstrate their own use-value, can consumers gain access to consuming life.

In liquid life, the distinction between consumers and objects of consumption is all too often momentary and ephemeral, and always conditional. We may say that role reversal is the rule here, though even that statement distorts the realities of liquid life, in which the two roles intertwine, blend and merge.

It is not clear which of the two factors (attractions of the ‘consumer’ pole, or the repulsion of the ‘waste’ pole) is the more powerful moving force of liquid life. No doubt both factors cooperate in shaping the daily logic and – bit by bit, episode by episode – the itinerary of that life. Fear adds strength to desire ...

 

Les "consommateurs" et les "objets de consommation" sont les pôles conceptuels d'un continuum sur lequel tous les membres de la société de consommation sont placés, et sur lequel ils vont et viennent chaque jour. Certains peuvent être placés la plupart du temps particulièrement près du pôle des marchandises - mais aucun consommateur ne peut être assuré pleinement et réellement contre le risque de tomber dans son voisin proche - d'une proximité inquiétante. Ce n'est qu'en tant que marchandises, et seulement s'ils sont capables de démontrer leur propre valeur d'usage, que les consommateurs peuvent avoir accès à la vie de consommation. Dans la vie liquide, la distinction entre consommateurs et objets de consommation est trop souvent passagère et éphémère, et toujours conditionnelle. On pourrait dire que l'inversion des rôles est ici de règle, bien que cette déclaration même déforme les réalités de la vie liquide, où les deux rôles s'entremêlent et se mélangent.

On ne sait pas précisément lequel des deux facteurs (les charmes du pôle "consommateur", ou la répulsion du pôle "déchet") constitue l'âme la plus puissante de la vie liquide. Nul doute que les deux coopèrent pour le façonnement de la logique quotidienne et - un fragment après l'autre, un épisode après l'autre - de l'itinéraire de cette vie. La peur renforce le désir. 

Malgré toute l'attention qu'il peut porter à ses objets immédiats, le désir ne peut s'empêcher de rester conscient- consciemment, à demi-consciemment ou inconsciemment - de cet autre enjeu accroché à sa vigueur, à sa détermination et à son ingéniosité. Malgré toute l'intensité avec laquelle il se concentre sur l'objet du désir, l'œil du consommateur ne peut s'empêcher de remarquer, dans son champ de vision, la valeur-marchandise du sujet désirant. 

 

... Liquid life means constant self-scrutiny, self-critique and self-censure. Liquid life feeds on the self’s dissatisfaction with itself.

Critique is self-referential and inward directed; and so is the reform which such self-critique demands and prompts. It is in the name of such inward-looking and inward-targeted reform that  the outside world is preyed upon, ransacked and ravaged. Liquid life endows the outside world, indeed everything in the world that is not a part of the self, with a primarily instrumental value; deprived of or denied a value of its own, that world derives all its value from its service to the cause of self-reform, and by their contribution to that self-reform the world and each of its elements are judged. Parts of the world unfit to serve or no longer able to serve are either left outside the realm of relevance and unattended, or actively discarded and swept away. 

Such parts are but the waste from self-reforming zeal, the rubbish tip being their natural destination. In terms of liquid life’s reasoning their preservation would be irrational; their right to be preserved for their own sake cannot be easily argued, let alone proved, by liquid life’s logic ...

 

La vie liquide implique une auto-surveillance, une autocritique et une auto-censure constantes. La vie liquide se nourrit de l'insatisfaction du moi par rapport à lui-même. La critique pratique l'autoréférence ; et il en va de même pour la réforme que ladite autocritique exige et provoque. C”est au nom de cette réforme que l'on s'attaque au monde extérieur, qu'on le saccage et le ravage. La vie liquide dote le monde extérieur, en fait tout ce qui dans le monde ne fait pas partie du moi - d'une valeur essentiellement instrumentale ; qu'on le prive d'une valeur propre ou qu'on la lui nie, ce monde tire sa valeur du service qu'il rend à la cause de l'autoréforme - et c'est à l'aune de leur contribution à l'autoréforme que le monde et chacun de ses éléments sont jugés. 

Quant aux parties du monde impropres au service, ou qui ne sont plus capables de service, de deux choses l'une : soit on les oublie à la porte du royaume de la pertinence, soit on s'en débarrasse activement. Ces parties ne sont que les déchets de la ferveur d'autoréforme, la poubelle étant leur destination naturelle. Pour ce qui est du raisonnement de la vie liquide, leur sauvegarde serait irrationnelle ; la logique de la vie liquide aura toutes les peines du monde à défendre, sans parler de prouver, leur droit à la sauvegarde pour leur propre bien.

 

It is for that reason that the advent of liquid modern society spelled the demise of utopias centred on society and more generally of the idea of the ‘good society’. If liquid life prompts an interest in societal reform at all, the postulated reform is aimed mostly at pushing society further towards the surrender, one by one, of all its pretences to a value of its own except that of a police force guarding the security of self-reforming selves, and towards the acceptance and entrenchment of the principle of compensation (a political version of a ‘money back guarantee’) in case the policing fails or is found inadequate. Even the new environmental concerns owe their popularity to the perception of a link between the predatory misuse of the planetary commons and threats to the smooth flow of the self-centred pursuits of liquid life.

 

C'est bien pour cette raison que l'avènement de la société moderne liquide signifia la fin des utopies centrées sur la société, et plus généralement la fin de l'idée de la "bonne société". Si tant est que la vie liquide suscite un intérêt pour la réforme sociétale, la réforme postulée vise alors principalement à pousser la société un peu plus vers la reddition de toutes ses prétentions, l'une après l'autre, à une valeur propre, à l'exception de celle de force de police assurant la sécurité des moi en autoréforme, ainsi que l'acceptation et l'établissement du principe de compensation (version politique du "remboursement garanti") au cas où la police échouerait ou s'avèrerait inadaptée. Les nouvelles préoccupations écologiques elles-mêmes doivent leur popularité à la perception d'un lien entre le mauvais usage des ressources planétaires et les menaces faites au libre cours des activités égocentriques de la vie liquide.

 

The trend is self-sustained and self-invigorating. The focusing on self-reform self-perpetuates; so does the lack of interest in, and the inattention to, the aspects of common life that resist a complete and immediate translation into the current targets of self-reform. Inattention to the conditions of life in common precludes the possibility of renegotiating the setting that makes individual life liquid. The success of the pursuit of happiness – the ostensible purpose and paramount motive of individual life – continues to be defied by the very fashion of pursuing it (the only fashion in which it can be pursued in the liquid modern setting). The resulting unhappiness adds reason and vigour to a self-centred life politics; its ultimate effect is the perpetuation of life’s liquidity. Liquid modern society and liquid life are locked in a veritable perpetuum mobile...

 

La tendance est autonome, elle se renforce d'elle-même. L'attention portée sur l'autoréforme se perpétue quant à elle toute seule ; et il en va de même pour le manque d'intérêt, et l'inattention, pour les aspects de la vie ordinaire qui résistent à une traduction complète et immédiate en cibles de l'autoréforme.

L'inattention pour les conditions de vie en commun exclut la possibilité d'une renégociation du cadre qui rend liquide la vie individuelle. Le succès de la recherche du bonheur - but prétendu et motif suprême de la vie individuelle - continue d'être bravé par la façon même de mener cette recherche (la seule façon dont on puisse le rechercher dans le cadre moderne liquide). Le malheur qui en découle ajoute raison et vigueur à une politique de vie égocentrique ; son effet ultime est la perpétuation de la liquidité de la vie. La société moderne liquide et la vie liquide sont prises dans un authentique "perpetuum mobile".

 

Une fois lancé, un "perpetuum mobile" ne cessera de tourner tout seul. Les perspectives de l'arrêter, déjà minces de par la nature de l'objet, sont encore réduites par la stupéfiante capacité de cette version-là à absorber et assimiler les tensions et frictions qu'elle génère - ainsi qu'à les exploiter. En effet, en tirant profit de la demande de calmant ou de remède que provoquent ces tensions, elle parvient à les utiliser comme super-carburant de premier choix pour ses moteurs.

Une réponse habituelle à un mauvais type de comportement, à une conduite inadaptée à un but visé ou qui mène à des résultats indésirables est l'éducation ou la rééducation : inculquer aux élèves de nouveaux types de motivation, développer de nouvelles tendances et les former à de nouvelles compétences.

L'idée de l'éducation en de tels cas est de défier l'impact de l'expérience quotidienne, de combattre et, au final, de braver les pressions provenant du cadre social depuis lequel opèrent les élèves. L'éducation et les éducateurs feront-ils l'affaire? Sauront-ils eux-même résister à la pression? Parviendront-ils à éviter d'être enrôlés au service des pressions mêmes qu'ils sont censés braver? La question est posée depuis l'Antiquité ; les réalités de la vie sociale y répondent invariablement par la négative ; et pourtant elle renaît avec une force intacte après chaque calamité. Les espoirs de voir l' éducation être un moyen suffisamment puissant pour déranger et au final déplacer les pressions des "faits sociaux" semblent aussi immortels que vulnérables..." (trad. Le Rouergue/Chambon, 2006, Fayard 2013)


La "modernité solide" reposait sur la production industrielle de biens de consommation, la "modernité liquide" repose sur la consommation ininterrompue de biens de consommation et de services, il y a eu passage de la production à la consommation, conséquence de la dissolution de structures sociales telles que la profession, les liens de parenté, la nationalité. 

La création de l'identité personnelle passe aujourd'hui par la consommation. La conscience de soi n'est plus aussi stable, elle est fragmentée, instable, voire incohérente car elle se réduit souvent en choix de consommation. Nous sommes ce que nous achetons et rien d'autre. Les préoccupations superficielles et l'intimité profonde ont fusionné. La construction de l'identité individuelle est devenue plus problématique que jamais. c'est pour chaque individu un cycle sans fin de questionnement introspectif, qui ne fait qu'accroître l'incertitude et le désarroi. 


"Consuming Life" (Zygmunt Bauman, 2007)

Des paradoxes de la société de consommation, où la poursuite du bonheur par la consommation conduit souvent à l’insatisfaction et à l’aliénation. Zygmunt Bauman explore l’impact du consumérisme sur la société moderne et l’identité individuelle. Il soutient que dans la société contemporaine, la consommation est devenue la principale façon dont les individus se définissent et se rapportent aux autres. Le livre examine comment ce changement a transformé non seulement l’économie, mais aussi les relations sociales, la culture et le moi. Bauman soutient que si la consommation offre aux individus la liberté de se définir et de s’exprimer, elle entraîne aussi toute une série de conséquences négatives, notamment l’inégalité sociale, les dommages environnementaux et l’érosion des relations significatives. Le livre invite les lecteurs à réfléchir sur les coûts de la vie dans une société de consommation et à envisager des façons alternatives d’organiser la vie qui donnent la priorité au bien-être humain plutôt qu’à la consommation matérielle.

 

- (The Rise of the Consumer Society) - Bauman commence par décrire l’émergence de la société de consommation, où le fait de consommer est au centre de la façon dont les gens vivent et perçoivent le monde. Contrairement aux époques précédentes, où la production et le travail définissaient les rôles sociaux, la société de consommation se caractérise par un accent mis sur l’achat et la consommation de biens, de services et d’expériences. Ce changement a conduit à une réorientation des valeurs, où la valeur personnelle et le statut social sont de plus en plus liés à la capacité de consommation.

- (The Commodification of the Self) - Bauman discute de la façon dont les individus sont devenus des objets de consommation. Les gens sont encouragés à se considérer comme des marques, à peaufiner et à commercialiser constamment leur identité par la consommation de biens et d’expériences. Cette marchandisation s’étend aux relations personnelles, où les gens se livrent souvent à des interactions sociales comme s’il s’agissait de transactions, cherchant à maximiser le gain personnel et à minimiser les coûts.

- (The Consumer’s Life Cycle) - Bauman explore le cycle de vie du consommateur, où les individus sont constamment poussés par la nécessité de consommer de nouveaux produits et de nouvelles expériences. Ce cycle est caractérisé par un sentiment perpétuel d’insatisfaction, car l’épanouissement issu de la consommation est toujours temporaire. Le désir de nouveauté et la peur de l’oubli (the fear of missing out, FOMO) poussent les consommateurs à chercher continuellement de nouvelles façons de s’exprimer et de suivre les tendances sociétales.

- (Consumption and Social Inequality) - Bauman examine la relation entre consommation et inégalité sociale. Si le consumérisme promet l’égalité par l’accès aux biens et services, en réalité il exacerbe les divisions sociales. Ceux qui ne peuvent pas se permettre de consommer au même niveau que les autres sont marginalisés, ce qui entraîne un écart grandissant entre les "inclus" (included) et les "exclus" (excluded). La société de consommation crée une hiérarchie basée sur le pouvoir d’achat, où la capacité à consommer devient un déterminant clé du statut social.

- (The Impact on Relationships) - Bauman discute de la façon dont le consumérisme affecte les relations personnelles. Dans une société de consommation, les relations sont souvent abordées avec le même état d’esprit que le magasinage – axé sur la satisfaction personnelle et l’utilité. Cela conduit à des relations plus superficielles et transitoires, car les gens sont prompts à passer à autre chose lorsque leurs besoins ou leurs désirs ne sont plus satisfaits. La marchandisation des relations sape la profondeur et la stabilité des liens sociaux.

- (The Environment of Consumption) - L'auteur aborde enfin les conséquences environnementales d’une société de consommation. La poursuite incessante de la consommation conduit à une surproduction, à des déchets et à la dégradation de l’environnement. La société de consommation qui se concentre sur les satisfactions à court terme se fait souvent au détriment de la durabilité à long terme, ce qui crée des défis importants pour l’avenir de la planète...

 

"En apparence, la consommation est une affaire banale..." (Apparently, consumption is a banal, indeed trivial affair) - Avec l'avènement de la "modernité liquide", notion qui s'oppose à la "modernité solide" du 19e et traduit le fait que la société globale est devenue fluide, mouvante et imprévisible, la société de production s'est transformée en une société de consommation. La consommation, réduite à sa forme archétypale du cycle métabolique d'ingestion-digestion-excrétion, est un des éléments inséparables de notre survie biologique. La "société moderne solide des producteurs" entraînait l'ensemble de ses participants dans un schéma d'existence à long terme qui privilégiait la sécurité, la stabilité. La société des consommateurs que porte le monde "liquide" aujourd'hui, n'associe plus, par exemple, le bonheur tant à la simple satisfaction des besoins qu'à "une augmentation constante en volume et en intensité des désirs" : "l'instabilité des désirs et l'instabilité des besoins, couplées à la propension qu'elles entraînent à la consommation et à la mise au rebut instantanées de ses objets, s'accordent bien avec le nouveau cadre liquide dans lequel les activités de vie ont été inscrites..."

Désormais les individus sont à la fois les promoteurs des produits et les produits dont ils assurent la promotion. Ils sont dans le même temps la marchandise et le vendeur, les biens et leurs représentants de commerce. Ils habitent tous le même espace social qu'on décrit habituellement par le terme de "marché". L'épreuve à subir pour accéder aux meilleures positions sociales exige qu'ils se reconditionnent sans cesse en produits capables d'attirer l'attention sur eux-mêmes. Cette subtile transformation des consommateurs en produits est le trait le plus caractéristique de la société de consommation dans laquelle nous vivons. C'est sa vérité cachée.

Zygmunt Bauman dénonce ainsi l'illusion et les dangers d'une société au sein de laquelle il est impératif de consommer pour être. "L'invasion, la conquête et la colonisation du réseau des relations humaines par les visions du monde et les motifs de comportement inspirés par et modelés sur les Bourses de marchandises, mais aussi les sources de ressentiment, de dissentiment et la résistance occasionnelle" sont thèmes principaux de cet essai, et l'analyse menée en distinguant trois types idéaux, - des types catégories qui permettent de mettre en lumière certains aspects de la réalité sociale -, celui de consumérisme, celui de la société des consommateurs et celui de la culture consumériste. Le "consumérisme" est "un type d'arrangement social qui découle du recyclage des envies, des désirs et des rêves humains banals, permanents", la "principale force motrice et dirigeante de la société" : contrairement à la simple consommation, il s'agit en effet ici de détacher l'individu de sa capacité à désirer ou rêver pour le repositionner dans une trajectoire plus globale qui redéfinit totalement ses priorités existentielles...  

 

Consumerism versus Consumption

Apparently, consumption is a banal, indeed trivial affair. We all do it daily, on occasions in a festive manner, when throwing a party, celebrating an important event or rewarding ourselves for a particularly impressive achievement – but most of the time matter-of-factly, one would say routinely, without much advance planning or a second thought.

Indeed, if reduced to its archetypical form of the metabolic cycle of ingesting, digesting and excreting, consumption is a permanent and irremovable condition and aspect of life, bound by neither time nor history; one of the inseparable elements of biological survival which we, humans, share with all other living organisms. Seen in that way, the phenomenon of consumption has roots as ancient as living organisms – and most certainly it is a permanent, integral part of every form of life known from historical narratives and ethnographic reports. Apparently, plus ça change, plus c’est la même chose … Whatever form of consumption is noted as typical for a specific period in human history may be depicted with no great effort as a slightly modified version of past ways. In this field, continuity seems to be the rule; ruptures, discontinuities, radical changes, not to mention revolutionary, watershed transformations, can be (and often are) disavowed as purely quantitative rather than qualitative transformations. And yet if the activity of consuming as such might leave little room for inventiveness and manoeuvre, this does not apply to the role played and continuing to be played by consumption in past transformations and the current dynamics of the human mode of being-in-the-world; in particular, to its place among the factors determining the style and flavour of social life and its role as a pattern-setter (one of many or the paramount one) of interhuman relations.

 

Consommation versus consommation

Apparemment, la consommation est une affaire banale, voire triviale. Nous le faisons tous chaque jour, dans des occasions festives, lorsque nous organisons une fête, que nous célébrons un événement important ou que nous nous récompensons pour une réalisation particulièrement impressionnante – mais la plupart du temps, on dirait régulièrement : sans beaucoup de planification ou de réflexion.

En effet, si elle est réduite à sa forme archétypique du cycle métabolique de l’ingestion, de la digestion et de l’excrétion, la consommation est une condition permanente et inamovible et un aspect de la vie, lié ni par le temps ni par l’histoire; un des éléments inséparables de la survie biologique que nous, humains, partager avec tous les autres organismes vivants. Vu de cette façon, le phénomène de la consommation a des racines aussi anciennes que les organismes vivants – et il est très certainement une partie permanente et intégrale de toute forme de vie connue des récits historiques et des rapports ethnographiques. Apparemment, plus ça change, plus c’est la même chose… Quelle que soit la forme de consommation notée comme typique pour une période spécifique de l’histoire humaine peut être décrite sans grand effort comme une version légèrement modifiée des voies passées. Dans ce domaine, la continuité semble être la règle; les ruptures, les discontinuités, les changements radicaux, sans parler des transformations révolutionnaires, peuvent être (et sont souvent) désavoués comme des transformations purement quantitatives plutôt que qualitatives. Et pourtant, si l’activité de consommation en tant que telle laisse peu de place à l’inventivité et à la manœuvre, cela ne s’applique pas au rôle joué et qui continue d’être joué par la consommation dans les transformations passées et la dynamique actuelle du mode d’être humain. .dans le monde; en particulier, à sa place parmi les facteurs qui déterminent le style et la saveur de la vie sociale et son rôle en tant que créateur de modèles (l’un des nombreux ou le plus important) des relations interhumaines.

 

"Les rencontres entre les consommateurs potentiels et les objets potentiels de leur consommation ont tendance à constituer les principales composantes de ce réseau particulier de relations humaines que l'on appelle la “société de consommation”. Disons mieux : le cadre existentiel baptisé “société de consommation” se distingue par un remodelage des relations humaines sur le modèle, et à l'image, des relations entre les consommateurs et les objets de leur consommation. Ce remarquable exploit est le résultat de l'annexion et de la colonisation, par les marchés de la consommation, de l'espace qui sépare les individus humains ; espace au sein duquel les cordes qui relient les humains sont tissées, et les barrières qui les séparent sont construites.

Dans une distorsion et une perversion grossières de la vraie substance de la révolution consumériste, on représente la plupart du temps la société de consommation comme concentrée sur les relations entre le consommateur - fermement ancré dans le statut du sujet cartésien - et la marchandise - dans le rôle de l'objet cartésien (encore que, dans ces représentations, le centre de gravité de la rencontre sujet-objet soit déplacé, de façon décisive, du domaine de la contemplation à la sphère de l'activité). Quand il s'agit d'activité, le sujet cartésien pensant (qui perçoit, examine, compare, évalue, attribue une pertinence, rend intelligible) se retrouve confronté - comme il l'était durant la contemplation - à une multitude d'objets spatiaux (objets de perception, d'examen, de comparaison, d'évaluation, d'attribution de pertinence, de compréhension). Sauf que cette fois, il doit en outre s'en occuper : les déplacer, les affecter, les utiliser, les jeter.

Certes, le degré de souveraineté que l'on a coutume d'attribuer au sujet quand on décrit l'activité de consommation est sans cesse remis en question et mis en doute. Don Slater (Consumer Culture and Modernity, 1997) nous faisait observer à juste titre que le portrait des consommateurs que brossent les descriptions savantes de la vie de consommation oscille entre les extrêmes des “dupes ou crétins culturels” et les “héros de la modernité”. Dans le premier cas, les consommateurs sont représentés comme tout sauf des agents souverains : on nous les montre au contraire en victimes de promesses frauduleuses, incités, séduits, poussés ou bien manoeuvrés par des pressions flagrantes ou furtives mais invariablement extérieures. Dans le second cas, l'autre extrême, les soi-disant portraits des consommateurs réunissent toutes les vertus dont se vante la modernité - rationalité, autonomie solide, capacité à l'auto-définition et à l'affirmation de soi. Ces portraits représentent les vecteurs de la "volonté et de l'intelligence héroïques capables de transformer la nature et la société, mais aussi de les soumettre aux désirs choisis librement et en privé par l'individu".

Or le fait est que, dans une version comme dans l'autre - qu'on les présente en dupes du tapage publicitaire ou en acteurs héroïques du besoin autopropulsé de maîtrise -, les consommateurs sont retirés de l'univers de leurs objets de consommation potentiels. Dans la plupart des descriptions, le monde que forme et soutient la société des consommateurs est clairement divisé en choses à choisir et en acteurs du choix ; les marchandises et leurs consommateurs : des choses à consommer et des humains pour les consommer. Mais en fait, la société des consommateurs est ce qu'elle est précisément parce qu'elle n'est rien de tel ; ce qui la distingue d'autres types de société, c'est bien le brouillage, et au final l'effacement, des divisions énumérées ci-dessus.

Dans la société des consommateurs, personne ne peut devenir sujet sans s'être changé au préalable en marchandise. Et aucun sujet ne peut rester sujet sans perpétuellement réanimer, ressusciter et acquérir les capacités requises d'une marchandise commercialisable. La “subjectivité” du “sujet”, et lessentiel de ce qu'elle lui permet d'accomplir, se concentre sur un effort visant à devenir elle-même - et à demeurer - une marchandise commercialisable. Le trait le plus saillant de la société des consommateurs - malgré tous les soins que lion met à le dissimuler - est la transformatíon des consommateurs en marchandises ; ou plutôt, leur dissolution dans l'océan des marchandises où, pour reprendre l'une des plus célèbres citations de Georg Simmel, les différentes significations des choses, “et donc les choses elles-mêmes, sont vécues comme mineures”. Elles apparaissent “dans une monotonie de gris” - alors que toutes les choses “flottent, chacune avec sa gravité spécifique, dans le fleuve de l'argent, en mouvement constant”. Il revient donc aux consommateurs, et c'est le principal motif qui les pousse à s'engager dans l'activité de consommation incessante, de s'élever au-dessus de ces invisibilité et insignifiance monotones et grises ; de se distinguer de la masse des objets indistincts qui “flottent, [chacun] avec sa gravité spécifique” et d'attirer ainsi le regard des consommateurs (blasés !)...." (Edition Actes Sud, trad. Christophe Rosson).

 

Throughout human history, consumer activities or consumer-related activities (production, storage, distribution and disposal of the objects of consumption) have offered a constant supply of the ‘raw material’ from which the variety of forms of life and patterns of interhuman relations could be and indeed were moulded – with the help of cultural inventiveness driven by imagination. Most crucially, as an extendable space opened up between the act of production and the act of consumption, each of the two acts acquired growing autonomy from the other – so that they could be regulated, patterned and operated by mutually independent sets of institutions. Following the ‘Palaeolithic revolution’ which ended the hand-to-mouth gatherers’ mode of existence and ushered in the era of surplus and storage, history could be written in terms of the ingenious ways in which that space was colonized and administered.

It has been suggested (and this suggestion is followed and elaborated upon in the rest of this chapter) that a highly consequential breakpoint, which, it could be argued, deserved the name of a ‘consumerist revolution’, arrived millennia later, with the passage from consumption to ‘consumerism’, when consumption, as Colin Campbell suggests, became ‘especially important if not actually central’ to the lives of the majority of people, ‘the very purpose of existence’; and when ‘our ability to “want”, to “desire” and “to long for”, and especially our ability to experience such emotions repeatedly, actually underpins the economy’ of human togetherness.

 

Tout au long de l’histoire humaine, les activités de consommation ou les activités liées à la consommation (production, stockage, distribution et élimination des objets de consommation) ont offert un approvisionnement constant de la « matière première » à partir de laquelle la variété des formes de vie et des modèles de relations interhumaines ont pu être façonnées et ont même été façonnées – avec l’aide de l’inventivité culturelle tirée par l’imagination. Plus important encore, comme un espace extensible s’est ouvert entre l’acte de production et l’acte de consommation, chacun des deux actes a acquis une autonomie croissante de l’autre – afin qu’ils puissent être régulés, modelés et exploités par des ensembles d’institutions mutuellement indépendantes. À la suite de la « révolution paléolithique » qui a mis fin au mode d’existence des cueilleurs au jour le jour et qui a inauguré l’ère du surplus et du stockage, l’histoire pourrait être écrite en fonction des façons ingénieuses dont cet espace a été colonisé et administré.

Il a été suggéré (et cette suggestion est suivie et développée dans le reste de ce chapitre) qu’un point de rupture hautement corrélatif, qui, pourrait-on dire, méritait le nom de « révolution consumériste », est arrivé des millénaires plus tard, avec le passage de la consommation au « consumérisme », lorsque la consommation, comme le suggère Colin Campbell, est devenue « particulièrement importante, voire même centrale » dans la vie de la majorité des gens, « le but même de l’existence »; et lorsque « notre capacité à « vouloir », à « désirer » et « désirer », et surtout notre capacité de ressentir de telles émotions à plusieurs reprises, sous-tend en fait l’économie de l’unité humaine.


"Culture in a Liquid Modern World" (Zygmunt Bauman,  2011) 

Bauman analyse de façon critique la transformation de la culture dans une société caractérisée par des changements constants et une fluidité sans cesse croissante. Il souligne les défis que pose la recherche de sens et de stabilité dans un monde où les ancrages culturels traditionnels ont été balayés, laissant les individus à naviguer dans un paysage en constante évolution de normes, de valeurs et d’identités. et une culture plus fragmentée, individualisée et transitoire.

(Cultural Production and Consumption) - Bauman évoque la façon avec laquelle les produits culturels dans un monde moderne liquide sont de plus consommés comme n’importe quel autre bien. La production culturelle n'est plus considérée comme moyen d’identité et de transition collective mais comme substrat d’expériences et de spectacles qui sont consommés fugacement. - (The Role of Intellectuals) - Quel peut être désormais le rôle des intellectuels dans la modernité liquide, leur autorité traditionnelle en tant que leaders culturels ayant diminué. Les voici considérés comme des interprètes ou des guides, aidant les individus à naviguer dans les complexités d’un monde qui change rapidement plutôt que de proposer des vérités établies. - (Culture as a Survival Strategy) - Bauman soutient en conclusion que la culture dans un monde moderne liquide peut fonctionner plus comme une stratégie de survie que comme un moyen de créer du sens. Les individus utilisent pratiques culturelles et symboles associés pour faire face aux incertitudes de la modernité liquide, plutôt que pour construire une vision du monde cohérente.... 


"Does the richness of the few benefit us all" (2013, Zygmunt Bauman)

Dans son essai "La richesse de quelques-uns profite-t-elle à tous?" Zygmunt Bauman explore les inégalités croissantes de la société contemporaine et remet en question l’idée néolibérale selon laquelle la richesse accumulée par une petite élite finira par profiter à la population dans son ensemble. Bauman critique l’idée d'"économie à goutte" ("trickle-down economics) en arguant que la concentration de la richesse parmi les quelques personnes ne conduit pas nécessairement à une prospérité sociale globale. Il affirme plutôt que cette situation exacerbe souvent les divisions sociales, ce qui accroît l’insécurité et la fragmentation sociale.

Bauman explore les conséquences de l’inégalité économique, notant comment elle érode la cohésion sociale et crée une société où les riches sont isolés du reste, tant géographiquement que socialement. Il soutient que la recherche du profit et de l’intérêt personnel des riches aboutit souvent à l’exploitation et à la marginalisation des moins fortunés, plutôt qu’à leur élévation.

L’essai aborde également les implications psychologiques et éthiques de l’inégalité des richesses, suggérant que la poursuite de la richesse par quelques-uns favorise une culture de consommation et d’individualisme qui diminue à son tour la responsabilité collective et la solidarité sociale. Bauman s’interroge en fin de compte sur la capacité du modèle économique actuel, qui privilégie l’enrichissement des quelques-uns, à conduire véritablement à une société plus juste et équitable. Pour se résumer, Bauman soutient que la richesse des quelques ne profite pas intrinsèquement à tous et qu’elle conduit souvent à une plus grande inégalité et à une division sociale ...