Blaise Pascal (1623-1662), - "Entretien avec M. de Saci" (1655), "Les Provinciales" (1656), "Les Pensées" (1656-1658) - Cornelius Jansen, "Augustinus" (1640) - Saint-Cyran (1581-1643) - Antoine Arnauld (1612-1694), Pierre Nicole (1625-1695), "Logique de Port-Royal" (1662) - Claude Lancelot (1615-1695) - ...
Last update 10/10/2021
Pascal entre dans l'esprit de l'être humain par le "divertissement", et ce qui semble une constatation des plus banales, voire une observation satirique des mœurs, au fond de toute époque, - car rien ne semble avoir réellement évoluer dans nos mentalités humaines depuis que nous pensons -, débouche, via une analyse psychologique des plus fines sur toute la condition paradoxale de notre humanité, d'une humanité semble-t-il née pour connaître l'univers, pour juger de toutes choses, pour régir une société, et au bout du compte capable de bien peu et de beaucoup, "ni ange ni bête"..
L'homme du divertissement - "Ainsi l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune cause d'ennui, par l'état propre de sa complexion, et il est si vain, qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu'il pousse, suffisent pour le divertir...
D'où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez point : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là; et l'homme, quelque heureux qu'il soit, s'il n'est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n'y a point de joie, avec le divertissement il n'y a point de tristesse. Et c'est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition, qu'ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu'ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.
Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'être surintendant, chancelier, premier président, sinon d'être en une condition où l'on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu'on les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leur besoin, ils ne laissent pas d'être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux" (139)...
"Le roseau pensant", un saisissant et célèbre raccourci au travers duquel Pascal, dans ses pensées, traite du destin paradoxal de l'être humain, mélange de néant et de grandeur, mais un Pascal qui ne se laisse jamais aller ni au scepticisme ni au désespoir, un homme de science qui garde sa foi en l'homme, un chrétien qui trouve dans la religion chrétienne l'explication et l'acceptation de sa dualité fondamentale...
"L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser; une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble, que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale" (347).
"Roseau pensant. - Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davantage en possédant des terres : par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends " (348).
"Grandeur de l'homme. - Nous avons une si grande idée de l'âme de l'homme, que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas dans l'estime d'une âme; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime ." (400).
"La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de (se) connaître misérable; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable". (397).
Et dans une série de courtes réflexions, Pascal insistera sur cette noblesse de l'être humain qui le rend supérieur å la matière, aux machines, aux bêtes: "Je ne puis concevoir l'homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute" (339).
Mais cette considération est pour lui inséparable de celle de notre faiblesse et de notre néant...
"Pensée. - Toute la dignité de l'homme consiste en la pensée. La pensée est donc une chose admirable et incomparable par sa nature. Il fallait qu'elle eût d'étranges défauts pour être méprisable; mais elle en a de tels que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature! Qu'elle est basse par ses défauts! Mais qu'est-ce que cette pensée? Qu'elle est sotte !" (365).
"Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l'un et l'autre. Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre." (418).
"L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête" (358)....
(Portrait de Blaise Pascal, à mi-corps, de trois quarts à droite, François Quesnel, après 1662, Huile sur toile, Collection particulière), le plus ancien portrait connu de Pascal, réalisé à la demande de la sœur de Pascal, Gilberte Périer, d’après le moulage de son visage que la famille avait fait prendre à cette fin sur son lit de mort....)
Port-Royal et le jansénisme - L'abbaye de Port-Royal, d'abord dans la vallée de Chevreuse, ensuite transférée à Paris, fut le principal centre de la réforme catholique au XVIIe siècle. Cette communauté féminine avait été réformée dès 1608 par son abbesse, la mère Angélique Arnauld, et l'abbé de Saint-Cyran, qui en fut le directeur de 1633 à 1638, était disciple de Jansénius...
D'après la doctrine chrétienne, l'homme, déchu depuis le péché originel, ne peut être sauvé que par les mérites de Jésus-Christ (mystère de la Rédemption). Le salut que le Christ met en oeuvre s'opère par l'action surnaturelle de la grâce de Dieu : la nature humaine, corrompue, ne pouvant mériter ce bien surnaturel qu'est la félicité éternelle, la grâce est un don gratuit. Cependant l'être humain est considéré comme libre : comment donc peut-on concilier ce libre arbitre avec le choix des élus par Dieu et une efficacité souveraine de cette grâce? L'Eglise catholique s'est efforcée de maintenir un équilibre entre ces deux termes en apparence contradictoires, en réalité complémentaires, et tous deux articles de foi.
Au Ve siècle, Pélage fut réfute par saint Augustin, puis condamné par les conciles, pour avoir soutenu que l'être humain pouvait gagner le ciel par ses mérites propres. La doctrine de saint Augustin fut celle de l'orthodoxie catholique, insistant sur la gratuité et l'efficacité de la grâce. Lorsque Calvin, au XVIe siècle tint le discours inverse, - les hommes sont prédestinés au salut ou à la damnation, ce qui importe donc c'est le choix de Dieu a pu effectuer -, le Père jésuite espagnol Molina en vint à assouplir la thèse augustinienne pour donner aux fidèles un peu plus d'espoir tangible pour obtenir cette grâce par la pratique des sacrement., de la prière et des vertus (Accord du Libre Arbitre et de la Grâce,1588). Les fameuses "grâces suffisantes" que, contrairement à la "grâce efficace", Dieu procure à tous...
Jansénius, évêque d'Ypres, réagit avec vigueur dans son Augustinus (posthume, 1640), mais son retour à la pure doctrine de saint Augustin, moins optimiste que ne le laissait supposer les Jésuites, la rendit encore plus rigoureuse, semblant se rapprocher de Calvin, d'où l'accusation d'hérésie que ces mêmes jésuites vont lancer contre les jansénistes. Jansénius insistait sur la gravité de la faute originelle et sur l'importance de la grâce divine, qui peut être ainsi refusée à des justes et accordée à des pécheurs. La différence entre la thèse janséniste et la prédestination calviniste n'est pas d'une évidence absolue, mais ce qui semble avoir inspiré ceux et celles qui vont se tourner vers le jansénisme, c'est le sentiment de pouvoir atteindre par la rigueur le sublime, un exaltation par la vertu. Jésus-Christ n'est pas venu sauver tous les êtres humains mais un petit nombre d'élus, mais plus encore la singularité spirituelle vient de ce que Dieu peut refuse sa grâce â des justes, ainsi à saint Pierre lorsqu'il a renié le Christ. C'est une doctrine exaltante, mais pour des âmes d'élite, elle marquera très profondément la pensée française pendant la seconde moitié du XVIIe siècle. Saint-Thomas comme Molina redoutaient les conséquences d'une telle doctrine, elle ne pouvait que réduire la masse des fidèles à l'indifférence ou au désespoir. Bien des passions s'emparèrent de cette querelle qui se poursuivra au XVIIIe siècle, longtemps après la condamnation du jansénisme par la bulle Unigenitus (1713), et aura de graves répercussions morales et politiques.
Saint-Cyran introduit ces idées à la fois chez les religieuses de Port-Royal et chez les Solitaires, groupe de chrétiens fervents qui, autour d'Antoine Arnauld, de Nicole et de Lancelot, se consacraient à l'étude, à la méditation, et aussi à l'enseignement d'une élite de jeunes gens. Les patientes études et la rigueur morale de Port-Royal se retrouvaient ainsi liées à la doctrine de Jansénius, et donc combattue par les jésuites, disciples de Molina et bientôt par le pouvoir royal.
L'Augustinus sortit des presses de Louvain en 1640, malgré les efforts des jésuites pour en arrêter l'impression. "L'édition de Paris (1611) ne tarda pas à être suivie d'une autre à Rouen en 1643. Rome dans ses lenteurs se taisait encore. Le combat s'était engagé dès le premier jour à Louvain; il éclata publiquement à Paris par les trois sermons que M. Habert, théologal de Notre-Dame et docteur jusque-là estimé, prononça en pleine chaire de la cathédrale, le premier et le dernier dimanche de l'avent 1642, et le jour de la septuagésime 1643 : ce furent trois coups de canon d'alarme. Les sermons avaient alors un retentissement considérable. Durant tout le Moyen-âge, au temps de la Ligue et à cette époque du dix-septième siècle encore avant la publicité des journaux, les sermons en tenaient lieu et étaient l'organe populaire le plus actif, un coup de tocsin à l'instant compris et obéi. Le résumé de toute cette dénonciation dont aussitôt une foule de chaires se firent les échos, c'est que Jansénius (je demande pardon du gros mot qui sent la chaudière) n'était qu'un Calvin rebouilli. M. Saint-Cyran irrité, et libre enfin, lançait Arnauld à la défense, les jeunes bacheliers de Sorbonne et de Navarre allaient prendre rang et faire renfort. Bref, jamais ouvrage ne trouva, en naissant, plus de patrons et aussi de persécuteurs..." (Sainte-Beuve). A la même époque, Les Méditations de Descartes parurent en 1641, Le Discours sur la Méthode avait paru dès 1637. Et Jansenius mourut en 1638. "Jansénius ne fit qu'une émeute au sein du christianisme, Descartes fit révolution partout", ajoute Sainte-Beuve...
En 1653, le pape condamnera cinq propositions tirées de l'Augustinus; de véritables persécutions sont organisées et l'on refuse l'absolution à des fidèles considérés comme jansénistes notoires. Malgré l'effort de Pascal gagné aux idées jansénistes depuis 1654, pour toucher et convaincre l'opinion publique, la persécution continuera : l'abbaye de Port-Royal sera détruite par ordre du roi en 1710 et ses religieuses dispersées.
L'influence du jansénisme fut grande au XVIIe siècle dans la société et aussi dans la littérature; on la retrouve dans toute l'oeuvre de Pascal et dans celle de Racine, en particulier dans ses dernières pièces. Il est singulier d'observer que, dès 1620-1630, le protestantisme disparaissait rapidement de la haute bourgeoisie de robe, et que c'est vers le jansénisme qu'elle se portait explicitement...
Blaise Pascal (1623-1662)
Né à Clermont, en Auvergne le 19 juin 1623, Blaise Pascal est le seul fils d'Antoinette Begon, morte alors qu'il n'a que trois ans, et d'Etienne Pascal. Ce père, juriste et mathématicien, en relation avec des savants réputés tels que le Père Mersenne, Fermat, Roberval, prend totalement en charge l'éducation du garçon. Il commence par les lettres, réservant les mathématiques pour un âge plus avancé, mais l'enfant montre des dons précoces pour les mathématiques puis pour la physique, assimilant dès l'âge de douze ans les propositions d'Euclide, rédigeant à seize ans un traité sur les coniques, et construisant à dix-neuf ans la première machine à calculer.
Installé à Paris avec sa famille en 1631, Blaise Pascal fréquente dès 1635 le cercle de mathématiciens de Marin Mersenne où il côtoie des savants comme Roberval, Gassendi, Mydorge ou Desargues. Ce dernier justement lui inspire l'un de ses premiers travaux, Essai sur les coniques (1640), dans lequel il reprend les méthodes de géométrie projective de son aîné et énonce le théorème de Pascal selon lequel les points d'intersection des couples de côtés d'un hexagone inscrit dans une conique sont alignés. Lorsque Etienne est nommé par Richelieu commissaire pour l'impôt dans la région de Haute-Normandie, les Pascal emménage à Rouen, ; où ils resteront sept ans. C'est alors une période d'intense activité scientifique qui débute pour le jeune Blaise. Des 1640. il écrira l'Essai sur les coniques..
En 1642, il entreprend de développer une machine à calculer afin d'aider son père dans son travail de comptabilité fiscale. Il n'a alors que 19 ans. Destinée au calcul abstrait et financier, la "Pascaline" additionne, soustrait, multiplie et divise, grâce à un système composé de six roues à dix dents. Bien qu'elle ne soit pas la première du genre (Wilhelm Schickard avait inventé une machine similaire en 1623), Blaise Pascal n'a pas connaissance des travaux antérieurs lorsqu'il invente son calculateur : un certain nombre d'exemplaires sont fabriqués, mais le coût est trop élevé et la production sera suspendue....
Enfin, évoquons la faiblesse physique de Pascal. La maladie l'avait connu très jeune. Dans les années 1640, elle s'acharnera sur lui. « Il fut saisi d'une sorte de paralysie des membres inférieurs, et ne put, pendant quelque temps, marcher qu'avec des béquilles. Il ne pouvait avaler de boisson que chaude et goutte à goutte, à grand' peine, par suite de spasme ou de paralysie partielle au gosier. Ses pieds et ses jambes étaient comme frappés de mort, et il y fallait appliquer des chaussures trempées dans l'eau-de- vie, pour en réchauffer le marbre. Avec cela sa tête se fendait de douleurs, et ses entrailles brûlaient", écrira Mme Périer. La douleur participera de sa ferveur et c'est dans la douleur qu'il s'éteignit, et de Mme Périer nous aurons le récit de ses derniers instants "...et comme M. le curé approcha pour lui donner la communion, il fit un effort, et il se leva seul à moitié pour le recevoir avec plus de respect; et M. le curé l'ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement : « Oui, Monsieur, je crois tout cela de tout mon cœur. » Ensuite il reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si tendres, qu'il en versait des larmes. Il répondit à tout, remercia M. le curé ; et lorsqu'il le bénit avec le saint ciboire, il dit : « Que Dieu ne m'abandonne jamais ! » Ce qui fut comme ses dernières paroles : car près avoir fait son action de grâces, un moment après, ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d'esprit : elles durèrent jusqu'à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d'août 1662 à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois. »...
La conversion de la famille Pascal en 1646 - C'est aussi dans ces années 1645-46 que Pascal et sa famille entre en relation avec les idées de Port-Royal, incidemment, son père ayant été soigné par un disciple de Saint-Cyran. Pascal se plonge dans les livres jansénistes, tout en poursuivant ses recherches scientifiques, et sans renoncer encore à sa vie mondaine, en compagnie notamment du duc de Roannez et du chevalier de Méré. Mais, nous dit Sainte-Beuve, cette première lecture, dont "de La Réformation de l'Homme intérieur", traduit par Arnauld d'Andilly, constitua le tout "premier ébranlement" de Pascal : "A la lecture de cette page, tout un rideau dut se tirer au fond de l'âme de Pascal ; la géométrie, la physique lui apparurent pour la première fois dans un nouveau jour": «Voilà, disait Jansénius dans ce pur langage de D'AndilIy, après avoir parlé des sens , voilà la régie que l'on doit suivre pour savoir ce que l'on doit refuser ou accorder à cette première passion, qui est la plus houleuse de toutes, et que l'Apôtre appelle la concupiscence de la chair ; mais celui à qui Dieu aura fait la grâce de la vaincre , sera attaqué par une autre d'autant plus trompeuse qu'elle paroit plus honnête. C'est cette curiosité toujours inquiète , qui a été appelée de ce nom à cause du vain désir qu'elle a de savoir et qu'on a palliée du nom de science. Elle a mis le siège de son empire dans l'esprit, et c'est là qu'ayant ramassé un grand nombre de différentes images, elle le trouble par mille sortes d'illusions..."
Le sentiment religieux s'implante dans l'esprit de Pascal. Et dans le Fragment du Traité du Vide, Pascal se fera l'apologiste de la méthode d'autorité en théologie. Mais la cause janséniste ne peut encore satisfaire son intelligence débordante d'action et se méfie de la raison. Il est encore trop tôt pour Pascal. La ferveur contagieuse de Blaise gagnera son père et Jacqueline avec qui il vivait, mais aussi la sœur aînée de Pascal, Mme Périer, et son mari venus à Rouen et leur propre fille, Marguerite Périer....
1646, c'est aussi l'année de l'installation des véritables maîtres de Port-Royal, ceux qui furent chargés de l'enseignement, lors de l'organisation des Petites Écoles, Antoine Arnauld, l'héritier de l'autorité de Saint-Cyran et l'auteur ou l'inspirateur de la plupart des livres classiques de Port-Royal; et Claude Lancelot, le maître par excellence, celui qui, parmi tous les solitaires de Port-Royal, se consacrera le plus à l'éducation et composera le plus d'ouvrages classiques.
1646 - Ce sont ensuite les expériences sur le vide, à la suite des travaux de Torricelli, qui occupent pleinement Pascal. De 1646 à 1654, il multiplie ces propres expérimentations avec toutes sortes d'instruments. L'une d'entre elles, décrite en détail dans le "Récit de la grande expérience de l'équilibre des liqueurs" (1648), lui permet de confirmer la réalité du vide et de la pression atmosphérique et d'établir la théorie générale de l'équilibre des liqueurs. Pascal est également à l'origine de l'invention de la presse hydraulique, basé sur le principe qui porte son nom et qui veut que, dans un fluide incompressible en équilibre, les pressions se transmettent intégralement. A partir de 1650, Pascal s'intéresse au calcul infinitésimal et, en arithmétique, aux suites de nombres entiers. Il est également, avec Pierre Fermat, le fondateur du calcul des probabilités.
Préface sur le traité du vide - Pascal niera dans la XVIIIe Provinciale l’autorité de la Bible en matière de fait. Dans ce fragment d’un Traité du vide, c’est surtout l’autorité des anciens qu'il attaque, parce que c’est elle qu’invoquaient surtout les partisans de la fameuse "horreur du vide". Il faut, selon Pascal, chercher un terme moyen entre ces deux extrêmes : mépris de l’antiquité, mépris de la raison moderne. Et dans ce but, on doit distinguer deux ordres de connaissances, la science des faits historiques et des institutions théologiques, qui repose sur l'autorité, et la science des faits naturels et des raisons intelligibles, l’autorité y devient inutile, la raison seule y règne. Pascal entend ainsi montrer la puissance de l’esprit humain capable d'un progrès «sans interruption et sans fin» : dix années plus tard, il se réfutera lui-même dans les Entretiens avec de Saci en réduisant cet esprit humain à l'impuissance...
"Le respect que l’on porte à l’antiquité est aujourd’hui à tel point, dans les matières où il doit avoir moins de force, que l’on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des mystères même de ses obscurités ; que l’on ne peut plus avancer de nouveautés sans péril , et que le texte d’un auteur suffit pour détruire les plus fortes raisons...
Ce n’est pas que mon intention soit de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens, parce que l’on en fait trop.
Je ne prétends pas bannir leur autorité pour relever le raisonnement tout seul, quoique l’on veuille établir leur autorité seule au préjudice du raisonnement ...
Pour faire cette importante distinction avec attention, il faut considérer que les unes dépendent seulement de la mémoire, et sont purement historiques, n’ayant pour objet que de savoir ce que les auteurs ont écrit ; les autres dépendent seulement du raisonnement, et sont entièrement dogmatiques, ayant pour objet de chercher et découvrir les vérités cachées. Celles de la première sorte sont bornées, d’autant que les livres dans lesquels elles sont contenues ...
C’est suivant cette distinction qu’il faut régler différemment l’étendue de ce respect. Le respect que l’on doit avoir pour ....
Dans les matières où l’on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme dans l’histoire, dans la géographie, dans la jurisprudence, dans les langues,... et surtout dans la théologie ; et enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l’institution, divine ou humaine, il faut nécessairement recourir à leurs livres, puisque tout ce que l’on en peut savoir y est contenu : d’où il est évident que l’on en peut avoir la connaissance entière, et qu’il n’est pas possible d’y rien ajouter.
S’il s’agit de savoir qui fut premier roi des Français ; en quel lieu les géographes placent le premier méridien; quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire? Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu’ils nous en apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ? C’est l’autorité seule qui nous en peut éclaircir.
Mais où cette autorité a la principale force, c’est dans la théologie, parce qu’elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que, pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés (comme pour montrer l’incertitude des choses les plus invraisemblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas comprises); parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l’esprit de l'homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences s’il n’y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle.
Il n’en est pas de même des sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement : l’autorité y est inutile ; la raison seule a lieu d’en connaître. Elles ont leurs droits séparés : l’une avait tantôt tout l’avantage ; ici l’autre règne à son tour. Mais comme les sujets de cette sorte sont proportionnés à la portée de l’esprit, il trouve une liberté tout entière de s’y étendre : sa fécondité inépuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent être tout ensemble sans fin et sans interruption ...
C’est ainsi que la géométrie, l’arithmétique, la musique, la physique, la médecine, l’architecture, et toutes les sciences qui sont soumises à l’expérience et au raisonnement, doivent être augmentées pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouvées seulement ébauchées par ceux qui les ont précédés ; et nous les laisserons à ceux qui viendront après nous en un état plus accompli que nous ne les avons reçues.
Comme leur perfection dépend du temps et de la peine, il est évident qu’encore que notre peine et notre temps nous eussent moins acquis que leurs travaux, séparés des nôtres, tous deux néanmoins joints ensemble doivent avoir plus d’effet que chacun en particulier.
L’éclaircissement de cette différence doit nous faire plaindre l’aveuglement de ceux qui apportent la seule autorité pour preuve dans les matières physiques, au lieu du raisonnement ou des expériences ; et nous donner de l’horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la théologie, au lieu de l’autorité de l’Écriture et des Pères. Il faut relever le courage de ces gens timides qui n’osent rien inventer en physique, et confondre l’insolence de ces téméraires qui produisent des nouveautés en théologie.
Cependant le malheur du siècle est tel, qu’on voit beaucoup d’opinions nouvelles en théologie, inconnues à toute l'antiquité, soutenues avec obstination et reçues avec applaudissement ; au lieu que celles qu’on produit dans la physique, quoiqu’en petit nombre, semblent devoir être convaincues de fausseté dès qu’elles choquent tant soit peu les opinions reçues : comme si le respect qu’on a pour les anciens philosophes était de devoir, et que celui que l’on porte aux plus anciens des Pères était seulement de bienséance ! Je laisse aux personnes judicieuses à remarquer l’importance de cet abus qui pervertit l’ordre des sciences avec tant d’injustice ; et je crois qu’il y en aura peu qui ne souhaitent que cette .... s’applique à d’autres matières, puisque les inventions nouvelles sont infaillible¬ ment des erreurs dans les matières que l’on profane impunément ; et qu’elles sont absolument nécessaires pour la perfection de tant d’autres sujets incomparablement plus bas, que toutefois on n’oserait toucher...."
La croyance à l’horreur du vide était devenue, comme le remarque Pascal lui-même, « la croyance universelle du monde, » et Pascal eut beaucoup de peine à s’en débarrasser. Descartes eut à ce sujet la plus grande influence sur lui. La découverte de la pression atmosphérique n’appartient ni à Torricelli ni à Pascal, mais bien à Descartes : c’est une des conséquences de ses principes mécaniques, et il y était arrivé par la méthode déductive avant que Torricelli et Pascal y arrivassent par la méthode expérimentale. «Dès le 2 juin 1631, dans une lettre à Renéri, son premier disciple en Hollande et le premier qui ait enseigné sa philosophie dans une chaire publique, Descartes explique très-bien et très-clairement que c’est la pression atmosphérique, s’exerçant de bas en haut, qui empêche le mercure, contenu dans un tube capillaire ouvert par le bas, de tomber, et que, s’il y avait une colonne assez haute pour vaincre la pression atmosphérique, le surplus tomberait inévitablement. Il indique plus tard, en 1644, à Pascal, les expériences propres à mesurer la pression atmosphérique. La découverte de Torricelli est de 1646 ou 1647, les expériences de Pascal de 1648 et 1649. Pascal croyait encore à l’horreur du vide après 1644. Descartes a devancé Torricelli et Pascal de quinze ans, puisque l’expérience qu’il, explique à Renéri est de 1631. C’est donc avec raison qu’il se plaignit plus tard du silence de Pascal à son égard, puisque c’est lui qui, dès 1644, le poussa à faire ses belles expériences du Puy-de-Dôme et de la tour Saint-Jacques. Mais Pascal faisait partie d’une coterie ennemie de Descartes, dirigée pat Roberval, et on s’y moqua des principes et des projets d’expériences du philosophe. Pascal ne dit pas un mot de celui-ci dans ses Traités du Vide et de la Pesanteur de l’air.
1651 - La mort de son père laisse à Pascal une petite fortune à partager avec sa sœur Jacqueline, mais celle-ci, totalement gagnée aux idées de Port-Royal, entre au couvent que tiennent ses religieuses, près de Paris, et contre l'avis de Pascal. "Mon frère, écrit Mme Perier, qui recevait beaucoup de consolation de ma sœur, s'imagina que sa charité la porterait à demeurer avec lui au moins un an, pour lui aider à se résoudre. Il lui en parla, mais d'une manière qui faisait tellement voir qu'il s'en tenait assuré, qu'elle n'osa le contredire de crainte de redoubler sa douleur, de sorte que cela l'obligea de dissimuler jusques à notre arrivée. Alors elle médit que son intention était d'entrer en religion, aussitôt que nos partages seraient faits, mais qu'elle épargnerait mon frère, en lui faisant accroire qu'elle y allait faire seulement une retraite..." Un Pascal qui renoue avec ses lectures religieuses mais qui ne songe pas encore à se retirer du monde jusqu'au jour où en 1654, un accident de voiture lui fait frôler la mort, en éprouve un véritable choc moral...
1649-1652 - La vie mondaine de Pascal, le commencement de ce que Port-Royal appellera ses désordres - En février 1652, Pascal est à Paris, qu'il écrit à l'athée Bourdelet, médecin de Christine de Suède, pour le prier de présenter la machine arithmétique à la reine. D'octobre 1652 à mai 1653 Pascal est en Auvergne, auprès de sa sœur Mme Périer, le voilà bel esprit de Clermont dans l'austère famille Périer. En 1653, il retourne à Paris, reprend ses relations et sa vie. Ce fut probablement à cette époque qu'il se lia avec le duc de Roannez, un jeune homme de vingt- quatre ans qui s'attacha extrêmement à Blaise, qui en avait alors vingt-huit, tous deux doués d'une égale curiosité pour les sciences, et c'est par son intermédiaire que Pascal fut, semble-t-il, introduit dans la plus haute société de ce temps...
Mais en décembre 1653, six mois au bout desquels il éprouve "un grand mépris du monde et un dégoût presque insupportable do toutes les personnes qui en sont..."
1654, deuxième rupture dans la vie de Pascal, le "Mémorial"
Le 23 novembre 1654, à 31 ans, après une nuit d'extase mystique et rédige le "Mémorial", texte témoin de son inspiration qu'il conservera par la suite en permanence, cousu dans la doublure de son habit. Il a pris conscience des vanités de ce monde auxquelles il décide définitivement de renoncer pour éprouver véritablement Dieu ("Dieu sensible au coeur"). Il choisit de se plier à des règles de vie plus rigoureuses dont Port-Royal lui offre le modèle. Mais au moment où Pascal, en une "renonciation totale et douce", entre en "soumission totale à Jésus-Christ et à son directeur", Port-Royal se trouve entraîné dans un rude combat. Les Jésuites, disciples de Molina et adversaires de Jansénius, multiplient leurs attaques à partir de la publication de l'Augustinus..
"L'an de grâce 1654.
Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au martyrologe,
Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,
Depuis environ dix heures et demie du soir jusque: environ minuit et demi, feu.
"Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob", non des philosophes et des savants.
Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.
Dieu de Jésus-Christ.
Deum meum et Deum -vestrum.
"Ton Dieu sera mon Dieu."
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Evangile.
Grandeur de l'âme humaine.
"Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu."
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m'en suis séparé :
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
"Mon Dieu, me quitterez-vous?"
Que je n'en sois pas séparé éternellement.
« Cette est la vie éternelle, qu'i1s te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christé
Jésus-Christ. Jésus-Christ. Christ.
Je m'en suis séparé; je l'ai fui, renoncé, crucifié
Que je n'en sois jamais séparé.
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l'Evangile.
Renonciation totale et douce.
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Eternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre.
Non obliviscar sermones tuos. Amen."
Peu de temps après la nuit de feu du 23 novembre 1654 et la rédaction du Mémorial, Pascal écrit "le Mystère de Jésus", se laissant ainsi conduire par lui et personnellement vers une conversion totale, avec une singulière concision dans sa formulation. On ne peut que s'étonner de l'usage que fait Pascal des Ecritures...
"Jésus cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers amis, et ils dorment. Il les prie de soutenir un peu avec Lui, et ils Le laissent avec une négligence entière, ayant si peu de compassion qu'elle ne pouvait seulement les empêcher de dormir un moment. Et ainsi Jésus était délaissé seul à la colère de Dieu.
Jésus est seul dans la terre, non seulement qui ressente et partage Sa peine, mais qui la sache : le ciel et Lui sont seuls dans cette connaissance.
Jésus est dans un jardin, non de délices comme le premier Adam,
Où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de supplices où Il S'est sauvé et tout le genre humain.
Il souffre cette peine et cet abandon dans l'horreur de la nuit.
Je crois que Jésus ne s'est plaint que cette seule fois ; mais alors Il se plaint comme s'il n'eût plus pu contenir Sa douleur excessive : « Mon âme est triste jusqu'à la mort.
Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. Cela est unique en toute sa vie, ce me semble. Mais II n'en reçoit point, car Ses disciples dorment.
Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.
Jésus au milieu de ce délaissement universel et de Ses amis choisis pour veiller avec Lui, les trouvant dormant, s'en fâche à cause du péril où ils exposent non Lui, mais eux-mêmes, et les avertit de leur propre salut et de leur bien avec une tendresse cordiale pour eux pendant leur ingratitude ; et les avertit que l'esprit est prompt et la chair infirme.
Jésus les trouvant encore dormant, sans que ni Sa considération ni la leur les en eût retenus. Il a la bonté de ne pas les éveiller et les laisse dans leur repos.
Jésus prie dans l'incertitude de la volonté du Père, et craint la mort; mais, l'ayant connue, Il va au devant S'offrir à elle : Eamus. Processit.
Jésus a prié les hommes, et n'en a pas été exaucé.
Jésus, pendant que les disciples dormaient, a opéré leur salut. Il l'a fait à chacun des justes pendant qu'ils dormaient, et dans le néant avant leur naissance, et dans les péchés depuis leur naissance.
Il ne prie qu'une fois que le calice passe, et encore avec soumission ; et deux fois qu'il vienne, s'il le faut.
Jésus dans l'ennui.
Jésus, voyant tous Ses amis endormis et tous Ses ennemis vigilants, Se remet tout entier à Son Père.
Jésus ne regarde pas dans Judas son inimitié, mais l'ordre de Dieu qu'il aime, et l'avoue, puisqu'il l'appelle ami.
Jésus s'arrache d'avec Ses disciples pour entrer dans l'agonie : il faut s'arracher de ses plus proches et des plus intimes pour L'imiter.
Jésus étant dans l'agonie et les plus grandes peines, prions plus longtemps.... "
1655 - Pascal s'installe au monastère de Port Royal, à une trentaine de kilomètres de Paris, et, après avoir écrit Le Mystère de Jésus, se consacre désormais presque exclusivement à la défense du jansénisme (Les Provinciales) et à des œuvres philosophico-religieuses (Pensées). Il découvre ce qui sera le centre de sa pensée: «Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non pas des philosophes et des savants. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu de Jésus Christ [...] Renonciation totale et douce. Soumission à Jésus Christ et à mon directeur.»
C'est avec ce directeur de conscience qu'il s'entretient d'Épictète et de Montaigne lors d'une première retraite à Port-Royal. Dans deux fragments sur l'esprit géométrique, il affirme que les sciences préparent à mieux connaître Dieu...
"Il avait de trente et un à trente-deux ans; il adopta, de ce moment, le genre de vie qu’il a suivi jusqu’à sa mort, se servant lui-même jusqu’à faire son lit, et n’employant les domestiques que pour les offices indispensables. A cette première lettre écrite de sa cellule, où il disait qu’il était logé et traité en prince, sa sœur répondait elle-même avec toute sorte d’enjouement : Je ne sais comment M. de Saci s’accommode d'un pénitent si réjoui. On retrouve en ces grandes âmes le rire aisé, heureux, involontaire, le rire de Lancelot et de l’enfant : ainsi se vérifie le Soyez joyeux de l’Apôtre. Pascal, à peine assis au désert, en ressent les délicieuses prémisses. Joie, joie, pleurs de joie! Réconciliation totale et douce ! a-t-il dit dans le petit papier. Ses infirmités étaient grandes, mais tolérables en ces années, et sans trop de redoublement jusqu'à trente-cinq ans. Ses premières austérités parurent même lui faire moins de mal que de bien : « J’ai éprouvé la première, lui écrivait sa sœur, que la santé dépend plus de Jésus- Christ que d’Hippocrate, et que le régime de l’âme guérit le corps, si ce n’est que Dieu veuille nous éprouver et nous fortifier par nos infirmités. » Lui-même prit dès lors pour maxime que, la maladie étant , depuis le péché , l'état naturel des chrétiens , on doit s'estimer heureux d'être malade , puisqu'on se trouve alors par nécessité dans l'état ou l'on est obligé d'être. Cet état habituel et profond, cette souffrance aimée donnera à ses Pensées je ne sais quelle tendresse. Pascal est malade, c’est ce qu’il faut souvent se rappeler en le lisant. Pascal malade se montre très sensible aux souffrances physiques de Jésus-Christ malade, et c’est touchant. Pascal, humainement, n’a point aimé; mais tout cet amour s’est versé sur Jésus-Christ le Sauveur : ç’a été sa seule passion, passion véritable, qui s’échappe par ses lèvres et qui saigne dans ses membres" (Sainte-Beuve, Port-Royal II).
1655 - "L'Entretien avec M. de Saci"
"M. de Saci, directeur et confesseur, c’est une bien grande et bien capitale autorité dans Port-Royal; c’est (le génie d’invention et de fondation à part, qui faisait le propre de M. de Saint-Cyran) le plus essentiel, le plus considérable de ses successeurs dans le cadre juste et dans les limites de ta chose posée. Rien, absolument rien ne dépasse, et il remplit, pour ainsi parler, tout ce cadre sans marge, avec sa figure longue, froide, fine, humble, stricte, docte et prudente. Il avait coutume de dire que, s’il avait eu à choisir un siècle pour naître, il n’en aurait pas choisi d’autre que le sien; entendez par siècle ce voisinage du cloître et cette libre agrégation de pénitents; il y tient exactement en effet comme dans son lieu.
Pascal, on le sait, dépasse, déborde à tout moment par la pensée. Arnauld s’emporte en controverses et en bouillonnements; d’autres ont leurs défaillances. M. de Saci, non moins savant qu’aucun, plus prudent que tous, ferme sous sa timidité première, lent, restrictif, ingénieux, continue, en la resserrant, l’autorité dirigeante : il est le directeur Port-Royaliste au complet et perfectionné, moins le génie encore une fois". (Sainte-Beuve)
L'œuvre capitale de Saci fut sa traduction de la Bible, dont la publication, commencée en 1672, ne fut terminée qu'en 1707, vingt-trois ans après sa mort. Lire et méditer les livres saints, en faciliter aux fidèles la lecture et la méditation, a été l'affaire principale de sa vie. La religion était son unique pensée. "Jamais on ne put voir M. de Saci entrer dans ces sciences curieuses (système du monde par Descartes, animaux-machines), écrivit Fontaine. Souriant doucement quand on lui parlait de ces choses, il témoignait plus de pitié envers ceux qui s'y arrêtaient que d'envie de s'y arrêter lui- même."
"Savant en géométrie inventeur en physique", Pascal, nous dit Sainte-Beuve, "n'avait guère en littérature que des notions décousues et de rencontre. Mais ce qu'il avait lu, il l'avait bien lu; sa réflexion avait suppléé aux lacunes et avait formé l'enchaînement..."
Vers janvier 1655, Pascal eut avec son directeur de conscience une conversation rapportée par Fontaine, secrétaire de M. De Saci (Entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne). "La conduite ordinaire de M. de Saci, en entretenant les gens, était de proportionner ses entretiens à ceux à qui il parlait", évoquant avec chacun leur sujet favori ou l’occupation habituelle, et partait de là pour revenir et ramener à Dieu : il se rendit compte que Pascal, qui n'avait pas lu les Pères de l’Église, les rejoignait sur nombre de questions. Aussi lui demanda-t-il à propos de quelles lectures il souhaitait s'entretenir, et Pascal lui répondit "que ses deux livres les plus ordinaires avaient été Épictète et Montaigne". "M. de Saci, qui avait toujours cru devoir peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de lui en parler à fond". Pascal va s'attacher à montrer l'erreur des Stoïciens (représentés par Epictète) qui ne voient que la grandeur de l'homme, et celle des Sceptiques (représentés par Montaigne) qui ne voient que la misère et la bassesse de l'homme, et s'enferme dans la contradiction d'un Que sais-je?. Ils ne retiennent chacun qu'un aspect de la nature humaine...
"Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n’avoir pas su que l’état de l’homme à présent diffère de celui de sa création; de sorte que l’un, remarquant quelques traces de sa première grandeur et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe; au lieu que l’autre, éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité, traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le désespoir d’arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté. Ainsi ces deux états qu’il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité, étant connus séparément, conduisent nécessairement à l’un de ces deux vices, d'orgueil ou de paresse, où sont infailliblement tous les hommes avant la grâce, puisque, s’ils ne demeurent dans leurs désordres par lâcheté, ils en sortent par vanité , tant il est vrai ce que vous venez de me dire de saint Augustin, et que je trouve d’une grande étendue ; car en effet on rend hommage aux esprits de malice en bien des manières.
C’est donc de ces lumières imparfaites qu’il arrive que l’un, connaissant les devoirs de l’homme et ignorant son impuissance, se perd dans la présomption, et que l’autre, connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la lâcheté; d’où il semble que, puisque l’un conduit à la vérité, l’autre à l’erreur , l'on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais au lieu de cette paix, il ne résulterait de leur assemblage qu’une guerre et qu’une destruction générale : car, l’un établissant la certitude, l’autre le doute, l’un la grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent les vérités aussi bien que les faussetés l’un de l’autre. De sorte qu’ils ne peuvent subsister seuls à cause de leurs défauts, ni s’unir à cause de leurs oppositions, et qu’ainsi ils se brisent et s’anéantissent pour faire place à la vérité de l’Évangile .
C’est elle qui accorde les contrariétés par un art tout divin, et, unissant tout ce qui est de vrai et chassant tout ce qui est de faux, elle en fait une sagesse véritablement céleste où s’accordent ces opposés, qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un même sujet; car l’un attribuait la grandeur à la nature, et l’autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister ; au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents : tout ce qu’il y a d’infirme appartenant à la nature, tout ce qu’il y a de puissant appartenant à la grâce. Voilà l’union étonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n’est qu’une image et qu’un effet de l’union ineffable de deux natures dans la seule personne d’un Homme-Dieu.
"Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, de m’emporter ainsi devant vous dans la théologie, au lieu de demeurer dans la philosophie, qui était seule mon sujet; mais il m’y a conduit insensiblement ; et il est difficile de ne pas y entrer, quelque vérité qu’on traite, parce qu’elle est le centre de toutes les vérités ; ce qui paraît ici parfaitement, puisqu’elle enferme si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne vois pas comment aucun d’eux pourrait refuser de la suivre. Car s’ils sont pleins de la pensée de la grandeur de l’homme, qu’ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses de l’Évangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d’un Dieu ? Et s’ils se plaisaient à voir l’infirmité de la nature, leurs idées n’égalent point celles de la véritable faiblesse du péché, dont la même mort a été le remède. Ainsi tous y trouvent plus qu’ils n’ont désiré; et ce qui est admirable, ils s’y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s’allier dans un degré infiniment inférieur ! »
M. de Saci ne put s’empêcher de témoigner à M. Pascal qu’il était surpris comment il savait tourner les choses; mais il avoua en même temps que tout le monde n’avait pas le secret, comme lui, de faire sur ces lectures des réflexions si sages et si élevées. Il lui dit qu’il ressemblait à ces médecins habiles qui, par la manière adroite de préparer les plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remèdes. II ajouta que, quoiqu’il vît bien, par ce qu’il venait de lui dire, que ces lectures lui étaient utiles, il ne pouvait pas croire néanmoins qu’elles fussent avantageuses à beaucoup de gens dont l’esprit se traînerait un peu, et n’aurait pas assez d’élévation pour lire ces auteurs et en juger, et savoir tirer les perles du milieu du fumier, aurum ex stercore, disait un Père. Ce qu’on pouvait bien plus dire de ces philosophes, dont le fumier, par sa noire fumée, pouvait obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. C’est pourquoi il conseillerait toujours à ces personnes de ne pas s’exposer légèrement à ces lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes, et de devenir la proie des démons et la pâture des vers, selon le langage de l’Ecriture, comme ces philosophes l’ont été.
«Pour l’utilité de ces lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement ma pensée. Je trouve dans Épictète un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extérieures, et pour les forcer à reconnaître qu'ils sont de véritables esclaves et de misérables aveugles ; qu’il est impossible qu’ils trouvent autre chose que l’erreur et la douleur qu’ils fuient, s’ils ne se donnent sans réserve à Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l’orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d’une véritable justice; pour désabuser ceux qui s’attachent à leurs opinions, et qui croient trouver dans les sciences des vérités inébranlables ; et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumière et de ses égarements, qu’il est difficile, quand on fait un bon usage de ses principes, d’être tenté de trouver des répugnances dans les mystères : car l'esprit en est si battu, qu’il est bien éloigné de vouloir juger si l'incarnation ou le mystère de l’Eucharistie sont possibles ; ce que les hommes du commun n’agitent que trop souvent.
« Mais, si Épictète combat la paresse, il mène à l’orgueil, de sorte qu’il peut être très nuisible à ceux qui ne sont pas persuadés de la corruption de la plus parfaite justice qui n’est pas de la foi. Et Montaigne est absolument pernicieux à ceux qui ont quelque pente à l’impiété et aux vices. C’est pourquoi ces lectures doivent être réglées avec beaucoup de soin, de discrétion et d’égard à la condition et aux mœurs de ceux à qui on les conseille. Il me semble seulement qu’en les joignant ensemble elles ne pourraient réussir fort mal, parce que l’une s’oppose au mal de l’autre : non qu’elles puissent donner la vertu, mais seulement troubler dans les vices : l’âme se trouvant combattue par les contraires, dont l’un chasse l’orgueil et l’autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir tous. »
Ce fut ainsi que ces deux personnes d’un si bel esprit s’accordèrent enfin au sujet de la lecture de ces philosophes, et se rencontrèrent au même terme, où ils arrivèrent néanmoins d’une manière un peu différente : M. de Saci y étant arrivé tout d’un coup par la claire vue du christianisme, et M. Pascal n’y étant arrivé qu’après beaucoup de détours, en s’attachant aux principes de ces philosophes.
...M. de Saci et tout Port-Royal-des-Champs étaient ainsi tout occupés de la joie que causaient la conversion et la vue de M. Pascal... On y admirait la force toute- puissante de la grâce, qui, par une miséricorde dont il y a peu d’exemples, avait si profondément abaissé cet esprit si élevé de lui-même ..."
L'Apologie - Contradictions et paradoxes de l'être humain, "dépositaire du vrai" et "cloaque d'incertitude et d'erreur" - "Préface. — Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu'elles frappent peu ; et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l'instant qu'ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s'être trompés » (543). Il y a donc l'ordre de l'esprit et celui du coeur. « Jésus -Christ, saint Paul ont l'ordre de la charité, non de l'esprit ; car ils voulaient échauffer, non instruire. Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qu'on rapporte à la fin pour la montrer toujours » (288).
L'Apologie, dont les Pensées laissent reconstituer le plan, entendait s'adresser aux athées et aux libertins, mais surtout à l'honnête homme indifférent, sans doute pour Pascal l'adversaire le plus dangereux. Durant sa vie mondaine, il avait lu Épictète, Montaigne, avait entendu parler de Platon et de Cicéron, avait sans doute discuté avec Méré de morale théorique et pratique, avait assez connu Descartes pour se rendre compte des tendances et de l'orientation irréligieuse de sa philosophie. Et tandis que les Pères Garasse et Mersenne considéraient les athées et les libertins comme les seuls ennemis de la religion chrétienne, et faisaient alliance contre eux avec les savants, les géomètres et les cartésiens, Pascal était peut- être un des seuls à pressentir que dans toute la société honnête et cultivée, il s'opérait un mouvement insensible mais général de recul vers le paganisme, et d'éloignement du christianisme. Ce qui restait de stoïcisme, d'humanisme s'unissait au cartésianisme pour apprendre à l'homme à se rendre indépendant en philosophie et en morale, ou dans une morale provisoire, dans une attitude qui, sans recourir à la révélation, prétendait à l'honnêteté et à la raison. Et la méthode employée dans cette ébauche d'apologie semble être une méthode expérimentale et non métaphysique, psychologique et historique...
La préoccupation Pascal est donc de détruire l'une par l'autre les thèses des Stoïciens et des Sceptiques. "Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme" (395). "Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève" (411).
Autant de "contrariétés", pour ne pas dire de contradictions, qui montrent toute la singularité de l'être humain, mais aussi de la religion qui pourrait y répondre: "Toutes ces contrariétés, qui semblaient le plus m'éloigner de la connaissance de la religion, est ce qui m'a le plus tôt conduit à la véritable" (424). "Il faut, pour faire qu'une religion soit vraie, qu'elle ait connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse, et la raison de l'une et de l'autre. Qui l'a connue, que (sinon) la chrétienne?" (433). "Toutes ces misères-là prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi dépossédé" (398).....
"Quelle chimère est-ce donc que l'homme? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre; dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur ; gloire et rebut de l'univers. Qui démêlera cet embrouillement? La nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatiques. Que deviendrez-vous donc, ô hommes qui cherchez quelle est votre véritable condition par votre raison naturelle? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes, ni subsister dans aucune.
Connaissez donc, superbe , quel paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliez-vous, raison impuissante; taisez-vous, nature imbécile: apprenez que l'homme passe infiniment l'homme, et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu. Car enfin, si l'homme n'avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance et si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. Mais, malheureux que nous sommes, et plus que s'il n'y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur, et ne pouvons y arriver ; nous sentons une image de la vérité, et ne possédons que le mensonge; incapables d'ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus ! (434).
Et c'est de Dieu que Pascal tient toute l'explication de notre nature...
"N'attendez pas, dit-elle, ni vérité, ni consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai formés et qui puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais vous n'êtes plus maintenant en l'état où je vous ai formés. J'ai créé l'homme saint, innocent, parfait; je l'ai rempli de lumière et d'intelligence; je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L'œil de l'homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n'était pas alors dans les ténèbres qui l'aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l'affligent. Mais il n'a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même, et indépendant de mon secours. Il s'est soustrait de ma domination ; et, s'égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même, je l'ai abandonné à lui; et, révoltant les créatures, qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies : en sorte qu'aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi, qu'à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées! Les sens, indépendants de la raison, et souvent maîtres de la raison, l'ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l'affligent ou le tentent, et dominent sur lui, ou en le soumettant par leur force, ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus impérieuse.
Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence, qui est devenue leur seconde nature.
De ce principe que je vous ouvre, vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes, et qui les ont partagés en de si divers sentiments. Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que l'épreuve de tant de misères ne peut étouffer, et voyez s'il ne faut pas que la cause en soit en une autre nature" (430).
Certes, cette transmission du péché originel peut nous paraître injuste, "car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté, pour un péché où il paraît avoir si peu de part, qu'il est commis six mille ans avant qu'il fût en être? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine; et cependant! sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes." (434).
1656-1657 - "Les Provinciales"
Du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657, dix-huit Lettres qui vont avoir un immense retentissement, par leur éloquence et l'ironie de leur style. « On avait, avouera le célèbre père jésuite, René Rapin (1620-1687), si peu d'expérience d'une manière d'écrire semblable à celle des Lettres au Provincial, qu'on ne pouvait faire de conjectures assez certaines pour tomber sûrement sur personne, parce qu'on n'avait encore rien vu en notre langue de ce caractère » (Mémoires). Et Mme de Maintenon, dont on sait la profonde antipathie pour « ces Messieurs de Port-Royal », avoue que ces ouvrages « portent un venin d'autant plus dangereux que leur style flatte davantage le goût naturel et élève l'esprit. Pour moi, je n'ai jamais goûté aucun de leurs livres, quoique très beaux » (Instruction à la classe bleue, 1705).
Pascal venait d'entrer à Port-Royal (janvier 1655) lorsque le débat entre jansénistes et jésuites prit soudain une acuité accrue, un prêtre de Saint-Sulpice ayant refusé l'absolution au duc de Liancourt, suspect de jansénisme. L'idée vient de confier à Pascal la rédaction d'un "factum" qui serait capable de toucher le grand public; de le désabuser en lui montrant l'inanité des chicanes, et la sottise des reproches faits aux jansénistes. Pascal va mettre son talent au service de la cause janséniste et écrit aussitôt sa "première Lettre écrite à un provincial par un de ses amis sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne; de Paris, 23 janvier 1656". Il en écrit dix-sept autres jusqu'au 24 mars 1657, parues sans autorisation, anonymes puis sous le pseudonyme de Louis de Montalte ; tantôt sous forme de dialogues (I à X) dont le mouvement et la vie nous amènent peu a peu à la victoire de la thèse janséniste, tantôt sous forme d'apostrophes passionnées à ses adversaires (XI à XVIII), Pascal énonce les principes essentiels, invoque la raison et le bon sens. Il rejette les théories des jésuites sur la grâce, qui ne font pas assez de place à l'intervention divine et conduisent à une indulgence blâmable; il condamne leur casuistique qui, en cherchant les excuses possibles de la faute, aboutit a une morale relâchée, par la pratique de la direction d'intention ou de la restriction mentale: ils prétendent, selon lui, supprimer le péché en ôtant l'intention de pécher. Les exemplaires de ces "Petites Lettres" publiées et vendues clandestinement eurent un très grand succès et intéressèrent un large public à des problèmes théologiques et moraux auxquels il n'avait jamais eu accès auparavant.
La persécution de Port-Royal (mars 1656), la condamnation papale, la mise à l'index des Provinciales, rien n'affaiblira l'ardeur de Pascal, qui écrivait pamphlet sur pamphlet et était obligé de changer fréquemment de nom et de domicile pour échapper aux poursuites. Sa foi se trouvera exaltée par le miracle de la sainte Epine par lequel sa nièce Marguerite Périer s'était trouvée guérie instantanément d'une fistule lacrymale en touchant une épine de la sainte Couronne (mars 1656). On dit que c'est probablement vers cette époque que Pascal forma le projet d'écrire une Apologie du Christianisme dont il ne nous reste que des notes éparses, les Pensées.
Les Lettre I à IV sont consacrées à la question de la grâce. Les jansénistes considèrent que la grâce n'est pas donnée à tous les hommes; que tous les justes ont le pouvoir d'accomplir les commandements de Dieu; qu'ils ont néanmoins besoin pour les accomplir, et même pour prier, d'une grâce efficace qui détermine leur volonté; et que cette grâce efficace n'est pas toujours donnée à tous les justes, et qu'elle dépend de la pure miséricorde de Dieu. Selon Pascal, ces quatre points seraient articles de foi, et l'hérésie serait le molinisme : les jésuites auraient inventé toute une terminologie arbitraire, dans le double dessein de faire admettre leur interprétation et d'abattre le jansénisme.
Lettre II - "...Je sus donc, en un mot, que leur différend, touchant la grâce suffisante, est en ce que les jésuites prétendent qu'il y a une grâce donnée généralement à tous, soumise de telle sorte au libre arbitre, qu'il la rend efficace ou inefficace à son choix, sans aucun secours de Dieu, et sans qu'il manque rien de sa part pour agir effectivement; et c'est pourquoi ils l'appellent suffisante, parce qu'elle seule suffit pour agir. Et que les jansénistes, au contraire, veulent qu'il n'y ait aucune grâce actuellement suffisante, qui ne soit aussi efficace, c'est-à-dire que toutes celles qui ne déterminent point la volonté à agir effectivement sont insuffisantes pour agir, parce qu'ils disent qu'on n'agit jamais sans grâce efficace..."
L'auteur s'informe ensuite de la doctrine des nouveaux thomistes : il apprend que ceux-ci admettent comme les jésuites une grâce suffisante donnée â tous les hommes, mais "veulent néanmoins que les hommes n'agissent jamais avec cette seule grâce, et qu'il faille, pour les faire agir, que Dieu leur donne une grâce efficace qui détermine réellement leur volonté â l'action, et laquelle Dieu ne donne pas à tous". Pour être certain d'avoir bien compris, l'auteur va donc consulter un de ces thomistes au couvent des Jacobins....
"Je trouvai à la porte un de mes bons amis, grand janséniste, car j'en ai de tous les partis, qui demandait quelque autre Père que celui que je cherchais. Mais je l'engageai à m'accompagner, à force de prières, et demandai un de mes nouveaux thomistes. Il fut ravi de me revoir : Eh bien! mon Père, lui dis-ie, ce n'est pas assez que tous les hommes aient un pouvoir prochain, par lequel pourtant ils n'agissent en effet jamais, il faut qu'ils aient encore une grâce suffisante avec laquelle ils agissent aussi peu. N'est-ce pas là l'opinion de votre école?
- Oui, dit le bon Père ; et je l'ai bien dit ce matin en Sorbonne... - Mais enfin, mon Père, cette grâce donnée à tous les hommes est suffisante? - Oui, dit-il. - Et néanmoins, elle n'a nul effet sans grâce efficace? - Cela est vrai, dit-il. - Et tous les hommes ont la suffisante, continuai-je, et tous n'ont pas l'efficace. - Il est vrai, dit-il. - C'est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez de grâce, et que tous n'en ont pas assez ; c'est-à-dire que cette grâce suffit, quoi qu'elle ne suffise pas ; c'est-à-dire qu'elle est suffisante de nom, et insuffisante en effet. En bonne foi, mon Père, cette doctrine est bien subtile. Avez-vous oublié, en quittant le monde, ce que le mot de suffisant y signifie? Ne vous souvient-il pas qu'il enferme tout ce qui est nécessaire pour agir? Mais vous n'en avez pas perdu la mémoire; car, pour me servir d'une comparaison qui vous sera plus sensible, si l'on ne vous servait à dîner que deux onces de pain et un verre d'eau, seriez-vous
content de votre prieur, qui vous dirait que cela serait suffisant pour vous nourrir, sous prétexte qu'avec autre chose qu'il ne vous donnerait pas, vous auriez .tout ce qui vous serait nécessaire pour bien dîner? Comment donc vous laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la grâce suffisante pour agir, puisque vous confessez qu'il y en a une autre absolument nécessaire pour agir, que tous n'ont pas? Est-ce que cette créance est peu importante, et que vous abandonnez à la liberté des hommes de croire que la grâce efficace est nécessaire ou non? Est-ce une chose indifférente de dire qu'avec la grâce suffisante on agit en effet ?
- Comment, dit ce bon homme, indifférente! C'est une hérésie, c'est une hérésie formelle. La nécessité de la grâce efficace pour agir effectivement est de foi; il y a hérésie à la nier.
- Où en sommes-nous donc? m'écriai-je, quel parti dois-je donc prendre? Si je nie la grâce suffisante, je suis janséniste. Si je l'admets comme les jésuites, en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je serai hérétique, dites-vous. Et si je l'admets comme vous en sorte que la grâce efficace soit nécessaire, je pêche contre le sens commun, et je suis extravagant, disent les jésuites. Que dois-je donc faire dans cette nécessité inévitable d'être ou extravagant, ou hérétique, ou janséniste? Et en quels termes sommes-nous réduits, s'il n'y a que les jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l'erreur?"
La Lettre V amorce un changement et porte le débat sur le plan de la morale, un terrain plus favorable à toute controverse, car loin de maintenir les principes chrétiens dans leur intégrité, les jésuites pactisent avec la faiblesse humaine et légitime une morale relâchée. Pascal attaque donc la doctrine de la probabilité, selon laquelle les pénitents pouvaient invoquer à leur décharge toute "opinion probable", c'est-à-dire soutenue par un casuiste sérieux (V et VI); la "direction d'intention" (VII et VIII), qui excuse les crimes les plus graves tels que le duel et l'homicide en général; la dévotion aisée; la pratique de la restriction mentale, mensonge à peine déguisé : « On peut jurer qu'on n'a pas fait une chose., quoiqu'on l'ait faite effectivement, en entendant en soi-même qu'on ne l'a pas faite un certain jour, ou avant qu'on fût né... sans que les paroles dont on se sert aient aucun sens qui le puisse faire connaître..." (IX)..
Dans cette Septième Lettre : "De la méthode de diriger l'intention selon les casuistes; de la permission qu'ils donnent de tuer pour la défense de l'honneur ou des biens", comme dans les précédentes, Pascal fait parler le "bon père" qui, avec naïveté, accommode la religion aux faiblesses des hommes (sinon, dit-il, il faudrait exclure tous les gentilshommes des confessionnaux) et cherche à concilier "deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l'honneur". Pascal répond seulement : "Elle m'étonne, cette entreprise", et le bon père s'enferre lui-même et pour "diriger l'intention", il admet que l'homicide est "justifié en mille rencontres". L'auteur mène le jeu avec malice car il suppose que la justification précède le meurtre et encourage le meurtrier. Nous voyons s'opposer ici deux morales: l'une exigeante, l'autre plus réaliste dans son indulgence; ce sont deux conceptions de la religion et de l'homme...
"... il me parla des maximes de ses casuistes touchant les gentilshommes, à. peu près en ces termes : Vous savez, me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition est ce point d'honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne de sorte qu'il faudrait les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos Pères n'eussent un peu relâché de la sévérité de la religion pour s'accommoder à la faiblesse des hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l'Évangile par leur devoir envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu'on pût maintenir et réparer son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l'honneur.
Mais autant que ce dessein était utile, autant l'exécution en était pénible; car je crois que vous voyez assez la grandeur et la difficulté de cette entreprise. Elle m'étonne, lui dis-je assez froidement. Elle vous étonne? me dit-il : je le crois, elle en étonnerait bien d'autres. Ignorez-vous que, d'une part, la loi de l'Évangile ordonne de ne point rendre le mal pour le mal, et d'en laisser la vengeance à Dieu, et que, de l'autre, les lois du monde défendent de souffrir les injures, sans en tirer raison soi-même, et souvent par la mort de ses ennemis? Avez-vous jamais rien vu qui paraisse plus contraire? Et cependant, quand je vous dis que nos Pères ont accordé ces choses, vous me dites simplement que cela vous étonne. ..
Je ne m 'expliquais pas assez, mon Père. Je tiendrais la chose impossible, si, après ce que j'ai vu de vos Pères, je ne savais qu'ils peuvent faire facilement ce qui est impossible aux autres hommes. C'est ce qui me fait croire qu'ils en ont bien trouvé quelque moyen, que j'admire sans le connaître, et que je vous prie de me déclarer.
Puisque vous le prenez ainsi, me dit-il, je ne puis vous le refuser. Sachez donc que ce principe merveilleux est notre grande méthode de diriger l'intention, dont l'importance est telle dans notre morale, que j'oserais quasi la comparer à la doctrine de la probabilité. Vous en avez vu quelques traits en passant, dans de certaines maximes que je vous ai dites. Car, lorsque je vous ai fait entendre comment les valets peuvent faire en conscience de certains messages fâcheux, n'avez-vous pas pris garde que c'était seulement en détournant leur intention du mal dont ils sont les entremetteurs, pour la porter au gain qui leur en revient? Voilà ce que c'est que diriger l'intention. Et vous avez vu de même que ceux qui donnent de l'argent pour des bénéfices seraient de véritables simoniaques sans une pareille diversion. Mais je veux maintenant vous faire voir cette grande méthode dans tout son lustre sur le sujet de l'homicide, qu'elle justifie en mille rencontres, afin que vous jugiez par un tel effet tout ce qu'elle est capable de produire.
Je vois déjà, lui dis-je, que par là tout sera permis, rien n'en échappera. Vous allez toujours d'une extrémité à l'autre, répondit le Père : corrigez-vous de cela. Car, pour vous témoigner que nous ne permettons pas tout, sachez que, par exemple, nous ne souffrons jamais d'avoir l'intention formelle de pécher pour le seul dessein de pécher; et que quiconque s'obstine à n'avoir point d'autre fin dans le mal que le mal même, nous rompons avec lui; cela est diabolique : voilà qui est sans exception d'âge, de sexe, de qualité. Mais quand on n'est pas dans cette malheureuse disposition, alors nous essayons de mettre en pratique notre méthode de diriger l'intention, qui consiste à se proposer pour fin de ses actions un objet permis. Ce n'est pas qu'autant qu'il est en notre pouvoir nous ne détournions les hommes des choses défendues; mais quand nous ne pouvons pas empêcher l'action, nous purifions au moins l'intention; et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin.
Voilà par où nos Pères ont trouvé moyen de permettre les violences qu'on pratique en défendant son honneur. Car il n'y a qu'à détourner son intention du désir de vengeance, qui est criminel, pour la porter au désir de défendre son honneur, qui est permis selon nos Pères. Et c'est ainsi qu 'ils accomplissent tous leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes...."
Les adversaires de Pascal lui reproche son ironie, on ne peut se moquer aussi aisément des choses les plus saintes...
Lettre IX - "Quoi! mes Pères, les imaginations de vos écrivains passeront pour les vérités de la foi, et on ne pourra se moquer des passages d'Escobar et des décisions si fantasques et si peu chrétiennes de vos autres auteurs, sans qu'on soit accusé de rire de la religion? Est-il possible que vous ayez osé redire si souvent une chose si peu raisonnable? Et ne craignez-vous point, en me blâmant de m'être moqué de vos égarements, de me donner un nouveau sujet de me moquer de ce reproche, et de le faire retomber sur vous-mêmes, en montrant que je n'ai pris sujet de rire que de ce qu'il y a de ridicule dans vos livres; et qu'ainsi, en me moquant de votre morale, j'ai été aussi éloigné de me moquer des choses saintes, que la doctrine de vos casuistes est éloignée de la doctrine sainte de l'Évangile?
En vérité, mes Pères, il y a bien de la différence entre rire de la religion, et rire de ceux qui la profanent par leurs opinions extravagantes. Ce serait une impiété de manquer de respect pour les vérités que l'esprit de Dieu a révélées ; mais ce serait une autre impiété de manquer de mépris pour les faussetés que l'esprit de l'homme leur oppose.
Car, mes Pères, puisque vous m'obligez d'entrer en ce discours, je vous prie de considérer que, comme les vérités chrétiennes sont dignes d'amour et de respect, les erreurs qui leur sont contraires sont dignes de mépris et de haine, parce qu'il y a deux choses dans les vérités de notre religion, une beauté divine qui les rend aimables, et une sainte majesté qui les rend vénérables ; et qu'il y a aussi deux choses dans les erreurs, l'impiété qui les rend horribles, et l'impertinence qui les rend ridicules. Et c'est pourquoi, comme les saints ont toujours pour la vérité ces deux sentiments d'amour et de crainte, et que leur sagesse est toute comprise entre la crainte qui en est le principe, et l'amour qui en est la fin, les saints ont aussi pour l'erreur ces deux sentiments de haine et de mépris, et leur zèle s'emploie également à repousser avec force la malice des impies et à confondre avec risée leur égarement et leur folie."
A partir de la fin de la Lettre X, le ton n'est plus à l'ironie, mais à l'indignation face aux impostures et calomnies qu'utilisent les jésuites, et Pascal n'aspire plus qu'à une seule chose, semble-t-il, replonger dans l'atmosphère de son Apologie...
"Je vous plains, mes Pères, d'avoir recours à de tels remèdes. Les injures que vous me dites n'éclairciront pas nos différends, et les menaces que vous me faites en tant de façons ne m'empêcheront pas de me défendre. Vous croyez avoir la force et l'impunité, mais je crois avoir la vérité et l'innocence. C'est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d'opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l'irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre ; quand on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n'ont que la vanité et le mensonge; mais la violence et la vérité ne peuvent rien l'une sur l'autre. Qu'on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales car il y a cette extrême différence, que la violence n'a qu'un cours borné par l'ordre de Dieu qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu'elle attaque; au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu'elle est éternelle et puissante comme Dieu même" (XIIe Provinciale).
1656-1658 - "Les Pensées"
Dès sa «conversion» au «Dieu d'Abraham» d'Isaac et de Jacob, en 1654 et, surtout, à partir d'un entretien avec son directeur spirituel M. de Sacy en 1655, Pascal entreprit de rédiger une "Apologie de la religion chrétienne", dont des fragments épars nous sont connus sous le titre de "Pensées". L'apologétique de Pascal n'est pas destinée au peuple, mais aux lettrés et aux savants : Pascal y vise les «libertins», penseurs et moralistes érudits et savants sur lesquels la religion n'a plus de prise. Pascal veut mener le "libertin" sur le terrain de cet être humain énigmatique en qui coexiste la grandeur et la misère : "A mesure que les hommes ont de lumière, ils trouvent et grandeur et misère en l'homme. En un mot, l'homme connaît qu'il est misérable : il est donc misérable, puisqu'il l'est; mais il est bien grand puisqu'il le connaît" (416). "S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante; et le contredis toujours, jusqu'å ce qu'il comprenne qu'il est un monstre (prodige) incompréhensible" (420). "Il est bon d'être lassé et fatigué par l'inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur" (422)....
1658 - "L'Art de persuader"
Pascal, au contact du duc de Roannez, de Miton et du chevalier de Méré, s'émerveille de la finesse intuitive de ces "honnêtes gens" qu'il fréquente : le chevalier de Méré est ainsi en capacité, dit-il, de "connaître les sentiments et les pensées par des signes presque imperceptibles". C'est ainsi que naît la célèbre distinction entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse, deux moyens parallèles et souvent complémentaires d'aller vers la vérité.
Dès lors comment persuader ces incroyants mondains? Pascal, dans son traité De l'Art de persuader, distingue "deux entrées par où les opinions sont reçues dans l'âme", "l'entendement" (ou intelligence) et "la volonté" (ou "le cœur"). Les êtres humains vont vers la vérité soit par le raisonnement (esprit de géométrie), soit par l'intuition (esprit de finesse), et Pascal découvrira que, parmi les vérités reçues dans l'âme, "bien peu entrent par l'esprit, au lieu qu'elles y sont introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement". Ainsi, quand on s'adresse à tout être humain, la preuve reste souvent impuissante, et "l'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre". Pascal va donc se résigner à recourir à "l'agrément", à l'art de présenter les idées pour que les cœurs les accueillent plus volontiers.
"En l'un, les principes sont palpables, mais éloignés de l'usage commun ; de sorte qu'on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d'habitude : mais pour peu qu'on l'y tourne, on voit les principes à plein ; et il faudrait avoir tout à fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est presque impossible qu'ils échappent.
Mais dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence; il n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir bonne ; car les principes sont si déliés et en si grand nombre qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe. Or, l'omission d'un principe mène à l'erreur; ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.
Tous les géomètres seraient donc fins s'ils avaient la vue bonne, car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent ; et les esprits fins seraient géomètres s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.
Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu'on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré.
Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l'expression en passe tous les hommes, et le sentiment n'en appartient qu'à peu d'hommes.
Et les esprits fins, au contraire, ayant ainsi accoutumé à juger d'une seule vue, sont si étonnés - quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en détail - qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent. - Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres. Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et principes ; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis.
Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d'imagination, qu'ils n'ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d'usage...".
En 1660, Lancelot, sous la direction d'Arnauld, rédige un des plus importants ouvrages de Port-Royal, la "Grammaire générale et raisonnée, contenant les fondements de l'art de parler, expliqués d'une manière claire et naturelle, les raisons de ce qui est commun à toutes les langues et des principales différences qui s'y rencontrent, et plusieurs remarques nouvelles sur la langue française. Un travail, sommaire mais de conception hardie pour l'époque, on y sent l'influence de Descartes et sa confiance intrépide dans la puissance de la raison. Il provoquera les recherches des grammairiens philosophes du XVIIIe siècle, du Marsais, Duclos, Condillac, de Tracy....
"La Logique de Port-Royal", oeuvre d'Antoine Arnauld et de Pierre Nicole, publiée en 1662, va poser quant à elle le droit de la raison humaine devant les prétentions de l'autorité : « C'est une gêne bien grande que de se croire obligé d'approuver Aristote en tout, et de le prendre pour la règle de la vérité des opinions philosophiques.... Le monde ne peut demeurer long- temps dans cette contrainte, et se remet insensible- ment en possession de la liberté naturelle et raison- nable, qui consiste à approuver ce qu'on juge vrai, et à rejeter ce qu'on juge faux. »
Nous sommes à une époque où en 1670 le général des jésuites écrivit à toutes les maisons de la Société de combattre la philosophie de Descartes, et que, peu après, l'Université présentait une requête au Parlement pour en proscrire l'enseignement. L'Arrêt burlesque, composé par Boileau en 1675, en fit bonne justice : « Vu par la Cour la requête... contenant que, depuis quelques années, une inconnue, nommée la Raison, aurait entrepris d'entrer par force clans les écoles de ladite Université..., où Aristote aurait toujours été re- connu pour juge sans appel, et non comptable de ses opinions...; vu les libelles intitulés : Physique de Rohault, Logique de Port-Royal...; « La Cour... a maintenu et gardé, maintient et garde ledit Aristote en la pleine et paisible possession desdites écoles.... Et, afin qu'à l'avenir il n'y soit contrevenu, a banni à perpétuité la Raison des écoles de ladite Université; lui fait défense d'y entrer, troubler et inquiéter ledit Aristote en la possession et jouissance d'icelles, à peine d'être déclarée janséniste et amie des nouveautés.... »
Le plus grand mérite de la Logique de Port-Royal, c'est d'avoir introduit le cartésianisme dans l'enseignement. Elle proclame bien haut qu'elle a emprunté quelques réflexions « des livres d'un célèbre philosophe de ce siècle, qui a autant de netteté d'esprit qu'on trouve de confusion dans les autres ». Elle propose, comme Descartes, au nom du fameux axiome : « je pense, donc je suis », l'évidence de la conscience pour critérium de la vérité, et les quatre règles de sa méthode comme le meilleur moyen de se garantir de l'erreur et de trouver la vérité dans les sciences humaines. C'est bien l'esprit de Descartes qui a suggéré aux auteurs leur médiocre confiance dans les règles de la logique et dans l'infaillibilité du syllogisme, leur titre « Art de penser » au lieu de « Art déraisonner », leur souci de former le jugement en remplaçant les exemples abs- traits et conventionnels par des exemples instructifs, pris dans les diverses branches des connaissances, pour donner à la logique à la fois plus d'agrément et surtout plus d'utilité pratique, pour la sortir de l'école et la faire servir à l'étude des sciences comme à la conduite de la vie....
1661, 4 octobre, la mort de Jacqueline Pascal, à 36 ans. Malgré les obstacles, la soeur de Pascal avait fait profession à Port- Royal dans le printemps de 1653...
"En apprenant la mort de sa sœur, Pascal ne dit rien, sinon : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir! » et, abjurant désormais toute humaine complaisance, il redoubla de zèle et de droiture dans ce qu’il croyait la vérité. Il dut redire en son cœur ce qu’il avait autrefois pensé à la mort de son père : « Les prières et les sacrifices sont un souverain remède à ces peines; mais j’ai appris d’un saint homme dans notre affliction qu'une des plus solides et des plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu'ils nous ordonneraient s'ils étaient encore au monde , et de pratiquer les saints avis qu’ils nous ont donnés, et de nous mettre pour eux en l’état auquel ils nous souhaitent à présent. » Il fit en sorte d’être de plus en plus tel que sa sœur l’avait souhaité.
C’est en ce beau sens qu’il n’avait nulle attache pour ceux qu'il aimait , nous dit madame Périer; elle distingue l’at¬ tache et l’affection ; il avait l’une extrême, et pas l’autre. Il me semble que cela se comprend, se touche au doigt maintenant, et que cette apparente dureté de Pascal s’évanouit. O vous qui vous flattez d’aimer et de pleurer les êtres ravis, dites, avez-vous à nous proposer une plus intime, une plus délicate tendresse ..?" (Sainte-Beuve)
1658-1662 - En 1658, Pascal semble abandonne les querelles religieuses pour la poursuite de son œuvre scientifique. il organise un concours sur "la roulette " (ou cycloïde) et travaille au calcul des probabilités. En 1661, la reprise des persécutions contre Port-Royal, l'expulsion des religieuses en 1661, l'affaire du formulaire papal condamnant l'Augustinus, que la plupart des religieuses se résignèrent à signer, autant d'évènements que Pascal semble ne pas avoir partagé et qui le virent s'opposer à Arnauld et Nicole, partisans de la soumission. Il poursuit avec assiduité son idéal de vie chrétienne, vit dans la pauvreté, la charité et la mortification. Mais de santé précaire, Pascal meurt prématurément à l'âge de 39 ans, le 19 avril , rongé par la douleur, probablement à cause d'une tumeur à l'estomac ayant migré jusqu'au cerveau. Mathématicien, physicien, théologien, philosophe, moraliste et fondateur de la prose classique en France, les nombreux talents de ce personnage hors du commun ont fait de Blaise Pascal une des figures les plus importantes de son siècle...
Les "Pensées" - C'est avant tout aux indifférents, qu'il voulait éveiller aux problèmes religieux, que Pascal destinait sa grande apologie de la religion chrétienne. Il en exposa le dessein général dès 1658, mais le livre ne put jamais être mené à son terme : à sa mort, en 1662, on trouva des liasses de notes, des fragments plus ou moins achevés et sans aucun ordre. Port-Royal en fit une publication partielle en 1670, en les groupant arbitrairement. Au XIXe et au XXe siècle, on s'efforça de retrouver les intentions de Pascal à partir de son manuscrit, tantôt en adoptant un plan méthodique qui regroupait les extraits autour de quelques problèmes essentiels (édition Brunschvig qui fit longtemps autorité), tantôt en essayant de reconstituer le plan initial de Pascal (édition Chevalier). Du moins les travaux des érudits permettent-ils d'avoir un texte exact grâce à une étude attentive du manuscrit (édition Lafuma, 1948, puis Jean Mesnard)....
"Misère de l`homme sans Dieu"...
Pascal fait donc appel à la fois à l'intelligence et à la sensibilité. Il ne s'adresse ni à un croyant, ni à un athée convaincu, mais à un homme du monde, ou à un libertin, qui ne pense pas à Dieu. Il fait une peinture de la condition humaine saisie dans sa grandeur et dans sa faiblesse, montre que les philosophes ne peuvent guérir son inquiétude, et que l'Ecriture Sainte seule apporte des solutions raisonnables et accordées à sa vraie nature.
Ancien et Nouveau testament fournissent une si juste idée du destin humain au travers de la Création, du péché originel et de la Rédemption, que l'on est obligé de convenir, même si l`on est incrédule, qu'il y a quelque probabilité pour que Dieu existe et que les livres saints soient dignes de foi. On est donc fondé à espérer que la religion est véridique.
A cela s'ajoute l'argument du pari, puisqu'il nous faut choisir. Pascal devait ensuite démontrer que la religion n'est pas seulement vraisemblable et désirable, mais qu'elle est vraie, et que pour en avoir les preuves, il suffit à l'être humain de ne pas se refuser à la vérité, mais de s'y abandonner...
Exposée à ces messieurs de Port-Royal à la fin de 1658, seule la première partie, la "Misère de l`homme sans Dieu", fut développée, la seconde partie, "Preuves de la religion chrétienne" restera à l'état de fragments inorganisés et souvent si laconiques ou si illisibles que le sens n'a pas toujours été clairement établi...
"Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point" (277)...
Pascal a poussé aussi loin qu'il le pouvait les procédés de démonstration qu'en mathématicien il maîtrisait parfaitement, mais la raison atteint ici ses limites lorsqu'on aborde ces "choses divines" et l' "ordre surnaturel" dans lesquels on n'entre que par la charité (l'amour), "il faut aimer pour les connaître". Aussi ne peut-on espérer que disposer l'esprit à la croyance en attendant que la foi fasse éventuellement le reste du chemin...
"Le cœur a son ordre; l'esprit a le sien, qui est par principe et démonstration, le cœur en a un autre... Jésus-Christ, saint Paul ont l'ordre de la charité, non de l'esprit; car ils voulaient échauffer, non instruire... Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qu'on rapporte à la fin, pour la montrer toujours" (283). Et Dieu ne veut-il pas au fond que les vérités divines "entrent du cœur dans l'esprit, et non pas de l'esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement"....
Les deux infinis ...
Dans ce texte des Pensées, dont les phrases expressives et les termes concrets et frappants donnent la vie à des conceptions grandioses et à des visions cosmiques, deux mouvements symétriques nous entraînent, en une progression vertigineuse; d'une part, des objets bas jusqu'à la circonférence incommensurable où notre imagination se perd; d'autre part, de notre corps aux merveilles inaccessibles de petitesse du ciron (le plus petit des animaux visible à l'oeil nu), abîme nouveau où nous nous perdons encore. Ainsi se trouve définie la place de l'homme dans la nature, "néant à l'égard de l'infini, tout à l'égard du néant, milieu entre rien et tout"...
" Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n 'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même à son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre, dans la petitesse de son corps, des parties incomparablement plus petites, des jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature.
Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible : dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver? Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-même et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout.
Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d 'où il est tiré et l'infini où il est englouti. Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin? Toutes ces choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches? L'auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire."
L'être humain, dans l'incapacité d'atteindre les infinis et de connaître «le tout», ne peut davantage comprendre "ce milieu qui nous est échu en partage" ...
"Il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l'une avec l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans l'autre et sans le tout.
L'homme, par exemple, a rapport à tout ce qu'il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'éléments pour le composer, de chaleur et d'aliments pour [se] nourrir, d'air pour respirer ; il voit la lumière, il sent les corps; enfin tout tombe sous son alliance. Il faut donc, pour connaître l'homme, savoir d'où vient qu'il a besoin d'air pour subsister; et pour connaître l'air, savoir par où il a ce rapport à la vie de l'homme, etc. La flamme ne subsiste point sans l'air; donc, pour connaître l'un, il faut connaître l'autre. Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s'entretenant-par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties" (72).
Et donc, bien loin de comprendre la nature, l'être humain est tout autant incapable de se comprendre lui-même...
"L'homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que c'est qu'esprit, et moins qu'aucune chose comme un corps peut être uni avec un esprit. C'est là le comble de ses difficultés, et cependant c'est son propre être."
Cette impuissance est notre misère...
Nous sommes assez intelligents pour nous poser des problèmes essentiels, nous sentons en nous un insatiable besoin de les résoudre, mais la vérité est irrémédiablement hors de notre portée. Tragédie de l'être pensant et de ces libertins adulant de vains jeux de la raison...
"Voilà notre état véritable; c'est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. Rien ne s'arrête pour nous. C'est l'état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination; nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini, mais tout notre fondement craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes. Ne cherchons donc point d'assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparences, rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis, qui l'enferment et le fuient" (72).
L'homme est donc tragiquement suspendu entre deux infinis, l'un de grandeur, l'autre de petitesse. Il est pris dans cette angoissante énigme et flotte entre les deux dimensions, de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Privé de Dieu, sa misère est extrême, et ce d'autant plus qu'il est voué inéluctablement à la mort, et que cette mort est d'autant plus inévitable qu'annoncée par celle d'autrui...
"le dernier acte est sanglant quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir."
Les "puissances trompeuses" ...
"Il faut commencer par là le chapitre des puissances trompeuses. L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur, naturelle et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité. Tout l'abuse; ces deux principes de vérités, la raison et les sens, outre qu'ils manquent chacun de sincérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences; et cette même piperie (tromperie) qu'ils apportent à la raison, ils la reçoivent d'elle à leur tour : elle s'en revanche. Les passions de l'âme troublent les sens, et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l'envi." (83).
Et parmi ces "principes d'erreur" qui faussent le jugement de la raison, Pascal insiste sur l'imagination, la coutume et l'amour-propre. L'imagination est une "superbe puissance", "ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer. Elle a ce singulier pouvoir d'établir dans l'homme une seconde nature (82). Pascal ira jusqu'à écrire, hors de toute prudence, que cette faculté imageante est celle qui dispense la réputation, qui donne le vernis de la vénération aux personnes, aux lois, aux grands, "nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire..." (82)
"Imagination. C’est cette partie dominante de l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Encore. Mais étant le plus souvent fausse elle ne donne aucune marque de sa qualité marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages, et c’est parmi eux que l’imagination a le grand droit de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages. Et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance les autres avec crainte et défiance et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.
Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante. Toutes les richesses de la terre insuffisantes sans son consentement.
Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles. Voyez le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité ; le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu’il annonce je parie la perte de la gravité de notre sénateur. Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. Je ne veux pas rapporter tous ses effets ; qui ne sait que la vue des chats, des rats, l’écrasement d’un charbon, etc. Emportent la raison hors des gonds. Le ton de voix impose aux plus sages et change un discours et un poème de force. L’affection ou la haine, changent la justice de face, et combien un avocat bien payé par avance trouve (-t-) il plus juste la cause qu’il plaide. Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges dupés par cette apparence. Plaisante raison qu’un vent manie et à tous sens.
Je rapporterais presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l’imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu.
Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chaffourés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice, et si les médecins avaient le vrai art de guérir ils n’auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même, mais n’ayant que des sciences imaginaires il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire et par là en effet ils s’attirent le respect. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte parce qu’en effet leur part est plus essentielle. Ils s’établissent par la force, les autres par grimace. C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels. Mais ils se sont accompagnés de gardes, de troupes, de balafrés. Ces troupes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires. Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête sans une opinion avantageuse de sa suffisance. L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, dell’opinone regina del mondo. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal s’il y en a.
Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien d’autres principes. Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser, les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là vient toute la dispute des hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l’enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles. Qui tient le juste milieu qu’il paraisse et qu’il le prouve. Il n’y a principe, quelque naturel qu’il puisse être, même depuis l’enfance, fasse passer pour une fausse impression soit de l’instruction, soit des sens. Parce, dit-on, que vous avez cru dès l’enfance qu’un coffre était vide, lorsque vous n’y voyiez rien, vous avez cru le vide possible. C’est une illusion de vos sens, fortifiée par la coutume, qu’il faut que la science corrige. Et les autres disent, parce qu’on vous a dit dans l’école qu’il n’y a point de vide on a corrompu votre sens commun qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu’il faut corriger en recourant à votre première nature. Qui a donc trompé ? Les sens ou l’instruction. Nous avons un autre principe d’erreur : les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l’altèrent sensiblement, je ne doute pas que les petites n’y fassent impression à leur proportion. Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement. Il n’est pas permis au plus équitable homme du monde d’être juge en sa cause. J’en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents. La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. S’ils y arrivent ils en écachent la pointe et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai. L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle, et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité. Tout l’abuse. Ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre ; les sens abusent la raison par de fausses apparences. Et cette même piperie qu’ils apportent à l’âme, ils la reçoivent d’elle à leur tour ; elle s’en revanche. Les passions de l’âme les troublent et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi. Mais outre cette erreur qui vient par accident et par le manque d’intelligence entre ces facultés hétérogènes... "
Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà...
Incapable de vérité, l'être humain n'est pas plus apte à concevoir la justice, et "ne pouvant trouver le juste, on a trouvé le fort" (297)... Pascal ne se fait donc pas plus d'illusion que Montaigne sur la justice des hommes, mais il ne se contente pas de dire son indignation; il explique cette étrange acceptation de l'injustice réelle par la faiblesse de la raison humaine, trop souvent dupée par la coutume et par l`imagination "maîtresse d'erreur et de fausseté". On ne saurait manquer d'être frappé par le caractère moderne de cette page et par l'universalité de la leçon que Pascal nous y donne...
"Pourquoi me tuez-vous? Eh quoi ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste... (293)
Sur quoi la fondera-t-il, l'économie du monde qu'il veut gouverner? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier? Quelle confusion! Sera-ce sur la justice ? il l'ignore. Certainement s'il la connaissait, il n'aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes que chacun suive les mœurs de son pays : l'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n 'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu'on ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité; un peu d'années de possession, les lois fondamentales changent; le droit a ses époques, l'entrée de Saturne au Lion nous marque l'origine d'un tel crime. Plaisante justice qu'une rivière borne! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.
Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s'est si bien diversifié qu'il n'y en a point. Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses... Il y a sans doute “ des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu" (294).
Et, dit-on encore, "la coutume fait toute l'équité", de la mystique de son autorité...
La coutume, tout comme l'imagination jouent ici encore leur rôle de puissances trompeuses. "La coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue; c'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe, l'anéantit. Rien n'est si fautif que ces lois qui redressent les fautes; qui leur obéit parce qu'elles sont justes, obéit à la justice qu'il imagine, mais non pas à l'essence de la loi : elle est toute ramassée en soi; elle est loi, et rien davantage" (294).
En des fragments restés célèbres, Pascal évoque ces belles injustices léguées par la coutume. "Pourquoi me tuez-vous? - Eh quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste" (293). "Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols à la mort, c'est un homme seul qui en juge, et encore intéressé : ce devrait être un tiers indifférent" (296). "Mien, tien. Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C'est là ma place au soleil. Voilà le-commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre " (295).
Et donc, dans l'impossibilité d'établir irréfutablement ce qui est juste, on se résout sans discussion à cette prééminence occupée dans les sociétés, non par la justice, qui se discute, mais par la force, qui s'impose...
"Justice, force - Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire (inévitable) que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite (contestée), parce qu'il y a toujours des méchants; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute (discussion), la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit que c'était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste" (298).
La "raison des effets"..
Se pose donc la question de savoir s'il faut s'élever contre toute usurpation par la force ou se confier à quelque justice dont on a vu les limites. Pascal évoque alors cette "raison profonde" qui peut s'exprimer sous des apparences injustes, voire absurdes, "la raison des effets", "la raison profonde de faits en apparence injustes ou absurdes. Ainsi, malgré son injustice, le règne de la force ou de la coutume devient, en pratique, une sorte de justice, parce qu'il maintient la paix, « qui est le souverain bien" (299).
"Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un Etat, le premier fils d'une reine? On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste; mais parce qu'ils (les hommes) le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on, le plus vertueux et le plus habile? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi; cela est net, il n'y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux" (320).
Pascal est sur la même ligne que Montaigne, le conservatisme social est un incontournable pour éviter des maux encore plus grands...
Le "Pari"....
Le très célèbre pari de Pascal porte sur une question des plus fondamentales, l'existence de Dieu. L'idée n'est pas d 'apporter une preuve de cette existence mais de peser les conséquences du pour et du contre pour en tirer un argument définitif permettant à son interlocuteur de se laisser gagner par l'idée de Dieu...
"L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet. Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi, entre ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire, à ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser... Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne et m'épouvante, c'est un monstre pour moi" (194).
Par l'Argument du Pari (233), Pascal va donc s'efforcer de démontrer, pour ainsi dire mathématiquement, que, dans l'ignorance, l'homme a tout intérêt à "parier" pour l'existence de Dieu, ... et pour la religion chrétienne.
"Il faut parier; cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué" - Notre raison ne nous permet pas de trancher la question de l'existence de Dieu, d'autant plus que la croyance des chrétiens, le disent-ils eux-mêmes, échappe à la raison. Comment franchir le pas qui mène à la foi? Nous ne pouvons rester dans le doute, il faut parier pour ou contre...
"Examinons donc ce point, et disons : "Dieu est, ou il n'est pas." Mais de quel côté pencherons-nous? La raison n'y peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l'extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous? Par raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux. Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix; car vous n'en savez rien. - "Non; mais je les blâmerai d'avoir fait, non ce choix, mais un choix; car, encore que celui qui prend croix et l'autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier." - Oui; mais il faut parier; cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc? Voyons. Puisqu'il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins...
"Et nous avons avantage à parier que Dieu est" - "Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. - Cela est admirable. Oui, il faut gager ; mais je gage peut-être trop. - Voyons. Puisqu'il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n'aviez qu'à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager ; mais s'il y en avait trois à gagner, il faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie et de bonheur......"
Ainsi n'avons-nous rien à perdre mais tout à gagner... ".. - on me force à parier et je ne suis pas en liberté; on ne me relâche pas, et je suis fait d'une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse? - Il est vrai. Mais apprenez au moins que votre impuissance à croire vient de vos passions, puisque la raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez. Travaillez donc, non pas à vous convaincre par l'augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foi, et vous n'en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l'infidélité, et vous en demandez le remède ; apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien ; ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d'un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé: c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. - Mais c'est ce que je crains. - Et pourquoi? Qu'avez-vous à perdre? Mais pour vous montrer que cela y mène, c'est que cela diminuera les passions, qui sont vos grands obstacles.
Fin de ce discours. - Or, quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable. A la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices; mais n'en aurez-vous point d'autres? Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie ; et qu'à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude du gain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous reconnaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n'avez rien donné. - Oh! ce discours me transporte, me ravit, etc. - Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu'il est fait par un homme qui s'est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet Etre infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire ; et qu'ainsi la force s'accorde avec cette bassesse". (233).
L'existence de Dieu admise, il reste une étape à franchir, le choix d'une religion....
Pascal s'élève contre le déisme, "presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l'athéisme ", et insuffisant pour le salut (556). "Les autres religions, comme les païennes, sont plus populaires, car elles sont en extérieur, mais elles ne sont pas pour les gens habiles. Une religion purement intellectuelle serait plus proportionnée aux habiles, mais elle ne servirait pas au peuple. La seule religion chrétienne est proportionnée à tous, étant mêlée d’extérieur et d’intérieur. Elle élève le peuple à l’intérieur, et abaisse les superbes à l’extérieur, et n’est pas parfaite sans les deux, car il faut que le peuple entende l’esprit de la lettre et que les habiles soumettent leur esprit à la lettre." (219).
En recherchant quelque marque de Dieu, apparaissent Jésus-Christ et ses prophéties de l'Ancien Testament : nous ne pouvons connaître Dieu que par Jésus-Christ et nous ne prouvons Jésus-Christ qu'au travers des prophéties. Mais pourquoi Dieu ne pouvait-il se révéler d'une manière éclatante : le "Dieu caché". "Dieu étant ainsi caché, toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n'est pas véritable; et toute religion qui n'en rend pas la raison n'est pas instruisante. La nôtre fait tout cela" (585).
Quelle est donc cette raison? C'est que l'obscurité est une épreuve pour "aveugler les uns et éclairer les autres"....
"Dieu a voulu racheter les hommes et ouvrir le salut à ceux qui le cherchaient. Mais les hommes s'en rendent si indignes qu'il est juste que Dieu refuse à quelques-uns, à cause de leur endurcissement, ce qu'il accorde aux autres par une miséricorde qui ne leur est pas due... Voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, il tempère sa connaissance, en sorte qu'il a donné des marques de soi visibles à ceux le cherchent, et non à ceux ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui 'ne désirent que de voir, et assez d'obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire" (430).
"Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d'obscurité pour les humilier. Il y a assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables" (578).
"Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés â la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés å la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C'est l'image de la condition des hommes" (199).
"En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre point en désespoir d'un si misérable état...
Pour moi, considérant combien il y a plus d'apparence qu'il y a autre chose que ce que je vois, j'ai recherché si ce Dieu n'aurait point laissé quelque marque de soi. Je vois plusieurs religions contraires, et partant toutes fausses, excepté une. Chacune veut être crue par sa propre autorité et menace les incrédules. Je ne les crois donc pas là-dessus. Chacun peut dire cela, chacun peut se dire prophète. Mais je vois la chrétienne où se trouvent des prophéties, et c'est ce que chacun ne peut pas faire." (693).