La Bruyère (1645-1696) , "Les Caractères, ou Moeurs de ce siècle" (1688), "Discours à l'Académie" (1693) - ...
Last update 10/10/2021
La nature humaine, depuis La Bruyère, n'a pas changé, et n'évoluera pas, c'est la grande leçon de cette fin du XVIIe lorsque nous y portons notre regard du haut de notre XXIe . Quelles conclusions en tirer? A l'époque, la critique sociale seule existait, la critique politique n'était pas encore concevable, et lorsqu'elle vint au grand jour, au XIXe, elle revêtit les guenilles de la nature humaine, et nous crûmes que celle-ci avait évolué : sur les cendres du politique désormais vide de sens, c'est à nouveau du La Bruyère qui ressurgit comme si l'Histoire de deux siècles n'avait rien appris à l'humanité...
Pour l'heure, «reconnaissons l'imperfection de l'homme séparé de l'homme, et l'avantage qu'a la société sur la solitude», écrit Guez de Balzac (Aristippe ou De la Cour). Toute la morale du Grand Siècle est fondée sur une morale de la vie sociale qui prône un arrangement bienséant entre la liberté du jugement personnel et les lois de la sociabilité. L'honnête homme se gardera donc de choquer par son comportement agressif ou même sa mauvaise humeur (pensons à l'Alceste de Molière). Par la maîtrise de soi, l'éclat de sa conversation et la finesse de sa culture, il saura sans hypocrisie s'adapter à la société mondaine, puisque son sens de la mesure lui fera connaître et accepter les faiblesses humaines. A ce titre, l'idéal de l'honnête homme n'est pas vraiment séparable des codes héroïques à l'œuvre dans la tragédie.
Mais cet idéal n'est au fond qu'un cache-misère d'une société, plus encore en cette fin du XVIIe, pour laquelle le "mérite personnel" n'a strictement aucune importance, nous dira La Bruyère, "en face de la naissance et de la fortune" : "Combien d'hommes admirables, et qui avaient de très beaux génies, sont morts sans qu'on ait parlé! Combien vivent encore dont on ne parle point, et dont on ne parlera jamais!" (II,3)...
En 1688, date de l'apparition de l'ouvrage de La Bruyère, quel est l'état des lieux dans le royaume de France? Si l'on porte à 1684, c'est-à-dire à la veille de la révocation de l'édit de Nantes, le point culminant du règne de Louis XIV, il est permis de dire, que, vers 1688, le déclin en est commencé. Ce déclin est visible dans les lettres aussi bien que dans la politique; il tient aux mêmes causes. Si les ministres, les diplomates, les hommes de guerre, qui avaient fait la gloire de la première partie de ce règne, sont morts, les grands écrivains de la même époque ont pareillement disparu, ou bien ont donné la meilleure partie d'eux-mêmes. En 1688, Molière est mort depuis quinze ans, Racine s'est retiré du théâtre depuis onze ans, La Fontaine a soixante-sept ans et ne doit plus ajouter à ses Fables qu'un seul livre, qui n'ajoute rien à sa gloire, Boileau a cinquante-deux ans et n'écrira plus que ses trois dernières Satires et ses trois dernières Epîtres, si Mme de Sévigné ne meurt qu'en 1696; mais elle est une des dernières survivantes de cette glorieuse pléiade qui a brillé pendant la régence de Mazarin, où rayonnent les noms de Pascal, de Retz et de La Rochefoucauld, Bossuet a soixante et un ans et donne son Histoire des Variations. Fénelon, qui a trente-sept ans, et la Bruyère sont les deux seuls grands écrivains qui survivent, pour ainsi dire, au XVIIe siècle, et encore faut-il ajouter qu'en 1689 Fénelon devient précepteur du duc de Bourgogne et n'écrira que pour son royal élève. La date de 1688 marque donc bien dans la prose, comme dans la poésie, un moment d'arrêt. Montesquieu naîtra en 1689, Voltaire, cinq ans plus tard, en 1694. Et c'est à ce moment précis que La Bruyère, alors dans la plénitude de l'âge et de ses facultés, puisqu'il est âgé de trente-trois ans et que depuis longtemps déjà il est homme de lettres, publie son livre des Caractères et l'ouvre par le chapitre Des ouvrages de l'esprit...
(Nicolas de LARGILLIÈRE (entourage de), Portrait de La Bruyère, Musée des Beaux-Arts de Quimper)
D'origine bourgeoise et de formation juridique, La Bruyère est comme étranger au monde où il vit, de manière solitaire et contemplative. Avocat sans cause, trésorier sans conviction, La Bruyère avait jusqu'alors vécu en bel esprit inoccupé. Pourquoi, en 1684, renonça-t-il à sa lucrative sinécure pour devenir- un des maîtres chargés de l'éducation du petit- fils du grand Condé ? Fut-ce à la suite d'un revers de fortune ou par soudaine ambition. Peut-être songeait-il déjà au livre qui devait paraître quatre ans plus tard, et quel plus merveilleux observatoire que la maison des Coudés pour voir défiler tous les originaux de la cour et de la ville ? quel plus fort retranchement contre les rancunes éventuelles ? Et en acceptant une honorable servitude, assurait-il son indépendance d'écrivain...
Dans la vie on décrit sa touchante volonté de plaire, il est inoffensif et par conséquent délaissé ; en littérature, en revanche, il porte à sa perfection l'art de la médisance ; son extrême politesse est une façade qui cache sa misanthropie et, en véritable entomologiste, il prend des notes, classifie, épingle, trie et classe dans des tiroirs les spécimens humains (Les Caractères consacrent d'ailleurs un texte long et disproportionné à la manie de la collection). Trois ans avant sa mort, en 1693, il accède à la reconnaissance et entre à l'Académie.
"Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d'autres penseront après moi?" - La Bruyère est l'homme d'un seul livre et le créateur du genre qu'il perfectionne sans cesse. Il commence à travailler aux" Caractères" dès 1670 ; la première édition, en 1688, est anonyme : La Bruyère ne signe pas son livre mais le place sous le patronage du philosophe grec Théophraste, disciple d'Aristote, dont il traduit les caractères, et dont les siens se donnent sous la forme d'une modeste suite, intitulée "Les caractères ou moeurs de ce siècle". Le livre rencontre un succès immédiat ; huit autres éditions suivront de son vivant, comprenant de nombreux enrichissements et modifications : de 420 caractères on passe à 1120, numérotés en 16 chapitres. La Bruyère fait allusion aux Maximes de La Rochefoucauld et aux Pensées de Pascal comme des ouvrages comparables quoiqu'un peu différent. Face à la part du burlesque dans son style, on peut dire qu'il prolonge également Scarron.
Il annonce aussi Montesquieu et Voltaire. Son projet de moraliste, décrire les caractères et moeurs de son temps pour en révéler les ridicules et les injustices, dépasse l'étude des individus pour aborder l'analyse sociale et même politique : s'intéressant à l'homme dans la société, il stigmatise la corruption, les injustices et inégalités, les excès et les ambiguïtés de l'église.
D'origine bourgeoise et de formation juridique, La Bruyère est comme étranger au monde où il vit, de manière solitaire et contemplative....
"La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon et leurs mots pour rire : tant que cet assemblage est dans sa force, et que l'entêtement subsiste, l'on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que ce qui part des siens, et l'on est incapable de goûter ce qui vient d'ailleurs : cela va jusques au mépris pour les gens qui ne sont pas initiés dans leurs mystères. L'homme du monde d'un meilleur esprit, que le hasard a porté au milieu d'eux, leur est étranger. Il se trouve là comme dans un pays lointain, dont il ne connaît ni les routes, ni la langue, ni les moeurs, ni la coutume : il voit un peuple qui cause, bourdonne, parle à l'oreille, éclate de rire, et qui retombe ensuite dans un morne silence; il y perd son maintien, ne trouve pas où placer un seul mot, et n'a pas même de quoi écouter. Il ne manque jamais là un mauvais plaisant qui domine, et qui est comme le héros de la société : celui-ci s'est chargé de la joie des autres, et fait toujours rire avant que d'avoir parlé. Si quelquefois une femme survient qui n'est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne peut comprendre qu'elle ne sache point rire des choses qu'elle n'entend point, et paraisse insensible à des fadaises qu'ils n'entendent eux-mêmes que parce qu'ils les ont faites : ils ne lui pardonnent ni son ton de voix, ni son silence, ni sa taille, ni son visage, ni son habillement, ni son entrée, ni la manière dont elle est sortie. Deux années cependant ne passent point sur une
même coterie. Il y a toujours dès la première année des semences de division, pour rompre dans celle qui doit suivre. L'intérêt de la beauté, les incidents du jeu, l'extravagance des repas qui, modestes au commencement, dégénèrent bientôt en pyramides de viandes et en banquets somptueux, dérangent la république, et lui portent enfin le coup mortel : il n'est en fort peu de temps non plus parlé de cette nation que des mouches de l'année passée.
Il y a dans la ville la grande et la petite robe, et la première se venge sur l'autre des dédains de la cour, et des petites humiliations qu'elle y essuie. De savoir quelles sont leurs limites, où la grande finit et où la petite commence, ce n'est pas une chose facile. Il se trouve même un corps considérable qui refuse d'être du second ordre, et à qui l'on conteste le premier : il ne se rend pas néanmoins, il cherche au contraire par la gravité et par la dépense à s'égaler à la magistrature; on ne lui cède qu'avec peine : on l'entend dire que la noblesse de son emploi, l'indépendance de sa profession, le talent de la parole et le mérite personnel balancent au moins les sacs de mille francs que le fils du partisan ou du banquier a su payer pour son office.
Vous moquez-vous de rêver en carrosse, ou peut-être de vous y reposer ? Vite, prenez votre livre ou vos papiers, lisez, ne saluez qu'à peine ces gens qui passent dans leur équipage : ils vous en croiront plus occupé, ils diront : Cet homme est laborieux, infatigable, il lit, il travaille jusque dans les rues ou sur la route. Apprenez du moindre avocat qu'il faut paraître accablé d'affaires, froncer le sourcil, et rêver à rien très profondément ; savoir à propos perdre le boire et le manger, ne faire qu'apparoir dans sa maison, s'évanouir et se perdre comme un fantôme dans le sombre de son cabinet; se cacher au public, éviter le théâtre, le laisser à ceux qui ne courent aucun risque à s'y montrer, qui en ont à peine le loisir, aux Gomons, aux Duhamels. Il y a un certain nombre de jeunes magistrats que les grands biens et les plaisirs ont associés à quelques-uns de ceux qu'on nomme à la cour de petits-maîtres : ils les imitent, ils se tiennent fort au-dessus de la gravité de la robe, et se croient dispensés par leur âge et par leur fortune d'être sages et modérés. Ils prennent de la cour ce qu'elle a de pire, ils s'approprient la vanité, la mollesse, l'intempérance, le libertinage, comme si tous ces vices leur étaient dus; et affectant ainsi un caractère éloigné de celui qu'ils ont à soutenir, ils deviennent enfin, selon leurs souhaits, des copies fidèles de très méchants originaux.
Un homme de robe à la ville, et le même à la cour, ce sont deux hommes : revenu chez soi, il reprend ses mœurs, sa taille et son visage qu'il y avait laissés : il n'est plus ni si embarrassé, ni si honnête..." (De la ville)
Au-delà des "Caractères", La Bruyère ajoute à la précision de l'analyse psychologique, bien commun des écrivains classiques, un tableau étendu des mœurs de son temps : il a vu et retenu petits travers et grands vices des hommes de cette fin de siècle, il a minutieusement observé les manies, les vanités, les mensonges, les égoïsmes, la futilité, la coquetterie féminine. Il ne se contente pas d'en décrire les aspects amusants, pour flatter la curiosité de ses lecteurs; en moraliste chrétien, il connaît les faiblesses graves de la nature humaine et s'efforce de les corriger. C'est surtout l'examen critique de la société qui lui a paru nécessaire, et qui reste pour nous la partie la plus importante des Caractères. Il s'est indigné de la dégradation de cette société, si profondément ressentie par les esprits lucides et soucieux de justice comme Fénelon et Vauban: il décrit l'envers d'une monarchie prestigieuse, la bassesse des courtisans, la vilenie des financiers parvenus, la puissance corruptrice de l'argent, la misère du peuple, l'humiliation des pauvres, les abus judiciaires qu'inspire l'intelligence brimée : sa critique ne diffère de celle du XVIIIe siècle que parce qu'elle épargne les institutions elles-mêmes.
« Bien que je les tire souvent de la Cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ne s'écarte du plan que je me suis fait de peindre les hommes en général... ››
La Bruyère (1645-1696)
Jean de La Bruyère naquit à Paris en 1645. Ses parents, qui avaient huit enfants, étaient de petits-bourgeois parisiens vivant chichement d'un office de contrôle des rentes. Reçu avocat au Parlement de Paris, il n'exerça pas le métier paternel, mais acheta, grâce à un héritage, un office de trésorier des finances en 1673, à Caen ; il put ainsi mener une vie calme et solitaire et observer les hommes de son temps...
"La plupart des hommes oublient si fort qu'ils ont une âme et se répandent en tant d'actions et d'exercices où il semble qu'elle est inutile, que l'on croit parler avantageusement de quelqu'un en disant qu'il pense; cet éloge même est devenu vulgaire, qui pourtant ne met cet homme qu'au-dessus du chien ou du cheval. "A quoi vous divertissez-vous ? à quoi passez-vous le temps?" vous demandent les sots et les gens d'esprit. Si je réplique que c'est à ouvrir les yeux et à voir, à prêter l'oreille et à entendre, à avoir la santé, le repos, la liberté, ce n'est rien dire : les solides biens, les grands biens, les seuls biens ne sont pas comptés, ne se font pas sentir. "Jouez-vous ? masquez-vous?" Il faut répondre.
Est-ce un bien pour l'homme que la liberté si elle peut être trop grande et trop étendue, telle enfin qu'elle ne serve qu'à lui faire désirer quelque chose, qui est d'avoir moins de liberté?
La liberté n'est pas oisiveté: c'est un usage libre du temps, c'est le choix du travail et de l'exercice; être libre, en un mot, n'est pas ne rien faire, c'est être seul arbitre de ce qu'on fait ou de ce qu'on ne fait point: quel bien en ce sens que la liberté!" (Des jugements)
En 1684, il a quarante ans, il entre dans la maison de Condé, grâce à Bossuet, comme précepteur de M. le Duc (le duc de Bourbon, le petit fils du Grand Condé), jusqu'en décembre 1686, puis comme secrétaire. Les Condé ne sont pas gens d'humeur facile et régulière, et deux années de préceptorat ne lui apportent guère de satisfaction mais, que ce soit à l'Hôtel des Condés à Paris ou au château de Chantilly, c'est un vaste terrain d'observation qui s'ouvre à lui. Après la mort du Grand Condé, le plus estimable et celui qui l'aimait le mieux, il reste au château de Chantilly, afin sans doute de continuer à étudier la cour et la ville.
"La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique. Il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice, et, après toutes ses rêveries et toutes ses mesures, on est échec, quelquefois mat. Souvent, avec des pions qu'on ménage bien, on va à dame, et l'on gagne la partie : le plus habile l'emporte ou le plus heureux.
Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité; du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints.
Un noble, s'il vit chez lui dans sa province, il vit libre, mais sans appui; s'il vit à la cour, il est protégé, mais il est esclave : cela se compense.
Un esprit sain puise ii la cour le goût de la solitude et de la retraite."
(De la Cour)
Après quelques hésitations, La Bruyère livre au public en 1688, sans nom d'auteur, "les Caractères de Théophraste", traduits du grec, avec "les Caractères ou les Moeurs de ce siècle". Le succès est immédiat et retentissant : trois éditions sont épuisées en un an. Peu à peu, on veut chercher les originaux des portraits; des "clefs" circulent et La Bruyère, tout en protestant contre ces procédés, multiplie les portraits dans les éditions successives (1689 - 1690-1691 - 1692 - 1694), triplant ainsi l'épaisseur de son ouvrage.
Il se présente en 1691 à l'Académie française, où il a l'appui de Bossuet, de Boileau et de Racine, mais il est en butte à l'hostilité des partisans de Corneille, des "modernes" comme Perrault et Charpentier : il leur a en effet décoché dans la 4e et la 5e édition des traits particulièrement acérés . Il n'est admis qu'en 1693 et la séance de réception est l'occasion de pointes et de sarcasmes contre lui, bravant dans son discours de réception, avec une tranquille audace, à la fois les "Modernes" et la faction cornélienne (Fontenelle, Thomas Corneille) en réservant ses louanges à La Fontaine, Bossuet. Une véritable campagne s'organise, dont il se défend dans la préface de son édition de 1694, en précisant les intentions morales et religieuses des "Caractères". Il travaillait à une nouvelle édition de son œuvre, quand il mourut en 1696...
1688 – Les Caractères ou mœurs de ce siècle
"Je rends au public ce qu'il m'a prêté; j'ai emprunté de de lui la matière de cet ouvrage...", ainsi débute la Préface des Caractères, "Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger.",
La Bruyère ajoute a la précision de l'analyse psychologique, bien commun des écrivains classiques, un tableau étendu des mœurs contemporaines : il a vu et retenu petits travers et grands vices des hommes de son temps, il a minutieusement observé les manies, les vanités, les mensonges, les égoïsmes, la futilité, la coquetterie féminine. Il ne se contente pas d'en décrire les aspects amusants, pour flatter la curiosité de ses lecteurs; en moraliste chrétien, il connaît les faiblesses graves de la nature humaine et s'efforce de les corriger. Le style est quant à lui éloigné de la grande simplicité classique, plus libre, plus acéré : "Son talent, écrira Taine, consiste principalement dans l'art d'attirer l'attention... Il ressemble à un homme qui viendrait arrêter les passants dans la rue, les saisirait au collet, leur ferait oublier leurs affaires et leurs plaisirs, les forcerait à regarder à leurs pieds, à voir ce qu'ils ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir, et ne leur permettrait d'avancer qu'après avoir gravé l'objet d'une manière ineffaçable dans leur mémoire étonnée."
Au chapitre I, Des Ouvrages de l'esprit, La Bruyère résume son idéal classique :
"C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule : il faut plus que de l'esprit pour être auteur. Un magistrat allait par son mérite à la première dignité ; il était homme délié et pratique dans les affaires; il a fait imprimer un ouvrage moral qui est rare par le ridicule... 10. Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature; celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement... 15. On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique, que la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples ; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien : ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation. (Ed. 5.)
Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu revenir au goût des anciens et reprendre enfin le simple et le naturel! On se nourrit des anciens et des habiles modernes; on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renie ses ouvrages; et quand enfin l'on est auteur et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice. (Ed. 4.)
Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple : il tire la raison de son goût particulier et l'exemple de ses ouvrages. (Ed. 4.) .. Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu'ils soient, ont de beaux traits; il les cite, et ils sont si beaux qu'ils font lire sa critique. (Ed. 4.) .. Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité ; on les récuse. (Ed. 4.)..
17. Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre. .. Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans effort...
31. Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage ; il est bon et fait de main d'ouvrier...(Ed. 8.)"
C'est surtout l'examen critique de la société, par l'intermédiaire de "portraits", qui lui a paru nécessaire, et qui reste pour nous la partie la plus importante des Caractères. Si le comportement des individus nous renseigne sur leurs travers, leur condition, leur caractère, le geste significatif est révélé avec autant d'art que d'esprit.
Les chapitres se succèdent ainsi : I. Des Ouvrages de l'Esprit; II. Du Mérite personnel; III. Des Femmes: IV. Du cœur; V. De la Société et de la Conversation; VI. Des Biens de fortune; VII. De la Ville; VIII. De la Cour; IX. Des Grands; X. Du Souverain ou de la République; XI. De l'Homme; XII. Des Jugements; XIII. De la Mode; XIV. De quelques Usages; XV. De la Chaire; XVI. Des Esprits forts.
(I, 54) En introduction et dans un parallèle célèbre, mainte fois repris, - "celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont" -, La Bruyère oppose deux génies du siècle, Corneille et Racine, mais sans marquer alors de préférence personnelle: plus tard il sera moins favorable à Corneille, dont les modernes faisaient ressortir l'originalité par rapport aux poètes anciens.
"Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle : il a pour lors un caractère original et inimitable; mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissaient pas espérer qu'il dût ensuite aller si loin, comme ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. Dans quelques-unes de ses meilleures pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent, c'est l'esprit , qu'il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements; car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité : il a aimé au contraire à charger la scène d'événements dont il est presque toujours sorti avec succès; admirable surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu'il a composés.
Il semble qu'il y ait plus de ressemblance dans ceux de Racine, et qui tendent un peu plus à une même chose; mais il est égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse , harmonieuse : exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l'action; à qui le grand et le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi qu'à Corneille ni le touchant ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces ? Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus? Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter sur les théâtres et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poètes.
Oreste dans l'Andromaque de Racine, et Phèdre, du même auteur, comme l'Oedípe et les Horaces de Corneille, en sont la preuve. Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont eu de plus propre et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu'on pourrait parler ainsi : "Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on reconnaît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison est manié par le premier; et par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes ; et dans celui-ci, du goût et des sentiments. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral, Racine plus naturel. Il semble que l'un imite Sophocle, et que l'autre doit plus à Euripide".
(I, § 51 et 52) - La Bruyère sait nous fait "ressentir" cette tragédie classique qui nourrissait alors le public lettré et l'on peut alors comprendre à quel point le théâtre est en ce XVIIe siècle d'une importance vitale pour une petite société mondaine livrée au bal des passions. Ce qui anime cette tragédie classique, c'est le déroulement implacable de la crise, un concentré dramatique et un enchaînement rigoureux qui conduit toute l'action de l'exposition au dénouement....
"Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre ; ou, s'il vous donne quelque relâche, c'est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes. Il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par le terrible; vous mène par les larmes, par les sanglots, par l'incertitude, par l'espérance, par la crainte par les surprises et par l'horreur jusqu'à la catastrophe. Ce n'est donc pas un tissu de jolis sentiments, de déclarations tendres, d'entretiens galants, de portraits agréables, de mots doucereux, ou quelquefois assez plaisants pour faire rire, suivi à la vérité d'une dernière scène où les mutins n'entendent aucune raison, et où, pour la bienséance, il y a enfin du sang répandu, et quelque malheureux à qui il en coûte la vie". (Ed. 6.)
Quant à la comédie, une certaine dignité est nécessaire pour ne pas sombrer dans le ridicule.
"Ce n'est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu'elles soient décentes et instructives. Il peut y avoir un ridicule si bas et si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu'i n'est ni permis au poète d'y faire attention, ni possible aux spectateurs de s'en divertir. Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique : comment pourrait-il faire le fond et l'action principale de la comédie? "Ces caractères, dit-on, sont naturels." Ainsi, par cette règle, on
occupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit : y a-t-il rien de plus naturel ? C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse. Mettez ce rôle sur la scène. Plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original ; mais plus aussi il sera froid et insipide. (Éd. 5.)"
"Ils appréhendent de vivre" - La critique sociale - La Bruyère est révolté par le luxe insolent des riches, une insulte à la misère des paysans qui, privés de tout, vivent comme des bêtes. Les grands sont-ils donc des êtres d'une essence supérieure? Bien au contraire, affirme-t-il, sous leurs aspects brillants de tout leur feu, ils ne possèdent pas la moindre des qualités humbles mais solides du peuple (VI, § 47; XI, § 82; XI, § 128; IX,§ 25).
"ll y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur. Il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments; ils redoutent l'hiver; ils appréhendent de vivre. L'on mange ailleurs des fruits précoces ; l'on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse : de simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités ; je ne veux être, si je le puis, ni malheureux, ni heureux; je me jette et me réfugie dans la médiocrité." (Ed. 5.) - "Il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères." (Ed. 4.)
"L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; et en effet ils sont des hommes ". Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé." (Ed. 4.)
"Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal; un grand ne veut faire aucun bien et est capable de grands maux. L'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles; l'autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse. Le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme : celui-là a un bon fond et n'a point de dehors, ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter? Je ne balance pas : je veux être peuple." (Ed. 5.)
Voyage au pays de la Cour et de la chapelle de Versailles...
Un homme qui sait la cour, est maître de son geste, de ses yeux et de son visage : il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle et agit contre ses sentiments. Tout ce grand raffinement n'est qu'un vice que l'on appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune, que la franchise, la sincérité et la vertu" - Précédant un procédé qui sera repris au XVIIIe siècle par Montesquieu dans les Lettres Persanes et Voltaire dans Micromégas et dans L'Ingénu, La Bruyère feint de décrire les mœurs curieuses et passablement absurdes de quelque peuplade sauvage (VIII, De la Cour, 74). C'est qu'à l'époque la critique sociale est seule possible, la critique politique est tout bonnement impensable...
"L'on parle d'une région où les vieillards sont galants, polis et civils; les jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse... Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s'enivre que de vin: l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur a rendu insipide , ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux de vie et par toutes les liqueurs les plus violentes; il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau forte. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu'elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n'est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers qu'ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur teste : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu'on ne connaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d'ailleurs ont leur Dieu et leur Roy. Les Grands de la nation s'assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un Temple qu'ils nomment Eglise ; il y a au fond de ce Temple un Autel consacré à leur Dieu, où un Prêtre célèbre des mystères qu'ils appellent saints, sacrez et redoutables; les Grands forment un vaste cercle au pied de cet Autel, et paraissent debout, le dos tourné directement aux Prêtres et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur Roy, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur appliqué. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination, car ce peuple paraît adorer le Prince, et le Prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment *** , il est à quelques quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus d'onze cents lieues de Mer des Iroquois et des Hurons...."
Les Grands - "les grands sont entourés, salués, respectés : les petits entourent, saluent, se prosternent ; et tous sont contents.."
" L'avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit. Je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous, et leurs flatteurs ; mais je leur envie le bonheur d'avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les passent quelquefois.
Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie ; mais de rendre un cœur content, de combler une âme de joie, de prévenir d'extrêmes besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend point jusque-là. On demande si en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarquerait pas un mélange ou une espèce de compensation de bien et de mal, qui établirait entre elles l'égalité, ou qui ferait du moins que l'une ne serait guère plus désirable que l'autre. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien, peut former cette question; mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide.
Il ne laisse pas d'y avoir comme un charme attaché a chacune des différentes conditions, et qui y demeure, jusques à ce que la misère l'en ait ôté. Ainsi les grands se plaisent dans l'excès, et les petits aiment la modération : ceux-là ont le goût de dominer et de commander, ceux-ci sentent du plaisir et même de la vanité à les servir et à leur obéir :les grands sont entourés, salués, respectés : les petits entourent, saluent, se prosternent ; et tous sont contents . Il coûte si peu aux grands de ne donner que des paroles, et leur condition les dispense si
fort de tenir les belles promesses qu'ils vous ont faites, que c'est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement.
Il est vieux et usé, dit un grand, il s'est crevé à me suivre, qu'en faire .? Un autre plus jeune enlève ses espérances, et obtient le poste qu'on ne refuse à ce malheureux, que parce qu'il l'a trop mérité. Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philante a du mérite, de l'esprit, de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l'attachement pour son maître, et il en est médiocrement considéré; il ne plaît pas, il n'est pas goûté : expliquez vous, est-ce Philante, ou le grand qu'il sert, que vous condamnez? Il est souvent plus utile de quitter les grands que de s'en plaindre."
"..... Quand je vois d'une part auprès des grands, à leur table, et quelquefois dans leur familiarité, de ces hommes alertes, empressés, intrigants, aventuriers, esprits dangereux et nuisibles, et que je considère d'autre part quelle peine ont les personnes de mérite à en approcher, je ne suis pas toujours disposé à croire que les méchants soient soufferts par intérêt, ou que les gens de bien soient regardes comme inutiles : je trouve plus mon compte à me confirmer dans cette pensée, que grandeur et discernement sont deux choses différentes, et l'amour pour la vertu et pour les vertueux, une troisième chose.
Lucile aime mieux user sa vie à se faire supporter de quelques grands, que d'être réduit à vivre familièrement avec ses égaux. La règle de voir de plus grands que soi, doit avoir ses restrictions. Il faut quelquefois d'étranges talents pour la réduire en pratique. Quelle est l'incurable maladie de Théophile ? Elle lui dure depuis plus de trente années; il ne guérit point, il a voulu, il veut, et il voudra gouverner les grands : la mort seule lui ôtera avec la vie cette soif d'empire et d'ascendant sur les esprits : est-ce en lui zèle du prochain ? est-ce habitude ? est-ce une excessive opinion de soi-même ? Il n'y a point de palais où il ne s'insinue ; ce n'est pas au milieu d'une chambre qu'il s'arrête, il passe à une embrasure ou au cabinet : on attend qu'il ait parlé, et longtemps et avec action, pour avoir audience, pour être vu. Il entre dans le secret des familles, il est de quelque chose dans tout ce qui leur arrive de triste ou d'avantageux : il prévient, il s'offre, il se fait de fête, il faut l'admettre. Ce n'est pas assez pour remplir son temps ou son ambition, que le soin de dix mille âmes dont il répond à Dieu comme de la sienne propre : il y en a d'un plus haut rang et d'une plus grande distinction dont il ne doit aucun compte, et dont il se charge plus volontiers. Il écoute, il veille sur tout ce qui peut servir de pâture à son esprit d'intrigue, de médiation ou de manège : à peine un grand est-il débarqué, qu'il l'empoigne et s'en saisit : on entend plutôt dire à Théophile, qu'il le gouverne, qu'on n'a pu soupçonner qu'il pensait à le gouverner..."
"... Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal, un grand ne veut faire aucun bien et est capable de grands maux : l'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles ; l'autre y joint les pernicieuses : là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse : le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme : celui-là a un bon fond et n'a point de dehors, ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter, je ne balance pas, je veux être peuple.
Quelque profonds que soient les grands de la cour, et quelque art qu'ils aient pour paraître ce qu'ils ne sont pas, et pour ne point paraître ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extrême pente à rire aux dépens d'autrui, et à jeter du ridicule souvent où il n'y en peut avoir : ces beaux talents se découvrent en eux du premier coup d'œil, admirables sans doute pour envelopper une dupe, et rendre sot celui qui l'est déjà ; mais encore plus propres à leur ôter tout le plaisir qu'ils pourraient tirer d'un homme d'esprit, qui saurait se tourner et se plier en mille manières agréables et réjouissantes, si le dangereux caractère du courtisan ne l'engageait pas à une fort grande retenue. Il lui oppose un caractère sérieux dans lequel il se retranche ; et il fait si bien que les railleurs, avec des intentions si mauvaises, manquent d'occasions de se jouer de lui...."
La Bruyère ira plus loin, jusqu'à viser certains courtisans parvenus, personnages insinuants et flatteurs qui se poussent par tous les moyens dans une société futile qui les apprécie fort...
"Les cours ne sauraient se passer d'une certaine espèce de courtisans, hommes flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent les plaisirs, étudient les faiblesses et flattent les passions: ils leur soufflent à l'oreille des grossièretés, leur parlent de leurs maris dans les termes convenables, devinent leurs chagrins et leurs maladies; ils font les modes, raffinent sur le luxe et sur la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts moyens de consumer de grandes sommes en habits, en meubles et en équipages; ils ont eux-mêmes des habits où brillent l'invention et la richesse, et ils n'habitent d'anciens palais qu 'après les avoir renouvelés et embellis. Ils mangent délicatement et avec réflexion; il n'y a sorte de volupté qu'ils n'essayent, et dont ils ne puissent rendre compte. Ils doivent à eux-mêmes leur fortune, et ils la soutiennent avec la même adresse qu'ils l'ont élevée : dédaigneux et fiers, ils n'abordent plus leurs pareils, ils ne les saluent plus; ils parlent où tous les autres se taisent; entrent, pénètrent en des endroits et à des heures où les grands n'osent se faire voir : ceux-ci, avec de longs services, bien des plaies sur le corps, de beaux emplois, ou de grandes dignités, ne montrent pas un visage si assuré, ni une contenance si libre. Ces gens ont l'oreille des plus grands princes, sont de tous leurs plaisirs et de toutes leurs fêtes, ne sortent pas du Louvre ou du Château où ils marchent et agissent comme chez eux et dans leur domestique, semblent se multiplier en mille endroits, et sont toujours les premiers visages qui frappent les nouveaux venus à une cour : ils embrassent, ils sont embrassés; ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font des contes :personnes commodes, agréables, riches, qui prêtent et qui sont sans conséquence..."
Le fait social le plus important du règne de Louis XIV est sans doute la prodigieuse ascension de la bourgeoisie ; le rôle que Louis XIV a permis de jouer à Le Tellier et Colbert et les égards qu'il témoigne au banquier Samuel Bernard en sont les signes éclatants. Cette réussite est évidente dans la vie de chaque jour : la haute bourgeoisie, et la noblesse de robe qui en sort, fait construire de magnifiques hôtels la Paris, mène un train de vie fastueux; les riches commerçants parisiens, les chefs d'industrie que protège la politique d'expansion économique de Colbert constituent une classe privilégiée et ambitieuse qui joue un rôle essentiel dans la vie de l'État.
L'égoïsme de ces parvenus révoltera La Bruyère, qui nous donnera dans ses Caractères le repoussant portrait de Gnathon. Bourgeois parisien sans doute, Gnathon nous est présenté dans le vivant contexte de sa vie quotidienne. Sa tenue à table nous est peinte avec une vérité que confirme le "Traité de Civilité" d'Antoine de Courtin, qui laissait entendre que ces mêmes malpropretés étaient alors d'un usage courant qu'il fallait combattre : il est indécent, disait ce manuel, de "prendre les viandes avec ses mains pour les couper" et il recommandait "pour empêcher d'avoir les doigts gras de ne pas manger avec, mais avec la fourchette". Mais tous ces détails, s'ils sont pittoresques, visent a nous peindre non seulement un grotesque, mais un ennemi du genre humain...
"Les empereurs n'ont jamais triomphé à Rome si mollement, si commodément, ni si sûrement même, contre le vent, la pluie, la poudre et le soleil, que le bourgeois sait à Paris se faire mener par toute la ville : quelle distance de cet usage à la mule de leurs ancêtres! ils ne savaient point encore se priver du nécessaire pour avoir le superflu, ni préférer le faste aux choses utiles. On ne les voyait point s'éclairer avec des bougies, et se chauffer à un petit feu : la cire était pour l'autel et pour le Louvre. Ils ne sortaient point d'un mauvais dîner pour monter dans leur carrosse; ils se persuadaient que l'homme avait des jambes pour marcher, et ils marchaient. Ils se conservaient propres quand il faisait sec, et dans un temps humide ils gâtaient leur chaussure, aussi peu embarrassés de franchir les rues et les carrefours que le chasseur de traverser un guéret, ou le soldat de se mouiller dans une tranchée. On n'avait pas encore imaginé d'atteler deux hommes à une litière; il y avait même plusieurs magistrats qui' allaient à pied à la chambre ou aux enquêtes, d'aussi bonne grâce qu'Auguste autrefois allait de son pied au Capitole. L'étain, dans ce temps, brillait sur les tables et sur les buffets, comme le fer et le cuivre dans les foyers; l'argent et l'or étaient dans les coffres. Les femmes se faisaient servir par des femmes; on mettait celles-ci jusqu'à la cuisine. Les beaux noms de gouverneurs et de gouvernantes n'étaient pas inconnus à nos pères: ils savaient à qui l'on confiait les enfants des rois et des plus grands princes; mais ils partageaient le service de leurs domestiques avec leurs enfants, contents de veiller eux-mêmes immédiatement à leur éducation. Ils comptaient en toutes choses avec eux-mêmes : leur dépense était proportionnée à leur recette; leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leur table, leurs maisons de la ville et de la campagne, tout était mesuré sur leurs rentes et sur leur condition. Il y avait entre eux des distinctions extérieures qui empêchaient qu'on ne prit la femme du praticien pour celle du magistrat et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme.
Moins appliqués à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à le maintenir, ils le laissaient entier à leurs héritiers, et passaient ainsi d'une vie modérée à une mort tranquille. Ils ne disaient point : "Le siècle est dur, la misère est grande, l'argent est rare". Ils en avaient moins que nous, et en avaient assez, plus riches par leur économie et par leur modestie que de leurs revenus et de leurs domaines. Enfin l'on était alors pénétré de cette maxime, que ce qui est dans les grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation, folie, ineptie dans le particulier." (De la ville)
Quels sont ces "médiocres satisfaits" qui vont et viennent dans le "monde"?
Comment ont-ils pu intégrer ce monde et s'y maintenir, certes non par mérite personnel, ou par talent : un Egésippe qui se croit bon à tout, n'est en fin compte bon à rien, un Philémon n'a pour toute seule qualité que d'être "tout cousu d'or", et quand Mopse parvient à s'insinuer en tout milieu, Ménippe incarne quant à lui la vanité dans toute sa splendeur..
Egésippe, le propre à tout, propre à rien...
"Que faire d'Egésippe, qui demande un emploi? Le mettra-t-on dans les finances, ou dans les troupes ? Cela est indifférent, et il faut que ce soit l'intérêt seul qui en décide, car il est
aussi capable de manier de l'argent, ou de dresser des comptes, que de porter les armes. "Il est propre à tout", disent ses amis, ce qui signifie toujours qu'il n'a pas plus de talent pour une chose que pour une autre, ou en d'autres termes, qu'il n'est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes occupés d'eux seuls dans leur jeunesse, corrompus par la paresse ou par le plaisir, croient faussement, dans un âge plus avancé, qu'il leur suffit d'être inutiles ou dans l'indigence, afin que la république soit engagée à les placer ou à les secourir; et ils profitent rarement de cette leçon si importante, que les hommes devraient employer les premières années de leur vie à devenir tels, par leurs études et par leur travail, que la république elle-même eût besoin de leur industrie et de leurs lumières, qu'ils fussent comme une pièce nécessaire à tout son édifice, et qu'elle se trouvât portée par ses propres avantages à faire leur fortune ou à l'embellir." (Ed. 5.)
Philémon, le fat...
"L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon . - Il éclate de même chez les marchands. - Il est habillé des plus belles étoffes. - Le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce ? - Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. - Je loue donc le travail de l'ouvrier. - Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre ; la garde de son épée est un onyx ; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux et qui est parfait; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage, et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille. - Vous m'inspirez enfin de la curiosité; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon, je vous quitte de la personne." (Ed. 5.)
"Tu te trompes, Philémon, si, avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail, qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à toi, qui n'es qu'un fat.
Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent."
Mopse, le commensal...
"Je connais Mopse, d'une visite qu'il m'a rendue sans me connaître ; il prie des gens qu'il ne connaît point de le mener chez d'autres dont il n'est pas connu; il écrit à des femmes qu'il connaît de vue. Il s'insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est, et, là, sans attendre qu'on l'interroge, ni sans sentir qu'il interrompt, il parle, et souvent, et ridiculement. Il entre une autre fois dans une assemblée, se place où il se trouve, sans nulle attention aux autres ni à soi-même on l'ôte d'une place destinée à un ministre, il s'assied à celle du duc et pair; il est là précisément celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point. Chassez un chien du fauteuil du roi, il grimpe à la chaire du prédicateur, il regarde le monde indifféremment, sans embarras, sans pudeur : il n'a pas, non plus que le sot, de quoi rougir.' (Ed. 5.)
Ménippe, le vaniteux...
"Méníppe est l'oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui. Il ne parle pas, il ne sent pas, il répète des sentiments et des discours, se sert même si naturellement de l'esprit des autres qu'il y est le premier trompé, et qu'il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée, lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un qu'il vient de quitter. C'est un homme qui est de mise un quart d'heure de suite, qui le moment d'après baisse, dégénère, perd le peu de lustre qu'un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde. Lui seul ignore combien il est au-dessous du sublime et de l'héroïque; et, incapable de savoir jusqu'où l'on peut avoir de l'esprit, il croit naïvement que ce qu'il en a est tout ce que les hommes en sauraient avoir : aussi a-t-il l'air et le maintien de celui qui n'a rien à désirer sur ce chapitre, et qui ne porte envie à personne. Il se parle souvent à soi-même, et il ne s'en cache pas; ceux qui passent le voient, et qu' il semble toujours prendre un parti, ou décider qu'une telle chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois, c'est le jeter ,dans l'embarras de savoir s'il doit rendre le salut ou non; et, pendant qu'il délibère, vous êtes déjà hors de portée.
Sa vanité l'a fait honnête homme, l'a mis au-dessus de lui-même, l'a fait devenir ce qu'il n'était pas. L'on juge, en le voyant, qu'il n'est occupé que de sa personne, qu'il sait que tout lui sied bien, et que sa parure est assortie ; qu'il croit que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler." (Ed. 7.)
Les fausses dévotes
Depuis que Mme de Maintenon a pris un ascendant considérable sur Louis XIV, la dévotion est devenu un comportement, une attitude qui interroge, les coquettes d'hier sont devenues les dévotes d'aujourd'hui. Mais la raillerie ne suffit pas pour rendre compte de ce phénomène. Elles peuvent en effet aimer Dieu sincèrement, mais leur piété n'est guère qu'ostentation et leur coeur reste fermé en fin de compte à l'humilité et la charité chrétiennes...
"La dévotion vient à quelques-uns, et surtout aux femmes, comme une passion, ou comme le faible d'un certain âge, ou comme une mode qu'il faut suivre. Elles comptaient autrefois une semaine par les jours de jeu, de spectacle, de concert, de mascarade ou d'un joli sermon; elles allaient le lundi perdre leur argent chez Ismène, le mardi leur temps chez Clímène, et le mercredi leur réputation chez Célímène; elles savaient dès la veille toute la joie qu'elles devaient avoir le jour d'après et le lendemain; elles jouissaient tout à la fois du plaisir présent et de celui qui ne leur pouvait manquer; elles auraient souhaité de les pouvoir rassembler tous en un seul jour : c'était alors leur unique inquiétude et tout le sujet de leurs distractions ; et si elles se trouvaient quelquefois à l'Opéra, elles y regrettaient la comédie. Autres temps, autres moeurs : elles outrent l'austérité et la retraite; elles n'ouvrent plus les yeux qui leur sont donnés pour voir; elles ne mettent plus leurs sens à aucun usage; et, chose incroyable! elles parlent peu; elles pensent encore, et assez bien d'elles-mêmes, comme assez mal des autres; il y a chez elles une émulation de vertu et de réforme qui tient quelque chose de la jalousie; elles ne haïssent pas de primer dans ce nouveau genre de vie, comme elles faisaient dans celui qu'elles viennent de quitter par politique ou par dégoût. Elles se perdaient gaiement par la galanterie, par la bonne chère et par l'oisiveté; et elles se perdent tristement par la présomption et par l'envie." (Éd. 6.)
Acis, le pédant...
Molière avait raillé les Précieuses, La Bruyère se moque de l'affectation du cuistre. Acis pense fort peu et tente de donner l'illusion de la profondeur en employant un langage recherché....
"Que dites-vous? Comment? Je n'y suis pas; vous plairait-il de recommencer? J'y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, O Acís, me dire qu'il fait froid : que ne disiez-vous : "Il fait froid"? Vous voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige; dites : "Il pleut, il neige." Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m'en féliciter; dites: "Je vous trouve bon visage. - Mais répondez-vous, cela est bien uni et bien clair; et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant?" Qu'importe, Acis? Est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l'étonnement : une chose vous manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit et vous dis à l'oreille : "Ne songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est votre rôle; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit : peut-être alors croira-t-on que vous en avez." (Ed. 5.)
Arrias, le grand hableur...
On ne peut trouver plus grand hâbleur que cet Arrias qui explique à l'ambassadeur venu d'une cour du Nord ce qui se passe dans cette cour. La Bruyère a soigneusement ménagé la surprise finale, imitant la verve du menteur et nous donnant l'impression de l'entendre parler...
"Arrias a tout lu, a tout vu; il veut le persuader ainsi : c'est un homme universel, et il se donne pour tel; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un grand d 'une cour du Nord; il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu 'ils en savent; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes; il récite des historiettes qui y sont arrivées; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies; Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre I'interrupteur. "Je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original; je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance."
Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu 'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit : "C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade." ...
Giton, le riche et Phédon, le pauvre, inséparables dit-on,...
le premier, "tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche", le deuxième, quant à lui, "n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde"...
(VI, 83) « Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l'oeil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance; il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit. Il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit et profondément; il ronfle en compagnie. Il occupe à la table et à la promenade plus de place qu'un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler; on est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser ses jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps; il se croit des talents et de l'esprit. Il est riche." (Ed.6)
"Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre ; il dort peu et d'un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide ; il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus et, s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis; il court, il vole pour leur rendre de petits services. Il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur ; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre; il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent. Il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place ; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur les yeux pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau ; il n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siège; il parle bas dans la conversation, et il articule mal; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n'ouvre la bouche que pour répondre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau ; il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie : il n'en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre. (Ed. 6.)
"J'entends Théodecte de l'antichambre; il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche; le voilà entré : il rit, il crie, il éclate, on bouche ses oreilles, c'est un tonnerre. Il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit que par le ton dont il parle. Il ne s'apaise, et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d'égard au temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait sans qu'il ait eu l'intention de le lui donner; il n'est pas encore assis qu'il a, à son insu, désobligé toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche. Il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés; il abuse de la folle déférence qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Euthydème qui donne le repas ? Il rappelle à soi toute l'autorité de la table; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu'à la lui disputer. Le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère; Si on joue, il gagne au jeu; il veut railler celui qui perd, et il l'offense; les rieurs sont pour lui : il n'y a sorte de fatuités qu'on ne lui passe."
Ménalque, le distrait..
(XI, De l'Homme, 7) "Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme: il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit; et venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage ; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnaître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre: on lui perd tout, on lui égare tout; il demande ses gants, qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenait le temps de demander son masque lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue: tous les courtisans regardent et rient; Ménalque regarde aussi et rit plus haut que les autres, il cherche des yeux dans toute l'assemblée où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue; il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du Palais, et, trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il se met dedans: le cocher touche et croit ramener son maître dans sa maison; Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'anti-chambre, la chambre, le cabinet ; tout lui est familier, rien ne lui est nouveau ; il s'assied, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive : celui-ci se lève pour le recevoir; il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole : le maître de la maison s'ennuie, et demeure étonné ; Ménalque ne l'est pas moins et ne dit pas ce qu'il en pense : il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère, et il prend patience. La nuit arrive qu'il est à peine détrompé...
C'est lui encore qui entre dans une église, et, prenant l'aveugle qui est collé à la porte pour un pilier, et sa tasse pour le bénitier, y plonge la main, la porte à son front, lorsqu'il entend tout d'un coup le pilier qui parle, et qui lui offre des oraisons. Il s'avance dans la nef, il croit voir un prie-Dieu, il se jette lourdement dessus : la machine plie, s'enfonce, et fait des efforts pour crier; Ménalque est surpris de se voir à genoux sur les jambes d'un fort petit homme, appuyé sur son dos, les deux bras passés sur ses épaules, et ses deux mains jointes et étendues qui lui prennent le nez et lui ferment la bouche ; il se retire confus, et va s'agenouiller ailleurs. Il tire un livre pour faire sa prière, et c'est sa pantoufle qu'il a prise pour ses Heures, et qu'il a mise dans sa poche avant que de sortir. Il n'est pas hors de l'église qu'un homme de livrée court après lui, le joint, lui demande en riant s'il n'a point la pantoufle de Monseigneur. Ménalque lui montre la sienne, et lui dit : "Voilà routes les pantoufles que j'ai sur moi" ; il se fouille néanmoins, et tire celle de l'évêque de ***, qu'il vient de quitter, qu'il a trouvé malade auprès de son feu, et dont, avant de prendre congé de lui, il a ramassé la pantoufle comme l'un de ses gants qui était à terre : ainsi Ménalque s'en retourne chez soi avec une pantoufle de moins... (Éd. 6.)
Il revient une fois de la campagne : ses laquais en livrées entreprennent de le voler et y réussissent; ils descendent de son carrosse, lui portent un bout de flambeau sous la gorge, lui demandent la bourse, et il la rend. Arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l'interroger sur les circonstances, et il leur dit : « Demandez à mes gens, ils y étaient." (Ed. 7.)
Gnathon, l'égoïste...
(XI, 121) "Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous (Ed.4); il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains (Ed.5); il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes (Ed.4). Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe; on le suit à la trace. Il mange haut avec bruit ; il roule les yeux en mangeant; la table est pour lui un ratelier; il écure ses dents, et il continue à manger (Ed. 5). Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement, et ne souffre pas d'être plus pressé au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places qui lui conviennent; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain." (Ed. 4.)
Iphis, de la grâce affectée d'un petit maître...
(XIII, § 14) "Iphís voit à l'église un soulier d'une nouvelle mode; il regarde le sien et en rougit ; il ne se croit plus habillé. Il était venu à la messe pour s'y montrer et il se cache; le voilà retenu par le pied dans sa chambre tout le reste du jour. Il a la main douce, et il l'entretient avec une pâte de senteur; il a soin de rire pour montrer ses dents; il fait la petite bouche, et il n'y a guère de moments où il ne veuille sourire; il regarde ses jambes, il se voit au miroir : l'on ne peut être plus content de personne qu'il l'est de lui-même; il s'est acquis une voix claire et délicate, et heureusement il parle gras ; il a un mouvement de tête, et je ne sais quel adoucissement dans les yeux dont il n'oublie pas de s'embellir; il a une démarche molle et le plus joli maintien qu'il est capable de se procurer; il met du rouge, mais rarement, il n'en fait pas habitude; il est vrai aussi qu'il porte des chausses et un chapeau, et qu'il n'a ni boucles d'oreilles ni collier de perles; aussi ne l'ai-je pas mis dans le chapitre des femmes." (Ed. 6.)
Onuphre, l'hypocrisie portée à son comble..
La Bruyère remodèle le personnage de Tartuffe en la personne d'Onuphre l'hypocrite parfait. Le contraste entre Molière et La Bruyère est frappant, puissance et créativité du portrait pour le premier, pointillisme ciselé pour le second (XIII, § 24)....
"Onuphre n'a pour tout lit qu'une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet; de même il est habillé simplement, mais commodément, je veux dire d'une étoffe fort légère en été, et d'une autre fort moelleuse pendant l'hiver; il porte des chemises très déliées, qu'il a un très grand soin de bien cacher. Il ne dit point : Ma haire et ma díscipline (cf Tartuffe), au contraire; il passerait pour ce qu'il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot ; il est vrai qu'il fait en sorte que l'on croie, sans qu'il le dise, qu'il porte une haire et qu'il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment ; ouvrez-les : c'est "Le Combat spirituel", "Le Chrétien intérieur" et "L'Année sainte"; d'autres livres sont sous la clef. S'il marche par la ville, et qu'il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu'il soit dévot, les yeux baissés, la démarche lente et modeste, l'air recueilli lui sont familiers : il joue son rôle . S'il entre dans une église, il observe d'abord de qui il peut être vu; et, selon la découverte qu'il vient de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux ni à prier. Arrive-t-il vers lui un homme de bien et d'autorité qui le verra et qui peut l'entendre, non seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs ; si l'homme de bien se retire, celui-ci, qui le voit partir, s'apaise et ne souffle pas. (Ed. 6.) Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu'il s'humilie; s'il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l'antichambre, il fait plus de bruit qu'eux pour les faire taire; il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu'il fait de ces personnes avec lui-même, et ou il trouve son compte. (Ed. 7.) Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et complies, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré : il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours ; on n'y manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute Pannée, où, à propos de rien, il jeûne ou fait abstinence : mais à la fin de l'hiver il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre ; il se fait prier, presser, quereller, pour rompre le carême des son commencement, et il en vient là par complaisance. (Ed. 6.)
"Cliton n'a jamais eu dans toute sa vie que deux affaires, qui sont de dîner le matin et de souper le soir ; il ne semble né que pour la digestion : il n'a de même qu'un entretien ; il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé, il dit combien il a eu de potages, et quels potages ; il place ensuite le rôt et les entremets ; il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service; il n'oublie pas les hors-d'œuvre, le fruit et les assiettes; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu ; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre; et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point : il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller ; on ne reverra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien : aussi est-il l'arbitre des bons morceaux ; et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus ; il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir ; il donnait à manger le jour qu'il est mort;
quelque part où il soit il mange, et s'il revient au monde, c'est pour manger."
"Ruffin commence à grisonner, mais il est sain, il a un visage frais et un œil vif qui lui promettent encore vingt années de vie ; il est gai, jovial, familier, indifférent ; il rit de tout son cœur, et il rit tout seul et sans sujet : il est content de soi, des siens, de sa petite fortune; il dit qu'il est heureux. Il perd son fils unique, jeune homme de grande espérance, et qui pouvait un jour être l'honneur de sa famille; il remet sur d'autres le soin de pleurer ; il dit : Mon fils est mort, cela fera mourir sa mère ; et il est consolé. Il n'a point de passions, il n'a ni amis ni ennemis, personne ne l'embarrasse, tout le monde lui convient, tout lui est propre, il parle à celui qu'il voit une première fois avec la même liberté et la même confiance, qu'à ceux qu'il appelle de vieux amis, et il lui fait part bientôt de ses quolibets et de ses historiettes : on l'aborde, on le quitte sans qu'il y fasse attention ; et le même conte qu'il a commencé de faire à quelqu'un, il l'achève à celui qui prend sa place."
Quant aux Vieillards...
"La vie est un sommeil. Les vieillards sont ceux dont le sommeil a été plus long : ils ne commencent à se réveiller que quand il faut mourir. S'ils repassent alors sur tout le cours de leurs années, ils ne trouvent souvent, ni vertus, ni actions louables qui les distinguent les uns des autres : ils confondent leurs différents âges, ils n'y voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu'ils ont vécu. Ils ont eu un songe confus, informe et sans aucune suite : ils sentent néanmoins comme ceux qui s'éveillent, qu'ils ont dormi longtemps. . . . Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les vieillards; ils aiment les lieux où ils l'ont passée, les personnes qu'ils ont commencé de connaître dans ce temps leur sont chères : ils affectent quelques mots du premier langage qu'ils ont parlé ; ils tiennent pour l'ancienne manière de chanter et pour la vieille danse; ils vantent les modes qui régnaient alors dans les habits, les meubles et les équipages ; ils ne peuvent encore désapprouver des choses qui servaient à leurs passions, qui étaient si utiles à leurs plaisirs, et qui en rappellent la mémoire. Comment pourraient-ils leur préférer de nouveaux usages et des modes toutes récentes, où ils n'ont nulle part, dont ils n'espèrent rien, que les jeunes gens ont faites, et dont ils tirent à leur tour de si grands avantages contre la vieillesse ? ..."
Femmes du monde - Moraliste sévère, La Bruyère a sévèrement critiqué la coquetterie, l'artífice et le mauvais goût des femmes du monde. Un paradoxe apparent, amorcé par une supposition cocasse et aboutissant à une pointe cruelle, met en valeur la stupidité de leur conduite...
"Si les femmes veulent seulement être belles à leurs propres yeux et se plaire à elles-mêmes, elles peuvent sans doute, dans la manière de s'embellir, dans le choix des ajustements et de la parure, suivre leur goût et leur caprice : mais si c'est aux hommes qu'elles désirent de plaire, si c'est pour eux qu'elles se fardent ou qu 'elles s'enluminent, j'ai recueilli les voix, et je leur prononce, de la part de tous les hommes ou de la plus grande partie, que le blanc et le rouge les rend affreuses et dégoûtantes; que le rouge seul les vieillit et les déguise; qu'ils haïssent autant à les voir avec de la céruse sur le visage qu'avec de fausses dents en la bouche, et des boules de cire dans les mâchoires; qu 'ils protestent sérieusement contre tout l'artifice dont elles usent pour se rendre laides; et que, bien loin d'en répondre devant Dieu, il semble au contraire qu'il leur ait réservé ce dernier et infaillible moyen de guérir des femmes..."
Mais a contrario de ce jugement péremptoire, La Bruyère est de ceux qui a singulièrement apprécier le talent épistolaire des femmes : "Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste, que, tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent; il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment et de rendre délicatement une pensée qui est délicate." (Des ouvrages de l'esprit)
Moraliste chrétien et philosophe épris de justice humaine, La Bruyère voit avec colère les dégradations morales et sociales qu'entraîne l'importance croissante attribuée à l'argent et il décrit les gens de finance en des portraits d'une brièveté violente et vengeresse...
"Sosie, de la livrée a passé, par une petite recette, à une sous-ferme et, par les concussions, la violence et l'abus qu'il a fait de ses pouvoirs, il s'est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque grade. Devenu noble par une charge, il ne lui manquait que d'être homme de bien : une place de marguillier a fait ce prodige.
L'on porte Crésus au cimetière : de toutes ses immenses richesses, que le vol et la concussion lui avaient acquises, et qu'il a épuisées par le luxe et par la bonne chère, il ne lui est pas demeuré de quoi se faire enterrer; il est mort insolvable, sans biens, et ainsi privé de tous les secours : l'on n'a vu chez lui ni julep, ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur qui l'ait assuré de son salut.
Champagne, au sortir d'un long dîner qui lui enfle l'estomac, et dans les douces fumées d'un vin d'Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu 'on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l'on n'y remédiait: il est excusable; quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu'on puisse quelque part mourir de faim?"
58. "Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu; capables d'une seule volupté, qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix; uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l'argent."
Des esprits forts, esclaves jusqu'au bout - "Il y a eu de tout temps de ces gens d'un bel esprit et d'une agréable littérature, esclaves des grands, dont ils ont épousé le libertinage et porté le joug toute leur vie, contre leurs propres lumières et contre leur conscience. Ces hommes n'ont jamais vécu que pour d'autres hommes, et ils semblent les avoir regardés comme leur dernière fin. Ils ont eu honte de se sauver à leurs yeux, de paroître tels qu'ils étoient peut-être dans le cœur, et ils se sont perdus par déférence ou par foiblesse. Y a-t-il donc sur la terre des grands assez grands, et des puissants assez puissants, pour mériter de nous que nous croyions et que nous vivions à leur gré, selon leur goût et leurs caprices, et que nous poussions la complaisance plus loin, en mourant non de la manière qui est la plus sûre pour nous, mais de celle qui leur plait davantage?
(X, Du Souverain ou de la République) - Enfin, régner, pour La Bruyère, qui oppose à la doctrine de la monarchie absolue de droit divin l'idée d'un contrat naturel entre souverain et sujets, ce n'est pas exercer son bon plaisir, mais assumer de lourdes responsabilités...
"Tout prospère dans une monarchie où l'on confond les intérêts de l'État avec ceux du prince. (Ed. 7.)
27. "Nommer un roi PERE DU PEUPLE est moins faire son éloge que l'appeler par son nom, ou faire sa définition." (Éd. 7.)
28. "Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain : quels sont les plus assujettissants et les plus pénibles, je ne le déciderai pas : il s'agit de juger d'un côté entre les étroits engagements du respect, des secours, des services, de l'obéissance, de la dépendance ; et, d'un autre, les obligations indispensables de bonté, de justice, de soins, de défense, de protection. Dire qu'un prince est arbitre de la vie des hommes, c'est dire seulement que les hommes, par leurs crimes, deviennent naturellement soumis aux lois et à la justice, dont le prince est le dépositaire ; ajouter qu'il est maître absolu de tous les biens de ses sujets, sans égards, sans compte ni discussion, c'est le langage de la flatterie, c'est l'opinion d'un favori qui se dédira à l'agonie."
29. "Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d'un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger, soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturage; si elles se dispersent, il les rassemble; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite ; il les nourrit, il les défend ; l'aurore le trouve déjà en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil. Quels soins! quelle vigilance! quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis? Le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau? Image naïve des peuples et du prince qui les gouverne, s'il est bon prince." (Éd. 7.)
"Le faste et le luxe dans un souverain, c'est le berger habillé d'or et de pierreries, la houlette d'or en ses mains ; son chien a un collier d'or, il est attaché avec une laisse d'or et de soie: que sert tant d'or à son troupeau ou contre les loups?" (Éd. 7.)
30. "Quelle heureuse place que celle qui fournit dans tous les instants l'occasion à un homme de faire du bien à tant de milliers d'hommes! Quel dangereux poste que celui qui expose à tous moments un homme à nuire à un million d'hommes!" (Éd. 7.)
31. "Si les hommes ne sont point capables sur la terre d'une joie plus naturelle, plus flatteuse et plus sensible que de connaître qu'ils sont aimés, et si les rois sont hommes, peuvent-ils jamais trop acheter le cœur de leurs peuples?"
Et pour ne pas conclure...
"Je ne sais pas ce que seront les hommes qui vivront dans deux mille ans; j'ignore s'ils végéteront dans une barbarie misérable ou si, par les prodiges de leur science, ils auront annexé d'autres astres et mis à leur service les forces enchaînées dans la matière; je ne puis dire s'ils auront choisi d'être libres ou esclaves, si la prospérité des biens sera chez eux commune ou divisée; mais ce que je prédis sans crainte d'erreur, c'est qu'ils ressembleront à ceux que peint La Bruyère; que l'on trouvera parmi eux des humbles et des superbes, des esprits forts et des cœurs pieux, de la frivolité, de la vanité, de la dissimulation, de la distraction, de la jalousie, de la haine et parfois même de la grandeur; car ils seront hommes.
« Nous qui sommes si modernes serons anciens dans quelques siècles ››, écrivait La Bruyère, et il se demandait ce que dirait la postérité de la vénalité des charges du Grand Siècle, de la splendeur des financiers, des maisons de jeu, et des armes offensives que les courtisans portaient au côté. Or, nous qui sommes cette postérité pour laquelle La Bruyère est devenu un ancien et un classique, lisons sans étonnement des traits que nous retrouvons en notre temps, accompagnés d'autres plus surprenants.
A notre tour, nous pouvons craindre que nos arrière-neveux ne soient rebutés par nos mœurs. L'histoire leur montrera les hommes de notre temps occupés à détruire en quelques minutes, du haut des machines volantes, des civilisations que les siècles seuls avaient bâties; elle leur fera voir notre économie si confuse que des peuples entiers meurent de faim à côté d'autres qui chôment faute de savoir où employer leur travail; la notion de monnaie si déformée que les uns creusent des trous en Afrique, pour déterrer de l'or, cependant que d'autres en creusent dans les Amériques pour l'enterrer; et les échanges interrompus faute de vaisseaux parce que nous avons délibérément envoyé au fond des océans les flottes que nous avions construites à si grands frais. Ils apprendront que nos rues étaient si étroites que nous trouvions plus difficile et plus lent d'y circuler en voiture qu'à pied; que nos maisons, au cours de l'hiver, n'étaient pas chauffées; que des hommes et des femmes ruinaient leur santé et leur esprit par des mélanges affreux de boissons; que de grandes richesses allaient à produire une plante dont les feuilles étaient ensuite transformées en fumée par tous les peuples de la terre; que notre idée du plaisir était de passer la nuit en des lieux surpeuplés et d'y regarder des êtres aussi tristes que nous-mêmes boire, danser et fumer. En seront-ils choqués? Refuseront-ils d'étudier les usages d'un monde si fou? N'en croyez rien. Ils auront eux-mêmes leurs folies qui seront pires que les nôtres. Ils liront La Bruyère comme lui-même lisait Théophraste. Ils diront : «Considérons que ce livre a été écrit il y a deux mille ans et admirons de nous y reconnaître nous-mêmes, nos amis et nos ennemis, et que cette ressemblance avec des hommes séparés de nous par tant de siècles soit si entière. ››
La nature humaine, depuis La Bruyère, n'a pas changé. La Cour ne s'appelle plus la Cour, le souverain n'est plus un roi, mais l'homme au pouvoir, ses flatteurs, ses solliciteurs gardent les mêmes caractères. Ne reste-t-il pas vrai que les hommes « sont prévenus, charmés, enlevés par la réussite et qu'il s'en faut peu que le crime heureux ne soit loué comme la vertu même ››? N'avons-nous pas revu ceux qui «vous étouffent de caresses dans le particulier ›› et qui, dans le public, « évitent vos yeux et votre rencontre ››? Ne connaissons-nous pas ce Démophile qui se lamente et s'écrie : «Tout est perdu, c'est fait de l'État ››, et qui se demande où il conduira son argent, ses meubles, sa famille?
Lisez ceci : « N'espérez plus de candeur, de franchise, d'équité, de bons offices, de bienveillance, de générosité, de fermeté dans un homme qui, secrètement, veut sa fortune. Le reconnaissez-vous à son visage, à ses entretiens? Il ne nomme plus chaque chose par son nom; il n'y a plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots et d'impertinents : celui dont il lui échapperait de dire ce
qu'il en pense est celui-là même qui, venant à le savoir, l'empêcherait de cheminer... Non content de n'être pas sincère, il ne souffre pas que personne le soit; la vérité blesse son oreille; il est froid et indifférent sur les observations qu'on lui fait sur la Cour et sur les courtisans; et parce qu'il les a entendues, il s'en croit complice et responsable... ››
Ce portrait n'éveille-t-il pas des souvenirs d'un temps tout proche? Nous disons arriver au lieu de cheminer mais, si les mots varient, le comportement demeure. Les caractères sont définis et modelés par les rapports entre les hommes. Posez un maître, une Cour, des sujets; tout le reste peut s'en déduire. Changez le nom et le titre du maître; nommez la Cour : Cabinet, entourage; les rapports resteront semblables et les mêmes causes produiront les mêmes effets. La pérennité des caractères assure l'immortalité de celui qui les peignit.
De cet auteur si célèbre et qui connut si bien ses contemporains, ceux-ci n'ont presque rien dit. Peu de vies furent plus cachées. Signe de sagesse. « Ne faire sa cour à personne; n'attendre de quelqu'un qu'il vous fasse la sienne; douce situation, âge d'or, état de l'homme le plus naturel. ›› Cet état, La Bruyère ne le voulut sans doute pas dans toute sa pureté puisqu'il vécut dans une
maison princière; -au moins s'en rapprocha-t-il. « On me l'a dépeint, écrit d'Olivet, comme un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit. ›› Le sévère Saint-Simon lui-même confirme cet aimable portrait : «C'était un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant et fort désintéressé. ››
Tout ce qu'on sait de lui est qu'il était né à Paris, le 17 août 1645, et qu'il signait : Jean Delabruyère, en un seul mot, bien qu'il eût acheté à Caen une charge de trésorier de France et que le prince de Condé l'eût, sur la recommandation de Bossuet, prit pour précepteur du jeune duc de Bourbon, son petit-fils. On a publié quelques- unes des lettres par lesquelles La Bruyère rendait compte à Condé de sa mission. Elles sont soumises et précises. La Bruyère dut souvent souffrir dans la famille de Condé «si remarquable alors par un mélange d'heureux dons, d'urbanité brillante, de férocité et de débauche ››. Il tira de cette maison beaucoup de ses remarques sur les Grands et les Enfants des dieux. Mais il y remplit avec conscience les devoirs de son état, faisant alterner l'histoire avec la géographie et Descartes avec La Fontaine. «Je n'oublie point, écrit-il à Condé, la fable ni les gouvernements... et ne rêve du matin au soir qu'aux moyens de lui être utile et à lui rendre ses études moins amères. ›› La récompense de ce zèle fut qu'il se vit attaché pour la vie aux Condé, vécut chez eux à Versailles et en reçut une pension qui suffit à son entretien...."
(André Maurois, De La Bruyère à Proust, Lecture, mon doux plaisir, Fayard, 1964)