Voltaire (1694-1778) - 2e partie - "Le siècle de Louis XIV" (1751) - Voltaire aux portes de Genève, si loin de Paris (1755) - "Poème sur le désastre de Lisbonne" (1756) - Ferney (1758) - "Candide" (1759) - L'affaire Calas (1762) - "Traité sur la Tolérance" (1763) - Jean Huber (1721-1786) - ...
Last update 10/10/2021
1750 s'ouvre pour Voltaire avec la mort, dramatique pour lui, de Mme de Châtelet, puis son départ à Berlin et la publication de son immense "Siècle de Louis XIV". Rousseau vient de publier son "Discours sur les sciences et les arts", Diderot, "Le Prospectus", suivi l'année suivante du premier volume de l'Encyclopédie.
La littérature française s'engage vers 1750 avec J.-J. Rousseau et Diderot, et sous l'influence de l'Angleterre, dans une littérature mélodramatique, mais neuve en ce qu'elle proclame les droits du cœur que la raison et les bienséances ne sauraient régir. Pour Voltaire, cette littérature fera sur lui un tout autre effet, elle n'est qu' ''un bavardage ennuyeux et inutile". « En général, s'écrie Diderot, plus un peuple est civilisé, poli, moins ses mœurs sont poétiques ; tout s'affaiblit en s'adoucissant... La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage.» Voltaire, quant à lui, semble se replier sur les formules de la première moitié du siècle, il tient pour les littératures qui portent l'empreinte d'une civilisation raffinée et soumet instinctivement le génie au bon ton. Il aura ainsi tenter de renouveler certains genres pour sembler en fin de compte redéfinir l'idéal du XVIIe siècle. Et s'il se montre sévère envers Corneille, Pascal, Bossuet, Molière, La Fontaine, ses demi-dieux ont nom Boileau et surtout Racine, qui a si bien connu les faiblesses humaines, qui touche les cœurs avec des moyens si simples, et dont l'élégance harmonieuse est un enchantement. A ces deux modernes, Voltaire associe deux anciens qu'il a beaucoup pratiqué, Horace et Virgile, le Virgile des Eglogues et des premiers chants de l'Enéide. Mais si l'homme de lettres reste en fin de compte en retrait sur cette deuxième moitié du XVIIIe, sur le terrain des idées, Voltaire sent que "le monde se déniaise furieusement", qu' "une grande révolution s'annonce dans les esprits" : oui, dit-il, tenu à distance de la Cour, "il me parait qu'on n'a jamais tant craint les gens d'esprit à Paris qu'aujourd'hui..."
Méditations philosophiques, Ce qui n'est pas et ce qui est.. - Voltaire à Madame la Marquise de Deffand, le 19 février 1766.
"Il y a un mois, madame, que j'ai envie de vous écrire tous les jours ; mais je me suis plongé dans la métaphysique la plus triste et la plus épineuse cl j'ai vu que je n'étais pas digne de vous écrire. Vous me mandates, par votre dernière lettre, que nous élions assez d'accord tous deux sur ce qui n'est pas ; je me suis mis à rechercher ce qui est. C'est une terrible besogne; mais la curiosité est la maladie de l'esprit humain. J'ai du moins la consolation de voir que tous les fabricateurs de systèmes n'en savaient pas plus que moi, mais ils l'ont tous les importants et je ne veux pas l'être : j'avoue franchement mon ignorance.
Je trouve d'ailleurs dans cette recherche, quelque vainc qu'elle puisse être, un assez grand avantage. L'étude des choses qui sont si fort au-dessus de nous rend les intérêts de ce monde bien petits à nos yeux; et, quand on a le plaisir de se perdre dans l'immensité, on ne se soucie guère de ce qui se passe dans les rues de Paris.
L'étude a cela de bon qu'elle nous fait vivre tout doucement avec nous-mêmes, qu'elle nous délivre du fardeau de notre oisiveté, et qu'elle nous empêche de courir hors de chez nous pour aller dire et écouter des riens d'un bout de la ville à l'autre. Aussi, au milieu de quatre- vingt lieues de montagnes de neige, assiégé par un très rude hiver, et mes yeux me refusant le service, j'ai passé tout mon temps à méditer.
Ne méditez-vous pas aussi, madame ? ne vous vient-il pas aussi quelquefois cent idées sur l'éternité du monde, sur la matière, sur la pensée, sur l'espace, sur l'infini ? Je suis tenté de croire qu'on pense à tout cela quand on n'a plus de passions, et que tout le monde est comme Mathieu Garo (référence à La Fontaine, livre IX, fable 4, Le Gland et la citrouille, Dieu fait bien ce qu'il fait), qui recherche pourquoi les citrouilles ne viennent pas au haut des chênes.
Si vous ne passez pas votre temps à méditer quand vous êtes seule, je vous envoie un petit imprimé sur quelques sottises de ce monde, lequel m'est tombé entre les mains.
L'auteur est un goguenard de Neufchâtel, et les plaisants de Neufchâtel pourront fort bien vous paraître insipides ; d'ailleurs on ne rit point du ridicule des gens qu'on ne connaît point. Voilà pourquoi M. de Mazarin disait qu'il ne se moquait jamais que de ses parents et de ses amis. Heureusement, ce que je vous envoie n'est pas long ; et, s'il vous ennuie, vous pourrez le jeter au feu.
Je vous souhaite, madame, une vie longue, un bon estomac, et toutes les consolations qui peuvent rendre votre état supportable ; j'en suis toujours pénétré. Je vous prie de dire à M. le président Hénault que je ne cesserai jamais de l'estimer de tout mon esprit et de l'aimer de tout mon cœur. Permettez-moi les mêmes sentiments pour vous, qui ne finiront qu'avec ma vie."
Bibliothèques, la "goutte d'eau"... - Extraits du «DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE» (1764)..
"Une grande bibliothèque a cela de bon qu'elle effraye celui qui la regarde. Deux cent mille volumes découragent un homme tente d'imprimer ; mais malheureusement il se dit bientôt à lui-même : "On ne lit point tous ces livres-là, et on pourra me lire." II se compare à la goutte d'eau qui se plaignait d'être confondue et ignorée dans l'océan ; un génie eut pitié d'elle; il la lit avaler par une huître ; elle devint la plus belle perle de l'Orient, et fut le principal ornement du trône du Grand-Mogol. Ceux qui ne sont que compilateurs, imitateurs, commentateurs, éplucheurs de phrases, critiques à la petite semaine, enfin ceux dont un génie n'a point eu pitié, resteront toujours gouttes d'eau.
Notre homme travaille donc au fond de son galetas avec espérance de devenir perle.
Il est vrai que dans cette immense collection de livres, il y en a environ cent quatre-vingt-dix-neuf mille qu'on ne lira jamais, du moins de suite; mais on peut avoir besoin d'en consulter quelques-uns une fois en sa vie. C'est un grand avantage pour quiconque veut s'instruire de trouver sous sa main dans le palais des rois le volume et la page qu'il cherche, sans qu'on le fasse attendre un moment. C'est une des plus nobles institutions. Il n'y a point eu de dépense plus magnifique et plus utile.
La bibliothèque publique du roi de France est la plus belle du monde entier, moins encore par le nombre et la rareté des volumes que par la facilité et la politesse avec laquelle les bibliothécaires les prêtent à tous les savants. Celte bibliothèque est sans contredit le monument le plus précieux qui soit en France.
Celte multitude étonnante de livres ne doit point épouvanter. On a déjà remarqué que Paris contient environ sept cent mille hommes, qu'on ne peut vivre avec tous, et qu'on choisit trois ou quatre amis. Ainsi il ne faut pas plus se plaindre de la multitude des livres que de celle des citoyens..."
("Le Dîner des philosophes", dit aussi la Sainte Cène (vers 1772-1773), huile sur toile de Jean Huber, dit Huber-Voltaire. A gauche de Voltaire, le peintre Huber-Voltaire, puis Diderot (extrême gauche) et Marmontel ; à sa droite, d'Alembert, La Harpe, Grimm, le père Adam ; face à lui, de dos, probablement Condorcet - Voltaire Foundation, Oxford).
1750, Voltaire, depuis son départ pour Berlin...
Quand Voltaire eut perdu Mme du Châtelet (1749), il revint à Paris, rue Traversière-Saint-Honoré, près de la rue de Richelieu. Ii rassembla autour de lui sa "famille", il était "père de famille sans avoir d'enfants". L'aînée de ses nièces, Mme Denis, était veuve depuis 1744. Dans la lettre du 26 octobre 1749 à M. d'Aiguiber, Voltaire écrit : «Je loge ma nièce, Mme Denis, qui pense aussi philosophiquement que celle que nous regrettons, qui cultive les belles lettres, qui a beaucoup de goût et qui, par-dessus tout cela, a beau- coup d'amis et est dans le monde sur un fort bon ton.» Elle ne voulut pas accompagner son oncleja Berlin, mais elle se porta au-devant de lui à son retour et partagea son sort jusqu'à sa mort.
En 1750, Voltaire n'avait plus grand'chose qui le retînt en France...
Cependant il venait de s'installer à Paris, comme s'il ne songeait nullement à s'éloigner. Frédéric, qui depuis si longtemps s'efforçait, mais en vain, de l'attirer en Prusse prit le parti de piquer son amour-propre. Il adressa au jeune d'Arnaud, poète des plus médiocres qu'il venait de recevoir sur la recommandation de Voltaire une Épître, où il lui décernait, au détriment de son protecteur de singuliers et extraordinaires éloges ("Déjà l'Apollon de la France S'achemine à sa décadence; Venez briller à votre tour; Elevez-vous s'il brille encore; Ainsi le couchant d'un beau jour Promet une plus belle Aurore.")
Et l'Apollon ainsi provoqué se décida au départ...
Il fut convenu que Frédéric paierait les frais du voyage, Voltaire recevrait le poste de chambellan avec la grande croix Je l'ordre du Mérite et une pension annuelle de vingt mille livres. Voltaire se rendit à Compiègne pour «demander au plus grand roi du Midi la permission d'aller se mettre aux pieds du plus grand roi du Nord.» Louis XV ne fit rien pour le retenir et répondit « qu'il pouvait partir quand il voudrait». Et il partit en effet le 28 juin 1750...
Son absence devait durer trois ans. Si, au début, sou enthousiasme fut grand, il ne tarda pas à perdre quelques illusions sur la liberté et les douceurs dont il pouvait jouir auprès de Frédéric. On peut même s'étonner que le séjour ait duré si longtemps, mais Voltaire fut retenu là-bas par la publication du "Siècle de Louis XIV" et par la préparation d'une nouvelle édition de ses œuvres. Après la querelle avec Maupertuis, il ne resta plus qu'à rendre à son hôte tout ce qu'il tenait de lui et à partir au plus vite. Ses lettres rapportent d'elles-mêmes les épreuves de cette période...
1750-1753, la Prusse - À son arrivée à Potsdam, en juillet 1750, Voltaire n'avait déjà plus d'illusions sur le roi-philosophe ; il comprenait bien que la guerre et l'intrigue passeraient toujours avant la philosophie aux yeux de celui qui lui avait soumis en 1740 une réfutation de Machiavel, mais avait envahi la Silésie dès 1741. Le souverain et l'écrivain éprouvaient l'un pour l'autre un sentiment étrange et violent, mélange d'admiration, d'attachement, de défiance et de mépris. Ce qu'ils se sont écrit l'un à l'autre, et ce qu'ils ont écrit l'un de l'autre, est à interpréter en fonction de toutes leurs arrière-pensées. Voltaire devait se justifier devant l'opinion française, et peut-être à ses propres yeux, d'être allé servir le roi de Prusse : celui-ci accablait Voltaire de flatteries tout en le calomniant auprès du gouvernement français, pour lui interdire le retour. Le 15 mars 1753, Voltaire recevait néanmoins le droit de quitter la Prusse. En peu de temps, il avait beaucoup appris sur le pouvoir politique, sur la parole des rois, sur le rôle des intellectuels, et son expérience humaine, déjà variée, avait encore plus accusé son caractère cosmopolite. Il avait aussi beaucoup travaillé, malgré les divertissements, les corvées et les polémiques : en vérité, il avait d'abord songé à son travail en acceptant l'invitation de Frédéric II.
- A d'Argental, 24 juillet 1750 : "Enfin, me voici dans ce sejour autrefois sauvage, et qui est aujourd'hui aussi embelli par les arts qu'ennobli par la gloire. Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et Muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté! Qui le croirait ? Tout cela pourtant est très vrai."
- A Mme Denis, 6 novembre 1750 : "Les soupers du roi sont délicieux, on y parle raison, esprit, science ; la liberté y règne; il est l'âme de tout cela ; point de mauvaise humeur, point de nuages, du moins point d'orages. Ma vie est libre et occupée; mais... mais... Opéras, comédies, carrousels, soupers à Sans-Souci, manœuvres de guerre, concerts, études, lectures ; mais... mais... La ville de Berlin, grande, mieux percée que Paris, palais, salles de spectacles, reines affables, princesses charmantes, filles d'honneur belles et bien faites, la maison de Mme de Tyrconnell toujours pleine et souvent trop ; mais... mais..., ma chère enfant, le temps commence à se mettre à un beau froid".
- A d'Argental, 1 1 mars 1752 : "Si j'avais été a' Paris ce carême, on m'aurait sifflé á la ville, on se serait moqué de moi à la Cour, on aurait dénoncé le Siècle de Louis XIV comme sentant l'hérésie, téméraire et malsonnant. Il aurait fallu se justifier dans l'antichambre du lieutenant de police. Les experts auraient dit en me voyant passer : voilà un homme qui nous appartient. Le poète Roy aurait bégayé à Versailles que je suis un mauvais poète et un mauvais citoyen ; et Hardion aurait dit en grec et en latin chez Monsieur le dauphin qu'il faut bien se donner de garde de me donner une chaire au Collège royal."
- A Mme Denis ,le 18 décembre 1752: "Je ne songe qu'à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de trois années. Je vois bien qu'on a pressé l'orange ; il faut penser à sauver l'écorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un petit dictionnaire à l'usage des rois. Mon ami signifie mon esclave. Mon cher ami veut dire vous m'êtes plus qu'indifférent. Entendez par je vous rendrai heureux, je vous souffrirai tant que j'aurai besoin de vous. Soupez avec moi ce soir signifie je me moquerai de vous ce soir. Le dictionnaire peut être long ; c'est un article à mettre dans l'Encyclopédie. Sérieusement, cela serre le cœur. Tout ce que j'ai vu est-il possible? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui ! Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures et quelles brochures ! Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire! Que de contrastes! Et c'est là l'homme qui m'écrivait tant de choses philosophiques, et que j'ai cru philosophe! ..."
1751 - "Le siècle de Louis XIV"
Histoire non pas d'un roi mais d'une nation, conçue vers 1732, publiée en 1751, complétée jusqu'en 1756, "Le siècle de Louis XIV" repose sur un immense labeur de documentation. L'intention initiale était de critiquer indirectement le règne de Louis XV en glorifiant le siècle de Louis XIV. Voltaire ne comptait dans l'histoire du monde que quatre grands Siècles, « où les arts ont été perfectionnés et qui, servant d'époque à la grandeur de l'esprit humain, sont l'exemple de la postérité » : les siècles de Périclès, d'Auguste, des Médicis, et de Louis XIV. C'est à l'apologie de ce dernier que tendent les 34 premiers chapitres de l'ouvrage : Histoire militaire et diplomatique (chapitres I à XXIV), récit des "petits détails" qui, mieux que les grands portraits traditionnels, nous font connaître la Cour, Louis XIV, son esprit, sa vie privée, ses grandeurs et ses faiblesses. Les chapitres XXIX à XXXIV dévoilent toute l'action du "despote éclairé" qui fait épanouir la civilisation ("Tout commençait à tendre tellement à la perfection..."), mais aussi ses ombres, les disputes théologiques, le fanatisme, l'influence des jésuites sur le roi, la révocation de l'Edit de Nantes. Les chapitres XXXV à XXXIX enchaînent sur son lot d'affaires ecclésiastiques, le Calvinisme, le Jansénisme, le Quiétísme, c'est le point faible du Grand Siècle à l'aube de cet "esprit raisonnable" qui désormais marque le XVIIIe. Les Disputes sur les cérémonies chinoises termine l'ouvrage, relatant les efforts des Jésuites pour christianiser la Chine, un peuple déiste et vertueux que défend Voltaire face à l'esprit querelleur des missionnaires...
Au détour de ses chapitres consacrés à l'histoire diplomatique et militaire, Voltaire s'efforce de réinterpréter certains évènements devenus de véritables légendes, ainsi du fameux "passage du Rhin"...
"Toutes les places qui bordent le Rhin et l'Yssel se rendirent. Quelques gouverneurs envoyèrent leurs clefs dès qu'ils virent seulement passer de loin un ou deux escadrons français : plusieurs officiers s'enfuirent des villes où ils étaient en garnison, avant que l'ennemi fût dans leur territoire : la consternation était générale. Le prince d'Orange n'avait point encore assez de troupes pour paraître en campagne. Toute la Hollande s'attendait à passer sous le joug, dès que le roi serait au delà du Rhin. Le prince d'Orange fit faire à la hâte des lignes au delà de ce fleuve ; et après les avoir faites, il connut l'impuissance de les garder. Il ne s'agissait plus que de savoir en quel endroit les Français voudraient faire un pont de bateaux, et de s'opposer, si on pouvait, à ce passage.
En effet, l'intention du roi était de passer le fleuve sur un pont de ces petits bateaux inventés par Martinet. Des gens du pays informèrent alors le prince de Condé que la sécheresse de la saison avait formé un gué sur un bras du Rhin, auprès d'une vieille tourelle qui sert de bureau de péage, qu'on nomme Toll-huys, la maison du péage, dans laquelle il y avait dix-sept soldats. Le roi fit sonder ce gué par le comte de Guiche. Il n'y avait qu'environ vingt pas à nager au milieu de ce bras du fleuve, selon ce que dit dans ses lettres Pellisson, témoin oculaire, et ce que m'ont confirmé les habitants. Cet espace n'était rien, parce que plusieurs chevaux de front rompaient le fil de l'eau, très peu rapide. L'abord était aisé : il n'y avait de l'autre côté de l'eau que quatre à cinq cents cavaliers, et deux faibles régiments d'infanterie sans canon. L'artillerie française les foudroyait en flanc. Tandis que la maison du roi et les meilleures troupes de cavalerie passèrent, sans risque, au nombre d'environ quinze mille hommes (12 juin 1672), le prince de Condé les côtoyait dans un bateau de cuivre. A peine quelques cavaliers hollandais entrèrent dans la rivière, pour faire semblant de combattre; ils s'enfuirent l'instant d'après, devant la multitude qui venait à eux. Leur infanterie mit aussitôt bas les armes, et demanda la vie. On ne perdit dans le passage que le comte de Nogent et quelques cavaliers qui, s'étant écartés du gué, se noyèrent ; et il n'y aurait eu personne de tué dans cette journée, sans l'imprudence du jeune duc de Longueville. On dit qu'ayant la tête pleine des fumées du vin, il tira un coup de pistolet sur les ennemis qui demandaient la vie à genoux, en leur criant : Point de quartier pour cette canaille. Il tua du coup un de leurs officiers. L'infanterie hollandaise désespérée reprit à l'instant ses armes, et fit une décharge dont le duc de Longueville fut tué. Un capitaine de cavalerie nommé Ossembrœk, qui ne s'était point enfui avec les autres, court au prince de Condé qui montait alors à cheval en sortant de la rivière, et lui appuie son pistolet à la tête. Le prince, par un mouvement, détourna le coup, qui lui fracassa le poignet. Condé ne reçut jamais que cette blessure dans toutes ses campagnes. Les Français irrités firent main-basse sur cette infanterie, qui se mit à fuir de tous côtés. Louis XIV passa sur un pont de bateaux avec l'infanterie, après avoir dirigé lui-même toute la marche.
Tel fut ce passage du Rhin, action éclatante et unique, célébrée alors comme un des grands événements qui dussent occuper la mémoire des hommes. Cet air de grandeur dont le roi relevait toutes ses actions, le bonheur rapide de ses conquêtes, la splendeur de son règne, l'idolâtrie de ses courtisans ; enfin, le goût que le peuple, et surtout les Parisiens, ont pour l'exagération, joint à l'ignorance de la guerre où l'on est dans l'oisiveté des grandes villes ; tout cela fit regarder, à Paris, le passage du Rhin comme un prodige qu'on exagérait encore. L'opinion commune était que toute l'armée avait passé ce fleuve à la nage, en présence d'une armée retranchée, et malgré l'artillerie d'une forteresse imprenable, appelée le Tholus. Il était très vrai que rien n'était plus imposant pour les ennemis que ce passage ; et que s'ils avaient eu un corps de bonnes troupes à l'autre bord, l'entreprise était très périlleuse." (chap.X)
(Chapitre XXXII - Ce temps ne se retrouvera plus), célèbre chapitre qui apparaît comme un plaidoyer en faveur des modernes, prolongement de la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes : pour Charles Perrault et Fontenelle contre Nicolas Boileau (1636-1711), et pour Houdar de La Motte (1672-1731) contre Anne Dacier (1654-1720), les deux protagonistes du troisième et dernier épisode de la querelle des Anciens et des Modernes (Les Causes de la corruption du goût, 1703; Réflexions sur la critique, 1715). Pour Voltaire, les Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide, Pindare, Shakespeare, représentent le génie, certes, mais le génie non civilisé, brutal, outrancier...
"C'était un temps digne de l'attention des temps à venir, que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lulli, toutes nouvelles pour la nation, et (puisqu'il ne s'agit ici que des arts) les voix des Bossuet et des Bourdaloue se faisaient entendre à Louis XIV, à Madame, si célèbre par son goût, à un Condé, à un Turenne, à un Colbert, et à cette foule d'hommes supérieurs qui parurent en tout genre. Ce temps ne se retrouvera plus, où un duc de la Rochefoucauld, l'auteur des Maximes, au sortir de la conversation d'un Pascal et d'un Arnauld, allait au théâtre de Corneille.
Despréaux s'élevait au niveau de tant de grands hommes; non point par ses premières satires, car les regards de la postérité ne s'arrêteront point sur les Embarras de Paris, et sur les noms des Cassaigne et des Cotin ; mais il instruisait cette postérité par ses belles Épîtres, et surtout par son Art poétique, où Corneille eût trouvé beaucoup à apprendre.
La Fontaine, bien moins châtié dans son style, bien moins correct dans son langage, mais unique dans sa naïveté et dans les grâces qui lui sont propres, se mit, par les choses les plus simples, presque à côté de ces hommes sublimes.
Quinault, dans un genre tout nouveau, et d'autant plus difficile qu'il parait plus aisé, fut digne d'être placé avec tous ses illustres contemporains. On sait avec quelle injustice Boileau voulut le décrier. Il manquait à Boileau d'avoir sacrifié aux grâces; il chercha en vain toute sa vie i à humilier un homme qui n'était connu que par elles. Le véritable éloge d'un poète, c'est qu'on retienne ses vers : on sait par cœur des scènes entières de Quinault ; c'est un avantage qu'aucun opéra d'Italie ne pourrait obtenir. La musique française est demeurée dans une simplicité qui n'est plus du goût d'aucune nation; mais la simple et belle nature, qui se montre souvent dans Quinault avec tant de charmes, plaît encore, dans toute l'Europe, à ceux qui possèdent notre langue et qui ont le goût cultivé. Si l'on trouvait dans l'antiquité un poème comme Armide ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il serait reçu ! mais Quinault était moderne.
Tous ces grands hommes furent connus et protégés de Louis XIV, excepté La Fontaine. Son extrême simplicité poussée jusqu'à l'oubli de soi-même, l'écartait d'une cour qu'il ne cherchait pas ; mais le duc de Bourgogne l'accueillit, et il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince. Il était, malgré son génie, presque aussi simple que les héros de ses fables. Un prêtre de l'Oratoire, nommé Pouget, se fit un grand mérite d'avoir traité cet homme de mœurs si innocentes comme s'il eût parlé à la Brinvilliers et à la Voisin. Ses contes ne sont que ceux du Pogge, de l'Arioste et de la reine de Navarre. Si la volupté est dangereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui inspirent celte volupté. On pourrait appliquer à La Fontaine son aimable fable des Animaux malades de la peste, qui s'accusent de leurs fautes : on y pardonne tout aux lions, aux loups et aux ours, et un animal innocent est dévoué pour avoir mangé un peu d'herbe.
Dans l'école de ces génies, qui seront les délices et l'instruction des siècles à venir, il se forma une foule d'esprits agréables dont on a une infinité de petits ouvrages délicats qui font l'amusement des honnêtes gens, ainsi que nous avons eu beaucoup de peintres gracieux qu'on ne met pas à côté des Poussin, des Le Sueur, des Le Brun, des Lemoine et des Vanloo.
Cependant, vers la fin du règne de Louis XIV, deux hommes percèrent la foule des génies médiocres et eurent beaucoup de réputation : l'un était La Motte-Houdard, homme d'un esprit plus sage et plus étendu que sublime, écrivain délicat et méthodique en prose, mais manquant souvent de feu et d'élégance dans sa poésie, et même de cette exactitude qu'il n'est permis de négliger qu'en faveur du sublime. Il donna, d'abord de belles stances plutôt que de belles odes ; son talent déclina bientôt après; mais beaucoup de beaux morceaux, qui nous restent de lui en plus d'un genre, empêcheront toujours qu'on ne le mette au rang des auteurs méprisables. Il prouva que dans l'art d' d'écrire on peut être encore quelque chose au second rang.
L'autre était Rousseau (Jean-Baptiste), qui, avec moins d'esprit, moins de finesse et de facilité que La Motte, eut beaucoup plus de talent pour l'art des vers. Il ne fit des odes qu'après La Motte; mais il les fit plus belles, plus variées, plus remplies d'images. Il égala dans ses Psaumes l'onction et l'harmonie qu'on remarque dans les cantiques de Racine. Ses épigrammes sont mieux travaillées que celles de Marot. Il réussit moins bien dans les opéras, qui demandent de la sensibilité; dans les comédies, qui veulent de la gaieté; et dans les épitres morales, qui veulent de la vérité : tout cela lui manquait. Ainsi il échoua dans ces genres, qui lui étaient étrangers.
Il aurait corrompu la langue française, si le style marotique, qu'il employa dans des ouvrages sérieux, avait été imité. Mais heureusement ce mélange de la pureté de notre langue avec la difformité de celle qu'on parlait il y a deux cents ans n'a été qu'une mode passagère. Quelques-unes de ses épitres sont des imitations un peu forcées de Despréaux, et ne sont pas fondées sur des idées aussi claires, et sur des vérités reconnues : le vrai seul est aimable.
Il dégénéra beaucoup dans les pays étrangers : soit que l'âge et les malheurs eussent affaibli son génie, soit que, son principal mérite consistant dans le choix des mots et dans les tours heureux, mérite plus nécessaire et plus rare qu'on ne pense, il ne fût plus à portée des mêmes secours. Il pouvait, loin de sa patrie, compter parmi ses malheurs celui de n'avoir plus de critiques sévères. Ses longues infortunes i eurent leur source dans un amour-propre indomptable, et trop mêlé de jalousie et d'animosité. Son exemple doit être une leçon frappante pour tout homme à talents; mais on ne le considère ici que comme un écrivain qui n'a pas peu contribué à l'honneur des lettres.
Il ne s'éleva guère de grands génies depuis les beaux jours de ces artistes illustres ; et, à peu près vers le temps de la mort de Louis XIV, la nature sembla se reposer. La route était difficile au commencement du siècle, parce que personne n'y avait marché; elle l'est aujourd'hui, parce qu'elle a été battue. Les grands hommes du siècle passé ont enseigné à penser et à parler; ils ont dit ce qu'on ne savait pas. Ceux qui leur succèdent ne peuvent guère dire que ce qu'on sait. Enfin une espèce de dégoût est venue de la multitude de ces chefs-d'œuvre.
Le siècle de Louis XIV a donc en tout la destinée des siècles de Léon X, d'Auguste, d'Alexandre. Les terres qui firent naître dans ces temps illustres tant de fruits du génie avaient été longtemps préparées auparavant. On a cherché en vain dans les causes morales et dans les causes physiques la raison de cette tardive fécondité, suivie d'une longue stérilité. La véritable raison est que chez les peuples qui cultivent les beaux-arts, il faut beaucoup d'années pour épurer la langue et le goût. Quand les premiers pas sont faits, alors les génies se développent; l'émulation, la faveur publique prodiguée à ces nouveaux efforts, excitent tous les talents. Chaque artiste saisit en son genre les beautés naturelles que ce genre comporte.
Quiconque approfondit la théorie des arts purement de génie doit, s'il a quelque génie lui-même, savoir que ces premières beautés, ces grands traits naturels qui appartiennent à ces arts, et qui conviennent à la nation pour laquelle on travaille, sont en petit nombre. Les sujets et les embellissements propres aux sujets ont des bornes bien plus resserrées qu'on ne pense..."
La mort de Louis XIV (chapitre XXVIII) - "Personne n'ignore avec quelle grandeur d'âme il vit approcher la mort, disant à Madame de Maintenon : "J'avais cru qu'il était plus difficile de mourir" et à ses domestiques : "Pourquoi pleurez-vous? M'avez-vous cru immortel?", donnant tranquillement ses ordres sur beaucoup de choses, et même sur sa pompe funèbre. Quiconque a beaucoup de témoins de sa mort meurt toujours avec courage. Louis XIII, dans sa dernière maladie, avait mis en musique le De profundis qu'on devait chanter pour lui. Le courage d'esprit avec lequel Louis XIV vit sa fin fut dépouillé de cette ostentation répandue sur toute sa vie : ce courage alla jusqu'à avouer ses fautes. Son successeur a toujours conservé écrites au chevet de son lit les paroles remarquables que ce monarque lui dit en le tenant sur son lit entre ses bras. Ces paroles ne sont point telles qu'elles sont rapportées dans toutes les histoires ; les voici fidèlement copiées : "Vous allez être bientôt roi d'un grand royaume. Ce que je vous recommande plus fortement est de n'oublier jamais les obligations que vous avez à Dieu : souvenez-vous que vous lui devez tout ce que vous êtes. Tâchez de conserver la paix avec vos voisins : j'ai trop aimé la guerre ; ne m'imitez pas en cela, non plus que dans les trop grandes dépenses que j'ai faites. Prenez conseil en toutes choses, et cherchez à connaître le meilleur pour le suivre toujours. Soulagez vos peuples le plus tôt que vous le pourrez, et faites ce que j'ai eu le malheur de ne pouvoir faire moi-même", etc...
Quoique la vie et la mort de Louis XIV eussent été glorieuses, il ne fut pas aussi regretté qu'il le méritait. L'amour de la nouveauté, l'approche d'un temps de minorité où chacun se figurait une fortune, la querelle de la constitution qui aigrissait les esprits, tout fit recevoir la nouvelle de sa mort avec un sentiment qui allait plus loin que l'indifférence. Nous avons vu ce même peuple qui, en 1686, avait demandé au ciel avec larmes la guérison de son roi malade, suivre son convoi funèbre avec des démonstrations bien différentes. On prétend que la reine sa mère lui avait dit un jour dans sa grande jeunesse: "Mon fils, ressemblez à votre grand-père, et non pas à votre père." Le roi en ayant demandé la raison: "C'est, dit-elle, qu'à la mort de Henri IV on pleurait, et qu'on a ri à celle de Louis XIII."
Quoiqu'on lui ait reproché des petitesses, des duretés dans son zèle contre le jansénisme, trop de hauteur avec les étrangers dans ses succès, de la faiblesse pour plusieurs femmes, de trop grandes sévérités dans les choses personnelles, des guerres légèrement entreprises, l'embrasement du Palatinat, les persécutions contre les réformés; cependant ses grandes qualités et ses actions, mises enfin dans la balance, l'ont emporté sur ses fautes : le temps, qui mûrit les opinions des hommes, a mis le sceau à sa réputation, et, malgré tout ce qu'on a écrit contre lui, on ne prononcera point son nom sans respect, et sans concevoir à ce nom l'idée d'un siècle éternellement mémorable.."
Un portrait de Louis XIV par Voltaire à comparer à celui qu'en fit un Saint-Simon...
1752 - "Micromégas"
Ecrit en Prusse, le roman traite de la relativité universelle, notre connaissance ne peut épuiser la réalité. Les systèmes métaphysiques ne conduisent à aucune certitude, mieux vaut donc nous consacrer à l'observation et à l'expérience, qui sont à notre portée : "mille tomes de métaphysiques ne nous enseignerons pas ce qu'est notre âme". Que faut-il en conclure? que "nous devons employer cette intelligence, dont la nature est inconnue, à perfectionner les sciences qui sont l'objet de l'Encyclopédie, comme les horlogers emploient des ressorts dans leurs montres sans savoir ce que c'est que le ressort..." (Dict.philosophique, art. Âme)...
(Chap.I) - "Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius, il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur notre petite fourmilière; il s'appelait Micromégas, nom qui convient fort à tous les grands. Il avait huit lieues de haut: j'entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds chacun. Quelques algébristes, gens toujours utiles au public, prendront sur-lechamp la plume, et trouveront que, puisque monsieur Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres, citoyens de la terre, nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf mille lieues de tour, ils trouveront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au juste vingt-un millions six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus ordinaire dans la nature. Les Etats de quelques souverains d'Allemagne ou d'ltalie, dont on peut faire le tour en une demi heure, comparés à l'empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine, ne sont qu'une très faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres. La taille de Son Excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour: ce qui fait une très jolie proportion.
Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous avons; il sait beaucoup de choses; il en a inventé quelques-unes; il n'avait pas encore deux cent cinquante ans, et il étudiait, selon la coutume, au collège des jésuites de sa planète, lorsqu'il devina, par la force de son esprit, plus de cinquante propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Blaise Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa soeur, devint depuis un géomètre assez médiocre, et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au sortir de l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques affaires.
Le muphti de son pays, grand vétillard, et fort ignorant, trouva dans son livre des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l'hérésie, et le poursuivit vivement: il s'agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des colimaçons. Micromégas se défendit avec esprit; il mit les femmes de son côté; le procès dura deux cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu, et l'auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années.
Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de tracasseries et de petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embarrassa guère; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le coeur, comme l'on dit.
Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans doute étonnés des équipages de là-haut: car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos que, tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe, lui et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps, et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau ciel empyrée que l'illustre vicaire Derham se vante d'avoir vu au bout de sa lunette.
Ce n'est pas que je prétende que Monsieur Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur et je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli quand il vient en France. Mais comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de l'Académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait à la vérité rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui faisait passablement de petits vers et de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire..."
Micromégas entreprend donc un voyage interplanétaire., émerveille le secrétaire de l'Académie de Saturne, en lui démontrant la relativité universelle, et ce "nain de Saturne" (haut seulement d'environ 2 km) va l'accompagner dans son voyage : Jupiter, Mars, et enfin la Terre où ils parviennent en 1737. Ils prennent dans le creux de leur main le navire d'un groupe de savants qui reviennent du cercle polaire : au prix de bien des difficultés, ils découvrent le moyen de converser avec ces "insectes invisibles"...
Chapitre VII - Conversation avec les Hommes -
"O atomes intelligents, dans qui l'Etre éternel s'est plu à manifester son adresse et sa puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe : car, ayant si peu de matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser; c'est la véritable vie des esprits. Je n'ai vu nulle part le vrai bonheur; mais il est ici, sans doute."
A ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête; et l'un d'eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l'on excepte un petit nombre d'habitants fort peu considérés, tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux.
« Nous avons plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière; et trop d'esprit, si le mal vient de l'esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu'à l'heure où je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d'un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque sur toute la terre, c'est ainsi qu'on en use de temps immémorial? »
Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. «Il s'agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n'est pas qu'aucun de ces millions d'hommes qui font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s'agit que de savoir s'il appartiendra à un certain homme qu'on nomme Sultan, ou à un autre qu'on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l'un ni l'autre n'a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s'agit; et presque aucun de ces animaux, qui s'égorgent mutuellement, n'a jamais vu l'animal pour lequel ils s'égorgent.
- Ah ! malheureux ! s'écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ! Il me prend envie de faire trois pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d'assassins ridicules. - Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on; ils travaillent assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième partie de ces misérables; sachez que, quand même ils n'auraient pas tiré l'épée, la faim, la fatigue ou l'intempérance, les emportent presque tous. D'ailleurs, ce n'est pas eux qu'il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d'un million d'homme, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement.»
Le voyageur se sentait ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il découvrait de si étonnants contrastes.
«Puisque vous êtes du petit nombre des sages, dit-il à ces messieurs, et qu'apparemment vous ne tuez personne pour de l'argent, dites-moi, je vous en prie, à quoi vous vous occupez.
- Nous disséquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres; nous sommes d'accord sur deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons sur deux ou trois mille que nous n'entendons pas.»
Il prit aussitôt fantaisie au Sirien et au Saturnien d'interroger ces atomes pensants, pour savoir les choses dont ils convenaient. « Combien comptez-vous, dit-il, de l'étoile de la Canicule à la grande étoile des Gémeaux? » Ils répondirent tous à la fois: «trente-deux degrés et demi. - Combien comptez-vous d'ici à la Lune ? - Soixante demi-diamètres de la terre en nombre rond. - Combien pèse votre air ? » Il croyait les attraper, mais tous lui dirent que l'air pèse environ neuf cents fois moins qu'un pareil volume de l'eau la plus légère, et dix-neuf cents fois moins que l'or de ducat. Le petit nain de Saturne, étonné de leurs réponses, fut tenté de prendre pour des sorciers ces mêmes gens auxquels il avait refusé une âme un quart d'heure auparavant.
Enfin Micromégas leur dit: « Puisque vous savez si bien ce qui est hors de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui est en dedans. Dites-moi ce que c'est que votre âme, et comment vous formez vos idées.
» Les philosophes parlèrent tous à la fois comme auparavant : mais ils furent tous de différents avis. Le plus vieux citait Aristote, l'autre prononçait le nom de Descartes; celui-ci, de Malebranche; cet autre, de Leibnitz; cet autre, de Locke. Un vieux péripatéticien dit tout haut avec confiance « L'âme est un entéléchie, et une raison par qui elle a la puissance d'être ce qu'elle est. C'est ce que déclare expressément Aristote, page 633 de l'édition du Louvre. ...... - Je n'entends pas trop bien le grec, dit le géant. - Ni moi non plus, dit la mite philosophique - Pourquoi donc, reprit le Sirien, citez-vous un certain Aristote en grec ? - C'est, répliqua le savant, qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend point du tout dans la langue qu'on entend le moins. »
Le cartésien prit la parole, et dit : « L'âme est un esprit pur qui a reçu dans le ventre de sa mère toutes les idées métaphysiques, et qui, en sortant de là, est obligée d'aller à l'école, et d'apprendre tout de nouveau ce qu'elle a si bien su, et qu'elle ne saura plus. - Ce n'était donc pas la peine, répondit l'animal de huit lieues, que ton âme fût si savante dans le ventre de ta mère, pour être si ignorante quand tu aurais de la barbe au menton. Mais qu'entends-tu par esprit ? - Que me demandez-vous là ? dit le raisonneur; je n'en ai point d'idée; on dit que ce n'est pas de la matière. - Mais sais-tu au moins ce que c'est que de la matière ? - Très bien, répondit l'homme. Par exemple cette pierre est grise, et d'une telle forme, elle a ses trois dimensions, elle est pesante et divisible. -- Eh bien ! dit le Sirien, cette chose qui te paraît être divisible, pesante et grise, me dirais-tu bien ce que c'est ? Tu vois quelques attributs; mais le fond de la chose, le connais-tu ? - Non, dit l'autre. - Tu ne sais donc point ce que c'est que la matière. »
Alors monsieur Micromégas adressant la parole à un autre sage qu'il tenait sur son pouce, lui demanda ce que c'était que son âme, et ce qu'elle faisait. « Rien du tout, répondit le philosophe malebranchiste; c'est Dieu qui fait tout pour moi: je vois tout en lui, je fais tout en lui; c'est lui qui fait tout sans que je m'en mêle. - Autant vaudrait ne pas être, reprit le sage de Sirius. Et toi, mon ami. dit-il à un Leibnitzien qui était là, qu'est-ce que ton âme ? - C'est, répondit le Leibnitzien, une aiguille qui montre les heures pendant que mon corps carillonne, ou bien, si vous voulez, c'est elle qui carillonne pendant que mon corps montre l'heure; ou bien mon âme est le miroir de l'univers, et mon corps est la bordure du miroir : cela est clair. »
Un petit partisan de Locke était là tout auprès; et quand on lui eut enfin adressé la parole: "Je ne sais pas, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n'ai jamais pensé qu'à l'occasion de mes sens. Qu'il y ait des substances immatérielles et intelligentes, c'est de quoi je ne doute pas; mais qu'il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c'est de quoi je doute fort. Je révère la puissance éternelle; il ne m'appartient pas de la borner: je n'affirme rien; je me contente de croire qu'il y a plus de choses possibles qu'on ne pense".
L'animal de Sirius sourit : il ne trouva pas celui-là le moins sage; et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke sans l'extrême disproportion. Mais il y avait là, par malheur, un petit animalcule en bonnet carré qui coupa la parole à tous les animalcules philosophes; il dit qu'il savait tout le secret, que cela se trouvait dans la Somme de saint Thomas; il regarda de haut en bas les deux habitants célestes; il leur soutint que leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l'homme.
A ce discours, nos deux voyageurs se laissèrent aller l'un sur l'autre en étouffant de ce rire inextinguible qui, selon Homère, est le partage des dieux : leurs épaules et leurs ventres allaient et venaient, et dans ces convulsions le vaisseau, que le Sirien avait sur son ongle, tomba dans une poche de la culotte du Saturnien. Ces deux bonnes gens le cherchèrent longtemps; enfin ils retrouvèrent l'équipage, et le rajustèrent fort proprement. Le Sirien reprit les petites mites; il leur parla encore avec beaucoup de bonté, quoiqu'il fût un peu fâché dans le fond du coeur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil presque infiniment grand. Il leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur usage, et que, dans ce livre, ils verraient le bout des choses. Effectivement, il leur donna ce volume avant son départ : on le porta à Paris à l'Académie des sciences; mais, quand le secrétaire l'eut ouvert, il ne vit rien qu'un livre tout blanc: Ah ! dit-il, je m'en étais bien douté."
1753-1754 - Pendant un an et demi, de mars 1753 à novembre 1754, Voltaire chercha un abri et n'ose rentrer à Paris. Bien qu'il ne fût l'objet d'aucune interdiction explicite, il se rendit compte qu'il ne pouvait sans danger résider à l'intérieur du royaume. Malgré le bon accueil qu'il reçut de plusieurs princes d'Allemagne, à Kassel, à Gotha, à Strasbourg, à Mannheim (l'Électeur palatin le reçut et l'emmena dans son château de Schwetzingen), les motifs de tristesse s'accumulaient : deux représentants de Frédéric l'avaient cruellement humilié et retenu illégalement prisonnier à Francfort (29 mai-7 juillet 1753) ; les éditions pirates de ses œuvres historiques se multipliaient, les manuscrits de la Pucelle couraient, Mme Denis semblait disposée à l'abandonner, sa santé chancelait. À Colmar, pendant l'hiver de 1753, il songea au suicide. "J'ai resté six mois entiers à Colmar, sans sortir de ma chambre, et je crois que j'en ferai autant à Paris, si vous n'y êtes pas, écrit Voltaire à Mme du Deffand, - considérée comme l'une des femmes les plus spirituelles du siècle -, le 17 mai 1754. Je me suis aperçu, à la longue, que tout ce qu'on dit et tout ce qu'on fait ne vaut pas la peine de sortir de chez soi. La maladie ne laisse pas d'avoir de grands avantages; elle délivre de la société..." Mais il ne cessait de travailler : cela le sauva...
1754-1755 - Voltaire s'installera au début de 1755 aux portes de Genève, aux "Délices", chez lui enfin, tout un ensemble de maisons de campagne et de jardins baignés par le Rhône et l'Arve et, dans le fond, le panorama des Alpes. Mais il va y rencontrer querelles et menaces d'expulsion, à cause des représentations théâtrales auxquelles il dut renoncer, d'un mot sur l'«âme atroce» de Calvin, ou du scandale de l'article «Genève», écrit par d'Alembert dans l'Encyclopédie et où l'on reconnaissait son influence. C'est donc une période d'inquiétude alimentée par la catastrophe de Lisbonne (1755), mais au cours de laquelle il publie les Annales de l'Empire (1753) et l'Essai sur les mœurs (1756), la première partie de l'Histoire de la Russie sous Pierre le Grand (1759), et fait paraître et jouer les tragédies d'un Voltaire sexagénaires, "l'Orphelin de la Chine" (1755), pièce dont il espérait qu'elle lui ouvrirait à nouveau les portes de Paris, et "Tancrède" (1760), tiré d'un mystère du Moyen-Age. L'exotisme de "l'Orphelin de la Chine", nous sommes au temps de Gengis Khan, est très relative, le public retiendra le drame d'un couple et surtout d'une femme, Idamé. Dans le palais des mandarins se trouve une noble femme, Idamé, épouse d'un mandarin lettré, Zamti. Elle est d'autant plus emie que le vainqueur ne lui est pas inconnu. Jadis persécuté, fugitif, il a demandé asile dans le palais des mandarins. Il a même brigué en vain la main d'Idamé : « Un refus a produit les malheurs de la terre. » Depuis, Idamé a épousé ZamLi, elle est mère et tremble que Gengis Khan ne vienne se venger, celui-ci hésitera mais leur laissera la vie sauve: "Je fus un conquérant : vous m'avez fait un roi." Deux pièces à succès, mais les dernières...
1754? Voltaire se décida donc à se réfugier à Genève, où il arriva le 11 décembre 1754. Il y était attiré par les Tronchin, le célèbre médecin Théodore Tronchin et le cousin de celui-ci, Robert Tronchin, procureur général. La beauté du pays, mais plus encore la liberté dont il comptait y jouir, l'avantage d'être hors du royaume, mais tout près, dans un pays où l'on parle le français, le décidèrent à s'y établir. Cependant il ne songea point à se fixer dans la ville même; il acheta, près de Lausanne, la propriété de Monrion pour en faire sa résidence d'hiver, et aux portes de Genève, dans un site admirable, la propriété de Saint-Jean, qu'il appela ses « Délices » (février "1755). Il n'avait d'abord l'intention d'y passer que l'été, mais bientôt il s'installa si bien aux Délices qu'il en fit sa demeure, en attendant Ferney. "Nous sommes occupés, Mme Denis et moi, à faire bâtir des loges pour nos amis et pour nos poules. Nous faisons faire des carrosses et des brouettes; nous plantons des orangers et des oignons, des tulipes et des carottes; nous manquons de tout; il faut fonder Carthage. Mon territoire n'est guère plus grand que celui de ce cuir de bœuf qu'on donna à la fugitive Didon. Mais je ne l'agrandirai pas de même. Ma maison est dans le territoire de Genève, et mon pré dans celui de France" (lettre à Thiériot, 24 mars 1755).
A peine installé aux Délices, Voltaire y faisait aménager un théâtre pour jouer la comédie, ou plutôt ses tragédies, avec ses amis. Il se promettait d'y attirer les Genevois plus ou moins austères, qui n'avaient point de théâtre dans leur ville. En 1758, il devait acquérir, sur le territoire de France, à moins de deux lieues au nord-ouest de Genève, le domaine de Ferney, mais il n'y résida qu'à partir de 1760...
(Les occupations de Voltaire à Monrion et aux Délices. Lettre à M. de Moncrif, 17 mars 1757, poète et académicien) -
"... Vous avez donc soixante-neuf ans, mon cher confrère : qui est-ce qui ne les a pas à peu près? Voici le temps d'être à soi, et d'achever tranquillement sa carrière. C'est une belle chose que la tranquillité ! Oui, mais l'ennui est de sa connaissance et de sa famille. Pour chasser ce vilain parent, j'ai établi un théâtre à Lausanne, où nous jouons Zaïre, Alzire, L'Enfant prodigue, et même des pièces nouvelles. N'allez pas croire que ce soient des pièces et des acteurs suisses : j'ai fait pleurer, moi bonhomme Lusignan, un parterre très bien choisi; et je souhaite que les Clairon et les Gaussin jouent comme Mme Denis. Il n'y a dans Lausanne que des familles françaises, des mœurs françaises, du goût français, beaucoup de noblesse, de très bonnes maisons dans une très vilaine ville. Nous n'avons de suisse que la cordialité; c'est l'âge d'or avec tes agréments du siècle de fer.
Je suis histrion les hivers à Lausanne, et je réussis dans les rôles de vieillard ; je suis jardinier au printemps, à mes Délices, près de Genève, dans un climat plus méridional que le vôtre. Je vois de mon lit le lac, le Rhône, et une autre rivière. Avez-vous, mon cher confrère, un plus bel aspect? avez-vous des tulipes au mois de mars? Avec cela, on barbouille de la philosophie et de l'histoire; on se moque des sottises du genre humain et de la charlatanerie de vos physiciens qui croient avoir mesuré la terre, et de ceux qui passent pour des hommes profonds, parce qu'ils ont dit qu'on fait des anguilles avec de la pâte aigre.
On plaint ce pauvre genre humain, qui s'égorge dans notre continent à propos de quelques arpents de glace en Canada. On est libre comme l'air depuis le matin jusqu'au soir. Mes vergers, et mes vignes, et moi, nous ne devons rien à personne. C'est encore là ce que je voulais, mais je voudrais aussi être moins éloigné de vous; c'est dommage que le pays de Vaud ne touche pas à la Touraine."
1755, Voltaire et Rousseau - Le vieil homme de lettres blasé, mais sage et indulgent - c'est du moins l'image que Voltaire veut donner de lui-même - expose, à propos du "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes" (1755), son mépris humoristique à l'égard de la vie "sauvage". Il feint de croire que Rousseau pensait surtout à ses propres malheurs, montre que les persécutions touchent tous les philosophes et qu'il en a eu lui-même sa très bonne part...
"J'ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada; premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l'Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris; secondement, parce que la guerre est portée dans ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être.
Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre; et ce qu'il y a de plus honteux, c'est qu'ils l'obligèrent à se rétracter. Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d'athées, et même de jansénistes.
Si j'osais me compter parmi ceux dont les travaux n'ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir des gens acharnés à me perdre du jour que je donnai la tragédie d'Oedipe ; une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées contre moi; un prêtre ex-jésuite, que j'avais sauvé du dernier supplice, me payant par des libelles diffamatoires du service que je lui avais rendu; un homme, plus coupable encore, faisant imprimer mon propre ouvrage du Siècle de Louis XI V avec des notes dans lesquelles la plus crasse ignorance vomit les plus infâmes impostures; un autre, qui vend à. un libraire quelques chapitres d'une prétendue Histoire universelle, sous mon nom; le libraire assez avide pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits et de noms estropiés; et enfin des assez lâches et assez méchants pour m'imputer la publication de cette rapsodie..." (30 août 1755).
1756 - "Essai sur les mœurs"
"Le but de ce travail n'est pas de savoir en quelle année un prince indigne d'être connu succéda à un prince barbare chez une nation grossière. Si l'on pouvait avoir le malheur de mettre dans sa tête la suite chronologique de toutes les dynasties, on ne saurait que des mots...". L'Essai sur les mœurs est une Histoire du monde, de Charlemagne à Louis XIV, commencée à Cirey pour Mme du Châtelet, élargie à l'Amérique et à l'Extrême-Orient, mais une œuvre philosophique qui relate, de siècle en siècle, les progrès matériels et l'épanouissement des sciences et des arts, soulignant la relativité de nos coutumes et de nos croyances, et l'unité profonde de la nature humaine sous tous les climats. Deux idées dominent ces 197 chapitres, que les hommes sont absurdes mais que l'humanité tend à la civilisation....
"Il est aisé de remarquer combien les mœurs ont changé dans presque toute la terre depuis les inondations des Barbares jusqu'à nos jours. Les arts, qui adoucissent les esprits en les éclairant, commencèrent un peu à renaître dès le douzième siècle ; mais les plus lâches et les plus absurdes superstitions, étouffant ce germe, abrutissaient presque tous les esprits ; et ces superstitions, se répandant chez tous les peuples de l'Europe ignorants et féroces, mêlaient partout le ridicule à la barbarie...
Vous avez vu parmi ces barbaries ridicules les barbaries sanglantes des guerres de religion.
La querelle des pontifes avec les empereurs et les rois, commencée dès le temps de Louis-le-Faible, n'a cessé entièrement en Allemagne qu'après Charles-Quint ; en Angleterre, que par la constance d'Elisabeth; en France, que par la soumission forcée d'Henri IV à l'Eglise romaine.
Une autre source qui a fait couler tant de sang a été la fureur dogmatique; elle a bouleversé plus d'un État, depuis les massacres des Albigeois au XIIIe siècle, jusqu'à la petite guerre des Cévennes au commencement du XVIIIe. Le sang a coulé dans les campagnes et sur les échafauds, pour des arguments de théologie, tantôt dans un pays, tantôt dans un autre, pendant cinq cents années, presque sans interruption; et ce fléau n'a duré si longtemps que parce qu'on a toujours négligé la morale pour le dogme. Il faut donc, encore une fois, avouer qu'en général toute cette histoire est un ramas de crimes, de folies, et de malheurs, parmi lesquels nous avons vu quelques vertus, quelques temps heureux, comme on découvre des habitations répandues çà et là dans les déserts sauvages.
L'homme peut-être qui dans les temps grossiers qu'on nomme du moyen âge, mérita le plus du genre humain, fut le pape Alexandre III. Ce fut lui qui, dans un concile, au XIIe siècle, abolit autant qu'il le put la servitude ; c'est ce même pape qui triompha dans Venise, par sa sagesse, de la violence de l'empereur Frédéric Barberousse, et qui força Henri II, roi d'Angleterre, de demander pardon à Dieu et aux hommes du meurtre de Thomas Becket. Il ressuscita les droits des peuples, et réprima le crime dans les rois...
On peut demander comment, au milieu de tant de secousses, de guerres intestines, de conspirations, de crimes, et de folies, il y a eu tant d'hommes qui aient cultivé les arts utiles et les arts agréables en Italie, et ensuite dans les autres États chrétiens. C'est ce que nous ne voyons point sous la domination des Turcs. Il faut que notre partie de l'Europe ait eu dans ses mœurs et dans son génie un caractère qui ne se trouve ni dans la Thrace, où les Turcs ont établi le siège de leur empire, ni dans la Tartarie, dont ils sortirent autrefois. Trois choses influent sans cesse sur l'esprit des hommes, le climat, le gouvernement, et la religion : c'est la seule manière d'expliquer l'énigme de ce monde ...
Tout diffère entre (les Orlentaux) et nous : religion, police, gouvernement, mœurs, nourriture, vêtements, manière d'écrire, de s'exprimer, de penser. La plus grande ressemblance que nous ayons avec eux est cet esprit de guerre, de meurtre et de destruction qui a toujours dépeuplé la terre...
Au milieu de ces saccagements et de ces destructions que nous observons dans l'espace de neuf cents années, nous voyons un amour de l'ordre qui anime en secret le genre humain, et qui a prévenu sa ruine totale. C'est un des ressorts de la nature qui reprend toujours sa force ; c'est lui qui a formé le code des nations ; c'est par lui qu'on révère la loi et les ministres de la loi dans le Tonkin et dans l'île Formose, comme à Rome...
Il résulte de ce tableau que tout ce qui tient intimement à la nature humaine se ressemble d'un bout de l'univers à l'autre ; que tout ce qui peut dépendre de la coutume est différent, et que c'est un hasard s'il se ressemble. L'empire de la coutume est bien plus vaste que celui de la nature ; il s'étend sur les mœurs, sur tous les usages ; il répand la variété sur la scène de l'univers : la nature y répand l'unité ; elle établit partout un petit nombre de principes invariables : ainsi le fonds est partout le même, et la culture produit des fruits divers...
Dans quel état florissant serait donc l'Europe, sans les guerres continuelles qui la troublent pour de très légers intérêts, et souvent pour de petits caprices !... Les guerres civiles ont très longtemps désolé l'Allemagne, l'Angleterre, la France ; mais ces malheurs ont été bientôt réparés, et l'état florissant de ces pays prouve que l'industrie des hommes a été beaucoup plus loin encore que leur fureur... Quand une nation connaît les arts, quand elle n'est point subjuguée et transportée par les étrangers, elle sort aisément de ses ruines et se rétablit toujours."
Composé à Berlin en 1752, le "poème sur la Loi naturelle", c'est-à-dire sur la Religion naturelle, est une profession de foi, ou plutôt l'esquisse d'une religion sans surnaturel et rejetant donc les dogmes du christianisme. Tout en maintenant Dieu, Voltaire aime à décocher à ce Dieu quelques traits à l'occasion, comme dans Le Désastre de Lisbonne...
La Conscience...
"De nos désirs fougueux la tempête fatale
Laisse au fond de nos cœurs la règle et la morale.
C'est une source pure : en vain dans ses canaux
Les vents contagieux en ont troublé les eaux;
En vain sur sa surface une fange étrangère
Apporte en bouillonnant un limon qui l'altère;
L'homme le plus injuste et le moins policé
S'y contemple aisément quand l'orage est passé.
Tous ont reçu du ciel avec l'intelligence
Ce frein de la justice et de la conscience.
De la raison naissante elle est le premier fruit ;
Dès qu'on la peut entendre, aussitôt elle instruit :
Contrepoids toujours prompt à rendre l'équilibre
Au cœur plein de désirs, asservi, mais né libre;
Arme que la nature a mise en notre main,
Qui combat l'intérêt par l'amour du prochain.
De Socrate, en un mot, c'est là l'heureux génie;
C'est là ce dieu secret qui dirigeait sa vie,
Ce dieu qui jusqu'au bout présidait à son sort,
Quand il but sans pâlir la coupe de la mort.
Quoi ! cet esprit divin n'est-il que pour Sociale?
Tout mortel a le sien, qui jamais ne le flatte.
Néron, cinq ans entiers, fut soumis à ses lois;
Cinq ans des corrupteurs il repoussa la voix...
L'appel à la tolérance....
... La Clémence a raison et la Colère a tort.
Dans nos jours passagers de peines, de misères,
Enfants du même Dieu, vivons au moins en frères ;
Aidons-nous l'un et l'autre à porter nos fardeaux;
Nous marchons tous courbés sous le poids de nos maux ;
Mille ennemis cruels assiègent notre vie,
Toujours par nous maudite et toujours si chérie ;
Notre cœur égaré, sans guide et sans appui,
Est brûlé de désirs ou glacé par l'ennui;
Nul de nous n'a vécu sans connaître les larmes.
De la société les secourables charmes
Consolent nos douleurs au moins quelques instants :
Remède encor trop faible à des maux si constants.
Ah ! n'empoisonnons pas la douceur qui nous reste !
Je crois voir des forçats dans un cachot funeste,
Se pouvant secourir, l'un sur l'autre acharnés,
Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés.
1756 - "Poème sur le désastre de Lisbonne"
La providence et le problème du mal - Suite au tremblement de terre ayant détruit la ville (plus de trente mille personnes périrent), le "Poème sur le désastre de Lisbonne" (1756), composé aux Délices, nous montre un Voltaire désormais plus pessimiste qu'il ne l'était jadis, mais un pessimisme qui l'incline à l'action, "Un jour tout sera bien, voilà notre espérance; Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion..."
"O malheureux mortels! ô terre déplorable!
O de tous les mortels assemblage effroyable!
D'inutiles douleurs éternel entretien!
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien »,
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours l
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : «C'est l'effet des éternelles lois,
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix»
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
«Dieu s'est vengé; leur mort est le prix de leurs crimes»?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants?
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices?
Lisbonne est abimée, et l`on danse à Paris.
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages :
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.
Croyez-moi, quand la terre entr'ouvre ses abîmes,
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes.
Partout environnés des cruautés du sort,
Des fureurs des méchants, des pièges de la mort,
De tous les éléments éprouvant les atteintes,
Compagnons de nos maux, permettez-nous les plaintes...
Ainsi du monde entier tous les membres gémissent :
Nés tous pour les tourments, l'un par l'autre ils périssent :
Et vous composerez, dans ce chaos fatal,
Des malheurs de chaque être un bonheur général!
Quel bonheur ! ô mortel et faible et misérable,
Vous criez : "Tout est bien", d'une voix lamentable,
L'univers vous dément, et votre propre cœur
Cent fois de votre esprit a réfuté l'erreur.
Eléments, animaux, humains, tout est en guerre.
ll le faut avouer, le mal est sur la terre :
Son principe secret ne nous est point connu.
De l'auteur de tout bien le mal est-il venu? ...
Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même,
Qui prodigua ses biens à ses enfants qu'il aime,
Et qui versa, sur eux les maux à pleines mains?
Quel oeil peut pénétrer dans ses profonds desseins?
De l'Etre tout parfait le mal ne pouvait naître ;
ll ne vient point d'autrui, puisque Dieu seul est maître;
Il existe pourtant. O tristes vérités !
O mélange étonnant de contrariétés !...
... Le trépas est un bien qui finit nos misères.
Mais quand nous sortirons de ce passage affreux,
Qui de nous prétendra mériter d’être heureux ?
Quelque parti qu’on prenne, on doit frémir, sans doute.
Il n’est rien qu’on connaisse, et rien qu’on ne redoute.
La nature est muette, on l’interroge en vain ;
On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain.
Il n’appartient qu’à lui d’expliquer son ouvrage,
De consoler le faible, et d’éclairer le sage.
L’homme, au doute, à l’erreur, abandonné sans lui,
Cherche en vain des roseaux qui lui servent d’appui.
Leibnitz ne m’apprend point par quels nœuds invisibles,
Dans le mieux ordonné des univers possibles,
Un désordre éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs,
Ni pourquoi l’innocent, ainsi que le coupable,
Subit également ce mal inévitable.
Je ne conçois pas plus comment tout serait bien :
Je suis comme un docteur ; hélas ! je ne sais rien.
Voltaire, si proche du scepticisme, mais n'en franchit pas le seuil...
Platon dit qu’autrefois l’homme avait eu des ailes,
Un corps impénétrable aux atteintes mortelles ;
La douleur, le trépas, n’approchaient point de lui.
De cet état brillant qu’il diffère aujourd’hui !
Il rampe, il souffre, il meurt ; tout ce qui naît expire ;
De la destruction la nature est l’empire.
Un faible composé de nerfs et d’ossements
Ne peut être insensible au choc des éléments ;
Ce mélange de sang, de liqueurs, et de poudre,
Puisqu’il fut assemblé, fut fait pour se dissoudre ;
Et le sentiment prompt de ces nerfs délicats
Fut soumis aux douleurs, ministres du trépas :
C’est là ce que m’apprend la voix de la nature.
J’abandonne Platon, je rejette Épicure.
Bayle en sait plus qu’eux tous ; je vais le consulter :
La balance à la main, Bayle enseigne à douter
Assez sage, assez grand pour être sans système,
Il les a tous détruits, et se combat lui-même :
Semblable à cet aveugle en butte aux Philistins,
Qui tomba sous les murs abattus par ses mains.
Que peut donc de l’esprit la plus vaste étendue ?
Rien : le livre du sort se ferme à notre vue.
L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignoré.
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux ;
Au sein de l’infini nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.
Le Voltaire de 1756 n'est plus le Mondain de 1736, vingt ans plus tard, la pensée est désenchantée, mais il n'est pas homme à s'abandonner sans combattre, au moins avec les armes dont il dispose, l'ironie et l'impertinence...
Ce monde, ce théâtre et d’orgueil et d’erreur,
Est plein d’infortunés qui parlent de bonheur.
Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être :
Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître.
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs ;
Mais le plaisir s’envole, et passe comme une ombre ;
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre.
Le passé n’est pour nous qu’un triste souvenir ;
Le présent est affreux, s’il n’est point d’avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l’être qui pense.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,
Je ne m’élève point contre la Providence.
Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois :
D’autres temps, d’autres mœurs : instruit par la vieillesse,
Des humains égarés partageant la faiblesse,
Dans une épaisse nuit cherchant à m’éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.
Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu’il adorait dit pour toute prière :
« Je t’apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n’as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux, et l’ignorance. »
Mais il pouvait encore ajouter l’espérance.
En 1755, J.-J. Rousseau voulait s'établir à Genève, mais il y renonce, craignant d'y retrouver, acclimatés par Voltaire, "le ton, les airs, les mœurs " qui le chassent de Paris. Opposés par leur tempérament et leurs doctrines, les deux hommes vont se livrer une lutte inégale tant Voltaire est habile à manier l'ironie.
C'est avec la question de la Providence que les deux hommes vont s'affronter le plus nettement. Rousseau, dans sa Lettre sur la Providence, affirmera (18 août 1756 ) : "Non, j'ai trop souffert en cette vie pour n'en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l'immortalité de l'âme et d'une Providence bienfaisante. je la sens, je la crois, je la veux, je l'espère... Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l'abondance : vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre ; et moi, homme obscur, pauvre, tourmenté d'un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite et trouve que tout est bien. D'où viennent ces contradictions apparentes? Vous l'avez vous-même expliqué : vous jouissez, moi j'espère, et l'espérance adoucit tout.". Voltaire ne répondra pas directement mais l'intermédiaire de son "Candide" (1759), et Rousseau, se croyant directement visé, en sera irrémédiablement affecté...
1758 - En octobre 1758, Voltaire achète Ferney,
terre seigneuriale du pays de Gex située au nord-est de Genève en territoire français ; il y resta jusqu'à l'année de sa mort et y devint le « grand Voltaire », le « patriarche » qui recevait des visiteurs de tous pays, correspondait avec le monde entier, dictait ou écrivait parfois jusqu'à quinze ou vingt lettres à la suite (on a compté pour cette période près de 6000 lettres), travaillait de dix à quinze heures par jour, faisait des plantations, construisait des maisons, fondait des manufactures de montres, de bas de soie, donnait des représentations théâtrales, des repas, des bals et lançait dans le public en une vingtaine d'années plus de quatre cents écrits, depuis la facétie en deux pages jusqu'à l'encyclopédie philosophique en plusieurs volumes. Dans l'immense production de Ferney figurent des tragédies comme Tancrède (1759), Olympie (1764), les Scythes (1768), les Guèbres (1769), les Lois de Minos (1772), Irène (1778), quelques comédies, le commentaire du théâtre de Corneille, des études historiques (l'Histoire du parlement de Paris, le Pyrrhonisme de l'Histoire, le Fragment sur l'histoire générale), des études juridiques (le Commentaire du livre des délits et des peines [de Beccaria], le Commentaire sur l'Esprit des lois, le Prix de la justice et de l'humanité), des épîtres au roi de Chine, au roi du Danemark, à l'impératrice de Russie, à Boileau, à Horace, etc.. Il met aussi en forme les recherches de critique religieuse et de critique biblique qu'il avait commencées à Cirey avec Mme du Châtelet, et une vingtaine d'essais ou de traités sortent de Ferney de 1760 à 1778 : Sermon des Cinquante (1762), Questions sur les miracles (1765), Examen important de Milord Bolingbroke (1766), le Dîner du comte de Boulainvilliers (1768), Collection d'anciens évangiles (1769), Dieu et les hommes (1769), la Bible enfin expliquée (1776), Histoire de l'établissement du christianisme (1777), etc.
Et n'obtient toujours pas la permission de revenir à Paris, qui lui fut refusée aussi obstinément par Louis XVI que par Louis XV..
Voltaire commença à résider à Ferney à partir de 1760, situé en France, à 7 km de Genève. Mme Denis, sa nièce, l'aidait alors de son mieux mais, parisienne, avait besoin constant de distractions. Voltaire était si hospitalier que son château était presque toujours rempli: gens de lettres et philosophes, étrangers et français, bientôt ministres et grands seigneurs, d’Alembert et La Harpe, le prince de Brunswick, le landgrave de Hesse, Turgot et l’abbé Morellet, le chevalier de Boufflers et le prince de Ligne, etc., se succédaient, comme aussi les malheureux qui venaient demander un secours ou une intervention, comme les Calas ou les Sirven. Une des principales attractions à Ferney, comme aux Délices, c’était les représentations dramatiques. Voltaire ne se lassait pas de jouer la comédie, c’est-à-dire le plus souvent ses tragédies ; et, bon gré malgré, il fallait que chacun payât de sa personne. La Harpe, nouvellement marié, ayant amené sa jeune femme, Voltaire découvrit en elle le génie d’une comédienne. Le peintre Jean Huber (1722-1799) s'emploiera à partir de 1769 à peindre Voltaire dans son quotidien. Quant au pays alentour, le pays de Ferney était pauvre, et Voltaire s'employa à l’enrichir, y développant notamment une industrie horlogère, tout en continuant à écrire à un rythme effréné (l'édition "définitive" de la correspondance de Theodore Besterman comprend plus de 15 000 lettres, des lettres qui ne représentent qu'une fraction du nombre total de lettres écrites par Voltaire au cours de sa vie, probablement plus de 40 000)...
1759 - "Candide ou l’optimisme"
Candide, roman philosophique paru en février 1759, marque la fin d'une période d'inquiétude : et, aussitôt, obtint un immense succès de scandale. A Genève comme à Paris, l'ouvrage fut condamné, et saisi. Comme de coutume, Voltaire nia en être l'auteur. D'invention plus libre que Zadig, plus cru, l'expérience et le cynisme des soupers de Frédéric sont passés par là. Son mépris pour l'espèce humain est monté d'un cran.
Le jeune Candide, chassé de chez le baron de Thunder-Tentronckh, en Westphalie, parcourt le monde à la recherche du bonheur. A travers ses multiples aventures, il découvre la vanité des idées optimistes que lui avait inculquées, chez le baron, le précepteur Pangloss. En compagnie de ce dernier et du philosophe Martin, il achève sa burlesque odyssée. Voltaire saisit ainsi l'occasion de ridiculiser tous les discours métaphysiques oiseux qui véhiculent une idéologie aveugle et ne résistent pas à l'épreuve des faits. C'est pourquoi, au-delà de la dénonciation de l'intolérance, de l'aveuglement, de la mauvaise foi ou de la superstition, Candide est aussi une défense de l'empirisme, présenté comme une forme de conscience et de sagesse..
Tout débute par un drame existentiel, "Candide, chassé du paradis terrestre..."
Chapitre premier - Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d'icelui..
Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit avec l'esprit le plus simple : c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était fils de la sœur de monsieur le baron et d'un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du temps. Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses palefreniers étaient ses piqueurs; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l'appelaient tous Monseigneur, -et ils riaient quand il faisait des contes.
Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.
Pangloss enseignait la métaphisico-théologo-cosmolo-nigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure
des baronnes possibles. "Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux; aussi monseigneur a un très beau château; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l'année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il fallait dire que tout est au mieux."
Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment: car il trouvait Mlle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d'être Mlle Cunégonde; le troisième, de la voir tous les jours; et le quatrième, d'entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre.
Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile.
Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de disposition pour les sciences, elle observa sans souffler les expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne (selon Leibiniz, tout se produisant dans la nature de façon nécessaire, il n'y a point d'effet sans raison suffisante).
Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit; Candide rougir aussi; elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain, après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent
derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et, voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans le derrière; Cunégonde s'évanouit; elle fut souffletée par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-même; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles."
Chapitre 2, ce que devint Candide parmi les Bulgares.
"Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le pains beau des châteaux, qui renfermait la plus belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons;
la neige tombait à gros flocons. Candide, tout transi, se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s'appelle Vald-berghoff-trarbk-dikdorfl, n'ayant point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il y s'arrêta tristement à la porte d'un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent. "Camarade, dit l'un, voilà un jeune homme très bien fait, et qui a la taille requise." Ils s'avancèrent vers Candide et le prièrent à dîner très civilement. "Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d'honneur, mais le n'ai pas de quoi payer mon écot. - Ah I Monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien: n'avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut? - Oui, Messieurs, c'est ma taille, dit-il en faisant la révérence.
- Ah ! Monsieur, mettez-vous à table; non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. - Vous avez raison, dit Candide : c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux." On le prie d'accepter quelques écus, il les prend et veut faire son billet; on n'en veut point, on se met à table : "N'aimez-vous pas tendrement?... - Oh l oui, répond-il, j'aime tendrement Mlle Cunégonde. - Non, dit l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas tendrement le roi des Bulgares. - Point du tout, dit-il, car je ne l'ai jamais vu. - Comment! c'est le plus charmant des rois, et il faut boire à sa santé. - Oh l très volontiers, Messieurs"; et il boit. "C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares; votre fortune est faite, et votre gloire est assurée." On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige..."
"Il faut cultiver notre jardin" - La brusquerie du derviche rappelle à Candide, à son précepteur Pangloss et à leur compagnon philosophe Martin que la métaphysique est sans issue, l'aventure des vizirs et du mufti, que les ambitions politiques sont funestes, et l'exemple du vieillard, que la sagesse véritable est dans une simplicité active et sociale non dénuée de sens pratique et même commercial. Les trois amis gardent pourtant leur personnalité et Pangloss conserve ses illusions, le travail se révèle le plus précieux remède contre l'ennui, le vice et le besoin...
« Candide, dans le fond de son coeur, n'avait aucune envie d'épouser Cunégonde; mais l'impertinence extrême du baron le déterminait à conclure le mariage, et Cunégonde le pressait si vivement qu'il ne pouvait s'en dédire. Il consulta Pangloss, Martin, et le fidèle Cacambo. Pangloss fit un beau mémoire par lequel il prouvait que le baron n'avait nul droit sur ma soeur, et qu'elle pouvait, selon toutes les lois de l'Empire, épouser Candide de la main gauche. Martin conclut à jeter le baron dans la mer; Cacambo décida qu'il fallait le rendre au levanti patron, et le remettre aux galères, après quoi on l'enverrait à Rome au père général par le premier vaisseau. L'avis fut trouvé fort bon; la vieille l'approuva; on n'en dit rien à sa soeur; la chose fut exécutée pour quelque argent, et on eut le plaisir d'attraper un jésuite, et de punir l'orgueil d'un baron allemand.
Il était tout naturel d'imaginer qu'après tant de désastres Candide, marié avec sa maîtresse et vivant avec le philosophe Pangloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo, et la vieille, ayant d'ailleurs rapporté tant de diamants de la patrie des anciens Incas, mènerait la vie du monde la plus agréable; mais il fut tant friponné par les juifs qu'il ne lui resta plus rien que sa petite métairie; sa femme, devenant tous les jours plus laide, devint acariâtre et insupportable; la vieille était infirme, et fut encore de plus mauvaise humeur que Cunégonde. Cacambo, qui travaillait au jardin, et qui allait vendre des légumes à Constantinople, était excédé de travail, et maudissait sa destinée. Pangloss était au désespoir de ne pas briller dans quelque université d'Allemagne. Pour Martin, il était fermement persuadé qu'on est également mal partout; il prenait les choses en patience. Candide, Martin et Pangloss disputaient quelquefois de métaphysique et de morale. On voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie des bateaux chargés d'effendis, de bachas, de cadis, qu'on envoyait en exil à Lemnos, à Mytilène, à Erzeroum; on voyait venir d'autres cadis, d'autres bachas, d'autres effendis, qui prenaient la place des expulsés, et qui étaient expulsés à leur tour. On voyait des têtes proprement empaillées qu'on allait présenter à la Sublime-Porte. Ces spectacles faisaient redoubler les dissertations; et quand on ne disputait pas, l'ennui était si excessif que la vieille osa un jour leur dire: «Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d'être violée cent fois par des pirates nègres, d'avoir une fesse coupée, de passer par les baguettes chez les Bulgares, d'être fouetté et pendu dans un auto-da-fé, d'être disséqué, de ramer en galère, d'éprouver enfin toutes les misères par lesquelles nous avons tous passé, ou bien de rester ici à ne rien faire?
- C'est une grande question», dit Candide.
Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et Martin surtout conclut que l'homme était né pour vivre dans les convulsions de l'inquiétude, ou dans la léthargie de l'ennui. Candide n'en convenait pas, mais il n'assurait rien. Pangloss avouait qu'il avait toujours horriblement souffert; mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenait toujours, et n'en croyait rien.
Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables principes, de faire hésiter plus que jamais Candide, et d'embarrasser Pangloss. C'est qu'ils virent un jour aborder dans leur métairie Paquette et le frère Giroflée, qui étaient dans la plus extrême misère; ils avaient bien vite mangé leurs trois mille piastres, s'étaient quittés, s'étaient raccommodés, s'étaient brouillés, avaient été mis en prison, s'étaient enfuis, et enfin frère Giroflée s'était fait turc. Paquette continuait son métier partout, et n'y gagnait plus rien. «Je l'avais bien prévu, dit Martin à Candide, que vos présents seraient bientôt dissipés et ne les rendraient que plus misérables. Vous avez regorgé de millions de piastres, vous et Cacambo, et vous n'êtes pas plus heureux que frère Giroflée et Paquette.
- Ah! ah! dit Pangloss à Paquette, le Ciel vous ramène donc ici parmi nous, ma pauvre enfant! savez-vous bien que vous m'avez coûté le bout du nez, un oeil, et une oreille? Comme vous voilà faite! et qu'est-ce que ce monde!». Cette nouvelle aventure les engagea à philosopher plus que jamais.
Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie; ils allèrent le consulter; Pangloss porta la parole, et lui dit: «Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l'homme a été formé. - De quoi te mêles-tu? lui dit le derviche; est-ce là ton affaire? - Mais, mon révérend père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. - Qu'importe, dit le derviche, qu'il y ait du mal ou du bien? Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en Egypte, s'embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non? - Que faut-il donc faire? dit Pangloss. - Te taire, dit le derviche. - Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l'origine du mal, de la nature de l'âme, et de l'harmonie préétablie.» Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.
Pendant cette conversation, la nouvelle s'était répandue qu'on venait d'étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le mouphti, et qu'on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d'orangers. Pangloss qui était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le mouphti qu'on venait d'étrangler. «Je n'en sais rien, répondit le bonhomme; et je n'ai jamais su le nom d'aucun mouphti ni d'aucun vizir. J'ignore absolument l'aventure dont vous me parlez; je présume qu'en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu'ils le méritent; mais jamais je ne m'informe de ce qu'on fait à Constantinople; je me contente d'y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive.»
Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison; ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu'ils faisaient eux-mêmes, du kaïmak piqué d'écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka qui n'était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss, et de Martin.
«Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre? - Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc; je les cultive avec mes enfants; le travail éloigne de nous trois grands maux, l'ennui, le vice, et le besoin.»
Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin: «Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. - Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes: car enfin Eglon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baza, le roi Ela, par Zambri, Ochosias, par Jéhu, Athalia, par Joïada; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard second d'Angleterre, Edouard second, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV? Vous savez . . . - Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. - Vous avez raison, dit Pangloss; car quand l'homme fut mis dans le jardin d'Eden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât: ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. - Travaillons sans raisonner, dit Martin; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable.»
Toute la petite société entra dans ce louable dessein; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était, à la vérité, bien laide; mais elle devint une excellente pâtissière; Paquette broda; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme; et Pangloss disait quelquefois à Candide: «Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles: car enfin si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.» »
1758-1760 - Après quelques hésitations, Voltaire s'engage dans la bataille encyclopédique et va accabler de satires et de pamphlets les ennemis des philosophes : notamment contre Elie Fréron (1718-1776), défenseur zélé des idées monarchiques et religieuses, rendu célèbre par Voltaire lui-même et qui publia pendant vingt-deux ans, de 1754 à 1776, une feuille périodique intitulée L'Année littéraire. On connaît l'épigramme de Voltaire à son encontre : "L'autre jour, au fond d'un vallon, Un serpent piqua Jean Fréron. Que pensez- vous qu'il arriva? Ce fut le serpent qui creva". L'année précédente, l'attentât de Damiens et la publication du tome VII de l'Encyclopédie (celui qui contenait l'article Genève) avaient fait redoubler contre les philosophes les sévérités du pouvoir royal et les attaques de leurs adversaires. La satire du "Pauvre Diable" est datée de mars 1758, le mois même où paraît la Lettre sur les spectacles de J.-J. Rousseau. La lutte va s'envenimer pour être à son paroxysme au cours de l'année 1760...
Satire du "Pauvre Diable" (1758)
«Quel parti prendre ? où suis- je, et qui dois-je être ?
Né dépourvu, dans la foule jeté,
Germe naissant par le vent emporté,
Sur quel terrain puis-je espérer de craître?
Comment trouver un état, un emploi ?
Sur mon destin, de grâce, instruisez-moi.
— Il faut s'instruire et se sonder soi-même,
S'interroger, ne rien croire que soi,
Que son instinct; bien savoir ce qu'on aime;
Et, sans chercher des conseils superflus,
Prendre l'état qui vous plaira le plus.
— J'aurais aimé le métier de la guerre,
— Qui vous retient? allez; déjà l'hiver
A disparu; déjà gronde dans l'air
L'airain bruyant, ce rival du tonnerre ;
Du duc Broglie osez suivre les pas :
Sage en projets, et vif dans les combats,
Il a transmis sa valeur aux soldats;
Il va venger les malheurs de la France :
Sous ses drapeaux marchez dès aujourd'hui,
Et méritez d'être aperçu de lui.
— Il n'est plus temps; j'ai d'une lieutenance
Trop vainement demandé la faveur,
Mille rivaux briguaient la préférence :
C'est une presse ! En vain Mars en fureur
De la patrie a moissonné la fleur,
Plus on en tue, et plus il s'en présente;
Ils vont trottant des bords de la Charente,
De ceux du Lot, des coteaux champenois,
Et de Provence, et des monts francs-comtois,
En botte, en guêtre, et surtout en guenille.
Tous assiégeant la porte de Cremille ,
Pour obtenir des maîtres de leur sort
Un beau brevet qui les mène à la mort.
Parmi les flots de la foule empressée,
J'allai montrer ma mine embarrassée;
Mais un commis , me prenant pour un sot,
Me rit au nez, sans me répondre un mot;
Et je voulus, après cette aventure,
Me retourner vers la magistrature.
— Eh bien, la robe est un métier prudent;
Et cet air gauche et ce front de pédant
Pourront encor passer dans les enquêtes :
Vous verrez là de merveilleuses têtes I
Vite achetez un emploi de Caton ,
Allez juger : êtes-vous riche? — Non,
Je n'ai plus rien, c'en est fait. — Vil atome!
Quoi! point d'argent, et de l'ambition!
Pauvre impudent! apprends qu'en ce royaume
Tous les honneurs sont fondés sur le bien.
L'antiquité tenait pour axiome
Que rien n'est rien, que de rien ne vient rien.
Du genre humain connais quelle est la trempe;
Avec de l'or je te fais président,
Fermier du roi, conseiller, intendant :
Tu n'as point d'aile, et tu veux voler! rampe.
... « Enfin un jour qu'un surtout emprunté
Vêtit à cru ma triste nudité,
Après midi, dans l'antre de Procope
(C'était le jour que l'on donnait Mérope),
Seul en un coin, pensif, et consterné,
Rimant une ode, et n'ayant point dîné,
Je m'accostai d'un homme à lourde mine,
Qui sur sa plume a fondé sa cuisine,
Grand écumeur des bourbiers d'Hélicon,
... Cet animal se nommait Jean Fréron :
« J'étais tout neuf, j'étais jeune, sincère,
Et j'ignorais son naturel félon :
Je m'engageai, sous l'espoir d'un salaire,
A travailler à son hebdomadaire,
Qu'aucuns nommaient alors patibulaire.
Il m'enseigna comment on dépeçait
Un livre entier, comme on le recousait,
Comme on jugeait du tout par la préface,
Comme on louait un sot auteur en place,
Comme on fondait avec lourde raideur
Sur l'écrivain pauvre et sans protecteur.
Je m'enrôlai, je servis le corsaire;
Je critiquai, sans esprit et sans choix,
Impunément le théâtre, la chaire,
Et je mentis pour dix écus par mois.
« Quel fut le prix de ma plate manie ?
Je fus connu, mais par mon infamie,
Comme un gredin que la main de Thémis
A diapré de nobles fleurs de lis,
Par un fer chaud gravé sur l'omoplate.
Triste et honteux, je quittai mon pirate,
Qui me vola, pour fruit de mon labeur,
Mon honoraire, en me parlant d'honneur...
« L'abbé Trublet alors avait la rage
D'être à Paris un petit personnage;
Au peu d'esprit que le bonhomme avait
L'esprit d'autrui par supplément servait.
Il entassait adage sur adage;
II compilait, compilait, compilait;
On le voyait sans cesse écrire, écrire
Ce qu'il avait jadis entendu dire,
Et nous lassait sans jamais se lasser :
Il me choisit pour l'aider à penser.
Trois mois entiers ensemble nous pensâmes,
Lûmes beaucoup, et rien n'imaginâmes.
« L'abbé Trublet m'avait pétrifié;
Mais un bâtard du sieur de La Chaussée
Vint ranimer ma cervelle épuisée,
Et tous les deux nous fîmes par moitié
Un drame court et non versifié,
Dans le grand goût du larmoyant comique.
Roman moral, roman métaphysique...."
Après Fréron (Le Pauvre Diable, 1758; L'Ecossaise, 1760), sont attaqués Jean-Jacques Le Franc de Pompignan et le Journal de Trévoux (La Maladie du Jésuíte Berthier). Jean-Jacques Le Franc de Pompignan (1709-1784), poète et dramaturge, est célèbre pour son image du lion pleurant dans son "Ode sur la mort de Jean-Baptiste Rousseau" publiée en 1741 : "Quand le premier chantre du monde Expira sur les bords glacés Où l’Èbre effrayé, dans son onde, Reçut ses membres dispersés, Le Thrace, errant sur les montagnes, Remplit les bois et les campagnes Du cri perçant de ses douleurs ; Les champs de l’air en retentirent, Et dans les antres qui gémirent Le lion répandit des pleurs".
Lors de sa réception à l'Académie française, le 10 mars 1760, Le Franc de Pompignan profite de la tribune pour faire allusion aux querelles de Voltaire et de Rousseau et à la thèse de ce dernier sur l'action délétère des sciences et des arts... Ce fut le scandale..: "...S'il était vrai, dit-il, que dans le siècle où nous vivons, dans ce siècle enivré de l'esprit philosophique et de l'amour des arts, l'abus des talents, le mépris de la religion et la haine de l'autorité fussent le caractère dominant de nos productions, n'en doutons pas, messieurs, la postérité, ce juge impartial de tous les siècles, prononcerait souverainement que nous n'avons eu qu'une fausse littérature et qu'une vaine philosophie. Et quel exemple en effet et quelles instructions donneraient au genre humain des gens de lettres présomptueux qui nous enseigneraient à mépriser les plus grands modèles, de prétendus philosophes qui voudraient nous ôter jusqu'aux premières notions de la vertu; les uns et les autres se déchirant sans cesse entre eux, se poursuivant avec fureur jusqu'au tombeau, décriant respectivement leur esprit, leur âme, leurs mœurs; s'élevant avec une liberté cynique contre ce que la naissance et les dignités ont de plus éminent, faisant tout retentir de leurs cabales, de leurs jalousies, de leurs animosités et forçant enfin le public à regarder comme un problème si les lettres, les sciences et les arts ont plus contribué à épurer les mœurs qu'à les corrompre ?..."
Et la réponse de Voltaire dans sa satire Sur la Vanité (1760) est particulièrement cinglante...
Qu'as-tu, petit bourgeois d'une petite ville ?
Quel accident étrange, en allumant ta bile,
A sur ton large front répandu la rougeur ?
D'où vient que tes gros yeux pétillent de fureur?
Réponds donc. — L'univers doit venger mes injures;
L'univers me contemple, et les races futures
Contre mes ennemis déposeront pour moi.
— L'univers, mon ami, ne pense point à toi.
L'avenir encor moins : conduis bien ton ménage,
Divertis-toi, bois, dors, sois tranquille, sois sage.
De quel nuage épais ton crâne est offusqué !
— Ah! j'ai fait un discours et l'on s'en est moqué!
Des plaisants de Paris j'ai senti la malice;
Je vais me plaindre au roi, qui me rendra justice;
Sans doute il punira ces ris audacieux.
— Va, le roi n'a point lu ton discours ennuyeux...
— Non, je n'y puis tenir; de brocards on m'assomme.
Les quand, les qui, les quoi pleuvent de tous côtés.
Sifflent à mon oreille en cent lieux répétés,
On méprise à Paris mes chansons judaïques,
Et mon Pater anglais, et mes rimes tragiques
Et ma prose aux quarante! un tel renversement
D'un état policé détruit le fondement;
L'intérêt du public se joint à ma vengeance;
Je prétends des plaisants réprimer la licence.
Pour trouver bons mes vers il faut faire une loi;
Et de ce même pas je vais parler au roi. »
... Je suis loin de blâmer le soin très légitime
De plaire à ses égaux, et d'être en leur estime.
Un conseiller du roi, sur la terre inconnu,
Doit dans son cercle étroit, chez les siens bien venu,
Être approuvé du moins de ses graves confrères;
Mais on ne peut souffrir ces bruyants téméraires,
Sur la scène du monde ardents à s'étaler.
Veux-tu te faire acteur? on voudra te siffler.
... Malheur à tout mortel, et surtout dans notre âge,
Qui se fait singulier pour être un personnage!
Piron seul eut raison, quand, dans un goût nouveau
Il fit ce vers heureux, digne de son tombeau :
Ci-gît qui ne fut rien. — Quoi que l'orgueil en dise,
Humains, faibles humains, voilà votre devise.
Combien de rois, grands dieux! jadis si révérés,
Dans l'éternel oubli sont en foule enterrés !
La terre a vu passer leur empire et leur trône.
On ne sait en quel lieu florissait Babylone.
Le tombeau d'Alexandre, aujourd'hui renversé,
Avec sa ville altière a péri dispersé.
César n'a point d'asile où son ombre repose.
Et l'ami Pompignan pense être quelque chose!
1762 - Avec l'affaire Calas, le Voltaire homme de lettres, spirituel, mordant et imbu de sa personne et de sa gloire, va endosser sur la scène littéraire un autre rôle, celui du défenseur des opprimés et de redresseur des abus. Résidant aux: portes de Genève, il était à portée pour recueillir les rumeurs de l'opinion protestante et celle-ci avait lieu de s'émouvoir des rigueurs du Parlement de Toulouse envers les réformés. En date du 2 mars 1762, Voltaire écrivait à ses amis d'Argental. « Le monde est bien fou, mes chers anges ; pour le Parlement de Toulouse, il juge : il vient de condamner un ministre de mes amis à être pendu, trois gentilshommes à être décapités et cinq ou six bourgeois aux galères, le tout pour avoir chanté des chansons de David. Ce Parlement de Toulouse n'aime pas les mauvais vers. »
Sous l'ironie perce l'amertume. Le 9 mars de la même année, le même Parlement faisait mourir par le supplice de la roue un protestant de Toulouse, Jean Calas, accusé d'avoir tué son fils qui allait se convertir au catholicisme. Voltaire hésite, incrimine le fanatisme huguenot, mais presque aussitôt il suspecte autre chose et se demande si le fanatisme ne serait pas plutôt du côté des juges. Sa conviction établie, après quelques mois d'enquête, il va se mettre en campagne...
Voltaire à M. Fyot de la Marche - A Ferney, 25 mars 1762.
"... Il vient de se passer au Parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux à la tète; on l'ignore peut-être à Paris; mais si on en est informé, je défie Paris, tout frivole, tout opéra-comique qu'il est, de n'être pas pénétré d'horreur. Il n'est pas vraisemblable que vous n'ayez appris qu'un vieux huguenot de Toulouse, nommé Calas, père de cinq enfants, ayant averti la justice que son fils aîné, garçon très mélancolique, s'était pendu, a été accusé de l'avoir pendu lui-même en haine du papisme, pour lequel ce malheureux avait, dit-on, quelque penchant secret. Enfin, le père a été roué, et le pendu, tout huguenot qu'il était, a été regardé comme un martyr, et le Parlement a assisté pieds nus à des processions en l'honneur du nouveau saint. Trois juges ont protesté contre l'arrêt ; le père a pris Dieu à témoin de, son innocence en expirant, a cité ses juges au jugement de Dieu, et pleuré sou fils sur la roue. Il y a deux de ses enfants dans mon voisinage qui remplissent le pays de leurs cris; j'en suis hors de moi : je m'y intéresse comme homme, un peu comme philosophe. Je veux savoir de quel côté est l'horreur du fanatisme. L'intendant de Languedoc est à Paris; je vous conjure de lui parler ou de lui faire parler : il est au fait de cet aventure épouvantable. Ayez la bonté, je vous en supplie, de me faire savoir ce que j'en dois penser."
1763 - "Traité sur la tolérance"
En 1762, à l'occasion de "l'Affaire Calas", la lutte que mène Voltaire contre l'intolérance et l'injustice atteint son point culminant. Un protestant toulousain, Jean Calas, accusé sans preuves évidentes d'avoir fait pendre un de ses fils qui avait voulu se faire catholique, avait été condamné au supplice de la roue. Voltaire se met en campagne, soulève l'opinion et obtient sa réhabilitation. Dans la même province, une autre famille protestante se trouve injustement persécutée: Elisabeth Sirven, élève des Dames noires de Castres se jette dans un puits pour ne pas entrer au couvent, l'accusation se porte sur la famille, Pierre-Paul Sirven est condamné à mort en 1762 par contumace et ne sera réhabilité qu'en 1771. L'affaire de La Barre qui suivra en 1765 sera encore plus tragique, puis l'affaire Martin en 1767...
Voltaire, à Monsieur Damilaville, au château de Ferney, 1er mars 1765. - ".. Je n'ai fait, dans les horribles désastres des Calas et des Sirven, que ce que font tous les hommes; j'ai suivi mon penchant. Celui d'un philosophe n'est pas de plaindre les malheureux, c'est de les servir. Je sais avec quelle fureur le fanatisme s'élève contre la philosophie. Elle a deux filles qu'il voudrait faire périr comme Calas, ce sont la Vérité et la Tolérance; tandis que la philosophie ne veut que désarmer les enfants du fanatisme, le Mensonge et la Persécution. Des gens qui ne raisonnent pas ont voulu discréditer ceux qui raisonnent : ils ont confondu le philosophe avec le sophiste ; ils se sont bien trompés. Le vrai philosophe peut quelquefois s'irriter contre la calomnie, qui le poursuit lui-même...; mais il ne connaît ni les cabales, ni les sourdes pratiques, ni la vengeance... Le vrai philosophe défriche les champs incultes, augmente le nombre des charrues; et par conséquent des habitants; occupe le pauvre et l'enrichit; encourage les mariages, établit l'orphelin ; ne murmure point contre des impôts nécessaires, et met le cultivateur en état de les payer avec allégresse. Il n'attend rien des hommes, et il leur fait tout le bien dont il est capable. Il a l'hypocrite en horreur, mais il plaint le superstitieux; enfin il sait être ami..."
Son "Traité sur la tolérance" couvre 25 chapitres, il y évoque l'innocence de Calas et les méfaits du fanatisme, les progrès de la raison, l'adoucissement des moeurs devraient maintenant permettre de tolérer les calvinistes sans craindre de désordres : "Je vous dis qu'il faut regarder tous les hommes comme nos frères". Dans le Dictionnaire Philosophique (1764), les Dialogues, la justice et le Commentoire sur les délits et les peines (1766), l'Essai sur la probabilité en fait de justice (1772), Voltaire dénoncera sans cesse les vices de la justice de son temps. Les juges qui achètent leurs charges n'offrent pas toutes garanties de compétence et d'impartialité. Voltaire défend des jugements qui s'accompagnent des motifs qui les justifient, et que les peines soient proportionnées aux délits....
"... Cette grande affaire, dans laquelle quelques partisans des jésuites disaient que la religion était outragée, et où le plus grand nombre la croyait vengée, fit pendant plusieurs mois perdre de vue au public le procès des Calas; mais le roi ayant attribué au tribunal qu'on appelle les requêtes de l'hôtel le jugement définitif, le même public, qui aime à passer d'une scène à l'autre, oublia les jésuites, et les Calas saisirent toute son attention.
La chambre des requêtes de l'hôtel est une cour souveraine composée de maîtres des requêtes, pour juger les procès entre les officiers de la cour et les causes que le roi leur renvoie. On ne pouvait choisir un tribunal plus instruit de l'affaire: c'étaient précisément les mêmes magistrats qui avaient jugé deux fois les préliminaires de la révision, et qui étaient parfaitement instruits du fond et de la forme. La veuve de Jean Calas, son fils, et le sieur de Lavaisse, se remirent en prison: on fit venir du fond du Languedoc cette vieille servante catholique qui n'avait pas quitté un moment ses maîtres et sa maîtresse, dans le temps qu'on supposait, contre toute vraisemblance, qu'ils étranglaient leur fils et leur frère. On délibéra enfin sur les mêmes pièces qui avaient servi à condamner Jean Calas à la roue, et son fils Pierre au bannissement.
Ce fut alors que parut un nouveau mémoire de l'éloquent M. de Beaumont, et un autre du jeune M. de Lavaisse, si injustement impliqué dans cette procédure criminelle par les juges de Toulouse, qui, pour comble de contradiction, ne l'avaient pas déclaré absous. Ce jeune homme fit lui-même un factum qui fut jugé digne par tout le monde de paraître à côté de celui de M. de Beaumont. Il avait le double avantage de parler pour lui-même et pour une famille dont il avait partagé les fers. Il n'avait tenu qu'à lui de briser les siens et de sortir des prisons de Toulouse, s'il avait voulu seulement dire qu'il avait quitté un moment les Calas dans le temps qu'on prétendait que le père et la mère avaient assassiné leur fils. On l'avait menacé du supplice; la question et la mort avaient été présentées à ses yeux; un mot lui aurait pu rendre sa liberté: il aima mieux s'exposer au supplice que de prononcer ce mot, qui aurait été un mensonge. Il exposa tout ce détail dans son factum, avec une candeur si noble, si simple, si éloignée de toute ostentation, qu'il toucha tous ceux qu'il ne voulait que convaincre, et qu'il se fit admirer sans prétendre à la réputation. Son père, fameux avocat, n'eut aucune part à cet ouvrage: il se vit tout d'un coup égalé par son fils, qui n'avait jamais suivi le barreau. Cependant les personnes de la plus grande considération venaient en foule dans la prison de Mme Calas, où ses filles s'étaient renfermées avec elle. On s'y attendrissait jusqu'aux larmes. L'humanité, la générosité, leur prodiguaient des secours. Ce qu'on appelle la charité ne leur en donnait aucun. La charité, qui d'ailleurs est si souvent mesquine et insultante, est le partage des dévots, et les dévots tenaient encore contre les Calas.
Le jour arriva (9 mars 1765) où l'innocence triompha pleinement. M. de Baquencourt ayant rapporté toute la procédure, et ayant instruit l'affaire jusque dans les moindres circonstances, tous les juges, d'une voix unanime, déclarèrent la famille innocente, tortionnairement et abusivement jugée par le parlement de Toulouse. Ils réhabilitèrent la mémoire du père. Ils permirent à la famille de se pourvoir devant qui il appartiendrait pour prendre ses juges à partie, et pour obtenir les dépens, dommages et intérêts que les magistrats toulousains auraient dû offrir d'eux-mêmes.
Ce fut dans Paris une joie universelle: on s'attroupait dans les places publiques, dans les promenades; on accourait pour voir cette famille si malheureuse et si bien justifiée; on battait des mains en voyant passer les juges, on les comblait de bénédictions. Ce qui rendait encore ce spectacle plus touchant, c'est que ce jour, neuvième mars, était le jour même où Calas avait péri par le plus cruel supplice (trois ans auparavant).
Messieurs les maîtres des requêtes avaient rendu à la famille Calas une justice complète, et en cela ils n'avaient fait que leur devoir. Il est un autre devoir, celui de la bienfaisance, plus rarement rempli par les tribunaux, qui semblent se croire faits pour être seulement équitables. Les maîtres des requêtes arrêtèrent qu'ils écriraient en corps à Sa Majesté pour la supplier de réparer par ses dons la ruine de la famille. La lettre fut écrite. Le roi y répondit en faisant délivrer trente-six mille livres à la mère et aux enfants; et de ces trente-six-mille livres, il y en eut trois mille pour cette servante vertueuse qui avait constamment défendu la vérité en défendant ses maîtres.
Le roi, par cette bonté, mérita, comme par tant d'autres actions, le surnom que l'amour de la nation lui a donné. Puisse cet exemple servir à inspirer aux hommes la tolérance, sans laquelle le fanatisme désolerait la terre, ou du moins l'attristerait toujours! Nous savons qu'il ne s'agit ici que d'une seule famille, et que la rage des sectes en a fait périr des milliers; mais aujourd'hui qu'une ombre de paix laisse reposer toutes les sociétés chrétiennes, après des siècles de carnage, c'est dans ce temps de tranquillité que le malheur des Calas doit faire une plus grande impression, à peu près comme le tonnerre qui tombe dans la sérénité d'un beau jour. Ces cas sont rares, mais ils arrivent, et ils sont l'effet de cette sombre superstition qui porte les âmes faibles à imputer des crimes à quiconque ne pense pas comme elles".
A la fin de son Traité sur la Tolérance, qu'il publie en 1763, Voltaire très habilement amène une Prière à Dieu, dont l'appel à la réconciliation saura émouvoir le public et le gagner à sa cause. D'abord instrument de polémique, cette prière lui permet d'attaquer d'une façon indirecte toutes les manifestations de fanatisme religieux, mais elle exprime aussi la foi en un Dieu qui ne saurait s'accommoder de l'imposture ou de la superstition, et qui, au-dessus de toute secte, unit les hommes dans la paix et la fraternité...
"Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse, c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps, s'il est permis, à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels. Daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature : que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr et des mains pour nous égorger; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes, ne soient pas des signaux de haine et de persécution...
Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères! qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant!"
La réhabilitation - L'arrêt de Toulouse fut cassé le 4 juin 1764. L'affaire Calas fut à nouveau instruite. Ce fut la chambre des requêtes de l'hôtel qui en fut chargée. Cette chambre était une cour souveraine composée de maîtres des requêtes appelés à juger les procès entre les officiers de la cour et les causes qui leur étaient renvoyées par le roi. Ces magistrats étaient ceux-là mêmes qui avaient jugé les préliminaires de la révision et qui étaient donc parfaitement instruits de l'affaire. La nouvelle procédure demanda neuf mois. Il fallut que les accusés vinssent se constituer prisonniers à la Conciergerie, où ils furent entourés d'une vive sympathie. Une gravure bien connue, due à Carmontelle, a popularisé la vision de cette famille en deuil attendant derrière les grilles la réhabilitation de son chef. Enfin, le 9 mars 1765, trois ans jour pour jour, après la condamnation de Jean Calas, sa réhabilitation fut prononcée à l'unanimité des juges, qui étaient au nombre de quarante. C'était en même temps la condamnation du Parlement de Toulouse. Celui-ci ne désarma pas. Il avait annoncé l'intention de publier sa procédure pour se justifier ; il ne le fit pas ; mais devant son attitude hostile les Calas durent renoncer à se faire dédommager. Voltaire lui-même déconseilla toute démarche en ce sens. Le chancelier Maupeou fit remettre à la famille une note l'invitant à se tenir tranquille. Les maîtres des requêtes écrivirent au roi pour le prier de réparer par ses libéralités la ruine de cette malheureuse famille. Le roi fit délivrer trente six mille livres à la mère et aux enfants....
1764? En France, la mort de Mme de Pompadour (1764), la suppression de l'ordre des jésuites (1761-1764). En Europe, la fin de la Guerre de sept ans (1763) et l'avènement de Catherine II (1762). En littérature, J.-J. Rousseau, Émile, Contrat social (1762); Diderot, les Derniers volumes de l'Encyclopédie (1765); Buffon, Histoire naturelle; Sedaine, le Philosophe sans le savoir (1765), Winkelmann, Histoire de l'art chez les anciens (1764), Lessing, Laocoon (1765). En peinture, Chardin, Greuze, Fragonard, Quentin de La Tour. En musique, la vogue de l'opéra-comique, avec Philidor, Grétry, Monsigny.
1764 - "Dictionnaire philosophique"
Conçu à Potsdam en 1752, le "Dictionnaire philosophique portatif" parut, anonyme, en 1764, plusieurs fois réédité, augmenté à chaque réédition, des Questions sur l'Encyclopédie, des articles destinés à l'Encyclopédie et au Dictionnaire de l'Académie. Le Portatif est condamné en 1765 par le Parlement de Paris et par la Cour de Rome. Il devient en 1769 la Raison par alphabet, puis simplement le Dictionnaire philosophique et atteint 614 articles.
À l'origine le Dictionnaire philosophique devait être une réfutation rationaliste de l'Ancien et du Nouveau Testament, mais il fut augmenté par son auteur, qui y joignit des articles défendant les idées de progrès, de justice et de tolérance...
Article "Dieu", section VI, 1764
"Sous l'empire d'Arcadius, Logomacos, théologal de Constantinople, alla en Scythíe, et s'arrêta au pied du Caucase, dans les fertiles plaines de Zéphirím, sur les frontières de la Colchide. Le bon vieillard Dondindac était dans sa grande salle basse, entre sa grande bergerie et sa vaste grange ; il était à genoux avec sa femme, ses cinq fils et ses cinq filles, ses parents et ses valets, et tous chantaient les louanges de Dieu après un léger repas. «Que fais-tu là, idolâtre ? lui dit Logomacos. - Je ne suis pas idolâtre, dit Dondindac. - Il faut bien que tu sois idolâtre, dit Logomacos, puisque tu n'es pas Grec. Çà, dis-moi, que chantais-tu dans ton barbare jargon de Scythie? - Toutes les langues sont égales aux oreilles de Dieu, répondit le Scythe ; nous chantions ses louanges. - Voilà qui est bien extraordinaire, reprit le théologal, une famille scythe qui prie Dieu sans avoir été instruite par nous !". Il engagea bientôt une conversation avec le Scythe Dondindac, car le théologal savait un peu de scythe, et l'autre un peu de grec. On a retrouvé cette conversation dans un manuscrit conservé dans la bibliothèque de Constantinople.
LOGOMACOS : Voyons si tu sais ton catéchisme. Pourquoi príes-tu Dieu?
DONDINDAC : C'est qu'il est juste d'adorer l'Être suprême de qui nous tenons tout.
LOGOMACOS : Pas mal pour un barbare! Et que lui demandes-tu?
DONDINDAC : Je le remercie des biens dont je jouis, et même des maux dans lesquels il m'éprouve; mais je me garde bien de lui rien demander; il sait mieux que nous ce qu'il nous faut, et je craindrais d'ailleurs de demander du beau temps quand mon voisin demanderait de la pluie.
LOGOMACOS : Ah ! je me doutais bien qu'il allait dire quelque sottise. Reprenons les choses de plus haut. Barbare, qui t'a dit qu'il y a un Dieu?
DONDINDAC : La nature entière.
LOGOMACOS : Cela ne suffit pas. Quelle idée as-tu de Dieu ?`
DONDINDAC : L'idée de mon créateur, de mon maître, qui me récompensera si je fais bien, et qui me punira si je fais mal.
LOGOMACOS : Bagatelles, pauvretés que cela ! Venons à l'essentiel. Dieu est-il infini secundum quid, ou selon l'essence?
DONDINDAC : Je ne vous entends pas.
LOGOMACOS : Bête brute ! Dieu est-il en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu? DONDINDAC : Je n'en sais rien... tout comme il vous plaira.
LOGOMACOS : Ignorant . Peut-il faire que ce qui a été n ait point ete, et qu'un bâton n'ait pas deux bouts? voit-il le futur comme futur ou comme présent? comment fait-il pour tirer l'être du néant, et pour anéantir l'être?
DONDINDAC : Je n'ai jamais examiné ces choses.
LOGOMACOS: Quel lourdaud! Allons, il faut s'abaisser, se proportionner. Dis-moi, mon ami, crois-tu que la matière puisse être étemelle?
DONDINDAC : Que m'importe qu'elle existe de toute éternité, ou non? je n'existe pas, moi, de toute éternité. Dieu est toujours mon maître ; il m'a donné la notion de la justice, je dois la suivre ; je ne veux point être philosophe, je veux être homme.
LOGOMACOS : On a bien de la peine avec ces têtes dures. Allons pied à pied : qu'est-ce que Dieu?
DONDINDAC : Mon souverain, mon juge, mon père.
LOGOMACOS : Ce n'est pas là ce que je demande. Quelle est sa nature? .
DONDINDAC : D'être puissant et bon.
LOGOMACOS : Mais, est-il corporel ou spirituel?
DONDINDAC : Comment voulez-vous que je le sache?
LOGOMACOS : Quoi ! tu ne sais pas ce que c'est qu'un esprit?
DONDINDAC : Pas le moindre mot : à quoi cela me servirait-il? en serais-je plus juste? serais-je meilleur mari, meilleur père, meilleur maître, meilleur cltoyen?
LOGOMACOS : Il faut absolument t'apprendre ce que c'est qu'un esprit ; c'est, c'est, c'est... Je te dirai cela une autre fois.
DONDINDAC : ]'ai bien peur que vous ne me disiez moins ce qu'il est que ce qu'il n'est pas. Permettez-moi de vous faire à mon tour une question. J'ai vu autrefois un de vos temples : pourquoi peignez-vous Dieu avec une grande barbe ?
LOGOMACOS : C'est une question très difficile, et qui demande des instructions
préliminaires.
DONDINDAC : Avant de recevoir vos instructions, il faut que je vous conte ce qui m'est arrivé un jour. Je venais de faire bâtir un cabinet au bout de mon jardin ; j'entendis une taupe qui raisonnait avec un hanneton : "Voilà une belle fabrique, disait la taupe ; il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. - Vous vous moquez, dit le hanneton ; c'est un hanneton tout plein de génie qui est l'architecte de ce bâtiment. " Depuis ce temps-là j'ai résolu de ne jamais disputer."
Article HOMME - ... une satire des idées de Rousseau, l'homme est fait pour vivre en société, "loin que le besoin de la société ait dégradé l'homme, c'est l'éloignement de la société qui le dégrade".
"Que serait l'homme dans l'état qu'on nomme de pure nature ? Un animal fort au-dessous des premiers Iroquois qu'on trouva dans le nord de l'Amérique. Il serait très inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci savaient allumer du feu et se faire des flèches. Il fallut des siècles pour parvenir à ces deux arts.
L'homme abandonné à la pure nature n'aurait pour tout langage que quelques sons mal articulés ; l'espèce serait réduite à un très petit nombre par la difficulté de la nourriture et par le défaut des secours, du moins dans nos tristes climats. Il n'aurait pas plus de connaissance de Dieu et de l'âme que des mathématiques, ses idées seraient renfermées dans le soin de se nourrir. L'espèce des castors serait très préférable.
C'est alors que l'homme ne serait précisément qu'un enfant robuste ; et on a vu beaucoup d'hommes qui ne sont pas fort au-dessus de cet état.
Les Lapons, les Samoïèdes, les habitants du Kamtchatka, les Cafres, les Hottentots sont à l'égard de I'homme en l'état de pure nature ce qu'étaient autrefois les cours de Cyrus et de Sémiramis en comparaison des habitants des Cévennes. Et cependant ces habitants du Kamtchatka et ces Hottentots de nos jours, si supérieurs à l'homme entièrement sauvage, sont des animaux qui vivent six mois de l'année dans des cavernes, où ils mangent à pleines mains la vermine dont ils sont mangés. En général l'espèce humaine n'est pas de deux ou trois degrés plus civilisée que les gens du Kamtchatka. La multitude des bêtes brutes appelées hommes, comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations.
Il est plaisant de considérer d'un côté le P. Malebranche qui s'entretient familièrement avec le Verbe, et de l'autre ces millions d'animaux semblables à lui qui n'ont jamais entendu parler du Verbe, et qui n'ont pas une idée métaphysique. Entre les hommes à pur instinct et les hommes de génie flotte ce nombre immense occupé uniquement de subsister.
Cette subsistance coûte des peines si prodigieuses qu'il faut souvent, dans le nord de l'Amérique, qu'une image de Dieu coure cinq ou six lieues pour avoir à dîner, et que chez nous l'image de Dieu arrose la terre de ses sueurs toute l'année pour avoir du pain. Ajoutez à ce pain ou à l'équivalent une hutte et un méchant habit ; voilà l'homme tel qu'il est en général d'un bout de l'univers à l'autre. Et ce n'est que dans une multitude de siècles qu'il la pu arriver à ce haut degré. Enfin, après d'autres siècles, les choses viennent au point où nous les voyons. Ici on représente une tragédie en musique ; là on se tue sur la mer dans un autre hémisphère avec mille pièces de bronze; l'opéra et un vaisseau de guerre du premier rang étonnent toujours mon imagination. ]e doute qu'on puisse aller plus loin dans aucun des globes dont l'étendue est semée. Cependant plus de la moitié de la terre habitable est encore peuplée d'animaux à deux pieds qui vivent dans cet horrible état qui approche de la ure nature, ayant à peine le vivre et le vêtir, jouissant à peine du don die la parole, s'apercevant à peine qu'ils sont malheureux, vivant et mourant presque sans le savoir."
ENTHOUSIASME - "La chose la plus rare est de joindre la raison avec l'enthousiasme; la raison consiste à voir toujours les choses comme elles sont. Celui qui dans l'ivresse voit les objets doubles est alors privé de la raison.
L'enthousiasme est précisément comme le vin, il peut exciter tant de tumulte dans les vaisseaux sanguins, et de si violentes vibrations dans les nerfs, que la raison en est tout à fait détruite. Il peut ne causer que de légères secousses, qui ne fassent que donner au cerveau un peu plus d'activité; c'est ce qui arrive dans les grands mouvements d'éloquence, et surtout dans la poésie sublime. L'enthousiasme raisonnable est le partage des grands poètes.
Cet enthousiasme raisonnable est la perfection de leur art; c'est ce qui fit croire autrefois qu'ils étaient inspirés les dieux; et c'est ce qu'on n'a jamais dit des autres artistes.
Comment le raisonnement peut-il gouverner l'enthousiasme? C'est qu'un poète dessine d'abord l'ordonnance de son tableau; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages et leur donner le caractère des passions, alors l'imagination s'échauffe, l'enthousiasme agit; c'est un coursier qui s'emporte dans sa carrière; mais la carrière est régulièrement tracée.
L'enthousiasme est admis dans tous les genres de poésie où il entre du sentiment; quelquefois même il se fait place jusque dans l'églogue; témoin ces vers de la dixième églogue de Virgile (v. 58 et suiv.) :
Jam mihi per rupes videor lucosque sonantes
Ire ; libet Partho torquere Cydonia cornu
Spicula : tanquam haec sit nostri medicina furoris
Aut deus ille malis hominum mitescere discat!
(Je crois déjà courir à travers les rochers et les bois retentissants; je me plais à lancer avec l'arc du Parthe les flèches de Cydon : comme si c'était là un remède à mon délire, comme si le dieu qui me poursuit se laissait attendrir par les souffrances des hommes)
Le style des épîtres, des satires, réprouve l'enthousiasme; aussi n'en trouve-t-on point dans les ouvrages de Boileau et de Pope. Nos odes, dit-on, sont de véritables chants d'enthousiasme; mais comme elles ne se chantent point parmi nous, elles sont souvent moins des odes que des stances ornées de réflexions ingénieuses.
Ce qui est toujours fort à craindre dans l'enthousiasme, c'est de se livrer à l'ampoulé, au gigantesque, au galimatias. Nous prendrons cette occasion pour dire qu'il y a peu d'enthousiasme dans l'Ode sur la prise de Namur..."
IGNORANCE - " J'ignore comment j'ai été formé et comment je suis né. J'ai ignoré absolument pendant le quart de ma vie les raisons de tout ce que j'ai vu, entendu et senti ; et je n'ai été qu'un perroquet sifflé par d'autres perroquets.
Quand j'ai regardé autour de moi et dans moi, j'ai conçu que quelque chose existe de toute éternité ; puisqu'il y a des êtres qui sont actuellement, j'ai conclu qu'il y a un être nécessaire et nécessairement éternel. Ainsi le premier pas que j'ai fait pour sortir de mon ignorance a franchi les bornes de tous les siècles.
Mais quand j'ai voulu marcher dans cette carrière infinie ouverte devant moi, je n'ai pu ni trouver un seul sentier, ni découvrir pleinement un seul objet ; et du saut que j'ai fait pour contempler l'éternité, je suis retombé dans l'abîme de mon ignorance.
J'ai vu ce qu'on appelle de la matière depuis l'étoile Sirius et depuis celles de la voie lactée, aussi éloignées de Sirius que cet astre l'est de nous, jusqu'au dernier atome qu'on peut apercevoir avec le microscope, et j'ignore ce que c'est que la matière.
La lumière qui m'a fait voir tous ces êtres m'est inconnue ; je peux, avec le secours du prisme, anatomiser cette lumière, et la diviser en sept faisceaux de rayons : mais je ne peux diviser ces faisceaux; j'ignore de quoi ils sont composés, la lumière tient de la matière, puisqu'elle a un mouvement et qu'elle frappe les objets ; mais elle ne tend point vers un centre comme tous les autres corps : au contraire elle s'échappe invinciblement du centre, tandis que toute matière pèse vers son centre, la lumière paraît pénétrable, et la matière est impénétrable. Cette lumière est-elle matière? ne l'est-elle pas? qu'est-elle ? de quelles innombrables propriétés peut-elle être revêtue ? Je l'ignore.
Cette substance si brillante, si rapide et si inconnue, et ces autres substances qui nagent dans l'immensité de l'espace, sont-elles éternelles comme elles sont infinies ? je n'en sais rien. Un être nécessaire, souverainement intelligent les a-t-il créées de rien, ou les a-t-il arrangées ? a-t-il produit cet ordre dans le temps ou avant le temps? Hélas ! qu'est-ce que c'est que ce temps même dont je parle ? je ne puis le définir. O Dieu ! il faut que tu m'instruises, car je ne suis éclairé ni par les ténèbres des autres hommes, ni par les miennes..
Pourquoi sommes-nous? Pourquoi y a-t-il des êtres ? Qu'est-ce que lé sentiment ? Comment l'ai-je reçu ? Quel rapport y a-t-il entre l'air qui frappe mon oreille et le sentiment du son? entre ce corps et le sentiment des couleurs? Je l'ignore profondément et je l'ignorerai toujours.
Qu'est-ce que la pensée ? où réside-t-elle ? Comment se forme-t-elle? Qui me donne des pensées pendant mon sommeil ? Est-ce en vertu de ma volonté que je pense ? Mais toujours pendant le sommeil, et souvent pendant la veille, j'ai des idées malgré moi. Ces idées, longtemps oubliées, longtemps reléguées dans l'arrière-magasin de mon cerveau, en sortent sans que je m'en mêle, et se présentent d'elles-mêmes à ma mémoire qui faisait de vains efforts pour les rappeler.
Les objets extérieurs n'ont pas la puissance de former en moi des idées, car on ne donne point ce qu'on n'a pas ; je sens trop que ce n'est pas moi qui me les donne, car elles naissent sans mes ordres. Qui les produit en moi ? D'où viennent-elles ? Où vont-elles ? Fantômes fugitifs, quelle main invisible Vous produit et vous fait disparaître?
Comment la raison est-elle un don si précieux que nous ne voudrions le perdre pour rien au monde ?et comment cette raison n'a-t-elle servi qu'à nous rendre presque toujours les plus malheureux de tous les êtres ?
D'où vient qu'aimant passionnément la vérité, nous nous sommes toujours livrés aux plus grossières impostures ?
D'où vient le mal et pourquoi le mal existe-t-il ?
O atomes d'un jour ! ô mes compagnons dans l'infinie petitesse, nés comme moi pour tout souffrir et pour tout ignorer, y en a-t-il parmi vous d'assez fous pour croire savoir tout cela? Non, il n'y en a point; non, dans le fond de votre cœur vous sentez votre néant comme je rends justice au mien. Mais vous êtes assez orgueilleux pour vouloir qu'on embrasse vos vains systèmes ; ne pouvant être les tyrans de nos corps, vous prétendez être les tyrans de nos âmes."
Voltaire à M. d'Alembert, 5 avril 1755. Annonce d'une grande révolution dans les esprits. L'Encyclopédie et le Dictionnaire philosophique, un même combat, ou peut s'en faut....
"Il y a peu d'êtres pensants. Mon ancien disciple couronné me mande qu'il n'y en a guère qu'un sur mille ; c'est à peu près le nombre de la bonne compagnie ; et s'il y a actuellement un millième d'hommes de raisonnable, cela décuplera dans dix ans. Le monde se déniaise furieusement. Une grande révolution dans les esprits s'annonce de tous côtés. Vous ne sauriez croire quel progrès la raison a faits dans une partie de l'Allemagne. Je ne parle pas des impies qui embrassent ouvertement le système de Spinosa; je parle des honnêtes gens, qui n'ont point de principes fixes sur la nature des choses, qui ne savent point ce qui est, mais qui savent très bien ce qui n'est pas : voilà mes vrais philosophes. Je peux vous assurer que de tous ceux qui sont venus me voir, je n'en ai trouvé que deux qui fussent des sots. Il me parait qu'on n'a jamais tant craint les gens d'esprit à Paris qu'aujourd'hui.
L'inquisition sur les livres est sévère : on me mande que les souscripteurs n'ont point encore le Dictionnaire encyclopédique. Ce n'est pas seulement être sévère, c'est être très injuste. Si on arrête le débit de ce livre, on vole les souscripteurs et on ruine les libraires. Je voudrais bien savoir quel mal peut faire un livre qui coûte cent écus. Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. Si l'Evangile avait coulé douze cents sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie, Pour moi, j'ai mon exemplaire de l'Encyclopédie, en qualité d'étranger et de Suisse. On veut bien que les Suisses se damnent ; mais on veille de près, à ce que je vois, sur le salut des Parisiens. Si vous pouviez m'envoyer quelque chose pour achever ma damnation, vous me feriez un plaisir diabolique, dont je vous serais très obligé. Je ne peux plus travailler, mais j'aime à me donner du bon temps, et je veux quelque chose qui pique.
Adieu, mon très cher philosophe : sera-t-il dit que je mourrai sans vous revoir ?"
1767-1768 - "L’Ingénu" (conte)
Entre "Candide" et "L'Ingénu", il y eut la "Nouvelle Héloïse", que Voltaire trouvait ennuyeuse, mais que le siècle, lui, aimât. Le titre, "histoire véritable, tirée des manuscrits du P. Quesnel", un janséniste notoire, montre que le problème religieux pointe sous la satire. L'ouvrage se vendit publiquement en septembre 1767, mais au bout de huit ou dix jours il fut saisi; trois ans après, on vit paraître "L' Ingénue, ou l'Encensoir des dames, par la nièce à mon oncle", Genève et Paris...
Chapitre I - Comment le prieur de Notre−Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrèrent un Huron.
"Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit d'Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint−Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences, et s'en retourna en Irlande par le même chemin qu'elle était venue.
Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers−là, et lui donna le nom de prieuré de la Montagne, qu'il porte encore, comme un chacun sait.
En l'année 1689, le 15 juillet au soir, l'abbé de Kerkabon, prieur de Notre−Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec mademoiselle de Kerkabon, sa soeur, pour prendre le frais. Le prieur, déjà un peu sur l'âge, était un très bon ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l'avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considération, c'est qu'il était le seul bénéficier du pays qu'on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait assez honnêtement de théologie; et quand il était las de lire saint Augustin, il s'amusait avec Rabelais: aussi tout le
monde disait du bien de lui.
Mademoiselle de Kerkabon, qui n'avait jamais été mariée, quoiqu'elle eût grande envie de l'être, conservait de la fraîcheur à l'âge de quarante-cinq ans; son caractère était bon et sensible; elle aimait le plaisir et était dévote.
Le prieur disait à sa soeur, en regardant la mer: Hélas! c'est ici que s'embarqua notre pauvre frère avec notre chère belle-soeur madame de Kerkabon, sa femme, sur la frégate l'Hirondelle, en 1669, pour aller servir en Canada. S'il n'avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore.
Croyez-vous, disait mademoiselle de Kerkabon, que notre belle-soeur ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l'a dit? Il est certain que si elle n'avait pas été mangée, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie; c'était une femme charmante; et notre frère qui avait beaucoup d'esprit aurait fait assurément une grande fortune."
Comme ils s'attendrissaient l'un et l'autre à ce souvenir, ils virent entrer dans la baie de Rance un petit bâtiment qui arrivait avec la marée: c'étaient des Anglais qui venaient vendre quelques denrées de leur pays. Ils sautèrent à terre, sans regarder monsieur le prieur ni mademoiselle sa soeur, qui fut très choquée du peu d'attention qu'on avait pour elle.
Il n'en fut pas de même d'un jeune homme très bien fait qui s'élança d'un saut par-dessus la tête de ses compagnons, et se trouva vis-à-vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tête, n'étant pas dans l'usage de faire la révérence. Sa figure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la soeur. Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dégagée; l'air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d'eau des Barbades, et dans l'autre une espèce de bourse dans laquelle était un gobelet et de très bon biscuit de mer. Il parlait français fort intelligiblement. Il présenta de son eau des Barbades à mademoiselle de Kerkabon et à monsieur son frère; il en but avec eux: il leur en fit reboire encore, et tout cela d'un air si simple et si naturel, que le frère et la soeur en furent charmés. Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il était et où il allait. Le jeune homme leur répondit qu'il n'en savait rien, qu'il était curieux, qu'il avait voulu voir comment les côtes de France étaient faites, qu'il était venu, et allait s'en retourner.
Monsieur le prieur jugeant à son accent qu'il n'était pas Anglais, prit la liberté de lui demander de quel pays il était. Je suis Huron, lui répondit le jeune homme. Mademoiselle de Kerkabon, étonnée et enchantée de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme à souper; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allèrent de compagnie au prieuré de Notre-Dame de la Montagne. La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur: ce grand garçon-là a un teint de lis et de rose! qu'il a une belle peau pour un Huron! Vous avez raison, ma soeur, disait le prieur. Elle fesait cent questions coup sur coup, et le voyageur répondait toujours fort juste.
Le bruit se répandit bientôt qu'il y avait un Huron au prieuré...
1768 - "L’Homme aux quarante écus"
Voltaire se dit vouloir être "un peu gai" et écrit à quatre ans de distance deux petits ouvrages, "Jeannot et Colin" et "L'Homme aux quarante écus". Dans le premier, deux amis de collège, un instant séparés par des préjugés sociaux, résultat d'une fortune trop vite acquise, sont bientôt réunis par la banqueroute de l'un des deux. Le conte "L'Homme aux quarante écus" fait suite à la lecture de l'ouvrage de Le Mercier de la Rivière, "L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques". L'économie politique était alors une science neuve, celle notamment des "physiocrates", qui prétendaient régler le gouvernement des sociétés sur les lois de la Nature. Pour eux, toute richesse venait du sol. L'agriculture seule était capable de fournir un "produit net, l'épi aux grains innombrables naissant du grain unique de la semence. Tout le reste, l'industrie, le commerce, n'était que transformation, incapable de susciter une richesse réelle. Aussi la seule forme légitime d'impôt serait celle qui frapperait l'agriculture, et prélèverait ainsi une part de ce "produit net". Voltaire, plus sensible au développement de la richesse mobilière (lui-même avait des intérêts dans de grandes compagnies commerciales et s'efforçait d'établir, des manufactures à Ferney) trouva ces idées ridicules et s'attaque ainsi à la thèse de Le Mercier de la Rivière : L'Homme aux Quarante Ecus entend réduire le système adverse à ses conséquences dernières, et il en démontre toute l'absurdité. Le roman est pour lui l'occasion d'évoquer ses préoccupations et les digressions sont nombreuses, l'unité et la cohérence de moins en moins affirmées, l'époque de "Candide" semble s'estomper...
"Je suis bien aise d'apprendre à l'univers que j'ai une terre qui me vaudrait net quarante écus de rente, n'était la taxe à laquelle elle est imposée. Il parut plusieurs édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l'État au coin de leur feu. Le préambule de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née de droit divin copropriétaire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange. L'énormité de l'estomac de la puissance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance qui préside à l'ordre essentiel des sociétés, avait ma terre en entier. L'un est encore plus divin que l'autre.
M. le contrôleur général sait que je ne payais en tout que douze livres : que c'était un fardeau très pesant pour moi, et que j'y aurais succombé, si Dieu ne m'avait donné le génie de faire des paniers d'osier, qui m'aidaient à supporter ma misère. Comment donc pourrai-je tout d'un coup donner au roi vingt écus ?
Les nouveaux ministres disaient encore dans leur préambule qu'on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu'à la pluie, et que par conséquent il n'y a que les fruits de la terre qui doivent l'impôt.
Un de leurs huissiers vint chez moi, dans la dernière guerre ; il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac de fèves, le tout valant vingt écus, pour soutenir la guerre qu'on faisait, et dont je n'ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire, que dans cette guerre, il n'y avait rien à gagner du tout pour mon pays, et beaucoup à perdre. Comme je n'avais alors ni blé, ni fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me fit traîner en prison, et on fit la guerre comme on put.
Eu sortant de mon cachot, n'ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse à six chevaux ; il avait six laquais, et donnait à chacun d'eux pour gages le double de mon revenu... Je l'avais connu autrefois, dans le temps qu'il était moins riche que moi : il m'avoua, pour me consoler, qu'il jouissait de quatre cent mille livres de rente. « Vous en payez donc deux cent mille à l'État, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons; car moi, qui n'ai juste que mes cent vingt livres, il faut que j'en paye la moitié. — Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l'État ! Vous voulez rire, mon ami : j'ai hérité d'un oncle qui avait gagné huit millions à Cadix et à Surate ; je n'ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place : je ne dois rien à l'État ; c'est à vous de donner la moitié de votre subsistance, vous qui êtes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, si le ministre des Finances exigeait de moi quelques secours pour, la patrie, il serait un imbécile qui ne saurait pas calculer, car tout vient de la terre ; l'argent et les billets ne sont que des gages d'échange ; au lieu de mettre sur une carte au pharaon cent setiers de blé, cent bœufs, mille moutons et deux cents sacs d'avoine, je joue des rouleaux d'or qui représentent ces denrées dégoûtantes. Si, après avoir mis l'impôt unique sur ces denrées, on venait encore me demander de l'argent, ne voyez-vous pas que ce serait un double emploi ? que ce serait demander deux fois la même chose? Mon oncle vendit à Cadix pour deux millions de votre bié, et pour deux millions d'étoffes fabriquées avec votre laine ; il gagna plus de cent pour cent dans ces deux affaires. Vous concevez bien que ce profit fut fait sur des terres déjà taxées : ce que mon oncle achetait dix sous de vous, il le revendait plus de cinquante francs au Mexique ; et, tous frais faits, il est revenu avec huit millions.
Vous sentez bien qu'il serait d'une horrible injustice de lui redemander quelques oboles sur les dix sous qu'il vous donna. Si vingt neveux comme moi, dont les oncles auraient gagné dans le bon temps chacun huit millions au Mexique, à Buenos-Ayres, à Lima, à Surate ou à Pondichéry, prêtaient seulement à l'État chacun deux cent mille francs, dans les besoins urgents de la patrie, cela produirait quatre millions : quelle horreur ! Payez, mon ami, vous qui jouissez en paix d'un revenu clair el net de quarante écus ; servez bien la patrie, et venez quelquefois dîner avec ma livrée! »
Ce discours plausible me fit beaucoup réfléchir et ne me consola guère."
1769, "Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer..."
"Épître à l'Auteur du Livre des Trois Imposteurs" - Voltaire lutte à la fois contre la superstition et contre l’athéisme, considérés tous deux comme aussi pernicieux l'un que l'autre. Il répond ici à ce qui apparaissait comme l'un des chef d'oeuvre de l'impété au XVIIe et XVIIIe siècles, un ouvrage anonyme, dont l'existence fut longtemps contestée, le "Traité des trois Imposteurs" ("De tribus Impostoribus"), qui dénonçait les fondateurs des religions monothéistes, Moïse, Jésus-Christ et Mahomet...
"... De lézards et de rats mon logis est rempli :
Mais l'architecte existe, et quiconque le nie
Sous le manteau du sage est atteint de manie.
Consulte Zoroastre et Minos et Solon,
Et le martyr Socrate et le grand Cicéron :
Ils ont adoré tous un maître, un juge, un père.
Ce système sublime à l'homme est nécessaire :
C'est le sacré lien de la société,
Le premier fondement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l'espérance du juste.
Si les cieux, dépouillés de son empreinte auguste,
Pouvaient cesser jamais de le manifester,
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
Que le sage l'annonce et que les rois le craignent,
Rois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs dédaignent
Les pleurs de l'innocent que vous faites couler,
Mon vengeur est au ciel : apprenez à trembler.
Tel est au moins le fruit d'une utile croyance."
A mesure que se développe en France une philosophie athée, dont les porte-parole sont, entre autres, Diderot et d'Holbach, Voltaire va ressentir le besoin de raffermir les bases de sa propre philosophie : il le fait dans des dialogues comme "le Douteur et l'Adorateur" (1766 ?), "l'A.B.C." (1768, "Eh bien! vous avez lu Grotius, Hobbes et Montesquieu ; que pensez-vous de ces trois hommes célèbres ?), "les Adorateurs" (1769), "Sophronime et Adelos" (1776), "Dialogues d'Evhémère" (1777) et dans des opuscules comme "le Philosophe ignorant" (1766), "Tout en Dieu" (1769), "Lettres de Memmius à Cicéron" (1771), Il faut prendre un parti ou le principe d'action (1772), etc.
"Dialogues d'Evhémère" (1777) - Second Dialogue, Sur la Divinité...
Dialogue socratique imaginé entre Évhémère, un stoïcien contemporain d’Alexandre le Grand, pour qui les dieux grecs ont d'abord été des hommes, divinisés après leur mort par leurs disciples, et Callicrate, tenu pour épicurien. Voltaire reprend ici les idées émises par Holbach, La Mettrie et Diderot...
CALLICRATE.
Je commence par la question ordinaire. Y a-t-il un Théos? Le grand prêtre de Jupiter Ammon a déclaré qu'Alexandre était son fils, et il a été bien payé ; mais ce Théos existe-t-il ? et depuis le temps qu'on en parle , ne s'est-on pas moqué de nous ?
ÉVHÉMÈRE.
On s'en est bien moqué en effet , quand on nous a fait adorer un Jupiter mort en Crète, et un bélier de pierre caché dans les sables de la Libye. Les Grecs , qui ont de l'esprit jusqu'à la folie, se sont indignement moqués du genre humain , quand d'un mot grec qui signifiait courir, ils ont fait des "theoi", des dieux qui courent. Leurs prétendus philosophes, qui sont, à mon avis , les raisonneurs de ce monde les moins raisonnables, ont prétendu que les coureurs , tels que Mars, Mercure , Jupiter, Saturne, étaient des dieux immortels, parce qu'ils marchent toujours, et qu'ils paraissent se mouvoir eux-mêmes. Ils auraient pu , par le même argument, donner de la divinité aux moulins à vent.
CALLICRATE.
Non, non, je ne vous parle pas des rêveries d'Athènes , ni de celles de l'Egypte. Je ne vous demande pas si une planète est dieu , si le bélier d'Ammon est dieu , si le bœuf Apis est dieu , et si Cambyse a mangé un dieu en le fesant mettre à la broche; je vous demande très-sérieusement s'il y a un dieu qui ait fait le monde. On m'a ri au nez dans Syracuse , quand j'ai dit que peut-être il y en avait un.
ÉVHÉMÈRE.
Et où logez-vous , s'il vous plaît , dans Syracuse ?
CALLICRATE.
Chez Hiérax, l'archonte, qui est mon ami intime, et qui ne croit pas plus en Dieu qu'Epicure.
ÉVHÉMÈRE.
N'a -t- il pas un beau palais, cet archonte?
CALLICRATE.
Admirable: c'est un corps de logis orné de trente- six colonnes corinthiennes, entre lesquelles sont des statues de la main des plus grands maîtres. Va pour les deux ailes...
ÉVHÉMÈRE.
Faites-moi grâce des deux ailes. Il me suffit qu'un beau palais me démontre un architecte.
CALLICRATE.
Ah! je vois où vous en voulez venir; vous allez me dire que l'arrangement de l'univers, l'immensité de l'espace remplie de mondes qui tournent régulièrement autour de leurs soleils, la lumière qui jaillit en torrents de ces soleils, et qui court animer tous ces globes, enfin cette fabrique incompréhensible démontre un fabricateur souverainement intelligent, puissant , éternel ; vous allez m'étaler les belles découvertes des Platons qui ont agrandi la sphère des êtres ; vous m'allez faire voir le grand Être qui préside à cette foule d'univers tous faits les uns pour les autres. Ces discours tant rebattus ne persuadent pas nos épicuriens. Ils vous disent froidement qu'ils ne disconviennent pas que la nature a tout fait, que c'est là le grand Être; qu'on la voit, qu'on la sent dans le soleil, dans les astres, dans toutes les productions de notre globe, dans nous-mêmes, et qu'il y a une grande faiblesse, et bien peu de bon sens, à vouloir attribuer à je ne sais quel être imaginaire qu'on ne peut voir, et dont il est impossible de se former la plus légère idée; de lui attribuer, dis-je, les opérations de cette nature qui nous est si sensible, si connue par ses travaux continuels, qui est partout sous nos pieds , sur nos têtes, qui nous a fait naître, qui nous fait vivre et mourir, et qui est visiblement le Dieu que vous cherchez : lisez le système de la nature, l'histoire de la nature, les principes de la nature, la philosophie de la nature, le code de la nature, les lois de la nature, etc.
ÉVHÉMÈRE.
Et si je vous disais qu'il n'y a point de nature, que tout est art dans l'univers , et que l'art annonce un ouvrier.
CALLICRATE.
Comment donc ! point de nature, et tout est art? quelle idée creuse !
ÉVHÉMÈRE.
C'est un philosophe peu connu, et peu compté peut-être parmi les philosophes, qui a le premier avancé cette vérité ; mais elle n'est pas moins vérité pour être d'un homme obscur. Vous m'avouerez que vous ne pouvez entendre par ce terme vague, nature, qu'un assemblage de choses qui existent, et dont la plupart n'existeront pas demain; certes, des arbres, des pierres, des légumes, des chenilles, des chèvres, des filles et des singes ne composent point un être absolu , quel qu'il soit : des effets qui n'existaient point hier ne peuvent être la cause éternelle, nécessaire et productive. Votre nature , encore une fois , n'est qu'un mot inventé pour signifier l'universalité des choses, Pour vous faire voir à présent que l'art a tout fait, observez seulement un insecte, un limaçon, une mouche, vous y verrez un art infini qu'aucune industrie humaine ne peut imiter : il faut donc qu'il y ait un artiste infiniment habile , et c'est ce que les sages appellent Dieu.
CALLICRATE.
Cet artisan que vous supposez est, selon nos épicuriens, la force secrète qui agit éternellement dans cet assemblage toujours périssant et toujours reproduit que nous appelons nature.
ÉVHÉMÈRE.
Comment une force peut-elle être répandue dans des êtres qui ne sont plus , et dans ceux qui ne sont pas encore nés? Comment cette force aveugle peut-elle avoir assez d'intelligence pour former des animaux sentants ou pensants, et tant de soleils qui probablement ne pensent point? Vous sentez qu'un tel système n'étant fondé sur aucune vérité antécédente , n'est qu'un rêve produit par l'imagination en délire : la force secrète dont vous parlez ne peut subsister que dans un être assez puissant et assez intelligent pour former des animaux intelligents; dans un être nécessaire, puisque sans son existence il n'y aurait rien ; dans un être éternel , puisque existant par lui-même, on ne peut assigner de moment où il n'ait pas existé; dans un être bon, puisque étant la cause de tout, rien ne peut avoir fait entrer le mal dans lui. Voilà ce que nous autres stoïciens nous appelons Dieu : voilà le grand Être à qui nous nous efforçons de ressembler par la vertu, autant que de faibles créatures peuvent approcher de l'ombre de leur Créateur.
CALLICRATE.
Et voilà ce que nos épicuriens vous nient. Vous êtes comme les sculpteurs; ils font à coups de ciseau une belle statue, et ils l'adorent. Vous forgez votre Dieu, et puis vous lui donnez le titre de bon; mais regardez seulement notre Etna, la ville de Catane, engloutie depuis peu d'années, et ses ruines encore fumantes. Souvenez -vous de ce que Platon nous apprend de la destruction de l'île Atlantique , abîmée il n'y a pas plus de dix mille ans; songez à l'inondation qui détruisit la Grèce.
A l'égard du mal moral, souvenez -vous seulement de tout ce que vous avez vu , et donnez l'épithète de bon à votre Dieu , si vous l'osez. On n'a jamais répondu à ce fameux argument : Ou Dieu n'a pu empêcher le mal; et, en ce cas, est-il tout- puissant ? ou il l'a pu, et il ne la pas fait; alors où est sa bonté ?
ÉVHÉMÈRE.
Cet ancien raisonnement, qui semble détrôner Dieu et mettre à sa place le chaos, m'a toujours effrayé : les folles horreurs dont j'ai été témoin sur ce malheureux globe m'épouvantent encore davantage. Cependant au pied de ce mont Etna qui vomit la flamme et la mort autour de nous , je vois les campagnes les plus riantes et les plus fertiles ; et, après dix ans de carnage et de destruction , je vois renaître dans Syracuse la paix, l'abondance, les plaisirs, les chansons et la philosophie : il y a donc du bien dans ce monde, s'il y a tant de mal; il est donc démontré que Dieu n'est pas absolument méchant, s'il est l'auteur de tout.
CALLICRATE.
Ce n'est pas assez qu'un dieu ne soit pas toujours et complètement cruel, il faut qu'il ne le soit jamais; et la terre, son prétendu ouvrage, est toujours affligée de quelque affreux désastre. Quand l'Etna se repose, d'autres volcans sont en fureur. Quand Alexandre n'est plus, d'autres destructeurs s'élèvent; il n'y a jamais eu un moment sur ce globe sans désastre et sans crime.
ÉVHÉMÈRE.
C'est à quoi j'en veux venir. L'idée d'un dieu bourreau , qui fait des créatures pour les tourmenter, est horrible et absurde : l'idée de deux dieux, dont l'un fait le bien et l'autre fait le mal, est plus absurde encore , et n'est pas moins horrible. Mais si on vous prouve une vérité, cette vérité existe-t-elle moins parce qu'elle traîne après elle des conséquences inquiétantes? Il y a un Etre nécessaire, éternel, source de tous les êtres; existera-t-il moins parce que nous souffrons? existera- t-il moins parce que je suis incapable d'expliquer pourquoi nous souffrons ?
CALLICRATE.
Capable ou non, je vous prie de hasarder avec moi ce que vous en pensez.
ÉVHÉMÈRE.
Je tremble; car je vais vous dire des choses qui ressemblent à un système, et un système qui n'est pas démontré n'est qu'une folie ingénieuse : quoi qu'il en soit, voici la très faible clarté que je crois apercevoir dans cette profonde nuit; c'est à vous de l'éteindre ou de l'augmenter.
Je remarque d'abord que je n'ai pu acquérir l'idée d'un Dieu qu'après avoir acquis l'idée d'un être nécessaire, existant par lui-même, par sa nature, éternel, intelligent, bon, et puissant. Tous ces caractères , qui me paraissent essentiels à Dieu , ne me disent pas qu'il ait fait l'impossible. Il n'empêchera jamais que les trois angles d'un triangle ne soient égaux à deux droits. Il ne pourra faire que deux propositions contradictoires s'accordent. Il était probablement contradictoire que le mal n'entrât pas dans le monde; je présume qu'il était impossible que les vents nécessaires pour balayer les terres et pour empêcher les mers de croupir, ne produisissent pas des tempêtes. Les feux répandus sous l'écorce de la terre pour former les minéraux et les végétaux devaient aussi ébranler ces terres, renverser des villes, écraser leurs habitants, affaisser des montagnes et en élever d'autres.
Il eût été contradictoire que tous les animaux vécussent toujours et procréassent toujours : l'univers n'aurait pu les nourrir. Ainsi la mort, qu'on regarde comme le plus grand des maux, était aussi nécessaire que la vie. Il fallait que les désirs s'allumassent dans les organes de tous les animaux , qui ne pouvaient chercher leur bien-être sans le désirer; ces affections ne pouvaient être vives sans être violentes, et par conséquent sans exciter ces fortes passions qui produisent les querelles, les guerres , les meurtres , les fraudes et le brigandage : enfin Dieu n'a pu former l'univers qu'aux conditions suivant lesquelles il existe.
CALLICRATE.
Votre Dieu n'est donc pas tout-puissant?
ÉVHÉMÈRE.
Il est véritablement le seul puissant , puisque c'est lui qui a tout formé; mais il n'est pas extravagamment puissant. De ce qu'un architecte a élevé une maison de cinquante pieds, bâtie de marbre, ce n'est pas à dire qu'il ait pu en faire une de cinquante lieues, bâtie de confitures. Chaque être est circonscrit dans sa nature; et j'ose croire que l'Etre suprême est circonscrit dans la sienne. J'ose penser que cet architecte de l'univers , si visible à notre esprit , et en même temps si incompréhensible, n'habite ni les choux de nos jardins, ni le petit temple du Capitole. Quel est son séjour? de quel ciel , de quel soleil envoie-t-il ses éternels décrets à toute la nature? je n'en sais rien; mais je sais que toute la nature lui obéit.
CA.LLICRATE.
Mais si tout lui obéit, quand croyez -vous qu'il ait donné les premières lois à toute cette nature, et qu'il ait formé ces soleils innombrables, ces planètes, ces comètes, cette chétive et malheureuse terre?
ÉVHÉMÈRE.
Vous me faites toujours des questions auxquelles on ne peut répondre que par des doutes..."
Contre l'athéisme - A Monsieur le marquis de Villevieille, A Ferney, 26 auguste 1768.
"Mon cher marquis, il n'y a rien de bon dans l'athéisme. Ce système est fort mauvais dans le physique et dans le moral. Un honnête homme peut fort bien s'élever contre la superstition et contre le fanatisme : il peut détester la persécution; il rend service au genre humain s'il répand les principes humains de la tolérance ; mais quel service peut-il rendre, s'il répand l'athéisme? les hommes en seront-ils plus vertueux, pour ne pas reconnaître un Dieu qui ordonne la vertu? non sans doute. Je veux que les princes et les ministres en reconnaissent un, et même un Dieu qui punisse et qui pardonne. Sans ce frein, je les regarderai comme des animaux féroces qui, à la vérité, ne me mangeront pas lorsqu'ils sortiront d'un long repas, et qu'ils digèreront doucement sur un canapé; mais qui certainement me mangeront, s'ils me rencontrent sous leurs griffes, quand ils auront faim; et qui, après m'avoir mangé, ne croiront pas seulement avoir fait une mauvaise action; ils ne se souviendront même point du tout de m'avoir mis sous leurs dents, quand ils auront d'autres victimes.
L'athéisme était très-commun en Italie, aux quinze et seizième siècles : aussi, que d'horribles crimes à la cour des Alexandre VI, des Jules II, des Léon X ! le trône pontifical et l'Eglise n'étaient remplis que de rapines, d'assassinats et d'empoisonnements. ll n'y a que le fanatisme qui ait produit tant de crimes. Je ne persuaderai pas l'existence d'un Dieu rémunérateur et vengeur à un juge scélérat, à un barbare avide du sang humain, digne d'expirer sous la main des bourreaux qu'il emploie; mais je la persuaderai à des âmes honnêtes; et, si c'est une erreur, c'est la plus belle des erreurs... " (Voltaire.)
1778, Voltaire, le retour à Paris...
Le 5 février 1778, après avoir envoyé devant lui en reconnaissance Mme Denis, Voltaire partit sans autorisation pour Paris et y arriva le 19, il avait 84 ans, et n'était plus retourné à Paris depuis vingt-huit ans. Tant qu’avait vécu Louis XV, son inflexible antipathie à l’égard du poète philosophe, ne permettait pas de songer à la réalisation de ce projet-; mais depuis l’avènement de Louis XVI, la situation avait changé. Sans doute les sentiments de piété du jeune roi n’étaient pas de nature à lui faire désirer la présence d’un homme si connu pour son hostilité à la religion, mais on comptait bien- qu’un prince, dont on célébrait tant les vertus, ne saurait traiter avec rigueur un vieillard qui n’avait plus que quelques semaines à vivre. Il venait, malgré son âge, de composer une nouvelle tragédie, Irène. La pièce fut acceptée à l’unanimité par la Comédie française. Voltaire, qui depuis longtemps cherchait un prétexte, compta sur les préparatifs de cette représentation pour expliquer et autoriser son voyage. Sa présence souleva la foule, les visiteurs se pressaient à son domicile, la loge des Neuf-Sœurs lui donna l'initiation, l'Académie lui fit présider une de ses séances, la Comédie-Française fit couronner son buste sur la scène en sa présence.
Voltaire mourut le 30 mai 1778, en pleine gloire ; son corps, auquel le curé de Saint-Sulpice et l'archevêque de Paris refusèrent la sépulture, fut transporté clandestinement et inhumé dans l'abbaye de Sellières par son neveu, l'abbé Vincent Mignot. Après la Révolution, le 11 juillet 1791, son corps entra en grande pompe au Panthéon, accompagné par l'immense cortège des citoyens reconnaissants, lors de la première cérémonie révolutionnaire qui se déroula sans la participation du clergé. Son épitaphe porte ces mots : « Il combattit les athées et les fanatiques. Il inspira la tolérance, il réclama les droits de l'homme contre la servitude de la féodalité. Poète, historien, philosophe, il agrandit l'esprit humain, et lui apprit à être libre. »