John Locke (1632-1704), "Epistola de Tolerantia" (Lettres sur la tolérance, 1689), "Essay concerning Human Understanding" (Essai sur l'entendement humain, 1690), "Two Treatises of Government" (Traité du gouvernement civil, 1690) - ....
Last update 10/10/2022
"La connaissance de l'être humain ne saurait s'étendre au-delà de sa propre expérience" - De John Locke et l'Essai sur l'entendement humain (1690) à David Hume et L'Enquête sur l'entendement humain (1748) se met en place une nouvelle approche de notre pensée humaine qui sépare science de la nature et science de l'esprit et fait dériver toute notre connaissance de l'expérience sensible.
Que nous dit Locke? Il affirme qu'il y a deux types d'idées, idées de sensation et idées de réflexion, que nous ne recevons de données sur le monde qu'au travers de nos sens, et que cette donnée reflète deux types de qualités pour toute chose, des qualités primaires et secondaires. Qu'au final, la connaissance d'un être humain ne peut aller au-delà de son expérience.
En 1704, Gottfried Leibniz réfutera les arguments empiristes de Locke dans ses "Nouveaux essais sur l'entendement humain" et défend les idées innées comme le seul moyen concevable nous permettant d'acquérir des connaissances qui ne reposent pas sur l'expérience sensible. Au-delà de ces divergences qui n'ont guère cessé de partager les quelques penseurs qui restent encore à se partager sur le sujet, notons que le premier apport de Locke en cette fin du XVIIe est de s'interroger sur la façon dont les êtres humains acquièrent la connaissance, sujet d'autant plus important que nous sommes alors à une époque où la compréhension du monde commence à se développer à un rythme sans précédent..
Le XVIIIe siècle est dominé par la question de l'origine des idées et des limites de nos connaissances. En effet, venue d'Angleterre, la double influence de Newton et de Locke provoque une nette partition entre science de la nature et science de l'esprit, toutes deux en forte réaction contre le dogmatisme et la métaphysique du siècle passé. L'expérience devient le dénominateur commun des adversaires du modèle cartésien (science déductive et idées innées). L'empirisme de Locke et de Hume va considérer tour à tour l'esprit humain comme une table rase ou une scène vide dont tous les matériaux viennent de l'expérience sensible, matériaux simples que des mécanismes d'association, à la manière de l'attraction newtonienne, assemblent en pensées complexes et abstraites. La raison est donc le produit dérivé de l'expérience et, de ce fait, contingente, relative et limitée. La portée de la connaissance humaine doit se limiter aux seuls phénomènes et renoncer à comprendre l'essence intime des choses. Ce scepticisme, conséquence de l'empirisme, amène à concentrer la recherche sur les possibilités des sens et sur la genèse des facultés intellectuelles.
"Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu" (rien n'est dans l'esprit qui n'ait été d'abord dans les sens). Cette ancienne formule d'Aristote résume la thèse empiriste qui place toute l'origine de nos idées dans l'expérience sensible. Après le relativisme des sophistes et l'école nominalíste de Paris, c'est avec John Locke que s'ouvre la prédominance accordée par le XVIIIe siècle au débat sur l'origine des idées et l'ère du rayonnement moderne de l'empirisme et sa domination sur la philosophie anglo-saxonne. De même que Newton apparaît comme le père de la science de la nature, Locke est considéré comme l'inventeur de la science de l'esprit. Dès 1700, la traduction française de l'Essaí par Coste assure une ample diffusion sur le continent des idées de Locke qu'atteste, entre autres, la réplique prompte et détaillée de Leibniz dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain (1704) et que consacrent les Lettres philosophiques (1734) de Voltaire ...
En philosophie comme en science les "philosophes" de ce cette fin du XVIIe et début du XVIIIe siècles sont disciples des Anglais. Le prestige de l'Angleterre est alors immense : c'est elle qui, vers le premier tiers du XVIIIe siècle, impose à la France ses opinions, ses modes, ses méthodes de vivre et de penser. Elle exerce une véritable hégémonie intellectuelle :
Les Anglais pensent profondément;
Leur esprit en cela suit leur tempérament.
Creusant dans les sujets, et forts d'expériences,
Ils étendent partout l'empire des sciences.
(La Fontaine, Fables, XII, 23, "Le renard anglais", à Mme Harvey (1658), édition 1694.)
Par ses Lettres philosophiques, écrites durant son séjour en Angleterre de 1726 à 1729 et publiées en 1739, Voltaire contribua plus que tout autre à diffuser en France la pensée anglaise. A Descartes il oppose Newton, Bacon et Locke, et trouve chez eux les principes qui permettront aux philosophes de rompre définitivement avec la métaphysique cartésienne et d'y substituer un corps de doctrines tout différent. Dans la douzième de ses Lettres philosophiques, si Voltaire salue en Bacon "le père de la Philosophie expérimentale", celui qui, sans connaître encore la nature, a su et indiqué "tous les chemins qui mènent à elle", c'est Locke qui développe cette méthode pour l'appliquer à la métaphysique, de telle sorte qu'il l'a entièrement renouvelée. "Jamais il ne fut peut-être un esprit plus sage, plus méthodique, un logicien plus exact que M. Locke", écrit Voltaire dans sa treizième lettre. "Tant de raisonneurs ayant fait le roman de l'âme, un sage est venu qui en a fait modestement l'histoire; Locke a développé à l'homme la raison humaine, comme un excellent anatomiste explique les ressorts du corps humain." Alors se réalise la parole prophétique de Fontenelle, que "la véritable physique s'élève jusqu'à devenir une espèce de théologie" (Préface sur l'utilité des mathématiques et de la physique). Une théologie, ou, à tout le moins, une métaphysique : la seule qui soit digne de ce nom et qui réponde à son objet, si l'on considère que "l'objet de la métaphysique est de faire une analyse si exacte des objets de l'esprit que l'on pense sur toutes choses avec la plus grande exactitude et la plus grande précision qui se puisse", et que "son fruit le plus solide" est "de nous faire bien connaître les bornes de notre esprit, et la vanité de tant de philosophes anciens et modernes". Or, dès 1717, "la métaphysique de Locke a fait revenir une partie de l'Europe de certaines illusions travesties en systèmes", si bien que d'Alembert n'hésitera pas à écrire dans le Discours préliminaire à l'Encyclopédie (1751) : "On peut dire que Locke créa la métaphysique, à peu près comme Newton avait créé la physique..."
"Libéralisme", nom donné à la philosophie politique de Locke caractérisée par son attachement aux principes de liberté et d'égalité (nul n'a plus de pouvoir qu'un autre). Les révolutions françaises et américaines de la fin du XVIIIe siècle se sont basées sur ces idées libérales - John Locke est le premier à expliciter la doctrine libérale du gouvernement, un gouvernement qui a pour mission de protéger les droits des citoyens à la vie, à la liberté et à la propriété. Et de fait, cette fonction est toute législative : c'est affirmer la primauté du droit, tout en ne perdant pas de vue que ces lois doivent être conçues et appliquées en référence à une condition humaine initiale, la nature humaine. Contrairement à la vision d'un Hobbes qui énonce l'équivalence entre état de nature et guerre, l'être humain sait d'emblée se comporter de manière rationnelle et tolérante. Mais avec l'accroissement de la population, la raréfaction des ressources, l'introduction de l'argent, les inégalités économiques et les antagonismes se sont amplifiés, la société a désormais besoin de médiateurs et de juges en mesure d'arbitrer en toute impartialité ...
John Locke (1632-1704)
Issu d'une famille de petits propriétaires, John Locke est le représentant de cette Angleterre puritaine qui défend les droits du Parlement contre l'arbitraire royal. D'abord médecin, il participa à la vie politique et devint suspect aux souverains anglais de la dynastie des Stuarts. Il séjourna en France et en Hollande (où il demeura jusqu'en 1688). De retour en Angleterre, il fut commissaire royal au Commerce et aux colonies.
John Locke est né en 1632 dans une famille aisée. en Angleterre. C'est dix ans après sa naissance qu'éclata la guerre civile anglaise qui devait aboutir à l`exécution de Charles Ier Stuart, en 1649, puis à l'instauration de la dictature de Cromwell en 1653. Malgré sa jeunesse. Locke fut profondément marqué par cette mutation politique et intellectuelle. Entré à Christ Church (Oxford) en 1652, il devient lecteur de grec en 1660 et censeur de philosophie en 1664. En même temps, il ouvre son esprit à la médecine et à la physique.
1660, c'est l'année de la restauration des Stuart sur le trône d`Angleterre, mais aussi celle de la mort du père de Locke. Cette mort libère Locke des opinions parlementaristes de sa famille. Il est royaliste, à l'époque, proche de Hobbes et de sa théorie du pouvoir absolu ; il est donc loin de ce qui fera la spécificité libérale de ses conceptions politiques. De 1666 à 1683, il se range résolument parmi les opposants à l'absolutisme des Stuarts.
En 1666, Locke est secrétaire d'ambassade en Brandebourg puis, de retour en Angleterre, il se lie avec lord Ashley et devient son secrétaire tout en poursuivant ses recherches médicales. Il s'installe alors à Londres et publie deux traités de médecine. Philosophiquement, il estime les savoirs à leur utilité et pense déjà qu'il faut examiner l'entendement humain pour évaluer ses pouvoirs et déterminer ce qu'il nous est possible de connaître et ce qui échappe par principe à notre compréhension. En matière politique, il s'éloigne de la pensée de Hobbes sous l`influence de lord Ashley, et écrit un Essai sur la tolérance.Lord Ashley, devenu pair du royaume et comte de Shaftesbury, utilise ses services pour différentes tâches administratives jusqu`en 1675.
C'est en 1671 que Locke commence à élaborer ce qui deviendra l'Essai sur l'entendement humain, qui paraît en 1690, avant d'être remanié à la faveur de quatre éditions ultérieures (1694, 1695, 1700, 1706). En réaction, Leibniz rédigera ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain, qui ne seront toutefois publiés qu'en 1765, après la mort des deux philosophes.
En 1672. Shaftesbury devient chancelier. Cette activité politique ne l'empêche pas de poursuivre ses études scientifiques et de s'intéresser à la philosophie de Descartes (mort en 1650). Mais en 1675. Shaftesbury, accusé de républicanisme, est démis de ses fonctions de chancelier. Il s'exile en France pour quatre ans : Locke va le suivre et en profite pour suivre les cours de médecine de la célèbre université de Montpellier, dont la doctrine était vitaliste.
Shaftesbury retrouve en 1679 son poste de chancelier. puis il est arrêté, libéré, jugé, et doit s`exiler aux Pays-Bas : pour y mourir. Locke est, lui aussi, exilé en Hollande et se cache sous un faux nom, car le régime de terreur de Charles II, puis de Jacques II, le considère comme un ennemi à cause de ses liens étroits avec le défunt comte.
C'est durant cette période qu'il va rédiger les Deux traités du gouvernement civil, parus anonymement en 1689, la Lettre sur la tolérance, publiée en latin en 1689 aux Pays-Bas puis traduite en anglais en 1690, des Pensées sur l'éducation (1693) et le Christianisme raisonnable (1695).
En 1688 éclate la seconde révolution anglaise : Guillaume III d`Orange devient roi d`Angleterre. Locke le suit et le sert, se félicitant de voir advenir une monarchie constitutionnelle. Guillaume III d'Orange avait déjà pris le pouvoir en Hollande, en 1672 et renversé le parti républicain en faisant assassiner les frères de Witt, alors protecteurs de Spinoza (qui avait réagi en rédigeant un libelle intitulé les Derniers des Barbares). Deux manières d'envisager la liberté : deux politiques et deux philosophies bien différentes que celles de Locke et de Spinoza...
Locke est nommé en 1696 commissaire du bureau du Commerce et des Colonies et, à ce titre, il s'intéresse en particulier à la circulation de la monnaie. Sorti d`une période tumultueuse et difficile, il peut enfin se consacrer. dans le calme et la tranquillité, à la publication de ses œuvres. Il achève alors sa vie en écrivant quelques travaux consacrés à la pédagogie et à l'économie, et meurt en 1704 ...
("John Locke", by Godfrey Kneller, 1697)
Locke est parvenu assez tard à la philosophie, après une carrière essentiellement médicale et politique (il fut médecin de lord Shaftesbury dont il partagea la lutte contre l'absolutisme royal). L'Essai est né d'une préoccupation avant tout morale et politique : comment s'assurer que la morale et la religion sont établies sur des principes certains et rationnels et non sur des préjugés et un enthousiasme propices à l'intolérance et aux sectes fanatiques ? A ces croyances nées d'une imagination enflammée, Locke oppose donc l'idéal d'un Christianisme raisonnable, titre de son dernier ouvrage (1695). A cette condamnation de l'enthousiasme en religion répond celle de l'innéisme en philosophie (Essai, livre I). En effet, Locke s'oppose directement à Ralph Cudworth, représentant l'école platonicienne de Cambridge, qui, à la même époque, soutient que la démonstration de l'existence de Dieu dépend de la thèse des idées innées et que l'empirisme conduit à l'athéisme.
Pour prouver le contraire, Locke effectue l'analyse des éléments et des limites de la connaissance : tous les matériaux de l'esprit sont des idées nées soit de l'expérience externe (idées de sensation), soit d'une expérience interne (idées de réflexion) ; les limites de notre connaissance tiennent à la quantité limitée d'idées dont nous disposons et à leur nature confuse qui ne nous permet pas de saisir la structure intime des choses.
Néanmoins, la Providence divine a soigneusement proportionné le degré de notre connaissance aux besoins de notre vie. Intuition, démonstration et sensation sont les trois degrés de certitude qui m'assurent, respectivement, de l'existence du moi, de Dieu et des choses extérieures. Car Locke maintient la valeur représentative de l'idée, que Berkeley et Hume supprimeront...
"Essay concerning Human Understanding" (1690, Essai philosophique concernant l'entendement humain)
L`Essaí parut en 1690. mais l`auteur en donna lui-même quatre nouvelles éditions, revoyant également la traduction française de Coste, qui favorisa particulièrement la diffusion de l`ouvrage hors d`Angleterre. La division de l`Essai en quatre livres ne correspond nullement à l'ordre chronologique. Dans une lettre en guise d'introduction, Locke rapporte l'événement (l'épisode se situe entre 1670 et 167l) qui lui fit entreprendre sa recherche critique. Au cours de l'hiver 1670-1671, Locke discutait régulièrement avec des amis des principes de la morale et de la religion, et ils convinrent rapidement que pour faciliter la conversation. les capacités de l'entendement devaient être analysées : Locke se chargea de l 'enquête pour la réunion suivante, le travail ne devait s'achever que vingt ans plus tard. Autrement dit, le voici procédant à un examen préjudiciel de la démarche et des limites de l'entendement, en vue d`atteindre plus sûrement à la connaissance d`objets déterminés.
Contre les cartésiens et. en particulier, les néo-platoniciens de l'école de Cambridge, Locke entend démontrer, dans le premier livre, l`inexistence de vérités innées, théoriques ou pratiques; en effet, nous n`en trouvons aucune trace chez les sauvages, les enfants ou les ignorants ; toutes sont également issues de l'expérience, y compris l'idée de Dieu. ainsi que le principe d`identité et de contradiction.
À l'origine, l'esprit est vide, c'est une table rase, mais progressivement l'expérience extérieure (sensation) et l'expérience intérieure (réflexion) y introduisent respectivement les idées des objets sensibles et celles des opérations de l'âme. Locke qualifie d' "idée" tout objet de connaissance, qu'il soit d`ordre sensible ou spirituel : ces idées sont en partie
simples, en partie complexes. Le nombre des premières est défini : en ce qui concerne le monde extérieur, elles nous sont données par les sens; pour ce qui regarde l'esprit, elles coïncident avec les activités élémentaires : souvenir, vouloir, etc. et leur nombre est illimité. Connaître consiste précisément à composer avec des éléments simples, des représentations originales et complexes, en connexion avec la réalité des choses et des sentiments.
On ne se rend pas toujours compte à quel point l' "Essai sur l'entendement humain", ouvrage capital et si méconnu, eut des effets considérables sur la pensée européenne. Locke prend le contre-pied de l 'innéisme cartésien, avec un empirisme. plus complexe que ne sera celui de Condillac, et reconnait au moins deux sources aux idées : non seulement la sensation extérieure mais aussi le sentiment intérieur, qu'il appelle réflexion, et auquel Destutt de Tracy et Maine de Biran donneront une importance fondamentale...
"The way shown how we come by any Knowledge, sufficient to prove it not innate" - Dans le livre I (BOOK I. NEITHER PRINCIPLES NOR IDEAS ARE INNATE), Locke démontre qu'il n'y a pas de principes innés dans l'esprit de l'être humain. . L'un des arguments fondamentaux de Locke contre les idées innées est le fait même qu'il n'existe pas de vérité dont tout le monde puisse témoigner..
" CHAPTER I. OF IDEAS IN GENERAL, AND THEIR ORIGINAL.
1. Idea is the Object of Thinking.
Every man being conscious to himself that he thinks; and that which his mind is applied about whilst thinking being the IDEAS that are there, it is past doubt that men have in their minds several ideas, — such as are those expressed by the words whiteness, hardness, sweetness, thinking, motion, man, elephant, army, drunkenness, and others: it is in the first place then to be inquired, HOW HE COMES BY THEM?
I know it is a received doctrine, that men have native ideas, and original characters, stamped upon their minds in their very first being.This opinion I have at large examined already; and, I suppose what I have said in the foregoing Book will be much more easily admitted, when I have shown whence the understanding may get all the ideas it has; and by what ways and degrees they may come into the mind; — for which I shall appeal to every one’s own observation and experience.
2. All Ideas come from Sensation or Reflection.
Let us then suppose the mind to be, as we say, white paper, void of all characters, without any ideas: — How comes it to be furnished? Whence comes it by that vast store which the busy and boundless fancy of man has painted on it with an almost endless variety? Whence has it all the MATERIALS of reason and knowledge? To this I answer, in one word, from EXPERIENCE. In that all our knowledge is founded; and from that it ultimately derives itself. Our observation employed either, about external sensible objects, or about the internal operations of our minds perceived and reflected on by ourselves, is that which supplies our understandings with all the MATERIALS of thinking. These two are the fountains of knowledge, from whence all the ideas we have, or can naturally have, do spring.
3. The Objects of Sensation one Source of Ideas ..."
Au début du chapitre I du livre II (BOOK II. OF IDEAS) débute la fameux chapitre selon lequel l'âme est, à l'origine une table rase que va graver l'expérience....
"Supposons (donc) qu'au commencement l'âme est ce qu'on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée. quelle qu'elle soit : comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l'imagination de l`homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie? D'où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances? A cela, je réponds en un mot, de l'Expérience : c'est là le fondement de toutes nos connaissances; et c'est de là qu'elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d'où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement.
Et premièrement nos sens étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos sens. C'est ainsi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l'amer. et de tout ce que nous appelons qualités sensibles... Et comme cette grande source de la plupart des idées que nous avons dépend entièrement de nos sens, et se communique à l`entendement par leur moyen, je l'appelle sensation.
L'autre source d`où l`entendement vient à recevoir des idées, c`est donc la perception des opérations de notre âme sur les idées qu`elle a reçues par les sens : opérations qui. devenant l'objet des réflexions de l'âme, produisent dans l'entendement une autre espèce d'idées, que les objets extérieurs n`auraient pu lui fournir : telles que sont les idées de ce qu'on appelle : apercevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaitre, vouloir, et toutes les différentes actions de notre âme, de l'existence desquelles étant pleinement convaincus parce que nous les trouvons en nous-mêmes, nous recevons par leur moyen des idées aussi distinctes que celles que les corps produisent en nous, lorsqu'ils viennent à frapper nos sens.
C`est la une source d'idées que chaque homme a toujours en lui-même : et quoique cette faculté ne soit pas un sens, parce qu`elle n'a rien a faire avec les objets extérieurs, elle en approche beaucoup. et le nom de sens intérieur ne lui conviendrait pas mal. Mais comme j'appelle l'autre source de nos idées sensation, je nommerai celle-ci Réflexion parce que l`âme ne reçoit par son moyen que les idées qu`elle acquiert en réfléchissant sur ses propres opérations...." (traduction de Coste, Vrin).
Bien que Locke ait déclaré ne pas vouloir dépasser les données de l'expérience psychique, il introduit par la suite la fameuse distinction entre les qualités premières (inhérentes aux objets en soi) et les qualités secondes (subordonnées à la conformation particulière de nos organes sensibles), passant ainsi du domaine de la connaissance critique à celui de la métaphysique. Parmi les idées complexes, on peut distinguer les idées de "substance", de "mode" et de "relation" : la première se réfère aux objets en tant qu'existants; la deuxième ne se rapporte pas à l'existence, mais à la façon dont nous considérons un objet, comme les idées de temps, d'espace, de nombre; la dernière conceme les relations établies entre les divers objets, comme les idées de cause et d`effet, d'identité, etc. De même, à propos des idées complexes de substance matérielle ou spirituelle, Locke dépasse les pouvoirs qu`il attribuait lui-même à l'entendement, en admettant pour chacune des substrats échappant à la connaissance.
L'usage légitime de l'entendement se limite au domaine de l`expérience sensible, autrement dit à la série des actes (jugements) en vertu desquels nous affirmons l`accord ou le désaccord entre nos idées. La connaissance présente divers degrés de clarté ou d'évidence : elle est intuitive, lorsque la perception de l'accord ou du désaccord est immédiate ; démonstrative, lorsque interviennent des idées intermédiaires.
Le livre III (BOOK III. OF WORDS) porte donc sur le langage et le quatrième et dernier livre (BOOK IV. OF KNOWLEDGE AND PROBABILITY SYNOPSIS OF THE FOURTH BOOK) traite de la connaissance, notamment de l'intuition, des mathématiques, de la philosophie morale, de la philosophie naturelle, de la foi et de l'opinion. L`intuition, sur laquelle est fondée toute connaissance ultérieure, tire son origine de la réalité du moi identique à lui-même dans les divers moments de son existence. De l'existence du moi, de la considération de sa nature et de ses caractères, on atteint par la démonstration à l`idée de Dieu (preuve cosmologique fondée sur le principe causal). Dans chacune des propositions existentielles, Locke va reprendre l'argumentation de Descartes, évitant toutefois d`aboutir à la même impasse.
Au global, si le thème et le plan d'ouvrage sont simples, la pensée de l'auteur y procède avec difficulté, se créant des obstacles sérieux du fait que l'intention de procéder à un examen rigoureux et critique de l'entendement n'est pas fondée sur un principe spéculatif, dont on pourrait déduire les formes de la connaissance. Néanmoins, compte tenu de ses limites, l`Essai eut une très grande portée, du fait qu'il a rappelé la philosophie à l`exigence du concret, condition de sa validité et raison de son existence. La traduction française de Pierre Coste (Amsterdam, 1700, qualifiée de meilleure dans l'édition de 1820) est la plus répandue.
De nombreux points de vue de Locke seront été sévèrement critiqués par les rationalistes et les empiristes. En 1704, le rationaliste Gottfried Leibniz a rédigé une réponse sous la forme d'une réfutation chapitre par chapitre, intitulée « Nouveaux essais sur l'entendement humain ». Leibniz critique un certain nombre de points de vue de Locke, notamment son rejet des idées innées, son scepticisme quant à la classification des espèces et la possibilité que la matière puisse penser, entre autres choses. Leibniz pensait que l'engagement de Locke en faveur des idées de réflexion dans « An Essay Concerning Human Understanding » le rendait finalement incapable d'échapper à la position nativiste ou d'être cohérent avec ses doctrines empiristes sur la passivité de l'esprit. L'empiriste George Berkeley sera tout aussi critique à l'égard des opinions de Locke. Les critiques les plus notables de Berkeley à l'égard de Locke ont été publiées pour la première fois dans « A Treatise Concerning the Principles of Human Knowledge » (Traité concernant les principes de la connaissance humaine). Berkeley soutenait que la conception des idées abstraites de Locke était incohérente et conduisait à de graves contradictions. Il soutenait également que la conception de la substance matérielle de Locke était inintelligible, un point de vue qu'il a également avancé plus tard dans les « Trois dialogues entre Hylas et Philonous ». En même temps, l'œuvre de Locke a fourni un travail de base crucial pour les futurs empiristes tels que David Hume...
(LIVRE II, chapitre I)
... S 7. Les hommes reçoivent plus ou moins de ces idées , selon que différents objets se présentent à eux.
Par conséquent , les hommes reçoivent de dehors plus ou moins d’idées simples , selon que les objets qui se présentent à eux leur en fournissent une diversité plus ou moins grande , comme Ils en reçoivent aussi des opérations intérieures de leur esprit , selon qu’ils y réfléchissent plus ou moins. Car , quoique celui qui examine les opérations de son esprit ne puisse qu'en avoir des idées claires et distinctes , il est pourtant certain que , s’il ne tourne pas ses pensées de ce côté-là , pour faire une attention particulière sur ce qui se passe dans son âme , il sera aussi éloigné d’avoir des idées distinctes de toutes les opérations de son esprit , que celui qui prétendrait avoir toutes les idées particulières qu'on peut avoir d'un certain paysage on des parties et des divers mouvements d'une horloge , sans avoir jamais jeté les yeux sur ce paysage, ou sur cette horloge pour en considérer exactement toutes les parties. L’horloge ou le tableau peuvent être placés d'une telle manière, quoiqu'ils se rencontrent tous les jours sur son chemin , qu'il n'aura que des idées fort confuses de toutes leurs parties , jusqu'à ce qu'il se soit appliqué avec attention à les considérer chacune en particulier.
S 8. Les idées qui viennent par réflexion sont plus tard dans l’esprit, parce qu’il faut de l’attention pour les découvrir.
Et de là nous voyons pourquoi il se passe bien du temps avant que la plupart des enfants aient des idées des opérations de leur propre esprit , et pourquoi certaines personnes n’en connaissent ni fort clairement ni fort parfaitement la plus grande partie pendant tout le cours de leur vie. La raison de cela est que , quoique ces opérations soient continuellement excitées dans l'âme , elles qu'y paraissent que comme des visions flottantes , et n'y font pas d'assez fortes impressions pour en laisser dans l'âme des idées claires , distinctes et durables , jusqu'à ce que l’entendement vienne à se replier , pour ainsi dire , sur soi-même , à réfléchir sur ses propres opérations , et à en faire l'objet de ses propres contemplations. Les enfants ne sont pas plutôt au monde , qu’ils se trouvent environnés d'une infinité de choses nouvelles qui , par l'impression continuelle qu'elles font sur leurs sens , s’attirent l'attention de ces petites créatures , que leur penchant porte à connaître tout ce qui leur est nouveau , et à prendre du plaisir à la diversité des objets qui les frappent en tant de différentes manières. Ainsi , les enfants emploient ordinairement leurs premières années à voir et à observer ce qui se passe au dehors ; de sorte que , continuant à s'attacher constamment à tout ce qui frappe les sens, ils font rarement aucune sérieuse réflexion sur ce qui se passe au dedans d'eux-mêmes , jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à un âge plus avancé ; et il s'en trouve qui , devenus hommes , n’y pensent presque jamais.
$ 9. L’âme commence d’avoir les idées lorsqu’elle commence d'apercevoir.
Du reste , demander en quel temps l’homme commence d'avoir quelques idées , c’est demander en quel temps il commence d'apercevoir; car , avoir des idées et avoir des perceptions , c'est une seule et même chose. Je sais bien que certains philosophes assurent que l’âme pense toujours ; qu’elle a constamment en elle-même une perception actuelle de certaines idées, aussi longtemps qu'elle existe ; et que la pensée actuelle est aussi inséparable de l'âme , que l'extension actuelle est inséparable du corps, de sorte que , si cette opinion est véritable , rechercher en quel temps un homme commence d'avoir des idées , c’est la même chose que de rechercher quand son âme a commencé d'exister. Car , à ce compte , l'âme et ses idées commencent à exister dans le même temps, tout de même que le corps et son étendue.
S 10. L'âme ne pense pas toujours, parce qu'on ne saurait le prouver.
Mais , soit qu'on suppose que l’âme existe avant, après, ou dans le même temps que le corps commence d'être grossièrement organisé , ou d'avoir les principes de la vie (ce que je laisse discuter à ceux qui ont mieux médité sur cette matière que moi) ; quelque supposition , dis-je , qu'on fasse à cet égard , j'avoue qu’il m’est tombé en partage une de ces âmes pesantes qui ne se sentent pas toujours occupées de quelque idée , et qui ne sauraient concevoir qu’il soit plus nécessaire à l'âme de penser toujours, qu'au corps d'être toujours en mouvement; la perception des Idées étant à l'âme , comme je crois, ce que le mouvement est au corps , savoir, une de ses opérations , et non pas ce qui en constitue l’essence. D’où il s’ensuit que , quoique la pensée soit regardée comme l’action la plus propre à l'âme , il n’est pourtant pas nécessaire de supposer que l’âme pense toujours et qu’elle soit toujours en action. C’est Ià peut-être le privilège de l'auteur et du conservateur de toutes choses , qui , étant infini dans ses perfections , ne dort ni ne sommeille jamais; ce qui ne convient point à aucun être fini , ou du moins à un être tel que l'âme de l'homme. Nous savons certainement par expérience que nous pensons quelquefois ; d'où nous tirons cette conclusion infaillible, qu’il y a en nous quelque chose qui a la puissance de penser. Mais de savoir si cette substance pense continuellement ou non , c’est de quoi nous ne pouvons nous assurer qu’autant que l'expérience nous en instruit. Car , dire que penser actuellement est une propriété essentielle à l’âme , c'est poser visiblement ce qui est en question , sans en donner aucune preuve ; de quoi l’on ne saurait pourtant se dispenser , à moins que ce ne soit une proposition évidente par elle-même. Or , J’en appelle à tout le genre humain pour savoir s'il est vrai que cette proposition, L’âme pense toujours, soit évidente par elle-même, de sorte que chacun y donne son consentement dès qu’il l’entend pour la première fois. Je doute si j'ai pensé la nuit précédente ou non ..."
(LIVRE II, chapitre VII)
"... § 10. Les idées simples sont les matériaux de toutes nos connaissances.
Voilà , à ce que je crois , les plus considérables, pour ne pas dire les seules idées simples que nous ayons, desquelles notre esprit tire toutes ses autres connaissances , et qu'il ne reçoit que par les deux voies de sensation et de réflexion dont nous avons déjà parlé.
Et qu’on n'aille pas se figurer que ce sont là des bornes trop étroites pour fournir à la vaste capacité de l'entendement humain, qui s'élève au-dessus des étoiles et qui, ne pouvant être renfermé dans les limites du monde , se transporte quelquefois bien au delà de l'étendue matérielle , et fait des excursions jusque dans ces espaces incompréhensibles qui ne contiennent aucun corps. Telle est l’étendue et la capacité de l’âme, j'en tombe d'accord ; mais , avec tout cela , je voudrais bien que quelqu’un prit la peine de marquer une seule idée simple qu’il n’ait pas reçue par l’une des voies que je viens d’indiquer , ou quelque idée complexe qui ne soit pas composée de quelqu'une de ces Idées simples. Du reste , nous ne serons pas si fort surpris que ce petit nombre d'idées simples suffise à exercer l’esprit le plus vif et de la plus vaste capacité , et à fournir les matériaux de toutes les diverses connaissances , des opinions et des imaginations les plus particulières de tout le genre humain , si nous considérons quel nombre prodigieux de mots on peut faire par le différent assemblage des vingt-quatre lettres de l’alphabet , et si , avançant plus loin d’un degré , nous faisons réflexion sur la variété des combinaisons qu’on peut faire par le moyen d’une seule de ces idées simples que nous venons d’indiquer , je veux dire le nombre , combinaisons dont le fonds est inépuisable et véritablement infini. Que dirons-nous de l'étendue ? Quel large et vaste champ ne fournit-elle pas aux mathématiciens!
CHAPITRE VIII. - Autres considérations sur les idées simples
S Ier. Idées positives qui viennent de causes privatives.
A l’égard des idées simples qui viennent par sensation , il faut considérer que tout ce qui , en vertu de l'institution de la nature , est capable d'exciter quelque perception dans l'esprit en frappant nos sens, produit par même moyen dans l'entendement une idée simple qui , par quelque cause extérieure qu’elle soit produite, ne vient pas plus tôt à notre connaissance, que l'esprit la regarde et la considére, dans l'entendement , comme une idée aussi réelle et aussi positive que quelque autre idée que ce soit, quoique peut-être la cause qui la produit ne soit , dans le sujet , qu’une simple privation.
$ 2. Ainsi , les idées du chaud et du froid , de la lumière et des ténèbres, du blanc et du noir , du mouvement et du repos , sont des idées également claires et positives dans l’esprit, bien que quelques-unes des causes qui les produisent ne soient peut-être que de pures privations dans les sujets d’où les sens tirent ces Idées. Lors, dis-je, que l’entendement voit ces idées, Il les considère toutes comme distinctes et positives , sans songer à examiner les causes qui les produisent : examen qui ne regarde point l'idée en tant qu'elle est dans l'entendement , mais la nature même des choses qui existent hors de nous. Or, ce sont deux choses bien différentes , et qu'il faut distinguer exactement car, autre chose est d'apercevoir et de connaître l’idée du blanc ou du noir, et autre chose d'examiner quelle espèce et quel arrangement de particules doivent se rencontrer sur la surface d'un corps pour faire qu'il paraisse blanc ou noir.
S 3. Un peintre ou un teinturier qui n’a jamais recherché les causes des couleurs , a dans son entendement les idées du blanc et du noir , et des autres couleurs, d’une manière aussi claire, aussi parfaite et aussi distincte qu'un philosophe qui a employé bien du temps à examiner la nature de toutes ces différentes couleurs , et qui pense connaître ce qu’il y a précisément de positif ou de privatif dans leurs causes. Ajoutez à cela que l’idée du noir n’est pas moins positive dans l'esprit que celle du blanc, quoique la cause du noir, considérée dans l’objet extérieur, puisse n’être qu’une simple privation.
S 4. Si c’était ici le lieu de rechercher les causes naturelles de la perception , je prouverais par là qu’une cause privative peut , du moins en certaines rencontres, produire une idée positive : je veux dire que, comme toute sensation est produite en nous seulement par différents degrés et par différentes déterminations de mouvement dans nos esprits animaux diversement agités par les objets extérieurs , la diminution d’un mouvement qui vient d'y être excité doit produire aussi nécessairement une nouvelle sensation que la variation ou l'augmentation de ce mouvement-là , et introduire par conséquent dans notre esprit une nouvelle idée qui dépend uniquement d’un mouvement différent des esprits animaux dans l’organe destiné à produire cette sensation.
$ 5. Mais que cela soit ainsi ou non , c’est ce que je ne veux pas déterminer présentement. Je me contenterai d’en appeler à ce que chacun éprouve en soi-même, pour savoir si l’ombre d’un homme, par exemple ( laquelle ne consiste que dans l’absence de la lumière, en sorte que moins la lumière peut pénétrer dans le lieu où l'ombre parait , plus l’ombre y parait distinctement), si cette ombre, dis-je, ne cause pas dans l’esprit de celui qui la regarde une idée aussi claire et aussi positive que le corps même de l’homme , quoique tout couvert des rayons du soleil. La peinture de l’ombre est de même quelque chose de positif. Il est vrai que nous avons des noms négatifs qui ne signifient pas directement des idées positives , mais l'absence de ces idées ; tels sont les mots insipide , silence , rien, lesquels désignent des idées positives, comme celles du goût , du son et de l’être , avec une signification de l’absence de ces choses...."
Locke, maître à penser du XVIIIe siècle? Oui ...
Mais de tous les philosophes anglais qu'on peut donner comme ancêtres à nos philosophes, aucun n'a exercé sur eux une aussi grande et, je pourrais dire, aussi universelle influence que Locke : philosophie proprement dite, religion, politique, science de l'éducation et science des mœurs, dans tous ces domaines son action sur les Encyclopédistes français est manifeste et l'on peut dire que « le sage Locke », comme ils l'appelaient, a été le maître à penser du dix-huitième siècle tout entier.
Et ce qui devait avant tout les ranger sous la bannière de Locke, c'est que Locke avait déclaré ouvertement la guerre à Descartes, et que Descartes était devenu l'auxiliaire de l'Église, depuis que l'Église s'était mise à patronner, après l'avoir combattu, le spiritualisme cartésien; c'est donc Locke, le philosophe de l'expérience, qui, selon ces Encyclopédistes, a écrit la véritable histoire de l'âme, dont Descartes, métaphysicien chimérique, n'avait fait que « le roman ». Ils ont eu horreur, en effet, de la métaphysique, qu'ils ont réduite à ce qu'elle doit être, dira d'Alembert, à ce qu'en a fait justement Locke : la physique expérimentale de l'âme. Rechercher la génération de nos idées et prouver qu'elles viennent toutes des sens, voilà, ou à peu près, toute la philosophie. Seule- ment, les matérialistes français ont déduit logiquement du sensualisme de Locke tout ce qui y était implicitement contenu, mais ce que Locke, l'auteur convaincu du « Christianisme raisonnable », avait refusé d'y voir : et c'est le pur athéisme ; car, quel est donc celui de nos sens qui nous révèle les choses invisibles? « Comment le profond Locke, qui a reconnu l'absurdité des idées innées, n'a-t-il pas vu qu'un tel principe sapait les fondements de cette théologie qui n'occupe jamais les hommes que d'objets inaccessibles aux sens et dont, par conséquent, il est impossible, de se faire une idée? »
Dans un autre domaine, où les Encyclopédistes passent pour avoir été les simples continuateurs de Locke, la logique française , soutenue, cette fois, pourrait-on dire, et comme approuvée par la générosité française, a singulièrement élargi les enseignements du maître : la tolérance, que prêche Locke dans ses fameuses Lettres, n'est, après tout, qu'une tolérance à l'usage des anglicans, puisqu'elle reste intolérante à l'égard des catholiques et des athées. Or cette tolérance, étroitement anglaise, les philosophes, l'étendant à tous, catholiques ou protestants, israélites ou athées, en feront une tolérance humaine.
John Locke (1632-1704) avait proposé d'appliquer à la psychologie les tests et les méthodes inductives de Francis Bacon ; dans son grand Essai sur l'entendement humain (1689), la raison, pour la première fois dans la pensée moderne, s'était retournée sur elle-même, et la philosophie avait commencé à examiner minutieusement l'instrument auquel elle avait si longtemps fait confiance. Ce mouvement introspectif de la philosophie s'est développé pas à pas avec le roman introspectif tel qu'il a été élaboré par Richardson et Rousseau ; tout comme la couleur sentimentale et émotionnelle de Clarissa Harlowe et de La Nouvelle Héloïse avait son pendant dans l'exaltation philosophique de l'instinct et du sentiment au-dessus de l'intellect et de la raison.
Comment naît la connaissance ? Avons-nous, comme le supposent certaines personnes de bonne volonté, des idées innées, comme, par exemple, le bien et le mal, et Dieu, - des idées inhérentes à l'esprit dès la naissance, avant toute expérience ? Des théologiens inquiets, qui craignaient que la croyance en la Déité ne disparaisse parce que Dieu n'était encore apparu dans aucun télescope, avaient pensé que la foi et la morale pourraient être renforcées s'il était démontré que leurs idées centrales et fondamentales étaient innées dans toute âme normale. Mais Locke, tout bon chrétien qu'il était, prêt à plaider avec éloquence en faveur de la "Raisonnabilité du christianisme", ne pouvait pas accepter ces suppositions ; il annonçait tranquillement que toutes nos connaissances proviennent de l'expérience et de nos sens - qu' "il n'y a rien dans l'esprit que ce qui a d'abord été dans les sens". L'esprit est, à la naissance, une feuille blanche, une tabula rasa ; et l'expérience des sens écrit sur elle de mille façons, jusqu'à ce que la sensation engendre la mémoire et la mémoire engendre les idées. Tout cela semblait conduire à la conclusion surprenante que, puisque seules les choses matérielles peuvent affecter nos sens, nous ne connaissons rien d'autre que la matière et devons accepter une philosophie matérialiste. Si les sensations sont la matière de la pensée, argumentaient les hâtifs, la matière doit être la matière de l'esprit...
La philosophie politique de Locke est dominée par sa répugnance envers l'absolutisme, à l'égard de l'arbitraire et des dogmatismes. Il en vient ainsi à réfuter les théories du droit divin des rois et rompt avec toute une tradition politico-religieuse dont il sait parfaitement qu'elle est très vivace. Le traité qu'il va composer a pour objet de définir les bases d`une politique nouvelle; ce n'est pas un manifeste politique, mais plutôt la défense raisonnée des droits du peuple. Cette politique nouvelle porte une foi nouvelle en l'être humain, et constitue l'aboutissement de tout un siècle.
En effet, avec Locke, les idées de raison, de droit naturel, de tolérance sortent de l'ombre et portent avec elles les concepts opératoires de contrat, d'individualisme et de volontarisme, de constitutionnalisme. Lecteur de Descartes, ami de Newton, administrateur d'un empire colonial (la Caroline), compagnon de Shaftesbury et, par lui, lié au parti whig, Locke rassemble en sa réflexion des idées dont la force singulière est de participer à l'émancipation de l'être humain. Le contexte politique et social de l'Angleterre est alors favorable pour tracer la structure d'un État séculier, indépendant de l'autorité théologique, avec pour assise la volonté libre d`êtres humains raisonnables que Dieu lui-même a créé capables d'autonomie et en charge d'assurer par eux-mêmes leur bonheur. Toutes les conditions du futur libéralisme se trouvent là rassemblées. L'autorité du gouvernement civil repose tout entière sur le consentement général qui atteste la promotion politique et éthique du peuple. Tout est bien construit et conçu à la gloire, non pas de l'être humain métaphysique tel que Descartes l'a découvert en tant que sujet universel, mais d'un être humain concret qui, par la vigilance de la raison, est responsable, sur cette terre, de son propre gouvernement.
"Epistola de Tolerantia ad clarissimum Virum Tarptola, scripa a Papoila" ("Lettre sur la tolérance", 1689)
Ouvrage publié à l'origine en latin et sans nom d'auteur en 1689, la "Lettre sur la tolérance" marque une étape importante dans la conquête du principe de tolérance par la pensée moderne ..
Cette épître a été publiée alors que l'on craignait que le catholicisme ne prenne le contrôle de l'Angleterre ; en réponse au problème de la religion et du gouvernement, Locke propose la tolérance religieuse comme solution. La lettre est adressée à un « Honoured Sir » anonyme, qui est en fait un ami proche de Locke, Philipp van Limborch, qui a publié le texte à l'insu de l'auteur. L'un des fondateurs de l'empirisme, Locke développe une philosophie contraire aux idées exprimées par Thomas Hobbes dans le "Léviathan", en soutenant la tolérance à l'égard des différentes confessions chrétiennes. Hobbes autorisait toutefois les individus à conserver leurs propres croyances religieuses tant qu'ils exprimaient extérieurement celles de l'État, et il a été avancé que le rejet par Locke de l'impérialisme catholique constituait la base ultime de son rejet de l'intérêt de l'État pour le salut spirituel. Contrairement à Hobbes, qui voyait dans l'uniformité de la religion la clé du bon fonctionnement de la société civile, Locke affirme qu'un plus grand nombre de groupes religieux prévient en fait les troubles civils. Locke suggère que les troubles civils résultent des confrontations causées par la tentative d'un magistrat d'empêcher la pratique de différentes religions, plutôt que de tolérer leur prolifération.
L'objectif premier de Locke est de « distinguer exactement les affaires du gouvernement civil de celles de la religion » (distinguish exactly the business of civil government from that of religion). Il cherche à persuader le lecteur que le gouvernement est institué pour promouvoir des intérêts externes, relatifs à la vie, à la liberté et au bien-être général, tandis que l'Église existe pour promouvoir des intérêts internes, c'est-à-dire le salut. Les deux remplissent des fonctions distinctes et doivent donc être considérées comme des institutions distinctes.
Le clergé anglican de la High Church a immédiatement réagi, sous la plume de Thomas Long et de Jonas Proast. Long soutenait que la lettre avait été écrite par un jésuite déguisé en athée qui complotait pour que l'Église catholique romaine prenne le dessus en semant le chaos et la ruine au sein de l'Église et de l'État. Proast attaque la lettre et défend l'idée que le gouvernement a le droit d'utiliser la force pour amener les dissidents à réfléchir sur les mérites de l'anglicanisme, la vraie religion. La réponse de Locke à Proast allait donner lieu à un échange prolongé et controversé....
"Puisqu'il vous plaît de me demander ce que je pense de la tolérance mutuelle des chrétiens dans leurs différentes professions de religion, je dois vous répondre librement que j'estime que cette tolérance est la principale marque caractéristique de la véritable Église. En effet, si certains se vantent de l'ancienneté des lieux et des noms, ou du faste de leur culte extérieur, d'autres de la réforme de leur discipline, tous de l'orthodoxie de leur foi - car chacun est orthodoxe pour lui-même - ces choses, et toutes les autres de cette nature, sont bien plus des marques d'hommes aspirant au pouvoir et à l'empire les uns sur les autres que des marques de l'Église du Christ. Même si quelqu'un ne peut prétendre à toutes ces choses, s'il est dépourvu de charité, de douceur et de bonne volonté à l'égard de tous les hommes, même de ceux qui ne sont pas chrétiens, il n'est certainement pas encore un vrai chrétien. "Les rois des nations les dominent, dit notre Sauveur à ses disciples, mais vous n'en serez pas ainsi. L'activité de la vraie religion est tout autre. Elle n'est pas instituée en vue de l'érection d'un apparat extérieur, ni de l'obtention d'une domination ecclésiastique, ni de l'exercice d'une force contraignante, mais pour régler la vie des hommes selon les règles de la vertu et de la piété. Quiconque veut se ranger sous la bannière du Christ doit, en premier lieu et avant tout, faire la guerre à ses propres désirs et vices. C'est en vain qu'un homme s'approprie le nom de chrétien s'il n'a pas la sainteté de vie, la pureté des mœurs, la bénignité et la douceur d'esprit." Que quiconque prononce le nom du Christ s'éloigne de l'iniquité.« Quand tu te seras converti, affermis tes frères », dit le Seigneur à Pierre.
Il serait en effet très difficile pour quelqu'un qui semble ne pas se soucier de son propre salut de me persuader qu'il se préoccupe beaucoup du mien. Il est impossible, en effet, que l'on s'applique sincèrement et de bon cœur à faire des autres des chrétiens, si l'on n'a pas soi-même embrassé la religion chrétienne dans son propre cœur. Si l'on en croit l'Évangile et les apôtres, nul ne peut être chrétien sans la charité et sans cette foi qui agit, non par la force, mais par l'amour. J'en appelle à la conscience de ceux qui persécutent, tourmentent, détruisent et tuent d'autres hommes sous prétexte de religion, pour savoir s'ils le font par amitié et par bonté envers eux ou non ? Je croirai alors, et pas avant, qu'ils le font, quand je verrai ces zélotes enflammés corriger, de la même manière, leurs amis et connaissances familières pour les péchés manifestes qu'ils commettent contre les préceptes de l'Évangile ; quand je les verrai persécuter par le feu et l'épée les membres de leur propre communion qui sont entachés de vices énormes et qui, sans amendement, risquent la perdition éternelle ; et quand je les verrai exprimer leur amour et leur désir du salut de leurs âmes en leur infligeant des tourments et en exerçant toutes sortes de cruautés. ..."
Locke envisage tout d'abord la question sous l'angle religieux, en soulignant le fait que la tolérance constitue le caractère essentiel de l'Eglise du Christ, laquelle est fondée sur le principe de la charité étendu à l`ensemble du genre humain, "y compris les non-chrétiens".
Il en arrive ensuite à considérer la question sous l'angle juridique, en se proposant de déterminer exactement les limites des compétences respectives de l`Église et de l'Etat. La juridiction du magistrat est fonction du but pour lequel la société politique est constituée : tutelle des biens civils, vie, liberté, intégrité et bien-être du corps, possession des biens extérieurs; elle ne peut donc s`étendre à ce qui regarde le salut des âmes.
En outre, le pouvoir du magistrat civil consiste uniquement dans la "co-action", il ne pourrait donc en aucun cas s'exercer sur la conscience par elle-même incoercible. En tout état de cause, même si l`autorité civile se révélait efficace pour plier l`esprit humain, il serait injuste d'imposer sa propre foi, professée par le prince, au détriment de la grande variété des opinions religieuses. Quant aux limites du pouvoir ecclésiastique, Locke affirme que l`Eglise, en tant que société libre et volontaire" constituée en vue de servir Dieu publiquement pour atteindre au salut des âmes, ne peut lier personne de façon absolue, la contrainte relevant exclusivement de la compétence de la magistrature civile destinée à la sauvegarde des biens extérieurs. Les seules armes dont dispose la société religieuse envers ses propres membres sont les exhortations, les avertissements, les conseils et enfin l'expulsion des récalcitrants, ou excommunication, pourvu que celle-ci ne soit pas accompagnée de paroles offensantes et d'actes de violence de nature à léser en quelque façon les droits civils et humains de l'individu. L'adhésion du prince elle-même ne peut conférer à une Église une autorité qui ne lui revient pas naturellement : lorsque cela se produit, l'Etat outrepasse ses droits. L'auteur insiste alors sur la nécessité d'une séparation nette des deux pouvoirs, en faisant remarquer que l`opinion selon laquelle le pouvoir civil serait fondé sur la Grâce et celle qui estime que la religion doit être propagée par la force ont été de tout temps la cause d'une infinité de guerres et de violences.
Le droit de gouverner les peuples ne donne pas au magistrat la faculté de désigner la vraie religion et partant d'attribuer à une Eglise donnée la prérogative de l'orthodoxie. Quant aux articles de la foi, qui se partagent en dogmes spéculatifs et en principes de morale, Locke estime que la croyance aux premiers ne peut être imposée du fait qu'il ne dépend pas de notre volonté de croire ou de ne pas croire ; les seconds, en revanche, étant donné que les actions morales se réfèrent à la vie civile, ressortent de la compétence du magistrat, avec cette limitation précise toutefois : que le pouvoir civil doit s'opposer uniquement aux doctrines qui se révèlent contraires aux fins en vue desquelles il a été lui-même constitué, et en général au bien de l'Etat et aux bonnes mœurs. Parmi ces doctrines, la plus dangereuse pour la paix de l'Etat est précisément celle de l'intolérance, qui tend à violer "les droits de l'Etat, les biens et la liberté des citoyens"...
Mais, parvenu à ce point du raisonnement, Locke, en contradiction flagrante avec le reste de son œuvre, procède à une restriction singulière à l'égard de l'Église catholique, laquelle, dit-il, ne peut être tolérée par le magistrat civil, car "ceux qui y adhèrent passent de ce fait même sous le pouvoir d`un autre prince", le pape, qui réunit en lui les qualités de chef de l'Eg1ise et de souverain d`un État. On ne peut également tolérer les athées pour qui "les promesses, les contrats et les serments, liens de la société civile, ne sont ni sacrés ni inviolables", par le seul fait que, sans la croyance en Dieu, "toute chose se corromprait dans le monde" ...
L`auteur va conclure en revendiquant l'égalité des droits pour toutes les confessions (y compris la romaine) et sans exclure "ni les païens, ni les mahométans, ni les juifs". Le principe de la tolérance est donc entendu ici avec une largeur de vues jusqu'alors bien peu répandue : ce principe apparaît comme essentiel dans la conception politique de Locke, fondée sur le droit de libre association, doctrine dont il avait tenté une application pratique en 1669, lorsqu'il fut chargé d'établir un projet de constitution pour la colonie nord-américaine de la Caroline.
"Two Treaties of Governmant" ("Traités du gouvernement civil", 1690)
Deux traités sur le gouvernement. Dans le premier sont exposés et réfutés les faux principes et les arguments de sir Robert Filmer et de ses disciples : c'est une réfutation phrase par phrase du "Patriarcha" de Filmer, contestant ses preuves des Écritures et les ridiculisant comme insensés, jusqu’à conclure qu’aucun gouvernement ne peut être justifié par un appel au droit divin des rois. Le deuxième Traité est un essai sur la véritable origine, le développement et le but du gouvernement civil, basé sur les droits naturels et la théorie des contrats et c'est de loin le plus célèbre. Locke commence par décrire l’état de la nature, une image beaucoup plus stable que l’état de « guerre de chaque homme contre chaque homme » de Thomas Hobbes, et soutient que tous les hommes sont créés égaux dans l’état de la nature par Dieu. À partir de là, il explique la montée hypothétique de la propriété et de la civilisation, en expliquant que les seuls gouvernements légitimes sont ceux qui ont le consentement du peuple. Par conséquent, tout gouvernement qui gouverne sans le consentement du peuple peut, en théorie, être renversé...
A l`état civilisé, Locke oppose un état naturel qui l`a précédé, concevant le passage de l`un a l`autre comme résultant d`un contrat. Néanmoins, l`état de nature ne constitue nullement une hypothèse abstraite. mais une situation historique, effectivement vérifiée et pouvant l'être encore avant la constitution de toute communauté organisée; cet état de nature persiste d`ailleurs dans les relations des Etats entre eux ou avec des personnes étrangères.
A l`encontre de Hobbes, pour qui semblable condition naturelle est caractérisée par un état d`hostilité et de destruction, Locke y voit une "parfaite liberté d`agir selon son bon vouloir ,et de disposer de ses biens et de sa personne", régie par une loi naturelle, immanente et divine : la "raison" ...
Cette dernière, en commandant à chacun de défendre sa propre intégrité et de ne léser quiconque dans sa vie, ses biens et sa liberté, fonde le droit individuel à punir tout violateur de ces règles. Ce droit, considéré par Locke comme un "pouvoir exécutif" par rapport à la loi naturelle, est seul capable de procurer à cette dernière une réelle efficacité. Lorsque la nécessité s`impose d`user du droit de défense et de punition. l`état de nature est troublé par l`apparition de l`état de guerre. jusqu`à ce que le "parti de l`innocence" ait triomphé de l`agresseur. Ceci se vérifie également, nous dit Locke, dans les sociétés organisées, lorsque, manquant à leur devoir, elles tolèrent la violence et placent l`individu dans la nécessité de se défendre par ses propres moyens.
Les droits naturels sont inaliénables : la loi de nature exige non seulement la conservation de soi-même, mais encore l` "indépendance individuelle face au pouvoir arbitraire d`un despote". Semblable indépendance, "étroitement liée aux exigences de l`intégrité humaine", est indispensable. L`esclavage ne sera donc jamais et en aucun cas légitime pour l`être humain même s`il se prévaut de son propre consentement.
En tant que fruit du travail, la propriété est également liée à la personne humaine de façon indissoluble: tout être humain, engageant dans son travail une part de son individualité, acquiert un droit privé sur la part des biens communs de la terre qu`il tire de la nature pour ses propres besoins.
La nécessité de se défendre plus efficacement que ne le permet l`état, de nature incite les êtres humains à constituer l`Etat: ce contrat, essentiellement fondé sur un mobile égoïste, se prévaut néanmoins de sentiments sociaux tels que la confiance et la bienveillance. Semblable contrat n'implique nullement pour l'être humain une abdication de sa souveraineté naturelle, mais une délégation partielle et temporaire de cette souveraineté entre les mains de représentants déterminés. Le pouvoir souverain ne peut donc, en aucun cas, être absolu, et ne tire son autorité que de l'assentiment populaire.
C'est à partir de cette idée que Locke examine les fonctions et les limites de l`autorité paternelle, en vue de démontrer que la position du père à l`égard de sa femme, de ses fils et de ses serviteurs ne peut constituer en elle-même une société politique, en dépit de certains points communs avec cette dernière. En outre, l'auteur dénie tout pouvoir absolu aux parents comme au mari : certes, du fait même que la liberté est le propre de l'être humain en tant qu`être doué de raison, les fils se trouvent placés dans une condition de dépendance naturelle envers leurs parents tant qu`ils n`ont pas acquis la pleine jouissance de cette faculté. Mais cette dépendance n`implique nullement une autorité absolue les privant de la totalité de leurs droits. L`autorité patriarcale est donc limitée et temporaire. S`il faut voir dans la famille l'origine historique de certains Etats, il n`en demeure pas moins que le fondement véritable de l'Etat, loin d`être constitué par l'autorité patriarcale, relève de l`accord tacite des enfants qui se substitue, à l`âge adulte, à la condition de tutelle naturelle propre à l`enfance.
Dans toute société civilisée, la souveraineté proprement dite trouve son expression dans la loi librement voulue et acceptée par la majorité des individus. Locke en arrive ainsi à poser les principes fondamentaux de la constitution représentative : le pouvoir suprême est exercé par les corps législatifs représentant les citoyens, leurs conditions sociales, leurs intérêts et leurs droits historiquement constitués. tandis que le pouvoir exécutif (confié de préférence à la monarchie héréditaire) est plus simplement délégué en vue de garantir l`intégrité et l`application des lois.
Locke se trouve ainsi être le premier à formuler le principe de la séparation des pouvoirs comme la seule garantie possible du respect de la souveraineté naturelle. Instaurant ainsi un critère tenu pour fondamental par les théoriciens ultérieurs du libéralisme. il s`efforce de fixer les limites de ces pouvoirs qui, dans l`exercice de leur fonction, auront toujours pour seule règle le bien public, et éviteront également de tomber dans les abus, lorsque par exemple le pouvoir exécutif sera tenu d`agir dans des cas d'urgence non prévus par les lois et "parfois même à l`encontre de la loi".
Ainsi se trouvent condamnés les gouvernements imposés par la violence, du fait de la conquête ou de l`abus de pouvoir générateur de tyrannie; et dans les deux cas se trouve légitimé le droit naturel de se défendre par la force contre le prévaricateur qui viole la loi naturelle. ll en ira de même pour les abus du pouvoir exécutif ; car, en tant que suprême représentant de la volonté collective, le roi perdrait toute autorité en violant les ordonnances de l'Etat comme en s`opposant aux buts ayant présidé à la création de ce dernier.
Tout en apportant dans son Deuxième traité une justification intellectuelle de la Glorieuse révolution de 1688 et de l'ordonnance constitutionnelle instaurée par Guillaume d`Orange, - date à partir de laquelle aura lieu le transfert définitif du pouvoir au Parlement -, Locke donnait avec cet ouvrage, qui demeure fondamental, la première expression théorique des principes du libéralisme tout en devenant le quasi théoricien officiel de la monarchie constitutionnelle. Dans ce passage, tout en prétendant retrouver dans l'état de nature toutes les caractéristiques d'une certaine idée de la société civile (liberté. propriété, sens de la justice...) il peut alors déduire facilement la légitimité de ce type d'organisation. La seule modification consiste en un transfert, de l'individu à une constitution, de la charge d 'assumer toutes les grandes fonctions naturelles. Cette conception de la société civile "a pour fin principale Ia préservation de la propriété" ...
" ... 87. L'homme est né, comme on l'a prouvé. muni d'un titre à la liberté parfaite et en pleine jouissance de tous les droits et privilèges de la loi de la nature, à l'égal de n'importe qui d`autre sur terre, individu ou groupe ; il tient donc de la nature. non seulement le pouvoir de préserver ce qui lui appartient, c'est-à-dire. sa vie, sa liberté, ses biens. des déprédations et des entreprises des autres hommes. mais aussi celui de juger les autres et de les punir quand ils enfreignent la même loi, comme il estime que l'infraction le mérite et même en infligeant la peine de mort, si l`acte constitutif du crime lui paraît assez odieux pour l`exiger. D'autre part, aucune société politique ne peut exister, ni subsister, sans détenir le pouvoir d'assurer la conservation de la propriété. donc celui de punir, à cet effet, les infractions commises par tous ses membres ; il n'y a donc de société politique que là, et la seulement, où chacun des individus qui en font partie s`est défait de ce pouvoir naturel et l`a confié à la communauté. pour que celle-ci l'exerce chaque fois qu`aucune circonstance particulière n'exclut le recours à la loi qu'elle a établie. Aucun membre, pris individuellement, ne peut plus prononcer de jugement pour son compte et la communauté accède au rôle d`arbitre ; elle se soumet à des règles impartiales et à des hommes qu`elle habilite à les faire respecter : elle tranche, de cette manière, tous les différend qui peuvent s'élever entre ses membres sur tout point de droit et elle punit des peines prévues par la loi les infractions que les membres commettent contre le corps social ; on distingue donc facilement ceux qui vivent en société politique d'avec les autres. Ceux qui sont réunis de manière à former un seul corps, avec un système juridique et judiciaire commun, auquel ils peuvent recourir et qui a compétence pour trancher les différends qui s`élèvent entre eux et punir les délinquants, ceux-là vivent ensemble dans une société civile; ceux qui n'ont en commun aucun droit de recours, du moins sur terre, restent dans l'état de nature, où chacun se sert à lui-même de juge et de bourreau. car il n'y en a pas d'autre ; c'est là, comme je l'ai déjà montré, l 'état de nature sous sa forme parfaite...."
"Reasonableness Christianity as delivered in Scripture" (Le Christianisme raisonnable, 1695)
Traité publié sous l'anonymat en 1695 dans lequel Locke prend position contre les théologiens, qui tiennent l'être humain pour corrompu depuis la faute d'Adam, le jugeant incapable de faire le bien, et contre les philosophes déistes, portés à l'excès contraire et qui nient la nécessité de la Rédemption en ne voyant dans le Christ que le restaurateur de la religion naturelle. Locke déplore que, par les arguties et les complications abstraites de leurs discussions dogmatiques, les théologiens aient voilé la clarté de l'Evangile, qui demeure au contraire accessible au sens commun pour tout ce qui regarde le salut de l'âme. Lorsque les Écritures présentent des points obscurs ou d'une interprétation difficile, il convient d'éclairer les textes, non par des abstractions théologiques, mais par une patiente confrontation des parties et, surtout, par la méditation; que l'on renonce d'autre part à saisir ces vérités dépassant les capacités de l'intelligence humaine : l'homme n'est pas obligé de croire ce qu'il ne comprend pas, car les vérités divines qui lui sont accessibles sont suffisantes pour le salut de son âme et pour la pureté de sa foi. Dieu a puni Adam de son péché en lui ôtant, ainsi qu'à sa postérité, le bonheur de l'état originel et l'immortalité qu'il lui avait d'abord concédée. Mais, dans sa miséricorde, il a par la suite envoyé son Fils sur la terre en libérateur. Comme le dit saint Paul, alors qu'avant Jésus-Christ la loi naturelle était suffisante, avec le Christ fut instaurée la loi de la foi, par laquelle Dieu fonda pour son Fils un royaume qui comprend des hommes de toutes les races, langues, tribus et nations du monde.
En vertu de ce nouveau pacte seront chrétiens et obtiendront la rémission de leurs péchés tous ceux qui reconnaîtront en Jésus-Christ le Messie annoncé et deviendront ses fidèles sujets, acceptant de régler leur conduite sur sa volonté : tous ceux qui tiendront pour inspirées de Dieu les relations des Evangélistes et des Apôtres, mais qui, cherchant à en pénétrer le sens, n'accepteront que Dieu pour guide infaillible de leur interprétation, car c'est uniquement de lui que l'intelligence humaine peut recevoir sa lumière.
Telle fut la foi qu'exigèrent les Apôtres lorsqu'ils prêchèrent les Evangiles; et, aujourd'hui comme hier, elle est seule nécessaire et suffisante pour être chrétien. C`est le dogmatísme théologique, lequel naquit avec les Epîtres apostoliques, qui conduisit à la division de la religion chrétienne en un grand nombre d'Églises, parmi lesquelles il est impossible de choisir, chacune se donnant pour dépositaire d'une vérité que d'autre part elle trahit. La révélation était indispensable pour transmettre à l'être humain des connaissances que l'entendement humain n'aurait pu atteindre de lui-même, limité comme il l'est à l'expérience sensible; mais les vérités qu`elle énonce ne peuvent en aucun cas se trouver en désaccord avec la raison, celle-ci étant également un don de Dieu.
Ainsi, tout en admettant une religion naturelle, dont les principes seraient purement rationnels, Locke soutient qu'elle ne peut être valable que si elle relève des principes révélés. Il s'oppose ainsi aussi bien au sectarisme théologique et confessionnel qu'aux négations étroitement rationalístes : il fonde le principe libéral de la tolérance religieuse qui se trouvera exposé dans sa Lettre sur la tolérance et réalisé, en partie, dans la politique anglaise de l'époque. Ceci explique l'influence qu'exerça la pensée religieuse de Locke d'une part sur les développements du rationalisme anglais et d'autre part, directement ou indirectement, sur le ratíonalisme français jusqu`à Rousseau ...