Slavoj Žižek (1949) - "The Sublime Object of Ideology" (Slavoj Zizek, 1989) - "Mapping Ideology" (edited by Slavoj Žižek,1995) - "The Plague of Fantasies" (Slavoj Zizek, 1997) - "Welcome to the Desert of the Real: Five Essays on September 11 and Related Dates" (Slavoj Zizek, 2001) - "Interrogating the Real" (Slavoj Žižek, 2005) - "In Defense of Lost Causes" (Slavoj Žižek, 2008) - "First as Tragedy, Then as Farce" (Slavoj Zizek, 2009) - Slavoj Žižek," Living in the End Times" (Verso, 2010) - Mark Fisher,"Capitalist Realism: Is There No Alternative?" (2009) - "Absolute Recoil: Towards A New Foundation Of Dialectical Materialism" (Slavoj Žižek, 2014) - "Like A Thief In Broad Daylight: Power in the Era of Post-Humanity" (Slavoj Žižek, 2018) - "Pandemic!: Covid-19 Shakes the World" (Slavoj Žižek, 2020) - "Heaven in Disorder" (Slavoj Zizek, 2021) - "Too Late to Awaken What Lies Ahead When There Is No Future?", Slavoj Zizek (2023) - ...
Last update : 2023/11/11
Slavoj Žižek, l’un des principaux commentateurs culturels contemporains du monde et figure controversée de la scène médiatique, n'apporte guère sans doute d'innovations fondamentales, mais ses analyses, souvent provocatrices et exhubérantes à souhait, du capitalisme dominant et des crises mondiales contemporaines, donnent à penser et ouvrent des interrogations auxquelles le plus souvent nous renonçons par conformisme ou lassitude. Inventer une politique au-delà de notre impuissance intellectuelle, de notre acceptation des discours dominants et simplificateurs, formuler une nouvelle approche politique radicale pour éviter le désastre, c'est ce qu'il tente de nous proposer en réunissant des figures aussi disparates que Lacan, Marx et Hegel, et en ne cessant d'en appeler aux grands projets émancipateurs de jadis sous prétexte qu'ils auraient échoué dans le passé ...
Žižek a débuté son parcours en 1989 avec un ouvrage devenu célèbre, "The Sublime Object of Ideology". Quoique puisse en dire certains esprits simplistes, la fin de l’idéologie est un leurre, elle est plus forte que jamais : Žižek rejette l’idée que nous vivons dans une ère "post-idéologique". Prenons la technocratie, elle est une idéologie dominante installée au pouvoir dans bien des démocraties et des instances internationales ; la gouvernance technocratique (UE, FMI, élites néolibérales) prétend dépolitiser les décisions en les fondant sur "l’expertise" et "l’efficacité". Pour Žižek, c’est une forme d’idéologie pure : elle masque les choix politiques derrière une pseudo-neutralité scientifique. Un pouvoir élitiste de technocrates qui joue un pas de deux sur la scène mondiale avec cet autre phénomène pseudo-politique que l'on appelle le populisme, la première gère le capitalisme sans vision et l'autre exploitant une colère sans projet et nous précipitant dans le piège de l'identitaire et du nationalisme. C'est au fond par l'idéologie que le capitalisme contemporain naturalise ses propres contradictions. Žižek soutient que dans la société postmoderne, les individus savent souvent pertinemment que leur société est structurée par l’idéologie, mais ils continuent néanmoins à agir comme s'ils ne le savaient pas. Ce qu’il appelle le « cynisme » contemporain n’est pas un dépassement de l'idéologie, mais une forme avancée et plus subtile d'adhésion à celle-ci ...
Le capitalisme contemporain sait parfaitement intégrer les contradictions pour mieux se perpétuer et trois mécanismes clés se dégagent, que sont la récupération systématique des discours critiques, la transformation des espaces publics en zones commerciales privatisées, et l'exploitation des aspirations à la liberté pour masquer les rapports de domination. C'est tout le cynisme moderne qu'incarnent des dirigeants à qui nous déléguons démocratiquement trop de pouvoir par indifférence ou lassitude. Populisme ou technocratie, tel semble désormais le choix que nous laissons se dessiner, pour nous-mêmes et pour les générations qui suivent...
Žižek porte un regard radicalement critique sur la démocratie libérale contemporaine, mêlant marxisme, psychanalyse lacanienne et théorie critique. Pour Žižek, la démocratie moderne fonctionne comme un fétiche cynique (une "Dictature Libérale" Fétichiste), les élections sont des rituels vides où le vrai pouvoir reste aux mains des élites économiques ("On nous donne le droit de choisir, à condition de choisir ce qui ne menace pas le système", cf. Le Sujet qui fâche). La Démocratie reste le "Meilleur Alibi" du Capitalisme, elle naturalise l'ordre néolibéral en le faisant passer pour l'aboutissement de l'histoire ("réalisme capitaliste"). Et comment résoudre cet énorme paradoxe qu'est celui de la Volonté Populaire : la démocratie prétend incarner la volonté générale, mais elle la fabrique, les médias et le marketing politique créent les désirs qu'ils prétendent satisfaire. Mais nos "choix" politiques sont pré-structurés par le cadre idéologique, la vraie question est de savoir au fond "Qui décide des options disponibles ?" (cf. Courage du désespoir). Žižek plaide pour une Démocratie "Réelle" (mais impossible ?), peut-être pour une politique de l'acte (rupture violente avec l'ordre existant), inspirée de Badiou / Marx / Lénine, ou un communisme repensé comme démocratie radicale (sans État / marché). Mais il reconnaît son caractère utopique : "la démocratie véritable serait pire que la pire dictature – elle exigerait de nous une responsabilité insupportable".
Mais Žižek ne parvient pas à proposer de de solution clé, la seul finalité qu'il parvient à se donner est celle de révéler l'impensé démocratique ...
Slavoj Žižek est un philosophe, théoricien critique et psychanalyste slovène, né à Ljubljana (alors en Yougoslavie, aujourd'hui en Slovénie). Il est l'une des figures intellectuelles les plus connues et controversées de la gauche radicale contemporaine. Žižek est surtout connu pour son travail qui combine philosophie hégélienne (en particulier la dialectique), psychanalyse lacanienne (il réinterprète souvent des concepts comme le Réel, le Symbolique et l'Imaginaire), marxisme (en analysant l'idéologie, le capitalisme et les contradictions du système). Il se distingue par son style provocateur, son humour et ses références à la culture populaire (cinéma, séries, etc.) pour illustrer des idées philosophiques complexes. Parmi ses thèmes clés, on cite généralement la critique de l'idéologie (comment les systèmes de croyance maintiennent le statu quo), le capitalisme tardif (ses paradoxes et ses effets sur le désir humain), le Réel lacanien (ce qui résiste à la symbolisation et perturbe l'ordre social), la politique radicale (bien que marxiste, il est critique envers certaines formes de gauche progressiste).
Parmi ses oeuvres, on a principalement retenu "The Sublime Object of Ideology" (1989), tenu pour son livre le plus influent, qui nous rappelle le rôle central de l'idéologie dans les sociétés contemporaines, "Enjoy Your Symptom!" (1992), introduit une lecture approfondie de Lacan et du cinéma, "Bienvenue dans le désert du réel" (2002), sur le 11 septembre et la société du spectacle, "The Parallax View" (2006) : développe sa théorie du "parallaxe" pour expliquer comment différents points de vue idéologiques créent une réalité sociale fragmentée, "Living in the End Times" (2010) explore les crises économiques, écologiques et sociales actuelles, "Moins que rien : Hegel et l'ombre du matérialisme dialectique" (2012), "Problèmes dans le paradis : Du malheur du capitalisme à la guerre des mondes" (2015).
Il enseigne régulièrement dans diverses universités à travers le monde, notamment à l'Université de Ljubljana, au Birkbeck Institute à Londres, et aux États-Unis...
On se doute que Žižek a été souvent critiqué (sources critiques notables : Ian Parker, "Slavoj Žižek: A Critical Introduction", Pluto Press, 2004) pour son style dense, ses contradictions apparentes et ses prises de position provocatrices (par exemple sur l'écologie, le multiculturalisme ou le populisme). Certains lui reprochent aussi de mêler trop de références, rendant sa pensée difficile à cerner. Bien que se revendiquant communiste, il ne soutient pas les régimes autoritaires "socialistes" du passé et s'est engagé dans des débats sur la démocratie, le populisme et l'avenir de la gauche. Žižek reste une figure majeure de la théorie critique ...
"The Sublime Object of Ideology" (Slavoj Zizek, 1989)
"Le Sublime Objet de l'idéologie" est l’ouvrage majeur de Slavoj Žižek, qui le propulsera comme une figure centrale de la théorie critique contemporaine. Ce livre combine philosophie hégélienne, psychanalyse lacanienne et marxisme pour proposer une relecture originale du concept d’idéologie. Dans son style caractéristique, il mélange philosophie, cinéma (Hitchcock, Lynch), humour et références populaires pour illustrer des concepts complexes.
Žižek montre que l’idéologie n’est pas une simple manipulation, mais une construction symbolique qui structure notre réalité. Pour la dépasser, il faut aller au-delà de la critique rationnelle et agir sur le plan politique et psychanalytique. Un livre qui reste une référence majeure pour comprendre le pouvoir des discours politiques, la force des symboles et les mécanismes cachés du capitalisme.
1. La critique de l’idéologie classique et la nouvelle approche
Žižek rejette l’idée traditionnelle (marxiste) selon laquelle l’idéologie est une "fausse conscience" qui masque la réalité. Au contraire, il soutient que l’idéologie fonctionne même quand les gens savent très bien que leurs croyances sont illusoires. Ils savent très bien ce qu’ils font, mais ils le font quand même".
Le livre revisitera de même Hegel et son concept dialectique, en soulignant que l'idéologie est précisément ce processus dialectique qui maintient le sujet dans une perpétuelle tension entre désir et frustration. L’idéologie ne promet jamais simplement satisfaction ; elle promet plutôt un « manque » structurant, un désir constamment renouvelé.
2. Le rôle du fantasme dans l’idéologie
Žižek utilise Lacan pour montrer que l’idéologie ne repose pas seulement sur des idées, mais sur des structures fantasmatiques qui organisent notre désir et notre rapport au réel. Le fantasme idéologique comble les contradictions du système (ainsi le mythe du "travail dur qui paie toujours" dissimule les inégalités structurelles du capitalisme). "Le réel lacanien" est ce qui résiste à la symbolisation et menace de faire effondrer l’ordre idéologique (crises économiques, catastrophes écologiques).
3. Le "sublime objet de l’idéologie"
Žižek emprunte à Kant la notion de "sublime", un objet qui dépasse notre capacité de représentation, mais qui exerce une fascination : il fonctionne comme un point de fixation autour duquel l'idéologie s’organise, rendant la société cohérente malgré ses contradictions internes. Dans le capitalisme, des objets (argent, nation, leader charismatique) deviennent des objets fétichisés qui structurent nos désirs. Ainsi le drapeau national n’est qu’un morceau de tissu, mais il incarne une valeur sacrée.
4. La théorie du sujet et de la division
Žižek reprend Lacan pour affirmer que le sujet est toujours divisé, marqué par un manque constitutif. L’idéologie offre des points de capiton (concepts fixes comme "Liberté", "Patrie") qui donnent l’illusion d’une cohérence. On connaît la phrase : Le sujet est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant (Lacan).
5. La critique du capitalisme et de la démocratie
Žižek analyse comment le capitalisme se nourrit de ses propres crises et comment la démocratie libérale repose sur des fictions nécessaires. Il emprunte à Marx l’idée du fétichisme de la marchandise pour illustrer son concept : la marchandise capitaliste fonctionne comme un exemple parfait de « l'objet sublime ». Le fétichisme capitaliste ne cache pas simplement les rapports sociaux derrière l’objet matériel ; au contraire, il incarne ces rapports sociaux sous la forme même de l’objet. Ainsi, la marchandise représente une relation sociale sublimée sous une forme tangible mais paradoxalement inaccessible. "La démocratie est la forme politique du capitalisme" , elle permet une illusion de choix tout en maintenant les structures de domination.
6. L’acte authentique et la traversée du fantasme
Pour échapper à l’idéologie, Žižek propose non pas une simple prise de conscience, mais un "acte radical" qui brise le cadre symbolique. Ainsi, la Révolution française n’a pas été juste une réforme, mais un rejet complet de l’Ancien Régime. "Traverser le fantasme" (Lacan), c'est reconnaître que nos désirs sont construits par l’idéologie.
"Mapping Ideology" (edited by Slavoj Žižek,1995)
Un ouvrage édité par Slavoj Žižek qui rassemble des textes clés sur la théorie de l’idéologie, incluant des contributions de Marx, Engels, Althusser, Lacan, Adorno, Horkheimer et d’autres. Žižek y propose également sa propre introduction ("The Spectre of Ideology"), où il développe ses idées sur le fonctionnement contemporain de l’idéologie.
"Messages in a Bottle" (Theodor W. Adorno) - "Adorno, Post-Structuralism and the Critique of Identity" (Peter Dews) - "The Critique of Instrumental Reason" ( Seyla Benhabib) - "The Mirror-phase as Formative of the Function of the I" (Jacques Lacan) - "Ideology and Ideological State Apparatuses" (Notes towards an Investigation)" (Louis Althusser) - "The Mechanism of Ideological (Mis)recognition" (Michel Pêcheux) - "Determinacy and Indeterminacy in the Theory of Ideology" (Nicholas Abercrombie, Stephen Hill and Bryan S. Turner) - "The New Questions of Subjectivity" (Göran Therborn) - "Ideology and its Vicissitudes in Western Marxism" (Terry Eagleton) - "Feminism, Ideology, and Deconstruction: A Pragmatist View" (Richard Rorty) - "Ideology, Politics, Hegemony: From Gramsci to Laclau and Mouffe" (Michèle Barrett) - "Doxa and Common Life: An Interview" (Pierre Bourdieu and Terry Eagleton) - "Postmodernism and the Market" (Fredric Jameson) - "How Did Marx Invent the Symptom?" (Slavoj Žižek).
Žižek ne se contente pas d’offrir une anthologie classique : il revisite la notion d’idéologie à travers un prisme lacanien et hégélien, en montrant que les approches traditionnelles (marxistes, critiques) doivent être mises à jour pour comprendre le capitalisme post-moderne.
Le livre inclut des textes essentiels qui influencent la pensée de Žižek :
- Marx & Engels (L’Idéologie allemande) : Fondements de la critique matérialiste.
- Althusser (Idéologie et appareils idéologiques d’État) : Comment l’État reproduit les rapports de domination.
- Laclau & Mouffe (Post-marxisme) : L’idéologie comme construction discursive.
- Fredric Jameson (Postmodernisme) : Le capitalisme tardif et la culture comme idéologie.
Žižek affine donc ici sa théorie de l’idéologie comme structure fantasmatique qui organise nos désirs, et montre que l’idéologie n’est pas une simple superstructure, mais un mécanisme inconscient et performatif. Un livre qui sert de pont entre le marxisme, la psychanalyse et les théories postmodernes...
(I Critique of Ideology, today?)
"By way of a simple reflection on how the horizon of historical imagination is subjected to change, we find ourselves in medias res, compelled to accept the unrelenting pertinence of the notion of ideology. Up to a decade or two ago, the system production-nature (man’s productive - exploitative relationship with nature and its resources) was perceived as a constant, whereas everybody was busy imagining different forms of the social organization of production and commerce (Fascism or Communism as alternatives to liberal capitalism); today, as Fredric Jameson perspicaciously remarked, nobody seriously considers possible alternatives to capitalism any longer, whereas popular imagination is persecuted by the visions of the forthcoming ‘breakdown of nature’, of the stoppage of all life on earth – it seems easier to imagine the ‘end of the world’ than a far more modest change in the mode of production, as if liberal capitalism is the ‘real’ that will somehow survive even under conditions of a global ecological catastrophe . . . . One can thus categorically assert the existence of ideology qua generative matrix that regulates the relationship between visible and non-visible, between imaginable and non-imaginable, as well as the changes in this relationship.
This matrix can be easily discerned in the dialectics of ‘old’ and ‘new’, when an event that announces a wholly new dimension or epoch is (mis)perceived as the continuation of or return to the past, or – the oppositecase – when an event that is entirely inscribed in the logic of the existing order is (mis)perceived as a radical rupture. The supreme example of the latter, of course, is provided by those critics of Marxism who (mis)perceive our late-capitalist society as a new social formation no longer dominated by the dynamics of capitalism as it was described by Marx. In order to avoid this worn-out example, however, let us turn to the domain of sexuality.
"Par une simple réflexion sur la façon dont l'horizon de l'imagination historique est soumis au changement, nous nous retrouvons in medias res, contraints d'accepter la pertinence incessante de la notion d'idéologie. Il y a encore une ou deux décennies, le système production-nature (la relation productive et exploitative de l'homme avec la nature et ses ressources) était perçu comme une constante, tandis que chacun s'efforçait d'imaginer différentes formes d'organisation sociale de la production et du commerce (le fascisme ou le communisme comme alternatives au capitalisme libéral) ; aujourd'hui, comme l'a remarqué avec perspicacité Fredric Jameson, plus personne ne considère sérieusement d'éventuelles alternatives au capitalisme, tandis que l'imagination populaire est hantée par les visions d'une 'rupture imminente de la nature', d'un arrêt de toute vie sur Terre – il semble plus facile d'imaginer la 'fin du monde' qu'un changement bien plus modeste du mode de production, comme si le capitalisme libéral était le 'réel' qui parviendrait d'une manière ou d'une autre à survivre même dans des conditions de catastrophe écologique globale...
On peut ainsi affirmer catégoriquement l'existence de l'idéologie en tant que matrice génératrice qui régule la relation entre le visible et l'invisible, entre l'imaginable et l'inimaginable, ainsi que les changements dans cette relation. Cette matrice se discerne facilement dans la dialectique de l' 'ancien' et du 'nouveau', lorsqu'un événement annonçant une dimension ou une époque entièrement nouvelle est (mal) perçu comme la continuation ou le retour du passé, ou – dans le cas inverse – lorsqu'un événement entièrement inscrit dans la logique de l'ordre existant est (mal) perçu comme une rupture radicale. L'exemple suprême de ce dernier cas est bien sûr fourni par ces critiques du marxisme qui (mé)perçoivent notre société de capitalisme tardif comme une nouvelle formation sociale qui n'est plus dominée par la dynamique du capitalisme telle que Marx l'a décrite.
Pour éviter cependant cet exemple usé, tournons-nous vers le domaine de la sexualité."
One of today’s commonplaces is that so-called ‘virtual’ or ‘cyber’ sex presents a radical break with the past, since in it, actual sexual contact with a ‘real other’ is losing ground against masturbatory enjoyment, whose sole support is a virtual other – phone-sex, pornography, up to computerized ‘virtual sex’ . . . . The Lacanian answer to this is that first we have to expose the myth of ‘real sex’ allegedly possible ‘before’ the arrival of virtual sex: Lacan’s thesis that ‘there is no sexual relationship’ means precisely that the structure of the ‘real’ sexual act (of the act with a flesh-and-blood partner) is already inherently phantasmic – the ‘real’ body of the other serves only as a support for our phantasmic projections. In other words, ‘virtual sex’ in which a glove simulates the stimuli of what we see on the screen, and so on, is not a monstrous distortion of real sex, it simply renders manifest its underlying phantasmic structure.
An exemplary case of the opposite misperception is provided by the reaction of Western liberal intellectuals to the emergence of new states in the process of the disintegration of real Socialism in Eastern Europe: they (mis)perceived this emergence as a return to the nineteenth-century tradition of the nation-state, whereas what we are actually dealing with is the exact opposite: the ‘withering-away’ of the traditional nation-state based upon the notion of the abstract citizen identified with the constitutional legal order. In order to characterize this new state of things, Étienne Balibar recently referred to the old Marxian phrase Es gibt keinen Stoat in Europa — there no longer exists a proper state in Europe. The old spectre of Léviathan parasitizing on the Lebenswelt of society, totalizing it from above, is more and more eroded from both sides. On the one hand, there are the new emerging ethnic communities – although some of them are formally constituted as sovereign states, they are no longer states in the proper modern-age European sense, since they did not cut the umbilical cord between state and ethnic community. (Paradigmatic here is the case of Russia, in which local mafias already function as a kind of parallel powerstructure.) On the other hand, there are the multiple transnational links, from multinational capital to mafia cartels and inter-state political communities (European Union).
"Un des lieux communs actuels est que le sexe dit « virtuel » ou « cyber » représente une rupture radicale avec le passé, puisque le contact sexuel réel avec un « autre concret » y cède le pas au plaisir masturbatoire, soutenu uniquement par un autre virtuel – téléphone érotique, pornographie, jusqu’au « sexe virtuel » informatique… La réponse lacanienne à cela est qu’il faut d’abord déconstruire le mythe du « sexe réel », prétendument possible « avant » l’avènement du sexe virtuel : la thèse de Lacan selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel » signifie précisément que la structure de l’acte sexuel « réel » (avec un partenaire en chair et en os) est déjà intrinsèquement fantasmatique – le corps « réel » de l’autre ne sert que de support à nos projections fantasmatiques. Autrement dit, le « sexe virtuel », où un gant simule les stimuli de ce que l’on voit à l’écran, etc., n’est pas une monstrueuse distorsion du sexe réel, il rend simplement manifeste sa structure fantasmatique sous-jacente.
Un cas exemplaire de la méconnaissance inverse est fourni par la réaction des intellectuels libéraux occidentaux face à l’émergence de nouveaux États lors de la désintégration du socialisme réel en Europe de l’Est : ils ont (mal) perçu cette émergence comme un retour à la tradition du XIXe siècle de l’État-nation, alors que nous avons affaire exactement au contraire : au « dépérissement » de l’État-nation traditionnel fondé sur la notion de citoyen abstrait identifié à l’ordre légal constitutionnel. Pour caractériser cette nouvelle donne, Étienne Balibar a récemment repris la vieille formule marxienne Es gibt keinen Staat in Europa — il n’existe plus d’État à proprement parler en Europe. Le vieux spectre du Léviathan parasitant la Lebenswelt de la société, la totalisant depuis le haut, est de plus en plus érodé de deux côtés. D’un côté, il y a les nouvelles communautés ethniques émergentes – bien que certaines soient formellement constituées en États souverains, elles ne sont plus des États au sens moderne européen, car elles n’ont pas coupé le cordon ombilical entre État et communauté ethnique. (Le cas paradigmatique ici est celui de la Russie, où les mafias locales fonctionnent déjà comme une sorte de structure de pouvoir parallèle.) De l’autre, il y a les multiples liens transnationaux, du capital multinational aux cartels mafieux et aux communautés politiques interétatiques (Union européenne)."
"There are two reasons for this limitation of state sovereignty, each of which is in itself compelling enough to justify it: the transnational character of ecological crisis and of nuclear threat. This eroding of state authority from both sides is mirrored in the fact that today the basic political antagonism is that between the universalist ‘cosmopolitical’ liberal democracy (standing for the force corroding the state from above) and the new ‘organic’ populism-communitarianism (standing for the force corroding the state from below). And – as Balibar pointed out yet again this antagonism is to be conceived neither as an external opposition nor as the complementary relationship of the two poles in which one pole balances the excess of its opposite (in the sense that, when we have too much universalism, a little bit of ethnic roots gives people the feeling of belonging, and thus stabilizes the situation), but in a genuinely Hegelian sense – each pole of the antagonism is inherent to its opposite, so that we stumble upon it at the very moment when we endeavour to grasp the opposite pole for itself, to posit it ‘as such’.
Because of this inherent character of the two poles, one should avoid the liberal-democratic trap of concentrating exclusively on the horrifying facts and even more horrifying potentials of what is going on today in Russia and some other ex-Communist countries: the new hegemonic ideology of ‘Eurasism’ preaching the organic link between community and the state as an antidote to the corrosive influence of the ‘Jewish’ principle of market and social atomism, orthodox national imperialism as an antidote to Western individualism, and so on. In order to combat these new forms of organicist populism effectively one must, as it were, turn the critical gaze back upon oneself and submit to critical scrutiny liberal-democratic universalism itself – what opens up the space for the organicist populism is the weak point, the ‘falsity’, of this very universalism..."
« Cette limitation de la souveraineté étatique s'explique par deux raisons, chacune suffisamment convaincante pour la justifier à elle seule : le caractère transnational de la crise écologique et de la menace nucléaire. L'érosion de l'autorité étatique de ces deux côtés se reflète dans le fait que l'antagonisme politique fondamental aujourd'hui oppose l'universalisme de la démocratie libérale « cosmopolitique » (représentant la force qui corrode l'État par le haut) au nouveau populisme-communautarisme « organique » (représentant la force qui le corrode par le bas). Et – comme Balibar l'a encore souligné – cet antagonisme ne doit être conçu ni comme une opposition externe, ni comme une relation complémentaire entre deux pôles où l'un viendrait équilibrer l'excès de l'autre (dans le sens où, face à un excès d'universalisme, un peu d'enracinement ethnique donnerait aux gens un sentiment d'appartenance et stabiliserait la situation), mais dans un sens véritablement hégélien : chaque pôle de l'antagonisme est inhérent à son opposé, de sorte que nous le retrouvons au moment même où nous tentons de saisir le pôle opposé « en soi », de le poser « comme tel ».
En raison de ce caractère inhérent des deux pôles, il faut éviter le piège libéral-démocrate qui consiste à se concentrer exclusivement sur les faits horrifiants et les potentialités encore plus terrifiantes de ce qui se passe aujourd'hui en Russie et dans d'autres anciens pays communistes : la nouvelle idéologie hégémonique de l'« eurasisme » prêchant le lien organique entre communauté et État comme antidote à l'influence corrosive du principe « juif » du marché et de l'atomisme social, l'impérialisme national orthodoxe comme remède à l'individualisme occidental, etc. Pour combattre efficacement ces nouvelles formes de populisme organiciste, il faut, pour ainsi dire, retourner le regard critique vers soi-même et soumettre l'universalisme libéral-démocrate à un examen rigoureux – ce qui ouvre l'espace au populisme organiciste, c'est le point faible, la « fausseté » de cet universalisme même.
"These same examples of the actuality of the notion of ideology, however, also render clear the reasons why today one hastens to renounce the notion of ideology: does not the critique of ideology involve a privileged place, somehow exempted from the turmoils of social life, which enables somesubject-agent to perceive the very hidden mechanism that regulates social visibility and non-visibility? Is not the claim that we can accede to this place the most obvious case of ideology? Consequently, with reference to today’s state of epistemological reflection, is not the notion of ideology self-defeating? So why should we cling to a notion with such obviously outdated epistemological implications (the relationship of ‘representation’ between thought and reality, etc.)? Is not its utterly ambiguous and elusive character in itself a sufficient reason to abandon it? ‘Ideology’ can designate anything from a contemplative attitude that misrecognizes its dependence on social reality to an action-orientated set of beliefs, from the indispensable medium in which individuals live out their relations to a social structure to false ideas which legitimate a dominant political power. It seems to pop up precisely when we attempt to avoid it, while it fails to appear where one would clearly expect it to dwell.
When some procedure is denounced as ‘ideological par excellence’, one can be sure that its inversion is no less ideological. For example, among the procedures generally acknowledged as ‘ideological’ is definitely the eternalization of some historically limited condition, the act of discerning some higher Necessity in a contingent occurrence (from the grounding of male domination in the ‘nature of things’ to interpreting AIDS as a punishment for the sinful life of modern man; or, at a more intimate level, when we encounter our ‘true love’, it seems as if this is what we have been waiting for all our life, as if, in some mysterious way, all our previous life has led to this encounter . . . ): the senseless contingency of the real is thus ‘internalized’, symbolized, provided with Meaning. Is not ideology, however, also the opposite procedure of failing to notice the necessity, of misperceiving it as an insignificant contingency (from the psychoanalytic cure, in which one of the main forms of the analysand’s resistance is his insistence that his symptomatic slip of tongue was a mere lapse without any signification, up to the domain of economics, in which the ideological procedure par excellence is to reduce the crisis to an external, ultimately contingent occurrence, thus failing to take note of the inherent logic of the system that begets the crisis)? In this precise sense, ideology is the exact opposite of internalization of the external contingency: it resides in externalization of the result of an inner necessity, and the task of the critiqueof ideology here is precisely to discern the hidden necessity in what appears as a mere contingency....»
« Ces mêmes exemples de l'actualité de la notion d'idéologie rendent pourtant aussi évidentes les raisons pour lesquelles on s'empresse aujourd'hui d'y renoncer : la critique de l'idéologie n'implique-t-elle pas une position privilégiée, en quelque sorte exempte des tumultes de la vie sociale, qui permettrait à un sujet-agent de percevoir le mécanisme caché régissant la visibilité et l'invisibilité sociales ? Cette prétention d'accéder à une telle position ne constitue-t-elle pas le cas le plus flagrant d'idéologie ? Par conséquent, au regard de l'état actuel de la réflexion épistémologique, la notion d'idéologie n'est-elle pas auto-contradictoire ? Pourquoi alors s'accrocher à un concept aux implications épistémologiques si manifestement dépassées (la relation de "représentation" entre pensée et réalité, etc.) ? Son caractère profondément ambigu et insaisissable ne suffit-il pas à justifier son abandon ?
"Idéologie" peut désigner tout aussi bien une attitude contemplative méconnaissant sa dépendance à la réalité sociale qu'un ensemble de croyances orientées vers l'action ; tantôt le medium indispensable par lequel les individus vivent leur rapport à une structure sociale, tantôt les fausses idées légitimant un pouvoir politique dominant. Elle semble surgir précisément quand on tente de l'éviter, tout en faisant défaut là où on l'attendrait.
Lorsqu'une procédure est dénoncée comme "idéologique par excellence", on peut être certain que son inversion ne l'est pas moins. Parmi les procédés généralement reconnus comme idéologiques figure ainsi l'éternisation d'une condition historiquement limitée - cet acte qui discerne une Nécessité supérieure dans un événement contingent (qu'il s'agisse de fonder la domination masculine dans la "nature des choses" ou d'interpréter le sida comme punition de la vie dépravée de l'homme moderne). À un niveau plus intime, lorsque nous rencontrons notre "véritable amour", il semble que ce soit là ce que nous attendions toute notre vie, comme si mystérieusement notre existence antérieure y conduisait inexorablement... La contingence insensée du réel se trouve ainsi "internalisée", symbolisée, dotée de Sens.
Mais l'idéologie n'est-elle pas également la procédure inverse consistant à méconnaître la nécessité, à percevoir celle-ci comme une contingence insignifiante ? (Depuis la cure psychanalytique, où une des principales formes de résistance de l'analysant est d'insister sur le caractère fortuit d'un lapsus symptomatique, jusqu'au domaine économique où la procédure idéologique par excellence consiste à réduire une crise à un événement externe et contingent, évitant ainsi de reconnaître la logique inhérente au système qui engendre cette crise.) En ce sens précis, l'idéologie s'avère exactement l'inverse de l'internalisation de la contingence externe : elle réside dans l'externalisation du produit d'une nécessité interne. La tâche de la critique de l'idéologie consiste alors précisément à discerner la nécessité cachée dans ce qui apparaît comme pure contingence... »
Dans son essai introductif, "The Spectre of Ideology", Žižek critique trois approches traditionnelles de l'idéologie,
1) Marx/Engels (l’idéologie comme "fausse conscience"), jugée top simpliste (les gens agissent malgré leur connaissance des mécanismes idéologiques),
2) L’École de Francfort (Adorno, Horkheimer), - la culture de masse aliène, mais ne rend pas compte du plaisir que les gens y trouvent -,
et 3) Althusser (l’État et les appareils idéologiques), certes utile, mais ignorant le rôle du fantasme et du désir.
- L’idéologie aujourd’hui ? "Ils savent, mais ils y croient quand même" - Ainsi un cynique qui affirmerait "Je sais bien que la démocratie est imparfaite, mais je fais comme si elle fonctionnait" : l'idéologie opère au niveau des actes, mais non des croyances.
Le rôle du fantasme et du Réel (Lacan)? Le fantasme comble les contradictions du système (ainsi, "Si on travaille dur, on réussira"). Le Réel est ce qui résiste à l’idéologie (crises économiques, catastrophes écologiques).
- La fin de l’idéologie ? Non, elle est plus forte que jamais.
Žižek rejette l’idée que nous vivons dans une ère "post-idéologique". Au contraire, le capitalisme contemporain naturalise ses propres contradictions : que l'on pense au discours sur "l’économie de marché inévitable", l’idéologie devient invisible car elle se présente comme une simple réalité.
"The Plague of Fantasies" (Slavoj Zizek, 1997)
C'est l’un des ouvrages tenus comme parmi les plus accessibles et en même temps les plus profonds de Slavoj Žižek. Il nous y explique comment les fantasmes structurent notre réalité sociale et politique, en s’appuyant sur la psychanalyse lacanienne, la philosophie hégélienne et des analyses culturelles contemporaines (cinéma, médias, technologie). ll nous montre que le capitalisme tardif ne repose pas sur la répression, mais sur la surstimulation du désir, et ce dans ce mélange de philosophie complexe (Hegel, Lacan), de pop culture (Matrix, Star Wars) et d’humour provocateur qui est la marque de son style ...
Le rôle des fantasmes dans la société postmoderne
Žižek soutient que nous ne vivons pas dans une ère de désenchantement (où les illusions auraient disparu), mais dans une "peste des fantasmes" – une surabondance d’images et de récits qui façonnent nos désirs. Ainsi, nous le savons, la publicité ne vend pas un produit, mais un fantasme (bonheur, succès, désir sexuel). Ainsi "La virtualisation du réel" : avec Internet et les médias, la frontière entre réalité et fiction s’efface (ex. : les reality shows qui sont tout sauf "réels").
Le fantasme comme écran face au Réel (Lacan)
Pour Lacan (et Žižek), le Réel est ce qui résiste à la symbolisation - un trauma, une contradiction, un excès que la société ne peut intégrer. Le fantasme sert à combler cette faille, à donner une forme narrative à l’incompréhensible. Ainsi les théories du complot (comme celles sur le 11 septembre) sont des fantasmes qui "expliquent" un événement traumatique.
Le fétichisme de la marchandise et le capitalisme tardif
Žižek reprend Marx mais y ajoute une dimension psychanalytique : "On sait bien, mais quand même…" : Les consommateurs savent que les produits ne les rendront pas heureux, mais ils agissent comme si c’était possible. - "La marchandise est un symptôme" : elle incarne un désir impossible à satisfaire.
Le cinéma et la culture comme machines à fantasmes
Žižek analyse des films (Matrix, Vertigo, Twin Peaks) pour montrer comment Hollywood produit des fantasmes qui structurent notre imaginaire politique. Matrix (1999, mais déjà discuté par Žižek avant sa sortie) : "La matrice, c’est l’idéologie" – un système qui simule une réalité pour masquer le vide. Ou Vertigo (Hitchcock), le héros tombe amoureux non pas d’une femme, mais d’un fantasme.
La politique des fantasmes : Populisme, racisme et exclusion
Žižek montre comment les discours politiques manipulent les fantasmes collectifs : "Le voleur de jouissance" : Le raciste croit que "l’autre" (l’immigré, le minoritaire) lui vole son bien-être imaginaire. - Le leader populiste (comme Trump ou Berlusconi) incarne un fantasme de transgression ("il dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas").
La technologie et la perte du Réel
Žižek anticipe des questions toujours d’actualité : "Le sexe virtuel" (Si on peut tout simuler, où est la frontière entre désir et réalité ?), "L’excès d’information tue la vérité" (Plus nous avons de données, moins nous comprenons, ainsi les débats sans fin sur le réchauffement climatique).
Alors comment échapper à la "peste des fantasmes" ?
Žižek ne propose pas une simple "prise de conscience", mais de "Traverser le fantasme" (Lacan) de reconnaître que nos désirs sont construits, et agir malgré tout. L’acte authentique correspond au geste qui brise le cadre symbolique (ainsi une révolution, un amour qui défie les normes).
"The Ticklish Subject: The Absent Centre of Political Ontology" (1999, Slavoj Žižek)
Žižek est reconnu comme un conférencier qui ose affronter les controverses, et « The Ticklish Subject » a provoqué bien des polémiques principalement parce que Žižek s’est frontalement opposé à la pensée dominante (multiculturalisme, postmodernisme, relativisme) : en réhabilitant le "sujet universel" de manière provocante, en critiquant ouvertement des intellectuels établis, et en combinant psychanalyse, philosophie et politique d’une façon jugée audacieuse et souvent déstabilisante. Ces polémiques ont toutefois contribué à renforcer sa réputation comme penseur radical et controversé sur la scène philosophique et politique internationale. On reconnaîtra tout de même que les tenants des différents courants intellectuels composant cette pensée dominante peut souvent faire preuve de sectarisme et d'obscurité, parler de soi pour soi nourrit l'indigence intellectuelle et politique de notre monde actuel ...
En anglais, « ticklish » signifie à la fois « Chatouilleux », c’est-à-dire physiquement sensible à une stimulation légère et provoquant une réaction immédiate, incontrôlée, souvent ambivalente (entre plaisir et inconfort), et « Sensible » ou « délicat » au sens figuré : un sujet difficile à aborder sans provoquer une réaction défensive ou conflictuelle. Parler du « sujet » en politique ou en philosophie contemporaine est toujours périlleux, car cela provoque immédiatement des réactions intenses, voire conflictuelles....
En référence directe à la psychanalyse de Jacques Lacan (essentielle dans le travail de Žižek), le sujet est précisément ce qui réagit (comme on réagit à une chatouille) de manière inattendue, incontrôlée, ambiguë. Lacan souligne que le sujet humain n’est jamais totalement maître de lui-même, mais toujours divisé, fragmenté, et « sensible » à des déterminations inconscientes.
Žižek reprend cette idée : le sujet est une catégorie instable, réagissant toujours à quelque chose qui le dépasse, échappant ainsi aux définitions simplistes des traditions philosophiques classiques. Il explore ce sujet instable à travers Kant, Hegel, Marx, Heidegger et Lacan pour démontrer que ce « sujet sensible » est précisément celui que la pensée contemporaine (postmoderne ou multiculturaliste) cherche souvent à éviter ou à nier.
En utilisant l’expression « The Ticklish Subject », Žižek tente d’affronter une catégorie de pensée complexe, ambiguë, mais incontournable pour renouveler la politique émancipatrice ...
- Critique radicale du postmodernisme et du multiculturalisme : Žižek s'attaque directement à des courants intellectuels influents dans les années 1990, notamment le postmodernisme, le relativisme culturel et le multiculturalisme libéral. Selon lui, ces approches dissolvent le sujet universel des Lumières (en particulier celui issu de Kant et Hegel), conduisant à une impasse politique qui empêche toute transformation réelle.
Beaucoup de penseurs, notamment des philosophes issus des études culturelles ou de la théorie postcoloniale, ont vu dans ses critiques une attaque simplificatrice, voire régressive, qui dévalorisait les luttes particulières (féminisme, lutte antiraciste, revendications identitaires).
- Défense controversée de la notion cartésienne du sujet
Žižek réhabilite explicitement la notion classique du « sujet cartésien » (un sujet universel autonome), refusant l’idée selon laquelle cette notion serait irrémédiablement associée à l'oppression ou à l'eurocentrisme. Il argue qu'un sujet universel fort demeure nécessaire pour la pensée politique radicale et l’émancipation sociale.
Cette posture a été perçue comme une provocation par de nombreux intellectuels contemporains, en particulier ceux influencés par Michel Foucault, Jacques Derrida, ou Judith Butler, pour qui ce « sujet universel » est historiquement et politiquement suspect, voire dépassé.
- Confrontation avec des intellectuels majeurs (Butler, Laclau, Rancière)
Žižek critique ouvertement et frontalement des figures reconnues, telles que Judith Butler l(e sujet comme performance sociale, identité instable et construite par répétition des normes), Ernesto Laclau (la politique comme construction permanente de blocs hégémoniques par articulation des demandes sociales), ou Jacques Rancière (le politique comme émergence de la subjectivation à travers le dissensus et l'égalité radicale), en affirmant que leurs approches politiques du sujet sont insuffisantes ou erronées pour conduire à un véritable changement politique.
Ces attaques directes ont provoqué des débats passionnés et ont parfois été perçues comme inutilement agressives, suscitant des échanges houleux dans la sphère intellectuelle internationale.
- Usage complexe et provocateur de Lacan et Hegel en politique
Žižek mobilise la psychanalyse lacanienne et la dialectique hégélienne dans des contextes politiques contemporains, mélangeant volontairement la psychanalyse, la philosophie classique et la théorie politique radicale. Certains critiques estiment que Žižek manipule ces références de manière provocante, voire obscure, créant de la confusion et limitant l'accessibilité de ses arguments au grand public intellectuel.
Même si ses positions continuent de diviser, Žižek a certainement contribué à faire « bouger les lignes », ouvrant la voie à une réflexion critique renouvelée, en démontrant que certaines catégories philosophiques classiques (sujet, universalité, émancipation) restent incontournables pour penser le présent...
"Welcome to the Desert of the Real: Five Essays on September 11 and Related Dates" (Slavoj Zizek, 2001)
Žižek a été l’un des premiers intellectuels à réagir philosophiquement aux attentats du 11 septembre.
Son texte constitue une critique acérée des réponses politiques et idéologiques dominantes de l’époque (cf. Matthew Sharpe et Geoff Boucher, Žižek and Politics, Edinburgh University Press, 2010).
Le titre, "Welcome to the Desert of the Real", est tiré d'une réplique célèbre du film The Matrix (1999), elle-même inspirée du philosophe français Jean Baudrillard (thème de l'hyperréalité). Žižek utilise cette référence culturelle pour affirmer que les attentats du 11 septembre marquent le retour brutal du « Réel » lacanien au sein d'une société occidentale habituée à vivre dans l'illusion confortable d'une sécurité permanente et d'une réalité virtuelle dominée par les médias. Les États-Unis, après avoir produit des films-catastrophes (comme Independence Day), ont vécu leur propre scénario hollywoodien.
Žižek analyse comment, loin d'entraîner une véritable réflexion critique sur les politiques occidentales au Moyen-Orient ou sur les contradictions internes du capitalisme mondialisé, les attentats ont plutôt renforcé des formes de déni idéologique et une réaffirmation nationaliste simplifiée.
Un thème central est la complicité inconsciente de l’Occident dans la création des conditions politiques, économiques et idéologiques ayant mené aux attentats. Žižek développe l’idée selon laquelle le capitalisme mondialisé et ses mécanismes d'exclusion socio-économique produisent des antagonismes profonds, qui reviennent sous forme de violence terroriste. En cela, Žižek interpelle ses lecteurs occidentaux, soulignant l'urgence d'une remise en question radicale des dogmes libéraux et du récit dominant sur la démocratie libérale comme horizon ultime du progrès humain.
Žižek explore comment l'Amérique, traumatisée, réagit en restaurant rapidement ses mythes fondateurs (innocence perdue, mission civilisatrice), plutôt que d'affronter ses propres contradictions. Cette réaction implique une "mise en scène" médiatique massive, transformant la souffrance réelle en spectacle. Ce processus renforce selon Žižek une idéologie de sécurité illusoire qui ne fait que dissimuler la véritable fragilité du système social global.
Enfin, Žižek conclut en affirmant que les attentats marquent un « retour de l’Histoire », contredisant la célèbre thèse de Francis Fukuyama sur « la fin de l’histoire ». Il insiste sur la nécessité d'une pensée utopique renouvelée, capable de rompre avec les limites étouffantes imposées par l'idéologie néolibérale dominante. Pour Žižek, ces événements traumatiques appellent à une radicalisation critique, à la fois contre la terreur intégriste et contre la violence structurelle du capitalisme globalisé.
Mobilisant efficacement Lacan, Hegel et Marx pour décrypter les enjeux idéologiques profonds derrière ces événements spectaculaires, Žižek semble en mesure de remettre en question des évidences idéologiques et narratives souvent acceptées sans interrogation par le grand public, notamment le mythe américain de l’innocence et de la victimisation.
"Interrogating the Real" (Slavoj Žižek, 2005)
Un recueil d'essais et d'articles qui rassemble certains des textes les plus importants de Slavoj Žižek des années 1980 à 2000 (édité par Rex Butler et Scott Stephens). L'ouvrage offre une vue d'ensemble de sa pensée en développement, articulée autour de ses trois piliers théoriques : Hegel, Lacan et Marx. Comme son titre l'indique, le livre se concentre particulièrement sur la notion de Réel (empruntée à Lacan) et son rôle dans la philosophie, la politique et la culture.
Ce que montre principalement ce recueil et qui fait la singularité de Slavoj Žižek, c'est ...
- que ce n’est pas la psychanalyse qui “complète” la philosophie, mais la philosophie qui est traversée inconsciemment par les structures qu’analyse la psychanalyse.
- que la subjectivité moderne est fondée sur une béance, un trauma constitutif, et que ce manque n’est pas à combler, mais à assumer politiquement et symboliquement.
- qu'on ne peut plus penser une politique du sujet comme un projet d’émancipation linéaire, mais comme gestion dialectique du manque, du désordre, du réel.
Dans "Interrogating the Real", " Section One - Lacanian Orientations", Slavoj Žižek nous livre les fondements de sa pensée, en particulier son engagement avec la psychanalyse lacanienne et son articulation avec la philosophie hégélienne. Cette section comprend plusieurs essais qui illustrent la manière dont Žižek utilise les concepts lacaniens pour analyser divers phénomènes culturels et philosophiques. Dans ces essais, Žižek examine comment les concepts lacaniens, tels que le Réel, le Symbolique et l'Imaginaire, peuvent être appliqués à l'analyse culturelle et philosophique. Il souligne l'importance de la dialectique hégélienne dans la compréhension des structures psychiques et sociales, proposant une lecture où Hegel et Lacan se complètent mutuellement. Žižek illustre également comment ces concepts peuvent éclairer des aspects de la culture populaire, démontrant la pertinence de la psychanalyse lacanienne au-delà du domaine clinique.
"Section Two - Philosophy Traversed by Psychoanalysis", un second recueil d’essais et d’entretiens qui nous montre comment Žižek articule la psychanalyse lacanienne avec les grandes traditions philosophiques occidentales, en particulier Hegel, Kant, Descartes, et Schelling. C'est dire que la psychanalyse lacanienne ne se contente pas d’analyser des pathologies individuelles, offre des outils puissants pour relire toute la tradition philosophique moderne. Žižek ne « applique » pas simplement Lacan à la philosophie ; il montre comment la structure même du sujet moderne est déjà traversée par les logiques lacaniennes, et comment la philosophie elle-même “rêve” psychanalytiquement...
- Ainsi, Žižek relisant la critique de la raison pratique de Kant à la lumière de Lacan : la loi morale chez Kant fonctionne comme un impératif surmoïque, c’est-à-dire inconditionnel, excessif, et même jouissif. Il en tire une critique de l’idéalisme moral et de l’auto-sacrifice, qu’il voit non comme élévation de l’homme, mais comme soumission à une loi sans fondement symbolique. - Le “Je pense, donc je suis” de Descartes est relu comme une coupure traumatique dans le Symbolique. Le sujet cartésien est déjà un sujet barré (sujet divisé), c’est-à-dire vide, non coïncident avec lui-même, ce qui anticipe directement le sujet du manque chez Lacan.
- Žižek insiste sur la compatibilité radicale entre Hegel et Lacan : le négatif hégélien n’est pas simplement contradiction logique, mais production active du manque. Le “travail du négatif” est analogue à la castration symbolique chez Lacan. Il critique les lectures humanistes de Hegel (par exemple, celles d’Alexandre Kojève) et propose une lecture “lacanienne” du système hégélien : Hegel ne décrit pas un progrès vers la réconciliation, mais la logique du trauma constitutif.
- Dans l’œuvre tardive de Schelling, notamment Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, Žižek voit l’émergence d’un Réel obscur, antérieur à la rationalité : une volonté indéterminée, un fond de pulsion qui précède la subjectivation. C’est chez Schelling que Žižek trouve une pensée du Réel non dialectisable, ce qui préfigure pour lui le trauma originaire du sujet.
Une relecture puissante de l’idéologie à travers le corps, le désir, et l’affect. - La "Section Three - The Fantasy of Ideology" articule le concept lacanien de jouissance (enjoyment) avec la théorie critique de l’idéologie, redéfinissant ainsi les mécanismes du pouvoir et de l’adhésion symbolique dans les sociétés contemporaines. La jouissance, loin d’être opposée à l’idéologie, en est en réalité la clef de voûte la plus puissante. Contrairement à une tradition critique qui voit l’idéologie comme simple illusion ou déformation cognitive, Žižek - via Lacan - propose que l’idéologie fonctionne au niveau du corps et du désir, en structurant ce que les sujets jouissent à croire.
- L’idéologie ne cache pas la réalité : elle structure notre rapport libidinal à elle ...
Žižek retourne la conception classique de l’idéologie comme masque : ce n’est pas qu’on croit faussement à quelque chose, mais qu’on jouit de la fiction, même en sachant qu’elle est fausse.
(“They know very well what they are doing, but they are doing it anyway”)
- Le rôle de la jouissance dans les régimes politiques : Žižek analyse comment les régimes autoritaires ou même libéraux démocratiques permettent et canalisent des formes de jouissance : humiliation de l’autre, satisfaction morale, excitation punitive…
Il relit le totalitarisme comme offrant une structure de jouissance perverse, où le sujet est pris dans une logique sacrificielle et obscène (jouissance du pouvoir et de la soumission).
- Le "voleur de jouissance" (thief of enjoyment) : Ce concept central revient ici : l’idéologie fonctionne en désignant un Autre qui jouirait trop ou mal, et qui devient donc le bouc émissaire. C’est la structure du racisme, de l’antisémitisme, du sexisme ou de l’homophobie (“We hate the other not because they threaten us, but because we suspect they enjoy in a way we don’t understand”):
- Jouissance et culture populaire : Žižek utilise des exemples du cinéma (notamment Titanic, The Matrix, Star Wars), pour montrer comment les récits populaires organisent une distribution de la jouissance et nous positionnent idéologiquement à travers elle, sans discours explicite.
- Postmodernisme et surmoï : Žižek soutient que le capitalisme tardif fonctionne comme un surmoï libidinal : il nous enjoint de jouir (de consommer, de jouir sainement, de performer), mais nous culpabilise si nous échouons. Cette structure surmoïque produit du malaise, non par manque de liberté, mais par excès de commandement de jouir.
Pour Žižek,
- L’idéologie n’est pas seulement un système de croyances fausses, mais une organisation de la jouissance.
- L’idéologie structure notre désir et notre position subjective face au social.
Michel Foucault, lui, rejettera l’idéologie comme concept,
- Le pouvoir n’est pas une instance centralisée, mais une multiplicité de micro-pratiques qui produisent le réel : des corps, des discours, des savoirs.
- Le pouvoir ne se cache pas : il est productif ; il forme des sujets à travers les dispositifs (discipline, sexualité, surveillance).
"Violence: Six Sideways Reflections" (Slavoj Zizek, 2007)
À travers six essais, Slavoj Žižek combine philosophie, politique et psychanalyse pour déconstruire la notion de violence en distinguant ses formes visibles (actes brutaux) et invisibles (structures systémiques), pour montrer que les débats contemporains sur la violence sont biaisés : ils se focalisent uniquement sur la violence subjective (celle des crimes, du terrorisme, des guerres), tout en ignorant les formes systémiques et symboliques de violence qui structurent notre quotidien.
Žižek introduit ainsi une distinction cruciale,
- la violence subjective, celle qui choque (terrorisme, guerre, crime), des actes visibles (terrorisme, crimes, guerres) qui dominent l'actualité.
- la violence objective, ou systémique, inscrite dans les structures économiques et politiques, souvent invisible (exploitation, pauvreté, racisme institutionnel). La violence systémique résulte du fonctionnement "normal" du capitalisme.
- la violence symbolique, exercée par le langage, les normes culturelles, les idéologies dominantes (ainsi les lois discriminatoires).
La fascination médiatique pour la violence subjective (le sang, le crime) occulte les violences systémiques, qui sont à la fois plus profondes et plus répandues. Žižek force ainsi le lecteur à sortir d’une approche moralisante ou émotionnelle pour penser la violence dans ses dimensions invisibles et systémiques.
Le concept du "voleur de jouissance" (thief of enjoyment) joue un rôle essentiel dans son analyse de la violence symbolique et idéologique, en lien avec la psychanalyse lacanienne et la politique contemporaine. Le concept repose sur l’idée lacanienne du “plus-de-jouir” (surplus-enjoyment, ou jouissance), cette forme de plaisir en excès qui est toujours partiellement interdite, transgressive, et menaçante. Dans les sociétés humaines, la jouissance est toujours codée, régulée, interdite (mais aussi fantasmée comme étant mieux distribuée chez les autres). Dans l’analyse de Žižek, le "voleur de jouissance" est une figure fantasmée construite par l’idéologie, à qui on attribue une jouissance excessive, injustifiée, obscène. Ce n’est pas une personne réelle, mais un objet psychopolitique : celui dont l’existence semble menacer notre propre intégrité symbolique, morale ou culturelle… simplement parce qu’il "jouit trop"...
Ainsi
- L’étranger (immigré, réfugié, minorité ethnique) est souvent perçu comme celui qui jouit de notre système social sans le mériter - il ne travaille pas “comme nous”, ne respecte pas “notre culture”, mais bénéficie de nos services publics, de nos droits, etc.
- Le Juif, dans la tradition antisémite européenne, a été présenté comme un "jouisseur obscène", maître caché de la finance, jouissant du désordre économique qu’il aurait soi-disant orchestré.
- La femme, dans certains discours misogynes, incarne une forme de jouissance inaccessible, frustrante, que l’homme se sent spolié de ne pouvoir posséder totalement.
- Le musulman, dans les discours islamophobes post-11 septembre, est aussi décrit comme le "voleur de jouissance" : il est celui qui refuse notre mode de vie, mais impose le sien, ou menace la jouissance occidentale par sa stricte ascèse morale.
Pour Žižek, la haine politique naît souvent moins de la peur rationnelle que de la jalousie fantasmée de la jouissance de l’autre. On ne hait pas seulement parce que l'autre est menaçant, mais parce qu’on l’imagine jouissant d’une manière illégitime.
Žižek introduit ici une grille psychanalytique radicalement nouvelle pour comprendre la haine politique : non pas comme une simple opposition d’intérêts, mais comme une gestion collective des fantasmes de jouissance. Cela permet d’expliquer pourquoi des groupes dominants peuvent se vivre comme victime ..
(Certains critiques estimeront que cette lecture déplace trop la question politique vers le fantasme individuel, au détriment d’une analyse des structures matérielles concrètes).
Dans "Violence: Six Sideways Reflections" (Réflexion 3), Slavoj Žižek évoquera explicitement les émeutes de banlieue en France de 2005, et les interprète non comme un simple acte de vandalisme, mais comme une expression symptomatique de l'exclusion systémique et symbolique. Il affirme que la République française, malgré ses idéaux universalistes, produit une forme sourde de racisme d’État qui invisibilise structurellement certaines populations. Ce qui mène, à un moment donné, à une explosion du Réel, impossible à traduire dans le langage démocratique.
Žižek montre à travers cet exemple - que la violence visible (subjective) est souvent la conséquence d’une violence invisible (objective, symbolique), - que la démocratie libérale contemporaine, sous ses apparences d’inclusion, produit des zones d’exclusion radicales - et que certaines formes de violence urbaine sont des symptômes sociaux, pas des pathologies individuelles...
Les émeutes de 2005 ont éclaté après la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois. Elles se sont étendues dans de nombreuses banlieues françaises, marquées par une forte population issue de l’immigration, un chômage massif et une ségrégation socio-spatiale durable. Žižek refusera de lire ces événements comme une simple criminalité juvénile ou un défaut d'intégration culturelle. Au contraire, il y voit une forme de violence symptomatique, qui rend visible l’invisibilité structurelle de ces populations dans la société française. Žižek refuse de lire ces événements comme une simple criminalité juvénile ou un défaut d'intégration culturelle. Au contraire, il y voit une forme de violence symptomatique, qui rend visible l’invisibilité structurelle de ces populations dans la société française.
Les jeunes des banlieues ne sont pas simplement "pauvres" : ils sont niés comme sujets symboliques. Ils ne sont pas reconnus dans le discours national comme des citoyens à part entière, mais comme des figures marginales, pathologisées, perçues à travers les prismes du crime, de l’ethnicité ou de l’“échec de l’intégration”. Žižek observe que les émeutiers ne réclamaient rien de spécifique : pas de chef, pas de manifeste. Cela en fait, selon lui, une forme de violence pure, au sens lacanien : une éruption du Réel, lorsque le sujet est privé de tout espace symbolique pour exprimer son malaise.
Il critique ainsi les lectures paternalistes ou multiculturalistes de l’événement (du type : "il faut plus d’éducation, plus de tolérance") qui, selon lui, masquent la violence systémique exercée par l’État-nation et l’économie de marché sur ces populations.
Žižek éclaire l'impasse politique des formes d'exclusion contemporaine, où la contestation ne peut même plus se formuler dans le langage de la citoyenneté. Il a le mérite de rappeler que toute violence n'est pas identique : la violence du vandalisme et celle de l’exclusion systémique ne jouent pas sur le même plan.
Le libéralisme comme violence masquée
Žižek attaque le discours libéral dominant sur la tolérance. Pour lui, l’idéologie de la tolérance n’est pas une réponse à la violence, mais une manière de neutraliser le conflit réel et d’éviter toute transformation structurelle du système. Il prend ainsi pour exemple la gestion multiculturelle des identités, qui maintient un ordre social inégal en prétendant simplement « tolérer les différences » sans jamais remettre en cause les hiérarchies implicites ou les violences économiques.
Žižek critique par ailleurs violemment les interventions dites « humanitaires » menées par les puissances occidentales. Selon lui, elles servent à masquer des logiques impériales, en rendant la violence acceptable parce qu’enrobée d’un discours moral (« nous devons intervenir pour protéger les droits humains »). Il compare cela à une forme de violence objective dissimulée par des actes de compassion spectaculaires. Le capitalisme global, en prétendant être pacifique et démocratique, produit une violence encore plus massive, précisément parce qu’elle est systémique. On peut noter que Žižek n’hésite pas à aborder des sujets tabous ou à critiquer le libéralisme humanitaire depuis une position de gauche radicale, ce qui est rare dans le débat public post-11 septembre.
Le rôle des médias et de la culture populaire
Žižek analyse comment les médias et le cinéma hollywoodien - qu’il utilise souvent comme matériau philosophique spectacularisent la violence subjective, rendant les spectateurs insensibles aux violences structurelles. Il évoque des films comme Shoah, Schindler’s List, ou Hotel Rwanda pour montrer comment la narration dominante dépolitise la souffrance, en transformant l’histoire en drame émotionnel au lieu de l’aborder comme une conséquence d’un système de pouvoir.
En conclusion, Žižek appelle à une refonte du discours politique : il ne suffit pas de condamner la violence spectaculaire, il faut révéler les violences systémiques sous-jacentes. Pour lui, une véritable politique émancipatrice nécessite d’assumer une position radicale, y compris en repensant la légitimité de certaines formes de résistance.
"In Defense of Lost Causes" (Slavoj Žižek, 2008)
C'est l'un des ouvrages les plus ambitieux et polémiques de Slavoj Žižek, où il revisite des "causes perdues" de l'histoire (révolutions, communismes, utopies) pour en extraire une théorie de l'action radicale. Mêlant philosophie, politique et psychanalyse, Žižek y défend une position hérétique : certaines défaites historiques contiennent des leçons plus précieuses que les victoires du libéralisme. Publié au moment de l’effondrement de l’alternative politique anticapitaliste crédible, le livre propose une réflexion provocante sur le rôle des grandes idéologies révolutionnaires et leur "retour" nécessaire dans un monde post-politique...
Žižek soutient que les grandes "causes perdues" du passé (le communisme, la révolution, l’émancipation radicale, etc.) ne sont pas mortes ou dépassées, mais nécessitent d’être revisitées. Il appelle à réhabiliter la dimension utopique et subversive de ces projets révolutionnaires, en dépit de leurs échecs historiques. Why the Lost Cause? Žižek explique pourquoi il faut défendre des causes considérées comme mortes : parce qu'elles incarnaient une vraie rupture symbolique, contrairement au consensus libéral actuel. Il s’oppose à l’idéologie post-politique : celle qui proclame la fin des alternatives (cf. Fukuyama, Blair, etc.).
"Introduction: Causa Locuta, Roma Finita"
Dans cette introduction provocatrice, Žižek pose les bases de son projet : défendre les "causes perdues" de l'histoire (révolutions, communismes, utopies radicales) non par nostalgie, mais parce qu'elles révèlent les impasses du présent. Le titre latin ("La cause est entendue, Rome est finie") ironise sur le consensus libéral qui considère ces luttes comme closes.
- Le paradoxe des causes perdues : les échecs historiques (Commune de Paris, Mai 68) sont plus riches de sens que les succès du capitalisme, car ils démontrent la possibilité de rupture. Ainsi la Révolution française a "échoué" en termes de stabilité, mais a inventé l'émancipation moderne.
- Critique du réalisme libéral : "Il n'y a pas d'alternative" (Thatcher) est le vrai dogme obscurantiste. Le capitalisme comme "réalité" : Son hégémonie repose sur une naturalisation idéologique (ex. : les crises économiques sont traitées comme des catastrophes naturelles).
- Pourquoi donc revenir aux "monstres" ? Žižek assume de relire des figures maudites, Robespierre (sa Terreur expose l'aporie de toute révolution), Lénine (son acte de 1917 brise l'historicisme marxiste orthodoxe), Heidegger (sSa philosophie survit à son nazisme). Il faut savoir extraire les idées utiles de leurs contextes compromis.
- Mais par quelle méthode? dialectique et psychanalyse, Hegel et Lacan : l'histoire est une série d'échecs qui révèlent l'Impossible (le Réel). "L'acte authentique" est le geste qui brise le cadre symbolique (la prise de la Bastille).
- Žižek termine par un appel à repolitiser l'utopie, la seule façon d’être réaliste est d’envisager l’impossible ...
"PART I - The State of Things - Un état des lieux - L’idéologie domine à travers le bonheur illusoire (ch. 1), la famille normative (ch. 2) et les impasses des intellectuels (ch. 3).
- 1. Happiness and Torture in the Atonal World" - La paradoxale "dépression euphorique" du capitalisme tardif. Le capitalisme vend une injonction au bonheur ("jouis !") qui génère anxiété (cf. explosion des antidépresseurs). Quand les publicités montrent des individus "libérés", cette liberté n'est que standardisée. "Brazil", de Terry Gilliam : la bureaucratie capitaliste produit à la fois le désir et sa répression. La "guerre contre le terrorisme" justifie la torture comme exception nécessaire, révélant la violence inhérente au système. Comparaison avec 24 Heures Chrono : la torture y est présentée comme un mal "nécessaire". Et monde "atonal", une metaphore musicale : une société sans hiérarchie claire (ni Dieu ni Maître), mais saturée de micro-contrôles (algorithmes, crédit social). Le sujet contemporain est libre de choisir, à condition qu'il choisisse la bonne option. Le bonheur contemporain est un leurre qui cache une violence systémique...
- 2. The Family Myth of Ideology - Une analyse psychanalytique de la famille comme noyau de l’idéologie bourgeoise. La famille comme fantasme idéologique, représentée comme un refuge "naturel" contre le chaos social, alors qu’elle reproduit les inégalités. Žižek lit Freud via Lacan : la famille n’est pas un fait biologique, mais une structure symbolique qui impose la loi du Père. Les communautés utopiques (kibboutz, familles queer) montrent que d’autres arrangements sont possibles. La famille traditionnelle est un mythe qui stabilise l’ordre capitaliste.
- 3. Radical Intellectuals, or, Why Heidegger Took the Right Step (Albeit in the Wrong Direction) in 1933" - Une défense paradoxale de Heidegger malgré son nazisme, pour sauver ses outils philosophiques. Son engagement de 1933 était une erreur politique, mais sa philosophie (critique de la technique, Dasein) reste utile. Comparaison avec Platon et Syracuse, les philosophes échouent souvent en politique. Heidegger a eu raison de chercher une alternative au libéralisme et au communisme, mais a choisi la pire. Il faut "sauver" Heidegger de lui-même, comme Marx a sauvé Hegel de l’idéalisme.
PART II Lessons from the Past - Repenser les échecs révolutionnaires non comme des preuves définitives de l’impossibilité du projet émancipateur, mais comme des symptômes dialectiques de sa trahison ou de son inachèvement. Žižek ne défend pas littéralement Robespierre, Staline ou le populisme. Il soutient plutôt qu’en analysant leurs échecs à partir de l’intérieur, sans les rejeter d’emblée au nom du consensus libéral-démocratique, on peut dégager des outils conceptuels pour repolitiser le présent.
- 4. Revolutionary Terror from Robespierre to Mao
Dans ce chapitre, Žižek examine la notion de terreur révolutionnaire en analysant les figures de Maximilien Robespierre et de Mao Zedong. Il soutient que, malgré les excès et les violences associés à leurs régimes, il existe un moment rédempteur dans ces expériences révolutionnaires qui mérite d'être revisité. Žižek critique la tendance libérale-démocratique à rejeter en bloc ces mouvements en raison de leurs aspects autoritaires, arguant que cette approche occulte les aspirations émancipatrices qui les sous-tendaient. La terreur révolutionnaire n’est pas un accident contingent de l’histoire, mais un moment structurant des révolutions modernes. Il faut cesser d'opposer abstraitement liberté et violence : la fondation d’un nouvel ordre implique toujours une forme de coupure, de Réel politique. Et donc, comment penser une rupture radicale sans se réfugier dans la nostalgie ou la gestion technocratique ?
- 5. Stalinism Revisited, or, How Stalin Saved the Humanity of Man
Dans ce chapitre, Žižek propose une relecture du stalinisme, souvent perçu comme le summum de la déviation totalitaire. Il ne cherche pas à absoudre les crimes de Staline, mais plutôt à comprendre les dynamiques internes qui ont conduit à ces excès. Žižek avance que le stalinisme, malgré ses horreurs, a préservé une certaine "humanité de l'homme" en maintenant l'idée d'un projet collectif et d'une transformation radicale de la société. Il invite à dépasser la condamnation simpliste pour explorer les leçons complexes que cette période peut offrir aux mouvements révolutionnaires contemporains. Ce qui doit être sauvé dans le stalinisme n’est pas la pratique autoritaire, mais l’intention universaliste radicale (contre l’individualisme libéral ou le particularisme postmoderne). Et donc, comment préserver le désir de totalité politique sans basculer dans le totalitarisme ?
- 6. Why Populism Is (Sometimes) Good Enough in Practice, but Not in Theory
Dans ce dernier chapitre de la partie II, Žižek s'attaque au phénomène du populisme. Il reconnaît que, dans certaines circonstances, le populisme peut être efficace pour mobiliser les masses et provoquer des changements politiques. Cependant, il souligne que le populisme repose souvent sur une conception homogène du "peuple" et tend à simplifier les contradictions internes de la société. Žižek met en garde contre les limites théoriques du populisme, notamment sa propension à identifier des ennemis externes plutôt qu'à adresser les causes systémiques des problèmes sociaux. Il est théoriquement limité car il repose sur une logique d’opposition binaire (peuple contre élite) qui empêche la construction d’une véritable subjectivité politique radicale. Le populisme fonctionne là où l’idéologie dominante échoue à symboliser les antagonismes, mais il ne va jamais jusqu’à produire une nouvelle structuration du symbolique. Et donc, comment dépasser le populisme sans retomber dans la technocratie libérale ?
Globalement, Žižek appelle à une politisation radicale qui assume les tensions, les violences symboliques, et les impasses de l'histoire révolutionnaire comme matière dialectique à travailler — pas comme un passé à enterrer.
PART III What Is to Be Done? - approches contemporaines pour revitaliser le projet émancipateur, en s'appuyant sur les leçons tirées des expériences révolutionnaires passées
- 7. The Crisis of Determinate Negation. - Dans ce chapitre, Žižek analyse la notion hégélienne de négation déterminée, qui décrit le processus par lequel une idée ou une réalité est dépassée par sa propre contradiction interne, menant à une nouvelle synthèse. Il soutient que la politique contemporaine est en crise précisément parce qu'elle évite cette négation déterminée, préférant des compromis qui perpétuent le statu quo plutôt que de provoquer des ruptures radicales nécessaires à une véritable transformation sociale. Žižek appelle à réintroduire une dialectique authentique dans le discours politique, où les contradictions ne sont pas simplement gérées, mais pleinement confrontées et dépassées.
- 8. Alain Badiou, or, the Violence of Subtraction - Žižek engage ici un dialogue critique avec le philosophe français Alain Badiou, en particulier sa notion d'événement — une rupture radicale qui introduit une nouvelle vérité dans le champ social. Il explore la "violence de la soustraction" proposée par Badiou, qui consiste à se retirer des structures existantes pour créer un espace permettant l'émergence de nouvelles réalités politiques. Žižek apprécie cette approche, mais souligne que cette soustraction doit être complétée par une intervention active pour éviter que le retrait ne conduise à une passivité stérile. Il plaide pour une combinaison de soustraction et d'action affirmative dans la quête d'une transformation révolutionnaire.
- 9. Unbehagen in der Natur. - Le titre, traduit par "Le Malaise dans la Nature", fait écho à l'œuvre de Freud Le Malaise dans la Culture. Žižek y explore la relation complexe entre l'humanité et la nature, critiquant les approches écologiques qui idéalisent une harmonie naturelle perdue. Il soutient que la nature elle-même est marquée par des déséquilibres et des catastrophes, et que l'idée d'un retour à un état naturel pur est illusoire. Au lieu de chercher à restaurer une harmonie mythique, Žižek propose une réconciliation avec la nature qui reconnaît ses aspects chaotiques et imprévisibles, intégrant cette compréhension dans une politique écologique radicale.
"Afterword to the Second Edition: What Is Divine About Divine Violence"
Dans cet épilogue provocateur, Žižek s’attaque à la notion biblique (et benjaminienne) de violence divine, qu’il oppose à la violence mythique, dans le but de penser une violence révolutionnaire non instrumentale, pure, sans justification ni contrepartie. Il s’agit de défendre la possibilité d’une intervention radicale qui ne serait ni terroriste, ni légaliste, mais émancipatrice, au sens absolu du terme. Une violence divine qui ne produit pas un nouvel ordre, mais désintègre un ordre injuste ...
"First as Tragedy, Then as Farce" (Slavoj Zizek, 2009)
Un court ouvrage, percutant et accessible, qui s'inscrit dans le contexte de la crise financière de 2008 et propose une lecture radicale de la faillite du capitalisme global, tout en appelant à une réinvention du projet communiste. Un titre référence d'après la célèbre formule de Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : “History repeats itself, first as tragedy, then as farce.”
Žižek soutient que la crise de 2008 n’est pas une simple anomalie économique, mais un symptôme du dysfonctionnement structurel du capitalisme global, comparable à la crise de 1929. Cependant, contrairement aux années 1930, la réaction contemporaine a été idéologiquement appauvrie : elle a reproduit les solutions du système (sauvetages bancaires, injection de liquidités), sans reconfigurer le cadre économique ou symbolique.
Le tragique et le farcesque : 1929 vs 2008? La crise de 1929 a engendré des réponses politiques radicales (New Deal, keynésianisme, fascisme, bolchevisme). La crise de 2008 a provoqué… le renforcement du capitalisme, avec une pseudo-radicalité spectaculaire mais inoffensive (protestations, ONG, indignation morale). Žižek qualifie cela de "farce post-politique".
Žižek cible alors le consensus centriste néolibéral (Blair, Clinton, Obama) : ce "troisième voie" qui prétend dépasser gauche/droite, mais naturalise l’économie de marché. Il critique la vidange idéologique de la démocratie libérale, réduite à des procédures techniques. Il attaque l’idée que les grands problèmes du XXIe siècle peuvent être gérés sans antagonisme, sans conflit, sans vision radicale.
La crise a imposé un retour de l’État (soutien aux banques, régulation), mais sans qu’il redevienne un lieu de décision politique structurante. Le capitalisme a absorbé la critique pour se réorganiser, non pour s’effondrer.
Žižek critique la forme de politique humanitaire et morale qui domine aujourd’hui : “We act as if we’re living in a permanent state of emergency.” Cela crée un climat d’urgences apolitiques : pauvreté, migration, écologie… qui sont traitées hors idéologie, par des ONG, des techniciens, ou des philanthropes milliardaires. On assiste ainsi à un dépassement du politique par la compassion gestionnaire.
Žižek conclut en appelant à ressusciter le nom du communisme, non comme nostalgie soviétique, mais comme nom d’un geste radical de rupture. Il évoque ainsi quatre menaces globales, l'Écologie, la Biotechnologies et propriété du vivant, la Biopolitique (contrôle numérique des vies) et les nouveaux murs (migrations, exclusions). Des menaces, dit-il, qui ne peuvent être affrontées par le capitalisme global, car elles exigent une reconstruction du collectif, du bien commun, de la décision radicale. De fait, peu de propositions concrètes, Žižek reste dans la posture de l’analyste qui renverse la table et sa revendication du “communisme” reste floue dans ses contours pratiques ...
Slavoj Žižek," Living in the End Times" (Verso, 2010)
Un ouvrage ambitieux et théoriquement dense, écrit dans la foulée de la crise financière de 2008. Il y approfondit l’analyse du capitalisme global, de l’idéologie contemporaine, du malaise subjectif et du besoin urgent d’un nouveau projet d’émancipation radicale.
"We are not facing the end of the world, but the end of the world as we knew it — and this is far more traumatic", Žižek soutient que nous vivons dans les “temps de la fin”, non pas à cause d’une apocalypse biblique ou écologique imminente, mais parce que le capitalisme global approche de ses propres limites internes, économiques, idéologiques et subjectives. Toutefois, ce système ne tombera pas de lui-même : il produit en permanence des mécanismes de déni, de déplacement, de récupération — ce que Žižek analyse à travers une lecture lacanienne du “déni de la fin”.
Žižek organise le livre en cinq grandes parties, qui suivent les cinq étapes du deuil (modèle de Kübler-Ross) : Dénégation (Denial, The Liberal Utopia), Colère (Anger, The Actuality of the Theologico-Political ), Marchandage (Bargaining, The Return of the Critique of Political Economy ), Dépression (Depression, The Neuronal Trauma, or, the Rise of the Proletarian Cogito ), Acceptation (Acceptance, The Cause Regained).
1. Denial – Capitalism’s Strategies of Containment
Le système nie ses contradictions : même en crise, il se présente comme la seule réalité possible. Žižek critique la façon dont la crise de 2008 a été gérée par des interventions techniques (bailouts, QE), sans changement structurel. Le “capitalisme vert”, les ONG, la philanthropie milliardaire sont analysés comme formes de déni déguisé.
2. Anger – Les formes contemporaines de haine
Relecture des émeutes urbaines (banlieues françaises, Londres, etc.) comme violences “sans parole”, expressions d’une exclusion systémique. Le “voleur de jouissance” réapparaît ici : l’Autre est haï non pour ce qu’il fait, mais pour la jouissance obscène qu’on lui suppose (immigré, musulman, juif, femme, homosexuel…). Žižek montre comment la colère populaire est souvent captée par des populismes réactionnaires, faute d’un horizon politique radical.
3. Bargaining – L’idéologie post-politique et ses illusions
Critique des propositions libérales (third way, gouvernance globale, “capitalisme éthique”) comme tentatives de marchander avec l’effondrement. La figure du “capitalisme à visage humain” est déconstruite comme pure stratégie idéologique. Il attaque frontalement les “solutions molles” : développement durable, multiculturalisme de la tolérance, capitalisme social...
- Critique du Développement Durable (ou Capitalisme Vert)
Žižek rejette l’idée que le capitalisme puisse résoudre la crise écologique par des ajustements techniques ou éthiques. Le capitalisme vert (ex : voitures électriques, produits bio) donne l’illusion d’une action individuelle suffisante, alors que le système repose toujours sur l’exploitation des ressources et la croissance infinie (acheter des produits "verts" chez Starbucks ou Apple ne change rien à leur logique extractiviste). Le discours écologique dominant culpabilise les individus ("recyclez !") pour éviter de questionner les structures économiques. Les multinationales utilisent l’écologie comme argument marketing (ex : BP et son logo "vert"), tout en perpétuant des pratiques destructrices (Greenwashing et marchandisation de l’écologie ). Le développement durable est un "fantasme idéologique" qui permet au capitalisme de survivre à ses propres contradictions...
Le livre dans lequel Žižek développe en détail la question écologique.Dans "Violence: Six Sideways Reflections" la crise écologique avait été intégrée dans sa typologie de la violence objective (ou systémique). Principalement dans la Réflexion IV (Fear Thy Neighbor as Thyself!), mais aussi par allusion dans d'autres sections. Žižek y discute les catastrophes naturelles, le changement climatique et la gestion technocratique de l’environnement, qu’il considère comme des formes de violence systémique souvent déguisées sous une apparence neutre ou humanitaire. Žižek affirme que le discours écologique contemporain - dans sa version libérale - devient lui-même une idéologie, c’est-à-dire un cadre de gestion anxieuse mais apolitique de la crise environnementale. Žižek reprenait ici sa thèse provocante selon laquelle “la nature n’existe pas” comme entité harmonieuse ou neutre. La nature, dit-il, est déjà traversée par la violence : ouragans, virus, mutations, extinction… ne sont pas des anomalies, mais des dimensions constitutives de la réalité naturelle. La tentation de réenchanter la nature est, selon lui, une forme de fétichisme écologique. Il avait égalementalerté sur la possibilité que l’urgence climatique serve de prétexte à un autoritarisme écologique, où l’État ou des structures technocratiques globales imposeraient des restrictions brutales sous couvert de « sauvetage de la planète ». Il appelle cela “green capitalism with a fascist face” dans d'autres textes contemporains.
- Critique du Multiculturalisme Libéral (Tolérance et Diversité)
Žižek attaque le multiculturalisme promu par le capitalisme globalisé, qu’il considère comme une forme de racisme déguisé. La Tolérance est en fait une exclusion soft : la célébration des différences culturelles ("tous unis dans la diversité") masque une distance réelle : on tolère l’Autre tant qu’il reste dans son rôle folklorique (ex : cuisine ethnique, danses traditionnelles). Ainis, l’Europe adore les "festivals multiculturels", mais rejette les migrants économiques.
Le libéralisme prétend défendre des valeurs universelles (droits de l’homme), mais il impose en réalité un particularisme occidental sous couvert de neutralité ("Le multiculturalisme est l’idéologie du capitalisme mondialisé : il faut que tous les cultures soient égales… mais pas trop.").
La diversité sans conflit : le vrai multiculturalisme devrait accepter les antagonismes (ex : critiques radicales de l’islam ou du christianisme), mais le libéralisme préfère une "diversité consensuelle" qui évacue le politique.
Conclusion : Le multiculturalisme libéral est un "racisme inversé" qui neutralise les luttes réelles en réduisant les cultures à des produits consommables.
- Critique du Capitalisme Social (État-providence néolibéral)
Žižek dénonce les tentatives de "humaniser" le capitalisme (revenu universel, RSE, philanthropie) comme des ruses idéologiques. Les initiatives "sociales" du capitalisme (ex : Bill Gates donnant à des ONG) préservent les inégalités structurelles (Charité vs Justice : "Un milliardaire qui donne 1 % de sa fortune reste un exploiteur, pas un héros.") - État-providence néolibéral? Les aides sociales (ex : RSA en France) servent à pacifier les pauvres sans remettre en cause leur précarité. - Éthique sans politique : Les discours sur l’"entreprise responsable" ou l’"économie solidaire" évitent la question du pouvoir (qui contrôle les moyens de production ?).
Conclusion : le capitalisme social est un "opium des masses postmodernes" qui détourne la colère vers des solutions individuelles.
Pour Žižek, ces "solutions molles" partagent un même travers :
- elles évitent l’antagonisme de classe (en le remplaçant par des luttes identitaires ou éthiques).
- elles préservent le statu quo en faisant croire que le capitalisme peut être "réformé".
- elles dépolitisent les conflits en les réduisant à des choix de consommation ou à des débats moraux.
Lui préfère une proposition radicale : plutôt que de chercher à "adoucir" le capitalisme, il faut le pousser à ses limites pour révéler ses contradictions et créer un véritable espace révolutionnaire (inspiré de Lénine : "Pire, c’est mieux").
4. Depression – Malaise subjectif et effondrement du sens
Le sujet contemporain est saturé de liberté formelle, mais vidé de toute capacité d’action réelle. Reprise de la critique du surmoi libidinal : “Sois libre ! Jouis !”, et culpabilise si tu échoues. Lecture psychanalytique du burn-out, de l’addiction, du consumérisme compulsif comme symptômes de l’impuissance politique.
Slavoj Žižek aborde les phénomènes du burn-out, de l’addiction et du consumérisme compulsif à travers une lecture psychanalytique (lacanienne) qui les relie à une impuissance politique structurelle sous le capitalisme tardif. Pour lui, ces symptômes ne sont pas de simples pathologies individuelles, mais des effets de l’idéologie dominante qui façonne le désir et la subjectivité ...
1). Le Burn-Out comme Effondrement du Sujet Néolibéral
Selon l'analyse Lacanienne, le burn-out n’est pas seulement une fatigue extrême, mais un échec de la fiction néolibérale du "self-made man". Le sujet contemporain est sommé d’être entrepreneur de soi-même (selon Foucault), mais cette injonction à la performance crée une contradiction psychique : d'un côté, le surmoi capitaliste ("Sois libre, sois performant, sois heureux !", ce qui est une exigence impossible à satisfaire) et de l'autre, le réel lacanien :le burn-out est le moment où le sujet rencontre l’impossibilité de cette demande, comme un retour du refoulé ("Je ne peux plus jouer ce rôle"). La dimension politique va s'imposer parce que le burn-out révèle l’absence d’horizon collectif : le néolibéralisme a détruit les solidarités de classe, laissant l’individu seul face à son échec (un cadre en burn-out se croit responsable de son épuisement, sans voir que c’est le système qui produit cette souffrance). Et contrairement aux sociétés traditionnelles (où la souffrance avait un sens religieux ou communautaire), le capitalisme ne propose qu’un "vide" ("Travaille pour consommer").
2). L’Addiction comme Jouissance Cynique
Selon l'analyse Lacanienne, l’addiction (drogues, écrans, pornographie) est une tentative désespérée de combler le manque structurel du sujet. Mais pour Žižek, c’est aussi une forme de jouissance (jouis-sens) : le drogué ou l’accro au travail sait que son comportement est autodestructeur, mais il y persiste car c’est son seul moyen de "tenir". "Ton symptôme, c’est ta seule jouissance" (porrait-on dire, Lacan) et le capitalisme offre des échappatoires (drogues, shopping, binge-watching) qui deviennent des substituts à l’impossible satisfaction politique. La dimension devient politique lorsque les addictions sont des réponses individuelles à une impuissance collective : plutôt que de se révolter contre les conditions de travail précaires, on se réfugie dans la dopamine facile (réseaux sociaux, substances). Le capitalisme a besoin des addicts : un sujet dépendant (au travail, à la consommation) est un sujet docile ("L’addiction est l’opium du peuple postmoderne.")
3). Le Consumérisme Compulsif comme Fétichisme Désirant
Selon l'Analyse Lacanienne, la surconsommation n’est pas un simple excès, mais un rituel fantasmatique, on achète pour combler un vide, mais chaque achat ne fait que le creuser davantage. "Le désir est le désir de l’Autre" (Lacan), on consomme pour répondre à une demande illusoire ("Sois heureux ! Sois branché !"). Mais la marchandise promise comme "objet du désir" est toujours décevante, d’où la répétition compulsive. La dimension Politique s'impose du fait que le consumérisme est un dispositif de contrôle qui détourne la frustration sociale vers des cibles inoffensives ("Achète un iPhone, pas une révolution"). La démocratie des désirs : le capitalisme donne l’illusion de la liberté ("Choisis entre 50 marques de shampoing !") tout en verrouillant les choix réels (logement, santé, travail).
4). L’Impuissance Politique comme Symptôme Central
Pour Žižek, ces trois phénomènes convergent vers une crise du symbolique sous le capitalisme. On ne peut plus opposer de Grand Récit, le néolibéralisme a détruit les anciens cadres (religion, communisme), mais n’offre que du vide ("Enjoy your freedom !"). La Dépolitisation du Réel est totale au point que les souffrances (burn-out, addictions) sont médicalisées ("Prends des antidépresseurs") au lieu d’être politisées.
Quelle alternative? Žižek propose de reconnaître l’impuissance comme point de départ :"La seule façon de devenir libre est d’abord d’accepter que nous ne le sommes pas." Plutôt que de chercher des solutions individuelles, il faut reconstruire un horizon collectif de lutte.
5. Acceptance – Vers une relance du projet communiste
Revalorisation du terme “communisme” : non comme programme nostalgique, mais comme nom d’une idée universelle. Žižek pose quatre défis fondamentaux qui exigent une réponse radicale : Crise écologique, Propriété intellectuelle et biogénétique, Nouveaux murs et exclusions migratoires, Nouveaux contrôles numériques de la vie.
Mark Fisher,"Capitalist Realism: Is There No Alternative?" (2009) est un autre ouvrage contemporain écrit dans le sillage immédiat de la crise financière de 2008, et qui partagent le constat d’un épuisement historique du capitalisme, mais diverge avec celui de Slavoj Žižek (Living in the End Times, 2010) tant sur la méthode que dans le style et les propositions. Deux livres essentiels pour comprendre les impasses politiques du 21e siècle?
" It’s easier to imagine the end of the world than the end of capitalism" - Mark Fisher (1968-2017)était un philosophe, écrivain et théoricien culturel britannique, surtout connu pour ses analyses critiques du capitalisme contemporain, de la culture populaire et de la dépression politique. Ses travaux ont eu une influence majeure sur la théorie critique, la philosophie post-marxiste et les études culturelles. Il avait analysé comment le capitalisme structure non seulement l'économie, mais aussi les subjectivités individuelles, engendrant anxiété, dépression et une forme de résignation politique. "Hauntology"(Hantologie), un concept qu'il avait popularisé, inspiré de Derrida, désignant la manière dont les futurs perdus (utopies inabouties) hantent le présent, notamment dans la musique et la culture (ainsi le mouvement "vaporwave" ou les références nostalgiques aux années 90).
Mark Fisher introduit le concept de "réalisme capitaliste", qu’il définit comme "l’idée que le capitalisme n’est pas seulement le seul système économique et politique viable, mais aussi qu’il est désormais impossible d’imaginer une alternative cohérente à lui". Son analyse se concentre sur la culture, l’éducation, la santé mentale et la dépolitisation sous le néolibéralisme, en s’appuyant sur des exemples concrets (films, musique, politiques publiques).Fisher écrit de manière accessible, ciblant un lectorat élargi, notamment les jeunes générations désenchantées.
Slavoj Žižek analyse qant à lui le capitalisme à travers le prisme de la crise systémique, en s’appuyant sur la théorie lacanienne et hégélienne. Il identifie quatre menaces ("cavaliers de l’apocalypse"), la crise écologique,les contradictions du capitalisme global, les déséquilibres biogénétiques (techno-science), l’explosion des divisions sociales (apartheid global). Son propos est plus philosophique et théorique, intégrant psychanalyse, marxisme et pop culture. Son public est familier avec la philosophie continentale et la théorie critique.
Fisher, ancré dans la culture populaire et influencé par Marx, Deleuze & Guattari, Fredric Jameson, Lacan (via la dépression et le désir), montre comment le capitalisme colonise l’imaginaire, rendant toute alternative inconcevable ("Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme"). Exubérant, digressif, mélangeant philosophie haute et références pop (Kafka, Hitchcock, Avatar), Žižek critique l’idéologie capitaliste comme un fantasme structurel, insistant sur son caractère auto-destructeur, et uilisant la notion de sublime objet de l’idéologie pour montrer comment le système survit par ses propres crises.
Dans sa critique du Capitalisme, Fisher interprète la dépression comme Symptôme Politique. Il relie montée des troubles anxieux et dépressifs à la précarité néolibérale ("la privatisation du stress"), dénonce la marchandisation de l’université et la bureaucratie managériale, et comme alternative, esquisse des voies de résistance via une re-politisation des désirs (emprunt à Deleuze). C'est la La Fin des Illusions et la Catastrophe à Venir que privilégie Žižek, le capitalisme est incapable de résoudre la catastrophe environnementale car il repose sur une logique de croissance infinie; le système se perpétue en faisant croire qu’il peut se réformer, alors qu’il est intrinsèquement violent; d'où la nécessité d’un acte radical (inspiré de Badiou), mais dont la forme concrète reste ambigüe. Alors que Fisher en appelle à une Nouvelle Imagination Politique tout en critiquant la gauche pour son incapacité à proposer un récit alternatif attractif, Žižek rejette le libéralisme progressiste et le pseudo-activisme ("charité Starbucks") et soutient que la seule issue est un communisme repensé, mais évite un programme précis.
"Absolute Recoil: Towards A New Foundation Of Dialectical Materialism" (Slavoj Žižek, 2014)
Le matérialisme philosophique sous toutes ses formes – du naturalisme scientifique au nouveau matérialisme deleusien – n’a pas réussi à relever les défis théoriques et politiques clés du monde moderne. Tel est le poids de l’argument du philosophe Slavoj Žižek dans cette nouvelle œuvre éclectique et novatrice. L’histoire récente a vu des développements tels que la physique quantique et la psychanalyse freudienne, pour ne pas parler de l’échec du communisme du XXe siècle, secouer notre compréhension de l’existence. Dans le processus, la tradition dominante de la philosophie occidentale a perdu ses ancrages. Pour mettre à jour le matérialisme, Žižek – lui-même un matérialiste et communiste engagé – propose une révision radicale de notre patrimoine intellectuel. Il soutient que le matérialisme dialectique est le seul véritable héritier philosophique de ce que Hegel a appelé l’approche « spéculative » dans la pensée. "Absolute Recoil" se veut reformulation des fondements et des possibilités de la philosophie contemporaine. Tout en se concentrant sur la façon de surmonter l’approche transcendantale sans régresser au réalisme naïf et pré-kantien, Žižek propose une série d’excursions dans le paysage politique, artistique et idéologique actuel, de la musique d’Arnold Schoenberg aux films d’Ernst Lubitsch.
"Like A Thief In Broad Daylight: Power in the Era of Post-Humanity" (Slavoj Žižek, 2018)
Ces dernières années, les progrès techno-scientifiques ont commencé à transformer notre monde de manière radicale, le transformant aux limites de la saturation. Dans ce nouveau livre, Slavoj Zizek se tourne vers le brave new world of Big Tech, révélant comment, à chaque nouvelle vague d’innovation, nous nous trouvons de plus en plus proches d’une réalisation si singulière de la prédiction de Marx selon laquelle « tout ce qui est solide fond dans l’air » (all that is solid melts into air) avec l’automatisation du travail, la virtualisation de l’argent, la dissipation des communautés de classe et la montée de l’immatériel, travail intellectuel, l’édifice capitaliste mondial commence à s’effondrer plus rapidement que jamais et il est maintenant sur le point de disparaître complètement.
Comment la technologie, la politique contemporaine, les crises environnementales et l'évolution vers un monde dit « post-humain » transforment profondément le pouvoir et les modes d’existence. Žižek explore la manière dont ces bouleversements modifient non seulement les structures traditionnelles de domination politique et économique, mais aussi les notions mêmes d’humanité et d’individualité.
"Alain Badiou’s "The True Life" opens with the provocative claim that, from Socrates onwards, the function of philosophy is to corrupt the youth, to alienate (or, rather, ‘extraneate’ in the sense of Brecht’s verfremden) them from the predominant ideologico-political order, to sow radical doubts and enable them to think autonomously. The young undergo the educational process in order to be integrated into the hegemonic social order, which is why their education plays a pivotal role in the reproduction of the ruling ideology. No wonder that Socrates, the ‘first philosopher’, was also its first victim, ordered by the democratic court of Athens to drink poison. And is this prodding not another name for evil – evil in the sense of disturbing the established way of life? All philosophers prodded: Plato submitted ancient customs and myths to ruthless rational examination, Descartes undermined the medieval harmonious universe, Spinoza ended up being excommunicated, Hegel unleashed the all-destructive power of negativity, Nietzsche demystified the very basis of our morality . . . even if they sometimes appeared almost as state-philosophers, the establishment was never really at ease with them. We should also consider their counterparts, the ‘normalizing’ philosophers who tried to restore the lost balance and reconcile philosophy with the established order: Aristotle with regard to Plato, Thomas Aquinas with regard to effervescent early Christianity, postLeibnizian rational theology with regard to Cartesianism, neo-Kantianism with regard to post-Hegelian chaos . . .
Dans La Vraie Vie, Alain Badiou commence par une affirmation provocante : depuis Socrate, la fonction de la philosophie est de corrompre la jeunesse, de l’« extranéiser » (au sens brechtien du Verfremdung) de l’ordre idéologico-politique dominant, de semer en elle des doutes radicaux et de lui permettre de penser de manière autonome. Les jeunes subissent le processus éducatif afin d’être intégrés à l’ordre social hégémonique, ce qui explique pourquoi leur éducation joue un rôle pivot dans la reproduction de l’idéologie dominante. Rien d’étonnant à ce que Socrate, le « premier philosophe », en ait aussi été la première victime, condamné par le tribunal démocratique d’Athènes à boire la ciguë.
Et cette provocation n’est-elle pas un autre nom pour le mal – le mal entendu comme perturbation de l’ordre établi ? Tous les philosophes ont provoqué : Platon a soumis les coutumes et les mythes antiques à un examen rationnel impitoyable, Descartes a sapé l’univers harmonieux médiéval, Spinoza a fini excommunié, Hegel a libéré la puissance toute-destructrice de la négativité, Nietzsche a démystifié les fondements mêmes de notre morale… Même lorsqu’ils semblaient presque incarner des philosophes d’État, le pouvoir n’a jamais été vraiment à l’aise avec eux.
Il faut aussi considérer leurs contreparties, les philosophes « normalisateurs », ceux qui ont tenté de restaurer l’équilibre perdu et de réconcilier la philosophie avec l’ordre établi : Aristote face à Platon, Thomas d’Aquin face à l’effervescence du christianisme primitif, la théologie rationnelle post-leibnizienne face au cartésianisme, le néo-kantisme face au chaos post-hégélien…
"Is the pairing of Jürgen Habermas and Peter Sloterdijk not the latest incarnation of this tension between prodding and normalization, shown in their reaction to the shattering impact of modern sciences, especially brain sciences and biogenetics? The progress of today’s sciences destroys the basic presuppositions of our everyday notion of reality. There are four main attitudes one can adopt towards this breakthrough.
The first one is simply to insist on radical naturalism, i.e. to heroically pursue the logic of the scientific ‘disenchantment of reality’ whatever the cost, even if the very fundamental coordinates of our horizon of meaningful experience are thereby shattered. (In brain sciences, Patricia and Paul Churchland most radically opt for this attitude.) The second is to make a desperate attempt to move beneath or beyond the scientific approach into some presumably more original and authentic reading of the world (religion or other kinds of spirituality are the main candidates here) – as, ultimately, Heidegger does. The third and most hopeless approach is to try to forge some kind of New Age ‘synthesis’ between scientific Truth and the premodern world of Meaning: the claim is that new scientific results themselves (quantum physics, say) compel us to abandon materialism and point towards some new (Gnostic or Eastern) spirituality. Here is a standard version of this idea:
"The central event of the twentieth century is the overthrow of matter. In technology, economics, and the politics of nations, wealth in the form of physical resources is steadily declining in value and significance. The powers of mind are everywhere ascendant over the brute force of things."
This line of reasoning stands for ideology at its worst. The re-inscription of proper scientific problematics (the role of waves and oscillations in quantum physics, for example) into the ideological field of ‘mind versus brute things’ obfuscates the truly paradoxical result of the notorious ‘disappearance of matter’ in modern physics: how the very ‘immaterial’ processes lose their spiritual character and became a legitimate topic of natural sciences.
"L’association de Jürgen Habermas et Peter Sloterdijk ne représente-t-elle pas la dernière incarnation de cette tension entre provocation et normalisation, visible dans leur réaction à l’impact déstabilisateur des sciences modernes, notamment les neurosciences et la biogénétique ? Les progrès scientifiques actuels détruisent les présupposés fondamentaux de notre conception quotidienne de la réalité. Face à cette rupture, quatre attitudes principales sont possibles.
La première consiste à s’en tenir à un naturalisme radical, c’est-à-dire à poursuivre héroïquement la logique scientifique du « désenchantement du monde », quel qu’en soit le prix, même si les coordonnées fondamentales de notre horizon d’expérience significative en sont ébranlées. (Dans les neurosciences, Patricia et Paul Churchland incarnent cette position avec le plus de radicalité.)
La seconde est une tentative désespérée de se placer en-deçà ou au-delà de l’approche scientifique pour retrouver une interprétation plus originelle et authentique du monde (la religion ou d’autres formes de spiritualité en sont les candidates privilégiées) – comme le fait, en dernier ressort, Heidegger.
La troisième approche, la plus désespérée, cherche à forger une sorte de « synthèse » New Age entre la Vérité scientifique et le monde prémoderne du Sens : l’idée est que les découvertes scientifiques elles-mêmes (par exemple en physique quantique) nous obligeraient à abandonner le matérialisme et pointeraient vers une nouvelle spiritualité (gnostique ou orientale). En voici une version typique :
« L’événement central du XXe siècle est le renversement de la matière. Dans la technologie, l’économie et la politique des nations, la richesse sous forme de ressources physiques perd constamment en valeur et en importance. Les pouvoirs de l’esprit s’élèvent partout au-dessus de la force brute des choses. »
Ce raisonnement représente l’idéologie dans sa pire forme. La réinscription de problématiques scientifiques légitimes (comme le rôle des ondes et des oscillations en physique quantique) dans le champ idéologique de « l’esprit contre la matière brute » obscurcit le véritable résultat paradoxal du fameux « disparition de la matière » en physique moderne : comment les processus « immatériels » eux-mêmes perdent leur caractère spirituel et deviennent un objet d’étude des sciences naturelles.
" None of these three options is adequate for the establishment, which basically wants to have its cake and eat it: it needs science as the foundation of economic productivity, but it simultaneously wants to keep the ethicopolitical foundations of society free from science. In this way, we arrive atthe fourth option, a neo-Kantian state philosophy whose exemplary case today is Habermas (but there are others, like Luc Ferry in France). It is a rather sad spectacle to see Habermas trying to control the explosive results of biogenetics and curtail its philosophical consequences – his entire endeavour betrays the fear that something will happen, that a new dimension of the ‘human’ will emerge, that the old image of human dignity and autonomy will survive unscathed. Over-reaction is common here, such as the ridiculous response to Sloterdijk’s Elmau speech on biogenetics and Heidegger, discerning the echoes of Nazi eugenics in the (quite reasonable) proposal that bio-genetics compels us to formulate new rules of ethics. Techno-scientific progress is perceived as a temptation that can lead us into ‘going too far’ – entering the forbidden territory of biogenetic manipulations and so on, and thus endangering the very core of our humanity.
The latest ethical ‘crisis’ apropos biogenetics effectively creates the need for what one is fully justified in calling a ‘state philosophy’: a philosophy that would, on the one hand, promote scientific research and technical progress and, on the other, contain its full socio-symbolic impact, i.e. prevent it from posing a threat to the existing theologico-ethical constellation. No wonder those who come closest to meeting these demands are neo-Kantians: Kant himself was focused on the problem of how, while fully taking Newtonian science into account, one can guarantee that ethical responsibility can be exempted from the reach of science – as he himself put it, he limited the scope of knowledge to create the space for faith and morality. And are today’s state philosophers not facing the same task? Are their efforts not focused on how, through different versions of transcendental reflection, to restrict science to its preordained horizon of meaning and thus denounce as ‘illegitimate’ its consequences for the ethico-religious sphere? In this sense, Habermas is effectively the ultimate philosopher of (re)normalization, desperately working to prevent the collapse of our established ethico-political order:
"Could it be that Jurgen Habermas’ corpus will be one day of the first in which simply nothing at all prodding can be found any more? Heidegger, Wittgenstein, Adorno, Sartre, Arendt, Derrida, Nancy, Badiou, even Gadamer, everywhere one stumbles upon
dissonances. Normalization takes hold. The philosophy of the future – integration brought to completion".
The reason for this Habermasian aversion to Sloterdijk is thus clear: Sloterdijk is the ultimate ‘prodder’, the one who is not afraid to ‘think dangerously’ and to question the presuppositions of human freedom and dignity, of our liberal welfare state, etc. One should not be afraid to call this orientation ‘evil’ – if one understands ‘evil’ in the elementary sense outlined by Heidegger: ‘The evil and therefore most acute danger is thinking itself, insofar as it has to think against itself, yet can seldom do so.’5 One should push Heidegger a step further here: it is not just that thinking is evil insofar as it fails to think against itself, against the accustomed way of thinking; thinking, insofar as its innermost potential is to think freely and ‘against itself’, is what, from the standpoint of conventional thinking, cannot but appear as ‘evil’. It is crucial to persist in this ambiguity, as well as to resist the temptation to find an easy way out by defining some kind of ‘proper measure’ between the two extremes of normalization and the abyss of freedom.
Aucune de ces trois options ne satisfait l’ordre établi, qui veut fondamentalement avoir le beurre et l’argent du beurre : il a besoin de la science comme fondement de la productivité économique, mais il souhaite simultanément préserver les bases éthico-politiques de la société de toute emprise scientifique. C’est ainsi qu’émerge une quatrième option, une philosophie d’État néo-kantienne, dont Habermas est aujourd’hui l’exemple paradigmatique (mais il en existe d’autres, comme Luc Ferry en France).
C’est un spectacle plutôt triste que de voir Habermas tenter de contrôler les résultats explosifs de la biogénétique et d’en limiter les conséquences philosophiques – toute son entreprise trahit la peur qu’un événement survienne, qu’une nouvelle dimension de l’« humain » émerge, que l’ancienne image de la dignité et de l’autonomie humaine ne survive intacte. Les réactions excessives sont courantes ici, comme la réponse ridicule au discours de Sloterdijk à Elmau sur la biogénétique et Heidegger, où l’on a cru discerner dans sa proposition (pourtant raisonnable) – selon laquelle la biogénétique nous oblige à formuler de nouvelles règles éthiques – des échos de l’eugénisme nazi.
Le progrès techno-scientifique est perçu comme une tentation qui pourrait nous conduire à « aller trop loin » – à pénétrer le territoire interdit des manipulations biogénétiques, mettant ainsi en péril le noyau même de notre humanité. La récente « crise » éthique autour de la biogénétique crée effectivement le besoin de ce qu’on peut légitimement appeler une « philosophie d’État » : une philosophie qui, d’un côté, promouvrait la recherche scientifique et le progrès technique, et de l’autre, en canaliserait l’impact socio-symbolique, l’empêchant de menacer la constellation théologico-éthique existante.
Rien d’étonnant à ce que les néo-kantiens soient les mieux placés pour répondre à ces exigences : Kant lui-même s’était concentré sur la question de savoir comment, tout en intégrant pleinement la science newtonienne, on pouvait soustraire la responsabilité éthique à l’emprise scientifique – comme il le disait, il avait limité le champ du savoir pour faire place à la foi et à la morale. Et les philosophes d’État d’aujourd’hui ne sont-ils pas confrontés à la même tâche ? Leurs efforts ne visent-ils pas à restreindre, par différentes versions de la réflexion transcendantale, la science à son horizon de sens prédéterminé, afin de dénoncer comme « illégitimes » ses conséquences sur la sphère éthico-religieuse ?
En ce sens, Habermas est véritablement le philosophe de la (re)normalisation par excellence, œuvrant désespérément à empêcher l’effondrement de notre ordre éthico-politique établi :
« Se pourrait-il que l’œuvre de Jürgen Habermas soit un jour la première où l’on ne trouvera plus la moindre trace de provocation ? Heidegger, Wittgenstein, Adorno, Sartre, Arendt, Derrida, Nancy, Badiou, même Gadamer – partout, on bute sur des dissonances. La normalisation s’installe. La philosophie de l’avenir : l’intégration portée à son accomplissement. »
La raison de l’aversion de Habermas pour Sloterdijk est donc claire : Sloterdijk est le « provocateur » ultime, celui qui n’a pas peur de « penser dangereusement » et de remettre en question les présupposés de la liberté et de la dignité humaine, de notre État-providence libéral, etc. Il ne faut pas hésiter à qualifier cette orientation de « mal » – si l’on entend par « mal » ce que Heidegger définissait en ces termes : « Le mal, et donc le danger le plus aigu, est la pensée elle-même, dans la mesure où elle doit penser contre elle-même, mais ne le peut que rarement. »
Il faut aller un pas plus loin que Heidegger ici : ce n’est pas seulement que la pensée est « mal » lorsqu’elle échoue à penser contre elle-même, contre les habitudes de pensée ; la pensée, dans la mesure où sa potentialité la plus intime est de penser librement et “contre elle-même”, est ce qui, du point de vue de la pensée conventionnelle, ne peut apparaître que comme “mal”.
Il est crucial de persister dans cette ambiguïté, tout en résistant à la tentation de trouver une échappatoire facile en définissant une sorte de « juste mesure » entre les deux extrêmes que sont la normalisation et l’abîme de la liberté.
"Does this mean that we should simply choose our side in this opposition– ‘corrupting the youth’ or guaranteeing meaningful stability? The problem is that, today, simple opposition gets complicated: our global-capitalist reality, impregnated as it is by sciences, is itself ‘prodding’, challenging our innermost presuppositions in a much more shocking way than the wildest philosophical speculations, so that the task of a philosopher is no longer to undermine the hierarchical symbolic edifice that grounds social stability but– to return to Badiou – to make the young perceive the dangers of the growing nihilist order that presents itself as the domain of new freedoms.
We live in an extraordinary era in which there is no tradition on which we can base our identity, no frame of meaningful universe which might enable us to lead a life beyond hedonist reproduction. Today’s nihilism – the reign of cynical opportunism accompanied by permanent anxiety – legitimizes itself as the liberation from the old constraints: we are free to constantly re-invent our sexual identities, to change not only our job or our professional trajectory but even our innermost subjective features like our sexual orientation. However, the scope of these freedoms is strictly prescribed by the coordinates of the existing system, and also by the way consumerist freedom effectively functions: the possibility to choose and consume imperceptibly turns into a superego obligation to choose. The nihilist dimension of this space of freedoms can only function in a permanently accelerated way – the moment it slows down, we become aware of the meaninglessness of the entire movement. This New World Disorder, this gradually emerging world-less civilization, exemplarily affects the young, who oscillate between the intensity of fully burning out (sexual enjoyment, drugs, alcohol, even violence), and the endeavour to succeed (study, make a career, earn money . . . within the existing capitalist order). Permanent transgression thus becomes the norm – consider the deadlock of sexuality or art today: is there anything more dull, opportunistic or sterile than to succumb to the superego injunction to incessantly invent new artistic transgressions and provocations (the performance artist masturbating on stage or masochistically cutting himself, the sculptor displaying decaying animal corpses or human excrement), or to the parallel injunction to engage in more and more ‘daring’ forms of sexuality?
The only radical alternative to this madness appears to be the even worse madness of religious fundamentalism, a violent retreat into some artificially resuscitated tradition. The supreme irony is that a brutal return to an orthodox tradition (an invented one, of course) appears as the ultimate ‘prodding’ – are the young suicide bombers not the most radical form of corrupted youth? The great task of thinking today is to discern the precise contours of this deadlock and find the way out of it. A recent incident illustrates perfectly the paradoxical coincidence of opposites that underlies the retreat from fidelity to tradition into transgressive ‘prodding’. In a hotel in Skopje, Macedonia, where I recently stayed, my companion enquired whether smoking was permitted in our room, and the answer she got from the receptionist was priceless: ‘Of course not, it is prohibited by the law. But you have ashtrays in the room, so this is not a problem.’ The contradiction between prohibition and permission was openly assumed and thereby cancelled, treated as non-existent: the message was, ‘It’s prohibited, and here is how you do it.’ This incident perhaps provides the best metaphor for our ideological predicament today. How did we reach this point? ...."
"Faut-il alors simplement choisir son camp dans cette opposition – « corrompre la jeunesse » ou garantir une stabilité significative ? Le problème est qu’aujourd’hui, une simple opposition devient complexe : notre réalité capitaliste mondialisée, imprégnée par les sciences, est elle-même « provocatrice », ébranlant nos présupposés les plus intimes d’une manière bien plus choquante que les spéculations philosophiques les plus audacieuses. Ainsi, la tâche du philosophe n’est plus de saper l’édifice symbolique hiérarchique qui fonde la stabilité sociale, mais – pour reprendre Badiou – de faire prendre conscience aux jeunes des dangers d’un ordre nihiliste croissant, qui se présente comme le domaine des nouvelles libertés.
Nous vivons une époque extraordinaire où aucune tradition ne fonde plus notre identité, où aucun cadre de sens ne permet de mener une vie au-delà de la reproduction hédoniste. Le nihilisme actuel – règne de l’opportunisme cynique accompagné d’une anxiété permanente – se légitime comme une libération des anciennes contraintes : nous sommes libres de réinventer nos identités sexuelles, de changer non seulement notre métier ou notre trajectoire professionnelle, mais même nos traits subjectifs les plus intimes, comme notre orientation sexuelle. Pourtant, ces libertés sont strictement encadrées par les coordonnées du système existant, ainsi que par le fonctionnement réel de la liberté consumériste : la possibilité de choisir et de consommer se transforme imperceptiblement en une injonction surmoïque de choisir.
La dimension nihiliste de cet espace de libertés ne peut fonctionner que dans une accélération permanente – dès qu’elle ralentit, nous prenons conscience du vide de tout ce mouvement. Ce Nouveau Désordre Mondial, cette civilisation progressivement dé-mondialisée, affecte particulièrement les jeunes, tiraillés entre l’intensité de la consommation de soi (jouissance sexuelle, drogues, alcool, voire violence) et la pression de la réussite (études, carrière, argent… dans l’ordre capitaliste existant). La transgression permanente devient la norme – songeons à l’impasse de la sexualité ou de l’art aujourd’hui : y a-t-il quelque chose de plus terne, opportuniste ou stérile que de céder à l’injonction surmoïque d’inventer sans cesse de nouvelles transgressions artistiques (l’artiste se masturbant sur scène ou s’automutilant, le sculpteur exposant des cadavres d’animaux en décomposition ou des excréments humains), ou à l’injonction parallèle d’expérimenter des sexualités toujours plus « audacieuses » ?
La seule alternative radicale à cette folie semble être une folie encore pire : le fondamentalisme religieux, un repli violent dans une tradition artificiellement ressuscitée. L’ironie suprême est que ce retour brutal à une orthodoxie (inventée, bien sûr) apparaît comme la « provocation » ultime – les jeunes kamikazes ne sont-ils pas la forme la plus radicale de jeunesse corrompue ?
La grande tâche de la pensée aujourd’hui est de cerner les contours précis de cette impasse et d’en trouver l’issue. Un incident récent illustre parfaitement la coïncidence paradoxale des opposés qui sous-tend ce repli : dans un hôtel de Skopje où je séjournais, ma compagne demanda s’il était permis de fumer dans la chambre. La réponse de la réceptionniste fut savoureuse :
« Bien sûr que non, c’est interdit par la loi. Mais il y a des cendriers dans la chambre, donc ce n’est pas un problème. »
La contradiction entre interdiction et permission était assumée ouvertement, et ainsi annulée – traitée comme inexistante. Le message était clair : « C’est interdit, et voici comment faire. »
Cette anecdote est peut-être la meilleure métaphore de notre impasse idéologique actuelle.
Comment en sommes-nous arrivés là ? ..."
1. L’époque du « post-humain » :
Žižek part du constat que l’humanité entre désormais dans une époque dite « post-humaine », où les frontières entre technologie, nature et humanité deviennent floues. Les progrès scientifiques et technologiques (biotechnologies, intelligence artificielle, numérisation généralisée, réalité virtuelle, génétique) remettent radicalement en cause l’identité humaine traditionnelle. Selon Žižek, le sujet humain perd sa centralité et devient un être hybride soumis à des pouvoirs invisibles mais omniprésents.
2. Pouvoir et domination invisible :
Reprenant une image biblique (celle du voleur venant en plein jour, tirée du Nouveau Testament), Žižek affirme que le nouveau pouvoir contemporain agit ouvertement mais demeure paradoxalement invisible, ou du moins méconnu : il s'impose comme une évidence acceptée sans résistance. Ce pouvoir ne repose plus uniquement sur la contrainte physique ou explicite, mais s’appuie sur la manipulation des désirs, des perceptions, et des comportements individuels grâce à la technologie.
3. Capitalisme numérique et surveillance généralisée :
Žižek critique fortement le capitalisme numérique et la société de surveillance qui se déploient à l'échelle globale. L'exploitation des données individuelles, combinée à l'omniprésence des algorithmes, crée une société où l’individu est en permanence sous contrôle tout en ayant paradoxalement l’illusion d'une liberté presque illimitée. Cette contradiction est, selon Žižek, au cœur du système contemporain : nous pensons être libres alors même que nous sommes plus que jamais surveillés, analysés, et dirigés subtilement.
4. La crise écologique comme symptôme majeur :
Pour Žižek, la crise écologique n’est pas une simple crise externe ou périphérique, mais le symptôme central d’une crise civilisationnelle profonde. Cette crise révèle l’incapacité du capitalisme global à résoudre les contradictions qu'il produit lui-même. L’environnement devient ainsi le lieu d’un conflit central : face à la crise écologique, le système politique global hésite entre un discours d'urgence alarmiste et une impuissance pratique chronique.
5. Montée des populismes et retour des idéologies :
Žižek analyse également la montée actuelle des populismes et le retour marqué des idéologies fortes (nationalismes, fondamentalismes religieux, politiques identitaires). Plutôt que de voir ces phénomènes comme des aberrations, il les décrit comme des symptômes de l’incapacité des démocraties libérales traditionnelles à gérer les contradictions produites par la mondialisation et l’intégration technologique. Il propose une analyse originale des mouvements populistes contemporains, considérés à la fois comme une réponse confuse à un malaise existentiel et comme une manipulation orchestrée par des élites utilisant ces mouvements pour maintenir leur domination économique.
6. Vers une nouvelle forme de résistance politique :
Face à ces défis, Žižek ne se limite pas à un constat pessimiste. Il appelle à une forme renouvelée de résistance politique et intellectuelle. Cette résistance nécessite selon lui une refondation radicale de la pensée critique, capable d’affronter sans illusions ni nostalgie les défis spécifiques du monde post-humain. Žižek prône ainsi une prise de conscience collective du caractère problématique et potentiellement destructeur du progrès technologique mal contrôlé, tout en rejetant tout retour simpliste à une forme idéalisée du passé.
7. Philosophie, psychanalyse et critique culturelle :
Comme souvent chez Žižek, le livre mêle références philosophiques (Hegel, Marx, Heidegger), psychanalytiques (Freud, Lacan), et culturelles (cinéma, littérature, séries TV). La culture populaire est abondamment utilisée pour illustrer son propos : séries télévisées, films de science-fiction, et autres références culturelles servent de supports concrets à l'analyse abstraite. Cela lui permet d’éclairer des enjeux théoriques complexes à travers des exemples familiers pour le grand public.
"Pandemic!: Covid-19 Shakes the World" (Slavoj Žižek, 2020)
Le livre électronique fut gratuit pour les 10000 premiers clients! Publié très rapidement en mars 2020, alors même que la pandémie de Covid-19 commençait à bouleverser profondément le monde entier, ce court essai du philosophe slovène Slavoj Žižek visait à décrypter les premières implications politiques, sociales, économiques et philosophiques de la crise sanitaire globale. Žižek se penchait sur la manière dont cette pandémie révèle brutalement les contradictions cachées du capitalisme mondialisé, du populisme politique et des systèmes de santé existants, tout en envisageant les pistes d'un changement radical dans l’ordre politique et social mondial.
Žižek débute en affirmant que la pandémie n'est pas seulement une crise sanitaire, mais surtout un puissant révélateur des failles structurelles du système capitaliste mondial. La vulnérabilité des systèmes de santé, la dépendance des chaînes de production globalisées, les inégalités exacerbées, tout cela devient visible dès l’apparition du virus. Pour Žižek, Covid-19 agit ainsi comme un catalyseur qui dévoile au grand jour des dysfonctionnements longtemps dissimulés ou ignorés.
Žižek souligne particulièrement comment la mondialisation, censée favoriser la coopération économique et l’intégration des marchés, s’effondre rapidement sous le poids d'une crise mondiale imprévue. La pandémie montre selon lui les limites de la mondialisation libérale, mettant à nu sa dépendance à une logique économique purement marchande incapable d’affronter collectivement une crise humanitaire majeure. (De la fragilité de la mondialisation économique).
Dans l’ouvrage, Žižek propose une analyse audacieuse en affirmant que la pandémie doit nous pousser à repenser le communisme – non pas dans son sens traditionnel soviétique ou autoritaire, mais sous la forme d’une solidarité universelle renouvelée, capable de répondre efficacement à ce type de crise globale. Il plaide pour une organisation sociale radicalement différente, fondée sur une coopération internationale forte, une solidarité mondiale, et une redistribution équitable des ressources.
Žižek s'intéresse également aux mesures prises par les États pour contrôler la propagation du virus (confinement généralisé, surveillance renforcée, fermeture des frontières). Il reconnaît le caractère nécessaire de certaines mesures d'urgence, mais avertit sur les dangers à long terme : la pandémie pourrait servir de justification à une dérive autoritaire permanente, où les libertés individuelles seraient durablement limitées au nom de la sécurité sanitaire et de la gestion efficace des crises futures.
Žižek analyse en outre comment divers dirigeants populistes ou autoritaires (par exemple Donald Trump aux États-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil ou Viktor Orbán en Hongrie) exploitent la crise à des fins politiques. Il critique fermement ces approches, dénonçant leur irresponsabilité, leur cynisme et leur incapacité à offrir une réponse cohérente à la pandémie, aggravant ainsi le désarroi politique global.
Žižek évoque enfin une dimension plus philosophique de la pandémie. Il affirme que cette crise nous oblige à repenser fondamentalement notre rapport à la vie, à la mort, à la liberté, et à la société. La pandémie, en nous confrontant directement à notre propre fragilité et à notre dépendance envers les autres, pourrait devenir l'occasion d'une réflexion existentielle sur ce que signifie réellement être humain dans un monde désormais imprévisible.
"Heaven in Disorder" (Slavoj Zizek, 2021)
Une collection d’essais brefs et incisifs dans lesquels Slavoj Žižek examine les bouleversements sociaux, politiques, écologiques et idéologiques récents. Avec ce titre inspiré d’une célèbre formule maoïste (« Il y a grand désordre sous le ciel ; la situation est excellente » / “There is great disorder under heaven; the situation is excellent"), Žižek explore comment le désordre mondial actuel reflète des contradictions profondes mais offre aussi l’opportunité d’un changement radical. Cet ouvrage, écrit en pleine pandémie et dans un contexte global marqué par l’instabilité politique croissante, la crise climatique et la polarisation idéologique, propose une réflexion philosophique urgente sur l’état chaotique du monde.
Žižek appelle à utiliser cette période chaotique comme un moment privilégié de réflexion critique et d’action politique radicale. Selon lui, le désordre actuel, loin d’être simplement négatif, pourrait devenir l’occasion unique de repenser les fondements mêmes de notre société.
1. Le désordre mondial comme symptôme
Žižek part de l'idée centrale selon laquelle le désordre global actuel n’est pas un simple accident ou une anomalie passagère, mais le symptôme profond d’une crise structurelle du système capitaliste mondial. À travers ses différents essais, il montre que ce désordre révèle de manière explicite les contradictions accumulées du néolibéralisme, du populisme, du nationalisme autoritaire, et des démocraties libérales en déclin.
2. Pandémie de Covid-19 et crise systémique
Poursuivant son analyse débutée dans son précédent ouvrage (Pandemic! Covid-19 Shakes the World, 2020), Žižek explore la manière dont la pandémie de Covid-19 accentue les contradictions sociales et politiques préexistantes. Il dénonce notamment l’injustice flagrante des systèmes de santé mondiaux, la gestion chaotique et inégale des crises sanitaires, ainsi que l’échec du capitalisme globalisé à assurer une réponse humaine, juste et équitable face à cette menace mondiale.
3. Crise écologique et apocalypse lente
Žižek insiste sur la crise écologique en cours, la présentant comme une « apocalypse lente », un désastre progressif qui nous confronte à l’incapacité des structures politiques et économiques actuelles à réagir efficacement. Selon lui, l’urgence écologique n’est pas prise au sérieux par les gouvernements, ce qui intensifie le désordre global, rendant les catastrophes environnementales de plus en plus inévitables et destructrices.
4. Critique du populisme et de l’autoritarisme
Žižek critique sévèrement les mouvements populistes contemporains, analysant comment les dirigeants autoritaires, tels que Donald Trump aux États-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, Recep Tayyip Erdoğan en Turquie ou Viktor Orbán en Hongrie, instrumentalisent la crise pour renforcer leur pouvoir. Il explore comment ces populismes exploitent la peur, l’incertitude, et le chaos pour s’imposer, aggravant ainsi le désordre mondial.
5. L’illusion de l’ordre technologique
Žižek analyse aussi le rôle de la technologie dans la société contemporaine. Il critique l’idée selon laquelle le progrès technologique (intelligence artificielle, surveillance numérique, algorithmes de prédiction) apporterait nécessairement un ordre rationnel et efficace à la société. Au contraire, Žižek affirme que cette technologie accentue paradoxalement le désordre, amplifie la surveillance et la manipulation des individus tout en donnant l'illusion d'une stabilité superficielle.
6. Le capitalisme mondial en question
L’une des principales critiques de Žižek porte sur le capitalisme mondial, dont il souligne l’incapacité à résoudre les crises qu’il génère lui-même. Le philosophe avance que la situation actuelle démontre clairement que le capitalisme, loin d’apporter la prospérité promise, mène à une fragmentation sociale accrue, à la précarité économique généralisée, et finalement au désordre mondial.
7. Vers une nouvelle politique émancipatrice
Malgré ce tableau pessimiste, Žižek voit également une opportunité dans ce désordre généralisé. À travers ses analyses, il insiste sur la nécessité urgente d’une nouvelle forme de politique radicalement émancipatrice, capable de saisir la situation de crise pour impulser un changement profond. Il invite à dépasser le fatalisme, rejetant à la fois les solutions autoritaires et les illusions réformistes trop timides. Selon Žižek, l’heure est venue de repenser en profondeur notre modèle économique et politique pour tenter une réorganisation sociale radicale.
"A Left That Dares to Speak Its Name: 34 Untimely Interventions" (2020, Slavoj Žižek)
Slavoj Žižek rassemble ici 34 essais percutants qui défendent une gauche radicale, sans compromis avec le libéralisme capitaliste ou les identitarismes contemporains. Ces "interventions intempestives" (inspirées de Nietzsche) questionnent l'état de la gauche aujourd'hui et proposent des pistes pour un renouveau révolutionnaire.
- Critique de la gauche libérale : Žižek dénonce une gauche devenue complice du capitalisme en se focalisant sur les luttes identitaires au détriment de la lutte des classes. Il rejette le "wokisme" et le politiquement correct comme des distractions.
- Nécessité d'un universalisme radical : Contre le multiculturalisme et le relativisme, il plaide pour une gauche qui assume des valeurs universelles (égalité, justice) plutôt que des particularismes.
- Capitalisme et crises : Analysant la pandémie de COVID-19, l'écologie et les tensions géopolitiques, il montre comment le capitalisme exploite les crises pour se renforcer, exigeant une réponse collective forte.
- Héritage communiste réhabilité : Sans nier ses échecs, Žižek appelle à récupérer l'ambition révolutionnaire du communisme, loin des versions édulcorées de la social-démocratie.
- Rôle du conflit : Contre l'illusion du consensus, il défend la polarisation politique comme moteur du changement, s'inspirant de Lénine et Lacan.
La gauche moralisatrice dans sa position d'éternel résistant ...
Žižek observe qu'une partie de la gauche contemporaine (notamment libérale ou progressiste) se complaît dans une posture de résistance pure, où l'échec politique devient presque une preuve de vertu. En restant dans l'opposition, elle évite les compromis nécessaires à l'exercice du pouvoir, préservant ainsi une pureté idéologique intouchée.
Cette dynamique rejoint sa critique plus large de la "mélancolie de la gauche", qu'il avait déjà abordée dans "The Courage of Hopelessness" (2017). ll va jusqu'à souligner que certains mouvements de gauche sabotent inconsciemment leur propre succès pour ne pas avoir à affronter les limites du réel (un thème qu'il emprunte à la psychanalyse lacanienne).
Žižek oppose cette gauche "impuissante" à la droite populiste, qui, elle, assume sans complexe la prise de pouvoir et la violence symbolique nécessaire pour imposer son programme (même si c'est au prix de contradictions flagrantes).
Cette critique s'inscrit dans sa relecture de Lénine (notamment Que faire ?), où il insiste sur la nécessité pour la gauche de combiner radicalité et pragmatisme....
"What Does Europe Want?: The Union and its Discontents" (Slavoj Žižek & Srećko Horvat, 2015)
Cet essai, coécrit avec le philosophe croate Srećko Horvat, propose une analyse critique de l'Union européenne (UE) à l'heure des crises (austérité, Brexit, réfugiés, montée des nationalismes). Žižek et Horvat interrogent : Que veut vraiment l'Europe ? – non pas comme projet économique, mais comme idée politique et civilisationnelle.
L'UE se présente comme un modèle de démocratie libérale et de droits humains, mais elle fonctionne comme une machine néolibérale imposant l'austérité (Grèce, Espagne). Paradoxalement, elle promeut la "solidarité" tout en détruisant les États sociaux via les politiques de la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne). Au fond, l'Europe est une idéologie qui s'ignore : elle croit incarner la raison, alors qu'elle organise l'irrationalité du capitalisme global.
L'UE, née après les guerres mondiales comme projet de paix, échoue à accueillir ceux qui fuient les guerres (Syrie, Afrique). Au fond, via une analyse psychanalytique, l'Europe refoule sa propre violence historique (colonialisme, interventions militaires) en externalisant ses frontières (accords avec la Turquie, centres de rétention).
Un constat, des tensions, le nationalisme vs. l'Europe "post-politique" - Critique du nationalisme (Orban, Pologne) comme symptôme de la vacuité de l'UE, une "post-démocratie" qui gère les crises sans projet mobilisateur, ce qui nourrit bien des replis identitaires. Alternative proposée : Une Europe des mouvements sociaux (Syriza, Podemos) qui réinventeraient la solidarité transnationale.
Contre le fédéralisme technocratique ou le retour aux nations, les auteurs plaident pour une Europe des luttes communes (anti-austérité, écologie, accueil des migrants), en s'inspirant des soulèvements grecs de 2015, qui ont tenté de résister à l'austérité au nom de la démocratie. Que semble nous souffler la dialectique hégélienne : que l'UE est à la fois le problème (néolibérale) et la solution potentielle (espace de résistance). L'Europe reste à réinventer, peut-elle être émancipatrice ou un cadavre uniquement animé par la finance ...
"Surplus-Enjoyment: A Guide For The Non-Perplexed" (Slavoj Zizek, 2022)
S'appuyant sur la psychanalyse lacanienne et la critique marxiste, Žižek analyse comment la quête incessante de satisfaction au-delà des besoins fondamentaux structurent nos structures sociales, économiques et politiques. La vie contemporaine est définie par l’excès. Il doit toujours y en avoir plus, il n’y en a jamais assez. Nous avons besoin d’un surplus de ce dont nous avons besoin pour pouvoir vraiment profiter de ce que nous avons.
L'ouvrage est structuré en plusieurs sections :
- Ouverture : Vivre dans un monde sens dessus dessous
Žižek introduit le concept de jouissance en surplus et souligne comment l'excès est devenu une caractéristique centrale de la vie moderne.
- Chapitre 1 : Où est la faille ? Marx, le capitalisme et l'écologie
Il examine la relation entre le capitalisme et les crises écologiques, en s'appuyant sur les travaux de Marx pour identifier les contradictions inhérentes au système capitaliste.
- Chapitre 2 : Une différence non binaire ? Psychanalyse, politique et philosophie
Žižek discute des tensions entre psychanalyse, politique et philosophie, remettant en question les dichotomies traditionnelles et explorant des alternatives non binaires.
- Chapitre 3 : Jouissance en surplus, ou pourquoi jouissons-nous de notre oppression
Il analyse comment les individus trouvent une forme de plaisir dans leur propre oppression, perpétuant ainsi des structures de pouvoir oppressives.
- Finale : La destitution subjective comme catégorie politique
Žižek propose la "destitution subjective" comme moyen de repenser l'engagement politique et de remettre en question les identités établies.
Tout au long de l'ouvrage, Žižek illustre ses arguments en faisant référence à divers éléments culturels, tels que le film "Joker", des chansons populaires, les écrits de Thomas d'Aquin et l'histoire des pandémies. Il soutient que la reconnaissance de la société de jouissance dans laquelle nous vivons peut éclairer les impasses politiques actuelles. En prenant conscience de la futilité des plaisirs excessifs, il suggère que nous pourrions trouver une voie pour échapper à ce cycle vicieux.
"Freedom: A Disease Without Cure" (Slavoj Zizek, 2023)
Nous avons tous peur que de nouveaux dangers menacent nos libertés durement gagnées, et c’est précisément la notion de liberté qui mérite notre attention. Le concept de liberté est trompeusement simple. Nous pensons que nous le comprenons, mais au moment où nous essayons de le définir, nous rencontrons des contradictions. Slavoj Žižek soutient ici que la véritable liberté radicale est éphémère et fragile, souvent perçue comme une "maladie sans remède" en raison des contradictions et des tensions qu'elle engendre. Il critique la notion individualiste de liberté promue par le libéralisme, qui met l'accent sur le libre arbitre personnel et le choix individuel. Il s'appuie sur les travaux de philosophes tels que Hegel, Kierkegaard et Heidegger pour démontrer que cette conception simpliste de la liberté est insuffisante. Selon lui, la véritable liberté implique une confrontation avec l'aliénation et les contraintes inhérentes à la condition humaine.
En analysant des œuvres culturelles variées, allant de Kandinsky à Agatha Christie, Žižek illustre les multiples facettes de la liberté et les leçons que nous pouvons en tirer. Il relie la notion de liberté à divers enjeux contemporains, tels que le capitalisme, la guerre, l'État et la dégradation environnementale, offrant ainsi une perspective critique sur la manière dont ces forces influencent notre compréhension et notre expérience de la liberté.
L'auteur examine également comment les avancées technologiques et les mécanismes de contrôle numérique menacent la notion traditionnelle de l'individu libre. Il souligne que, dans un monde où nos activités sociales sont de plus en plus surveillées et régulées, la conception libérale de l'individu autonome devient obsolète, voire dénuée de sens ..
"Mad World: War, Movies, Sex" (Slavoj Zizek, 2023)
Un recueil d'essais dans lequel Žižek aborde une variété de sujets contemporains. Fidèle à son style provocateur et analytique, mais usant de moins de théorie pure, de plus d'exemples concrets (cinéma, séries, actualité), s'interrogeant sur comment le numérique transforme la guerre (drones), le désir (porno VR), et la politique (fake news), Žižek écrit sous l'impact de la guerre en Ukraine, de la pandémie et de l'explosion des IA et s'interroge sur la folie perçue du monde actuel...
Žižek déploie sa grille de lecture habituelle, le Réel lacanien, la critique marxiste du capitalisme, et la dialectique hégélienne, pour évoquer ces trois grands axes, la guerre (conflits géopolitiques, violence systémique), les films (analyse de cinéma comme symptôme idéologique), le sexe (sexualité à l'ère du capitalisme tardif et des nouvelles technologies).
Nous retiendrons ici l'un de ses trois thèmes ...
La guerre en Ukraine : Žižek adopte une position passionnée sur le conflit en Ukraine, analysant ses implications géopolitiques et idéologiques. Pour Žižek, le conflit n'est pas une simple agression russe, mais le produit de fractures systémiques :
- L'échec de la globalisation néolibérale : L'Occident a cru que l'intégration économique (gaz russe, oligarques à Londres) pacifierait Poutine, mais il a sous-estimé la logique impériale du pouvoir russe.
- Le retour du "Réel" géopolitique : La guerre révèle que l'idée d'un "monde post-historique" (Fukuyama) était un fantasme. Le conflit brutal rappelle que les antagonismes de classe et de puissance n'ont pas disparu.
Žižek refuse le manichéisme médiatique et critique tant l'OTAN que la Russie : un double piège.
Poutine n'est pas un "fou" : Son invasion est une tentative désespérée de maintenir la Russie comme empire face au déclin démographique et économique. L'OTAN n'est pas non plus innocente, son expansion vers l'Est (malgré les avertissements russes dans les années 1990) a nourri le ressentiment russe. Mais il rejette le "both sides-ism" : Contrairement aux pseudo-pacifistes (comme Chomsky), il insiste sur la nécessité de soutenir l'Ukraine militairement, car une victoire russe encouragerait d'autres guerres de revanche (Taïwan, Balkans).
L'Ukraine peut être vu aussi comme "objet-frontière", un enjeu symbolique : l'Ukraine incarne pour Poutine le territoire mythique de la "Russie éternelle", mais pour l'Occident, elle représente la défense des "valeurs démocratiques". Tout le paradoxe ukrainien : son résistance héroïque montre que l'universalisme émancipateur existe encore, malgré la corruption et les néonazis marginalisés (dont la Russie exagère le rôle).
La fausse alternative : "Poutine ou l'Occident décadent", Žižek dénonce deux récits tout aussi problématiques :
- Le récit russe : "L'Ukraine est un État fasciste artificiel, et l'Occident est décadent."
- Le récit occidental : "Nous défendons la démocratie contre la barbarie."
Son verdict : Ces deux récits évitent la vraie question – comment construire un nouvel ordre post-capitaliste qui ne soit ni l'impérialisme russe ni le néolibéralisme occidental ?
Alors que faire ? La position inconfortable de Žižek, soutenir l'Ukraine... mais sans illusion sur l'Occident : l'aide militaire est nécessaire, mais il faut éviter d'en faire une "guerre par procuration" pour les intérêts américains. Et tenter de penser au-delà de la guerre : La vraie bataille est de proposer une alternative à l'axe Poutine-Trump-Le Pen, sans tomber dans le libéralisme atlantiste...
- Analyse des blockbusters hollywoodiens : Le philosophe se penche sur les productions cinématographiques récentes, décortiquant les messages sous-jacents et les idéologies véhiculées par ces films grand public. Il s'intéresse particulièrement à la manière dont le cinéma reflète et façonne les perceptions culturelles et politiques. Comme dans "The Pervert's Guide to Cinema", il décortique des films pour révéler des vérités cachée ...
"The Pervert's Guide to Cinema" (2006), réalisé par Sophie Fiennes avec Slavoj Žižek, est un documentaire philosophique explorant le cinéma à travers le prisme de la psychanalyse lacanienne. Žižek décrypte des films cultes pour révéler comment le désir, la fantasy et l’idéologie structurent notre rapport à la réalité."The Matrix" (1999) illustre l’illusion d’une réalité construite, semblable au rôle du fantasme dans notre vie quotidienne. Le "pervers" (au sens psychanalytique) est celui qui croit pouvoir manipuler la réalité pour obtenir une jouissance totale, comme un metteur en scène contrôlant son film. Ainsi dans "Psychose" (1960), Norman Bates incarne cette logique perverse en se créant une identité fictive (sa mère) pour échapper à la loi symbolique.
Žižek utilise la triade lacanienne (Réel, Symbolique, Imaginaire) pour analyser des films. La "chose" monstrueuse dans "The Thing" (1982) représente le Réel pur. Pour ce qui est du Symbolique (l’ordre des règles et du langage, dans "Le Silence des agneaux" (1991), Hannibal Lecter joue avec les codes symboliques pour dominer ses victimes. Enfin, quant à l'Imaginaire (les illusions qui masquent le Réel), les happy endings hollywoodiens cachent souvent une violence sous-jacente.
Le cinéma n’est pas une échappatoire à la réalité, mais un outil qui façonne notre perception du monde : "Titanic" (1997) utilise une romance pour faire accepter la catastrophe comme "destin".
Enfin Žižek souligne comment la jouissance (plaisir-douleur) et la pulsion de mort sont centrales au cinéma. Dans "Vertigo" (1958), Scottie transforme Judy en Madeleine pour répéter une tragédie, montrant la compulsion de répétition (Freud).
Pour Žižek, le cinéma est un art pervers qui révèle les mécanismes inconscients de nos désirs. En déconstruisant les films, il expose comment nous fuyons le Réel à travers des fictions, tout en y laissant transparaître nos vérités les plus cachées.