Pedro Calderón de la Barca (1600-1681) - Autos sacramentales - "La cena del rey Baltasar" (1646) - ...
Last update 10/10/2021
"CULPA - Quien con el esta?. MUNDO - A mi juicio, Debe de ser su Deseo, Que aunque el hombre esté dormido, Su Deseo nunca duerme..." - L'auto sacramental est une représentation allégorique religieuse, singulièrement en l'honneur du saint sacrement, que les municipes des villes et des villages donnaient chaque année à l'occasion de la Fête-Dieu, fête populaire et spectacle en plein air printanier plus ou moins liés au culte du Saint-Sacrement. Les fameux "autos" témoignent de l'incroyable essor du théâtre religieux d'origine médiévale en Espagne à une époque où, dans le sillage de la Réforme, il était en décadence dans toute l'Europe.
La célébration du Corpus Christi a commencé vers le XIIIe siècle lorsqu'en 1243 le pape Urbain IV entendait lutter contre les hérésies qui se multipliaient pour nier l'Eucharistie, c'est-à-dire la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie : c'est ainsi que furent imposées plusieurs obligations eucharistiques, telles que la bénédiction et l'exposition publique du Saint-Sacrement, et la fête du Corpus Christi. La bulle accordait des indulgences à tous les fidèles qui assistaient à la messe et à l'office. Ce rite a commencé à être célébré à Séville vers 1400, et à la fin du XVe siècle, la ville est devenue l'un des lieux où cette fête a acquis un grand prestige et une grande célébrité.
Le concile de Trente va se charger de ramener ces manifestations parfois turbulentes à une décence dévote, et parmi les jeux possibles qu'offrent Nativité ou Résurrection, on choisit d'exalter la présence réelle de Dieu dans l'Eucharistie, un motif à grand spectacle, à personnages allégoriques, qui permet aussi de lutter contre le protestantisme et ses quelques dogmes. C'est qu'à la table eucharistique se coudoient tous les acteurs de notre monde, tous unis dans la mise en jeu de la vie surnaturelle, c'est que le drame métaphysique qui s'y joue est aussi celui du libre-arbitre. L'Âme s'embarque sur la nef de pénitence avec le Christ, il est le «pain vivant» pour la traversée de cette vie et les poètes apprennent à manier un monde d'abstraction qu'ils vont pouvoir personnifier , les vertus, les vices, les ennemis de l'âme que sont ; comme autant de tentations, le diable, le monde et la chair, mais aussi les puissances de l'âme, raison, entendement, mémoire, volonté.
Calderon, qui réussit à atteindre en ce XVIIe siècle une certaine perfection dans l'agencement des intrigues comiques ou tragiques, va renouveler le genre de l'auto sacramental. Puisant dans un répertoire des plus divers, métaphores de la vie humaine, Bible allégorisée, intrigues profanes transposées , mythologie gréco-latine, Calderon propose un théâtre allégorique sacré qui émerveille son public par sa façon d'agencer les concepts et symboles et l'architecture de leur exposition. Nous le verrons souvent traiter un même sujet sous deux formes différentes, le drame et l'auto sacramental..
Joseph de Valdivielso (1560-1638), théologien poète, est le premier à publier un recueil de Douze Autos sacramentales et douze comédies divines (1622). Lope de Vega (1562-1635), dont le théâtre profane se caractérise par l'exaltation de l'amour et par un goût très vif de la poésie rustique, écrivit des centaines d'autos, mais ce sont de petites pièces populaires qui n'atteignent pas la dimension et la grandeur théologique et métaphysique de Calderon. Son chef-d'œuvre eucharistique, La Siega, est un drame fondé sur la parabole du semeur (Mtt. XIII, 24-30 et 36-43). L'héroïne en est l'épouse fidèle, aimée comme peut l'être une Casilda épouse de Peribáñez, le paysan, triomphant des tentations de Superbe et d'Envie, ces gitanes, dont la première a la langue bien pendue. Le blé semé sera bien défendu de l'ivraie et tout finira par le triomphe des sacrements.
Entre 1630 et 1640, Calderón compose ses premiers splendides autos sacramentales, aux racines plus éthiques que chrétiennes, comme "El gran teatro del mundo" (Le grand théâtre du monde) et "La cena del rey Baltasar" (Le souper du roi Balthazar). Les principales villes de l'Espagne se disputaient alors l'honneur d'avoir des Autos de Calderon pour célébrer leurs grandes solennités religieuses, et pendant plus de trente-sept ans il eut le privilège d'en fournir aux villes de Madrid, de Tolède, de Séville et de Grenade, soixante-douze de ces admirables compositions sont arrivées jusqu'à nous....
Les "autos" ont donc tous un sens allégorique, et l'argument qu'ils développent se rapporte donc à la philosophie, à la théologie ou à quelque histoire édifiante. Il est d'usage d'en distinguer cinq catégories :
a) les bibliques : La cena del rey Baltasar, Sueños hay que verdad son.
b) les mythologiques : Los encantos de la culpa.
c) les mariaux ou autos marianos : La Hidalga del valle, A María el corazón, Las ordener militares.
d) les historico-légendaires : La devocián de la misa, El santo rey don Fernandol.
e) les philosophico-théologiques :A Dios por razón de Estado, El pleíto matrimonial, El gran teatro del mundol, La vida es sueño, El veneno y la triaca, El pintor de su deshonra.
Ces "autos" étaient toujours l'occasion de belles surprises pour le public et la continuité du spectacle était assurée grâce à cinq grands chars pourvus de tout un attirail qui anticipait déjà le théâtre moderne. En 1765, un décret royal interdira la représentation de ces "autos", jugée peu conforme à des sujets aussi sacrés. La disparition de Calderon avait déjà précipité leur déclin...
"Nave del Mercader"
Dans la "Nave del Mercader" (le Vaisseau du Marchand), la scène s'ouvre par l'apparition d'un noir vaisseau que le Péché, placé sur la proue, conduit vers la terre. A peine débarqué, il appelle à son secours les trois ennemis de l'âme, le Monde, le Démon et la Luxure, qui accourent aussitôt, en se louant du pouvoir spécial qu'ils ont sur les hommes pour les faire tomber entre les mains du Péché. Que veut-il? Celui-ci leur fait voir au milieu d'un rocher qui s'ouvre par la puissance de sa voix, l'Homme revêtu d'une peau et endormi. A ses côtés on voit le Désir éveillé.
"CULPA - Quien con el esta?. MUNDO - A mi juicio, / Debe de ser su Deseo, / Que aunque el hombre esté dormido, / Su Deseo nunca duerme" ( Qui est avec lui?, demande le Péché; et le Monde lui répond, Il me semble que ce doit être son Désir, car, quoique I'homme soit endormi, son Désir ne dort jamais".
Et le Péché ajoute : "Pues oid lo que al oido / Le esta diciendo entre suenos, / Representàndole al vivo / Aquello en que él discurria, / Cuando se quedô dormido." (Écoutez ce qu'il lui dit en rêve, et avec quel feu il lui représente ce qui faisait l'objet de sa pensée au moment où il s'endormait).
Le Désir invite l'Homme à quitter sa vie de travail et de douleur et à rechercher tous les plaisirs et toutes les vanités que peut offrir le monde.
Et l'Homme, qui parle tout en rêvant, l'approuve, et le Péché d'ajouter, " Dejémosle vacilar, / Pues ya en suenos nos ha dicho / Lo que dijera despierto" (« Laissons-le vaciller, puisqu'il nous a déjà dit en rêve ce qu'il nous aurait dit éveillé).
Une autre apparition se présente aux yeux du Péché et des trois ennemis de l'âme, c'est le Marchand ou l'Homme-Dieu, ayant à ses côtés l'Amour divin. Il dort aussi ; mais il ne rêve que d'amour et de charité. L'Homme et le Marchand, réveillés en même temps, l'un aux appels de son Désir, et l'autre à ceux de son Amour, discutent ensemble, et le second veut entraîner le premier dans le chemin difficile du bien. Mais l'Homme préfère suivre le sentier facile du plaisir, où l'on vit à la mesure de son Désir. Ils se séparent.
Le Péché recommande alors aux trois ennemis de l'âme de poursuivre l'Homme sans trêve, tandis qu'il se propose de soulever de violentes tempêtes pour faire échouer le vaisseau du Marchand. Le voyage de celui-ci ne représente autre chose que la pérégrination du Fils de Dieu sur la terre, et les tempêtes signifient les tentations et les souffrances qu'il eut à subir
avant d'accomplir son sacrifice.
L'Homme, libre, comme lui-même le dit, des vains et ennuyeux conseils de son frère, se dispose à pénétrer dans le monde des plaisirs. Mais, venant de sortir de la terre, il n'a pas encore les sens et les facultés nécessaires pour pouvoir participer à toutes les jouissances de la vie. Il appelle donc d'abord les sens, d'où dépendent tous les phénomènes de l'âme. Et comme le Désir, qui ne quitte pas un instant l'Homme, manifeste son étonnement de ce que les Sens répondent sur un rhythme musical, l'Homme lui dit : "Ahora sabes, que es el cuerpo / Templado instrumente vivo. / Que interiormente esta haciendo / Al alma armonia sin ruido?" (Ne sais-tu pas que le corps est un instrument accordé et vivant, qui fait entendre à l'âme une secrète harmonie?). Les cinq Sens lui prêtent leurs propriétés, mais sous condition qu'il les leur rende après un délai convenu. Le Temps va servir de témoin, et devant lui il signe au contrat. La même scène se déroule avec les trois facultés de l'âme, la Mémoire, la Volonté et l'Entendement, qui lui donnent comme signes de leur puissance, la première une bague, la seconde un cœur, et la dernière un ruban «pour lui ceindre la tête qui est la région de l'entendement».
Et l'Homme envoie devant lui le Désir chercher un somptueux logement où il puisse jouir de toutes les richesses qu'il vient d'acquérir.
HOMBRE. — Adelàntate, Deseo.
DESEO. — Cuando vo no me adelanto ?
L'Homme demande au Désir d'agir, "Qué descansado esta el Hombre, / Que sin Deseo se ve!", se dit-il, que cet Homme est calme lorsqu'il se voit sans Désir, mais l'idée des plaisirs qui l'attendent ne le quitte pas. Une belle femme l'arrête en chemin, c'est la Luxure qui lui demande protection et tombe évanouie dans ses bras. Il brûle littéralement à son contact et lui vole son coeur, siège de la Volonté. Dès lors tout s'enchaîne, le Monde ne tarde pas à lui ôter l'anneau qu'il conservait comme signe de la Mémoire, c'est que les plaisirs du monde empêchent l'Homme de penser à la mort. Il perd ensuite les cinq sens, épuisés dans le voluptueux palais, où la Luxure l'entoure de tous ses charmes. Ainsi, de plus en plus assujetti au vice, il finit par tomber dans les mains du Démon, qui le dépouille de sa dernière faculté, la Raison.
La scène change; le palais disparaît, et l'Homme reste étendu à terre sans connaissance. Le Temps passe et le réveille. « Connais-tu ces promesses? » lui dit-il. — « Ce sont les miennes. » — «Et bien! il faut que tu saches que le délai est passé. »
Aux appels du Temps, tous les créanciers, Sens et Facultés, se présentent et réclament ce qu'ils ont prêté. L'Homme, ne pouvant rien leur rendre, puisqu'il a tout perdu, est jeté en prison, et là il répète tristement : "Aymisero de mi..., / Que de un feliz he hecho un infeliz! / ... Qué satisfaction / Podré dar, siendo infinito / El precio de mi delito?" (Infortuné que je suis ! car d'un heureux j'ai fait un malheureux...! Quelle satisfaction pourrais-je donner pour l'immensité de mon offense? »
A ce moment arrive le Marchand, qui a triomphé dans son long voyage, de toutes les difficultés que lui a opposées le Péché. Lui et l'Amour, son compagnon fidèle, entendent la voix plaintive de l'Homme et ils s'approchent de sa prison...
MERCADER. - Qué es esto?
(Qu'est-ce que cela?)
HOMBRE. - Miseria humana.
(la Misère humaine)
MERCADER.
Harto me has dicho, pues todas
Cuantas penas hay, y cuantas
Ha habido, y ha de haber, caben
En sola aquesa palabra.
Ay, hermano, lo que siento
Verte en desventura tanta !
(Tu m'en as dit assez, car toutes les peines du monde passées, présentes et futures se renferment dans ce seul mot. Ah ! mon frère, comme je regrette de te voir dans un si grand malheur !)
HOMBRE.
Tu eres? Ya siento yo mas
La verguenza que me causas,
Que la prision que padezco.
(C'est toi? Je ressens plus la honte que ta vue me donne, que la souffrance de ma prison).
MERCADER.
Que en otro estado te hallàras,
Si à mi me hubieras seguido.
(Si tu m'avais suivi, tu te trouverais dans un bien autre état)
AMOR. - Ay de su ciega ignorancia !
(Malheur à son aveugle ignorance !)
MERCADER. - Qué es eso, Amor? pues tu lloras?
(Comment, Amour! Tu pleures?)
AMOR.
Quién ha de llorar desgracias
Del Hombre, sino tu Amor?
(Qui peut pleurer les malheurs de l'Homme, si e n'est pas ton Amour?)
Le Marchand se décide alors à rester dans la prison à la place de l'Homme, qui est mis tout de suite en liberté. Par ses souffrances, qui représentent la passion du Sauveur, il rachète les fautes de l'Homme. Et ce sacrifice, symbolisé dans l'hostie et le calice, fait rendre de nouveau à l'Homme ses Sens et ses Facultés....
On cite souvent parmi les textes composés par Calderon dans ses Autos Sacramenteles, le passage suivant extrait de "la Vina del Senor" (la Vigne du Seigneur)...
MALICIA
¿Qué misteriosas voces
saludan hoy al día,
alternando veloces
del ritmo de su métrica armonía,
las cláusulas suaves,
con las hojas, las fuentes y las aves?
LUCERO DE LA NOCHE
¿Qué misteriosa salva
tan festiva hoy madruga,
que al llorar de la aurora, al reír del alba,
risas aumenta y lágrimas enjuga,
a cuyo acorde acento
en aves, fuentes y hojas calma el viento?
MALICIA
El orbe suspendido
yace al ver que en sus cóncavos más huecos
no hay parte en que no suene repetido
el balbuciente idioma de los ecos.
1645 - "El gran teatro del mundo"
Le Grand théâtre du monde est un auto sacramental en un acte et en vers représenté vers 1645, et qui inspirera en 1922 le poète autrichien Hugo von Hofmannsthal dans son "mystère", "Das Salzburger grosse Welttheater". La pièce débute par une invitation que le poète lance au Monde : il lui demande de préparer un spectacle dont lui-même choisira
les acteurs. Le poète constitue donc sept personnages et leur distribue leurs rôles, le Riche, le Roi, le Paysan, le Mendiant, la Beauté, la Prudence, et l'Enfant. Le Paysan et le Mendiant hésitent à accepter leur rôle, quant à l`Enfant, il s'interroge sur son rôle, n'ayant en fin de compte qu'à mourir avant de naître. Le décor est bientôt prêt et se compose de deux portes, sur l'une est inscrit le mot Berceau, sur I'autre le mot Tombe. Une fois que le Monde, qui est à la fois costumier et régisseur, a distribué tout le matériel, le spectacle commence. Et si les personnages voulaient répéter, on leur rétorque d'improviser.
Les personnages sortent l'un après l'autre du Berceau et guidés simplement par une voix mystérieuse qui leur souffle, "Aime ton prochain comme toi-même; fais le bien parce que Dieu est Dieu", ils vont en effet improviser. Le Riche va faire ripaille, le Paysan travailler et protester, le Roi s'enorgueillir de sa puissance, la Beauté s`exalter de sa perfection, le Mendiant demander vainement la charité, et la Prudence s'affirmer peu à peu.
En fait le spectacle prend allure de concours : lorsqu'un personnage a suffisamment manifesté ses qualités, le Monde le fait sortir de scène par la porte noire de la Tombe. Le spectacle terminé, l`Auteur convoque ses personnages pour leur distribuer récompenses et punitions : la Prudence et le Mendiant qui ont joué honorablement leur rôle sont accueillis à la table eucharistique et ont droit à la béatitude ; le Roi. la Beauté et le Paysan iront au Purgatoire; l'Enfant, qui n'est pas né, aux Limbes, et le Riche, en Enfer.
L'allégorie est donc dédiée tant au problème de la grâce qu'à celui du libre-arbitre que symbolise l'improvisation. Le libre arbitre peut donc, en union avec la grâce suffisante, don de Dieu, aboutir à une grâce efficace, source de salut. On retrouve ainsi la doctrine moliniste à laquelle Calderón avait adhéré. Le Jésuite espagnol Luis de Molina (1536-1600) déclencha une fameuse polémique vers 1588 avec son "Accord du libre arbitre avec les dons de la grâce, la divine prescience, la providence et la réprobation". Il conciliait liberté et grâce en reconnaissant une liberté plénière, mais une grâce qui restait nécessaire au salut de chacun. Dominicains contre Jésuites sous le regard des protestants qui privilégiait une prédestination physique....
1646 - "La Cena del rey Baltasar"
Le Festin du roi Balthazar, une pièce allégorique et religieuse au cours de laquelle, le roi Balthazar, dans l’intention d’exalter le sacrement eucharistique, décide un jour d’épouser Idolâtrie. Si l'auteur a traité son sujet sans trop se préoccuper du récit de la Bible (le banquet sacrilège, qui se transforme en repas eucharistique, est une véritable trouvaille), cet auto sacramental est considéré comme l'un des plus caractéristiques de tous ceux que nous connaissons....
SCÈNE I. La Pensée en costume de fou, de diverses couleurs, Daniel, derrière elle, la retenant,
DANIEL. Attendez.
LA PENSEE. Pourquoi attendre ?
DANIEL. Remarquez.
LA PENSÉE. Que dois-je remarquer ?
DANIEL. Écoutez.
LA PENSÉE. Je ne veux pas écouter.
DANIEL. Faites attention.
LA PENSÉE. Je ne veux pas faire attention.
DANIEL. Qui a jamais répondu ainsi à des demandes ?
LA PENSÉE. Moi, qui ne me gêne pour personne.
DANIEL. Qui êtes-vous donc ?
LA PENSÉE. Puisque vous l'ignorez, c'est vous qui avez tort. Ne le voyez-vous pas à mon costume bariolé de toutes couleurs, qui, semblable au caméléon, ne laisse pas connaître quelle est sa principale teinte ? Eh bien ! écoutez qui je suis. Je suis, en vertu des attributs qui appartiennent à mon être immortel, une lumière qui distingue les hommes des brutes. Je suis le premier creuset qui éprouve la fortune ; je suis plus inconstante que la lune, plus légère que le soleil ; je n'ai pas d'endroit fixe pour naitre et pour mourir ; je marche toujours sans savoir où je m'arrêterai. La mauvaise fortune, comme la bonne, me voit toujours à ses côtés. Il n'existe pas d'homme où je n'habite, ni de femme où je ne demeure. Je suis dans le roi, le souci de son royaume ; dans son favori, la vigilance et le zèle ; dans le riche, la justice ; dans le coupable, la faute ; dans l'ambitieux, l'énergie ; dans l'homme prévoyant, la finesse ; dans la dame, la beauté ; dans l'amoureux, le soin de plaire ; dans le soldat, la bravoure ; dans le joueur, la chance ; dans l'avare, la richesse ; dans le malheureux, l'angoisse; dans l'homme joyeux, l'allégresse ; dans l'homme triste, le chagrin. Enfin, toujours agitée et impétueuse, partout où je vais, je suis tout et rien à la fois, car je suis la pensée humaine.
PENSAMIENTO
Cuando eso ignores
vengo a ser yo el ofendido;
¿no te lo dice el vestido
ajironado a colores?
¿Que, como el camaleón,
no se conoce cuál es
la principal causa? Pues
oye mi definición.
Yo, de solos atributos
que mi ser inmortal pide,
soy una luz que divide
a los hombres de los brutos.
Soy el primero crisol
en que toca la fortuna,
más mudable que la luna
y más ligero que el sol.
No tengo fijo lugar
donde morir y nacer,
y ando siempre sin saber
dónde tengo de parar.
La adversa suerte, o la altiva,
siempre a su lado me ve;
no hay hombre en quien yo no esté
ni mujer en quien no viva.
Soy en el rey el desvelo
de su reino, y de su estado;
soy en el que es su privado
la vigilancia y el celo;
soy en el rico justicia;
la culpa, en el delincuente;
virtud, en el pretendiente,
y en el próvido, malicia;
en la dama, la hermosura;
en el galán, el favor;
en el soldado, el valor;
en el tahúr, la ventura;
en el avaro, riqueza;
en el mísero, agonía;
en el alegre, alegría;
y en el triste, soy tristeza;
y, en fin, inquieto y violento,
por dondequiera que voy
soy todo y nada, pues soy
el humano Pensamiento.
Voyez, si une variété si singulière fait bien connaître mon caractère ; toutefois qui vit sans penser ne peut dire qu'il vit. Voilà ce qui en est, quand il s'agit de la généralité, mais aujourd'hui, en particulier, je suis dans le roi Balthasar ce que le monde entier ne peut satisfaire. Si je marche en costume de fou, ce n'est pas que je sois en particulier folle, mais c'est que je suis en public l'esclave soumise de la prudence. Car on ne trouverait pas de fou plus incurable que l'homme qui dirait ou exécuterait tout ce qu'il pense. Aussi, peu le paraissent être, quoique tous ceux que je rencontre le soient ; car, si l'on nous examine intérieurement, nous sommes tous des fous, les uns et les autres. Enfin, étant folle moi-même, je ne voulais pas m'arrêter pour vous parler ; c'était faire voir, ce qui jure, que nous étions de la même société. Il y a plutôt une guerre acharnée entre nous deux ; car si vous êtes Daniel, c'est-à-dire jugement de Dieu, une conversation ensemble n'est pas convenable ; car vous êtes le jugement et moi la folie.
Mira, si bien me describe
variedad tan singular,
pues quien vive sin pensar
no puede decir que vive.
Esto es, si en común me fundo,
mas hoy en particular
soy el del rey Baltasar,
que no cabe en todo el mundo.
Andar de loco vestido
no es porque a solas lo soy,
sino que en público estoy
a la prudencia rendido.
Pues ningún loco se hallara
que más incurable fuera
si ejecutara y dijera
un hombre cuanto pensara;
y así lo parecen pocos,
siéndolo cuantos encuentro,
porque vistos hacia dentro,
todos somos locos:
los unos y los otros.
Y, en fin, siendo loco yo,
no me he querido parar
a hablarte a ti, por mirar
que no es compatible, no,
que estemos juntos los dos,
que será una lid cruel,
porque si tú eres Daniel,
que es decir juicio de Dios,
mal ajustarse procura
hoy nuestra conversación,
si somos en conclusión
juicio tú y yo locura.
DANIEL. Nous pouvons cependant aujourd'hui converser tous les deux un instant en bonne intelligence ; vous, en vous élevant jusqu'à la sagesse, sans que moi j'aie besoin de descendre jusqu'à la folie. Car, quoique la distance soit grande entre les actes d'un sage et ceux d'un fou, quand on. règle le ton de deux cordes, elles s'accordent ensemble.
LA PENSÉE. Je suis prête à répondre à toutes vos questions. C'est une conséquence toute naturelle que la pensée satisfasse à ce que veut savoir un prophète.
DANIEL. Dites-moi, quelle est la fête que vous vous empressez en ce moment de célébrer ?
LA PENSÉE. Je pense aux noces qui aujourd'hui vont être la grande joie de Babylone.
DANIEL. Mais qui doit donc se marier ?
LA PENSÉE. Notre grand roi Balthasar, fils de Nabuchodonosor.
DANIEL. Quelle est l'heureuse mariée ?
LA PENSÉE. La jolie impératrice de l'Orient, berceau du jour.
DANIEL. Est-elle idolâtre ?
LA PENSÉE. Sans aucun doute, elle est tellement idolâtre que c'est l'Idolâtrie elle-même.
DANIEL. N'était-il déjà pas marié à la Vanité humaine, avec laquelle il partage son empire et son trône ?
LA PENSÉE. Sa loi lui permet d'avoir deux femmes, et même mille ; il avait déjà la Vanité, mais la Vanité et l'Idolâtrie le rendront fier et heureux, ô Daniel, ou jugement de Dieu, car c'est la même chose d'après le texte sacré.
DANIEL. Hélas !
LA PENSÉE. Deviez-vous l'épouser, que vous en êtes si affligé (à part) J'ai mal fait de le lui dire.
DANIEL. Hélas ! malheureux royaume ! hélas ! peuple de Dieu !
LA PENSÉE. S'il faut dire la vérité, vous pensez en ce moment qu'il célèbre ses noces, pendant que vous autres vous pleurez dans la captivité, et vous regrettez qu'il n'épouse pas plutôt la synagogue hébraïque, pour obtenir la liberté, et pour... (on entend le son des instruments) mais la musique retentit, je passe rapidement à un autre objet. Pendant que Babylone pense à la réception qu'elle va faire à sa reine, cette musique nous annonce qu'il faut nous séparer.
(Ils se séparent, mais sans sortir.)
DANIEL. Hélas i malheureux royaume ! hélas ! peuple de Dieu !
La cena del rey Baltasar
SCÈNE II. - (On entend les instruments). Daniel, La Pensée, Balthasar, La Vanité, et d'un autre côté L'Idolâtrie, magnifiquement vêtue, avec sa suite.
BALTHASAR. Que votre front se couronne des brillants rayons de l'Orient, si déjà sa pompe n'est pas une assez vive lumière pour former votre diadème, belle Idolâtrie ! Reine de mon royaume et de mon cœur, soyez la bienvenue dans la grande Babylone, où vous allez trouver dans le rang auguste que j'occupe le trône qui est dû à votre royale beauté, où vont être à vos pieds toutes les statues, toutes les images, toutes les idoles d'or, d'argent, de bronze, de marbre, d'argile; elles vont sacrifier à votre majesté souveraine tous les holocaustes, tous les honneurs qu'on leur rend.
L'IDOLÂTRIE. Magnanime Balthasar, grand et puissant roi de Babylone, dont le nom sacré (il triomphera de l'oubli et vaincra le temps) signifie dans la langue hébraïque Trésor caché, l'heureuse Idolâtrie, impératrice de la demeure du jour, et reine de l'Orient, où le soleil naissant dans sa splendeur est le plus admiré, où même il commence à l'être, l'Idolâtrie vient aujourd'hui dans votre empire, en vertu du droit qu'elle a sur vos autels. Car, aussitôt que le monde, enseveli dans les abîmes du déluge, en sortit comme à la nage, cet empire fut le premier qui, par des mesures politiques rigoureuses, abolissant les lois anciennes et en donnant de nouvelles, introduisit l'idolâtrie humaine des rois, et bientôt l'idolâtrie divine des astres dont elle fit des Dieux. Demandez-le à Nembrod, objet de vos adorations, à Moloch que vous entourâtes de bûchers, car tous les deux obtinrent cet honneur suprême, Nembrod comme législateur, Moloch comme Dieu souverain. De là vinrent toutes les idoles, qui aujourd'hui s'unissent pour protéger ce mariage, dont sont les témoins, au milieu de leurs sacrifices divers, les trente mille divinités étrangères que j'adore, dieux d'argile, de marbre, de bronze, d'argent et d'or.
LA PENSÉE. C'est ainsi que je comprends la vie ; qu'il y ait trente mille Dieux, à qui l'homme puisse demander ce qui lui plaît, pour que l'un accorde ce que l'autre refuse, ce n'est pas pour vous, qui obstinément pré- tendez en avoir assez avec un seul, ce qui m'étonne quand je l'entends, comment un seul Dieu peut-il suffire à tant de choses qu'il a à faire ?
(Aquesta sí que es vida;
haya treinta mil dioses a quien pida
un hombre, en fin, lo que se le ofreciere,
por que éste otorgue lo que aquél no diere;
y no tú, que importuno
tienes harto con uno,
que de oírlo me espanto:
¿cómo un Dios sólo puede estar en tanto
como tiene que hacer?)
DANIEL. Quelque nombreuses qu'elles soient, sa main puissante en embrasse encore davantage.
BALTHASAR. Adresse la parole à la belle Vanité, qui est mon épouse, et puisque toutes les deux vous êtes nées d'une même pensée, toutes les deux, j'ai l'ambition de vous unir. Quelle beauté ! quels charmes ! (Il les regarde toutes les deux, et se place au milieu d'elles.)
L'IDOLATRIE. Superbe Vanité, ouvrez-moi vos bras.
LA VANITÉ. De si doux embrassements doivent être éternels.
L'IDOLATRIE. Votre beauté me donnerait envie, si l'on pouvait porter envie à ce qui est divin.
LA VANITÉ. Votre éclat me rendrait jalouse, par le ciel ! mais la Vanité ne peut être jalouse.
BALTHASAR (à part). - Un nouveau jour succède pour moi à un autre jour. Placée entre l'Idolâtrie et la Vanité, mon âme incertaine se demande quelle est la plus belle ; mais quelle que soit la plus belle, quand, dans un applaudissement flatteur, on me donne le nom de roi, et que je me considère comme un Dieu...
(Un día me amanece en otro día,
y entre la Vanidad e Idolatría,
la más hermosa, el alma, temerosa,
duda; porque cualquiera es más hermosa
cuando con el aplauso lisonjero)
L'IDOLATRIE. A quoi pensez-vous donc ?
LA VANITÉ. A quoi réfléchissez-vous ?
BALTHASAR. Ta beauté, ô Idolâtrie, me remplit d'admiration ; ta voix, ô Vanité, me charme. Aussi, pour éloigner ma tristesse, tout ému de vos charmes et de votre beauté, je prétends aujourd'hui m'enorgueillir et être épris de toutes les deux, en faisant à l'Idolâtrie honneur de ma gloire, et à la Vanité honneur de mes victoires.
Ce superbe Nabuchodonosor, dont la valeur et la puissance soumirent le destin et la fortune ; ce foudre de la Chaldée, qui, sorti de son nuage, frappa Jérusalem, pleurant aujourd'hui sur ses ruines embrasées ; ce vainqueur, qui réduisit en captivité la race fidèle d'Israël, captivité qui la retient encore Babylone ; celui qui enleva du Temple les vases les trésors précieux, dépouilles sacrées que possèdi encore ma puissance souveraine ; celui enfin, qui devenu une brute de couleur verdâtre, moitié homme moitié bête, monstre couvert de poils et de plumes paissait l'herbe des prairies ; je suis son fils, belle; divinités, et pour me rendre digne de lui succéder, dans son pouvoir, dans sa renommée, dans son ardeur farouche, les puissants Dieux que j'adore m'ont doué d'un caractère tel, que je ne doute pas que dans mon cœur ne respire son esprit, que son âme passée en moi n'anime mon corps, si toutefois une seule âme a pu suffire à deux corps. Mais me voir souverain de tous les pays, que le Tigre baigne, que l'Euphrate arrose, de toutes ces provinces éclairées par le soleil, qui ne se lève le matin que pour les voir, car il les éclaire tant que le jour dure, jusqu'à ce que le soir arrive, ne suffit pas à mon ambition, elle n'en est pas rassasiée. Je ne m'enorgueillis, est-ce valeur, est-ce folie ? que d'être le maître absolu de ces montagnes. Ce sont celles de Sennaar, âpre désert, situé entre la terre et le ciel, qui vit une lutte épouvantable, quand des hommes audacieux, courageux, mais insensés élevèrent contre les Dieux ces édifices qui atteignaient jusqu'au soleil. Afin que tu saches, Vanité, l'importance de ton triomphe, et toi, Idolâtrie, celle de l'empire où tu viens commander, écoutez.
Le monde était jouissant dans un âge de paix de son harmonieuse beauté, de son pacifique arrangement. Il considérait que d'une masse confuse, appelée chaos par la poésie, et néant par l'écriture, il était sorti pour contempler l'aspect serein de cette plaine azurée du ciel, en se débarrassant de la lutte cruelle de la lumière et des ténèbres, en formant l'unité qui les assemble, le nœud qui les réunit, en divisant et distribuant les choses, dont chacune était beaucoup par elle-même, quand leur confusion était le néant ; il considérait que la terre inculte et informe auparavant était couverte de fleurs, comme d'une parure, que l'air vagabond était peuplé d'oiseaux qui le traversent, que l'eau limpide était habitée par les poissons qui la sillonnent, que le feu avait allumé deux flambeaux, le soleil et la lune, lampes du jour et de la nuit, enfin que l'homme avait paru, la belle créature que Dieu, par un prodige plus étonnant, avait faite à sa ressemblance. Vain de sa beauté, il ne reconnut pas de loi qui le soumette, tant il y a longtemps dans le monde que la beauté est pleine de vanité ! Vain et beau, en effet, il se regarde comme un séjour éternel, sans penser qu'il a été réservé pour le châtiment de ses crimes un déluge universel qui pourra le détruire.
Dans cette confiance, les hommes ne s'occupent que de satisfaire leurs vices, possédés qu'ils sont d'orgueil, de gourmandise, d'avarice, de colère, de paresse et d'envie. Les Dieux, auxquels rien n'est caché, irrités, résolurent de détruire le monde, de le remettre dans l'état où il était lors de sa création. Ce ne fut pas par une pluie de foudres qu'ils montrèrent leur colère, armée de l'incendie, mais par l'eau ; car la majesté suprême tantôt foudroie avec la neige, tantôt inonde avec le feu. Le ciel se couvrit de nuages épais, sombres et profonds, comme si, dans sa colère, il n'eût pas voulu voir l'effet terrible de sa cruelle vengeance, afin de ne pas révoquer sa juste sentence. Aussi, il se cache dans les ténèbres, il s'enveloppe de nuages; car Dieu lui-même, parce qu'il est Dieu, attend une occasion pour exercer sa rigueur, quand il ne pardonne pas. D'abord, on vit une rosée semblable à celle qu'à l'aurore essuie le soleil avec des tissus d'or ; ensuite une pluie douce, comme celles qui arrosent la terre pour l'enrichir ; peu après ce furent comme des lances d'eau qui unissent les montagnes aux nuages, le bois étant dans les montagnes, et la pointe dans les nuées. Bientôt, les torrents furent déchainés, leur fureur s'accrut ; ils devinrent des fleuves, puis des mers immenses.
O souveraine sagesse ! Vous connaissez bien les châtiments que vous employez. L'univers abreuvé sans avoir soif, changé en mares et en lacs, endura une tempête d'eau ; la terre ouvrant mille bouches et mille crevasses, comme par d'affreux bâillements, soupire par ses grottes béantes. Elles enferment l'air dans une prison obscure et ténébreuse ; celui-ci, cherchant une issue pour sortir de sa prison, mugit ; à ses efforts violents dans l'intérieur, les montagnes tremblent, les rochers se fendent. Le frein de sable qui arrête la furie de la mer, ce cheval emporté, toujours argenté d'écume, lui rend les rênes : le coursier libre de son frein s'élance intrépide et ne s'arrête plus. Les bêtes féroces sont chassées de leurs repaires sauvages ; déjà dans les régions de l'air, ne se risquent plus les oiseaux ; ils nagent, et peu s'en faut qu'ils ne deviennent poissons. Les poissons réfugiés dans les cavernes semblent être des bêtes fauves ; car les espèces sont confondues, de sorte que dans cette catastrophe, on doute si au sein des eaux le poisson, le quadrupède, l'oiseau ne voyagent pas ensemble, et l'on y voit à la fois des peaux, des écailles et des plumes.
Aquese freno de arena
que para a raya la furia
de ese marino caballo,
siempre argentado de espuma,
le soltó todas las riendas,
y él desbocado procura,
corriendo alentado siempre,
no parar, cobarde, nunca.
Las fieras, desalojadas
de sus estancias incultas,
ya en las regiones del aire,
no es mucho que se presuman
aves; las aves nadando,
no es mucho que se introduzcan
a ser peces, y los peces
viviendo las espeluncas,
no es mucho que piensen ser
fieras, por que se confundan
las especies; de manera
que en la deshecha fortuna,
entre dos aguas, que así
se dice que está el que duda,
el pez, el bruto y el ave,
discurran sin que discurran
dónde tiene su mansión
la piel, la escama y la pluma.
Y al último paroxismo
el mundo se desahucia,
y en fragmentos desatados
se parte y se descoyunta,
y como aquel que se ahoga
a brazo partido lucha
con las ondas, y ellas hacen
que aquí salga, allí se hunda;
así el mundo, agonizando
entre sus ansias, se ayuda.
Aquí un edificio postra,
allí descubre una punta,
hasta que rendido ya,
entre lástimas y angustias,
de cuarenta codos de agua
no hay parte que no se cubra,
siendo a su inmenso cadáver
todo el mar pequeña tumba.
Cuarenta auroras a mal
echó el sol, porque se enlutan
las nubes, y luz, a exequias
de esta máquina difunta.
Sólo aquella primer nave
a todo embate segura,
elevada sobre el agua,
a todas partes fluctúa,
tan vecina a las estrellas
y a los luceros tan junta,
que fue alguno su farol
y su linterna fue alguna;
en ésta, pues, las reliquias
del mundo salvó la industria
de Noé, depositando
todas sus especies juntas;
hasta que el mar, reducido
a la obediencia que jura,
se vio otra vez y otra vez
la tierra pálida, y mustia,
desmelenada la greña,
llena de grietas y arrugas,
la faz de la luz apenas
tocada, pero no enjuta;
asomó entre ovas y lamas
la disforme catadura,
y en retórico silencio
agradecida saluda
del arco de paz la seña,
pajiza, leonada y rubia,
segundo Adán de los hombres;
Dans ce dernier paroxysme, le monde est désespéré ; il se disloque, se sépare en fragments détachés. Semblable à celui qui se noie, il lutte avec effort contre les ondes ; celles-ci tantôt le soulèvent, tantôt le submergent. Ainsi le monde, à l'agonie, cherche à se sauver. Ici un édifice s'écroule, là un sommet apparaît, jusqu'à ce que vaincu, au milieu des douleurs et des angoisses, le monde est recouvert de quarante coudées d'eau de toutes parts ; à ce cadavre énorme, toute la mer est une tombe exiguë. Le soleil refuse d'éclairer quarante aurores, pour que les nuages et la lumière se revêtent de deuil aux funérailles de ce grand corps privé de vie. Seul, le premier vaisseau, à l'abri de tout choc, élevé sur l'eau, flotte de tous les côtés. Il est si voisin des étoiles, si rapproché des astres, qu'il a pour fanal une étoile, un astre pour lanterne.
Dans ce vaisseau donc, l'industrie de Noé a sauvé les restes du monde, en y faisant entrer toutes les espèces rassemblées ; jusqu'à ce que la mer, forcée d'obéir à l'autorité de son maître, laisse apparaître enfin la terre pâle et fanée, à la chevelure mêlée, pleine de crevasses et de rides. Le flambeau du jour à peine atteint, mais non éteint, montre entre les flots et les vagues son disque hideux ; et dans un silence éloquent, il salue avec bonheur le signal de l'arc qui annonce la paix, jaune, fauve et rouge. Second Adam d'une seconde génération humaine, Noé recommença à peupler le monde d'animaux et d'hommes. Nembrod, fils de Canaan, héritier de la malédiction de son père, race en effet abhorrée et criminelle, occupe les provinces de la Chaldée avec sa famille et ses fils, dont chacun était d'une stature si difforme, qu'il paraissait une montagne pourvue de membres et de chairs. Ceux-ci, donc, voyant qu'une arche avait sauvé le monde, s'imaginent, à l'aide d'un édifice plus gigantesque, d'un engin plus sûr, de se créer une force contre la colère du ciel, espérant trouver dans sa masse, en cas de déluge, un refuge et un abri. Alors, pour construire une tour élevée, ils entassent les montagnes sur les montagnes ; la terre, accablée sous cette pesante charge, est contrainte de souffrir cette nouvelle douleur, bien qu'elle gémisse sous le poids, qu'elle craque sous le fardeau ; la construction s'élève, en même temps que l'admiration qui double ses proportions ; car il n'est personne qui n'accoure à cet immense édifice, pour voir l'énorme tour devenir un pilier colossal, une colonne, qui brave les vents et caresse la lune. Déjà de son front altier, elle crève la voûte azurée ; de son vaste corps, à mesure qu'il s'accroit, elle embarrasse l'air.
Mais au milieu de ces ambitieux efforts, de ces applaudissements, de ce succès, le ciel arrêta leur entreprise. Il lui déplut de voir escalader l'architecture sacrée de ses sphères, et pour que l'homme ne présumât pas l'atteindre par assaut, il voulut que parmi les travailleurs une telle variété de langages s'introduisît, que personne n'en- tendait plus même ce qu'il disait. On entend retentir à la fois des voix discordantes et confuses, que l'oreille humaine n'avait encore jamais entendues. L'un ne sait pas ce qu'il dit, l'autre ne sait pas ce qu'il entend.
Ainsi, le bon ordre est troublé et perdu. Soixante-douze langues sont parlées à la fois par les hommes ; car le ciel voulut les diviser en soixante- douze idiomes. L'écho répète et annonce cet événement, et les hommes désespérés, sans pouvoir en connaître la cause, se fuient eux-mêmes, si l'on peut se fuir soi-même. L'entreprise est abandonnée, et afin qu'il ne reste aucun souvenir d'un si ambitieux édifice, d'une construction si splendide, une nuée, portant la foudre dans ses flancs, achève de la détruire, en lui faisant une blessure. Son large ventre exhale de la fumée et vomit des flammes: elle devient même la sépulture de son audace, ses ruines sont à la fois son bûcher, son tombeau, son urne sépulcrale.
Moi donc, qui sens que mon grand cœur dérobe à Nembrod sa renommée, je crois, que si tant de cendres sont restées jusqu'ici amoncelées, c'est parce que je dois achever cet édifice ; car en moi sont réu- nies à la fois la Vanité et l'Idolâtrie, pour me faire briller d'éclatants rayons. Ainsi, toi, si tu me donnes le courage d'oser aspirer à l'empire ; toi, si tu me rends les Dieux propices ; si toi, Vanité, tu viens à mon aide ; si toi, Idolâtrie, tu me protèges ; qui peut hésiter à croire, qu'audacieux et intrépide, je n'accomplisse cette grande œuvre ? Aussi, je veux que toutes les deux vous régniez ensemble sur mon cœur. Idolâtre de ta beauté, orgueilleux de tes charmes ; sacrifiant à tes Dieux, méritant tes féli- cités ; adorant tes autels, partageant tes destinées, que des inscriptions graveront sur des lames d'or et d'argent, mon nom vivra éternellement dans les âges futurs.
L'IDOLÂTRIE. Vous me verrez toujours à vos pieds, fidèle et constante amante.
LA VANITÉ. Je serai toujours, Balthasar, la lumière qui guidera vos résolutions.
L'IDOLÂTRIE. Si vous vous égalez aux Dieux, je dois vous adorer comme un Dieu.
LA VANITÉ. Afin que vous puissiez prendre votre vol, je donnerai mes ailes à votre ambition.
L'IDOLÂTRIE. En vous plaçant au-dessus de la Divinité la plus élevée, je couronnerai votre tête radieuse.
LA VANITÉ. Et moi, pour vous faire monter jusqu'au soleil, je vous ferai une échelle de plumes.
L'IDOLÂTRIE. Je vous façonnerai des statues qui reproduiront vos traits.
LA VANITÉ. Et moi, j'ajouterai des feuilles au laurier de votre couronne.
BALTHASAR. Donnez-moi la main toutes les deux. Qui pourra rompre les nœuds de si doux embrassements ?
DANIEL. La main de Dieu. (La mano de Dios.)
BALTHASAR. Qui est assez hardi pour répondre ainsi à mes paroles?
LA PENSÉE. Ce n'est pas moi.
BALTHASAR. Qui donc ?
DANIEL. Moi.
BALTHASAR. Eh bien, hébreu, comment avez-vous cette audace, vous fait prisonnier dans Jérusalem, vous qui vivez à Babylone humilié et fugitif ? Vous pauvre et misérable, vous osez me contredire ? Il en est ainsi ? Qui pourra vous délivrer de ma vengeance ? {Il va pour tirer son poignard.)
DANIEL. La main de Dieu.
BALTHASAR. Telle est la puissance d'un mot, qu'en l'entendant je recule. Je suis étonné de ma patience ; ma colère m'effraye. Nous sommes tous deux une énigme. Quand ma fureur te menace de la mort, qui te défendra, Daniel ?
DANIEL. La main de Dieu.
LA PENSÉE. Il s'opiniâtre avec sa main.
LA VANITÉ. Laissez-le, son humilité ternit l'éclat de ma vanité
L'IDOLÂTRIE. Et sa foi éclipse mon idolâtrie.
BALTHASAR. Tu dois la vie à toutes les deux. Il me convient qu'il vive, afin qu'il puisse voir que la main de Dieu est impuissante. {Ils sortent.)
LA PENSÉE. Vous êtes heureux de vous en être tiré ; j'apprécie la leçon, puisque, dans quelque extrémité que je me voie réduite, je sais maintenant comment me délivrer. Car sans rime, ni raison, je dirai La main de Dieu, et je les ferai tous trembler. Et puisque c'est à une main que nous devons cet avantage, allons-nous- en la main dans la main. Vous refusez ; allez à la main de Dieu. {Elle sort.)
DANIEL. Qui pourra souffrir les énormes offenses qu'on te fait, auteur du jour qui nous éclaire ? La Vanité et l'Idolâtrie l'animent à t'offenser. Qui pourra, ma foi m'en fait concevoir l'espérance, qui pourra te venger de cette insulte ?
La cena del rey Baltasar
SCÈNE III. - Daniel, La Mort, armée d'une épée et d'un poignard, vêtue magnifiquement avec un manteau couvert de têtes de mort.
LA MORT. - Moi.
(Yo podré.)
DANIEL. - Tu m'as fait bien peur. Que me veux-tu, toi qui, entre ces images fantastiques, m'effrayes et m'épouvantes ? Je ne t'ai jamais vue. Qui es-tu ?
(Fuerte aprensión, ¿qué me quieres,
que entre fantasmas y sombras
me atemorizas y asombras?
Nunca te he visto; ¿quién eres?)
LA MORT. - Moi, divin prophète Daniel, je suis la fin de tout ce qui a pris naissance. Redoutable fille du péché et de l'envie, venue avant terme grâce au serpent d'un jardin, la porte du monde me fut ouverte en Abel, mais celui qui me l'ouvrit fut Caïn. Mon horrible puissance introduite alors dans ce monde est le ministre des colères de Jéhova.
(Yo, divino profeta Daniel,
de todo lo nacido soy el fin;
del pecado y la envidia hijo cruel,
abortado por áspid de un jardín,
la puerta para el mundo me dio Abel;
mas quien me abrió la puerta fue Caín,
donde mi horror introducido ya,
ministro es de las iras de Jehová.)
Je suis donc née du péché et de l'envie, pour que j'eusse deux furies dans mon être. Par l'envie, je donne une mort passagère à tous ceux qui voient la lumière de la vie ; par le péché, je suis la mort éternelle de l'âme, car elle aussi peut mourir. Si le dernier soupir est la mort de la vie, le péché est la mort de l'âme.
(Del pecado y de la envidia, pues, nací,
por que dos furias en mi pecho estén;
por la envidia caduca muerte di
a cuantos de la vida la luz ven;
por el pecado muerte eterna fui
del alma, pues que muere ella también.
Si de la vida es muerte el expirar,
la muerte así del alma es el pecar.)
Si tu portes le nom de jugement de Dieu, si je suis moi l'instrument fatal du jugement de Dieu, si tout ce qui existe, végétaux, animaux, êtres doués de raison, est soumis à ma puissance, pourquoi t'effrayer de moi? Pourquoi la portion mortelle de ton être tremble-t-elle ? Reprends courage, donc, et faisons tous deux notre oeuvre ; soyons, toi le jugement de Dieu, moi le pouvoir de Dieu.
(Si juicio, pues, de Dios tu nombre fue,
y del juicio de Dios rayo fatal
soy yo, que a mi furor postrar se ve,
vegetable, sensible y racional,
¿por qué te asombras tú de mí, por qué
la porción se estremece en ti mortal?)
Il n'est pas surprenant toutefois que ma vue t'épouvante, non, même quand tu serais Dieu. Car, quand la fleur de Jéricho naîtra dans des champs de lis, dans Dieu même, la partie humaine frissonnera à ma vue, et lorsqu'il se sera soumis à moi, les étoiles perdront leur éclat, la lune éteindra son flambeau, et le soleil voilera sa face.
Toute cette fabrique de l'univers chancellera, ce monde inférieur tremblera, la terre tombera en défaillance, le rocher luttera contre le rocher, la fleur contre la fleur; en plein jour, malheureux jeune homme, la splendeur du jour disparaîtra, et la nuit revêtira son voile ténébreux en éteignant le jour.
Mais aujourd'hui, je n'ai qu'à obéir ; à toi, sagesse divine, de tout disposer. Ordonne donc : celui qui ne doit pas mourir ne doit pas craindre de donner la mort. A moi, le bras ; à toi, la puissance ; à moi d'exécuter, à toi d'ordonner. Rassasiée de vies, ma soif est toujours ardente, la mer avec ses fureurs ne saurait l'apaiser.
Le plus superbe palais, l'objet de l'orgueil et des caresses de l'air, la muraille la plus solide qui arrête les bombes, si elle n'en garantit pas, m'offrent des triomphes faciles pour mes mains, des dépouilles que je foule sous mes pieds. Si j'ai nommé le palais et la muraille, que sera la cabane ? Que fera-t-elle ?
La beauté, le génie, la puissance ne peuvent résister à ma voix. Tous ceux qui ont commencé par naître ont contracté envers moi l'obligation de mourir. Voici toutes ces obligations, quelle sera celle, jugement de Dieu, que tu ordonnes de remplir aujourd'hui ? L'esprit le plus prompt à penser n'aura pas le temps d'articuler un mot.
Dans l'intervalle de ce souffle vital, qui va du cœur aux lèvres, le mécanisme qui produit la respiration arrêtera son mouvement et son action. Tu verras le cœur devenir cadavre ; son axe rompu, tomber de lui-même. Le trône, où s'assied celui qui était roi, est changé en sépulcre, par un juste décret d'une loi rigoureuse.
J'embraserai les plaines de Nembrod, je confondrai les nations de Babel, je troublerai les songes de Béhémoth, je répandrai les plaies d'Israël, je teindrai de sang les vignes de Naboth, j'humilierai le front de Jézabel, je souillerai la table d'Absalon avec le sang vermeil d'Amnon.
Je renverserai la majesté d'Achab, précipité de son char de rubis, je profanerai les tentes de Zambri avec les filles impudiques de Moab, je dirigerai l'épée de Joab, et si vous me confiez une plus haute entreprise, j'inonderai les plaines de Sennaar du sang du malheureux Balthasar.
DANIEL.
Impitoyable et fidèle ministre des colères de Dieu, dont la verge de justice est une faux cruelle ; puisque nous représentons tous deux le tribunal divin, je ne veux pas que tu exécutes la sentence du livre de vie, sentence prononcée à l'unanimité pour la condamnation, quoiqu' aujourd'hui parmi les hommes ce livre soit le livre de l'oubli, sans faire auparavant d'une voix compatissante les justes sommations qui doivent précéder l'exécution. Balthasar signifie trésor caché, et je sais moi que les âmes des hommes sont un trésor caché. Je veux le gagner; ainsi je ne te permets que de donner à Balthasar un avertissement. Rappelle- lui qu'il est mortel, que la plus grande colère saisit l'épée avant de la tirer du fourreau , ainsi je te permets de la saisir, mais non de la dégainer. (Il sort.)
La cena del rey Baltasar
SCÈNE IV. La Mort.
LA MORT.
Hélas ! quel fardeau sur mes épaules ! quelle glace sur mes mains ! quelles entraves à mes pieds ! Liée par tes ordres, ô jugement souverain de Dieu, la mort est sans valeur, la colère sans raison d'être. Pour lui rappeler seulement qu'il est mortel, il suffit de lui faire entrevoir ma rigueur, de lui dire un mot de mon pouvoir, (elle appelle) Pensée !
SCÈNE V. La Mort, La Pensée
LA PENSÉE. Qui m'appelle ?
LA MORT. C'est moi.
LA PENSÉE. Et moi, je ne voudrais pas de toute ma vie être appelée par vous.
LA MORT. Eh bien ! Qu'as-tu donc ?
LA PENSÉE. Peur.
LA MORT. Qu'est-ce que la peur ?
LA PENSÉE. La peur, c'est la crainte.
LA MORT. Qu'est-ce que la crainte ?
LA PENSÉE. La crainte, c'est l'effroi.
LA MORT. Qu'est-ce que l'effroi ?
LA PENSÉE. L'effroi, c'est l'horreur.
LA MORT. Je ne sais rien de tout cela, je ne l'ai jamais éprouvé.
LA PENSÉE. Vous donnez donc ce que vous n'avez pas?
LA MORT. Pour ne pas l'avoir, je le donne. Où est Balthasar ?
LA PENSÉE. Dans un jardin avec les deux divinités qu'ii adore.
LA MORT. Mets-moi en sa présence, promptement.
LA PENSÉE. Je le ferai, car je n'ai pas le courage de vous refuser.
LA MORT. Qu'il est bon, ô juste commandement de Dieu, que j'entre dans sa pensée, pour le faire souvenir de moi! {elles sortent.}
PENSAMIENTO
¿Quién me llama?
MUERTE
Yo soy quien te llamo.
PENSAMIENTO
Y yo
soy quien quisiera en mi vida
no ser llamado por vos.
MUERTE
¿Pues qué es lo que tienes?
PENSAMIENTO
Miedo.
MUERTE
¿Qué es miedo?
PENSAMIENTO
Miedo es temor.
MUERTE
¿Qué es temor?
PENSAMIENTO
Temor, espanto.
MUERTE
¿Qué es espanto?
PENSAMIENTO
Espanto, horror.
MUERTE
Nada de eso sé lo que es,
que jamás lo tuve yo.
PENSAMIENTO
¿Pues lo que no tenéis dais?
MUERTE
Por no tenerle le doy.
¿Adónde está Baltasar?
PENSAMIENTO
En un jardín, con las dos
deidades que adora.
MUERTE
Ponme
con él; llévame veloz
a su presencia.
PENSAMIENTO
Sí haré,
porque no tengo valor
para negarlo.
MUERTE
Que bien
justo precepto de Dios
a hacerle a mi memoria;
en su pensamiento voy.
SCÈNE VI. - BALTHASAR, L'IDOLATRIE, LA VANITÉ.
L'IDOLATRIE.
Seigneur, quelle sombre tristesse...
LA VANITÉ.
Quel cuisant chagrin, Seigneur..,
L'IDOLATRIE.
Envahit votre intelligence ?
LA VANITÉ.
Trouble votre imagination ?
BALTHASAR.
Je ne sais quelle peine je ressens.
SCÈNE VII. Les précédents, la pensée, LA MORT.
LA PENSÉE.
Arrivez, il est ici.
BALTHASAR.
Je pense à la menace de cette main de Dieu, qui doit être le châtiment que m'a promis...
LA MORT.
C'est moi.
BALTHASAR.
Que vois-je, ô ciel ? Ombre, fantôme ou vision, qui me parais avoir une voix et un corps, sans que tu aies ni voix, ni corps, comment es-tu entrée ici ?
LA MORT.
Comme le soleil est la lumière, moi, je suis l'ombre ; il est la vie du monde, moi, je suis sa mort. Aussi j'entre comme il entre lui-même ; parce que la lumière et les ténèbres ont des droits égaux.
L'IDOLATRIE.
Qu'est-ce que cet être, dont la vue l'éloigné de nous deux ?
BALTHASAR.
Comme à chacun de tes pas recule ma présomption !
LA MORT.
Parce que tu fais en arrière les pas que je fais en avant.
LA PENSEE (à part).
J'ai fait une faute de l'amener ; mon introduction est une trahison.
BALTHASAR.
Que me veux-tu ? qui es-tu ? Lumière, ou ombre .
LA MORT.
Je suis ton créancier, et je veux te demander ma créance.
BALTHASAR .
Qu'est-ce que je te dois ?
LA MORT.
Voici ton obligation dans mon livre de comptes. {Elle lire un livre . de comptes,)
BALTHASAR.
C'est un mensonge, une trahison ; car ce compte est à moi, je l'ai perdu.
LA MORT.
C'est vrai, mais les comptes que tu perds, je les retrouve.
BALTHASAR (lisant),
« Moi, le grand Balthasar, fils de Nabuchodonosor, je confesse que le jour où je fus conçu dans le sein de ma mère, j'ai été en état de péché ; que j'ai reçu une vie (je suis glacé !) que je dois rendre à la Mort (quel destin cruel !) quand elle la demandera. J'en ai passé écriture devant Moïse, témoins Adam, David et Job. Je l'avoue, c'est la vérité ; mais ne m'exécute pas, oh non ! Donne-moi du délai.
LA MORT.
Je suis généreuse envers toi, parce que la justice de Dieu ne s'est pas encore déclarée ; mais pour que tu te souviennes, Balthasar, que tu es mon débiteur, je te donne cet écrit tracé par la Souveraine Sagesse.
(Elle s'en va en lui donnant un papier.)
La Cena del rey Baltasar - SCÈNE VIII. Les précédents, moins la mort.
BALTHASAR. (ouvrant le papier et lisant.)
«Ainsi parle la voix de l'Esprit dans un proverbe : « Tu as été poussière, tu es poussière, et tu seras « poussière. » — Moi, j'ai été poussière, moi qui suis immortel ? je suis poussière, moi qui suis éternel ? je serai poussière, moi qui suis infini ? C'est une fourberie, c'est une illusion. (la pensée tourne autour de balthasar.)
LA PENSÉE.
Je suis comme les fous, en effet, je donne des tours et détours.
BALTHASAR.
L'Idolâtrie n'est-elle pas une divinité ?
LA PENSÉE.
Je viens ici près de vous.
BALTHASAR.
La Vanité n'est-elle pas une divinité ?
(la pensée tourne autour des deux femmes.)
LA PENSÉE.
C'est maintenant avec vous que je suis.
BALTHASAR.
Comme ma pensée voyage, hésitant entre les deux !
L'IDOLATRIE.
Que peut contenir ce papier qui l'a tant éloigné de nous ?
(la vanité lui enlève l'écrit.)
LA VANITÉ.
Maintenant nous allons le voir.
LA PENSÉE.
Belle action ! Le souvenir de la Mort, la Vanité le lui enlève.
BALTHASAR.
Qu'est-ce que j'éprouve ?
LA VANITÉ.
Ce sont des feuilles inutiles, que le vent en fasse son jouet !
{Elle le met en morceaux et le jette.)
BALTHASAR.
Vous étiez ici toutes les deux ?
L'IDOLATRIE.
Que s'est-il passé ?
BALTHASAR.
Je ne sais, une ombre, une illusion, qui s'est emparée de mon imagination, qui a occupé mon esprit. Mais cette ombre a disparu ; son horreur s'est dissipée. Quoi d'étonnant que la nuit craintive ait pris la fuite, si elle a vu dans vos yeux divins se lever le brillant soleil ! Non, ce n'est pas seulement pour moi, semble-t-il, qu'a apparu cette lumière qui m'éclaire, cette splendeur qui m' éblouit, mais aussi pour ce jardin, car le disque du soleil demeurait rougeâtre et obscur, jusqu'à ce qu'il vous ait vues ; mais dès qu'il vous a aperçues, il s'est levé une seconde fois. Comme vous êtes deux aurores et deux soleils, il n'a pas osé se montrer sans la permission de toutes les deux.
IDOLATRÍA
¿Qué ha sido esto?
BALTASAR
No lo sé;
una sombra, una ilusión
que ocupó mi fantasía,
que mi discurso ocupó;
pero ya se fue la sombra
desvaneciendo su horror,
¿qué mucho que temerosa
la noche huyese, si vio
que en vuestros ojos divinos
madrugaba el claro sol?
Y no a los míos parece
que solamente salió
esa luz que me ilumina,
que me alumbra ese esplendor,
sino a todo el jardín, pues
oscuro el rubio arrebol
del sol, estaba hasta veros,
y viéndoos amaneció
segunda vez, porque como
dos soles y auroras sois,
él no se atrevió a salir
sin licencia de las dos.
VANIDAD
Si soles somos, y auroras
por su antigua adoración,
el Sol es la Idolatría;
yo la aurora, que inferior
soy a los rayos, y así
a ella debe el resplandor
el valle que goza, pues
cuando entre sombras durmió
no la despertó la aurora,
que otro sol la despertó.
IDOLATRÍA
Concedo que aurora seas,
y concédote que soy
yo el sol, por rendirme a ti,
porque al hermoso candor
de la aurora, el sol le debe
todo el primer arrebol,
y así, siendo la primera
la luz, que le iluminó,
la luz de la aurora ha sido
más bella que la del sol,
pues salió primero al valle
y antes que él amaneció.
LA VANITÉ.
Si nous sommes des aurores et des soleils, c'est l'Idolâtrie qui, à cause de son culte ancien, est le soleil ; moi je suis l'aurore, car mes rayons sont moins brillants. Ainsi, c'est à elle que cette vallée doit l'éclat dont elle jouit ; car quand elle dormait dans les ténèbres, l'aurore ne put la tirer du sommeil, c'est un autre soleil qui l'a éveillée.
L'IDOLATRIE.
Je vous accorde que vous soyez l'aurore ; je vous accorde aussi que moi je sois le soleil, mais je vous suis inférieure. Car, c'est à la gracieuse candeur de l'aurore, que le soleil doit ses premières lueurs. Ainsi, la lumière de l'aurore étant la première à l'éclairer, doit l'emporter sur celle du soleil ; la première, en effet, elle a paru dans cette vallée, et s'est levée avant lui.
LA PENSÉE.
Vous luttez toutes les deux de beauté et d'esprit. Puisque ce jardin, par le doux appel des fleurs et des fontaines, vous invite au repos, asseyez-vous sur ce lit de gazon qu'a tissé pour vous le printemps. Vous y recevrez les caresses des oiseaux et du feuillage, qui font entendre un doux bruissement, au souffle du zéphir qui se joue dans les branches ; les fontaines roucoulantes font jaillir des gouttes de cristal, des pastilles d'ambre ; la prairie y exhale des parfums.
{Tous s'asseyent, Balthasar au milieu, l'idolâtrie lui prend son chapeau, et l'évente avec le panache. )
L'IDOLATRIE.
Eh bien, moi, avec le beau panache de plumes qu'a arrangé la Vanité, en les choisissant sur la queue d'un paon, je vais vous éventer.
LA PENSÉE.
Ne serait-ce pas plutôt à moi de le faire, moi qui suis la Pensée, léger éventail ? Cependant non, car à mon visage je ressemble plutôt à un éventail du Japon.
LA VANITÉ.
Et moi je chanterai, accompagnée par la musique, et le vent s'arrêtera à ma voix.
BALTHASAR.
La musique de l'aurore ne me paraitra jamais plus douce, lorsqu' amenant le jour entre deux nuages lumineux, elle reçoit la bienvenue des perles de la rosée, des fleurs du jardin, ses sœurs.
LA VANITE (chantant).
Balthasar est une divinité,
Puisqu'il reçoit dans sa patrie
Un culte de l'Idolâtrie,
Des temples de la Vanité.
La Cena del rey Baltasar - SCÈNE IX. - Les précédents et LA MORT.
LA MORT.
Ici une voix agréable résonne ; ici, où un mortel crocodile va verser des larmes, une gracieuse sirène chante. Mon souvenir n'a rien pu, la Vanité l'a effacé. Puisque ma sombre apparition l'épouvante, voyons si elle sera plus puissante que ma voix qui n'a rien gagné. Engourdissons l'homme heureux avec l'opium et la jusquiame. Que ma vue répande en même temps sur lui son profond sommeil ; qu'il devienne maître de ses sens. Il s'y souviendra de moi, s'il est saisi par cette léthargie, ce délire, cette ombre, ce poison, cet assemblage de toutes les horreurs.
LA VANITÉ.
Ne semble-t-il pas qu'il s'endort ?
L'IDOLATRIE.
Oui.
(Balthasar est endormi.)
LA VANITÉ.
Eh bien, je veux dans son sommeil le bercer d'applaudissements flatteurs, afin qu'à son réveil il s'en trouve heureux et fier. (Elle sort.)
L'IDOLATRIE.
Moi, je veux lui faire comprendre jusqu'où peut atteindre le vol de ma puissante divinité. {Elle sort.)
LA PENSÉE.
Et moi, je vais me reposer de mes fatigues, car je ne respire que quand Balthasar dort. {Elle se couche pour dormir)
La Cena del rey Baltasar - SCÈNE X. - BALTHASAR endormi, LA MORT.
LA MORT.
L'homme fait du sommeil un repos, hélas ! il ne pense pas que chaque fois qu'il s'endort et qu'il s'éveille, il meurt et revient à la vie. Il se couche tous les jours, cadavre vivant ; car, sa vie vaincue par un meurtrier d'un moment, qui est son sommeil, il ne s'aperçoit pas de la leçon que lui donne la Mort, pour lui apprendre à vivre. Le sommeil, c'est un poison agréable, qui, plein d'enchantements, appesantit, captive et engourdit ; et il y a des hommes pour boire ce poison? C'est l'oubli, qui éteint la lumière, qui tient enchaîné chacun des sens ; car on n'entend plus, on ne touche plus, on ne voit plus; tous perdent le sentiment ; et il y en a qui ne pensent pas à cet oubli ? C'est un délire, qui saisit tous les êtres, dont il triomphe, sans qu'on s'en aperçoive ; et il y en a qui aiment ce délire ? C'est une léthargie, à laquelle j'ai confié tous mes droits ; en suspendant fréquemment et l'action et la réflexion, elle apprend à l'homme à mourir ; et il y en a qui cherchent cette léthargie? C'est une ombre qui stupéfie sans éclairer, qui, dans son obscurité peuplée de fantômes, est la funèbre ennemie du jour ; et il y en a qui se reposent sous cette ombre ? C'est une image, enfin, qu'on appelle image de la mort ; on ne la dédaigne pas, on ne la repousse pas, on ne lui refuse pas son adoration, et pourtant ce n'est qu'une illusion ; et il y en a qui adorent cette image ?
Allons, Balthasar dort, maintenant qu'il a bu ce poison, perdu la pensée de cet oubli, éprouvé ce délire, ressenti cette léthargie, et, rempli d'horreur et d'épouvante, vu cette image, que l'horreur envahisse son esprit ; il est en proie à l'illusion, à la léthargie, à l'ombre, au délire, à l'oubli, au poison. Enfin Balthasar s'est endormi, qu'il dorme, sans se réveiller, l'éternel sommeil du corps et de l'âme ! {Elle tire son épée et va le frapper.)
MUERTE
Descanso del sueño hace
el hombre, ¡ay Dios!, sin que advierta
que cuando duerme y despierta,
cada día muere y nace,
que vivo cadáver yace
cada día, pues rendida
la vida a un breve homicida
que es su descanso, no advierte
una lección que la Muerte
le va estudiando a la vida.
Veneno es dulce, que lleno
de lisonjas, desvanece,
aprisiona y entorpece,
y ¡ay quien beba este veneno!
Olvido es de luz ajeno
que aprisionado ha tenido
en sí, uno y otro sentido,
pues ni oyen, tocan ni ven,
informes todos, y ¡ay quien
no se acuerde de este olvido!
Frenesí es, pues así
varias especies atray,
que goza inciertas, y ¡ay
quien ame este frenesí!
Letargo es, a quien le di
de mi imperio todo el cargo,
y con repetido embargo
del obrar y el discurrir,
enseña al hombre a morir;
¿y hay quien busque este letargo?
Sombra es, que sin luz asombra
que es su oscura fantasía
triste oposición del día;
¿y hay quien descanse a esta sombra?
Imagen, al fin se nombra
de la Muerte, sin que ultrajen,
sin que ofendan, sin que atajen
los hombres su adoración,
pues es sola una ilusión.
¿Y hay quien adore esta imagen?
Pues ya Baltasar durmió,
ya que el veneno ha bebido
y ha olvidado aquel olvido;
ya que el frenesí pasó,
ya que el letargo sintió,
ya de horror y asombro lleno
vio la imagen, pues su seno
penetre horror, y se nombra
ilusión, letargo y sombra,
frenesí, olvido y veneno.
Y pues Baltasar durmió,
duerma a nunca despertar
sueño eterno Baltasar
de cuerpo y alma.
La Cena del rey Baltasar - SCÈNE XI - Les précédents, DANIEL.
DANIEL.
Non.
LA MORT.
Qui retient mon bras ?
DANIEL.
Moi ; le délai n'est pas accompli ; le péché, et la vie ont un nombre déterminé de jours, et ce nombre doit être rempli pour l'un et l'autre.
LA MORT.
Elles s'accompliront donc (destin cruel !) vos semaines, ô Daniel, pour qu'un juste meure, et non un pécheur ? O fidèle juge de la sentence que j'exécute, qu'attendez-vous ? que ce jour amène un forfait audacieux ; entendez la Vanité, voyez l'Idolâtrie.
(Le décor s'ouvre ; on aperçoit d'un côté une statue de bronze, sur un cheval, dont I'idolâtrie tient la bride, et de l'autre côté une tour, sur le sommet de laquelle se tient la vanité, ornée de plumes variées, un instrument de musique à la main).
La Cena del rey Baltasar - SCÈNE XII. - Les précédents, l'idolâtrie, la vanité, Balthasar est toujours endormi.
L'IDOLATRIE.
Balthasar de Babylone, qui, dans les douceurs du sommeil, sépulcre de toi-même, meurs vivant, et vis quoique mort...
LA VANITÉ.
Balthasar de Babylone, qui, sur ce tombeau de gazon, parais le squelette animé du printemps...
BALTHASAR.
Qui m'appelle ? (il rêve.) Mais si j'en crois les fantômes qui m' apparaissent, Vanité, je te vois, Idolâtrie, je te regarde.
L'IDOLATRIE.
C'est moi, l'Idolâtrie, divinité sacrée, qui descends du soleil ; je viens du palais suprême pour te dédier cette statue, afin que ton image reçoive aujourd'hui les adorations de la terre.
LA VANITE.
C'est moi, la Vanité humaine, qui, engendrée dans les enfers, suis née parmi les hommes, et qui habite la sphère céleste ; je viens, pour placer ta statue, te dédier ce temple, que j'ai construit de plumes dans les airs.
BALTHASAR.
Quels triomphes superbes ! quels applaudissements flatteurs ! Offre-moi, Idolâtrie, des autels, de l'en- cens, qu'on adore mes statues, comme des idoles souveraines. Toi, Vanité, monte, monte à l'Empire, prends la couronne ; que l'une se distingue, en prenant son essor ; l'autre, en descendant vers la terre.
{La statue descend et la tour monte; les deux divinités chantent.)
L'IDOLATRIE.
Descends, statue, descends ; va au devant des adorations.
LA VANITÉ.
Monte, et sois éternel, temple de la vanité.
L'IDOLATRIE.
Hâte-toi, descends.
LA VANITÉ.
Prends ton vol, monte.
LES DEUX.
Puisqu'aujourd'hui je confie à l'air...
L'IDOLATRIE.
Une statue, moi l'Idolâtrie.
LA VANITÉ.
Un temple, moi la Vanité.
LA MORT.
Lâche mon bras, Daniel; tu verras, comment intrépide et triomphante, j'en finirai, comme Samson, avec la statue et le temple.
DANIEL.
Je te laisserai libre, rapide trait de feu, et, quand le moment sera venu, cruel bourreau. Mais, jusqu'alors, que cette statue de bronze réveille un souvenir dans son esprit ; car cette trompette de métal, sonnant par mon ordre, sera la trompette du jugement.
LA MORT.
Il est bon pour tous les deux, qu'au son de la trompette l'univers rende son dernier soupir. Ainsi, ô toi, qui es dur comme le roc et l'acier, quel esprit horrible t'anime et te sert d'âme ! divinité qui parais de bronze, désavoue- toi toi-même. (Elle sort.)
Rembrandt (1606-1669), "Le festin de Balthasar", 1635-38, National Gallery, Londres.
Le roi de Babylone, Balthasar, dans ses atours magnifiques, coiffé d’un turban oriental montrant sa puissance, est présenté entouré de sa cour, autour d’un superbe festin. L’atmosphère est lourde de vin, les plats et coupes sont riches d’or, ils ont été dérobés au temple de Jérusalem . Au moment où, à droite, une servante allait verser à boire au roi, à l’arrière, la main de Dieu apparaît sortant d’un lourd nuage. Elle a écrit sur le mur, une phrase mystérieuse, dans un halo de lumière : « Mene, Mene, Tekel, Uphaesin », « pesé, pesé, compté, divisé ». Si les devins babyloniens n’ont pas su lire l’inscription, ils ne lisaient pas l’hébreu, mais surtout parce que les lettres étaient disposées non horizontalement comme à l’ordinaire, mais verticalement en cinq colonnes de trois lettres, le premier mot est répété, le dernier mot occupe deux colonnes. C'est le prophète Daniel qui fournira l'interprétation du message : tu as été pesé, ton temps est compté, ton royaume sera divisé. Le lendemain, Babylone était prise par les Perses. Le roi se retourne brusquement, déséquilibre la servante qui renverse le vin sur sa manche....
(cf. Ancien Testament, Les Prophètes, Daniel V 1-31)
La Cena del rey Baltasar - SCÈNE XVII. - LES PRÉCÉDENTS, LA MORT déguisée.
(Elle parle pendant que tous mangent.)
LA MORT.
Au festin solennel du roi, je viens en ce moment déguisée, et puisque je suis cachée et méconnaissable, j'espère pouvoir me mêler à ses serviteurs. Je vois que Balthasar ne s'occupe plus de mon souvenir, entouré qu'il est de ses femmes et des grands de son royaume. Les vases que Salomón consacra au vrai Dieu, dans lesquels ses prêtres célébrèrent leurs sacrifices, couvrent ses buffets. O jugement d'un Dieu éternel ! retire ta main, lâche la mienne, car le poids de ses crimes est rempli par un si grand sacrilège.
BALTHASAR.
Donnez-moi à boire,
LA PENSÉE. (Prenant aux plats et mangeant.)
Holà ! oh, camarade ! n'entends-tu pas ? (s'adressant à la mort) Donne à boire au roi, pendant que je suis occupée à manger.
LA MORT (à part).
On m'a prise pour un serviteur ; je veux lui présenter la coupe ; il ne pourra me reconnaître, car il a perdu la mémoire et la vue, Ce vase de l'Autel renferme la vie, cela est certain, puisqu'il sert au breuvage et à l'aliment pour procurer la vie ; mais il renferme la mort aussi bien que la vie, c'est un instrument de mort et de vie. Sa liqueur peut être à la fois nectar ou ciguë, thériaque ou poison. (à Balthasar.) Voici à boire, {Elle s'approche pour lui présenter le vase.)
BALTHASAR.
Je le prends de ta main. Quel vase magnifique !
LA MORT (à part).
Malheur ! Tu ne sais pas ce qu'il contient,
L'IDOLATRIE.
Le Roi boit, levez-vous tous.
BALTHASAR.
Glorieux soutiens de mon empire, dans ce vase du Dieu d'Israël, je bois à nos Dieux. Moloch, Dieu des Assyriens; à ta santé. (Il boit lentement.)
LA PENSÉE.
Nous vous ferons raison, seulement, il me semble que trente mille Dieux, c'est peu ; et je veux faire raison à tous.
L'IDOLATRIE.
Chantez, pendant qu'il boit.
LES MUSICIENS.
Cette table est, en vérité,
Dans ce beau jour de folie,
L'autel de la Vanité,
L'autel de l'Idolâtrie.
Chantons cet heureux hasard ;
Par un luxe sans exemple,
C'est dans le vase du Temple,
Que va boire Balthasar.
(On entend un grand coup de tonnerre.)
BALTHASAR.
Quel bruit étrange ! Quelle épouvante me saisit à ce fracas ? On dirait que les nuages appellent aux armes, que les vents se mettent en campagne. ( ¡Qué extraño ruido! ¡Qué asombro alborota con estruendo, tocando alarma las nubes, la campana de los vientos!)
L'IDOLATRIE.
C'est la salve d'honneur que vous a faite le ciel pendant que vous buviez, au bruit de son horrible artillerie.
LA VANITÉ.
En se couvrant d'ombre et d'horreur, il nous cache les étoiles.
LA MORT.
Que j'aime les ténèbres, moi qui les produis !
BALTHASAR.
Des comètes, fuligineuses et sombres, parcourent l'air comme des oiseaux de feu. La nue qui porte en ses flancs la foudre pousse des gémissements, des cris de douleur ; on dirait qu'elle va enfanter ; et c'est la vérité, puisque de son sein est sorti un éclair, embryon ardent, qui y était enfermé. L'éclair est le fruit de ses entrailles, et le tonnerre son cri de douleur.
(Grand coup de tonnerre ; comme d'une fusée rapide, sort une main, qui vient s'arrêter sur un endroit où sont écrits ces mots : Mane, Thecel, Phares.)
BALTHASAR.
Ne vois-tu pas, hélas ! ne vois-tu pas cette chose, qui déchirant, traversant l'air tremblant, est suspendue par un fil sur ma tête ? elle touche la muraille, je distingue sa forme, c'est une main, une main, que la nuée a détachée de son corps monstrueux. Qui vit jamais un éclair animé ? Je ne sais ce qu'elle a écrit avec son doigt ; car, après avoir tracé trois courtes phrases, elle remonte pour se rejoindre à son corps. Je pâlis, mes cheveux se hérissent, mon cœur palpite, ma respiration s'arrête. Ces caractères écrits, je ne puis ni les lire, ni les comprendre. C'est une Babel de lettres, comme il y eut autrefois une Babel de langues.
LA VANITÉ.
Je suis comme une montagne de feu.
L' IDOLATRIE.
Et moi, une statue de glace.
LA PENSÉE.
Moi, je ne suis ni montagne, ni statue, mais j'ai une jolie peur.
BALTHASAR.
Idolâtrie, tu connais les secrets des Dieux ; que signifient ces mots ?
L'IDOLATRIE.
Je n'en comprends aucun, je ne connais pas môme les caractères,
BALTHASAR.
Toi, Vanité, dont l'esprit pénètre les sciences profondes des magiciens et des devins, que lis-tu, dis, que lis-tu ?
LA VANITÉ.
Mon esprit n'en saisit pas une lettre, je les ignore toutes, oui toutes.
BALTHASAR.
Et toi, Pensée, que devines-tu ?
LA PENSÉE.
Tu t'adresses à bonne enseigne ; je suis folle, je ne comprends rien.
L'IDOLATRIE.
Daniel, cet hébreu, qui a interprété les songes de l'arbre et de la statue, pourra le dire.
La Cena del rey Baltasar - SCÈNE XVIII. Les précédents et DANIEL.
DANIEL.
Écoutez donc avec attention. Mane, signifie que Dieu a compté les jours de ton règne ; Thecel, que tu en as rempli le nombre, et que dans la balance il n'y a plus de place pour un seul crime ; Phares, que ton royaume sera ravagé et deviendra la proie des Perses et des Médes. C'est ainsi que la main de Dieu a écrit ta sentence de son doigt, et sa justice va, comme c'est le droit, en remettre l'exécution au bras séculier ; car Dieu t'a condamné parce que tu as profané les vases de son autel, en les livrant aux outrages et au mépris. Aucun mortel ne doit abuser des vases du temple, qui sont réservés au sacrement de la loi de grâce, quand la loi écrite sera effacée par la main du temps. Oui, profaner les vases du temple est un crime énorme ; écoutez, mortels, écoutez : ils renferment la vie et la mort ; car qui communie en état de péché, profane le vase du temple.
BALTHASAR.
Ils renferment la mort ?
LA MORT.
Oui, quand moi, fille impitoyable du péché, je les présente ; tu as bu leur poison mortel, tu vas mourir.
BALTHASAR.
Je te crois, je te crois, malgré la résistance de mes sens. Mais engourdis et défaillants, ils laissent entrer par mes yeux et mes oreilles ta vue épouvantable, ta voix sinistre ; j'en ai l'âme navrée, le cœur transpercé. Secours-moi, Idolâtrie, dans cette cruelle angoisse.
DANIEL
Pues oíd atentos:
Mane dice que ya Dios
ha numerado tu reino.
Tecel, y que en él cumpliste
el número, y que en el peso
no cabe una culpa más.
Fares, que será tu reino
asolado y poseído
de los persas y los medos.
Así la mano de Dios
tu sentencia con el dedo
escribió, y esta justicia
la remita por derecho
al brazo seglar, que Dios
la hace de ti, porque has hecho
profanidad a los vasos
con baldón y con desprecio,
por que ningún mortal use
mal de los vasos del templo,
que son a la ley de gracia
reservados sacramentos
cuando se borre la Escrita
de las láminas del tiempo.
Y si profanar los vasos
es delito tan inmenso,
oíd, mortales, oíd
que hay vida y hay muerte en ellos,
pues quien comulga en pecado
profana el vaso del templo.
BALTASAR
¿Muerte hay en ellos?
MUERTE
Sí, cuando
yo los sirvo, que soberbio
hijo del pecado soy,
a cuyo mortal veneno
que bebiste has de morir.
BALTASAR;
Yo te creo; yo te creo,
a pesar de mis sentidos,
que torpes y descompuestos
por el oído y la vista,
a tu espanto y a tu estruendo
me están penetrando el alma,
me están traspasando el pecho.
Ampárame, Idolatría,
de este rigor
L'IDOLATRIE.
Je ne le puis ; car, à la voix redoutable de ce mystère futur, que tu as profané dans les vases du temple, qui en sont la figure, j'ai perdu toute ma force, je sens défaillir ma vie.
BALTHASAR.
Secours-moi, Vanité !
LA VANITÉ.
Je ne suis plus que la soumission au Ciel.
BALTHASAR.
Et toi, Pensée !
LA PENSÉE.
Ton plus grand ennemi est ta pensée, puisque tu n'as pas voulu la croire dans tant d'avertissements de mort.
(Tu mayor contrario es tu Pensamiento, pues no quisiste creerle tantos mortales acuerdos)
BALTHASAR.
Daniel !
DANIEL.
Je suis le jugement de Dieu ; le décret est rendu, la mesure est remplie, Balthasar.
(Soy juicio de Dios; está ya dado el decreto; está el número cumplido)
LA PENSÉE.
Il n'y a plus de remède.
BALTHASAR.
Tous, tous, vous m'abandonnez dans ce péril extrême ; qui pourra me défendre contre ce sort horrible, monstrueux ?
LA MORT.
Personne ; tu ne serais pas en sûreté dans un abîme, fût-ce au centre de la terre.
BALTHASAR,
Ah ! je brûle !
(La Mort tire son épée et le frappe ; aussitôt elle le saisit, ils luttent ensemble.)
LA MORT.
Meurs, ingrat.
BALTHASAR.
Ah, oui, je me meurs ! n'était-ce pas assez d'avoir bu du poison ?
LA MORT.
Non, le poison a donné la mort à l'âme, cette épée la donne au corps.
BALTHASAR.
Dans les angoisses de la mort, triste, éperdu, défaillant, je lutte avec effort, l'âme et le corps blessés à mort. Écoutez, mortels, écoutez la rigoureuse sentence, Mane, Thecel, Phares, du jugement du Dieu suprême. II condamne inexorable celui qui profane les vases divins, et celui qui communie en état de péché profane le vase du temple.
(Ils sortent tous les deux, tout en luttant)
MUERTE
Muere, ingrato.
BALTASAR
¡Ay, que me muero!
¿El veneno no bastaba
que bebí?
MUERTE
No, que el veneno
la muerte ha sido del alma,
y ésta es la muerte del cuerpo.
BALTASAR
Con las ansias de la muerte,
triste, confuso y deshecho,
a brazo partido lucho,
el cuerpo y alma muriendo.
Oíd, mortales, oíd,
el riguroso proverbio
del Mane, Tecel, Farés,
del juicio de Dios supremo.
Al que los vasos profana
divinos, postra severo,
y el que comulga en pecado
profana el vaso del templo
L'IDOLATRIE.
Endormie du sommeil de l'oubli, je m'éveille (De los sueños de mi olvido / como dormida despierto). Puisque Dieu n'exclut pas l'idolâtrie, comme je le vois par le drap rempli d'animaux de toute espèce, quand le Christ ordonnera à Pierre de les tuer et de les manger, qui pourra voir la claire lumière delà loi de grâce, ô ciel, qui aujourd'hui est la loi écrite ?
LA MORT, revenant avec une épée et une dague, vêtue magnifiquement, couverte de son manteau à têtes de mort.
Oui, tu peux la voir figurée dans la toison de Gédéon, dans la manne du désert, dans le miel sorti de la gueule du lion, dans l'agneau pascal, dans le pain sacré de Proposition.
DANIEL.
Et si ces figures ne te la font pas reconnaître, reconnais cet heureux temps par le miracle prophétique de cette table couverte de pain et de vin ; merveille admirable, par laquelle Dieu représente le sacrement le plus auguste !
(Parait une table, semblable à un autel; au milieu est un calice et une hostie entre deux cierges)
L'IDOLATRIE.
Moi, qui fus l'Idolâtrie, qui adorai des idoles fausses et stupides, j'abolis aujourd'hui mon nom et le leur. Je serai désormais la Lâtrie, ou adoration de cet auguste sacrement. Puisque Madrid célèbre aujourd'hui sa fête, veuillez oublier les nombreux défauts de l'humble génie de Pierre Calderón, pardonner nos fautes et les siennes, vous souvenant que jamais l'exécution n'atteint â la hauteur du désir.
MUERTE:
Bien puedes verla en bosquejo
en la piel de Gedeón,
en el maná del desierto,
en el panal de la boca
del león, en el cordero
legal, en el pan sagrado
de proposición.
DANIEL :
Y si esto
no lo descubre, descubra
en profecía este tiempo,
esta mesa transformada
en pan y en vino estupendo,
milagro de Dios, en quien
cifró el mayor sacramento
IDOLATRÍA:
Yo, que fui la Idolatría;
que di adoración a necios
ídolos falsos, borrando
hoy el nombre de mí y de ellos,
seré Latría adorando
este inmenso sacramento.
Y pues su fiesta celebra
Madrid, al humilde ingenio
de don Pedro Calderón,
suplid los muchos defectos
y perdonad nuestras faltas
y las suyas, advirtiendo
que nunca alcanzan las obras
donde llegan los deseos.