L'abbé de Mably (1709-1785) - "Droits et devoirs du citoyen " (1758) - L'abbé Raynal (1713-1796) - "Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes" (1780) -Morelly (1717?-1778?), "Code de la Nature" (1755) - La Mettrie (1709-1751) - "L'Homme machine" (1748) - ....

Last update 10/10/2021


La pensée est si peu incompatible avec la matière, qu'elle semble en n'être qu'une propriété, écrit julien Offray de la Mettrie : ses idées? un feu d'artifice, un énorme fracas qui peut amuser quelques instants mais l'énormité de ses propos fatigue à la longue un Voltaire. L'être humain est une machine, il n'y a dans tout l'univers qu'une substance qui se modifie ici et là, tout n'est que sensation, existence d'une force vitale uniquement vouée au plaisir. Nous sommes en 1745, régnaient alors, et continueront de régner, un Leibniz spiritualisant la matière et des cartésiens voués au dualisme de l'esprit et de l'étendue....

 

"L'Homme-Machine" bénéficiera d`un énorme succès de scandale : toute l'Europe cultivée le lut. Son succès fut particulièrement important en Allemagne, où Frédéric, le roi philosophe, avait appelé La Mettrie auprès de lui (février 1748). Certes, La Mettrie ne fait souvent qu`étendre à l`être humain l'automatisme attribué par Descartes, aux animaux et ressusciter l'hédonisme d`Epicure (Art de jouir). Toute la force de ce livre tient dans sa cohérence, sa sincérité, sa franchise ouverte. Dans ses vues de détail, dans ses observations proprement médicales - et elles sont nombreuses -, il fait preuve d'un jugement perspicace et aiguisé, et

rarement ses explications, si elles sont incomplètes, sont erronées. Et pour juger un tel livre, convient-il de le replacer dans la lutte pour les idées nouvelles menée à l`époque, avec un courage et un enthousiasme quelque peu naïf de pionnier, par tous les partisans des "lumières".  On peut dire que La Mettrie introduit la méthode rationnelle et l'observation, là où régnaient en maître la dispute théologique et la dialectique fatiguée des métaphysiciens. ll faut souligner enfin le caractère particulièrement cohérent de son matérialisme, indépendant. comme celui de d`Holbach, d'Helvétius et de Diderot, du matérialisme des écoles sensualistes de leur époque...

 

" ... Je dois légèrement passer sur des choses connues de tout le monde. Je ne serai pas plus long sur le détail des effets du sommeil. Voyez ce soldat fatigué; il ronfle dans la tranchée, au bruit de cent pièces de canons! Son âme n'entend rien, son sommeil est une parfaite apoplexie. Une bombe va l'écraser : il sentira peut-être moins ce coup qu'un insecte qui se trouve sous le pied. D'un autre côté, cet homme que la jalousie, la haine, l'avarice ou l'ambition dévore, ne peut trouver aucun repos. Le lieu le plus tranquille, les boissons les plus fraîches et les plus calmantes, tout est inutile à qui n'a pas délivré son cœur du tourment des passions.

L'âme et le corps s'endorment ensemble.

A mesure que le mouvement du sang se calme, un doux sentiment de paix et de tranquillité se répand dans toute la machine ; l'âme se sent mollement s'appesantir avec les paupières et s'affaisser avec les fibres du cerveau : elle devient ainsi peu à peu comme paralytique, avec tous les muscles du corps. Ceux-ci ne peuvent plus porter le poids de la tête ; celle-là ne peut plus soutenir le fardeau de la pensée; elle est dans le sommeil comme n'étant point. La circulation se fait-elle avec trop de vitesse? l'âme ne peut dormir. L'âme est-elle trop agitée, le sang ne peut se calmer; il galope dans les veines avec un bruit qu'on entend : telles sont les deux causes réciproques de l'insomnie. Une seule frayeur dans les songes fait battre le cœur à coups redoublés et nous arrache à la nécessité ou à la douceur du repos, comme feraient une vive douleur ou des besoins urgents. Enfin comme la seule cessation des fonctions de l'âme procure le sommeil, il est, même pendant la veille (qui n'est alors qu'une demi-veille), des sortes de petits sommeils d'âme très-fréquents, des rêves à la Suisse, qui prouvent que l'âme n'attend pas toujours le corps pour dormir ; car si elle ne dort pas tout-à-fait, combien peu s'en faut-il I puisqu'il lui est impossible d'assigner un seul objet auquel elle ait prêté quelque attention, parmi cette foule innombrable d'idées confuses, qui, comme autant de nuages, remplissent pour ainsi dire l'atmosphère de notre cerveau...." (La Mettrie, L'Homme-machine)

 


L'abbé de Mably (1709-1785),

"Je crains que votre ordre naturel ne soit contre nature […] Dès que je vois la propriété foncière établie, je vois des fortunes inégales. Et, de ces fortunes disproportionnées, ne doit-il pas résulter des intérêts différents et opposés, tous les vices de la richesse, tous les vices de la pauvreté, l’abrutissement des esprits, la corruption des mœurs civiles et tous ces préjugés et ces passions qui étoufferont éventuellement l’évidence sur laquelle cependant nos philosophes mettent leur dernières espérances ?" - Gabriel Bonnot de Mably, frère aîné de Condillac, qui entra au Séminaire de Saint-Sulpice à Paris mais ne fut en fait jamais ordonné prêtre, est l'auteur auteur de nombreux ouvrages et sujet de nombre de débats sur ses intentions démocratiques et égalitaires, voire son "antilibéralisme". Il a notamment écrit : "Droit public de l'Europe fondé sur les traités" (1748), "Entretiens de Phocion sur le rapport de la morale avec la politique" (1763), "Doutes proposés aux philosophes économistes" (1768), "De la législation ou Principes des lois" (1776), "De l'étude de l'histoire" (1783), "Des droits et des devoirs du citoyen" (posthume).

Remarqué par son intelligence dans le salon de Mme de Tencin, Mably fera partie du cabinet du cardinal de Tencin lorsque celui-ci entra au ministère, mais pour s'en séparer quelques années plus tard pour des divergences de tolérance religieuse. Il passa les quarante années qui suivirent loin des mondanités. Par tempérament, il se distingue des "philosophes" de l'époque, ne partageant nullement leur optimisme, ne croyant d'avantage marcher à l'avant-garde des « lumières », Mably vit seul, déteste son siècle, indigné par la déchéance des mœurs. C'est, dit-on, la misanthropie qui lui suggérera des pensées révolutionnaires, mais sans qu'il n'ait rien lui-même d'un agitateur. On le voir autant désespéré du présent que de l'avenir.

Sa pensée politique a été vue par Hippolyte Taine comme la parfaite illustration de la continuité entre l' "esprit classique" et "l'idéologie de 89". Mably, qui reporte sur toute l'histoire monarchique l'aversion qui lui inspire le règne de Louis XV (Observations sur l'histoire de France, 1765), fut l'un des inspirateurs directs des législateurs révolutionnaires. Il est en effet l'adversaire du pouvoir royal, et souhaite en particulier que soit enlevée à celui-ci la mainmise sur les finances et l'armée, confiée à une assemblée unique, une assemblée non élue au suffrage universel, car Mably reste paradoxalement le promoteur du système censitaire qui reste le symbole des demi-mesures libérales de la bourgeoisie du début du XIXe siècle (Des droits et des devoirs du citoyen, 1758). A noter "De la manière d 'écrire l'histoire" (1783), où Mably prend vivement à partie les historiens de son temps, en particulier Edward Gibbon (1737-1794), David Hume et Voltaire....

 

Observations sur l'histoire de France, AVERTISSEMENT DE LA PREMIÈRE ÉDITION...

"Je me propose dans cet ouvrage de faire connoître les différentes formes du gouvernement auxquelles les Français ont obéi depuis leur établissement dans les Gaules; et de découvrir les causes, qui, en empêchant que rien n'ait été stable chez eux, les ont livrés, pendant une longue suite de siècles, à de continuelles révolutions. Cette partie intéressante de notre histoire , est entièrement inconnue des lecteurs qui se bornent à étudier nos annalistes anciens , et nos historiens modernes. Je l'ai éprouvé par moi-même ; dès que je remontai aux véritables sources de notre histoire , c'est-à-dire , à nos lois , aux capitulaires, aux formules anciennes, aux chartes , aux diplômes , aux traités de paix et d'alliance, etc. Je découvris les erreurs grossières et sans nombre où j'étois tombé dans mon parallèle des Romains et des Français. Je vis paraître devant mes yeux une nation toute différente de celle que je croyois connoître. J'appris trop tard combien la lecture de nos anciennes annales est peu instructive, si on n'y joint pas l'étude des pièces; je vis qu'il ne faut lire qu'avec une extrême circonspection nos historiens modernes, qui, tous ont négligé l'origine de nos lois et de nos usages , pour ne s'occuper que de sièges et de batailles ; et qui , en faisant le tableau dos siècles reculés, ne peignent jamais que les mœurs, les préjugés et les coutumes de leur temps.

Les Français n'eurent point de lois, tant qu'ils habitèrent la Germanie ; et quand ils s'établirent en-deçà du Rhin , leur politique se borna à rédiger des coutumes qui ne pouvoient plus suffire à un peuple qui avoit acquis des demeures fixes, et jeté les fondemens d'un grand empire. La férocité de leurs anciennes mœurs les attachent autant que l'habitude et leur ignorance aux usages Germaniques; mais les vices nouveaux que leur donna le commerce des Gaulois, de nouveaux besoins et de nouveaux intérêts les forcèrent malgré eux de recourir à des nouveautés. Ils firent des lois avant que de connoître l'esprit qui doit les dicter, et la fin qu'elles doivent se proposer; et ces lois, souvent injustes et toujours insuffisantes, n'acquirent presque aucun crédit. Les Français continuèrent de se laisser conduire au gré de leurs passions et des évènements; et confondant la licence avec la liberté, le pouvoir des lois avec la tyrannie , ne formèrent qu'une société sans règle et sans principe. Ils se familiarisèrent dans l'anarchie, avec les désordres auxquels ils n'avoient pas l'art de remédier; l'intérêt du plus fort sembla toujours décider de L'intérêt public, et jusqu'au règne de Philippe-de- Valois, les droits de la souveraineté appartinrent tour-à-tour, ou à-la-fois , à tous ceux qui purent ou voulurent s'en emparer. Si j'ai réussi à développer la suite et l'enchaînement de ces révolutions , causes à la fois et effets les unes des autres, j'ai composé l'histoire inconnue de notre ancien droit public. Quelques personnes ont désiré que je donnasse à mes observations le titre d'histoire de notre gouvernement; je n'ai pas osé suivre leur conseil; je sens combien mon ouvrage est inférieur à ce qu'aurait promis un pareil titre. Je n'ai fait qu'un essai; et c'est assez pour moi, s'il peut être de quelque secours aux personnes qui veulent approfondir notre histoire.

Rien n'est plus propre à nous faire aimer et respecter le gouvernement auquel nous obéissons , qu'une peinture réelle des malheurs que nos pères ont éprouvés, pendant qu'ils ont vécu dans l'anarchie. Quel danger peut-il y avoir à faire connaître nos anciennes coutumes et notre ancien droit ? Qui ne sait pas que les lois , les mœurs et les coutumes des peuples n'ont rien de stable? Personne n'est assez ignorant pour confondre les premières lois qu'ait eues une nation, avec ses lois fondamentales : la loi fondamentale d'un Etat n'est point un amas de lois proscrites, oubliées ou négligées , mais la loi qui règle , prescrit et constitue la forme du gouvernement.

En se rappellant la situation déplorable du prince, du clergé, de la noblesse et du peuple, jusqu'aux premiers Valois, on ressemblera à ces voyageurs qui , après avoir échoué contre cent écueils et essuyé de violentes tempêtes , abordent enfin, au rivage, et jouissent du repos. En voyant la peinture de nos erreurs et de nos calamités , quel lecteur ne connoîtra pas le prix d'une sage subordination? Loin de regretter des coutumes barbares et contraires aux premières notions de l'ordre et de la société , on s'applaudira de vivre sous la protection d'une autorité assez forte, pour réprimer les passions, donner aux lois la puissance qui leur appartient, et conserver la tranquillité publique. C'est, sans doute , ce qu'ont pensé des ministres éclairés, Quand ils ont invité des savans à fouiller dans la poussière de nos archives,..."

 

(Des sociétés politiques, doutes sur l'ordre naturel)

"... Quelle est donc la méthode que doit suivre un philosophe ? Je crois vous avoir fait entrevoir ce que je pense à ce sujet : mais c'est une chose trop importante pour n'y pas revenir. Me trompé-je, monsieur, si je crois que , pour juger avec justesse des secours que la société peut attendre aujourd'hui de la politique , on doit commencer par nous examiner tels que nous étions en sortant des mains de la nature ? Il faut ensuite rechercher par quels moyens malheureux nous sommes parvenus à changer les qualités sociales que Dieu nous a données, en des passions effrénées qui ont avili l'intelligence humaine. Après avoir découvert que rétablissement des propriétés foncières et l'inégalité des conditions ont introduit dans le monde une foule innombrable de besoins , l'avarice , l'ambition, la prodigalité, le luxe , les grandes fortunes, l'extrême misère , l'orgueil des grands , la bassesse des petits, ne seroit-il pas à propos de se demander si l'homme , qui a si étrangement abusé de sa liberté , est encore capable de rentrer dans le chemin du vrai bonheur ? Tout est-il désespéré ? A l'exception des sauvages d'Amérique , qui sont disposés à prendre toutes les idées de leurs missionnaires législateurs, les hommes sont-ils trop éloignés de la vérité , pour en revenir à la communauté des biens et à l'égalité des conditions ? Un politique qui proposeroit celte réforme, ne doit-il attendre que le sort d'Agis , quand il voulut rétablir à Lacedémone l'égalité des biens avec les lois de Lycurgue ? Il n'en faut pas conclure que nos erreurs , à force de vieillir et de s'accréditer , sont devenues des vérités , et qu'après avoir fait notre malheur , elles parviendront à faire notre bonheur. S'il ne nous est plus permis d'obéir aux lois simples de la nature , il faut du moins étudier par quelles ressources l'industrie humaine peut encore remédier à une par des maux que l'inégalité des fortunes a produits.

Si notre auteur avoit suivi, dans ses recherches philosophiques , la marche que je prends la liberté de vous indiquer , croyez -vous qu'avec les talens supérieurs dont il est doué, il fût tombé dans les erreurs dont les deux premières parties de son ouvrage sont pleines ?

Il nous auroit sûrement montré la vérité : au lieu de pousser à son dernier terme l'inégalité des conditions, et d'en faire le principe de politique , il nous auroit dit que les hommes , pour être heureux, dévoient se rapprocher de l'égalité naturelle autant que leurs préjugés

peuvent le permettre. Pour espérer quelque bien de l'évidence , il auroit senti la nécessité de réprimer, de diriger, de gêner les passions ; et bien loin d'imaginer un despotisme légal, qui ne sert qu'à augmenter leur délire et leur force , ses méditations l'auroient conduit à

regarder le gouvernement tempéré comme le gouvernement le plus propre à réparer les maux que les propriétés foncières et l'inégalité des conditions ont faits. Les passions du prince sont trop libres dans le despotisme , celles du peuple dans la pure démocratie , et celles des grands dans l'aristocratie ; de là cet esprit d'injustice qui forme leur caractère, et ces lois partiales qui, presque partout , sacrifient une partie de l'état à l'autre. Ouvrez j'histoire , monsieur, et vous verrez que les peuples, vexés par leur avarice , leur ambition , leur vanité , etc. se sont révoltés cent fois contre leur gouvernement ; vous y remarquerez , s'il vous plaît , que les seuls qui aient réussi à rendre la société florissante , ce sont ceux qui ont imaginé de faire en quelque sorte un mélange des divers gouvernemens, et d'établir par de sages tempéramens, une administration modérée qui prévient les abus ou les excès du pouvoir et de la liberté..."


L'abbé Raynal (1713-1796), "Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes" 

Guillaume-Thomas Raynal, dit l’abbé Raynal, curé de Saint-Sulpice à Paris, fréquenta le salon de Mme Helvétius, écrivant des compilations que l'on a souvent qualifiées de médiocres, dans le goût de l'époque, l'Histoire du stathoudérat (La Haye, 1748), l'Histoire du Parlement d'Angleterre (Londres, 1748-1751), les Anecdotes littéraires et les Anecdotes historiques, militaires et politiques de l'Europe (de 1750 à 1763), les Mémoires politiques de l'Europe (1754-1774). C'est à plus de cinquante ans qu'il devient célèbre, à l'égal de Voltaire ou de Rousseau, avec son "Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes", publiée en 1770 et rééditée plusieurs fois jusqu'en 1780 avec des adjonctions (10 volumes en octavo, avec 19 livres de texte et une illustration de frontispice dans chaque volume, ainsi que 23 tableaux, et un volume d’accompagnement, composé de 50 cartes et de 25 pages de texte). Raynal accompagne ses «voyages philosophiques» vers des peuples dits simples,- un genre à la mode qui permet d'illustrer "loi de la nature" et "principes naturels" -, de déclamations à l'encontre de la religion et le despotisme. L'ombre de Diderot et du baron d'Holbach. Ses attaques contre la monarchie valent à la publication d'être condamnée et brûlée en 1781, et l’anonymat, pratiquement levé par la publication d’un portrait, en page de garde, de l’abbé Raynal, oblige celui-ci à prendre la fuite et à se réfugier en Suisse, où l'ouvrage fut réédité sous le nom de Guillaume-Thomas Raynal...

 

Introduction

"IL n’y a point eu d’événement aussi intéressant pour l’espèce humaine en général, & pour les peuples de l’Europe en particulier, que la découverte du nouveau monde & le passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance. Alors a commencé une révolution dans le commerce, dans la puissance des nations , dans les mœurs, l’industrie et le gouvernement de tous les peuples. C’est à ce moment que les hommes des contrées les plus éloignées se sont rapprochés par de nouveaux rapports et de nouveaux besoins. Les productions des climats placés sous l’équateur, se consomment dans les climats voisins du pôle ; l’industrie du Nord est transportée au Sud ; les étoffes de l’Orient sont devenues le luxe des Occidentaux ; et partout les hommes ont fait un échange mutuel de leurs opinions, de leurs loix , de leurs usages , de leurs maladies, de leurs remedes, de leurs vertus et de leurs vices.

Tout est changé, et doit changer encore. Mais les révolutions passées et celles qui doivent suivre , ont-elle été, seront-elles utiles à la nature humaine ? L’homme leur devra-t-il un jour plus de tranquillité , de bonheur et de plaisir ? Son état sera-t-il meilleur, ou ne fera-t-il que changer ?

L’Europe a fondé partout des colonies : mais connoît-elle les principes sur lesquels on doit les fonder ? Elle a un commerce d’échange, d’économie , d’industrie. Ce commerce passe d’un peuple à l’autre. Ne peut-on découvrir par quels moyens et dans quelles circonstances ? Depuis qu’on connoît l’Amérique & la route du cap, des nations qui n’étoient rien sont devenues puissantes; d’autres qui faisoient trembler l’Europe, se sont affoiblies. Comment ces découvertes ont-elles influé sur l’état de ces peuples? Pourquoi enfin les nations les plus florissantes et les plus riches ne sont-elles pas toujours celles à qui la nature a le plus donné. Il faut, pour s’éclairer sur ces questions importantes, jetter un coup-d’oeil sur l’état où étoit l’Europe avant les découvertes dont nous avons parlé ; suivre en détail les événements dont elles ont été la cause, et finir par considérer l’état de l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui.

Telle est la tâche effrayante que je me fuis proposé de remplir. J’y ai consacré ma vie. J’ai appellé à mon secours les hommes instruits de toutes les nations. J’ai interrogé les vivants les morts : les vivants, dont la voix se fait entendre à mes côtés ; les morts , qui nous ont transmis leurs opinions & leurs connoissances, en quelque langue qu'ils ayent écrit. J’ai pesé leur autorité; j’ai opposé leurs témoignages; j’ai éclairci les faits. Si l’on m’eût nommé sous la ligne ou sous le pôle un homme en état de m’éclairer sur quelque point important, j’aurois été sous le pôle ou fous la ligne , le sommer de s’ouvrir à moi. L’image augure de la vérité m’a toujours été présente. O vérité sainte ! c’est toi seule que j’ai respectée. 

Si mon ouvrage trouve encore quelques lecteurs dans les siecles à venir, je veux qu’en voyant combien j’ai été dégagé de passions et de préjugés, ils ignorent la contrée où je pris naissance ; sous quel gouvernement je vivois; quelles fondions j’exerçois dans mon pays ; quel culte je professai : je veux qu’ils me croyent tous leur concitoyen & leur ami. Le premier soin, le premier devoir, quand on traite des matières importantes au bonheur des hommes, ce doit être de purger son ame de toute crainte, de toute espérance. Elevé au-dessus de toutes les considérations humaines, c’est alors qu’on plane au-dessus de l’athmosphere, et qu’on voit le globe au-dessous de soi. 

C’est de-là qu’on laisse tomber des larmes sur le génie persécuté, sur le talent oublié, sur la vertu malheureuse. C’est de-là qu’on verse l’imprécation & l’ignominie sur ceux qui trompent les hommes , et sur ceux qui les oppriment. C’est de-là qu’on voit la tête orgueilleuse du tyran s’abaisser & se couvrir de fange , tandis que le front modeste du juste touche la voûte des cieux. C’est-là que j’ai pu véritablement m’écrier : je suis libre, & me sentir au niveau de mon sujet. 

C’est-là enfin que , voyant à mes pieds ces belles contrées où fleurissent les sciences & les arts, & que les ténèbres de la barbarie avoient si longtemps occupées , je me suis demandé : qui est-ce qui a creusé ces canaux . qui est-ce qui a desséché ces plaines? qui est-ce qui a fondé ces villes? qui est-ce qui a rassemblé, vêtu, , civilisé ces peuples ? & qu’alors toutes les voix des hommes éclairés qui sont parmi elles m’ont répondu : c’est le commerce, c’est le commerce.

En effet, les peuples qui ont poli tous les autres, ont été commerçants. Les Phéniciens n’étoient qu’une nation très-bornée dans son territoire & dans sa puissance ; & c’est la première dans l’histoire des nations. Il n’en est aucune qui ne parle de ce peuple. Il fut connu partout ; il vit encore par sa renommée : c’est qu’il étoit navigateur.

La nature , qui l’avoit jetté sur une côte aride ; entre la Méditerranée & la chaîne du Liban, sembloit l'avoir séparé, en quelque sorte, de la terre, pour lui apprendre à régner sur les eaux...-

 

"Arrest de la cour de Parlement, qui condamne un imprimé, en dix vol. in 8o, ayant pour titre: Histoire philosophique & politique des etablissemens & du commerce des Européens dans les deux Indes, par Guillaume-Thomas Raynal, à être lacéré & brûlé par l'Exécuteur de la Haut-Justice, du 25 mai 1781) ...

 

L'Abbé Raynal aux Etats-Généraux - Discours au roi ... (1789)

"Jeune Prince , toi qui as pu conserver l'horreur du vice & de la dissipation au milieu de la Cour la plus dissolue et sous le plus inepte des Instituteurs , daigne m'écouter avec indulgence ; parce que je suis un homme de bien, & un de tes meilleurs sujets ; parce que je n'ai aucune prétention à tes grâces, & que, le matin & le soir , je leve des mains pures vers le Ciel pour le bonheur de l'espèce humaine , & pour la prospérité & la gloire de ton règne. La hardiesse avec laquelle je te dirai des vérités, que ton prédécesseur n'entendit jamais de la bouche de ses flatteurs , & que tu n'entendras pas davantage de ceux qui t'entourent, est le plus grand éloge que je puisse faire de ton caractère. 

Tu règnes sur le plus bel Empire de l'univers, Malgré la décadence où il est tombé , il n'y a aucun endroit de la terre où les arts & les sciences se soutiennent avec autant de splendeur. Les Nations voisines ont besoin de toi , & tu peux te passer d'elles. Si tes Provinces jouissoient de la fécondité dont elles font susceptibles; si tes troupes , sans être beaucoup plus nombreuses , étoient aussi disciplinées qu'elles peuvent l'être ; si tes revenus, sans s'accroître, étoient mieux administrés ; si l'esprit d'économie dirigeoit les dépenses de tes Ministres & celles de ton Palais ; si tes dettes étoient acquittées : quelle puissance seroit aussi formidable que la tienne !

Dis-moi , quel est le Monarque qui commande à des sujets aussi patiens , aussi fidèles , aussi affectionnés ? ...."

 


Morelly (1717?-1778?), "Code de la Nature" (1755) 

On ne sait absolument rien de sa vie, à tel point que, pendant longtemps, le plus célèbre de ses écrits, le "Code de la nature ou le véritable esprit de ses lois de tout temps négligé au méconnu" (1755), fut attribué à Diderot et compris dans une édition des œuvres du célèbre encyclopédiste parue à Amsterdam en 1773. Cet ouvrage, dont la lecture devait inspirer à Babeuf sa théorie du bonheur universel, serait l`un des tout premiers textes qui soient à verser au dossier du communisme moderne. On y trouve un modèle bien singulier de législation conforme aux "intentions de la Nature", agraires, somptuaires, pénales, de police, de gouvernement, d'éducation et même conjugales, susceptibles de prévenir toute débauche, "Tout citoyen, sitôt l'âge nubile accompli , sera marie ; personne ne fera dispensé de cette loi, à moins que la Nature ou sa santé n'y mette obstacle. Le célibat sera permis à personne qu'après l'âge de quarante ans. Les premières noces feront indissolubles pendant dix ans , après lesquels le divorce sera permis, soit du consentement des deux parties, ou d'une seulement..."

Morelly est en outre l`auteur de : "Essai sur l'esprit humain" (1745), "Essai sur le cœur humain" (1745), "Physique de la beauté ou pouvoir naturel de ses charmes" (1748), "Le Prince, les délices du cœur ou traité des qualités d'un grand roi et système d'un sage gouvernement" (1751); d' un poème en 14 chants, "Naufrage des îles flottantes ou la Basiliade" (1763), où il reprend, sous une forme romanesque, les idées qu'il avait précédemment développées dans le Code de la nature ...

 

"... Etat de l'homme au sortir des mains de la Nature , & ce quelle a fait pour le préparer à être sociable.

L'homme n'a ni idées ni panchans innés. Le premier instant de sa vie le trouve enveloppé d'une indifférence totale, même pour sa propre existence. Un sentiment aveugle, qui ne diffère point de celui des animaux, est le premier moteur qui fait cesser cette indifférence.

Sans entrer dans le détail des premiers objets qui font sortir l'homme de cet engourdissement, ni de la manière dont cela s'opère , je dis que ses besoins l'éveillent par dégrés , le rendent attentif à sa conservation , & c'est des premiers objets de cette attention, qu'il tire ses premières idées.

La Nature a sagement proportionné nos besoins , aux accroissemens de nos forces ; puis en fixant le nombre de ces besoins pour le reste de notre vie , elle a fait qu'ils excédassent toujours de quelque chose les bornes de notre pouvoir. On va voir les raisons de cette disposition.

Si l'homme ne trouvoit aucun obstacle à satisfaire ses besoins , chaque fois qu'il les auroit contentés, il retomberoit dans sa première indifférence , il n'en ressortiroit que lorsque le sentiment de ces besoins renaissant l'agiteroient ; & la facilité d'y pourvoir n'auroit pas besoin de lumières supérieures à l'instinct. de la brute ; il n'auroit pas été plus sociable qu'elle.

Ce n'étoit point là les intentions de la suprême Sagesse; elle vouloit faire de l'espèce humaine un tout intelligent qui s'arrangeât lui-même par un méchanisme aussi simple que merveilleux, ses parties étoient préparées, et, pour ainsi dire , taillées pour former le plus bel assemblage ; quelques légers obstacles dévoient moins s'opposer à leur tendance , que les exciter fortement à l'union : séparément foibles , délicates & sensîbles, des desirs , des inquiétudes causées par la distance momentanée d'un objet propre à les fatisfaire, devoient augmenter cette espéce d'attraction morale.

Que devoit-il résulter de la tension de ces ressorts ? Deux effets admirables, sçavoir 1°. une affection bienfaisante pour tout ce qui soulage ou secoure notre foiblesse ; 2°. le développement de la raison , que la Nature a mise à côté de cette foiblesse pour la féconder.

De ces deux sources fécondes dévoient encore couler l'esprit & les motifs de sociabilité , une industrie , une prévoyance unanime, enfin toutes les idées , les connoissances directement ou indirectement relatives à ce bonheur commun. On peut donc dire avec Séneque , Quidquid nos meliores beatosque facurum est , Natura in aperto aut in proximo posuit.

C'est donc précisément dans ces vues que la Nature a distribué les forces de l'humanité entière avec différentes proportions entre tous les individus de l'espéce ; mais elle leur a indivisiblement laissé la propriété du champ producteur de ses dons, à tous & un chacun l'usage de ses libéralités. Le monde est une table suffisamment garnie pour tous les convives, dont tous les mets apartiennent , tantôt à tous parce que tous ont faim, tantôt à quelques-uns seulement parce que les autres font rassasiés ; ainsi personne n'en est absolument le maître, ni n'a droit de prétendre l'être.

C'est sur la stabilité de cette base que la Nature avoit appuyé ce qui devoit être changeant & mobile, elle avoit pris foin d'en régler & combiner les mouvemens...."


La Mettrie (1709-1751) - "L'Homme machine" (1748) - ...

Né le 19 décembre 1709 à Saint-Malo et mort à Berlin le 11 novembre 1751, Julien Offray de La Mettrie fut élevé chez les jésuites de Caen et destiné par sa famille à l'état ecclésiastique, lorsqu'il rallia soudainement les jansénistes, commence à étudier la médecine à Paris et se fait recevoir docteur à Reims. On le retrouve ensuite à Leyde, en Hollande, élève du célèbre Herman Boerhaave, l'auteur des "Institutiones medicae" (1707) et des "Aphorismi de cognoscendis et curandis morbis" (1709) qui nourrirent l'Europe de la médecine pendant tout le début du XVIIIe siècle. La Mettrie traduira plusieurs ouvrages en français et commence à publier lui-même sur des sujets médicaux divers, vertige, catalepsie hystérique, asthme, dysenterie, "Traité du vertige" (1737), "Nouveau Traité des maladies vénériennes" (1739), "Observations de médecine pratique" (1743). Nommé en 1742 médecin des gardes françaises, il fait campagne avec son régiment, mais est expulsé des hôpitaux à la suite d'une satire contre les médecins. 

 

En 1745, la publication de sa traduction du livre de Charp, "Histoire naturelle de l'âme", dédicacé à Maupertuis, qui expose les grands traits de sa doctrine matérialiste, lui fait perdre toutes ses fonctions et il est contraint de retourner à Leyde....

"Ce n'est ni Aristote, ni Platon, ni Descartes, ni Malebranche qui vous aprendront ce que c'est que votre Ame; En vain vous vous tourmentés pour connoître sa nature; n'en dépliase à votre vanité et à votre indocilité, il faut que vous vous soumettiés à l'ignorance et à la foi. L'essence de l'Ame de l'homme et des animaux est, et sera toujours aussi inconnuë, que l'essence de la matière et des corps. Je dis plus, l'Ame dégagée du corps par abstraction, ressemble à la matière considérée sans aucunes formes; on ne peut la concevoir. L'Ame et le Corps ont été faits ensemble dans le même instant, et comme d'un seul coup de pinceau. Ils ont été jettés au même moule, dit un grand Théologien (Tertulien) qui a osé penser. Clui qui voudra connoître les propriétés de l'Ame, doit donc auparavant rechercher celles qui se manifestent clairement dans les corps, dont l'ame est le principe actif..."

 

(1746) - "Arrest de la cour du Parlement, qui condamne deux livres intitulez: l'un, Histoire naturelle de l'ame; l'autre, Pensées philosophiques..." - A Leyde, il compose un pamphlet, "La Faculté vengée", dans lequel il ridiculise ses confrères qui avaient monté contre lui une véritable cabale.

 

En 1748, il fait paraitre un nouveau livre, "L'Homme- machine", qui le jette dans de nouveaux démêlés, mais cette fois avec les protestants : le philosophe doit se réfugier en hâte chez Frédéric ll, qui lui donne le titre de lecteur, l'utilise quelque peu comme bouffon et le fait entrer à l'Académie de Berlin. En Prusse, La Mettrie écrit encore quelques ouvrages philosophiques, "L'Homme-plante" (Potsdam, 1748), des "Réflexions philosophiques sur l'origine des animaux" (1750) et "Vénus métaphysique ou De l'origine de l'âme humaine" (Potsdam, 1751) ...

 

La Mettrie reprochait à Leibniz d'avoir "spiritualisé la matière", à Descartes, sa distinction des deux substances, âme et corps, esprit et étendue. Pour lui, tous les philosophes du passé se sont trompés en raisonnant sur l'homme à priori, alors que la méthode empirique seule est légitime, car tout ce qui est dans notre esprit a pour origine la sensation. La Mettrie, pour illustrer sa thèse, reprend l'idée de l'animal-machine de Descartes et l'applique à l'homme. Celui-ci n'est qu'un animal supérieur, et ce que nous appelons âme n'est pas un principe séparé mais le rouage d'une machine unique : "La pensée est si peu incompatible avec la matière, qu'elle en semble être une propriété comme l'électricité, la motricité, l'impénétrabilité et l'étendue : en un mot, l'homme est une machine et il n'y a dans tout l'univers qu'une substance diversement modifiée". La Mettrie réduit tout à la sensation et croit à l'existence d'une force vitale unique, dirigée vers le plaisir (cf. L'Art de jouir), se rapprochant ainsi des théories atomistes des épicuriens et de certains mécanistes du XVIIIe siècle comme d'Holbach; aussi, sera-t-il très logiquement athée. Il n'aura guère de succès auprès de ses contemporains ...

 

"Il ne suffit pas à un sage d'étudier la Nature et la Vérité, il doit oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser ; car pour les autres, qui sont volontairement esclaves des préjugés, il ne leur est pas plus possible d'atteindre la Vérité qu'aux grenouilles de voler.

Je réduis à deux les systèmes des Philosophes sur l'âme de l'homme. Le premier, et le plus ancien, est le système du Matérialisme ; le second est celui du Spiritualisme. 

Les métaphysiciens, qui ont insinué que la matière pourrait bien avoir la faculté de penser, n'ont pas déshonoré leur raison. Pourquoi ? C'est qu'ils ont un avantage (car ici c'en est un) de s'être mal exprimés. En effet, demander si la matière peut penser, sans la considérer autrement qu'en elle-même, c'est demander si la matière peut marquer les heures. On voit d'avance que nous éviterons cet écueil, où M. Locke a eu le malheur d'échouer.

Les Leibniziens, avec leurs Monades, ont élevé une hypothèse inintelligible. Ils ont plutôt spiritualisé la matière que matérialisé l'âme. Comment peut-on définir un être, dont la nature nous est absolument inconnue ?

Descartes et tous les Cartésiens, parmi lesquels il y a longtemps qu'on a compté les Malebranchistes, ont fait la même faute. Ils ont admis deux substances distinctes dans l'homme, comme s'ils les avaient vues et bien comptées.

Les plus sages ont dit que l'âme ne pouvait se connaître que par les seules lumières de la foi : cependant en qualité d'êtres raisonnables, ils ont cru pouvoir se réserver le droit d'examiner ce que l'Écriture a voulu dire par le mot esprit, dont elle se sert en parlant de l'âme humaine ; et dans leurs recherches, s'ils ne sont pas d'accord sur ce point avec les théologiens, ceux-ci le sont-ils davantage entre eux sur tous les autres ?

Voici en peu de mots le résultat de toutes leurs réflexions.

S'il y a un Dieu, il est auteur de la Nature, comme d e la révélation ; il nous a donné l'une pour expliquer l'autre, et la raison pour les accorder ensemble.

Se défier des connaissances qu'on peut puiser dans les corps animés, c'est regarder la Nature et la révélation comme deux contraires qui se détruisent et, par conséquent, c'est oser soutenir cette absurdité : que Dieu se contredit dans ses divers ouvrages et nous trompe.

S'il y a une révélation, elle ne peut donc démentir la Nature. Par la Nature seule, on peut découvrir le sens des paroles de l'Evangjle, dont l'expérience seule est la véritable interprète! En effet, les autres commentateurs jusqu'ici n'ont fait qu'embrouiller la vérité. Nous allons en juger par l'auteur du "Spectacle de la Nature". « Il est « étonnant, dit-il (au sujet de M. Locke), qu'un « homme qui dégrade notre âme jusqu'à la croire une âme de boue, ose établir la raison pour juge et souveraine arbitre des mystères de la foi ; car, ajoute-t-il, quelle idée étonnante aurait-on du christianisme, si l'on voulait suivre la raison ? »

Outre que ces réflexions n'éclaircissent rien par rapport à la foi, elles forment de si frivoles objections contre la méthode de ceux qui croient pouvoir interpréter les livres saints, que j'ai presque honte de perdre le temps à les réfuter.

1) L'excellence de la raison ne dépend pas d'un grand mot vide de sens (l'immatérialité) , mais de sa force, de son étendue, ou de sa clairvoyance. Ainsi une âme de boue, qui découvrirait, comme d'un coup d'œil, les rapports et les suites d'une infinité d'idées, difficiles à saisir, serait évidemment préférable à une âme sotte et stupide, qui serait faite des éléments les plus précieux. Ce n'est pas être Philosophe que de rougir avec Pline de la misère de notre origine. Ce qui paraît vil, est ici la chose la plus précieuse, et pour laquelle la Nature semble avoir mis le plus d'art et le plus d'appareil. Mais comme l'homme, quand même il viendrait d'une source encore plus vile en apparence, n'en serait pas moins le plus parfait de tous les êtres, quelle que soit l'origine de son âme, si elle est pure, noble, sublime, c'est une belle âme, qui rend respectable quiconque en est doué.

La seconde manière de raisonner de M. Pluche me paraît vicieuse, même dans son système, qui tient un peu du fanatisme ; car si nous avons une idée de la foi, qui soit contraire aux principes les plus clairs, aux vérités les plus incontestables, il faut croire, pour l'honneur de la révélation et de son auteur, que cette idée est fausse, et que nous ne connaissons point encore le sens des paroles de l'Évangile.

De deux choses l'une : ou tout est illusion, tant la Nature même que la révélation, ou l'expérience seule peut rendre raison de la foi. Mais quel plus grand ridicule que celui de notre auteur ? Je m'imagine entendre un péripatéticien qui dirait : « il ne faut pas croire l'expérience de Torricelli, car si nous la croyions, si nous « allions bannir l'horreur du vide, quelle étonnante philosophie aurions-nous ? » ...

 

"Nous sommes de vraies taupes dans le chemin de la Nature ; nous n'y faisons guère que le trajet de cet animal ..."

 

"... Voulez-vous de nouvelles observations ? En voici qui sont sans réplique et qui prouvent toutes que l'homme ressemble parfaitement aux animaux dans son origine, comme dans tout ce que nous avons déjà cru essentiel de comparer.

J'en appelle à la bonne foi de nos observateurs. Qu'ils nous disent s'il n'est pas vrai que l'homme dans son principe n'est qu'un ver qui devient homme, comme la chenille papillon. Les plus graves auteurs nous ont appris comment il faut s'y prendre pour voir cet animalcule. Tous les curieux l'ont vu, comme Hartsoeker, dans la semence de l'homme, et non dans celle de la femme ; il n'y a que les sots qui s'en soient fait scrupule. Comme chaque goutte de sperme contient une infinité de ces petits vers, lorsqu'ils sont lancés à l'ovaire, il n'y a que le plus adroit ou le plus vigoureux qui ait la force de s'insinuer et de s'implanter dans l'œuf que fournit la femme, et qui lui donne sa première nourriture. Cet œuf quelquefois surpris dans les trompes de Fallope, est porté par ces canaux à la matrice, où il prend racine, comme un grain de blé dans la terre. Mais quoiqu'il y devienne monstrueux par sa croissance de 9 mois, il ne diffère point des œufs des autres femelles, si ce n'est que sa peau (l'amnios) ne se durcit jamais et se dilate prodigieusement, comme on en peut juger en comparant le fœtus trouvé en situation et près d'éclore (ce que j'ai eu le plaisir d'observer dans une femme morte un moment avant l'accouchement) avec d'autres petits embryons très proches de leur origine ; car alors c'est toujours l'œuf dans sa coque, et l'animal dans l'œuf qui, gêné dans ses mouvements, cherche machinalement à voir le jour; et, pour y réussir, il commence par rompre avec la tête cette membrane, d'où il sort, comme le poulet, l'oiseau, etc., de la leur. J'ajouterai une observation que je ne trouve nulle part, c'est que l'amnios n'en est pas plus mince, pour s'être prodigieusement étendu ; semblable en cela à la matrice dont la substance même se gonfle de sucs infiltrés, indépendamment de la réplétion et du déploiement de tous ses coudes vasculeux.

Voyons l'homme dans et hors de sa coque ; examinons avec un microscope les plus jeunes embryons, de 4, de 6, de 8 ou de 15 jours ; après ce temps les yeux suffisent. Que voit-on ? la tête seule ; un petit œuf rond avec deux points noirs qui marquent les yeux. Avant ce temps, tout étant plus informe, on n'aperçoit qu'une pulpe médullaire, qui est le cerveau, dans lequel se forme d'abord l'origine des nerfs ou le principe du sentiment, et le cœur qui a déjà par lui-même dans cette pulpe la faculté de battre : c'est le punctum saliens de Malpighi, qui doit peut-être déjà une partie de sa vivacité à l'influence des nerfs. Ensuite, peu à peu, on voit la tête allonger le col, qui en se dilatant forme d'abord le thorax, où le cœur a déjà descendu, pour s'y fixer ; après quoi vient le bas-ventre qu'une cloison (le diaphragme) sépare. Ces dilatations donnent l'une les bras, les mains, les doigts, les ongles et les poils ; l'autre les cuisses, les jambes, les pieds, etc., avec la seule différence de situation qu'on leur connaît, qui fait l'appui et le balancier du corps. C'est une végétation frappante. Ici ce sont des cheveux qui couvrent le sommet de nos têtes, là ce sont des feuilles et des fleurs ; partout brille le même luxe delà Nature ; et enfin l'esprit recteur des plantes est placé où nous avons notre âme, cette autre quintessence de l'homme.

Telle est l'uniformité de la Nature qu'on commence à sentir, et l'analogie du règne animal et végétal, de l'homme à la plante. Peut-être même y a-t-il des plantes animales, c'est-à-dire qui, en végétant, ou se battent comme les polypes, ou font d'autres fonctions propres aux animaux.

Voilà à peu près tout ce qu'on sait de la génération. Que les parties qui s'attirent, qui sont faites pour s'unir ensemble et pour occuper telle ou telle place, se réunissent toutes suivant leur nature, et qu'ainsi se forment les yeux, le cœur, l'estomac et enfin tout le corps, comme de grands hommes l'ont écrit, cela est possible. Mais comme l'expérience nous abandonne au milieu de ces subtilités, je ne supposerai rien, regardant tout ce qui ne frappe pas mes sens comme un mystère impénétrable. Il est si rare que les deux semences se rencontrent dans le congrès, que je serais tenté de croire que la semence de la femme est inutile à la génération.

Mais comment en expliquer les phénomènes, sans ce commode rapport de parties, qui rend si bien raison des ressemblances des enfants, tantôt au père et tantôt à la mère. D'un autre côté, l'embarras d'une explication doit-elle contrebalancer un fait ? Il me paraît que c' est le mâle qui fait tout, dans une femme qui dort, comme dans la plus lubrique. L'arrangement des parties serait donc fait de toute éternité dans le germe ou dans le ver même de l'homme. Mais tout ceci est fort au-dessus de la portée des plus excellents observateurs. Comme ils n'y peuvent rien saisir, ils ne peuvent pas plus juger de la mécanique de la formation et du développement des corps, qu'une taupe du chemin qu'un cerf peut parcourir.

Nous sommes de vraies taupes dans le chemin de la Nature ; nous n'y faisons guère que le trajet de cet animal ; et c'est notre orgueil qui donne des bornes à ce qui n'en a point. Nous sommes dans le cas d'une montre qui dirait (un fabuliste en ferait un personnage de conséquence dans un ouvrage frivole) : « quoi ! c'est ce sot ouvrier qui « m'a faite, moi qui divise le temps ! moi qui « marque si exactement le cours du soleil ; moi « qui répète à haute voix les heures que j'indique ! « non, cela ne se peut pas. » Nous dédaignons de même, ingrats que nous sommes, cette mère commune de tous les Règnes , comme parlent les chimistes. Nous imaginons ou plutôt nous supposons une cause supérieure à celle à qui nous devons tout, et qui a véritablement tout fait d'une manière inconcevable. 

Non, la matière n'a rien de vil qu'aux yeux grossiers qui la méconnaissent dans ses plus brillants ouvrages, et la Nature n'est point une ouvrière bornée. Elle produit des millions d'hommes avec plus de facilité et de plaisir qu'un horloger n'a de peine à faire la montre la plus composée. Sa puissance éclate également et dans la production du plus vil insecte, et dans celle de l'homme le plus superbe ; le règne animal ne lui coûte pas plus que le végétal, ni le plus beau génie qu'un épi de blé. 

Jugeons donc par ce que nous voyons, de ce qui se dérobe à la curiosité de nos yeux et de nos recherches, et n'imaginons rien au delà. Suivons le singe, le castor, l'éléphant, etc., dans leurs opérations. S'il est évident qu'elles ne peuvent se faire sans intelligence, pourquoi la refuser à ces animaux ? et si vous leur accordez une âme, fanatiques, vous êtes perdus ; vous aurez beau dire que vous ne décidez point sur sa nature, tandis que vous lui ôtez l'immortalité ; qui ne voit que c'est une assertion gratuite ? qui ne voit qu'elle doit être ou mortelle, ou immortelle, comme la nôtre, donc elle doit subir le même sort, quel qu'il soit ! et qu'ainsi c'est tomber dans Scylla, pour vouloir éviter Charybde ?

Brisez la chaîne de vos préjugés ; armez- vous du flambeau de l'expérience et vous ferez à la Nature l'honneur qu'elle mérite, au lieu de rien conclure à son désavantage, de l'ignorance où elle vous a laissé. Ouvrez les yeux seulement et laissez là ce que vous ne pouvez comprendre, et vous verrez que ce laboureur dont l'esprit et les lumières ne s'étendent pas plus loin que les bords de son sillon, ne diffère point essentiellement du plus grand génie, comme l'eût prouvé la dissection des cerveaux de Descartes et de Newton ; vous serez persuadé que l'imbécile ou le stupide sont des bêtes à figure humaine, comme le singe plein d'esprit est un petit homme sous une autre forme ; et qu'enfin, tout dépendant absolument de la diversité de l'organisation, un animal bien construit, à qui on a appris l'astronomie, peut prédire une éclipse comme la guérison ou la mort, lorsqu'il a porté quelque temps du génie et de bons yeux à l'École d'Hippocrate et au lit des malades. C'est par cette file d'observations et de vérités qu'on parvient à lier à la matière l'admirable propriété de penser, sans qu'on en puisse voir les liens, parce que le sujet de cet attribut est essentiellement inconnu...."

 

Docteur en médecine à l'âge de dix-neuf ans, après cinq ans d`exercice dans sa ville natale de Saint-Malo, Julien Offray de La Mettrie décide d'aller à Leyde, auprès du célèbre Herman Boerhaave (1668-1738), dont il traduit le "Tractatus medicus de lue aphrodisiaca" : celui-ci explique la physiologie par la mécanique du corps vivant et les maladies par les dérèglements de celle-ci, développe la clinique et les observations au lit du malade, mais est surtout chimiste hanté par le mercure.  Dans le même temps, de La Mettrie publie son "Traité des maladies vénériennes" (1734). De retour en France, il devint médecin attaché aux gardes. Suivant les armées dans leur déplacement, il assista au siège de Fribourg, au cours duquel il fut atteint d'une "fièvre chaude". La désorganisation psychique qu'entraîna momentanément cette fièvre le conduisit, après son rétablissement, à soutenir la conception d`un étroit conditionnement des fonctions mentales par notre organisme : c`est ce qu'il développa dans son "Histoire naturelle de l 'âme" (publiée à La Haye, en 1745). Il faisait ainsi son entrée dans la carrière philosophique ..

Mais  Il ne tarda pas à être vivement pris à partie par l'ensemble du corps médical et des dévots. Après la publication de son pamphlet intitulé, "Politique du médecin de Machiavel ou le Chemin de la fortune ouvert aux médecins" (1745), il se vit dans l'obligation de quitter la France, où l`on venait d'ordonner que ses livres soient brûlés en place publique par la main du bourreau. 

Il retourna alors à Leyde, où il publia "L'Homme-Machine", sans nom d'auteur, le plus célèbre de ses ouvrages. La Mettrie y reprend, avec audace, pour le grand public, les idées qu'il avait précédemment esquissées dans ses autres livres. 

Pour La Mettrie, jamais la philosophie n'a pu et ne pourra prouver de façon certaine, l`existence de l'âme, et encore moins la Révélation; car si la nature est muette, son Dieu l`est de même : et la raison nous a été donnée pour expliquer également la Révélation et l`accorder à la nature. Pour La Mettrie, les sensations et l'expérience nous enseignent que les facultés de l'âme dépendent du tempérament, du milieu. de l'alimentation, des maladies; les troubles mentaux sont fonction des troubles organiques. « Un rien, une petite fibre, quelque chose que la plus subtile anatomie ne peut découvrir, eût fait deux sots d'Erasme et de Fontenelle"...

 

".... Je conclurai seulement ce qui s'ensuit clairement de ces incontestables observations : 1" Que plus les animaux sont farouches, moins ils ont de cerveau; 2° que ce viscère semble s'agrandir en quelque sorte, à proportion de leur docilité; 3° qu'il y a ici une singulière condition imposée éternellement par la nature, qui est que plus on gagnera du côté de l'esprit, plus on perdra du côté de l'instinct. Lequel l'emporte de la perte ou du gain?

Ne croyez pas au reste que je veuille prétendre par là que le seul volume du cerveau suffise pour faire juger du degré de docilité des animaux; il faut que la qualité réponde encore à la quantité, et que les solides et les fluides soient dans cet équilibre convenable qui fait la santé.

Si l'imbécile ne manque pas de cerveau, comme on le remarque ordinairement, ce viscère péchera par une mauvaise consistance, par trop de mollesse, par exemple. Il en est de même des fous; les vices de leur cerveau ne se dérobent pas toujours à nos recherches; mais si les causes de l'imbécilité, de la folie, etc., ne sont pas sensibles, où aller chercher celles de la variété de tous les esprits? Elles échappent aux yeux des lynx et des Argus. Un rien, une petite fibre, quelque chose que la plus subtile anatomie ne peut découvrir, eût fait deux sots d'Erasme et de Fontenelle, qui le remarque lui-même dans un de ses meilleurs dialogues ..."

 

La pensée dépend donc étroitement de la matière, il n'y a dans l`univers qu'une seule substance, diversement modifiée. L'âme est ce principe de mouvement qui s'exerce à l'intérieur d`une machine, le corps, dont elle est le ressort principal et dont les autres ressorts ne sont que l'émanation. 

Est-ce à dire que I'âme périsse entièrement ? Nous n'en savons rien et toute affirmation de principe est vaine : simple vérité théorique qui n'est guère d`usage dans la pratique. On le voit donc, La Mettrie n'affirme pas que la matière soit la seule réalité de l'Univers; son matérialisme est anthropologique. Quant à l`existence de Dieu, s'il l'admet comme possible, il n'en dénie pas moins toute valeur aux preuves traditionnelles relatives au premier moteur ou aux causes finales. Comme, par ailleurs, on ne peut déduire de l`existence de Dieu la nécessité d'un culte quelconque, sa négation ne saurait entraîner celle de la morale.

Fidèle à une morale du bonheur tout comme Diderot et les encyclopédistes, La Mettrie estime que "si l'athéisme était généralement répandu", "la Nature infectée d'un poison sacré reprendrait ses droits et sa pureté"...