- Abbé Prévost (1697-1763) - "Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut" (1731) - ...
Last update 10/10/2021
Avec "l'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut" (1731), se joue sur fond du premier tiers du XVIIIe siècle, - à la fin du règne de Louis XIV (1715) et au début de la Régence (1715-1723) - , une passion hors norme, celle d'un homme perdu dans les pires contradictions de ses sentiments, de ses relations amoureuses et plus encore de ses valeurs morales, contestant la religion, la famille, la société, pour une passion vécue comme un absolu et qui se dérobe à elle-même. Ou entraîné malgré lui par une jeune femme volage à l'existence dispendieuse. Deux interprétations possibles sur fond d'une société entièrement dédiée au libertinage masculin.
L'originalité de Prévost est, pour reprendre la critique littéraire qui lui est faite, d`avoir suggéré la force de cette passion en lui opposant les détails les plus concrets, - logement, carrosse loué, compte des dépenses, gains illicites, escroqueries, pistolet chargé, chambre forcée, culotte oubliée -, et d'avoir conçu cet amour comme une tentative, pour notre personnage principal, des Grieux, de recomposition d'une image de soi. On n'entendra guère Manon, mais toute la trame de leur existence quotidienne, une bougie, une mèche de cheveux, une pièce d'or, une chambre d'auberge, et toute une société élémentaire en prise avec ses contradictions profondes. Et la liberté individuelle reste toujours un vain mot. Pour peupler la Louisiane, les autorités n'hésitent pas à déporter, à partir de 1717 et jusqu'au milieu du siècle, des centaines de jeunes filles et de jeunes gens orphelins, prisonniers, délinquants de toutes sortes : la triste aventure de Manon Lescaut est alors bien commune...
Et c'est ainsi que l'Abbé Prévost lui-même nous parle de son ouvrage, la passion selon Manon et Des Grieux...
« On y voit, dit-il, un jeune homme, avec des qualités brillantes et infiniment aimables, qui entraîné par une folle passion pour une jeune fille qui lui plaît, préfère une vie libertine et vagabonde à tous les avantages que ses talents et sa condition pouvaient lui promettre; un malheureux esclave de l'amour, qui prévoit ses malheurs sans avoir la force de prendre quelques mesures pour les éviter, qui sent vivement, qui y est plongé, et qui néglige les moyens de se procurer un état plus heureux, enfin un jeune homme vicieux et vertueux tout ensemble, pensant bien et agissant mal, aimable par ses sentiments, détestable par ses actions. Voilà un caractère bien singulier.
Celui de Manon Lescot l'est encore plus. Elle connaît la vertu, elle la goûte même et cependant elle commet les actions les plus indignes. Elle aime le Chevalier des Grieux avec une passion extrême ; cependant le désir qu'elle a de vivre dans l'abondance et de briller, lui fait trahir ses sentiments pour le Chevalier, auquel elle préfère un riche financier. Quel art n'a-t-il pas fallu pour intéresser le lecteur et lui inspirer de la compassion, par rapport aux funestes disgrâces qui arrivent à cette fille corrompue !
Quoique l'un et l'autre soient très libertins, on les plaint, parce que l'on voit que leurs dérèglements viennent de leur faiblesse et de l'ardeur de leur passion et que d'ailleurs ils condamnent eux-mêmes leur conduite et conviennent qu'elle est très criminelle. De cette manière, l'auteur en représentant le vice, ne l'enseigne point. Il peint les effets d'une passion violente qui rend la raison inutile, lorsqu'on a le malheur de s'y livrer entièrement; d'une passion qui n'étant pas capable d'étouffer entièrement dans le cœur les sentiments de la vertu, empêche de la pratiquer.
En un mot, cet ouvrage découvre tous les dangers du dérèglement. Il n'y a point de jeune homme, point de jeune fille, qui voulût ressembler au Chevalier et à sa maîtresse. S'ils sont vicieux, ils sont accablés de remords et de malheurs..."
Abbé Prévost (1697-1763)
"Manon Lescaut" n'est qu'une infime partie de la production de l'Abbé Prévost qui composa une cinquantaine de volumes de romans, sans parler de ses traductions de trois ouvrages du romancier anglais Richardson, "Pamela" (1742), "Clarisse Harlowe" (1751), "Grandisson" (1775). On a oublié à quel point la notoriété de Richardson sur le continent est en grande partie redevable des talents de traducteurs de l'abbé Prévost. S'ils furent autant lus, admirés, imités, en France, en Allemagne, en Hollande, c'est qu'il avait su leur donner un style naturel et pathétique avec un consommé de la traduction
Antoine-François Prévost d'Exiles naquit en 1687, à Hesdin, aux limites de l’Artois et de la Picardie. Il prend vite goût aux lectures poétiques et romanesques. Il a 14 ans lorsque meurt sa mère. Son père l’envoie étudier chez les jésuites. Il les quitte en 1716 pour s'engager dans l'armée. En 1719, pour oublier une grande passion qui avait bouleversé son existence, il tente un retour chez les Jésuites, mais ce sont les moines bénédictins qui l’acceptent, dans l’abbaye de Saint-Wandrille, près de Rouen.
En 1726, il devient abbé. Il prêche à Évreux puis à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés à Paris. Mais il ne semble pas fait pour le cloître et, fin 1728, Prévost s’enfuit en Angleterre. Date à partir de laquelle il va se consacrer à la littérature, sans d'ailleurs n'avoir jamais attaché beaucoup de prix à ses romans, et en particulier sans s'être jamais douté, pas plus que ses contemporains, de la supériorité de "Manon Lescaut" sur le reste de ses ouvrages, ou de ceux qui lui sont contemporains. Après avoir achevé les sept volumes des "Mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde" (1728-1731), il rédigera "Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland, fils naturel de Cromwell" (8 volumes) (1731-1738), "Le Doyen de Killerine" (6 volumes, 1735-1740)...
Pendant son exil en Angleterre, de 1729 à 1734, Prévost écrivit ce qu'il y a sans doute de plus important dans son œuvre : la traduction annotée du premier volume de l'histoire de De Thou, celle de L'Histoire métallique des Pays-Bas (en collaboration), les trois derniers tomes des "Mémoires d'un homme de qualité", comprenant "Manon Lescaut", les quatre premiers volumes de "Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland, fils naturel de Cromwel" (qui comptera 8 volumes, 1731-1738), et deux années du" Pour et Contre".
En effet, au printemps de 1733, Prévost avait fondé sous le titre de "Le Pour et Contre", une petite feuille littéraire que Didot publiait régulièrement chaque semaine. Prévost la rédigeait à Londres, seul, «sans prendre parti et sans offenser personne», et malgré la concurrence cette publication semblait très prisée en 1734. Naturellement il la continua après s'être fixé à Paris. «La manière fine, simple et aisée dont elle était écrite», la nouveauté des sujets et le ton courtois qui ne cessa d'y régner, en accrurent l'influence. Les efforts répétés de Voltaire pour qu'il y fût fait mention favorablement d'Alzire, de la Mort de César, des Lettres philosophiques, de ses Eléments de Newton, la controverse soulevée par le président Bouhier au sujet de la rime dans la poésie française, le fait que Voltaire et Le Franc de Pompignan choisirent Le Pour et Contre pour vider leur différend à propos de Zoraide; d'autres exemples encore, montrent le cas que l'on faisait en France de ce journal littéraire. Ceci rejoint la facilité de style avec laquelle l'abbé Prévost écrivit ses romans...
Quand Prévost revint en France, au printemps de 1734, les "Mémoires d'un homme de qualité", les quatre volumes de Cleveland, et Manon Lescaut, que par l'ordre de M. Rouillé on venait de saisir chez les libraires, se trouvaient dans toutes les mains. Son talent et sa réputation de romancier étaient à leur apogée. Et les écrits du temps témoignent de l'accueil empressé que lui fît à Paris la meilleure société. Prévost avait trente-sept ans, de taille moyenne, sinon petite, blond, les yeux bleus, le teint vermeil, le visage plein, l'air doux et modeste.
La vie de Paris va quelque peu ralentit son ardeur au travail. Il n'avait cependant que sa plume pour vivre, car son titre d'aumônier du prince de Conti en 1735 va lui valoir d'être logé dans un palais, mais rien de plus. Prévost toujours harcelé par des créanciers avait demandé à Voltaire de faire agréer ses services par Frédéric II : celui-ci l'appela à Berlin, mais sans lui offrir un emploi.
De 1734 à 1739, sauf son Pour et Contre, auquel il fournissait chaque semaine une feuille d'impression équivalant à dix pages de la Bévue de Paris et qui lui était payée vingt- quatre francs, Prévost publia seulement le premier volume du "Doyen de Killerine" (qui comptera 6 volumes, 1735-1740) et les trois derniers tomes de" Cleveland", soit quatre petits in -12 imprimés en gros caractères....
1731 - "Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut"
De cet inépuisable amas d'aventures extraordinaires et souvent sinistres, que constituent, à l'image de sa vie, les "Mémoires et aventures d'un Homme de Qualité", se dégage un court récit (le tome VII) qui sera publié à part à Amsterdam en avril ou mai 1731, "La Véritable Histoire du Chevalier des Gríeux et de Manon Lescaut". Le titre définitif fut donné dans la version de 1753. Ce court roman a occulté l`œuvre de Prévost. et il est même souvent désigné par le seul nom de son héroïne, Manon Lescaut, devenue assez mythique pour inspirer à son tour d`autres artistes (Jules Massenet en 1848, Giacomo Puccini en 1893)....
L'histoire se passe en deux temps. Le premier temps est celui qui voit l'homme de qualité rencontrer dans une auberge normande un jeune inconnu qui suivait alors un convoi de filles de mauvaise vie, déportées en Amérique, où figure sa maîtresse. Emu par la détresse du jeune homme, l’air et la beauté de la jeune femme, il donne quelques louis d’or au jeune homme démuni et achète la bienveillance des hommes de l’escorte, pour qu’ils le laissent communiquer avec elle. Le deuxième temps sera celui de la confession, deux ans plus tard...
"Ayant repris mon chemin par Evreux, où je couchai la première nuit, j'arrivai le lendemain pour dîner à Pacy, qui en est éloigné de cinq ou six lieues. Je fus surpris, en entrant dans ce
bourg, d'y voir tous les habitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte d'une mauvaise hôtellerie, devant laquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaient encore attelés et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur
marquaient que ces deux voitures ne faisaient qu'arriver. Je m'arrêtai un moment pour m'informer d'où venait le tumulte ; mais je tirai peu d'éclaircissement d'une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui s'avançait toujours vers l'hôtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin, un archer revêtu d'une bandoulière, et le mousquet sur l'épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m'apprendre le sujet de ce désordre. Ce n'est rien, monsieur me dit-il ; c'est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu'au Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l'Amérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c'est, apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans. J'aurais passé après cette explication, si je n'eusse été arrêté par les exclamations d'une vieille femme qui sortait de l'hôtellerie en joignant les mains, et criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion.". C'est alors que la curiosité entraîne le narrateur dans l'auberge, qu'il y découvre "parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps", une jeune femme "dont l'air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu'en tout autre état je l'eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu que sa vue m'inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L'effort qu'elle faisait pour se cacher était si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m'en donner que de fort générales."
C'est alors que le chef des gardes le met sur la voie d'un jeune homme qui les suit depuis Paris "sans cesser presque un moment de pleurer". Notre narrateur accoste donc celui-ci ..
"Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n'ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distingue, au premier coup d'oeil, un homme qui a de la naissance et de l'éducation. Je m'approchai de lui. Il se leva ; et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je, en m'asseyant près de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j'ai de connaître cette belle personne, qui ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois ? Il me répondit honnêtement qu'il ne pouvait m'apprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et qu'il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. Je puis vous dire, néanmoins, ce que ces misérables n'ignorent point, continua-t-il en montrant les archers, c'est que je l'aime avec une passion si violente qu'elle me rend le plus infortuné de tous les hommes. J'ai tout employé, à Paris, pour obtenir sa liberté. Les sollicitations, l'adresse et la force m'ont été inutiles ; j'ai pris le parti de la suivre, dût-elle aller au bout du monde. Je m'embarquerai avec elle ; je passerai en Amérique." Il avait donc épuisé toutes les possibilités de la libérer et ne pouvait même plus espérer lui parler, étant désormais sans un sou. Le narrateur offre au jeune homme un peu d'argent pour lui permettre "de parler continuellement à sa maîtresse jusqu'au Havre", puis retourne à sa "solitude" sans avoir pris connaissance du fin fond de l'histoire.
Il faudra deux ans et le hasard, pour que l'histoire nous soit enfin connue. Le narrateur, de retour d’un voyage en Angleterre, rencontre à Calais le même jeune homme, tout aussi misérable, et l’invite à son auberge. Le récit va donc être donc mené par le héros lui-même, second narrateur, qui relate son histoire tragique à l'Homme de Qualité, le premier narrateur.
"Je veux vous apprendre, non seulement mes malheurs et mes peines, mais encore mes désordres et mes plus honteuses faiblesses. Je suis sûr qu'en me condamnant, vous ne pourrez pas vous empêcher de me plaindre." Deux ans plus tard, le chevalier Des Grieux semble totalement conscient des contradictions dans lesquelles cette "violente passion" a pu l'entraîner, son récit prend des allures de justification. Ce que nous donne Prévost, c'est un récit à deux temps, Des Grieux entraîne Manon dans un amour absolu auquel elle ne peut échapper tant le monde qui l'environne ne lui donne rien de ce qu'elle attend, et Des Grieux insensiblement en vient à la suivre dans sa dégradation et sa persécution jusqu'à sa mort violente, entraîné dans sa quête des plaisirs de ce monde : au fond, il aura lui-même participé à la déchéance sociale et morale d'une femme qu'il a abandonné à sa passion. Mais dès le début de son récit, c'est déjà une autre histoire qu'il se raconte en nous prenant à témoin, quittant Amiens et un ami d'enfance, "si j'eusse alors suivi ses conseils, j'aurais toujours été sage et heureux. Si j'avais, du moins, profité de ses reproches dans le précipice où mes passions m'ont entraîné, j'aurais sauvé quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma réputation..."
Le récit dans lequel nous entraîne Des Grieux est en fait un récit à trois, nos deux narrateurs et l'auteur, Prévost, qui semble imposer une lecture quelque peu différente que celle dans laquelle notre héros entend nous entraîner...
"J'ai à peindre, nous dit notre premier narrateur, un jeune aveugle, qui refuse d'être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère, par choix, une vie obscure et vagabonde, à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter; qui les sent et qui en est accablé, sans profiter des remèdes qu'on lui offre sans cesse et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d'actions mauvaises. Tel est le fond du tableau que je présente...."
Pour Prévost, le fond du tableau, de notre existence, est dans cette immense contradiction entre nos belles considérations morales et la réalité de nos passions. Comment, se demande singulièrement notre héros, au tout début de sa relation, "ce qui fait mon désespoir a pu faire ma félicité", comment peut-on se trouver "le plus malheureux de tous les hommes, par cette même constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts, et les plus parfaites récompenses de l'amour.." La réponse n'est pas d'une évidence absolue, c'est que le récit que nous propose Prévost n'est pas une analyse des sentiments, mais un descriptif de "choses ressenties" en l'état..
"Je dois avertir ici le lecteur, poursuit le narrateur, que j'écrivis son histoire presque aussitôt après l'avoir entendue, et qu'on peut s'assurer par conséquent, que rien n'est plus exact et plus fidèle que cette narration. Je dis fidèle jusque dans la relation des réflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure grâce du monde. Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu'à la fin, rien qui ne soit de lui...."
Le jeune chevalier Des Grieux, l'amant éploré, commence par raconter comment, encore adolescent, il découvre une jeune fille du peuple, Manon, et quitte tout, famille et études, pour la suivre et s'enfuir à paris. Le récit anticipe déjà le drame à suivre. Il est trop jeune pour obtenir de l'épouser, il a dix-sept ans, ou pour entretenir la jeune fille, d'origine plus modeste et abandonnée à elle-même. La rencontre ...
"J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt! j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta, seule dans la cour, pendant qu'un homme d'âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport.
J'avaís le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter; mais, loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi.
C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n'affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu'elle ne prévoyait que trop qu'elle allait être malheureuse, mais que c'était apparemment la volonté du ciel, puisqu'il ne lui laissait nul moyen de l'éviter.
La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je lui assurai que, si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu'elle m'inspirait déjà, j'emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d'où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m'exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l'amour, s'il n'opérait souvent des prodiges. J'ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnue savait bien qu'on n'est point trompeur à mon âge ; elle me confessa que, si je voyais quelque jour à pouvoir la mettre en liberté, elle croirait m'être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que j'étais prêt à tout entreprendre, mais, n'ayant point assez d'expérience pour imaginer tout d'un coup les moyens de la servir, je m'en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d'un grand secours pour elle et pour moi...
Je fus surpris, à l'arrivée de son conducteur, qu'elle m'appelât son cousin et que, sans paraître déconcertée le moins du monde, elle me dît que, puisqu'elle était assez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait au lendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi..."
Le jeune couple décide de s'installer ensemble dans un appartement meublé à Paris, et bientôt il apparaît que Manon a bien d'autres espérances en tête. Est-ce à ce moment que s'enclenche l'amour fatal qui va s'emparer définitivement du jeune chevalier des Grieux et le pousser peu à peu à toutes les compromissions, à toutes les folies...
"Nous étions si peu réservés dans nos caresses, que nous n'avions pas la patience d'attendre que nous fussions seuls. Nos postillons et nos hôtes nous regardaient avec admiration, et je remarquais qu'ils étaient surpris de voir deux enfants de notre âge, qui paraissaient s'aimer jusqu'à la fureur. Nos projets de mariage furent oubliés à Saint-Denis ; nous fraudâmes les droits de l'Église, et nous nous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion. Il est sûr que, du naturel tendre et constant dont je suis, j'étais heureux pour toute ma vie, si Manon m'eût été fidèle.
Plus je la connaissais, plus je découvrais en elle de nouvelles qualités aimables. Son esprit, son coeur sa douceur et sa beauté formaient une chaîne si forte et si charmante, que j'aurais mis tout mon bonheur à n'en sortir jamais. Terrible changement ! Ce qui fait mon désespoir a pu faire ma félicité. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes, par cette même constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts, et les plus parfaites récompenses de l'amour.
Nous prîmes un appartement meublé à Paris. Ce fut dans la rue V... et, pour mon malheur auprès de la maison de M. de B..., célèbre fermier général. Trois semaines se passèrent, pendant lesquelles j'avais été si rempli de ma passion que j'avais peu songé à ma famille
et au chagrin que mon père avait dû ressentir de mon absence.
Cependant, comme la débauche n'avait nulle part à ma conduite, et que Manon se comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillité où nous vivions servit à me faire rappeler peu à peu l'idée de mon devoir.
Je résolus de me réconcilier, s'il était possible, avec mon père. Ma maîtresse était si aimable que je ne doutai point qu'elle ne pût lui plaire, si je trouvais moyen de lui faire connaître sa sagesse et son mérite : en un mot, je me flattai d'obtenir de lui la liberté de l'épouser ayant été désabusé de l'espérance de le pouvoir sans son consentement.
Je communiquai ce projet à Manon, et je lui fis entendre qu'outre les motifs de l'amour et du devoir celui de la nécessité pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds étaient extrêmement altérés, et je commençais à revenir de l'opinion qu'ils étaient inépuisables.
Manon reçut froidement cette proposition. Cependant, les difficultés qu'elle y opposa n'étant prises que de sa tendresse même et de la crainte de me perdre, si mon père n'entrait point dans notre dessein après avoir connu le lieu de notre retraite, je n'eus pas le moindre
soupçon du coup cruel qu'on se préparait à me porter.
À l'objection de la nécessité, elle répondit qu'il nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et qu'elle trouverait, après cela, des ressources dans l'affection de quelques parents à qui elle écrirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si
passionnées, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui n'avais pas la moindre défiance de son coeur, j'applaudis à toutes ses réponses et à toutes ses résolutions. Je lui avais laissé la disposition de notre bourse, et le soin de payer notre dépense ordinaire. Je m'aperçus, peu
après, que notre table était mieux servie, et qu'elle s'était donné quelques ajustements d'un prix considérable., Comme je n'ignorais pas qu'il devait nous rester à peine douze ou quinze pistoles, je lui marquai mon étonnement de cette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, en riant, d'être sans embarras. Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources ? Je l'aimais avec trop de simplicité pour m'alarmer facilement."
Dans cette page, à ce moment du récit, l'auteur analyse avec finesse la naissance du soupçon, les souffrances de l'amant troublé, ses efforts désespérés pour se mentir à lui-même. La violence des sentiments annonce Rousseau et les romantiques, mais la phrase garde une sobriété et une discrétion qui contribuent au charme du récit...
"Un jour que j'étais sorti l'après-midi et que je l'avais avertie que je serais dehors plus longtemps qu'à l'ordinaire, je fus étonné qu'à mon retour on me fit attendre deux ou trois minutes à la porte. Nous n'étions servis que par une petite fille qui était à peu près de notre âge. Étant venue m'ouvrir, je lui demandai pourquoi elle avait tardé si longtemps. Elle me répondit d'un air embarrassé qu'elle ne m'avait point entendu frapper. Je n'avais frappé qu'une fois; je lui dis : "Mais si vous ne m'avez pas entendu, pourquoi êtes-vous donc venue m'ouvrir?" Cette question la déconcerta si fort que, n 'ayant point assez de présence d 'esprit pour y répondre, elle se mit à pleurer, en m'assurant que ce n'était point sa faute et que Madame lui avait défendu d'ouvrir la porte jusqu'à ce que M. de B... fût sorti par l'autre escalier, qui répondait au cabinet. Je demeurais si confus que je n'eus point la force d'entrer dans l'appartement. Je pris le parti de descendre sous prétexte d'une affaire et j'ordonnai à cette enfant de dire à sa maîtresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faire connaître qu 'elle m'eût parlé de M. de B... Ma consternation fut si grande que je versai des larmes en descendant l'escalier, sans savoir encore de quel sentiment elles partaient. J'entrai dans le premier café et m'y étant assis près d'une table, j'appuyai la tête sur mes deux mains pour y développer ce qui se passait dans mon cœur. Je n'osais rappeler ce que je venais d'entendre. Je voulais le considérer comme une illusion, et je fus près deux ou trois fois de retourner au logis sans marquer que j'y eusse fait attention. Il me paraissait si impossible que Manon m'eût trahi, que je craignais de lui faire injure en la soupçonnant. Je l'adorais, cela était sûr, je ne lui avais donné plus de preuves d'amour que je n'en avais reçu d'elle; pourquoi l'aurais-je accusée d'être moins sincère et moins constante que moi? Quelle raison aurait-elle eue de me tromper? Il n 'y avait que trois heures qu 'elle m 'avait accablé des plus tendres caresses, et qu'elle avait reçu les miennes avec transport; je ne connaissais pas mieux mon cœur que le sien. Non, non, repris-je, il n'est pas possible que Manon me trahisse. Elle n 'ignore pas que je ne vis que pour elle. Elle sait trop bien que je l'adore. Ce n'est pas là un sujet de me haïr."
"Manon m'aime. Ne le sais-je pas bien ? " - Trop jeune pour l'épouser et pour l'entretenir, Des Grieux ne sait encore comment agir, comment installer une relation avec une jeune femme qui semble elle-même hésiter sur le chemin à suivre, ou du moins n'en connait qu'un d'assuré, les plaisirs parisiens. Mais voici que le père et le frère du Chevalier se sont mis en tête de l'extirper de cette "folie" qu'il juge passagère, et l'enlève pour le séquestrer loin de toute tentation...
"Je remarquai que mon père balançait s'il achèverait de s'expliquer Je l'en suppliai si instamment, qu'il me satisfit, ou plutôt, qu'il m'assassina cruellement par le plus terrible de tous les récits. Il me demanda d'abord si j'avais toujours eu la simplicité de croire que je fusse aimé de ma maîtresse. Je lui dis hardiment que j'en étais si sûr que rien ne pouvait m'en donner la moindre défiance. Ha ! ha ! ha ! s'écria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent ! Tu es une jolie dupe, et j'aime à te voir dans ces sentiments-là. C'est grand dommage, mon pauvre Chevalier de te faire entrer dans l'Ordre de Malte, puisque tu as tant de disposition à faire un mari patient et commode. Il ajouta mille railleries de cette force, sur ce qu'il appelait ma sottise et ma crédulité. Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu'il pouvait faire du temps depuis mon départ d'Amiens, Manon m'avait aimé environ douze jours : car ajouta-t-il, je sais que tu partis d'Amiens le 28 de l'autre mois ; nous sommes au 29 du présent ; il y en a onze que Monsieur B... m'a écrit ; je suppose qu'il lui en a fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et huit de trente-un jours qu'il y a depuis le 28 d'un mois jusqu'au 29 de l'autre, reste douze, un peu plus ou moins.
Là-dessus, les éclats de rire recommencèrent. J'écoutais tout avec un saisissement de coeur auquel j'appréhendais de ne pouvoir résister jusqu'à la fin de cette triste comédie. Tu sauras donc, reprit mon père, puisque tu l'ignores, que Monsieur B... a gagné le coeur de ta princesse, car il se moque de moi, de prétendre me persuader que c'est par un zèle désintéressé pour mon service qu'il a voulu te l'enlever. C'est bien d'un homme tel que lui, de qui, d'ailleurs, je ne suis pas connu, qu'il faut attendre des sentiments si nobles ! Il a su d'elle que tu es mon fils, et pour se délivrer de tes importunités, il m'a écrit le lieu de ta demeure et le désordre où tu vivais, en me faisant entendre qu'il fallait main-forte pour s'assurer de toi. Il s'est offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet, et c'est par sa direction et celle de ta maîtresse même que ton frère a trouvé le moment de te prendre sans vert. Félicite-toi maintenant de la durée de ton triomphe. Tu sais vaincre assez rapidement, Chevalier; mais tu ne sais pas conserver tes conquêtes.
Je n'eus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot m'avait percé le coeur Je me levai de table, et je n'avais pas fait quatre pas pour sortir de la salle, que je tombai sur le plancher sans sentiment et sans connaissance. On me les rappela par se prompts secours. J'ouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour proférer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon père, qui m'a toujours aimé tendrement, s'employa avec toute son affection pour me consoler. Je l'écoutais, mais sans l'entendre. Je me jetai à ses genoux, je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner à Paris pour aller poignarder B... Non, disais-je, il n'a pas gagné le coeur de Manon, il lui a fait violence ; il l'a séduite par un charme ou par un poison ; il l'a peut-être forcée brutalement. Manon m'aime. Ne le sais-je pas bien ? Il l'aura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre de m'abandonner. Que n'aura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante maîtresse ! ô dieux ! dieux ! serait-il possible que Manon m'eût trahi, et qu'elle eût cessé de m'aimer !
Comme je parlais toujours de retourner promptement à Paris, et que je me levais même à tous moments pour cela, mon père vit bien que, dans le transport où j'étais, rien ne serait capable de m'arrêter il me conduisit dans une chambre haute, où il laissa deux domestiques avec moi pour me garder à vue. Je ne me possédais point. "
"Ma chute fut d'autant plus irréparable que, me trouvant tout d'un coup au même degré de profondeur d'où j'étais sorti, les nouveaux désordres où je tombai me portèrent bien plus loin vers le fond de l'abîme..."
Plus d'une année plus tard, les choses semblent s'apaiser. " Mon père, me croyant tout à fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficulté de me laisser partir. Nous arrivâmes à Paris. L'habit ecclésiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom d'abbé des Grieux celle de chevalier. Je m'attachai à l'étude avec tant d'application, que je fis des progrès extraordinaires en peu de mois. J'y employais une partie de la nuit, et je ne perdais pas un moment du jour. Ma réputation eut tant d'éclat, qu'on me félicitait déjà sur les dignités que je ne pouvais manquer d'obtenir, et sans l'avoir sollicité, mon nom fut couché sur la feuille des bénéfices."
Mais Prévost de rappeler que "les résolutions humaines sont sujettes à changer", une passion les fait naître, une autre passion peut les détruire. Ce que des Grieux traduit ainsi : "Qu'on m'explique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout d'un coup loin de son devoir sans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentir le moindre remords. Je me croyais absolument délivré des faiblesses de l'amour. Il me semblait que j'aurais préféré la lecture d'une page de saint Augustin, ou un quart d'heure de méditation chrétienne, à tous les plaisirs des sens, sans excepter ceux qui m'auraient été offerts par Manon. Cependant, un instant malheureux me fit retomber dans le précipice, et ma chute fut d'autant plus irréparable que, me trouvant tout d'un coup au même degré de profondeur d'où j'étais sorti, les nouveaux désordres où je tombai me portèrent bien plus loin vers le fond de l'abîme.."
Le hasard, mais est-ce véritablement le hasard, voit se nouer à nouveau la "terrible" rencontre, au détour de Saint-Sulpice...
"... quelle apparition surprenante ! j'y trouvai Manon. C'était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l'avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu'on peut décrire. C'était un air si fin, si doux, si engageant, l'air de l'Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement. Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j'attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu'elle s'expliquât. Son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien, mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. Elle me dit, d'un ton timide, qu'elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s'il était vrai que j'eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m'informer de son sort, et qu'il y en avait beaucoup encore à la voir dans l'état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en l'écoutant, ne saurait être exprimé. Elle s'assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n'osant l'envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n'eus pas la force d'achever. Enfin, je fis un effort pour m'écrier douloureusement: Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu'elle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc ? m'écriai-je encore. Je prétends mourir répondit-elle, si vous ne me rendez votre coeur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle ! repris-je en versant moi-même des pleurs, que je m'efforçai en vain de retenir. Demande ma vie, qui est l'unique chose qui me reste à te sacrifier; car mon coeur n'a jamais cessé d'être à toi.
À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu'elle se leva avec transport pour venir m'embrasser. Elle m'accabla de mille caresses passionnées. Elle m'appela par tous les noms que l'amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n'y répondais encore qu'avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j'avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J'en étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu'on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d'une horreur secrète, dont on ne se remet qu'après avoir considéré longtemps tous les environs.
Nous nous assîmes l'un près de l'autre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah ! Manon, lui dis-je en la regardant d'un oeil triste, je ne m'étais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facile de tromper un coeur dont vous étiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir.
Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d'aussi tendres et d'aussi soumis. Non, non, la Nature n'en fait guère de la même trempe que le mien. Dites-moi, du moins, si vous l'avez quelquefois regretté. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourd'hui pour le consoler ? Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais ; mais au nom de toutes les peines que j'ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle. Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir et elle s'engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu'elle m'attendrit à un degré inexprimable.
Chère Manon ! lui dis-je, avec un mélange profane d'expressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le coeur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu'on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! Les faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations.."
"Manon était passionnée pour le plaisir ; je l'étais pour elle. Il nous naissait, à tous moments, de nouvelles occasions de dépense..." - La passion saisit à nouveau Des Grieux, mais une passion qui n'est plus celle du premier acte, du début du récit, elle semble plus profonde, elle l'entraîne dans sa propre exaltation amoureuse plus puissante que jamais. Il ira jusqu'à accepter les infidélités de Manon et sa quête insatiable des plaisirs et de l'argent, l'amour est devenu cet absolu qui l'entraîne à accepter la prostitution, le vol, le meurtre, à tromper ses proches, à exploiter ses amis. Le plus singulier dans ce récit est que Manon elle-même n'est présente que par la description qu'en fait Des Grieux, son personnage reste foncièrement mystérieux. La littérature par lettres interposées donnera plus psychologie aux différents protagonistes. Pour l'heure, Des Grieux se raconte avec détails des plus concrets..
C'est en premier les problèmes financiers qu'il lui faut régler : " Mon bonheur me parut d'abord établi d'une manière inébranlable. Manon était la douceur et la complaisance même. Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je me crus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu d'expérience, nous raisonnâmes sur la solidité de notre fortune.
Soixante mille francs, qui faisaient le fond de nos richesses, n'étaient pas une somme qui pût s'étendre autant que le cours d'une longue vie. Nous n'étions pas disposés d'ailleurs à resserrer trop notre dépense. La première vertu de Manon, non plus que la mienne, n'était pas l'économie. Voici le plan que je me proposai : Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année, si nous continuons de vivre à Chaillot. Nous y mènerons une vie honnête, mais simple. Notre unique dépense sera pour l'entretien d'un carrosse, et pour les spectacles. Nous nous réglerons. Vous aimez l'Opéra : nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles..."
Mais "cet arrangement n'eût pas été la plus folle action de ma vie, si nous eussions été assez sages pour nous y assujettir constamment. Mais nos résolutions ne durèrent guère plus d'un mois. Manon était passionnée pour le plaisir ; je l'étais pour elle. Il nous naissait, à tous moments, de nouvelles occasions de dépense; et loin de regretter les sommes qu'elle employait quelquefois avec profusion, je fus le premier à lui procurer tout ce que je croyais propre à lui plaire..."
Dès lors se met en place une progressive descente aux enfers, entraînant notre Chevalier dans les méandres d'actions et de sentiments de plus en plus équivoques, quant à Marion, ce sont d'autres alternatives qu'elle met rapidement en place ...
"Nous rentrâmes dans son cabinet. Elle se mit à rajuster mes cheveux, et ma complaisance me faisait céder à toutes ses volontés, lorsqu'on vint l'avertir que le prince de... demandait à la voir Ce nom m'échauffa jusqu'au transport. Quoi donc ? m'écriai-je en la repoussant. Qui ? Quel prince ? Elle ne répondit point à mes questions. Faites-le monter, dit-elle froidement au valet ; et se tournant vers moi : Cher amant, toi que j'adore, reprit-elle d'un ton enchanteur je te demande un moment de complaisance, un moment, un seul moment. Je t'en aimerai mille fois plus. Je t'en saurai gré toute ma vie.
L'indignation et la surprise me lièrent la langue. Elle répétait ses instances, et je cherchais des expressions pour les rejeter avec mépris. Mais, entendant ouvrir la porte de l'antichambre, elle empoigna d'une main mes cheveux, qui étaient flottants sur mes épaules, elle prit de l'autre son miroir de toilette ; elle employa toute sa force pour me traîner dans cet état jusqu'à la porte du cabinet, et l'ouvrant du genou, elle offrit à l'étranger, que le bruit semblait avoir arrêté au milieu de la chambre, un spectacle qui ne dut pas lui causer peu d'étonnement. Je vis un homme fort bien mis mais d'assez mauvaise mine. Dans l'embarras où le jetait cette scène, il ne laissa pas de faire une profonde révérence.
Manon ne lui donna pas le temps d'ouvrir la bouche. Elle lui présenta son miroir : Voyez, monsieur lui dit-elle, regardez-vous bien, et rendez-moi justice. Vous me demandez de l'amour. Voici l'homme que j'aime, et que j'ai juré d'aimer toute ma vie. Faites la comparaison vous-même. Si vous croyez lui pouvoir disputer mon coeur apprenez-moi donc sur quel fondement, car je vous déclare qu'aux yeux de votre servante très humble, tous les princes d'ltalie ne valent pas un des cheveux que je tiens. Pendant cette folle harangue, qu'elle avait apparemment méditée, je faisais des efforts inutiles pour me dégager, et prenant pitié d'un homme de considération, je me sentais porté à réparer ce petit outrage par mes politesses. Mais, s'étant remis assez facilement, sa réponse, que je trouvai un peu grossière, me fit perdre cette disposition.
Mademoiselle, mademoiselle, lui dit-il avec un sourire forcé, j'ouvre en effet les yeux, et je vous trouve bien moins novice que je ne me l'étais figuré. Il se retira aussitôt sans jeter les yeux sur elle, en ajoutant, d'une voix plus basse, que les femmes de France ne valaient pas mieux que celles d'Italie. Rien ne m'invitait, dans cette occasion, à lui faire prendre une meilleure idée du beau sexe.
Manon quitta mes cheveux, se jeta dans un fauteuil, et fit retentir la chambre de longs éclats de rire. Je ne dissimulerai pas que je fus touché, jusqu'au fond du coeur, d'un sacrifice que je ne pouvais attribuer qu'à l'amour. Cependant la plaisanterie me parut excessive. Je lui en fis des reproches. Elle me raconta que mon rival, après l'avoir observée pendant plusieurs jours au bois de Boulogne, et lui avoir fait deviner ses sentiments par des grimaces, avait pris le parti de lui en faire une déclaration ouverte, accompagnée de son nom et de tous ses titres, dans une lettre qu'il lui avait fait remettre par le cocher qui la conduisait avec ses compagnes ; qu'il lui promettait, au-delà des monts, une brillante fortune et des adorations éternelles; qu'elle était revenue à Chaillot dans la résolution de me communiquer cette aventure, mais qu'ayant conçu que nous en pouvions tirer de l'amusement, elle n'avait pu résister à son imagination ; qu'elle avait offert au Prince italien, par une réponse flatteuse, la liberté de la voir chez elle, et qu'elle s'était fait un second plaisir de me faire entrer dans son plan, sans m'en avoir fait naître le moindre soupçon. Je ne lui dis pas un mot des lumières qui m'étaient venues par une autre voie, et l'ivresse de l'amour triomphant me fit tout approuver. J'ai remarqué, dans toute ma vie, que le Ciel a toujours choisi, pour me frapper de ses plus rudes châtiments, le temps où ma fortune me semblait le mieux établie. Je me croyais si heureux, avec l'amitié de M. de T... et la tendresse de Manon, qu'on n'aurait pu me faire comprendre que j'eusse à craindre quelque nouveau malheur Cependant, il s'en préparait un si funeste, qu'il m'a réduit à l'état où vous m'avez vu à Pacy, et par degrés à des extrémités si déplorables que vous aurez peine à croire mon récit fidèle."
"Amante, mille fois volage et cruelle, qu'as-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourd'hui? ..." - Des Grieux et Manon survivent donc dans une situation par trop précaire pour n'être pas victimes d'escrocs ou pour ne pas devoir recourir aux expédients, au vol (des Grieux triche au jeu), ou à la prostitution. Des Grieux nous dresse alors le singulier tableau de ce jeu passionnel qui désormais les anime. Est-elle volage, est-elle cruelle, mais qui est-elle, nous ne le serons jamais de la bouche même de Manon, Des Grieux ne fait-il que parler à quelque double féminin de lui-même?
"Manon était occupée à lire. Ce fut là que j'eus lieu d'admirer le caractère de cette étrange fille. Loin d'être effrayée et de paraître timide en m'apercevant, elle ne donna que ces marques légères de surprise dont on n'est pas le maître à la vue d'une personne qu'on croit éloignée. Ah ! c'est vous, mon amour, me dit-elle en venant m'embrasser avec sa tendresse ordinaire. Bon Dieu ! que vous êtes hardi ! Qui vous aurait attendu aujourd'hui dans ce lieu ? Je me dégageai de ses bras, et loin de répondre à ses caresses, je la repoussai avec dédain, et je fis deux ou trois pas en arrière pour m'éloigner d'elle. Ce mouvement ne laissa pas de la déconcerter. Elle demeura dans la situation où elle était et elle jeta les yeux sur moi en changeant de couleur. J'étais, dans le fond, si charmé de la revoir, qu'avec tant de justes sujets de colère, j'avais à peine la force d'ouvrir la bouche pour la quereller. Cependant mon coeur saignait du cruel outrage qu'elle m'avait fait. Je le rappelais vivement à ma mémoire, pour exciter mon dépit, et je tâchais de faire briller dans mes yeux un autre feu que celui de l'amour.
Comme je demeurai quelque temps en silence, et qu'elle remarqua mon agitation, je la vis trembler apparemment par un effet de sa crainte. Je ne pus soutenir ce spectacle. Ah ! Manon, lui dis-je d'un ton tendre, infidèle et parjure Manon ! par où commencerai-je à me plaindre ? Je vous vois pâle et tremblante, et je suis encore si sensible à vos moindres peines, que je crains de vous affliger trop par mes reproches. Mais, Manon, je vous le dis, j'ai le coeur percé de la douleur de votre trahison. Ce sont là des coups qu'on ne porte point à un amant, quand on n'a pas résolu sa mort. Voici la troisième fois, Manon, je les ai bien comptées ; il est impossible que cela s'oublie.
C'est à vous de considérer, à l'heure même, quel parti vous voulez prendre, car mon triste coeur n'est plus à l'épreuve d'un si cruel traitement. Je sens qu'il succombe et qu'il est prêt à se fendre de douleur. Je n'en puis plus, ajoutai-je en m'asseyant sur une chaise ; j'ai à peine la force de parler et de me soutenir. Elle ne me répondit point, mais, lorsque je fus assis, elle se laissa tomber à genoux et elle appuya sa tête sur les miens, en cachant son visage de mes mains.
Je sentis en un instant qu'elle les mouillait de ses larmes. Dieux ! de quels mouvements n'étais-je point agité! Ah ! Manon, Manon, repris-je avec un soupir il est bien tard de me donner des larmes, lorsque vous avez causé ma mort. Vous affectez une tristesse que vous ne sauriez sentir. Le plus grand de vos maux est sans doute ma présence, qui a toujours été importune à vos plaisirs. Ouvrez les yeux, voyez qui je suis ; on ne verse pas des pleurs si tendres pour un malheureux qu'on a trahi, et qu'on abandonne cruellement. Elle baisait mes mains sans changer de posture. Inconstante Manon, repris-je encore, fille ingrate et sans foi, où sont vos promesses et vos serments? Amante, mille fois volage et cruelle, qu'as-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourd'hui? Juste Ciel, ajoutai-je, est-ce ainsi qu'une infidèle se rit de vous, après vous avoir attesté si saintement ? C'est donc le panure qui est récompensé ! Le désespoir et l'abandon sont pour la constance et la fidélité.
Ces paroles furent accompagnées d'une réflexion si amère, que j'en laissai échapper malgré moi quelques larmes.
Manon s'en aperçut au changement de ma voix. Elle rompit enfin le silence. Il faut bien que je sois coupable, me dit-elle tristement, puisque j'ai pu vous causer tant de douleur et d'émotion ; mais que le Ciel me punisse si j'ai cru l'être, ou si j'ai eu la pensée de le devenir !
Ce discours me parut si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d'un vif mouvement de colère. Horrible dissimulation! m'écriai-je. Je vois mieux que jamais que tu n'es qu'une coquine et une perfide. C'est à présent que je connais ton misérable caractère. Adieu, lâche créature, continuai-je en me levant ; j'aime mieux mourir mille fois que d'avoir désormais le moindre commerce avec toi. Que le Ciel me punisse moi-même si je t'honore jamais du moindre regard ! Demeure avec ton nouvel amant, aime-le, déteste-moi, renonce à l'honneur au bon sens ; je m'en ris, tout m'est égal.
Elle fut si épouvantée de ce transport, que, demeurant à genoux près de la chaise d'où je m'étais levé, elle me regardait en tremblant et sans oser respirer. Je fis encore quelques pas vers la porte, en tournant la tête, et tenant les yeux fixés sur elle. Mais il aurait fallu que j'eusse perdu tous sentiments d'humanité pour m'endurcir contre tant de charmes.
J'étais si éloigné d'avoir cette force barbare que, passant tout d'un coup à l'extrémité opposée, je retournai vers elle, ou plutôt, je m'y précipitai sans réflexion. Je la pris entre mes bras, je lui donnai mille tendres baisers. Je lui demandai pardon de mon emportement. Je confessai que j'étais un brutal, et que je ne méritais pas le bonheur d'être aimé d'une fille comme elle, Je la fis asseoir et, m'étant mis à genoux à mon tour, je la conjurai de m'écouter en cet état. Là, tout ce qu'un amant soumis et passionné peut imaginer de plus respectueux et de plus tendre, je le renfermai en peu de mots dans mes excuses. Je lui demandai en grâce de prononcer qu'elle me pardonnait.
Elle laissa tomber ses bras sur mon cou, en disant que c'était elle même qui avait besoin de ma bonté pour me faire oublier les chagrins qu'elle me causait, et qu'elle commençait à craindre avec raison que je goûtasse point ce qu'elle avait à me dire pour se justifier.
Moi ! interrompis-je aussitôt, ah ! je ne vous demande point de justification. J'approuve tout ce que vous avez fait. Ce n'est point à moi d'exiger des raisons de votre conduite ; trop content, trop heureux, si ma chère Manon ne m'ôte point la tendresse de son coeur ! Mais, continuai-je, en réfléchissant sur l'état de mon sort, toute-puissante Manon ! vous qui faites à votre gré mes joies et mes douleurs, après vous avoir satisfaite par mes humiliations et par les marques de mon repentir ne me sera-t-il point permis de vous parler de ma tristesse et de mes peines ? Apprendrai-je de vous ce qu'il faut que je devienne aujourd'hui, et si c'est sans retour que vous allez signer ma mort, en passant la nuit avec mon rival ?
Elle fut quelque temps à méditer sa réponse : Mon Chevalier, me dit-elle, en reprenant un air tranquille, si vous vous étiez d'abord expliqué si nettement, vous vous seriez épargné bien du trouble et à moi une scène bien affligeante.
Puisque votre peine ne vient que de votre jalousie, je l'aurais guérie en m'offrant à vous suivre sur-le-champ au bout du monde. Mais je me suis figuré que c'était la lettre que je vous ai écrite sous les yeux de M. de G... M... et la fille que nous vous avons envoyée qui causaient votre chagrin. J'ai cru que vous auriez pu regarder ma lettre comme une raillerie et cette fille, en vous imaginant qu'elle était allée vous trouver de ma part, comme âne déclaration que je renonçais à vous pour m'attacher à G... M... C'est cette pensée qui m'a jetée tout d'un coup dans la consternation, car, quelque innocente que je fusse, je trouvais, en y pensant, que les apparences ne m'étaient pas favorables. Cependant, continua-t-elle, je veux que vous soyez mon juge, après que je vous aurai expliqué la vérité du fait.
Elle m'apprit alors tout ce qui lui était arrivé depuis qu'elle avait trouvé G... M..., qui l'attendait dans le lieu où nous étions. Il l'avait reçue effectivement comme la première princesse du monde. Il lui avait montré tous les appartements, qui étaient d'un goût et d'une propreté admirables. Il lui avait compté dix mille livres dans son cabinet, et il y avait ajouté quelques bijoux, parmi lesquels étaient le collier et les bracelets de perles qu'elle avait déjà eus de son père. Il l'avait menée de là dans un salon qu'elle n'avait pas encore vu, où elle avait trouvé une collation exquise. Il l'avait fait servir par les nouveaux domestiques qu'il avait pris pour elle, en leur ordonnant de la regarder désormais comme leur maîtresse. Enfin, il lui avait fait voir le carrosse, les chevaux et tout le reste de ses présents ; après quoi, il lui avait proposé une partie de jeu, pour attendre le souper Je vous avoue, continua-t-elle, que j'ai été frappée de cette magnificence. J'ai fait réflexion que ce serait dommage de nous priver tout d'un coup de tant de biens, en me contentant d'emporter les dix mille francs et les bijoux, que c'était une fortune toute faite pour vous et pour moi, et que nous pourrions vivre agréablement aux dépens de G... M...
Au lieu de lui proposer la Comédie, je me suis mis dans la tête de le sonder sur votre sujet, pour pressentir quelles facilités nous aurions à nous voir en supposant l'exécution de mon système. Je l'ai trouvé d'un caractère fort traitable. Il m'a demandé ce que je pensais de vous, et si je n'avais pas eu quelque regret à vous quitter. Je lui ai dit que vous étiez si aimable et que vous en aviez toujours usé si honnêtement avec moi, qu'il n'était pas naturel que je pusse vous haïr. Il a confessé que vous aviez du mérite, et qu'il s'était senti porté à désirer votre amitié. Il a voulu savoir de quelle manière je croyais que vous prendriez mon départ, surtout lorsque vous viendriez à savoir que j'étais entre ses mains. Je lui ai répondu que la date de notre amour était déjà si ancienne qu'il avait eu le temps de se refroidir un peu, que vous n'étiez pas d'ailleurs fort à votre aise, et que vous ne regarderiez peut-être pas ma perte comme un grand malheur parce qu'elle vous déchargerait d'un fardeau qui vous pesait sur les bras...."
"Nous étions dans le délire du plaisir et le glaive était suspendu sur nos têtes. Le fil qui le soutenait allait se rompre..." - Les tentatives de justification de Manon ne révèlent en fait qu'une seule chose, que sa quête de plaisirs la livre à toute une société de libertins et de jouisseurs qui, ayant pouvoir et fortune, ont tôt fait d'exploiter sa naïve amoralité. C'est bien le procès de cette société libertine et masculine qui en fond de cette descente aux "enfers", et contre laquelle Des Grieux est foncièrement désarmé. Nous le verrons ainsi arracher Manon des bras de deux riches protecteurs, le père, puis le fils, puis, voulant jouer au plus fin dans un monde dont il ignore tout, essayer de retourner la situation à leur avantage, mais en vain, le monde poursuit sa route inexorablement et à tôt fait de réduite les plus "innocents", on ne se fait un ennemi d'un homme comme de M. de G... M... , lui expliquera le Lieutenant général de Police...
"... Nous nous mîmes à table. Nous y prîmes un air grave, pendant que les laquais demeurèrent à nous servir. Enfin, les ayant congédiés, nous passâmes une des plus charmantes soirées de notre vie. J'ordonnai en secret à Marcel de chercher un fiacre et de l'avertir de se trouver le lendemain à la porte, avant six heures du matin. Je feignis de quitter Manon vers minuit ; mais étant rentré doucement, par le secours de Marcel, je me préparai à occuper le lit de G... M..., comme j'avais rempli sa place à table. Pendant ce temps-là, notre mauvais génie travaillait à nous perdre. Nous étions dans le délire du plaisir et le glaive était suspendu sur nos têtes. Le fil qui le soutenait allait se rompre.....
J'allais me mettre au lit, lorsqu'il arriva. La porte de la chambre étant fermée, je n'entendis point frapper à celle de la rue ; mais il entra suivi de deux archers, et s'étant informé inutilement de ce qu'était devenu son fils, il lui prit envie de voir sa maîtresse, pour tirer d'elle quelque lumière. Il monte à l'appartement, toujours accompagné de ses archers.
Nous étions prêts à nous mettre au lit. Il ouvre la porte, et il nous glace le sang par sa vue. ô Dieu ! c'est le vieux G... M..., dis-je à Manon. Je saute sur mon épée ; elle était malheureusement embarrassée dans mon ceinturon. Les archers, qui virent mon mouvement, s'approchèrent aussitôt pour me la saisir. Un homme en chemise est sans résistance. Ils m'ôtèrent tous les moyens de me défendre.
G... M..., quoique troublé par ce spectacle, ne tarda point à me reconnaître. Il remit encore plus aisément Manon. Est-ce une illusion ? nous dit-il gravement ; ne vois-je point le chevalier des Grieux et Manon Lescaut ? J'étais si enragé de honte et de douleur, que je ne lui fis pas de réponse. Il parut rouler pendant quelque temps, diverses pensées dans sa tête, et comme si elles eussent allumé tout d'un coup sa colère, il s'écria en s'adressant à moi : Ah ! malheureux, je suis sûr que tu as tué mon fils ! ..."
"Je n'osai le prier de solliciter pour Manon, Ce ne fut point un défaut de hardiesse, mais un effet de la crainte où j'étais de le révolter par cette proposition.." - Le fil s'est donc rompu, nous entrons dans un autre monde, celui de la justice et de son administration, et Manon y est déjà condamnée par avance. Des Grieux, arrêté, mené au tribunal, pensait pouvoir non seulement s'expliquer en toute innocence mais tout autant justifier la conduite de Manon qui lui semble si peu entachée que cela : " L'amour m'a rendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle et, peut-être, trop complaisant pour les désirs d'une maîtresse toute charmante ; voilà mes crimes. En voyez-vous là quelqu'un qui vous déshonore ? ", expliquera-t-il à son père. De par sa qualité et son rang social, on reconnaîtra facilement à Des Grieux plus "d'imprudence et de légèreté que de malice", mais il n'en est pas de même pour Manon qui d'emblée est jugée "dangereuse"...
Voici comment Des Grieux tente, en vain, d'expliquer la situation à son père venu pour l'aider, une véritable confession, mais loin d'être une défense de sa maîtresse ...
"À chaque faute dont je lui faisais l'aveu, j'avais soin de joindre des exemples célèbres, pour en diminuer la honte. Je vis avec une maîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies du mariage : M. le duc de... en entretient deux, aux yeux de tout Paris ; M. de... en a une depuis dix ans, qu'il aime avec une fidélité qu'il n'a jamais eue pour sa femme ; les deux tiers des honnêtes gens de France se font honneur d'en avoir. J'ai usé de quelque supercherie au jeu : M. le marquis de... et le comte de... n'ont point d'autres revenus ; M. le prince de... et M. le duc de... sont les chefs d'une bande de chevaliers du même Ordre. Pour ce qui regardait mes desseins sur la bourse des deux G... M..., j'aurais pu prouver aussi facilement que je n'étais pas sans modèles ; mais il me restait trop d'honneur pour ne pas me condamner moi-même, avec tous ceux dont j'aurais pu me proposer l'exemple, de sorte que je priai mon père de pardonner cette faiblesse aux deux violentes passions qui m'avaient agité, la vengeance et l'amour.
Il me demanda si je pouvais lui donner quelques ouvertures sur les plus courts moyens d'obtenir ma liberté, et d'une manière qui pût lui faire éviter l'éclat. Je lui appris les sentiments de bonté que le Lieutenant général de Police avait pour moi. Si vous trouvez quelques difficultés, lui dis-je, elles ne peuvent venir que de la part des G... M... ; ainsi, je crois qu'il serait à propos que vous prissiez la peine de les voir. Il me le promit. Je n'osai le prier de solliciter pour Manon, Ce ne fut point un défaut de hardiesse, mais un effet de la crainte où j'étais de le révolter par cette proposition, et de lui faire naître quelque dessein funeste à elle et à moi. Je suis encore à savoir si cette crainte n'a pas causé mes plus grandes infortunes en m'empêchant de tenir les dispositions de mon père, et de faire des efforts pour lui en inspirer de favorables à ma malheureuse maîtresse. J'aurais peut-être excité encore une fois sa pitié. Je l'aurais mis en garde contre les impressions qu'il allait recevoir trop facilement du vieux G... M... Que sais-je ? Ma mauvaise destinée l'aurait peut-être emporté sur tous mes efforts, mais je n'aurais eu qu'elle, du moins, et la cruauté de mes ennemis, à accuser de mon malheur En me quittant, mon père alla faire une visite à M. de G... M... Il le trouva avec son fils, à qui le garde du corps avait honnêtement rendu la liberté.
Je n'ai jamais su les particularités de leur conversation, mais il ne m'a été que trop facile d'en juger par ses mortels effets. Ils allèrent ensemble, je dis les deux pères, chez M. le Lieutenant général de Police, auquel ils demandèrent deux grâces : l'une, de me faire sortir sur-le-champ du Châtelet; l'autre, d'enfermer Manon pour le reste de ses jours, ou de l'envoyer en Amérique. On commençait, dans le même temps, à embarquer quantité de gens sans aveu pour le Mississippi. M. le Lieutenant général de Police leur donna sa parole de f aire partir Manon par le premier vaisseau. M. de G... M... et mon père vinrent aussitôt m'apporter ensemble la nouvelle de ma liberté. M. de G... M... me fit un compliment civil sur le passé, et m'ayant félicité sur le bonheur que j'avais d'avoir un tel père, il m'exhorta à profiter désormais de ses leçons et de ses exemples.
Mon père m'ordonna de lui faire des excuses de l'injure prétendue que j'avais faite à sa famille, et de le remercier de s'être employé avec lui pour mon élargissement. Nous sortîmes ensemble, sans avoir dit un mot de ma maîtresse. Je n'osai même parler d'elle aux guichetiers en leur présence. Hélas ! mes tristes recommandations eussent été bien inutiles ! L'ordre cruel était venu en même temps que celui de ma délivrance. Cette fille infortunée fut conduite, une heure après, à l'Hôpital, pour y être associée à quelques malheureuses qui étaient condamnées à subir le même sort. Mon père m'ayant obligé de le suivre à la maison où il avait pris sa demeure..."
" Adieu, je vais aider mon mauvais sort à consommer ma ruine, en y courant moi-même volontairement..." - Manon est donc condamnée à être déportée, sans le moindre jugement, et des Grieux, certes libéré, mais hanté par le désir de sauver sa maîtresse. Rejeté par son père, sans argent, ayant épuisé tous les recours possibles, des Grieux décide d'accompagner Manon jusqu'au Havre-de-Grâce et de passer ensuite au-delà des mers avec elle. Le monde se révèle impitoyable pour leur cause, et Des Grieux désormais "n'attends plus rien, ni de la fortune, ni du secours des hommes". Un dernier chapitre semble se fermer, le châtiment est extrême au regard de la faute, mais un destin inexorable semble en avoir décidé autrement...
« Vous dirai-je quel fut le déplorable sujet de mes entretiens avec Manon pendant cette route, ou quelle impression sa vue fit sur moi lorsque j'eus obtenu des gardes la liberté d'approcher de son chariot ? Ah ! les expressions ne rendent jamais qu'à demi les sentiments du cœur. Mais figurez-vous ma pauvre maîtresse enchaînée par le milieu du corps, assise sur quelques poignées de paille, la tête appuyée languissamment sur un côté de la voiture, le visage pâle et mouillé d'un ruisseau de larmes qui se faisaient un passage au travers de ses paupières, quoiqu'elle eût continuellement les yeux fermés. Elle n'avait pas même eu la curiosité de les ouvrir lorsqu'elle avait entendu le bruit de ses gardes, qui craignaient d'être attaqués. Son linge était sale et dérangé, sans mains délicates exposées à l'injure de l'air ; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capable de ramener l'univers à l'idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement inexprimables. J'employai quelque temps à la considérer, en allant à cheval à côté du chariot. J'étais si peu à moi-même que je fus sur le point, plusieurs fois, de tomber dangereusement. Mes soupirs et mes exclamations fréquentes m'attirèrent d'elle quelques regards. Elle me reconnut, et je remarquai que, dans le premier mouvement, elle tenta de se précipiter hors de la voiture pour venir à moi ; mais, étant retenue par sa chaîne, elle retomba dans sa première attitude. Je priai les archers d'arrêter un moment par compassion ; ils y consentirent par avarice. Je quittai mon cheval pour m'asseoir auprès d'elle.
Elle était si languissante et si affaiblie qu'elle fut longtemps sans pouvoir se servir de sa langue ni remuer ses mains. Je les mouillais pendant ce temps-là de mes pleurs, et, ne pouvant proférer moi-même une seule parole, nous étions l'un et l'autre dans une des plus tristes situations dont il y ait jamais eu d'exemple. Nos expressions ne le furent pas moins, lorsque nous eûmes retrouvé la liberté de parler. Manon parla peu. Il semblait que la honte et la douleur eussent altéré les organes de sa voix ; le son en était faible et tremblant. Elle me remercia de ne l'avoir pas oubliée, et de la satisfaction que je lui accordais, dit-elle en soupirant, de me voir du moins encore une fois et de me dire le dernier adieu. Mais, lorsque je l'eus assurée que rien n'était capable de me séparer d'elle et que j'étais disposé à la suivre jusqu'à l'extrémité du monde pour prendre soin d'elle, pour la servir, pour l'aimer et pour attacher inséparablement ma misérable destinée à la sienne, cette pauvre fille se livra à des sentiments si tendres et si douloureux, que j'appréhendai quelque chose pour sa vie d'une si violente émotion.
Tous les mouvements de son âme semblaient se réunir dans ses yeux. Elle les tenait fixés sur moi. Quelquefois elle ouvrait la bouche, sans avoir la force d'achever quelques mots qu'elle commençait. Il lui en échappait néanmoins quelques-uns. C'étaient des marques d'admiration sur mon amour, de tendres plaintes de son excès, des doutes qu'elle pût être assez heureuse pour m'avoir inspiré une passion si parfaite, des instances pour me faire renoncer au dessein de la suivre et chercher ailleurs un bonheur digne de moi, qu'elle me disait que je ne pouvais espérer avec elle. »
La mort de Manon - Le chevalier des Grieux a suivi Manon Lescaut à la Nouvelle Orléans, sur le Mississipi), où l'a reléguée une ordonnance du lieutenant de police. Mais, ayant tué d'un coup d'épée le fils du gouverneur, qui s'était épris de son amie, des Grieux, blessé lui-même, est obligé de s'enfuir avec elle de cette ville. Les deux jeunes gens errent à l'aventure à travers les "solitudes américaines", jusqu'à ce que Manon tombe épuisée de fatigue...
"Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c`est-à-dire environ deux lieues ; car cette amante incomparable refusa constamment de s'arrêter plus tôt. Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu'il lui était impossible d'avancer davantage. Il était déjà nuit. Nous nous assîmes au milieu d'une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert. Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu'elle avait pansée elle-même avant notre départ. Je m'opposai en vain à ses volontés; j'aurais achevé de l'accabler mortellement si je lui eusse refusé la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger avant que de penser à sa propre conservation. Je me soumis durant quelques moments à ses désirs; je reçus ses soins en silence et avec honte. Mais, lorsqu'elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne reprit-elle pas son tour ! Je me dépouillai de tous mes habits pour lui faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle; je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode. J'échauffai ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller près d'elle et à prier le ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. O Dieu! que mes vœux étaient vifs et sincères! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne les pas exaucer?
Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue; je vous raconte un malheur qui n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée a le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur chaque fois que j'entreprends de l'exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit ; je croyais ma chère maîtresse endormie, et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus, dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein pour les réchauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d`une voix faible qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres consolations de l'amour. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis : je reçus d'elle des marques d'amour au moment même qu'elle expirait; c'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement...
Il ne m'était pas difficile d'ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais. C'était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m'en servir à creuser; mais j'en tirai moins de secours que de mes mains. J'ouvris une large fosse; j'y plaçai l'idole de mon cœur, après avoir pris soin de l'envelopper de tous mes habits pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu`après l`avoir embrassée mille fois avec toute l'ardeur du plus parfait amour. Je m'assis encore près d'elle ; la considérai longtemps : je ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. Enfin, mes forces recommençant à s'affaiblir, et craignant d'en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu'elle avait porté de plus parfait et de plus aimable ; je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable, et, fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le secours du ciel et j'attendis la mort avec impatience..."
"Histoire générales des voyages" (1745-1761)
Dans ses vingt dernières années, un peu moins aventureuses, si l'on excepte son imagination, qu'il passe à Paris, Prévost ajoute "d’Exiles" à son patronyme. En 1745, Prévost est toujours en littérature. Il compose ou traduit de l'anglais de nombreux romans, "Pamela" (1742), "Clarisse Harlowe" (1751), et les 17 volumes de "l'Histoire générales des voyages" (1745-1761) : lui qui n'avait jamais dépassé Londres, Amsterdam, La Haye, Bruxelles et Francfort, entraîne son homme de qualité à Gênes, à Florence, à Vienne, à Madrid, dans les Balkans, et Cleveland, jusque chez les sauvages de l'Amérique. Mais il ira au-delà, se documentant et imaginant, en publiant en 1744, sous le titre de "Voyages du capitaine Robert Lade en différentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique", un capitaine Lade qui prendra place parmi les navigateurs dignes de foi...
Son talent fut reconnu par le comte de Maurepas et le chancelier d'Aguesseau. Et c'est ainsi qu'il fut chargé d'entreprendre un ouvrage dont le besoin se faisait sentir en France, l'Histoire générale des voyages qui, d'abord, ne fut qu'une traduction de l'anglais, mais Prévost sut enrichir à tel point que sa publication supplanta partout sur le continent l'édition originale qu'Astley imprimait à Londres. Et alors que ce dernier abandonnait l'entreprise après le septième volume, Prévost, sans hésiter, fut en mesure de fournir lui-même la suite jusqu'à la fin de la souscription, soit huit volumes in-quarto qu'il rédigea seul entièrement. C'est, en dehors de ses romans, ce qui lui procura le plus de réputation. Le succès fut considérable. Tous les littérateurs, pendant près d'un siècle, y ont puisé leur documentation sur les quatre parties du monde...
En 1754, chargé par le prince de Conti d’écrire l’histoire de la maison de Condé et de Conti, il emménage à Saint-Firmin dans l’Oise, près des archives de Chantilly.
L’abbé Prévost meurt d’une attaque d’apoplexie le 25 novembre 1763 à Courteuil. Il aura écrit un total de cent douze volumes, dont soixante- cinq d'écrits originaux, et le reste, composé de traductions, trente-cinq années de publication. On en fit un comptage précis, cent douze volumes se décomposant en quatre-vingt-treize in-douze, d'une moyenne de vingt-cinq feuilles; seize in-quarto d'environ quatre-vingts feuilles; et deux in-folio, contenant ensemble trois cent vingt feuilles; soit, en chiffres ronds, un total de quatre mille feuilles...
Et pour ne pas finir....
Le grand critique Ferdinand Brunetière, dans la Revue des Deux Mondes, n° du 15 février 1885, définissait ainsi l'apport singulier de l'abbé Prévost dans l'écriture romanesque...
"C'est encore l'auteur de Cleveland et du Doyen de Killerîne qui, le premier dans le roman, a proclamé le droit divin de la passion... Il a formulé cette doctrine avec une netteté que personne n'a depuis dépassée : « Il me parut, après un sincère examen, que les droits de la nature étant les premiers de tous les droits, rien n'était assez fort pour prescrire contre eux ; que l'amour en était un des plus sacrés, puisqu'il est comme l'âme même de tout ce qui subsiste ; et qu'ainsi tout ce que la raison et l'ordre établi parmi les hommes pouvaient faire contre lui, était d'en interdire certains effets, sans pouvoir jamais en condamner la source. » On sait la fortune que la doctrine a faite. Deux ou trois générations, au moins, de poètes et de romanciers, depuis l'auteur de Manfred et de Don Juan, en passant par celui de Marion Delorme et de Ruy Blas, pour aboutir à celui de Valentine et de Jacques, s'en sont éloquemment inspirées. De la littérature on l'a vue passer dans les mœurs. Pendant plus d'un siècle, on a feint de croire, on a peut-être cru que la passion, comme le feu, purifiait tout ce qu'elle touchait, et que l'amour, pourvu qu'il fut sincère, fondait un droit contre le droit même. Fausse ou vraie, dangereuse ou salutaire, destinée peut- être à périr ou au contraire marquée pour durer, s'étendre, s'affermir encore, la doctrine aura donc en tout cas occupé dans l'histoire une place assez considérable pour qu'il convienne, selon les humeurs, d'en imputer le blâme ou l'honneur à son premier auteur." ...