Malebranche (1638-1715), "De la Recherche de la vérité" (1675), "Conversations chrétiennes" (1677), "Traité de la nature et de la grâce" (1680), "Méditations chrétiennes et métaphysiques" (1683), "Entretiens sur la métaphysique et sur la religion" (1688) - ...
Last update 10/10/2022
Malebranche se voulait disciple de Descartes mais il s'éloigna de lui sur presque tout et parce que sa pensée est surtout théologique, on en a souvent négligé l'originalité. Il n’y a rien, selon Malebranche, qui, médité comme il faut, ne nous ramène à Dieu ; telle est la somme de sa philosophie : philosophie essentiellement religieuse, ou plutôt dans laquelle la vie selon la raison n’est qu’une partie de la vie religieuse. Considérons ses thèses les plus célèbres : la théorie des causes occasionnelles nous montre qu’il n’y a d’action efficace que celle de Dieu, et que nous sommes dupes de notre imagination, lorsque nous attribuons une efficace, quelle qu’elle soit, aux créatures ; d’après la théorie de la vision en Dieu, Dieu est notre seule lumière, si bien que, dans toute connaissance, fût‑ce celle des corps matériels, nous ne sommes en rapport qu’avec Dieu ; la méditation nous apprend que l’amour de soi, loin de détacher l’homme de Dieu, le conduit, lorsqu’il est éclairé, à l’amour de Dieu. Le système de Malebranche est comme une vaste conversion, par laquelle toutes choses, devenues transparentes à l’esprit, nous laissent voir que nous dépendons de Dieu seul. « Dieu est partout tout entier, dit saint Augustin, et c’est pourquoi on peut se souvenir de lui. L’homme se rappelle assez pour se tourner vers le Seigneur comme vers la lumière par laquelle il est touché en quelque manière même lorsqu’il s’en écarte. » Des pensées de ce genre étaient l’objet constant de méditations dans l’Oratoire : il n’y a pas ici de limite exacte où cesse la pensée philosophique et où commence la vie religieuse ...
Malgré des adversaires puissants, la philosophie de Malebranche eut, à la fin du XVIIe siècle, un grand succès chez les gens du monde et dans les universités tout autant qu’à la congrégation de l’Oratoire et même chez les Bénédictins et les Jésuites. De grandes dames, comme Mme de Grignan, étaient ses lectrices assidues ; la nièce de Malebranche, Mlle de Vailly, réunissait chaque semaine, en son salon, les malebranchistes de Paris. La vie de Malebranche s’achève à l’époque où l’empirisme de Locke et la physique de Newton vont s'imposer. Pourtant, tout au long du XVIIIe siècle, il existera, en Angleterre comme en France, un courant de pensée antisensualiste ...
Malebranche (1638-1715)
Né à Paris d'une famille de parlementaires - il perd ses parents en 1658 -, Nicolas Malebranche étudie la philosophie d'Aristote au collège de la Marche, puis la théologie à la Sorbonne, et entre en 1660 dans la Congrégation de l’Oratoire - on y cultivait Aristote, Saint Augustin et Platon -. Il est ordonné prêtre en 1664, - et, sauf quelques séjours en province, résidera à l’Oratoire de la rue Saint-Honoré jusqu’à sa mort. Sa vocation philosophique, tardive, trouve son origine dans la lecture du "Traité de l’homme" de René Descartes que de La Forge venait de publier. Cette rencontre fondamentale avec la philosophie cartésienne donnera naissance, entre autres, à la "De la recherche de la vérité où l’on traite de la nature de l’esprit de l’homme et de l’usage qu’il en doit faire pour éviter l’erreur dans la science" (Paris 1674-1675), - l’ouvrage eut, du vivant de Malebranche, plusieurs éditions -, ainsi qu’à son oeuvre majeure, "Entretiens sur la métaphysique et sur la religion" (Rotterdam 1688, Paris 1711). En 1676 paraissent les "Conversations chrétiennes, abrégé de la doctrine", qui lui avait été demandé par le duc de Chevreuse...
Ses "Petites Méditations sur l’humilité et la pénitence" (1677) le mène à une intense activité de polémiste notamment avec Antoine Arnauld concernant l'interprétation de la philosophie cartésienne. Il en fut de même avec son "Traité de la nature et de la grâce" (1680) que réprouvèrent tout autant Arnauld que Bossuet et Fénelon. Celui-ci publiait la "Réfutation du système du P. Malebranche sur la Nature et la Grâce", tandis que Bossuet le réprimandait publiquement dans l’oraison funèbre de Marie‑Thérèse.
Arnauld, de son côté, commença par attaquer ses thèses philosophiques dans "Des vraies et des fausses idées", suivi d’un grand nombre de répliques puis en vint à citer Malebranche en cour de Rome, parvenant à faire mettre son livre à l’index en 1690.
Malebranche défendit ses idées en publiant le "Traité de morale" (1683), les "Méditations chrétiennes" (1683), et les "Entretiens sur la métaphysique et la religion" (1688). En 1697, il écrivit un petit Traité de l’amour de Dieu, qui le mettait du côté de Bossuet dans la fameuse querelle du quiétisme.
Malebranche prendra de même part à la polémique sur la religion des chinois provoquée par l’activité missionnaire des jésuites (Entretiens d’un philosophe chrétien et d’un philosophe chinois sur l’existence et nature de dieu - Paris 1708). Reconnu également pour ses travaux de mathématiques et de philosophie naturelle, il devient membre de l’Académie des Sciences en 1699. En 1714, le livre de Boursier, "L’action de Dieu sur la créature" attira une réponse de Malebranche dans son dernier ouvrage, les "Réflexions sur la Prémotion physique" ...
La petite histoire raconte que Malebranche - visiblement très émotif - mourut des suites d`une colère prise en discutant avec Berkeley ! Il s'éteint le 13 octobre 1715 à Paris ...
Arnold Geulincx (1624‑1669) est célèbre pour avoir été le principal représentant d'une tendance cartésienne de la philosophie connue sous le nom d' "occasionnalisme", ou théorie des causes occasionnelles.
Grand défenseur des idées de Descartes, étudiant, puis professeur à l’Université de Louvain pendant six ans, Geulincx dut quitter cette Université dans des conditions mal connues, mais il se fit protestant et se réfugia à Leyde, où il donna des leçons particulières (1663). Ses ouvrages, parmi lesquels une "Metaphysica vera" et une "Metaphysica ad mentem peripateticam" ne parurent que tard après sa mort (1691‑1698), bien après les œuvres de Malebranche.
Chez Geulincx, l'éthique est étroitement liée à la théorie de la connaissance et à la métaphysique. Descartes avait vu dans l'âme et le corps deux substances absolument distinctes et hétérogènes, ce qui ne permettait pas de concevoir entre elles des rapports réciproques. L` "influxus physicus" de l'âme sur le corps et du corps sur l'âme, admis pourtant par Descartes, était une contradiction au principe de la conservation de la quantité de mouvement. Mais si I'on était amené à écarter l'hypothèse de I`influxus physique, il ne restait plus, dans le système cartésien, qu'à recourir à l'action de Dieu.
C`est dans cette voie que s'étaient déjà engagés Johann Clauberg (1622-1665, "Defensio Cartesiana, 1652), Louis de La Forge (1632-1666, "Traité de l'esprit de l'homme", 1664) et Géraud de Cordemoy (1626-1684, "Discernement du corps et de l'âme", 1667), mais Geulincx prit une décision radicalement opposée ...
ll commença par déclarer que le corps ne peut être la cause des sensations dans l'âme, ni la volonté celle des mouvements du corps. Tous les corps existant dans l'univers (y compris notre propre corps) ne sont que des modalités différenciées d`un corps unique, régies par les lois du mouvement, telles qu'elles sont établies par Dieu. De même, les âmes différentes ne sont en réalité que des modalités d'une âme unique et universelle, et tous les mouvements qui s`y présentent ne sont que des reflets des pensées de l'esprit divin.
L'homme est donc ainsi le simple spectateur d`un monde dont il participe de par sa corporéité, d'un monde où tout est régi par des lois qui mettent en jeu des imaginations, des pensées et des volontés stabilisées dans la sagesse divine, laquelle réalise tout dans l'être humain, y compris la conscience qu'il peut avoir de la liberté.
L'occasionnalisme, c'est tout simplement voir dans toutes les causes naturelles une "occasion" dans laquelle Dieu, véritable cause de toutes choses, manifeste sa force et sa puissance. En particulier, comme le corps et l'esprit sont des substances hétérogènes qui ne peuvent donc agir l'une sur l'autre, la décision volontaire ne peut être que la cause occasionnelle d'une idée dans l'esprit; c'est Dieu qui est la cause véritable de nos actes. ll en était de même, selon Malebranche, pour les causes naturelles : les mouvements dans le monde ne sont que les "phénomènes" d'une force primitive et spirituelle, qui est l'action de Dieu. Mais il en était aussi de même dans les rapports entre les "esprits", c'est-à-dire entre les hommes : lorsque "je" parle, autrui ne peut me comprendre que par une force qui ne vient pas de moi, mais qui agit en lui d'une manière parfaitement autonome; mon discours ne peut être que la cause occasionnelle de sa compréhension. Une doctrine théologique qui a inspiré bien des psychologues et des philosophes par la suite ...
L’idée centrale de toutes ses recherches, c’est d’échapper au « penchant de l’esprit humain à fixer sur les choses connues les modes de ses propres pensées ». Aristote est le type de ceux qui y ont succombé, Descartes le modèle de ceux qui veulent s’y soustraire. Une des premières fautes des péripatéticiens, c’est d’imaginer des agents corporels capables de produire en nous la variété des sensations et des idées ; car je constate simplement d’une part que je suis, d’autre part que j’ai des modes de pensée très variés ; je suis aussi un être simple, puisque je reste le même dans cette diversité ; étant simple, je ne puis produire en moi cette diversité, qui a donc sa raison en un agent extérieur à moi. Mais peut‑on voir cet agent dans les corps, avec Aristote ? Non, car c’est un principe « très évident » qu’il n’y a pas d’action, s’il n’y a pas conscience chez l’agent ; je crois par préjugé que le feu produit la chaleur ; mais quand je suis mon « instinct naturel », je sais bien que je ne puis être auteur d’une action dont je n’ai pas conscience et dont j’ignore le mode de production, et donc que le corps, qui n’a pas de conscience, ne saurait agir. La cause des modes de pensée ne saurait donc être qu’un être pensant hors de moi. Mais tout être pensant est simple comme moi-même ; il ne peut donc produire une diversité d’effets, sinon par l’intervention d’une chose, qui doit être capable de divers changements pour que naissent, par elle, divers objets de pensée : cette chose, c’est l’étendue et le corps ; « les corps agissent donc comme des instruments et non comme des causes », instruments au pouvoir d’une cause ineffable qui peut faire plus de choses que je ne puis en penser, de Dieu. C’est une forme de la thèse occasionaliste que nous retrouverons chez Malebranche ...
Mais la pensée de Geulincx ira bien plus loin : Descartes a appris à considérer le corps comme intelligible, en y voyant une étendue divisible à l’infini, impénétrable et douée de diverses autres propriétés. Mais ces propriétés, étant intelligibles, ne peuvent appartenir au corps brut comme tel ; il faut qu’un esprit les y ait introduites : ce n’est point seulement le mouvement que Dieu a mis dans la matière, ce sont toutes ses autres propriétés.Il n’est donc rien que l’esprit pense et connaisse d’une chose qui n’y ait été introduit par l’esprit. A ce stade, Geulincx si ferme sur le principe, se montrera plus flou sur les conséquences : cette addition de la pensée aux choses est-elle un obstacle à la sagesse, ou connaissance des choses telles qu’elles sont en soi, comme lorsque les qualités sensibles nous masquent la réalité physique ? Quelle pourrait être cette ligne démarcation entre les pensées qui viennent de nous et les idées véritables, l'époque ne sait encore donner un objet à la science ...
Malebranche part de Descartes, mais rationaliste jusqu`au bout, il refuse les limites posées par Descartes à l`exercice de la raison, veut penser l`union de l'âme et du corps, la nature et les intentions divines. Des contemporains de Malebranche ont jugé bien peu compatible avec le principe cartésien de séparation de la philosophie et de la foi, la "vision en Dieu" que propose Malebranche, et elle est en effet est en rupture totale avec le cartésianisme orthodoxe et rend aux idées un statut presque platonicien de réalités transcendantes au monde et à l'âme qui les aperçoit. C'est en effet la fin du primat du cogito, de l'innéisme et de la possibilité pour le moi de se connaitre dans son essence. Malebranche, ne l'oublions pas, plus près de Leibniz que de Descartes, admet une nécessité interne aux idées, nécessité rationnelle qui s'impose à Dieu même : il abandonne ainsi la théorie cartésienne de la libre création des vérités éternelles par Dieu. Quant à la théorie des "causes occasionnelles", qui fait de Dieu la seule cause efficiente de tout ce qui se produit dans l'univers, elle annonce des conceptions très modernes de la causalité, des conceptions qui s'affirmeront paradoxalement anti-métaphysiques ...
LA RAISON HUMAINE EST INFINIE - Des thèmes importés de Descartes mais avec de significatives modifications : l'idée d'une raison humaine infinie, même si celle-ci participe de l'essence divine, suffit à montrer que la perspective religieuse ne conduit nullement Malebranche vers un philosophie de la misère de la créature. Fonder l'éthique sur un hiérarchie objective des valeurs, c'est reconnaître avec Descartes que la moralité est indissociable de la connaissance. On trouve également chez Spinoza cette idée, dont Malebranche a souvent été rapproché...
"Je vois. par exemple. que 2 fois 2 font 4, et qu'il faut préférer son ami à. son chien, et je suis certain qu`il n`y a point d`homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or. je ne vois point ces vérités dans l'esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu'il y ait une raison universelle qui m`éclaire et tout ce qu'il y a d'intelligence. Car si la raison que je consulte n`était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes. est une raison universelle. Je dis quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu`un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu`elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent.
Je suis certain que les idées de choses sont immuables. et que les vérités et les lois éternelles sont nécessaires, il est impossible qu`elles ne soient pas telles qu'elles sont. Or, je ne vois rien en moi d'immuable ni de nécessaire. je puis n`être point ou n'être pas tel que je suis, il peut y avoir des esprits qui ne me ressemblent pas : et cependant je suis certain qu`il ne peut y avoir d`esprits qui voient des vérités et des lois différentes de celles que je vois ; car tout esprit voit nécessairement que 2 fois 2 font 4, et qu'il faut préférer son ami à son chien. Il faut donc conclure que la raison que tous les esprits consultent, est une raison immuable et nécessaire.
De plus, il est évident que cette même raison est infinie.
L`esprit de l'homme conçoit clairement qu`il y a ou qu'il peut y avoir un nombre infini de triangles, de tétragones, de pentagones intelligibles, et d`autres semblables figures. Non seulement il conçoit que les idées des figures ne lui manqueront jamais, et qu`il en découvrira toujours de nouvelles, quand même il ne s`appliquerait qu'à ces sortes d'idées pendant toute l'éternité. il aperçoit même l`infini dans l'étendue, car il ne peut douter que l'idée qu'il a de l'espace ne soit inépuisable. L'esprit voit clairement que le nombre qui multiplie par lui-même, produit 5, ou quelqu`un des nombres entre 4 et 9, entre 9 et 16, entre 16 et 25, etc., est une grandeur, un rapport, une fraction, dont les termes ont plus de chiffres qu'il ne peut y en avoir d`un pôle du monde à l'autre. Il voit clairement que c'est un rapport tel qu'il n`y a que Dieu qui le puisse comprendre, et qu'il est impossible de l'exprimer exactement, parce qu'il faut pour l'exprimer une fraction dont les deux termes soient infinis. Je pourrais apporter beaucoup de semblables exemples, dont on peut conclure, non seulement que l'esprit de l'homme est borné, mais que la raison qu'il consulte est infinie. Car enfin, l'esprit voit clairement l'infini dans cette souveraine raison, quoiqu'il ne le comprenne pas. En un mot il faut bien que la raison que l'homme consulte soit infinie, puisqu`on ne le peut épuiser, et qu'elle a toujours quelque chose à répondre sur quoi que ce soit qu'on l'interroge.
Mais s`il est vrai que la raison à laquelle tous les hommes participent est universelle, s`il est vrai qu'elle est infinie, s'il est vrai qu'elle est immuable et nécessaire, il est certain qu'elle n`est point différente de celle de Dieu même, car il n'y a que l`être universel et infini qui renferme en soi-même une raison universelle et infinie." (Éclaircissements à la Recherche de la vérité. Vrin).
"De la Recherche de la vérité" (1675)
C'est l'ouvrage capital du philosophe Nicolas Malebranche : le premier tome parut en 1674, le deuxième en 1675, un troisième volume d' "Eclaircissements", la même année, et l'édition définitive date de 1712.
Partant du dualisme entre Dieu et le monde impliqué par la doctrine cartésienne, et de la tentative de Geulincx (1625‑1669) jetant les bases de l' "occasionnalisme" (Dieu étant la cause des idées dont nous ne sommes que la cause occasionnelle), Malebranche attribue à la substance corporelle les caractères de l'étendue, dont l`idée relève de Dieu; il s`attache ensuite à expliquer comment nous atteignons en nous-même à la connaissance du réel, point demeuré obscur dans le système cartésien.
L'occasionnalisme suppose l'intervention divine, mais par l'intermédiaire de notre intelligence. Malebranche, s'il adopte une argumentation rigoureusement systématique, va négliger l'importance des sens et de l'imagination : en postulant principalement que la raison constitue le fondement de toute connaissance...
L'homme voit tout en Dieu et celui-ci, loi suprême de l'univers, régit son œuvre et opère à travers lui dans le monde sensible. La pensée, qui par sa nature même est l`essence de l'âme, se révèle par deux éléments : un acte de volonté et un critère de jugement. Il ne faut en aucun cas disjoindre la volonté de la pensée, à l'instar de certains théoriciens, car ce serait contribuer à éliminer une source d`activité et de vie spirituelle. Même si l'on se borne à ne considérer que le domaine de la vie intellectuelle, il convient de considérer qu'un acte de volonté se pose comme un motif de pensée, sans quoi nulle volonté n'aurait de raison d'être.
Contraint d`éliminer les distinctions inutiles, Malebranche affirme par ailleurs l'identité de principe de la vérité philosophique et de la vérité théologique : toutes deux concernent la nature et l'existence de Dieu : il est donc impossible qu'il puisse exister entre elles des différences, sinon dans la façon de définir cette réalité suprême.
Dans la quête du vrai, que nous apporte les passions? De l'erreur et de l'esclavage des passions... La "Recherche de la vérité" analyse l'origine de nos erreurs : ce sont les illusions des sens, des passions, de l'imagination, des inclinations. La passion est au XVIIe siècle un phénomène passif de l'âme. Malebranche emprunte ici à Descartes une partie de sa doctrine sur les passions: toute passion résulte de l'action du corps sur l'esprit.
"Notre amour, notre haine, notre crainte ne nous font faire que de faux jugements ; et il n'y a que la lumière pure de la vérité qui éclaire notre esprit, et que la voix distincte de notre maître commun qui nous fasse faire des jugements solides, pourvu que nous ne jugions que de ce qu'il nous dit, et que selon qu'il nous le dit : "Sicut audio, sic judico" (ainsi j'entends, ainsi je juge).
Mais voyons de quelle manière nos passions nous séduisent, afin que nous puissions leur résister avec plus de facilité.
Les passions ont un si grand rapport avec les sens, qu'il ne sera pas difficile d'expliquer de quelle manière elles nous engagent dans l'erreur, après ce que nous avons dit dans le premier livre. Car les causes générales des erreurs de nos passions sont entièrement semblables à celles des erreurs de nos sens.
La cause la plus générale des erreurs de nos sens est, comme nous avons fait voir dans le premier livre, que nous attribuons aux objets de dehors ou à notre corps les sensations qui sont propres à notre âme ; que nous attachons les couleurs sur la surface des corps ; que nous répandons la lumière, les sons et les odeurs dans l'air, et que nous fixons la douleur et le chatouillement dans les parties de notre corps qui reçoivent quelques changements par le mouvement des corps qui les rencontrent.
Il faut dire à peu près la même chose de nos passions. Nous attribuons imprudemment aux objets qui les causent ou qui semblent les causer toutes les dispositions de notre cœur, notre bonté, notre douceur, notre malice, notre aigreur et toutes les autres qualités de notre esprit. L'objet qui fait naître en nous quelque passion, nous paraît en quelque façon renfermer en lui-même ce qui se réveille en nous lorsque nous pensons à lui ; de même que les objets sensibles nous paraissent renfermer en eux-mêmes les sensations qu'ils excitent en nous par leur présence. Lorsque nous aimons quelque personne, nous sommes naturellement portés à croire qu'elle nous aime, et nous avons quelque peine à nous imaginer qu'elle ait dessein de nous nuire, ni de s'opposer à nos désirs.
Mais si la haine succède à l'amour, nous ne pouvons croire qu'elle nous veuille du bien; nous interprétons toutes ses actions en mauvaise part ; nous sommes toujours sur nos gardes et dans la défiance, quoiqu'elle ne pense pas à nous ou qu'elle ne pense qu'à nous rendre service.
Enfin nous attribuons injustement à la personne qui excite en nous quelque passion toutes les dispositions de notre cœur ; de même que nous attribuons imprudemment aux objets de nos sens toutes les qualités de notre esprit.
De plus, par la même raison que nous croyons que tous les hommes reçoivent les mêmes sensations que nous des mêmes objets, nous pensons que tous les hommes sont agités des mêmes passions que nous pour les mêmes sujets, pourvu que nous croyions qu'ils en puissent être agités. Nous pensons que l'on aime ce que nous aimons, ou que l'on désire ce que nous désirons" (Malebranche, Recherche de la vérité).
Pourquoi les hommes n'usent-ils pas de leur propre esprit alors qu 'ils se servent de leurs yeux ? On préfère, par paresse, obéir à I'autorité plutôt que de penser par soi-même...
Penser par soi-même, faire usage de son propre esprit, telle est l'idée essentielle de ce passage. On peut reprochera ces analyses de celles de Kant. L'esprit est ici conçu comme le principe de la pensée et de la réflexion. Méditer est l'acte de s'abstraire du monde et des choses pour établir des jugements certains. On trouvera aussi chez Malebranche, à la suite de Descartes, une doctrine "neuro-physiologique" faisant appel aux esprits animaux : bien des choses dépendent, en effet, des voies initialement frayées dans notre cerveau, des habitudes contractées dans la jeunesse: ces voies, qui vont jouer un grand rôle ultérieurement, sont frayées par les esprits animaux, corps subtils fixés dans les cavités du cerveau ou circulant dans les nerfs pour transmettre les ordres de ce dernier....
"ll est assez difficile de comprendre comment il se peut faire que des gens qui ont de l'esprit aiment mieux se servir de l'esprit des autres dans la recherche de la vérité que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d'honneur à se conduire par ses propres yeux, que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne s'avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l'espérance d'avoir un conducteur.
[...] L'usage de l'esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement, que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité.
Mais il y a plusieurs causes qui contribuent à ce renversement d'esprit.
Premièrement, la paresse naturelle des hommes qui ne veulent pas se donner la peine de méditer.
Secondement, l'incapacité de méditer, dans laquelle on est tombé pour ne s'être pas appliqué dans la jeunesse, lorsque les fibres du cerveau étaient capables de toute sortes d'inflexions.
En troisième lieu, le peu d'amour qu'on a pour les vérités abstraites, qui sont le fondement de tout ce que l'on peut connaître ici-bas.
En quatrième lieu, la satisfaction qu'on reçoit dans la connaissance des vraisemblances, qui sont fort agréables et fort touchantes, parce qu'elles sont appuyées sur les notions sensibles.
En cinquième lieu, la sotte vanité qui nous fait souhaiter d'être estimés savants, car on appelle savants, ceux qui ont le plus de lecture. La connaissance des opinions est bien plus d'usage pour la conversation, et pour étourdir les esprits du commun, que la connaissance de la véritable philosophie qu'on apprend en méditant.
En sixième lieu, parce qu'on s'imagine sans raison que les anciens ont été plus éclairés que nous ne pouvons l'être, et qu'il n'y a rien à faire où ils n'ont pas réussi.
En septième lieu, parce qu'un faux respect mêlé d'une sotte curiosité fait qu'on admire davantage les choses les plus éloignées de nous, les choses les plus vieilles, celles qui viennent de plus loin, ou de pays plus inconnus, et même les livres les plus obscurs. Ainsi on estimait autrefois Héraclite pour son obscurité. On recherche les médailles anciennes quoique rongées de la rouille, et on garde avec grand soin la lanterne et la pantoufle de quelque ancien, quoique mangées de vers ; leur antiquité fait leur prix.
[...] En dernier lieu, parce que les hommes n'agissent que par intérêt : et c'est ce qui fait que ceux mêmes qui se détrompent, et qui reconnaissent la vanité de ces sortes d'études, ne laissent pas de s'y appliquer ; parce que les honneurs, les dignités, et même les bénéfices y sont attachés, et que ceux qui y excellent, les ont toujours plutôt que ceux qui les ignorent.
Toutes ces raisons font ce me semble assez comprendre, pourquoi les hommes suivent aveuglément les opinions anciennes comme vraies, et pourquoi ils rejettent sans discernement toutes les nouvelles comme fausses ; enfin pourquoi ils ne font point, ou presque point d'usage de leur esprit..." (Malebranche, Recherche de la vérité)
Les idées ne sont pas dans l'esprit de l'être humain, mais elles sont vues directement en Dieu. La méthode consiste à se rendre attentif aux idées claires, que chacun trouve en soi-même.
Or, ces idées claires sont en Dieu et c'est en lui que nous les voyons. L'homme, en effet, connaît toutes les réalités par une vue directe des idées intelligibles de ces réalités, idées qui sont dans l'entendement divin.
Un passage qui exprime bien la doctrine des idées et la pleine originalité de Malebranche par rapport à Descartes. C'est en Dieu lui-même que nous apercevons les idées, qui sont donc extérieures à l'homme, alors que, chez Descartes, elles désignent un mode de la pensée....
"La connaissance de la vérité et l'amour de la vertu ne peuvent donc être autre chose que l'union de l'esprit avec Dieu et qu'une espèce de possession de Dieu ; et l'aveuglement de l'esprit et le dérèglement du cœur ne peuvent aussi être autre chose que la séparation de l'esprit d'avec Dieu, et que l'union de cet esprit à quelque chose qui soit au-dessous de lui, c'est-à-dire au corps, puisqu'il n'y a que cette union qui le puisse rendre imparfait et malheureux. Ainsi c'est connaître Dieu que de connaître la vérité ou que de connaître les choses selon la vérité ; et c'est aimer Dieu que d'aimer la vertu ou d'aimer les choses selon qu'elles sont aimables ou selon les règles de la vertu.
L'esprit est comme situé entre Dieu et les corps, entre le bien et le mal, entre ce qui l'éclaire et ce qui l'aveugle, ce qui le règle et ce qui le dérègle, ce qui le peut rendre parfait et heureux et ce qui le peut rendre imparfait et malheureux. Lorsqu'il découvre quelque vérité ou qu'il voit les choses selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, il les voit dans les idées de Dieu, c'est-à-dire par la vue claire et distincte de ce qui est en Dieu qui les représente ; car, comme j'ai déjà dit, l'esprit de l'homme ne renferme pas dans lui-même les perfections ou les idées de tous B êtres qu'il est capable de voir : il n'est point l'être universel.
Ainsi il ne voit point dans lui-même les choses qui sont distinguées de lui. Ce n'est point en se consultant qu'il s'instruit et qu'il s'éclaire, car il n'est pas à lui-même sa perfection et sa lumière; il a besoin de cette lumière immense de la vérité éternelle pour l'éclairer. Ainsi, lorsque l'esprit connaît la vérité, il est uni à Dieu, il connaît et possède Dieu en quelque manière...." (Malebranche, Recherche de la vérité)
Le caractère de la théodicée, ou science de Dieu, est établi à partir d`une définition purement logique, à savoir que l`idée d'infini ne peut être identique à celle de Dieu, être infini, éternel, parfait et absolu ....
Dans sa tentative de montrer les liens unissant cartésianisme et religion, prenant pour base de la nouvelle doctrine l'affirmation que la raison est la sagesse et le verbe de Dieu, et que la certitude de l'intelligence a plus de valeur que la foi, puisqu'elle peut accéder d'elle-même à une connaissance supérieure de la réalité, Malebranche va de fait entrer en conflit avec les esprits majeurs de son époque. particulièrement en ce qui concerne le problème de la grâce ....
La raison qu'il postulait ne tenait aucun compte de la tradition et de l'autorité, et relevait moins encore d'une attitude mystique ou théologique. Aussi, se prévalant chacun d`une argumentation bien différente, Arnauld et Bossuet vont-ils s'opposer à lui, et parfois avec violence. Et cela parce que l`auteur, dans son "Traité de la nature et de la grâce" (1680) et dans ses "Entretiens sur la métaphysique et la religion" (1688). aborde une fois de plus le problème de la religion. Par la suite, revenant sur son attitude, en particulier avec le "Traité de l'amour de Dieu" (1697), Malebranche se réconciliera avec Bossuet, en condamnant, comme lui, le quiétisme et en reconnaissant l'importance de la théologie dans le domaine spirituel.
La pensée de Malebranche doit être rattachée, dans ce qu'elle a d`essentiel. au document le plus important qui ait marqué la crise du cartésianisme, à savoir la tentative faite par Spinoza dans son "Ethique" de concilier naturellement la métaphysique et la physique. Et de fait, la doctrine de Malebranche se situe entre la théorie cartésienne, dont le centre est le libre arbitre de l'homme, et la théorie spinoziste, dont le centre est la participation à Dieu ...
« Nous voyons toutes choses en Dieu", dit et scande Malebranche (Recherche de la Vérité, III, 2e partie, ch. IV). Nous connaissons Dieu par lui-même, c'est-à-dire sans idée, quoique d'une façon imparfaite; nous connaissons les corps par leurs idées; nous ne connaissons pas notre âme, mais nous en avons conscience; nous connaissons les âmes des autres par conjecture ...
"Il n'y a que Dieu que l'on connaisse par lui-même; car encore qu'il y ait d'autres êtres spirituels que lui et qui semblent être intelligibles par leur nature, il n'y a que lui seul qui puisse agir dans l'esprit et se découvrir à lui. Il n'y a que Dieu que nous voyions d'une vue immédiate et directe ; il n'y a que lui qui puisse éclairer l'esprit par sa propre substance. Enfin, dans cette vie, ce n'est que par l'union que nous avons avec lui que nous sommes capables de connaître ce que nous connaissons, ainsi que nous l'avons expliqué dans le chapitre précédent ; car c'est notre seul maître qui préside à notre esprit, selon saint Augustin, sans Pentremise d'aucune créature.
On ne peut concevoir que quelque chose de créé puisse représenter l'infini, que l'être sans restriction, l'être immense, l'être universel puisse être aperçu par une idée, c'est-à-dire par un être particulier, par un être différent de l'être universel et infini; mais, pour les êtres particuliers, il n'est pas difficile de concevoir qu'ils puissent être représentés par l'être infini qui les renferme dans sa substance très-efficace et par conséquent très-intelligible. Ainsi il est nécessaire de dire que l'on connaît Dieu par lui-même, quoique la connaissance que l'on en a en cette vie soit très-imparfaite; et que l'on connaît les choses corporelles par leurs idées, c'est-à-dire en Dieu, puisqu'il n'y a que Dieu qui renferme le monde intelligible, où se trouvent les idées de toutes choses.
Mais encore que l'on puisse voir toutes choses en Dieu, il ne s'ensuit pas qu'on les y voie toutes : on ne voit en Dieu que les choses dont on a des idées, et il y a des choses que l'on voit sans idées.
Toutes les choses qui sont en ce monde, dont nous ayons quelque connaissance, sont des corps ou des esprits : propriétés de corps, propriétés d'esprits. On ne peut douter que l`on ne voie les corps avec leurs propriétés par leurs idées, parce que n'étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l'être qui les renferme d'une manière intelligible. Ainsi c'est en Dieu et par leurs idées que nous voyons les corps avec leurs propriétés, et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est très-parfaite : je veux dire que l'idée que nous avons de l'étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés dont l'étendue est capable, et que nous ne pouvons désirer d'avoir une idée plus distincte et plus féconde de l'étendue, des figures et des mouvements que celle que Dieu nous en donne.
Comme les idées des choses qui sont en Dieu renferment toutes leurs propriétés, qui en voit les idées en peut voir successivement toutes les propriétés; car, lorsqu'on voit les choses comme elles sont en Dieu, on les voit toujours d'une manière très parfaite. et elle serait infiniment parfaite si l'esprit qui les y voit était infini.
Ce qui manque à la connaissance que nous avons de l'étendue, des figures et des mouvements n'est point un défaut de l'idée qui la représente, mais de notre esprit qui la considère.
Il n'en est pas de même de l'âme : nous ne la connaissons point par son idée; nous ne la voyons point en Dieu; nous ne la connaissons que par conscience, et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite; nous ne savons de notre âme que ce que nous sentons se passer en nous. Si nous n'avions jamais senti de douleur, de chaleur, de lumière, etc., nous ne pourrions savoir si notre âme en serait capable, parce que nous ne la connaissons point par son idée.
Mais si nous voyions en Dieu l'idée qui répond à notre âme, nous connaîtrions en même temps ou nous pourrions connaître toutes les propriétés dont elle est capable; comme nous connaissons ou nous pouvons connaître toutes les propriétés dont l'étendue est capable, parce que nous connaissons l'étendue par son idée.
Il est vrai que nous connaissons assez par notre conscience ou par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes que notre âme est quelque chose de grand, mais il se peut faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de ce qu'elle est en elle-même. Si on ne connaissait de la matière que vingt ou trente figures dont elle aurait été modifiée, certainement on n'en connaitrait presque rien, en comparaison de ce que l'on en connaît par l'idée qui la représente.
Il ne suffit donc pas pour connaître parfaitement l'âme de savoir ce que nous en savons par le seul sentiment intérieur, puisque la conscience que nous avons de nous-mêmes ne nous montre peut-être que la moindre partie de notre être.
On peut conclure de ce que nous venons de dire qu'encore que nous connaissions plus distinctement l'existence de notre âme que l'existence de notre corps et de ceux qui nous environnant, cependant nous n'avons pas une connaissance si parfaite de la nature de l'âme que de la nature des corps, et cela peut servir à accorder les différents sentiments de ceux qui disent qu'il n'y a rien qu'on connaisse mieux que l`âme, et de ceux qui assurent qu'il n'y a rien qu'ils connaissent moins.... (Recherche de la Vérité, III.)
"Traité de la nature et de la grâce" (1680)
Le Traité fut écrit en 1680 à la suite des discussions de l'auteur avec le Grand Arnauld, qui s'était imaginé trouver en lui un allié de Port-Royal contre les jésuites. Mais Malebranche tenait à bien distinguer ses positions de celles des jansénistes et. quoique cartésien, il s`efforçait de faire en sorte que le cartésianisme ne portât aucune atteinte aux vérités de la foi. La publication de l`œuvre fut le signal d'une guerre déclarée avec Arnauld, ce qui n`empêcha pas l'auteur d'être attaqué aussi par Bossuet et par Fénelon. Enfin le Traité fut mis à l'Index pour avoir osé chercher à résoudre des problèmes insolubles.
En théologie, participation à la vie divine, le problème de la grâce est de savoir si elle peut être le résultat d'un perfectionnement intérieur ou de la conduite vertueuse de l'être humain, ou bien si elle est absolument indépendante de nos efforts, un pur secours de Dieu sur lequel nous n'avons aucune prise. Antoine Arnauld (1612-1694), défenseur des jansénistes et adversaire des jésuites, soutient, selon la doctrine de Jansénius, que la grâce n'est accordée qu'à un très petit nombre, que l'âme doit sans cesse se renforcer par les sacrements...
Dans son "Traité de la nature et de la grâce", Malebranche se proposait d'étudier systématiquement, en les ramenant à un seul ordre d'idées interdépendantes, les concepts de création et d`incarnation, de grâce divine et de liberté humaine. La loi fondamentale de la volonté de Dieu est la justice immuable à laquelle tout se conforme : chaque décret de Dieu gouverne le monde conformément à la loi éternelle de la justice. Par ses décrets, Dieu agit de la manière la plus simple, la plus générale et la plus constante ; et pour divers qu'en soient les effets, ces décrets sont toujours les mêmes et découlent tous d'un unique dessein, qui a accordé les âmes et les corps, les âmes entre elles, les âmes avec Dieu, et qui, par-dessus tout, a harmonisé le naturel avec le surnaturel : la vie du monde et celle de l`Eglise.
Une même sagesse règle le règne de la nature et celui de la grâce, et elle s`exprime dans les deux de la même manière, c`est-à-dire par les voies les plus simples et les plus générales. ll existe ainsi un parallélisme rigoureux entre l'immuabilité des lois de la nature et de la grâce. Dieu veut sauver tous les hommes et à tous il veut dispenser le don de sa grâce, de même qu`il a réglé l'univers entier par sa sagesse. Ce faisant, Dieu est à la fois Père en tant que Créateur de l`univers et Fils en tant que Sauveur.
Toutefois, dans la mesure où il est le Fils, ll n`est plus la cause efficiente de tout ce qui advient, mais seulement la cause occasionnelle : le médiateur entre l'être humain déchu par le péché et le Père. Il rétablit l`union parfaite du corps et de l'âme perdue par le péché, union qui correspond à celle du Christ avec son Eglise. En tant que "cause occasionnelle", le Christ peut agir par des actes particuliers de sa volonté, selon les cas et les personnes, bien qu'il obéisse, en tant que Dieu, toujours à la même loi.
Malebranche pensait ainsi pouvoir concilier la grâce avec les décrets immuables de la Providence et la liberté humaine, la constance de la loi divine avec les cas particuliers. Il en arrivera à admettre que les pensées de Jésus, comme actes de grâce, peuvent modífier les lois de la nature, comme les pensées de la mère peuvent influer sur l`enfant qu'elle porte dans son sein. Toutefois les changements apportés par la grâce seront toujours, en dernière instance, en harmonie avec le plan général de la Providence ...
LES CAUSES OCCASIONNELLES - Malebranche voit dans la toute-puissance de Dieu, radicale, souveraine, la seule cause réelle agissant sur l'univers : Dieu éclaire tout, modifie tout, meut tout. Il est la seule cause efficace. Quand une boule de billard heurte une autre boule, le choc n'est qu'une occasion de l'exercice de la volonté divine.
Un texte est d'une extrême importance car, en soulignant la grandeur divine, la toute-puissance de Dieu, Malebranche fonde, d'une certaine manière, la physique moderne. En effet, la volonté divine soutient perpétuellement le monde qui obéit à des lois nécessaires. Malebranche est moderne en ce que, pour lui, la nature se conçoit comme un enchaînement rationnel. C'est Dieu qui soutient et garantit les lois de la nature, permanentes. La physique mécaniste est donc fondée métaphysiquement ...
"Tu es pleinement convaincu que Dieu seul meut les corps par la même action par laquelle il les produit ou les conserve successivement en différents lieux ; et tu commences à croire qu'il ne se fait point de changement dans le monde matériel que par le mouvement des parties qui le composent : ainsi tu vois bien que Dieu fait tout comme cause véritable et comme cause générale. Mais, outre la cause générale, il y en a une infinité de particulières : outre la cause véritable, il y en a de naturelles, et que tu dois appeler occasionnelles, pour ôter l'équivoque dangereux qui naît de la fausse idée que les Philosophes ont de la nature.
Ecoute-moi attentivement.
Dieu, pour former ou conserver le monde matériel, a établi certaines lois générales des communications des mouvements ; je ne te dis point quelles elles sont, parce que cela ne t'est pas nécessaire ; et il agit constamment selon ces lois. Si un corps en choque un autre selon un certain degré de vitesse, le choqué sera toujours mû de la même manière.
[...] Lorsqu'un corps est en mouvement, il a certainement la force d'en mouvoir un autre en conséquence des lois des communications des mouvements que Dieu suit constamment. On peut dire que ce corps est cause physique ou naturelle du mouvement qu'il communique, parce qu'il agit en conséquence des lois naturelles. Mais il n'en est nullement cause véritable. Ce n'est point une cause naturelle dans le sens de la Philosophie des païens : ce n'est absolument qu'une cause occasionnelle qui détermine par le choc l'efficace de la loi générale selon laquelle doit agir une cause générale, une nature immuable, une sagesse infinie, qui prévoit toutes les suites de toutes les lois possibles, et qui sait former ses desseins sur le plus grand rapport de sagesse, de simplicité et de fécondité qu'il découvre entre les lois et l'ouvrage qu'elles doivent produire. [...]
Enfin on peut dire que le soleil est la cause générale d'un nombre infini de biens que Dieu nous fait ; car par sa chaleur il rend la terre féconde et tous les animaux, et par sa lumière il nous met en état de pouvoir jouir en mille manières des objets qui nous environnent. Mais il n'a de lui-même aucune vertu. Ce n'est que de la matière qui n'a de force que par le mouvement qui l'anime, et Dieu seul est la véritable cause de ce mouvement. Le soleil est cause de mille et mille effets admirables, mais cause occasionnelle, ou bien cause naturelle, en conséquence des lois naturelles des communications des mouvements.
Car, mon fils, retiens bien ceci : Dieu ne communique sa puissance aux créatures qu'en les établissant causes occasionnelles pour produire certains effets, en conséquence des lois qu'il se fait pour exécuter ses desseins d'une manière uniforme et constante, par les voies les plus simples, les plus dignes de sa sagesse et de ses autres attributs"...
(Malebranche, Méditations chrétiennes)
"Méditations chrétiennes et métaphysiques" (1683)
Les "Méditations" présentent le tableau le plus clair et le plus complet de la pensée de Malebranche quant au point capital de sa philosophie : la "VISION DE DIEU" ...
Il s'agit d'une suite d'une vingtaine d'essais sur la méditation, la prière et la réflexion ; Malebranche les a conçus sans se soumettre à la discipline d'aucune règle, mais en les vivant lui-même au plus profond de sa conscience. Il s`attache à développer ce sujet de méditation emprunté à l`Evangile ... "Haec est autem vita aeterna : ut cognoscant te solum Deum verum et quem misisti Jesum Christum", et le traite sous forme de dialogue entre le disciple en contemplation et Dieu, le maître de son âme.
PREMIERE MEDITATION
"Les corps ne nous éclairent pas , et nous ne sommes point à nous-mêmes notre raison et notre lumière.
I. II me semble que le plus grand bien que je possède présentement, c’est ma Raison; et que si j’étais à moi-même la cause de mes lumières, et de mes connaissances, je serais en même temps la cause de la perfection de mon être. Je pourrais même être la cause de ma félicité : car comme c’est le plaisir et la joie qui me rendent heureux et content, je trouve tant de satisfaction, lorsque la lumière de la vérité se répand dans mon esprit, que j’ai quelque sujet de penser, que celui qui m’éclaire est celui-là même qui me rend heureux.
II. Je sens que la lumière se répand dans mon esprit à proportion que je le désire, et que je fais pour cela un certain effort que j’appelle attention (a). Cet effort qui certainement est de moi, est donc cause de la production de mes idées : ainsi je suis a moi- même ma raison et ma lumière. Et puisque les nouvelles découvertes produisent en moi du plaisir et de la joie; je suis la véritable cause de ma perfection et de mon bonheur.
III. Mais prends garde, mon esprit, ne te trompes-tu point? La lumière se répand en toi, lorsque tu le désires, et tu en conclus que tu la produis. Mais penses-tu que tes souhaits soient capables de produire quelque chose? Le vois-tu clairement? Y a-t-il une liaison nécessaire entre tes désirs et leur accomplissement ?
IV. Tu cours un peu trop vite. II y a peut-être un soleil (b) pour les esprits, comme tu en vois un pour les corps. II y a peut-être une lumière et une sagesse Eternelle, une Raison universelle (c), immuable, nécessaire, qui éclaire tous les hommes, et qui les rend tous raisonnables. Si c'était une telle lumière qui t’éclairait, si celui, qui renferme les idées de tous les êtres, t’aimait tant que de se vouloir bien communiquer à toi à proportion de tes désirs, ne serais-tu pas bien misérable de tirer de sa bonté des raisons de ton ingratitude? Ne serais-tu pas bien déraisonnable de juger que tes souhaits sont la cause véritable de tes lumières, à cause de la fidélité et de l’exactitude avec laquelle cette souveraine Raison te donnerait ce que tu souhaites, dans le moment que tu le souhaites.
V. Dès que tu veux penser à quelque objet, l’ide de cet objet se présente à ton esprit : mais c’est peut-être une faveur que tu dois reconnaitre d’autant plus volontiers, qu'elle t’est plus promptement accordée : c’est peut-être que les volontés de ton Dieu, qui sont immuables et toujours efficaces, s 'accordent avec les tiennes; et qu’en cela elles font ce que tu veux, et ce que tu penses faire. Tu fais véritablement un effort pour te représenter tes idées : ou plutôt tu veux malgré la peine et la résistance que tu trouves te les représenter. Mais cet effort que tu fais est accompagné d’un sentiment par lequel Dieu te marque ton impuissance et te fait mériter ses dons. Vois-tu clairement que cet effort soit une marque certaine de l’efficace de tes volontés? Prends-y garde, cet effort est souvent inefficace, et tu ne vois point clairement qu’il soit efficace par lui-même.
VI. Pourquoi juges-tu que tu es la cause de tes idées? Sais-tu bien seulement ce que c’est qu’une idée? Sais-tu de quoi elle est faite? Sais-tu même si elle est faite? Rentre-t-elle dans le néant des que tu n’y penses plus, ou bien si elle s’éloigne de toi? La fais-tu renaitre, ou la rappelles-tu lorsque désirant de la revoir, elle se représente à toi? Si tu la rappelles, par quelle puissance l’obliges-tu de revenir? Et si tu la produis de nouveau, par quelle puissance, par quelle adresse, sur quel modèle la rends-tu si semblable à elle-même? ..."
Le style est passionné, dense, poétique, ce qui fait de ce livre un chef-d`œuvre de lyrisme. Le thème fondamental des quatre premières méditations est le Verbe, Vérité éternelle qui unit les esprits à la Raison. Malebranche aborde, de la cinquième à la neuvième méditation, le problème de Dieu, seule cause efficac, tandis que ses créatures ne sont que des causes occasionnelles.
Le troisième sujet de ces méditations (de la neuvième à la douzième) est l'homme - âme et corps - en présence de ses devoirs envers Dieu. Quant au quatrième (de la treizième à la vingtième méditation), il concerne les lois de la grâce. Cette grâce, selon Malebranche. est un don de Dieu qui se donne sous deux formes : il y a d'une part la grâce habituelle, c'est-à-dire la charité, l`amour de l'ordre (illumination naturelle d'Adam, grâce accordée au juste) et, d'autre part, la grâce actuelle ou de sentiment (celle de tous les pécheurs depuis la faute originelle).
La cause occasionnelle de la grâce est l' "Incarnation" et elle nous est transmise par le moyen des sacrements. Le chrétien, qui se soucie de son salut et entend collaborer à l`œuvre du Christ, doit se consacrer entièrement à l`adoration "en esprit et en vérité".
Les "Méditations" reflètent avec fidélité la pensée de Malebranche : elles témoignent certes de l'influence de l`ontologie théologique de Descartes et de la philosophie de Platon, mais révèlent un caractère et un enthousiasme essentiellement personnels. Dieu seul est cause, lui seul existe en fait; il est la source de toute vie, il crée le monde pour sa gloire, selon son infinie sagesse, et communique sa force à ses créatures en produisant les mouvements d'âme correspondants. L'univers entier est soumis à ses lois; créé par la volonté et la puissance divine, l'être humain, après le péché originel, est racheté et sauvé par le grand sacrifice du Christ; et ce sacrifice, par le moyen des sacrements, lui permet de participer à la vie éternelle. Le Christ a rendu la grâce possible en se faisant homme; en tant que Dieu, il l`accorde à l'humanité : il est à la fois justification de la vie terrestre et promesse de la vie glorieuse...
"Traité de Morale" (1683)
Issue du rationalisme cartésien. la morale de Malebranche reprend la dualité science-vertu, pour la transposer dans la vision totale de la réalité transcendante, en orientant toutes les exigences humaines vers leur fin éternelle. L'œuvre fait ainsi ressortir l`aspect le plus authentique de ce que l'on appeler l'intellectualisme de Malebranche : l`obéissance à la loi et l`amour de l`ordre conçus comme un hommage à la raison ...
Le traité se divise en deux parties.
La première, sur la "Vertu", pose comme fondement de la morale la vertu essentielle : "l'amour habituel et dominant de l`ordre immuable", l'ordre est la hiérarchie de l`Être, la loi que Dieu lui-même suit dans l`exécution de ses projets. Les qualités de l'esprit nécessaires pour acquérir la vertu sont : la force, qui nous commande d`être attentifs à la vérité et nous empêche de nous distraire du travail méritoire de l`intellect, et la liberté qui nous permet de nous éloigner des biens finis pour ne regarder que vers l`lnfini lui-même.
Malebranche considère ensuite les causes occasionnelles des bons sentiments. sans lesquels on ne saurait acquérir l'amour de l'ordre, puis les causes occasionnelles de certains sentiments contraires à la grâce, et qui en diminuent l`efficacité, afin de permettre qu'on puisse mieux les éviter.
La seconde partie. étroitement liée à la première, traite des "Devoirs". Ceux-ci sont subordonnés à l'objet de l`obligation : ceux envers Dieu et ses attributs, puissance, sagesse et amour, viennent en premier. La règle pour bien les satisfaire est de se conformer à la loi, à la structure, à l'action divines, de suivre les raisons mêmes de la Trinité. On passe ensuite aux devoirs envers la société humaine, dont il ne faut considérer que la destinée éternelle des membres.
Le livre va s`achever sur la considération des devoirs qu`on a envers soi-même; ils consistent à travailler à son perfectionnement et à son bonheur propres.
L`ordre de Malebranche est la hiérarchie des existences classées selon leur quantité respective d`être ou d'essence, qui varie avec leur perfection. Les corps sont faits pour les esprits, pour les servir ou pour les mettre à l`épreuve en vue de biens d`un ordre supérieur ; les esprits sont faits pour Dieu, la vie présente pour la vie future: la société temporelle pour la société éternelle qui la suivra. L`ordre exige que les intérêts actuels soient subordonnés et souvent sacrifiés à ceux de la vie future. On remarquera que dans ce traité, Malebranche fait peu d'allusions à la doctrine de la grâce, qui dans son système n'est qu`un accident, un moyen. L'ordre de la morale repose sur une immobilité d`être, une clarté de raison. qui en constituent la première et la plus authentique valeur...
La Raison qui éclaire l'homme est donc la Sagesse de Dieu même : grâce à elle nous pouvons contempler l'ordre immuable des perfections et y conformer notre conduite; la vertu est obéissance à l'Ordre, soumission å la Loi Divine ...
"L'Amour de l'Ordre n'est pas seulement la principale des vertus morales, c'est l'unique vertu : c'est la vertu mère, fondamentale, universelle; Vertu qui seule rend vertueuses les habitudes ou les dispositions des esprits. Celui qui donne son bien aux pauvres ou par vanité, ou par une compassion naturelle, n`est point libéral, parce que ce n'est point la Raison qui le conduit, ni l'ordre qui le règle; ce n'est qu'orgueil, ou que disposition de machine. Les officiers, qui s'exposent volontairement aux dangers, ne sont point généreux, si c'est l`ambition qui les anime; ni les soldats, si c'est l'abondance des esprits et la fermentation du sang. Cette prétendue noble ardeur n'est que vanité ou jeu de machine : il ne faut souvent qu'un peu de vin pour en produire beaucoup. Celui qui souffre les outrages qu`on lui fait, n'est souvent ni modéré ni patient. C`est sa paresse qui le' rend immobile, et sa fierté ridicule et stoïcienne qui le console, et qui le met en idée au-dessus de ses ennemis : ce n'est encore que disposition de machine, disette d'esprits, froideur de sang, mélancolie; Il en est de même de toutes les vertus.
Si l'amour de l'Ordre n'en est le principe, elles sont fausses et vaines, indignes en toutes manières d'une nature raisonnable, qui porte l'image de Dieu même, et qui par la Raison a société avec lui. Elles tirent leur origine de la disposition du corps. L'Esprit-Saint ne les forme point : et quiconque en fait l'objet de ses désirs et le sujet de sa gloire, a l'âme basse, l'esprit petit, le cœur corrompu.
Mais, quoiqu'en pense une imagination révoltée, ce n'est ni bassesse, ni servitude que de se soumettre à la loi de Dieu même. Rien n`est plus juste que de se conformer à l'Ordre. Rien n'est plus grand que d'obéir à Dieu. Rien n'est plus généreux que de suivre constamment, fidèlement, inviolablement le parti de la Raison; non seulement lorsqu'on le peut suivre avec honneur, mais principalement lorsque les circonstances des temps et des lieux sont telles, qu'on ne le peut suivre que couvert de confusion et de honte. Car celui qui passe pour fou en suivant la Raison,
l'aime véritablement. Mais, celui qui ne suit l'Ordre que lorsqu'il brille aux yeux du monde, ne recherche que la gloire; et quoique alors il paraisse lui-même tout éclatant aux yeux des hommes, il est en abomination devant Dieu..."
Malgré des adversaires puissants, la philosophie de Malebranche eut, à la fin du XVIIe siècle, un grand succès chez les gens du monde et dans les universités tout autant qu’à la congrégation de l’Oratoire et même chez les Bénédictins et les Jésuites. De grandes dames, comme Mme de Grignan, étaient ses lectrices assidues ; la nièce de Malebranche, Mlle de Vailly, réunissait chaque semaine, en son salon, les malebranchistes de Paris. Lui-même, membre de l’Académie des Sciences, eut, parmi ses confrères, des partisans convaincus, comme le marquis de L’Hôpital, un des promoteurs du calcul infinitésimal, le mathématicien Carré pour qui, selon Fontenelle, « toute la géométrie n’était qu’un degré pour passer à sa chère métaphysique », l’ingénieur Renaud d’Elissagaray et plusieurs géomètres qui restaient partisans de la physique cartésienne.
La vie de Malebranche s’achève à l’époque où l’empirisme de Locke et la physique de Newton vont triompher. Pourtant, tout au long du XVIIIe siècle, il existe, en Angleterre comme en France, un courant de pensée antisensualiste. Ce courant apparaît chez Montesquieu, qui écrit dans les "Lettres persanes" : « La justice est un rapport de convenance entre deux choses. Ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme » (lettre 81). J.‑J. Rousseau nous raconte que, en 1736, il s’initie à la philosophie dans des livres « qui mêlaient la dévotion aux sciences ; tels étaient particulièrement ceux de l’Oratoire et de Port‑Royal » ; notamment « il lut et relut cent fois » les Entretiens sur les sciences du P.Bernard Lamy (1640‑1715) ; cet oratorien, en son Discours de la philosophie, inséré dans la troisième édition (1709), exalte la doctrine malebranchiste de la perception extérieure, qui montre, mieux que nulle autre, la dépendance exclusive de l’homme à l’égard de Dieu ...