Adam Smith (1723-1790), "The Theory of Moral Sentiments" (1759, Théorie des sentiments moraux), "An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations" (1776, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations) - ...
Last update 10/10/2021
La publication des "Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations" en 1776 a coïncidé avec la déclaration d’indépendance de l’Amérique : Adam Smith ouvrait la voie au capitalisme moderne en faisant valoir qu’un véritable marché libre – alimenté par la concurrence mais guidé comme par une « main invisible » pour assurer la justice et l’égalité – était le moteur d’une société juste et productive. ..
Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, à une époque où la Grande-Bretagne débute sa grande révolution industrielle, Adam Smith, figure marquante de l’histoire de la pensée économique, est le premier à considérer l'économie comme une science indépendante, séparée de la morale, tout en se gardant de les opposer l'une à l'autre. Leur articulation révèle bien des présupposés sur le monde qui se construit alors et qui détermine encore le cours de notre pensée. Connu principalement pour un seul ouvrage, "Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations" (1776), dont les idées et les propositions ont bouleversé le monde, Adam Smith est tout à la fois le premier à concevoir un système global d’économie politique et celui qui prêche à ses concitoyens le retour à la terre. On doit pour ce faire le considérer comme un philosophe social dont les écrits économiques ne constituent que la pierre angulaire d’une vision globale d'une conception de l'évolution politique et sociale : conception au centre de laquelle une "main invisible" semble pouvoir réguler les relations politiques et sociales entre des êtres humains dont la "nature", éminemment solitaire, minée par les passions, si peu instruite par la raison, tentent de survivre moralement. Il est singulier de voir que nous prenons, encore et toujours, pour réalité quasiment naturelle, des interprétations que le poids du passé et l'évolution sociale et institutionnelle ont marqué d'une légitimité que nous ne discutons plus, ni ne contestons l'emprise...
"An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations" a été publié pour la première fois en 1776 et offre l'une des premières descriptions au monde de la manière dont une nation crée de la richesse.
Considéré aujourd'hui comme un ouvrage fondamental de l'économie classique, le texte pose les base du champ économique au début de la révolution industrielle, explorant des sujets aussi vastes que la division du travail, la productivité et la liberté des marchés. Publié à l'époque des Lumières et de la révolution agricole écossaises, le livre a influencé un certain nombre d'auteurs et d'économistes, ainsi que des gouvernements et des organisations, notamment Alexander Hamilton dans son " Report on Manufactures". Fruit de dix-sept années de notes et d'observation des conversations entre les économistes de l'époque, "La richesse des nations" a demandé à Smith dix ans de travail. Le traité qui en résulte vise à proposer une application pratique de la théorie économique réformée afin de remplacer les théories économiques mercantilistes et physiocratiques qui perdaient de leur pertinence à l'époque du progrès et de l'innovation industriels. L'ouvrage jette les bases sur lesquelles pourront s'appuyer les nouveaux économistes, hommes politiques, mathématiciens, biologistes et penseurs de tous les domaines. Il constitue le fondement sur lequel les nouveaux économistes, hommes politiques, mathématiciens, biologistes et penseurs de tous les domaines peuvent s'appuyer. Indépendamment de son influence historique, on peut tenir "La richesse des nations" comme un ouvrage de référence absolu dans le domaine de l'économie, comparable aux "Principia Mathematica" de Sir Isaac Newton pour la physique, au "Traité élémentaire de chimie" d'Antoine Lavoisier pour la chimie, ou à "L'origine des espèces" de Charles Darwin pour la biologie.
Que retenir?
- que les qualités qui définissent l'être humain sont la « transaction économique » et le « commerce », l'être humain est un animal qui fait des affaires ...
- que le travail est la seule véritable source de valeur dans l'économie,
- que la poursuite de l'intérêt individuel conduit à la prospérité de la société,
- que la division du travail et la spécialisation sont les principales causes de la richesse,
- que l'activité économique ne peut que bénéficier d'une réduction de l'intervention de l'État.
C'est aussi fondamentalement une théorie de l'évolution historique que nous trace Adam Smith, elle est en substance économie de marché régulant désormais notre existence comme une seconde nature : l'exposé classique du mécanisme de la croissance d'une nation qui débute en distinguant trois facteurs de production, le "travail", rémunéré par le salaire (dont la division est synonyme de spécialisation et de productivité accrue), le "capital", qui fournit un profit et provient du revenu des particuliers (l'épargne), et la "terre", dont le propriétaire perçoit la rente. Le montant du produit est fonction de la quantité et de la qualité du travail mis en œuvre par le capital, le coût de production d'un bien est formé de salaires, de profit et de rente (ce qui emporte que le produit du travail n'appartient pas en totalité au travailleur). La richesse va se concevoir comme une puissance d'achat, l'utilité d'un objet, comme sa valeur d'usage, et son pouvoir d'acheter, comme sa valeur d'échange.
Mais cette théorie de l'évolution historique est entièrement subordonnée au fonctionnement de cette "main invisible" qui, laissant agir dans un "système de liberté parfaite" pulsions et contraintes de la nature humaine, - et des institutions intelligemment conçues pour les faire coexister harmonieusement -, produit une société intellectuellement parfaitement ordonnée et qui répond amplement à nos éventuelles interrogations : c'est ainsi que l'on admet le monde tel qu'il est. A Adam Smith de se livrer à l'explication (ou justification) des «lois» qui réglementent la division de toute la « richesse » de la nation parmi les trois grandes catégories de répartition de nos existences, les travailleurs, les propriétaires et les fabricants....
III - Chap. III: Of the corruption of our moral sentiments, which is occasioned by this disposition to admire the rich and the great, and to despise or neglect persons of poor and mean condition - "This disposition to admire, and almost to worship, the rich and the powerful, and to despise, or, at least, to neglect persons of poor and mean condition, though necessary both to establish and to maintain the distinction of ranks and the order of society, is, at the same time, the great and most universal cause of the corruption of our moral sentiments.
That wealth and greatness are often regarded with the respect and admiration which are due only to wisdom and virtue; and that the contempt, of which vice and folly are the only proper objects, is often most unjustly bestowed upon poverty and weakness, has been the complaint of moralists in all ages.We desire both to be respectable and to be respected. We dread both to be contemptible and to be contemned. But, upon coming into the world, we soon find that wisdom and virtue are by no means the sole objects of respect; nor vice and folly, of contempt. We frequently see the respectful attentions of the world more strongly directed towards the rich and the great, than towards the wise and the virtuous. We see frequently the vices and follies of the powerful much less despised than the poverty and weakness of the innocent. To deserve, to acquire, and to enjoy the respect and admiration of mankind, are the great objects of ambition and emulation.
"Quoique notre disposition à admirer, à presque adorer les riches et les grands, à mépriser ou au moins à négliger les personnes indigentes ou obscures, soit également propre à établir et à maintenir la distinction des rangs et l’ordre de la société, elle est aussi la cause première et générale de la corruption de nos sentiments moraux. Les philosophes de tous les siècles se sont plaints, avec raison, que la richesse et la grandeur sont souvent regardées avec un respect et avec une admiration qui n’étaient dues qu’à la sagesse et à la vertu, et que le mépris tombe souvent sur la pauvreté et la faiblesse, au lieu de s’attacher uniquement aux objets qui lui sont propres, ou vice et à la folie. Nous désirons et d’être respectables, et d’être respectés ; nous craignons et d’être méprisables, et d’être méprisés: mais, en entrant dans le monde, nous reconnaissons bientôt que la sagesse et la vertu n’obtiennent pas seules le respect, et que le
vice et la folie ne s’attirent pas seuls le mépris. Nous voyons plus souvent l’attention et l’estime des hommes se porter vers ceux qui sont riches et puissants, que vers ceux qui sont sages et vertueux; et les vices et les folies des premiers, moins méprisés que la pauvreté et l’obscurité des gens honnêtes. Le grand objet de l’émulation et de l’ambition est de mériter le respect et l’admiration des hommes, de l’obtenir et d’en jouir.
"Two different roads are presented to us, equally leading to the attainment of this so much desired object; the one, by the study of wisdom and the practice of virtue; the other, by the acquisition of wealth and greatness. Two different characters are presented to our emulation; the one, of proud ambition and ostentatious avidity. the other, of humble modesty and equitable justice. Two different models, two different pictures, are held out to us, according to which we may fashion our own character and behaviour; the one more gaudy and glittering in its colouring; the other more correct and more exquisitely beautiful in its outline: the one forcing itself upon the notice of every wandering eye; the other, attracting the attention of scarce any body but the most studious and careful observer. They are the wise and the virtuous chiefly, a select, though, I am afraid, but a small party, who are the real and steady admirers of wisdom and virtue. The great mob of mankind are the admirers and worshippers, and, what may seem more extraordinary, most frequently the disinterested admirers and worshippers, of wealth and greatness...."
Deux routes différentes se montrent devant nous pour arriver à ce but désiré : l’une est l’étude de la sagesse et la pratique de la philosophie ; l’autre, l’acquisition des richesses et de la grandeur. Deux différents caractères s’offrent à notre émulation : l’un, d’orgueilleuse ambition et de fastueuse avidité ; l’autre, de modestie et d’équité. Deux différents modèles peuvent servir de règle et d’objet à notre conduite et à nos efforts: l’un, plus flatteur et plus brillant dans ses douleurs; l’autre, plus correct et plus pur dans ses formes : l’un, fixant et réunissant sur lui les regards incertains ; l’autre, attirant à peine l’attention de l’observateur le plus réfléchi ; car la sagesse et la vertu n’ont pour véritables admirateurs que le nombre choisi et trop borné des sages. La plupart des hommes sont admirateurs et presque adorateurs de la richesse et de la puissance ; et, ce qui est plus étonnant, en sont les admirateurs et les adorateurs désintéressés...."
L'ouvrage de Smith est d'abord l'exposé du mécanisme de la croissance d'une nation. En premier lieu, il présentera un certain nombre de notions. Ainsi distinguera-t-il trois facteurs de production : le travail, rémunéré par le salaire, dont la division est synonyme de spécialisation et de productivité accrue ; le capital, qui fournit un profit et provient de l'épargne et donc du revenu des particuliers ; la terre, dont le propriétaire perçoit la rente. Il en résulte que le montant du produit est fonction de la quantité et de la qualité du travail mis en œuvre par le capital, que le coût de production d'un bien est formé de salaires, de profit et de rente (le produit du travail n'appartient donc pas en totalité au travailleur) ;que la richesse se définit comme une puissance d'achat ; que l'utilité d'un objet est sa valeur d'usage, et son pouvoir d'acheter, sa valeur d'échange ...
Adam Smith (1723-1790)
Adam Smith est né à Kirkcaldy, un petit village de pêcheurs près d’Édimbourg, en Écosse, en 1725. Son père, contrôleur des douanes, meurt quelque temps avant sa naissance ; c'est donc sa mère, Margaret Douglas, fille d’un important propriétaire foncier, qui l'élèvera. Élève doué, il entre à 14 ans (1737) à l'université de Glasgow où il suit les enseignements du maître de la philosophie écossaise Francis Hutcheson. ll s'imprègne alors des principes de l'école philosophique écossaise pour laquelle l'homme est guidé par deux grandes familles de forces : les instincts égoïstes qui poussent à la jouissance individuelle et développent l'esprit de conquête d'une part, et les instincts altruistes, qui dotent l'être humain d'un "sens moral inné" et lui permettent de vivre en société, favorisant ainsi la coopération.
À 17 ans, il rejoint l'université d'Oxford pour laquelle il obtient une bourse : l'auto-éducation semble avoir dominé cette ultime étape universitaire. À 27 ans, Adam Smith devient professeur de logique (1751), puis de morale à l'université de Glasgow, dont la société semble avoir été un stimulant intellectuel et social particulièrement intense. Et parmi son vaste cercle de connaissances, il y a non seulement des membres de l’aristocratie, dont beaucoup étaient liés au gouvernement, mais aussi un éventail d'éminentes personnalités intellectuelles et scientifiques, dont Joseph Black, un pionnier dans le domaine de la chimie, James Watt, le futur ingénieur dont les améliorations sur la machine à vapeur constituèrent une des étapes clé dans la révolution industrielle, Robert Foulis, éminent imprimeur et éditeur, fondateur de la première British Academy of Design, et, surtout, le philosophe David Hume, un ami de toujours que Smith avait rencontré à Édimbourg. Smith fut aussi mis en relation au cours de ces années avec de grands marchands qui poursuivaient le commerce colonial qui s’était ouvert à l’Écosse après son union avec l’Angleterre en 1707. Ainsi Andrew Cochrane, prévôt de Glasgow et fondateur du célèbre Political Economy Club. Un gisement d'expériences qui alimentera "The Wealth of Nations".
Adam Smith publie, en 1759, la "Théoríe des sentiments moraux", qui remportera aussitôt à très vif succès. Dans cet ouvrage, il s'interroge sur le fait qu'un même individu puisse, dans certaines situations, manifester des comportements égoïstes où prime l'intérêt personnel alors que, dans d'autres situations, il se révèle agir pour autrui conformément à une morale inspirée par la communauté. A. Smith semble en tirer l'idée personnelle qu'il faut établir une distinction entre l'économique et la morale ...
L'égoïsme domine la sphère économique tandis que la vie sociale est conduite par "la sphère des sentiments moraux" qui comprend l'altruisme, le respect de principes collectivement acceptés, etc.
En 1764, Adam Smith abandonne son poste de professeur pour devenir le précepteur du duc de Bucclench, qui'il accompagne pendant deux ans pour effectuer un voyage en Europe. Le jeune duc de Bucclench avait pour beau-père Charles Townshend, le chancelier de l’Échiquier qui sera bientôt le responsable des mesures fiscales qui provoquèrent la Révolution américaine. En France, tous deux séjournent principalement à Toulouse, où Smith commence à travailler sur un livre (La Richesse des Nations) comme antidote à l’ennui qu'il semble éprouver alors, et ce n'est que 18 mois plus tard que , lors d'un séjour de deux mois à Genève, il rencontre Voltaire, pour lequel il a le plus grand respect. De là, il gagne Paris, où Hume, alors secrétaire de l’ambassade britannique, présente Smith aux grands salons littéraires des Lumières françaises, dont un groupe de réformateurs sociaux et de théoriciens dirigés par François Quesnay, les fameux physiocrates. Le degré précis de l'influence des physiocrates sur Smith reste toujours controversé.
Smith repartit à Londres et y séjourna jusqu’au printemps de 1767 avec lord Townshend, période pendant laquelle il fut élu membre de la Royal Society et élargissait encore son cercle intellectuel pour inclure Edmund Burke, Samuel Johnson, Edward Gibbon et peut-être Benjamin Franklin. À la fin de 1767, il retournait à Kirkcaldy, où il passa les six années suivantes à dicter et à retravailler "The Wealth of Nations", suivi d’un autre séjour de trois ans à Londres, où l’ouvrage fut finalement achevé et publié en 1776.
"La Richesse des Nations" fut accueillie avec admiration par le vaste cercle d’amis et d’admirateurs d'Adam Smith. L’année suivant sa publication, il fut nommé commissaire des douanes et du sel pour l’Écosse et passa les dernières années de sa vie principalement à Edimbourg interrompues par quelques voyages occasionnels à Londres ou à Glasgow, révisant ses deux principaux livres, mais sans autres publications....
Chap. I: Of Sympathy
How selfish soever man may be supposed, there are evidently some principles in his nature, which interest him in the fortune of others, and render their happiness necessary to him, though he derives nothing from it except the pleasure of seeing it. Of this kind is pity or compassion, the emotion which we feel for the misery of others, when we either see it, or are made to conceive it in a very lively manner. That we often derive sorrow from the sorrow of others, is a matter of fact too obvious to require any instances to prove it; for this sentiment, like all the other original passions of human nature, is by no means confined to the virtuous and humane, though they perhaps may feel it with the most exquisite sensibility. The greatest ruffian, the most hardened violator of the laws of society, is not altogether without it.
"CHAPITRE I. — De la sympathie.
Quelque degré d'amour de soi qu'on puisse supposer à l'homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d'intérêt pour ce qui arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu'il n'en relire que le plaisir d'en être témoin. C'est ce principe qui produit la pitié ou la compassion et les diverses émotions que nous éprouvons pour les infortunes des autres, soit que nous les voyions de nos propres yeux, soit que nous nous les représentions avec force. Il est trop ordinaire de souffrir des souffrances des autres, pour qu'un pareil fait ait besoin de preuves. Ce sentiment, ainsi que les autres passions inhérentes à notre nature, ne se montre pas uniquement
dans les hommes les plus humains et les plus vertueux, quoique eux seuls, sans doute, l'éprouvent d'une manière délicate et profonde : il existe encore à quelque degré dans le cœur des plus grands scélérats, des hommes qui ont violé le plus audacieusement les lois de la société.
As we have no immediate experience of what other men feel, we can form no idea of the manner in which they are affected, but by conceiving what we ourselves should feel in the like situation. Though our brother is upon the rack, as long as we ourselves are at our ease, our senses will never inform us of what he suffers. They never did, and never can, carry us beyond our own person, and it is by the imagination only that we can form any conception of what are his sensations. Neither can that faculty help us to this any other way, than by representing to us what would be our own, if we were in his case. It is the impressions of our own senses only, not those of his, which our imaginations copy. By the imagination we place ourselves in his situation, we conceive ourselves enduring all the same torments, we enter as it were into his body, and become in some measure the same person with him, and thence form some idea of his sensations, and even feel something which, though weaker in degree, is not altogether unlike them. His agonies, when they are thus brought home to ourselves, when we have thus adopted and made them our own, begin at last to affect us, and we then tremble and shudder at the thought of what he feels. For as to be in pain or distress of any kind excites the most excessive sorrow, so to conceive or to imagine that we are in it, excites some degree of the same emotion, in proportion to the vivacity or dulness of the conception.
Bien que notre frère soit sur la grille, tant que nous sommes nous-mêmes à notre aise, nos sens ne nous informeront jamais de ce qu’il souffre. Ils ne nous ont jamais portés au-delà de notre propre personne, et c’est seulement par l’imagination que nous pouvons former toute conception de ce que sont ses sensations. Cette faculté ne peut pas non plus nous y aider autrement qu’en nous représentant ce qui serait le nôtre, si nous étions dans son cas. Ce sont les impressions de nos propres sens seulement, pas celles de Lui, que nos imaginations copient. Par l’imagination nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons endurant tous les mêmes tourments, nous entrons comme dans son corps, et devenons dans une certaine mesure la même personne avec lui, et de là nous formons une certaine idée de ses sensations, et même ressentons quelque chose qui, Bien que plus faible en degré, n’est pas tout à fait différent d’eux.
I- Aucune expérience immédiate ne nous apprenant ce que les autres hommes sentent, nous ne pouvons nous faire d'idée de la manière dont ils sont affectés, qu'en nous supposant nous- mêmes dans la situation où ils se trouvent. Qu'un de nos semblables soit sur la roue, nos sens ne nous instruiront jamais de ce qu'il souffre, tant que nous n'aurons pour nous mêmes que le sentiment du bien-être. Nos sens ne peuvent jamais nous représenter autre chose que ce qui est en nous-mêmes; il n'y a donc que l'imagination qui nous fasse concevoir quelles sont les sensations de cet homme souffrant; et l'imagination même ne peut faire naître en nous cette idée, que parce qu'elle nous représente ce que nous éprouverions si nous étions à sa place.
Ce sont les impressions de nos propres sens seulement, et non celles des siens, que notre imagination simule. Elle nous avertit alors des ami pressions que recevraient nos sens, et non de celles dont les siens sont affectés. Par l'imagination, nous nous plaçons dans sa situation, nous nous imaginons endurer tous les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire dans son corps, nous devenons en quelque sorte la même personne que lui, nous nous faisons ainsi une idée de ses sensations, et nous éprouvons même quelque chose qui, quoique plus faible, n'est pas tout à fait différent d'elles. Ses souffrances, quand elles nous sont ainsi devenues propres, commencent à nous affecter, et nous frissonnons alors à la seule pensée de ce qu'il éprouve; car, ainsi que toute espèce de douleur ou d'infortune actuelle et positive excite en nous une sensation pénible, de même la seule fiction imaginaire d'une douleur ou d'une infortune quelconque, reproduit en nous la même sensation avec plus ou moins de vivacité, suivant l'exercice plus faible ou plus énergique de notre imagination, du degré de force avec lequel nous nous représentons les objets qui l'ont véritablement excitée.
That this is the source of our fellow-feeling for the misery of others, that it is by changing places in fancy with the sufferer, that we come either to conceive or to be affected by what he feels, may be demonstrated by many obvious observations, if it should not be thought sufficiently evident of itself. When we see a stroke aimed and just ready to fall upon the leg or arm of another person, we naturally shrink and draw back our own leg or our own arm; and when it does fall, we feel it in some measure, and are hurt by it as well as the sufferer. The mob, when they are gazing at a dancer on the slack rope, naturally writhe and twist and balance their own bodies, as they see him do, and as they feel that they themselves must do if in his situation. Persons of delicate fibres and a weak constitution of body complain, that in looking on the sores and ulcers which are exposed by beggars in the streets, they are apt to feel an itching or uneasy sensation in the correspondent part of their own bodies. The horror which they conceive at the misery of those wretches affects that particular part in themselves more than any other; because that horror arises from conceiving what they themselves would suffer, if they really were the wretches whom they are looking upon, and if that particular part in themselves was actually affected in the same miserable manner. The very force of this conception is sufficient, in their feeble frames, to produce that itching or uneasy sensation complained of. Men of the most robust make, observe that in looking upon sore eyes they often feel a very sensible soreness in their own, which proceeds from the same reason; that organ being in the strongest man more delicate, than any other part of the body is in the weakest.
Il est donc évident que la source de notre sensibilité pour les souffrances des autres, est dans la faculté que nous avons nous mettre, par l'imagination, à leur place, faculté qui nous rend capables de concevoir ce qu'ils sentent et d'en être affectés. Quand nous voyons un coup dirigé contre quelqu'un et près d'atteindre son bras ou sa jambe, nous retirons naturellement notre bras ou notre jambe; et lorsque le coup porte, nous le sentons en quelque manière, et nous recevons une impression en même temps que celui qui est frappé. Lorsque les gens du peuple contemplent un danseur de corde, ils tournent et balancent leur corps comme ils voient que fait le danseur, et comme ils sentent qu'ils devraient faire eux-mêmes s'ils étaient sur la corde. Les personnes dont la constitution est faible et les nerfs délicats, lorsqu'elles voient dans les ruesles ulcères que certains mendiants exposent aux regards, se plaignent d'éprouver une sensation douloureuse dans la partie leur corps correspondante à celle qui est affectée dans ces infortunés. L'horreur qu'ils conçoivent de la misère de ces malheureux touche cette partie d'eux-mêmes plus que toute autre, parce que cette horreur naît de la conception de ce qu'ils souffriraient eux-mêmes, s'ils étaient réellement les malheureux qu'ils regardent, et si cette partie d'eux-mêmes était réellement affectée de la même manière misérable. La force même de cette conception suffit, dans leur faible constitution, à produire cette démangeaison ou cette sensation de malaise dont on se plaint. Les hommes les plus robustes observent qu'en regardant leurs yeux douloureux, ils ressentent souvent une douleur très sensible dans les leurs, ce qui procède de la même raison ; cet organe étant chez l'homme le plus fort plus délicat qu'aucune autre partie du corps ne l'est chez l'homme le plus faible.
"Neither is it those circumstances only, which create pain or sorrow, that call forth our fellow-feeling. Whatever is the passion which arises from any object in the person principally concerned, an analogous emotion springs up, at the thought of his situation, in the breast of every attentive spectator. Our joy for the deliverance of those heroes of tragedy or romance who interest us, is as sincere as our grief for their distress, and our fellow-feeling with their misery is not more real than that with their happiness. We enter into their gratitude towards those faithful friends who did not desert them in their difficulties; and we heartily go along with their resentment against those perfidious traitors who injured, abandoned, or deceived them. In every passion of which the mind of man is susceptible, the emotions of the by-stander always correspond to hat, by bringing the case home to himself, he imagines should be the sentiments of the sufferer..." ("The Theory of Moral Sentiments" )
Ce ne sont pas non plus les seules circonstances qui créent de la douleur ou du chagrin qui font naître notre sentiment de solidarité. Quelle que soit la passion qui naît d'un objet quelconque chez la personne principalement concernée, une émotion analogue jaillit, à la pensée de sa situation, dans la poitrine de chaque spectateur attentif. Notre joie pour la délivrance des héros de tragédie ou de romance qui nous intéressent est aussi sincère que notre chagrin pour leur détresse, et notre sympathie pour leur misère n'est pas plus réelle que celle pour leur bonheur. Nous partageons leur gratitude envers les amis fidèles qui ne les ont pas abandonnés dans leurs difficultés, et nous nous associons de tout cœur à leur ressentiment contre les traîtres perfides qui les ont blessés, abandonnés ou trompés. Dans toutes les passions dont l'esprit de l'homme est susceptible, les émotions du spectateur correspondent toujours à ce qu'il imagine être les sentiments de celui qui souffre, en se rendant compte du cas... ».
La théorie de la nature humaine du philosophe David Hume (1711-1776) a fourni à Adam Smith (1723-1790) un point de départ puissant pour la rédaction de ses conférences d'Édimbourg. Smith y développa une théorie du langage pour renforcer la théorie de la connaissance de Hume, et démontrer l'importance du sens du goût et de la bienséance dans le développement de notre capacité de sociabilité. Il y développa la théorie de la justice de Hume en montrant comment les différents systèmes de propriété, de gouvernement et de gouvernance peuvent façonner le sens de la justice d'un peuple et déterminer les principes de sociabilité dont dépend la capacité de survie d'une société politique. Ce faisant, Adam Smith, en parfaite continuité avec un Hume qui avait établi les bases d'une science de l'homme fondée sur l'étude des sentiments que les êtres humains doivent acquérir s'ils veulent survivre et prospérer dans des sociétés organisées, pouvait ainsi forger sa propre contribution à une théorie de la sociabilité fondamentale pour ses futures"Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations" ..
Lorsqu'il rencontre Hume pour la première fois en 1750-1751, Adam Smith le trouve en train de travailler sur ses Discours politiques (Political Discourses), qui seront sa dernière contribution à ce qui est en train de devenir, au fond, leur projet commun : Hume tente en effet d'intégrer dans sa théorie de la nature humaine une théorie du commerce et un récit du processus de civilisation. En 1751, la carrière intellectuelle de Hume, comme celle de Smith, est en pleine mutation. Le "Traité de la nature humaine" (Treatise of Human Nature), référence pour Adam Smith, n'a pas rencontré le succès escompté. Au cours des années 1740, Hume avait consacré l'essentiel de son temps littéraire à l'application de ses principes à la compréhension de la culture morale et politique de la Grande-Bretagne contemporaine, analyse qui avait donné lieu à la publication d'une série d'Essais moraux, politiques et littéraires (Essays, Moral, Political and Literary) en 1741, 1742 et 1748. Son objectif, essentiel pour son travail ultérieur d'historien, était de persuader les Britanniques modernes que les origines de leur constitution et de leurs libertés étaient modernes plutôt qu'anciennes, et de les inciter à repenser la nature de leurs droits et de leurs devoirs en tant que citoyens d'une «enormous monarchy» transformée par la guerre, le commerce et la croissance de l'empire. À la fin des années 1740, sa carrière intellectuelle évolue dans diverses directions. Deux années passées en tant que secrétaire d'une mission diplomatique l'avait conduit à Turin et à Vienne et lui avait permis de s'intéresser aux relations internationales et aux conceptions souvent confuses de l'intérêt national dans les cours de l'Europe moderne. La publication du "De l'esprit des lois de Montesquieu" en 1748 avait montré qu'il était possible d'élaborer un système de jurisprudence à partir d'une analyse minutieuse et systématique des mœurs des différentes sociétés. Une nouvelle période de lecture intensive des classiques avait encouragé Hume à présenter ses principes philosophiques d'une manière nouvelle. Il en résulta la publication de l'Enquête sur l'entendement humain (Enquiry Concerning Human Understanding) de 1748 et de l'Enquête sur les principes de la morale (the Enquiry Concerning the Principles of Morals ) de 1751 - cette dernière, « de tous mes écrits, historiques, philosophiques ou littéraires, est incomparablement la meilleure. Il est arrivé dans le monde sans avoir été remarqué ni observé » (of all my writings, historical, philosophical or literary, incomparably the best. It came unnoticed and unobserved into the world). Il avait écrit sur les principes de la religion naturelle dans le très sceptique "Dialogues Concerning Natural Religion", un livre écrit en 1751 et distribué sous forme de manuscrit parmi ses amis, car il trop controversé pour espéré être publié. Dans son testament, il demande à Smith d'en assurer la publication posthume, une requête qui semble avoir gêné quelque peu ce dernier....
"The Theory of Moral Sentiments" (1759)
La "théorie des sentiments moraux" d’Adam Smith pose le fondement psychologique sur lequel la "Richesse des Nations" sera plus tard construite. Il y décrivit les principes de la «nature humaine» qui, avec Hume et les autres grands philosophes de son temps, est établie comme une donnée universelle et immuable à partir de laquelle peuvent être déduits institutions sociales et comportement social.
Une question en particulier passionne ici Adam Smith, une question qui hantait alors bien des philosophes écossais avant lui : quelle est l'origine de capacité à former des jugements moraux, y compris des jugements sur notre propre comportement, face aux passions apparemment dominantes pour la préservation de soi et l’intérêt personnel.
La réponse de Smith sera de concevoir la présence dans chaque personne d’un «homme intérieur» qui joue le rôle de «spectateur impartial» (impartial spectator), approuvant ou condamnant ses propres actions et celles des autres avec une voix impossible à ignorer.
Mais, la thèse du spectateur impartial n'épuise pas le sujet : Adam Smith voit en effet les êtres humains comme des créatures animées par des passions et, en même temps, autorégulées tant par leur capacité de raisonner que par leur capacité de sympathie. Une singulière dualité qui sert à la fois à dresser les individus les uns contre les autres et à leur fournir les facultés rationnelles et morales pour créer des institutions par lesquelles la lutte interne peut être atténuée et même mise au service d'un bien commun. C'est dans ses "Sentiments moraux" qu'il écrira la célèbre observation qu’il répétera plus tard dans "La richesse des nations" : les riches égoïstes sont souvent « conduits par une main invisible (led by an invisible hand)… sans le savoir", et sans l’avoir l’intention, de promouvoir l’intérêt de la société ...
(Chap. I: Of the beauty which the appearance of Utility bestows upon all the productions of art, and of the extensive influence of this species of Beauty ...)
"... Our imagination, which in pain and sorrow seems to be confined and cooped up within our own persons, in times of ease and prosperity expands itself to every thing around us. We are then charmed with the beauty of that accommodation which reigns in the palaces and oeconomy of the great; and admire how every thing is adapted to promote their ease, to prevent their wants, to gratify their wishes, and to amuse and entertain their most frivolous desires. If we consider the real satisfaction which all these things are capable of affording, by itself and separated from the beauty of that arrangement which is fitted to promote it, it will always appear in the highest degree contemptible and trifling. But we rarely view it in this abstract and philosophical light. We naturally confound it in our imagination with the order, the regular and harmonious movement of the system, the machine or oeconomy by means of which it is produced. The pleasures of wealth and greatness, when considered in this complex view, strike the imagination as something grand and beautiful and noble, of which the attainment is well worth all the toil and anxiety which we are so apt to bestow upon it.
" ... Notre imagination se concentre sur tout qui nous est personnel dans la douleur et dans le chagrin; mais, dans la santé et dans le bonheur, elle se porte et s'attache, pour ainsi dire, à tout ce que nous voyons. Alors nous sommes charmés des beautés et des commodités que renferment les palais des grands; nous admirons l'art avec lequel toutes choses y sont disposées pour multiplier leurs plaisirs, pour prévenir leurs besoins, pour satisfaire leurs caprices, pour charmer et exciter leurs frivoles désirs. Si nous considérions cependant la satisfaction réelle que ces biens peuvent donner en eux mêmes, et isolés de la valeur et de la combinaison des jouissances qu'on en attend, ils nous paraîtraient toujours méprisables et superflus. Mais nous les voyons rarement sous ce point de vue sévère et abstrait, et nous confondons naturellement l'ordre, la régularité, l'harmonieux mouvement qui règne dans cette espèce de système de plaisirs, avec les pièces mêmes de la machine qui doivent le produire. Les jouissances de la grandeur et de la richesse, quand nous les considérons. ainsi d'une manière complète, frappent l'imagination comme quelque chose de noble, de grand et de beau, qui mérite tous les travaux et toutes les peines nécessaires pour l'obtenir.
And it is well that nature imposes upon us in this manner. It is this deception which rouses and keeps in continual motion the industry of mankind. It is this which first prompted them to cultivate the ground, to build houses, to found cities and commonwealths, and to invent and improve all the sciences and arts, which ennoble and embellish human life; which have entirely changed the whole face of the globe, have turned the rude forests of nature into agreeable and fertile plains, and made the trackless and barren ocean a new fund of subsistence, and the great high road of communication to the different nations of the earth.
Et c'est bien ainsi que la nature nous l'impose. C'est cette illusion qui stimule et maintient en mouvement continuel l'industrie de l'humanité. C'est elle qui, la première, les a poussés à cultiver le sol, à bâtir des maisons, à fonder des villes et des communes, à inventer et à perfectionner toutes les sciences et tous les arts qui ennoblissent et embellissent la vie humaine, qui ont entièrement changé la face du globe, qui ont transformé les rudes forêts de la nature en plaines agréables et fertiles, et qui ont fait de l'océan stérile et sans limites une nouvelle source de subsistance et la grande voie de communication entre les différentes nations de la terre.
The earth by these labours of mankind has been obliged to redouble her natural fertility, and to maintain a greater multitude of inhabitants. It is to no purpose, that the proud and unfeeling landlord views his extensive fields, and without a thought for the wants of his brethren, in imagination consumes himself the whole harvest that grows upon them. The homely and vulgar proverb, that the eye is larger than the belly, never was more fully verified than with regard to him. The capacity of his stomach bears no proportion to the immensity of his desires, and will receive no more than that of the meanest peasant. The rest he is obliged to distribute among those, who prepare, in the nicest manner, that little which he himself makes use of, among those who fit up the palace in which this little is to be consumed, among those who provide and keep in order all the different baubles and trinkets, which are employed in the oeconomy of greatness; all of whom thus derive from his luxury and caprice, that share of the necessaries of life, which they would in vain have expected from his humanity or his justice. The produce of the soil maintains at all times nearly that number of inhabitants which it is capable of maintaining. The rich only select from the heap what is most precious and agreeable. They consume little more than the poor, and in spite of their natural selfishness and rapacity, though they mean only their own conveniency, though the sole end which they propose from the labours of all the thousands whom they employ, be the gratification of their own vain and insatiable desires, they divide with the poor the produce of all their improvements.
Ces travaux des hommes ont forcé la terre à doubler sa fécondité première, et à nourrir un plus grand nombre d'habitants. Ce n'est pas sans dessein que la nature laisse l'insensible et orgueilleux propriétaire parcourir, d'un œil avide, ses vastes domaines, et consumer en imagination le produit des riches moissons qui les couvrent, sans penser un seul moment aux besoins de ses semblables. C'est lui, surtout, qui justifie ce proverbe vulgaire : L'œil est plus avide que le ventre. L'estomac du riche n'est pas en proportion avec ses désirs, et il ne contient pas plus que celui du villageois grossier. Il est forcé de distribuer ce qu'il ne consomme pas, à l'homme qui prépare de la manière la plus délicate le peu de mets dont il a besoin, à celui qui construit et dispose le palais qu'il habite, à celui qui choisit et qui soigne les bagatelles et les superfluités dont l'assemblage compose sa magnificence; et tous ceux qui satisfont à ses plaisirs et à son luxe, tirent de lui cette portion de choses nécessaires à la vie, qu'ils auraient en vain attendue de son humanité ou de sa justice. Le produit du sol nourrit constamment presque tous les habitants qui le cultivent. Les seuls riches choisissent, dans la masse commune, ce qu'il y a de plus délicieux et de plus rare. Ils ne consomment guère plus que le pauvre; et en dépit de leur avidité et de leur égoïsme (quoiqu'ils ne cherchent que leur intérêt, quoiqu'ils ne songent qu'à satisfaire leurs vains et insatiables désirs en employant des milliers de bras), ils partagent avec le dernier manœuvre le produit des travaux qu'ils font faire.
They are led by an INVISBLE HAND to make nearly the same distribution of the necessaries of life, which would have been made, had the earth been divided into equal portions among all its inhabitants, and thus without intending it, without knowing it, advance the interest of the society, and afford means to the multiplication of the species. When Providence divided the earth among a few lordly masters, it neither forgot nor abandoned those who seemed to have been left out in the partition. These last too enjoy their share of all that it produces. In what constitutes the real happiness of human life, they are in no respect inferior to those who would seem so much above them. In ease of body and peace of mind, all the different ranks of life are nearly upon a level, and the beggar, who suns himself by the side of the highway, possesses that security which kings are fighting for.
Une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires à la vie qui aurait eu lieu si la terre eût été donnée en égale portion à chacun de ses habitants; et ainsi, sans en avoir l'intention, SANS MÊME LE SAVOIR, le riche sert l'intérêt social et la multiplication de l'espèce humaine. La Providence, en partageant, pour ainsi dire, la terre entre un petit nombre d'hommes riches, n'a pas abandonné ceux à qui elle paraît avoir oublié d'assigner un lot, et ils ont leur part de tout ce qu'elle produit. Pour tout ce qui constitue le véritable bonheur, ils ne sont inférieurs en rien à ceux qui paraissent placés au-dessus d'eux. Tous les rangs de la société sont au même niveau, quant au bien-être du corps et à la sérénité de l'âme, et le mendiant qui se chauffe au soleil le long d'une haie, possède ordinairement cette paix et cette tranquillité que les rois poursuivent toujours.
"The same principle, the same love of system, the same regard to the beauty of order, of art and contrivance, frequently serves to recommend those institutions which tend to promote the public welfare. When a patriot exerts himself for the improvement of any part of the public police, his conduct does not always arise from pure sympathy with the happiness of those who are to reap the benefit of it. It is not commonly from a fellow-feeling with carriers and waggoners that a public-spirited man encourages the mending of high roads. When the legislature establishes premiums and other encouragements to advance the linen or woollen manufactures, its conduct seldom proceeds from pure sympathy with the wearer of cheap or fine cloth, and much less from that with the manufacturer or merchant. The perfection of police, the extension of trade and manufactures, are noble and magnificent objects. The contemplation of them pleases us, and we are interested in whatever can tend to advance them. They make part of the great system of government, and the wheels of the political machine seem to move with more harmony and ease by means of them.
We take pleasure in beholding the perfection of so beautiful and grand a system, and we are uneasy till we remove any obstruction that can in the least disturb or encumber the regularity of its motions. All constitutions of government, however, are valued only in proportion as they tend to promote the happiness of those who live under them. This is their sole use and end.
Le même principe, le même amour de l'ordre, de l'art, de l'invention, servent à nous rendre plus respectables les institutions qui ont le bien général pour objet. Lorsqu'un homme public cherche les moyens d'améliorer quelque partie de l'administration, il n'est pas uniquement inspiré par sa sympathie pour le bonheur de ceux qui doivent recueillir le fruit de ses travaux. Ce n'est pas seulement par intérêt pour les voyageurs et les voituriers, qu'un homme philanthrope encouragera l'entretien des grandes routes. Lorsque le législateur établit des prix et des récompenses pour pour faire progresser les manufactures de toiles ou de draperie, il est moins occupé de ceux qui se serviront de ces marchandises, que des fabricants et de leurs ouvriers ; la perfection de l'administration, les progrès du commerce et des manufactures, sont des objets importants et nobles; nous aimons à nous en occuper, , et nous nous intéressons à tout ce qui peut tendre à les faire progresser : ils font partie du système général du gouvernement, et ils font mouvoir les rouages de la machine politique avec plus de facilité et d'harmonie. Nous prenons plaisir à la perfection d'un système aussi vaste et aussi beau, et nous cherchons à écarter tous les obstacles qui en peuvent déranger l'ordre et l'action. Les diverses formes de gouvernement ne sont estimées qu'en proportion du bonheur qu'elles tendent à procurer à ceux qui y sont soumis: c'est tout but et leur unique fin.
Cependant, par un certain goût de combinaison, par un certain amour de l'art et de l'invention, nous estimons quelquefois plus les moyens que la fin ; et nous travaillons à ce qui peut contribuer au bonheur des hommes, plutôt dans l'intention de perfectionner un système, que par un sentiment immédiat de sympathie pour ceux qui doivent en recueillir quelque avantage, ou en éprouver quelque inconvénient : aussi a-t-on vu des hommes très occupés du bien public, avoir perdu, d'autres égards, presque tout sentiment d'humanité; et au contraire, des hommes très-humains, n'avoir jamais eu aucun sentiment d'esprit public. Chacun peut faire cette double observation dans le cercle qui l'environne...."
(...)
De quelle manière l`être humain, comme individu ou comme espèce, est-il parvenu à être ce qu'il est?
Sa condition actuelle semble être le résultat de quelques facteurs, peu nombreux et assez simples qu'exposent la Théorie des sentiments moraux puis les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ...
La Théorie elle-même porte le sous-titre signíficatif d' "Essai analytique sur les principes des jugements que portent naturellement les hommes, d`abord sur les actions des autres, ensuite sur leurs propres actions". La conduite morale des êtres humains relève d'un principe fondamental, l`objet premier de nos perceptions morales est représenté par les actions des "autres" êtres humains, que nous jugeons d'après notre capacité plus ou moins grande de parvenir à sympathiser avec elles. Ensuite, nos jugements moraux sur notre propre conduite ne sont que des applications des jugements que nous avons déjà donnés de la conduite d`autrui. et que nous élevons au rang de "devoirs".
D'où cette éthique "De la sympathie" et la fonction du "spectateur impartial" qui couvre la Iere Partie de l'ouvrage. "Sympathie" équivaut à communion de sentiments : l`intensité du plaisir ou de la douleur qu`éprouve le sujet devant le spectacle de la conduite, ou plutôt des sentiments d`une personne, est l`unité de mesure de son approbation ou de sa désapprobation morale. C'est ainsi que se constitue une échelle et une hiérarchie de valeurs morales.
Dans la lle Partie, on va considérer une action comme méritoire ou non, digne de prix ou de châtiment, selon qu`elle est ou non objet, "approuvable et convenable", de gratitude ou de ressentiment; et elle l`est, lorsque nous pouvons sympathiser avec la gratitude ou le ressentiment de la personne qui a reçu le bienfait ou l'offense.
La IIIe Partie analyse les jugements moraux que nous donnons de notre propre conduite et l`auteur s'inscrit à l`encontre de l`opinion courante qui veut que lorsque nous jugeons de la conduite d`autrui, nous ne fassions qu'étendre et appliquer les jugements que nous avons déjà formulés au sujet de notre « propre » conduite. C'est le contraire qui est vrai, estime Adam Smith : nous jugeons de nos actions en appliquant les critères moraux qui nous ont déjà servi à juger des sentiments et des actions d`autrui. Nous nous dédoublons donc en deux personnes, un "Moi" spectateur et juge, et un autre "Moi", différent du premier, dont celui-ci cherche à juger la conduite sur la base de cette conscience sociale moyenne avec laquelle il a sympathisé et qui est devenue son critère essentiel d'appréciation.
III - Chap. I : Of the Principle of Selfapprobation and of Self-disapprobation - "... The principle by which we naturally either approve or disapprove of our own conduct, seems to be altogether the same with that by which we exercise the like judgments concerning the conduct of other people. We either approve or disapprove of the conduct of another man according as we feel that, when we bring his case home to ourselves, we either can or cannot entirely sympathize with the sentiments and motives which directed it. And, in the same manner, we either approve or disapprove of our own conduct, according as we feel that, when we place ourselves in the situation of another man, and view it, as it were, with his eyes and from his station, we either can or cannot entirely enter into and sympathize with the sentiments and motives which influenced it. We can never survey our own sentiments and motives, we can never form any judgment concerning them; unless we remove ourselves, as it were, from our own natural station, and endeavour to view them as at a certain distance from us. But we can do this in no other way than by endeavouring to view them with the eyes of other people, or as other people are likely to view them. Whatever judgment we can form concerning them, accordingly, must always bear some secret reference, either to what are, or to what, upon a certain condition, would be, or to what, we imagine, ought to be the judgment of others. We endeavour to examine our own conduct as we imagine any other fair and impartial spectator would examine it. If, upon placing ourselves in his situation, we thoroughly enter into all the passions and motives which influenced it, we approve of it, by sympathy with the approbation of this supposed equitable judge. If otherwise, we enter into his disapprobation, and condemn it.
Were it possible that a human creature could grow up to manhood in some solitary place, without any communication with his own species, he could no more think of his own character, of the propriety or demerit of his own sentiments and conduct, of the beauty or deformity of his own mind, than of the beauty or deformity of his own face...."
Les principes d’après lesquels nous approuvons ou désapprouvons notre propre conduite, paraissent être absolument les mêmes que ceux d’après lesquels nous jugeons la conduite des autres. Nous la louons, ou nous la blâmons, suivant qu’en nous mettant en imagination à leur place, nous sentons que nous sympathisons ou non avec les sentiments et les motifs qui l’ont dirigée. Ainsi, nous approuvons ou nous désapprouvons notre propre conduite, selon qu’en la jugeant de la situation où sont les autres, et prenant, pour ainsi dire, leurs yeux pour l’envisager, nous réapprouvons ou nous ne réapprouvons pas les affections qui l’ont déterminée. Nous ne pouvons jamais examiner ni juger les motifs de nos actions et de nos sentiments, si nous ne nous séparons, pour ainsi dire, de nous-mêmes, et si nous ne travaillons à les voir comme si elles étaient à une certaine distance de nous. Il faut donc nécessairement chercher à les voir comme avec les regards d’autrui, et de la manière dont probablement il les envisage. Quel que soit le jugement que nous portons sur nous-mêmes, il a donc toujours un rapport secret, ou à ce qu’est, ou à ce que doit être, ou enfin à ce que nous croyons que peut êtré le jugement des autres. Nous cherchons à examiner notre conduite, comme nous présumons qu’un spectateur impartial et juste pourrait l’examiner ;lorsqu’on nous mettant à sa place, nous partageons tous les motifs qui nous ont fait agir, nous nous approuvons par sympathie pour l'approbation de ce juge que nous croyons équitable et désintéressé; dans le cas contraire, nous sympathisons avec la désapprobation du spectateur supposé, et nous nous condamnons nous-mêmes.
S’il était possible qu’une créature humaine parvînt à la maturité de l’àgc dans quelque lieu inhabité, et sans aucune communication avec son espèce, elle n’aurait pas plus d’idée de la convenance ou de l’inconvenance de ses sentiments et de sa conduite, de la perfection ou de l’imperfection de son esprit, que de la beauté ou de la difformité de son visage.
Elle ne pourrait voir ces diverses qualités, parce que naturellement elle n’aurait aucun moyen pour les discerner, et qu'elle manquerait, pour ainsi dire, du miroir qui peut les réfléchir à sa vue...
"Bring him into society, and he is immediately provided with the mirror which he wanted before. It is placed in the countenance and behaviour of those he lives with, which always mark when they enter into, and when they disapprove of his sentiments; and it is here that he first views the propriety and impropriety of his own passions, the beauty and deformity of his own mind ...
Placez cette personne dans la société, et elle aura le miroir qui lui manquait ; elle le trouvera dans sa physionomie et dans les manières de ceux avec lesquels elle vivra; et elle reconnaîtra infailliblement s’ils sympathisent avec ses sentiments, ou s’ils les désapprouvent : alors elle s'apercevra, pour la première fois, de la propriété ou de l’impropriété de ses affections, de la perfection ou de l’imperfection de son âme...
Mais comment et pourquoi ce "Moi" qui est jugé acceptera-t-il le verdict du "Moi", le "spectateur impartial" (impartial spectator) qui le juge? Parce que "la Nature, en formant l'être humain pour la société, l`a doué du désir de plaire à ses semblables et de la crainte de les offenser" (chap. II de la IIIe Partie).
Mais cela n`est qu'hypothèse pas toujours confirmée, et Adam Smith admet que son "spectateur impartial et bien renseigné" fasse appel devant le tribunal de sa "conscience". Il est vrai cependant que nous osons à peine nous acquitter nous-mêmes quand tous nos frères nous condamnent. Dans de telles extrémités, la seule consolation effective est de faire appel à Dieu. Suit un long développement sur le dualisme moral qui se manifeste entre le "moi" agissant et le "spectateur impartial", sur la faible voix de ce dernier qui ne parvient pas à vaincre le cri des passions, sur les devoirs moraux et civiques, sur l'homme moral. En temps de guerre, les valeurs morales se renversent, car les "spectateurs impartiaux" sont trop éloignés pour pouvoir influer sur les belligérants. De fait, la grande masse de l'humanité ne possède qu`un "sentiment du devoir" et seules quelques âmes plus raffinées parviennent en chaque occasion "à modeler exactement leurs sentiments et leur conduite sur les moindres exigences et particularités de la situation".
Dans la IVe Partie de sa Théorie, Adam Smith expose les différences qui le séparent de l'utilitarisme (de Hume). Dans les Ve et VIe, il étudie l`influence des coutumes et de la mode sur les sentiments d'approbation ou de désapprobation morale, et détermine les éléments moraux qui constituent la vertu (prudence, justice, bienveillance, domination de soi), vertu qu'on ne saurait ramener à une "prédominance" des sentiments altruistes sur les égoïstes, ni inversement, étant donné que la capacité de "sympathie" ne peut être mesurée, ni la "sensibilité exquise" dosée avec l`exactitude d`une formule chimique. L`homme sage et vertueux s'efforce de régler sa conduite non d`après la moralité moyenne, mais d'après ce modèle de perfection qu'il aura péniblement édifié.
Dans la VIIe Partie, l'auteur compare sa Théorie aux différents autres systèmes éthiques, depuis Aristote, Platon, Epicure, jusqu'aux contemporains, Hobbes, Hutcheson, Mandeville, Clarke, Shaftesbury. Seule la "sympathie" donne la mesure concrète, parce que subjective, de la moralité elle seule réduit sous la même catégorie "morale" des actions diverses et contraire. Déjà, chez Epicure et Polybe, on trouvait de thèmes semblables. Mais l'optimisme finaliste et moralisant dont est imbue toute la Théorie (ainsi que La Richesse des nations) prend ici forme d'un "Être bienfaisant et très sage qui dirige tous les mouvements de la nature... pour le plus grand bonheur possible"....
"The Weath of Nations" (1776, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations)
" Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de l'adresse, de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou
appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail..." - Jugée comme la première grande œuvre qu'ait pu connaître l’économie politique, la richesse des nations est en fait la continuation du thème philosophique commencé dans la théorie des sentiments moraux. Le problème ultime auquel Smith s’attaque toujours bien est la façon dont la lutte intérieure entre les passions et le « spectateur impartial » (explicitée dans les Sentiments moraux en termes d’individu unique) exerce ses effets dans l’arène plus large de l’histoire elle-même : à la fois dans l’évolution à long terme de la société et en termes de caractéristiques immédiates dans le quotidien même d'Adam Smith.
"An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations" est l'oeuvre en cinq volumes du principal théoricien de ce qu'on a pu nommer l`école libérale. On y trouve rassemblées, en 1776, toutes les théories économiques de l'époque, qu'Adam Smith a enrichies et ordonnées selon un critère unique, celui de l'autonomie de l`activité économique, - qui a pour base l`intérêt individuel -, par rapport à l`activité morale, - fondée sur la "sympathie". L'être humain, qui a presque toujours besoin de ses semblables, fait en vain appel à leur seule bienveillance.
Ce n'est pas de la bienveillance que nous pouvons attendre quoique ce soit, mais du soin qu`ils ont de leur intérêt, et de ce fait, rien n'a changé dans les siècles qui suivirent. Mais, indépendants l`un de l`autre, l'économique et le moral ne sont cependant pas opposés.
C'est en partant de ces prémisses qu'Adam Smith va construire son système, - et dépasser nettement la position des physiocrates. il voit dans le travail, plutôt que dans la nature, la source des produits qu`une nation consomme chaque année. Une productivité accrue dépend de la division du travail, c`est-à-dire de la répartition du processus de production d`un objet en plusieurs étapes, dont chacune emploie un ouvrier différent. Le régime de la division du travail est fondé sur l'échange, une division qui, en se généralisant, engendre la monnaie, grâce à laquelle chacun peut se procurer ce dont il a besoin. D`où le problème de la "valeur" au sujet de laquelle Smith, tout en établissant une nette distinction entre "valeur d'usage" (utilité d'un bien pour celui qui le possède) et "valeur d'échange" (le pouvoir qu`un bien confère de s'en procurer d'autres), confond l'utilité abstraite avec la valeur concrète. et fait dépendre le "prix réel" d'un bien tantôt de la quantité de travail nécessaire pour se le procurer, tantôt de l'économie de travail que représente sa possession, tantôt encore de la quantité de travail que cette possession permet d'imposer aux autres.
Mais, d'après Adam Smith, le "travail" seul, ayant une valeur invariable, représente l`unité de mesure réelle et dernière, par rapport à laquelle la valeur de toute chose en tout temps et en tout lieu peut être comparée et estimée. C'est la fameuse théorie de la valeur-travail qui prendra tant d'importance aussi bien chez les libéraux que chez les socialistes. Les éléments constitutifs du prix réel des choses sont, d'après Smith, le salaire du travail, l'intérêt du capital, la rente du sol.
Ce "prix naturel" est le centre autour duquel oscille continuellement le prix du marché, selon les variations de l'offre et de la demande. Anti-mercantiliste et partisan de la liberté du commerce, Smith réfute la théorie qui prétend identifier la richesse à la quantité de monnaie en circulation, ainsi que son corollaire, la théorie de la balance commerciale. On ne l'a pas qualifié de physiocrate, quoique des physiocrates il ait accepté le principe du "laissez faire, laissez passer".
C'est à l’ère du capitalisme préindustriel qu'Adam Smith écrit, et semble n’avoir eu aucun pressentiment réel de la Révolution industrielle, dont les signes avant-coureurs étaient visibles dans les grandes forges à seulement quelques miles d’Edimbourg. Pourtant Adam Smith, en analysant le marché comme un système mécaniste d’auto-correction, entend montrer que, sous l’impulsion de la dynamique d’acquisition, le flux annuel de la richesse nationale peut être perçu comme augmentant régulièrement : notre propension "naturelle" au commerce nous conduit à la division du travail, qui elle-même nourrit la capacité de la société à augmenter sa productivité.
"La Richesse des Nations" s’ouvre sur un passage célèbre décrivant une usine à épingles dans laquelle 10 personnes, en se spécialisant dans diverses tâches, produisent 48000 épingles par jour, par rapport aux quelques épingles que chacun aurait pu produire seul. Une division du travail rendue possible que par accumulation préalable de capital (ou de stock) utilisé pour payer les travailleurs supplémentaires et pour acheter des outils et des machines ...
Adam Smith admet cependant que ce désir d’accumulation n'est pas sans conséquences et cercles vicieux, en termes de profits ou de dégradations morales. C'est que cette "machinerie" dédiée à la croissance dépend non pas de lois naturelles, au sens de Newton, mais de la nature humaine dont la complexité a nourri particulièrement les réflexions d'Adam Smith. La richesse des nations ne peut se développer que si les individus, par l’intermédiaire de leurs gouvernements, n’empêchent pas cette croissance en répondant aux demandes de privilèges spéciaux qui empêcheraient le système concurrentiel d’exercer la plénitude de son effet. Le livre IV conteste ainsi les mesures restrictives du « système mercantile » qui favorisait les monopoles au pays et à l’étranger. La supériorité du système de « liberté naturelle » (the system of perfect liberty) que conçoit Adam Smith ne peut s'imposer que si le gouvernement parvient à résister à « la rapacité mesquine, l’esprit monopolisant des marchands et des fabricants, qui ne sont ni ne devraient être les dirigeants de l’humanité »....
Dans un pays où la politique et la gouvernance sont aux mains des classes foncières et mercantiles, il appartient aux philosophes, qui comprennent les principes de l'économie politique, de sauvegarder l'intérêt public en éduquant leurs maîtres ... L'intérêt des négociants, cependant, dans une branche particulière du commerce ou des produits manufacturés, est toujours à certains égards différent, voire opposé, à celui du public.
"The interest of the dealers, however, in any particular branch of trade or manufactures, is always in some respects different from, and even opposite to, that of the publick. To widen the market and to narrow the competition, is always the interest of the dealers. To widen the market may frequently be agreeable enough to the interest of the publick; but to narrow the competition must always be against it, and can serve only to enable the dealers, by raising their profits above what they naturally would be, to levy, for their own benefit, an absurd tax upon the rest of their fellow-citizens. The proposal of any new law or regulation of commerce which comes from this order, ought always to be listened to with great precaution, and ought never to be adopted till after having been long and carefully examined, not only with the most scrupulous, but with the most suspicious attention. It comes from an order of men, whose interest is never exactly the same with that of the publick, who have generally an interest to deceive and even to oppress the publick, and who accordingly have, upon many occasions, both deceived and oppressed it." (Book I)
« L'intérêt des négociants, cependant, dans toute branche particulière du commerce ou de la fabrication, est toujours, à certains égards, différent et même opposé à celui du public. L'intérêt des négociants est toujours d'élargir le marché et de réduire la concurrence. L'élargissement du marché peut souvent être assez favorable à l'intérêt du public ; mais le rétrécissement de la concurrence va toujours à son encontre, et ne peut servir qu'à permettre aux marchands, en augmentant leurs profits au-dessus de ce qu'ils seraient naturellement, de prélever, à leur profit, un impôt absurde sur le reste de leurs concitoyens. La proposition de toute nouvelle loi ou réglementation du commerce émanant de cet ordre devrait toujours être écoutée avec une grande précaution, et ne devrait jamais être adoptée avant d'avoir été longuement et soigneusement examinée, non seulement avec l'attention la plus scrupuleuse, mais avec la plus méfiante. Elle émane d'un ordre d'hommes dont l'intérêt n'est jamais exactement le même que celui du public, qui a généralement intérêt à tromper et même à opprimer le public, et qui, en conséquence, l'a, à maintes reprises, à la fois trompé et opprimé ».
La Richesse des nations ...
« L'Économie politique, considérée comme une branche des connaissances du législateur et de l'homme d'État, se propose deux objets distincts : le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se procurer lui-même ce revenu et cette subsistance abondante ; - le second, de fournir à l'État ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public; elle se propose d'enrichir à la fois le peuple et le souverain. »
La conception de la valeur selon Adam Smith s'oppose aux conceptions antérieures, tant des mercantilistes pour qui la valeur dépend de la détention de monnaie (qui est d'autant plus est aléatoire qu'elle dépend des découvertes de métaux précieux) que des physiocrates (pour qui seule la terre est la source de richesse). Ce qui détermine la valeur d'échange d'une marchandise, c'est le fait que cette marchandise, dans l'échange, permet d'acheter ou, pour reprendre les termes de Smith, de "commander" le travail des autres ; la valeur d'un bien dépend de la quantité de biens ou de services que le propriétaire peut demander en échange dudit bien.
La "valeur", pour Smith, ou la richesse, renvoie donc une réflexion qui porte essentiellement sur le rapport que les êtres humains entretiennent dans la société : "La valeur échangeable d'une chose quelconque doit nécessairement toujours être précisément égale à la quantité de cette sorte de pouvoir qu`elle transmet à celui qui la possède".
C'est ainsi que l'économie politique, comprise comme science de la valeur d'échange, s'érige chez Smith en théorie générale de la société...
INTRODUCTION AND PLAN OF THE WORK.
"The annual labour of every nation is the fund which originally supplies it with all the necessaries and conveniencies of life which it annually consumes, and which consist always either in the immediate produce of that labour, or in what is purchased with that produce from other nations. According, therefore, as this produce, or what is purchased with it, bears a greater or smaller proportion to the number of those who are to consume it, the nation will be better or worse supplied with all the necessaries and conveniencies for which it has occasion. But this proportion must in every nation be regulated by two different circumstances: first, by the skill, dexterity, and judgment with which its labour is generally applied; and, secondly, by the proportion between the number of those who are employed in useful labour, and that of those who are not so employed. Whatever be the soil, climate, or extent of territory of any particular nation, the abundance or scantiness of its annual supply must, in that particular situation, depend upon those two circumstances. ..."
« Le travail annuel de chaque nation est le fonds qui lui fournit originairement tous les objets de première nécessité et de commodité qu'elle consomme annuellement, et qui consistent toujours soit dans le produit immédiat de ce travail, soit dans ce qu'on achète avec ce produit à d'autres nations. Selon donc que ce produit, ou ce qu'on en achète, est plus ou moins proportionné au nombre de ceux qui doivent le consommer, la nation sera plus ou moins bien pourvue de tous les objets de première nécessité et de commodité dont elle a besoin. Mais cette proportion doit être réglée dans chaque nation par deux circonstances différentes : d'abord, par l'habileté, la dextérité et le jugement avec lesquels le travail est généralement appliqué ; ensuite, par la proportion entre le nombre de ceux qui sont employés à des travaux utiles et celui de ceux qui ne le sont pas. Quels que soient le sol, le climat ou l'étendue du territoire d'une nation donnée, l'abondance ou la rareté de ses ressources annuelles doit, dans cette situation particulière, dépendre de ces deux circonstances. ... »
BOOK I. OF THE CAUSES OF IMPROVEMENT IN THE PRODUCTIVE POWERS OF LABOUR, AND OF THE ORDER ACCORDING TO WHICH ITS PRODUCE IS NATURALLY DISTRIBUTED AMONG THE DIFFERENT RANKS OF THE PEOPLE.
BOOK II. OF THE NATURE, ACCUMULATION, AND EMPLOYMENT OF STOCK.
BOOK III. OF THE DIFFERENT PROGRESS OF OPULENCE IN DIFFERENT NATIONS
BOOK IV. OF SYSTEMS OF POLITICAL ECONOMY.
BOOK V. OF THE REVENUE OF THE SOVEREIGN OR COMMONWEALTH
BOOK I - LIVRE I ( Des causes qui ont perfectionné les facultés productives du travail, et de l'ordre suivant lequel ses produits se distribuent naturellement dans les différentes classes du peuple)
Les livres I – III de La richesse des nations examinent la « division du travail » comme la clé de la croissance économique, en assurant l’interdépendance des individus au sein de la société. Ils couvrent également les origines de la monnaie et l’importance des salaires, des bénéfices, des loyers et des stocks; mais le véritable apport de son analyse découle du fait qu’elle englobe une combinaison d’éthique, philosophie et histoire pour exposer un vaste panorama de la société de l'époque, et dont les principes n'ont guère véritablement évolué ...
ECHANGE - L'être humain est un animal qui pratique l'échange. L'être humain, en situation constante d'échange avec ses semblables, est certes mû en partie par l'empathie, mais aussi, et sans doute surtout, par son intérêt tout personnel : ce n'est pas à l'humanité de l'autre que nous adressons tout au long de notre existence, mais à cet amour si caractéristique que chacun a de soi-même. Et c'est bien cela qui concourt à une vie sociale qui, par nécessité naturelle, requiert "la coopération et le soutien d'une foule de gens ..."
" ... Observez, dans un pays civilisé et florissant, ce qu'est le mobilier d'un simple journalier ou du dernier des manœuvres, et vous verrez que le nombre des gens dont l'industrie a concouru pour une part quelconque à lui fournir ce mobilier, est au-delà de tout calcul possible. La veste de laine, par exemple, qui couvre ce journalier, toute grossière qu'elle paraît, est le produit du travail réuni d'une innombrable multitude d'ouvriers. Le berger, celui qui a trié la laine, celui qui l'a peignée ou cardée, le teinturier, le fileur, le tisserand, le foulonnier, celui qui adoucit, chardonne et unit le drap, tous ont mis une portion de leur industrie à l'achèvement de cette oeuvre grossière. Combien, d'ailleurs, n'y a-t-il pas eu de marchands et de voituriers employés à transporter la matière à ces divers ouvriers, qui souvent demeurent dans des endroits distants les uns des autres! Que de commerce et de navigation mis en mouvement! Que de constructeurs de vaisseaux, de matelots, d'ouvriers en voiles et en cordages, mis en oeuvre pour opérer le transport des différentes drogues du teinturier, rapportées souvent des extrémités du monde! Quelle variété de travail aussi pour produire les outils du moindre de ces ouvriers! Sans parler des machines les plus compliquées, comme le vaisseau du commerçant, le moulin du foulonnier ou même le métier du tisserand, considérons seulement quelle multitude de travaux exige une des machines les plus simples, les ciseaux avec lesquels le berger a coupé la laine. Il faut que le mineur, le constructeur du fourneau où le minerai a été fondu, le bûcheron qui a coupé le bois de la charpente, le charbonnier qui a cuit le charbon consommé à la fonte, le briquetier, le maçon, les ouvriers qui ont construit le fourneau, la construction du moulin de la forge, le forgeron, le coutelier, aient tous contribué, par la réunion de leur industrie, à la production de cet outil. Si nous voulions examiner de même chacune des autres parties de l'habillement de ce même journalier, ou chacun des meubles de son ménage, la grosse chemise de toile qu'il porte sur la peau, les souliers qui chaussent ses pieds, le lit sur lequel il repose et toutes les différentes parties dont ce meuble est composé; le gril sur lequel il fait cuire ses aliments, le charbon dont il se sert, arraché des entrailles de la terre et apporté peut-être par de longs trajets sur terre et sur mer, tous ses autres ustensiles de cuisine, ses meubles de table, ses couteaux et ses fourchettes, les assiettes de terre ou d'étain sur lesquelles il sert et coupe ses aliments, les différentes mains qui ont été employées à préparer son pain et sa bière, le châssis de verre qui lui procure à la fois de la chaleur et de la lumière, en l'abritant du vent et de la pluie; l'art et les connaissances qu'exige la préparation de cette heureuse et magnifique invention, sans laquelle nos climats du nord offriraient à peine des habitations supportables; si nous songions aux nombreux outils qui ont été nécessaires aux ouvriers employés à produire ces diverses commodités; si nous examinions en détail toutes ces choses, si nous considérions la variété et la quantité de travaux que suppose chacune d'elles, nous sentirions que, sans l'aide et le concours de plusieurs milliers de personnes, le plus petit particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé même selon ce que nous regardons assez mal à propos comme la manière la plus simple et la plus commune. Il est bien vrai que son mobilier paraîtra extrêmement simple et commun, si on le compare avec le luxe extravagant d'un grand seigneur; cependant, entre le mobilier d'un prince d'Europe et celui d'un paysan laborieux et rangé, il n'y a peut-être pas autant de différence qu'entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d'Afrique qui règne sur dix mille sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie...")
LA DIVISION DU TRAVAIL. Dans les quatre premiers chapitres du Livre I, Adam Smith débute par l'analyse des avantages et de l'origine des divisions du travail, explique que la division du travail permet d'accroître la puissance productive des hommes et a pu, ainsi, donner naissance à la séparation des divers emplois et métiers. ll donne le célèbre exemple de la manufacture d'épingles, dont les ouvriers font un nombre limité de tâches et parviennent ainsi à produire des milliers d`épingles par jour, ce qui est sans commune mesure avec la production qu'un homme effectuant successivement l'ensemble des tâches serait capable de réaliser.
Il attribue cette efficacité à trois facteurs complémentaires : l'accroissement de l'habileté de l'ouvrier spécialisé, l'épargne du temps qui, sinon, serait employé à changer de tâche et, enfin, l'utilisation de machines qui facilitent et abrègent le travail et dont la conception est elle-même favorisée par la division du travail en tâches simples...
"The greatest improvements in the productive powers of labour, and the greater part of the skill, dexterity, and judgment, with which it is anywhere directed, or applied, seem to have been the effects of the division of labour. The effects of the division of labour, in the general business of society, will be more easily understood, by considering in what manner it operates in some particular manufactures ..."
" Chapitre I - De la division du travail
Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de l'adresse, de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail.
On se fera plus aisément une idée des effets de la division du travail sur l'industrie générale de la société, si l'on observe comment ces effets opèrent dans quelques manufactures particulières. On suppose communément que cette division est portée le plus loin possible dans quelques-unes des manufactures où se fabriquent des objets de peu de valeur. Ce n'est pas peut-être que réellement elle y soit portée plus loin que dans des fabriques plus importantes; mais c'est que, dans les premières, qui sont destinées à de petits objets demandés par un petit nombre de personnes, la totalité des ouvriers qui y sont employés est nécessairement peu nombreuse, et que ceux qui sont occupés à chaque différente branche de l'ouvrage peuvent souvent être réunis dans un atelier et placés à la fois sous les yeux de l'observateur. Au contraire, dans ces grandes manufactures destinées à fournir les objets de consommation de la masse du peuple, chaque branche de l'ouvrage emploie un si grand nombre d'ouvriers, qu'il est impossible de les réunir tous dans le même atelier. On ne peut guère voir à la fois que les ouvriers employés à une seule branche de l'ouvrage. Ainsi, quoique dans ces manufactures l'ouvrage soit peut-être en réalité divisé en un plus grand nombre de parties que dans celles de la première espèce, cependant la division y est moins sensible et, par cette raison, elle y a été moins bien observée.
Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s'est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles....
Les livres I et II s'attachent à développer l'idée de la division du travail et à décrire comment cette division contribue à l'opulence d'une société donnée en créant d'énormes surplus, qui peuvent être échangés entre les membres (cette division du travail est la conséquence nécessaire d'un certain penchant naturel à tous les hommes : c'est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre richesse). Et c'est par l'échange que Smith sera conduit à s'intéresser à la formation des prix, et par là même à la valeur de marchandises. Plus encore, il va donner au travail une fonction clé dans la création de richesse, et le travail serat pour lui "la plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés, [. . .] parce quielle est la source originaire de toutes les autres propriétés". Ce seradans les développements sur l'analyse de la formation des prix que la place du travail apparaîtra comme essentielle.
La division du travail alimente également l'innovation technologique, en concentrant l'attention sur certaines tâches et en permettant aux travailleurs de réfléchir à des moyens de rendre ces tâches plus efficaces. Cela contribue également à l'efficacité et à l'augmentation des excédents. Les excédents, écrit Smith, peuvent être soit échangés, soit réinvestis. Dans ce dernier cas, les technologies sont susceptibles de s'améliorer, ce qui se traduit par des gains d'efficacité encore plus importants.
La division du travail est enfin l'un des éléments qui expliquent l'émergence de la monnaie : une fois le travail divisé, chacun doit disposer non pas seulement du produit parcellaire de sa propre activité, mais aussi d'une marchandise échangeable contre tout produit de son activité économique.
Dans les différents chapitres de ce très long et riche Livre I, Adam Smith analyse la division du travail et ses conséquences, établit une relation entre celle-ci et l'échange, puis s'intéresse à la formation des prix, et par là même à la valeur des marchandises, pour donner au "travail" une fonction clé dans la création de richesse. Et c'est après avoir analysé les prix d'une marchandise, distinguer prix naturel et prix de marché, qu'il en vient à élaborer une théorie liée de la détermination de la valeur et des prix qui va caractériser l'ensemble de l'école classique (la demande influe sur le prix seulement à court terme ; à long terme le prix est déterminé par le coût). Adam Smith poursuit alors son raisonnement en une double théorie, de la formation des revenus d'une part et de la répartition de ceux-ci d'autre part, abordant tant les questions du salaire et de la rente que celle du profit, la plus novatrice et qui fera réagir Marx...
Chapitre VIII - Des salaires du travail - ".... C'est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l'intérêt n'est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible; les maîtres, donner le moins qu'ils peuvent; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.
Il n'est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l'avantage dans le débat, et imposer forcément à l'autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu'elle l'interdit aux ouvriers. Nous n'avons point d'actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. Dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir ferme plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu'ils ont déjà amassés. Beaucoup d'ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois et à peine un seul une année entière. A la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l'ouvrier que celui-ci a besoin du maître; mais le besoin du premier n'est pas si pressant.
On n'entend guère parler, dit-on, de Coalitions entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s'agit, pour s'imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux Les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frère et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et ses pareils. A la vérité, nous n'entendons jamais parler de cette ligue, parce qu'elle est l'état habituel, et on peut dire l'état naturel de la chose, et que personne n'y fait attention. Quelquefois les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu'au moment de l'exécution; et quand les ouvriers cèdent comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu'ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n'en entend parler. Souvent, cependant, les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. Leurs prétextes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail. Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d'une grande rumeur. Dans le dessein d'amener l'affaire à une prompte décision, ils ont toujours recours aux clameurs les plus emportées, et quelquefois ils se portent à la violence et aux derniers excès. Ils sont désespérés, et agissent avec l'extravagance et la fureur de gens au désespoir, réduits à l'alternative de mourir de faim ou d'arracher à leurs maîtres, par la terreur, la plus prompte condescendance à leurs demandes. Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l'autorité des magistrats civils, et l'exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. En conséquence, il est rare que les ouvriers tirent aucun fruit de ces tentatives violentes et tumultueuses, qui, tant par l'intervention du magistrat civil que par la constance mieux soutenue des maîtres et la nécessité où sont la plupart des ouvriers de céder pour avoir leur subsistance du moment, n'aboutissent en général à rien autre chose qu'au châtiment ou à la ruine des chefs de l'émeute.
Mais quoique les maîtres aient presque toujours nécessairement l'avantage dans leurs querelles avec leurs ouvriers, cependant il y a un certain taux au-dessous duquel il est impossible de réduire, pour un temps un peu considérable, les salaires ordinaires, même de la plus basse espèce de travail. Il faut de toute nécessité qu'un homme vive de son travail, et que son salaire suffise au moins à sa subsistance; il faut même quelque chose de plus dans la plupart des circonstances; autrement il serait impossible au travailleur d'élever une famille, et alors la race de ces ouvriers ne pourrait pas durer au-delà de la première génération...."
BOOK II - LIVRE II ( De la nature des fonds ou capitaux de leur accumulation et de leur emploi)
Dans le Livre I, Smith, analysant la formation des prix et des revenus, les sources de la valeur et la distinction entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, cherche à formuler une théorie du bien-être subjectif fondée sur le travail. Dans le Livre ll, c'est sur la nature du capital et son accumulation que Smith porte son attention. Celle-ci trouve son origine dans l`épargne et l'investissement et permet d'accroître la fortune des individus et la richesse des nations.
C'est dans le chapitre 5 que l'on trouve la célèbre distinction entre travail productif et travail improductif ....
Adam Smith se livre donc ici à une analyse théorique particulièrement importante sur le capital et la monnaie. L'existence d'une économie d'échange exige, selon lui, un stock préalable de différents biens physiques ainsi que de capacités acquises et utiles pour tous les habitants d`une nation" (en fait de capital). Le capital est nécessaire à la mise en oeuvre d'une plus grande quantité de travail et à l'amélioration des techniques, donc de la productivité. Le travail productif est celui qui, par la vente des marchandises qu'il produit, reproduit sa propre valeur et rapporte éventuellement un profit. Le travail improductif (domestic servants, kings, soldiers, sailors, churchmen, lawyers, physicians, men of letters of all kinds, players, buffoons, musicians,
opera-singers, opera-dancers), pure dépense de revenu, ne produit pas de valeur. C'est pourquoi il faut privilégier, selon Smith, l'emploi du travail productif, et l'épargne, renonciation à une dépense de consommation improductive. La croissance est fonction de l`accroissement du capital, lui-même fonction de l'accroissement d'épargne. D'où ici une apologie de l'épargne qui s'accompagne d'une critique de la dépense publique, supposée improductive.
Dans le chapitre 2 du Livre ll, Smith soutient l'idée que la monnaie est un pur moyen de circulation, sans impact sur le fonctionnement réel de l'économie : sa quantité se proportionne aux besoins de la circulation. Le rôle des banques et du crédit bancaire se limite donc à faciliter l`accès à des moyens de circulation les plus commodes possibles ...
BOOK III - LIVRE III (De la marche différente et des progrès de l'opulence chez différentes nations)
Le livre III considère la Grande-Bretagne dans le contexte de l'évolution sociale de la société en général, qui commence, selon Smith, par des sociétés de chasse et de cueillette et progresse à travers des étapes agricoles pour arriver à un état de commerce international. Selon Smith, la chute de Rome et la montée du féodalisme ont retardé cette progression en créant un système moins efficace. Puis le système féodal, dans lequel la loi s'appliquait différemment aux personnes de différentes classes sociales, a été abandonné en faveur d'un système dans lequel les personnes étaient plus ou moins égales devant la loi. Il s'agit d'une évolution importante, car elle marque la séparation entre code juridique et le référence du pouvoir politique, ce qui, à son tour, contribue à encourager un système de justice civile. Le capitalisme a besoin d'un système juridique solide pour prospérer, car ceux qui sont prêts à investir doivent avoir la certitude que leur capital sera protégé. Et, en veillant à ce que les lois protègent leur propre capital et leur propre intérêt, on crée une situation dans laquelle tous les citoyens bénéficient d'un système juridique plus équitable et plus juste.
L'histoire de l'Europe selon Adam Smith est également celle du développement des villes. La croissance des villes n'a-t-elle pas souvent été signe de la progression des économies. Bien que les villes dépendent des zones rurales pour leur subsistance en tant que principaux producteurs de matières premières, ce sont elles qui ont constitué la principale force de progrès dans l'histoire de l'Europe, tant sur le plan économique que politique. Pour Adam Smith, les villes et les citadins prospères représentent les forces du commerce et de l'industrie, tandis que les domaines et le mode de vie des nobles terriens représentent la stagnation économique et l'oppression politique. Ce sont les marchands et les industriels qui sont responsables de la croissance et de la progression de l'économie et donc de la société, tandis que les nobles terriens contribuent à un système au mieux stagnant, au pire insoutenable sur le plan économique. Smith se prononce clairement contre une certaine classe sociale et en faveur d'une autre, en soulignant une certaine conception du progrès social, politique et économique. Et plus encore Adam Smith jette les bases de l'affirmation selon laquelle les individus, quelle que soit leur classe sociale, méritent également prospérité, à condition qu'ils travaillent réellement. La noblesse n'est plus référence de la vertu, et le développement des villes conduit à une liberté politique, une stabilité et une égalité accrues...
BOOK IV - LIVRE IV (Des Systèmes d'économie politique)
Dès le premier chapitre de ce livre, Smith critique vigoureusement théorie et politique économiques qui ont jusque-là dominé en Europe, des politiques qui se sont avérées préjudiciables à toute tentative de progression du bien-être et de la richesse publique. De longs chapitres contenant de vastes tableaux de données et des exemples des plus concrets.
La première critique majeure de Smith à l'égard du mercantilisme est qu'il confond valeur, richesse et métaux précieux. Selon Smith, la véritable mesure de la richesse d'une nation est le flux de biens et de services qu'elle crée. Ce n’est pas la découverte d’or et d’argent qui a enrichi l’Europe, mais la constitution d’un marché nouveau et ample avec lequel commercer; ce vaste marché, à son tour, a contribué à encourager la division du travail. En avançant ce point, Smith invente l'idée du produit intérieur brut, qui est devenu un élément central de l'économie moderne. La richesse d'une nation ne s'accroît pas en accumulant des métaux, mais en augmentant la capacité de production par l'expansion du marché, c'est-à-dire par le développement des échanges, une contestation vigoureuse des mesures protectionnistes qui vient soutenir l'argument de la capacité d'autorégulation que possède naturellement le système économique. Economiste et politique, Smith donne également un aperçu de sa philosophie morale au chapitre 2, lorsqu'il décrit comment le marché est mieux régulé par chaque individu agissant dans son propre intérêt, sans être limité par la politique ou la réglementation gouvernementale : le libre arbitre et l'intérêt personnel constituent ses principales hypothèses sur la nature humaine, deux inclinations naturelles qui montrent toute leur capacité à produire un système parfaitement ordonné.
La fameuse idée de la « main invisible », si souvent associée à Adam Smith et sujet de tant d'interprétations : l'expression exacte n'est utilisée que trois fois dans les écrits de Smith, mais elle en est venue à refléter son idée selon laquelle les efforts des individus pour poursuivre leur propre intérêt peuvent souvent profiter davantage à la société que si leurs actions étaient directement destinées à la faire bénéficier.
Une capacité à s'autoréguler et à garantir une efficacité maximale mais constamment menacée par les monopoles, les préférences fiscales, les groupes de pression et autres « privilèges » accordés à certains membres de l'économie au détriment des autres. Cette image de la main invisible ne constitue certes pas une règle absolue, garantie et justifiée par quelques règles empiriques ou métaphysiques, mais une réalité profonde, il est ci question de forces sociales, et non de providence.
Le système de liberté naturelle préconisé par Smith s’applique tout aussi bien aux relations commerciales avec les pays étrangers, où l’intérêt personnel s’exprime le plus fortement. Ainsi, dans un des passages les plus célèbres de l’histoire de la pensée économique, il explique que ...
« le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c'est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu'il peut, 1° d'employer son capital à faire valoir l'industrie nationale, et - 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société.
À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société.
En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions.
Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler.
Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir.
Quant à la question de savoir quelle est l'espèce d'industrie nationale que son capital peut mettre en œuvre, et de laquelle le produit promet de valoir davantage, il est évident que chaque individu, dans sa position particulière, est beaucoup mieux à même d'en juger qu'aucun homme d'État ou législateur ne pourra le faire pour lui.
L'homme d'État qui chercherait à diriger les particuliers dans la route qu'ils ont à tenir pour l'emploi de leurs capitaux, non seulement s'embarrasserait du soin le plus inutile, mais encore il s'arrogerait une autorité qu'il ne serait pas sage de confier, je ne dis pas à un individu, mais à un conseil ou à un sénat, quel qu'il pût être; autorité qui ne pourrait jamais être plus dangereusement placée que dans les mains de l'homme assez insensé et assez présomptueux pour se croire capable de l'exercer.. »
BOOK V - LIVRE V (Du revenu du souverain ou de la république)
Enfin, dans le dernier livre de "La richesse des nations", qui représente un tiers de l'oeuvre totale, Adam Smith décrit ce qu'il considère comme les rôles appropriés du gouvernement, à savoir la défense, la justice, la création et l'entretien de travaux publics qui contribuent au commerce, l'éducation, le maintien de la « dignité du souverain », activités qui doivent être financées par une fiscalité juste et transparente. Et c'est dans le chapitre 1 de ce livre que l'o trouve la fameuse présentation des dépenses à la charge du souverain ou de la République qui constitue selon les libéraux une base parfaite pour définir l'État minimal...
C'est aussi dans ce livre qu'Adam Smith décrit les quatre principales étapes de l’organisation que traverse la société, chacune de ces étapes étant accompagnée d’institutions adaptées à ses besoins, à moins qu’elle ne soit bloquée par des guerres, des carences en ressources ou de mauvaises politiques de gouvernement. Des étapes que l'on retrouve dans bien des littératures, mais ici, contrairement à ce qu'en dira Karl Marx pour qui l'emporte la notion de lutte entre classes concurrentes, pour Adam Smith, le moteur de l’évolution est la « nature humaine » animée par le désir de s’améliorer et plus ou moins guidée par les facultés de la raison...
A l'origine, donc, l’état des chasseurs : « il y a peu de biens… Il y a donc rarement de magistrat établi ou d’administration régulière de la justice. »). Puis deuxième étape, celle de l’agriculture nomade : avec l’avènement des troupeaux, apparaît une forme plus complexe d’organisation sociale, comprenant non seulement des armées « redoutables », mais aussi l’institution centrale de la propriété privée, avec son soutien indispensable de la loi et de l’ordre. C'est ici un point d'importance. Il n'est pas ici question pour Adam Smith d'un quelconque argument de "droit naturel" dans l'instauration de cette institution de la propriété privée que soutient la constitution du "Gouvernement civil". Là où il n'y a pas de propriété, un gouvernement civil n'est pas nécessaire. Ce qui le rend incontournable et nécessaire, nous dit très simplement Adam Smith, - et c'est un argument jugé "rationnel", donc incontestable -, c'est non seulement l'instauration de la propriété privée, mais plus encore la volonté, sous couverte de nécessité, de défendre le riche contre le pauvre, c'est-à-dire tout simplement ceux qui ont des biens contre ceux qui n'en ont pas. Une évidence qui, entre autres, traverse les siècles de notre histoire humaine, et n'a guère évolué ..
“Civil government,” écrit-il, “so far as it is instituted for the security of property, is in reality instituted for the defence of the rich against the poor, or of those who have some property against those who have none at all....”
(Livre V) - "... Des hommes qui n'ont point de propriété ne peuvent se faire de tort l'un à l'autre que dans leur personne ou leur honneur. Mais quand un homme tue, blesse, bat ou en diffame un autre, quoique celui à qui l'injure est faite souffre un dommage, celui qui fait l'injure n'en recueille aucun profit. Il en est autrement des torts qu'on fait à la propriété. Le profit de celui qui fait l'injure est souvent l'équivalent du dommage causé à celui à qui elle est faite : l'envie, le ressentiment ou la méchanceté sont les seules passions qui peuvent exciter un homme à faire injure à un autre, dans sapersonne ou dans son honneur. Or, la plus grande partie des hommes ne se trouve pas très fréquemment dominée par ces passions, et les hommes les plus vicieux ne les éprouvent même qu'accidentellement. D'ailleurs, quelque plaisir que certains caractères puissent trouver à satisfaire ces sortes de passions, comme une telle satisfaction n'est accompagnée d'aucun avantage réel ou permanent, la passion est ordinairement contenue, chez la plupart, par des considérations de prudence.
Des hommes peuvent vivre en société, dans un degré de sécurité assez tolérable, sans avoir de magistrat civil qui les protège contre l'injustice de ces sortes de passions. Mais des passions qui opèrent d'une manière bien plus continue, des passions dont l'influence est bien plus générale, l'avarice et l'ambition chez l'homme riche, l'aversion pour le travail et l'amour du bien-être et de la jouissance actuelle chez l'homme pauvre, voilà les passions qui portent à envahir la propriété. Partout où il y a de grandes propriétés, il y a une grande inégalité de fortunes. Pour un homme très riche, il faut qu'il y ait au moins cinq cents pauvres; et l'abondance où nagent quelques-uns suppose l'indigence d'un grand nombre. L'abondance dont jouit le riche provoque l'indignation du pauvre, et celui-ci, entraîné par le besoin et excité par l'envie, cède souvent au désir de s'emparer des biens de l'autre.
Ce n'est que sous l'égide du magistrat civil que le possesseur d'une propriété précieuse, acquise par le travail de beaucoup d'années ou peut-être de plusieurs générations successives, peut dormir une seule nuit avec tranquillité; à tout moment il est environné d'une foule d'ennemis inconnus qu'il ne lui est pas possible d'apaiser, quoiqu'il ne les ait jamais provoqués, et contre l'injustice desquels il ne saurait être protégé que par le bras puissant de l'autorité civile sans cesse levé pour les punir.
Ainsi, l'acquisition d'une propriété d'un certain prix et d'une certaine étendue exige nécessairement l'établissement d'un gouvernement civil. Là où il n'y a pas de propriété, ou au moins de propriété qui excède la valeur de deux ou trois journées de travail, un gouvernement civil n'est pas aussi nécessaire.
Un gouvernement civil suppose une certaine subordination; mais si le besoin du gouvernement civil s'accroît successivement avec l'acquisition de propriétés d'une certaine valeur, aussi les causes principales qui amènent naturellement la subordination augmentent-elles de même successivement avec l'accroissement de ces propriétés. Les causes ou les circonstances qui amènent naturellement la subordination, ou qui, antérieurement à toute institution civile, donnent naturellement à certains hommes une supériorité sur la plus grande partie de leurs semblables, peuvent se réduire à quatre.
La première de ces causes ou circonstances est la supériorité des qualités personnelles, telles que la force, la beauté et l'agilité du corps ; la sagesse et la vertu, la prudence, la justice, le courage et la modération. En quelque période que ce soit de la société, les qualités du corps, à moins d'être soutenues par celles de l'âme, ne peuvent donner que peu d'autorité. Il faut être un homme très fort pour contraindre, par la seule force du corps, deux hommes faibles à vous obéir. Il n'y a que les qualités de l'âme qui puissent donner une très grande autorité. Néanmoins, ce sont des qualités invisibles, toujours contestables et généralement contestées. Il n'y a pas de société barbare ou civilisée qui ait trouvé convenable de fonder sur ces qualités invisibles les règles qui détermineraient les degrés de prééminence de rang et ceux de subordination, mais toutes ont jugé à propos d'établir ces règles sur quelque chose de plus simple et de plus sensible.
La seconde de ces causes ou circonstances est la supériorité d'âge. Un vieillard, pourvu que son âge ne soit pas tellement avancé qu'on puisse le soupçonner de radoter, est partout plus respecté qu'un jeune homme, son égal en rang, en fortune et en mérite. Chez les peuples chasseurs, tels que les tribus des naturels de l'Amérique septentrionale, l'âge est le seul fondement du rang et de la présence; chez eux le nom père est un terme de supériorité ; celui de frère est un signe d'égalité, et celui de fils un signe d'infériorité. Chez les nations les plus civilisées et les plus opulentes, l'âge règle le rang parmi ceux qui sont égaux, sous tous les autres rapports, et entre lesquels, par conséquent, il ne pourrait être réglé par aucune autre circonstance. Entre frères et sœurs, l'aîné a toujours le pas; et dans la succession paternelle, tout ce qui n'est pas susceptible de se partager, mais qui doit aller en entier à quelqu'un, tel qu'un titre d'honneur, est le plus souvent dévolu à l'aîné. L'âge est une qualité simple et sensible qui ne fournit pas matière à contestation.
La troisième de ces causes ou circonstances, c'est la supériorité de fortune. Néanmoins, l'autorité qui résulte de la richesse, quoiqu'elle soit considérable dans toute période de la société, ne l'est peut-être jamais plus que dans l'état le plus informe où la société puisse admettre quelque notable inégalité dans les fortunes. Un chef de Tartares, qui trouve dans l'accroissement de ses troupeaux un revenu suffisant pour l'entretien d'un millier de personnes, ne peut guère employer ce revenu autrement qu'à entretenir mille personnes. L'état agreste de sa société ne lui offre aucun produit manufacturé, aucuns colifichets d'aucune espèce, pour lesquels il puisse échanger cette partie de son produit brut qui excède sa consommation. Les mille personnes qu'il entretient ainsi, dépendant entièrement de lui pour leur subsistance, doivent nécessairement servir à la guerre sous ses ordres, et se soumettre à ses jugements en temps de paix. Il est à la fois leur général et leur juge, et sa dignité de chef est l'état nécessaire de la supériorité de sa fortune. Dans une société civilisée et opulente, un homme peut jouir d'une fortune bien plus grande, sans pour cela être en état de se faire obéir par une douzaine de personnes. Quoique le produit de son bien soit suffisant pour entretenir plus de mille personnes, quoique peut-être dans le fait il les entretienne, cependant, comme toutes ces personnes paient pour tout ce qu'elles reçoivent de lui, comme il ne donne presque rien à qui que ce soit sans en recevoir l'équivalent en échange, il n'y a presque personne qui se regarde absolument comme dans sa dépendance, et son autorité ne s'étend pas au-delà de quelques valets. Néanmoins, l'autorité que donne la fortune est très grande, même dans une société civilisée et opulente. De toutes les périodes de la société, compatibles avec quelque notable inégalité de fortune, il n'en est aucune dans laquelle on ne se soit constamment plaint de ce que cette sorte d'autorité l'emportait sur celle de l'âge ou du mérite personnel. La première période de la société, celle des peuples chasseurs, n'admet pas cette sorte d'inégalité. La pauvreté générale établit une égalité générale, et la supériorité de l'âge ou des qualités personnelles est la faible, mais unique base de l'autorité et de la subordination. Il n'y a donc que peu ou point d'autorité ou de subordination dans cette période de la société. Le second âge de la société, celui des peuples pasteurs, comporte une très grande inégalité de fortune, et il n'y a pas de période où la supériorité de fortune donne une aussi grande autorité à ceux qui la possèdent. Aussi, n'y a-t-il pas de période où l'autorité et la subordination soient aussi complètement établies. L'autorité d'un chérif arabe est très grande; celle d'un kan tartare est totalement despotique.
La quatrième de ces causes ou circonstances est la supériorité de naissance. La supériorité de naissance suppose, dans la famille de celui qui y prétend, une ancienne supériorité de fortune. Toutes les familles sont également anciennes, et les ancêtres d'un prince, quoiqu'ils puissent être plus connus, ne peuvent néanmoins guère être plus nombreux que ceux d'un mendiant. L'ancienneté de famille signifie partout une ancienneté de richesse ou de cette espèce de grandeur qui est ordinairement la suite ou la compagne de la richesse. Une grandeur qui vient de naître est partout moins respectée qu'une grandeur ancienne. La haine qu'on porte aux usurpateurs, l'amour qu'on a pour la famille d'un ancien monarque, sont des sentiments fondés en grande partie sur le mépris que les hommes ont naturellement pour la première de ces sortes de grandeur, et leur vénération pour l'autre. De même qu'un officier militaire se soumet sans répugnance à l'autorité d'un supérieur par lequel il a toujours été commandé, mais ne pourrait supporter de voir son inférieur placé au-dessus de lui; de même les hommes sont disposés à la soumission envers une famille à laquelle ils ont toujours été soumis, ainsi que leurs ancêtres; mais ils frémissent d'indignation s'ils voient une autre famille, dans laquelle ils n'ont jamais reconnu de semblable supériorité, s'emparer du droit de les gouverner.
La distinction de naissance étant une suite de l'inégalité de fortune, ne peut avoir lieu chez des peuples chasseurs, parmi lesquels tous les hommes, étant égaux en fortune, doivent pareillement être à peu près égaux par la naissance. A la vérité, le fils d'un homme sage ou vaillant peut bien, même chez eux, être un peu plus considéré qu'un homme de mérite égal qui aura le malheur d'être fils d'un imbécile ou d'un lâche. Avec cela, la différence ne sera pas très sensible, et je ne pense pas qu'il y ait jamais eu aucune grande famille dans le monde qui ait tiré toute son illustration de la sagesse et de la vertu de sa souche...."
Troisième étape donc de l’organisation que traverse la société, l’agriculture féodale, ou manorial, et quatrième et dernière étape de l’interdépendance commerciale.
Adam Smith va décrire l’évolution du féodalisme vers une étape de la société nécessitant de nouvelles institutions, telles que des salaires déterminés par le marché plutôt que par les guildes et des entreprises libres plutôt que contraintes par le gouvernement. Si cela devint plus tard connu comme le capitalisme du laisser-faire, Smith l’a appelé quant à lui le système de la liberté parfaite...
En 1776, la doctrine du libre-échange et de la libre concurrence selon Adam Smith semblait révolutionnaire, non seulement parce qu'elle s'en prenait aux privilèges, aux corporatismes et aux monopoles, mais aussi parce qu'elle développait l'idée que la richesse d'une nation ne repose pas sur ses réserves d'or, mais sur son travail- ce qui allait à l'encontre de toute la pensée de l'époque. Et la question du caractère «révolutionnaire» de la pensée d'Adam Smith a été un thème récurrent d'un long débat suscité en Angleterre par la Révolution française de 1789. Mais certains critiques vont considérer que Smith a tort lorsqu'il affirme que l'intérêt général" et l' "intérêt privé" sont une même chose, et que le libre-échange est bénéfique à tous. Et de fait, Adam Smith n'est jamais parvenu à équilibrer dans son système les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs, ni à y intégrer le travail domestique, assumé en grande partie par les femmes, alors même que ce travail contribue largement au fonctionnement de la société. Pour ces raisons, et aussi du fait de l'essor du socialisme au XIXe siècle, l'influence de Smith a fini par décliner, mais une idée ne meurt jamais tout à fait, la ronde des idées est une ronde éternelle, et ce sont toujours les mêmes idées qui vont et reviennent sous des interprétations différentes ...