Buffon (1707-1788), "Histoire naturelle", "Histoire naturelle, générale et particulière" (1749-1767, en 15 volumes), "Histoire naturelle des Oiseaux" (1770-1783, en 9 volumes, illustrés et rédigés en collaboration avec Guéneau de Montbeillard), "Supplément à l'Histoire naturelle, 1774-1789, en 7 volumes", "Histoire naturelle des minéraux et Traité de l'aimant" (1783-1788, en 5 volumes) - ...

Last update 10/10/2021


1760? Le progrès des sciences est général : les sciences abstraites, qui avaient reçu leur impulsion des savants français du XVIIe siècle, se développent dans l'analyse mathématique de d'Alembert, les travaux de Lagrange et de Monge en géométrie, de Laplace en algèbre. Les sciences expérimentales sont illustrées par les découvertes de Coulomb en électricité, et par celles de Lavoisier qui fonde véritablement la chimie moderne, en posant le principe de la conservation de la masse dans les réactions chimiques, en distinguant corps pondérables et impondérables, en découvrant le rôle de l'oxygène dans la combustion et la respiration. Les acquisitions des sciences de la nature enfin sont considérables, non seulement parce que Linné précise la notion d'espèce en biologie, et parce que Lamarck, en posant les principes du transformisme, donne les éléments d'une explication générale du monde organisé, mais aussi parce que l'Académie des Sciences et le jardin du Roi sont le siège de recherches actives et fécondes et l'origine de voyages d'exploration célèbres, comme ceux de Bougainville et de La Pérouse; la médecine, de son côté, tire parti de la découverte que fit l'Anglais Harvey au siècle précédent de la circulation du sang et l'anatomie et la physiologie progressent grâce à Bichat, Broussais, Bordeu et Réaumur.

Mais le génie le plus représentatif de cette époque est sans aucun doute Buffon. Et tandis que grondent les premières rumeurs d'une révolution politique qui ne sait pas encore ce qu'elle peut être, Buffon, par son œuvre gigantesque et son style, ouvre la voie à une révolution scientifique très française, Jean-Baptiste Lamarck, Étienne et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Jussieu, puis George Cuvier en seront les principaux protagonistes ...



Buffon Georges-Louis Leclerc, qui sera créé comte de Buffon en 1772, naquit en 1707 à Montbard (Bourgogne), où son père, Benjamin Leclerc, était conseiller au Parlement de Dijon, et fit de bonnes études au Collège des jésuites de cette ville, puis à Angers.

Après des voyages en Italie, en Suisse et en Angleterre, il se fait connaître par des ouvrages de thématiques et de physique, est nommé en 1739 intendant du Jardin et du Cabinet du Roi. Il vit surtout à Montbard, et se consacre pendant quarante ans, à partir de 1744, à une Histoire complète et scientifique de la Nature. Il en publie les trois premiers volumes en 1749 ( Terre-Histoire de l'homme), douze volumes de 1753 à 1778 (Quadrupèdes vivipares), neuf volumes de 1770 à 1783 (Oiseaux), cinq volumes de 1783 à 1788 (Minéraux) et sept volume de supplément de 1774 a 1789, dont le Discours sur le style (1777) et les Epoques de la Nature (1778). Il meurt en 1788 et Lacépède achève on oeuvre en 1789.

La vie de Buffon fut sans évènements marquants, réussissant, sans la moindre participation au combat philosophique du XVIIIe siècle, à jouer un grand rôle en concevant une science débarrassée des influences religieuses et en affirmant l'unité de l'espèce humaine ; tout en parsemant son œuvre de remarques inspirées de l'esprit philosophique du temps.

Il travailla sans cesse avec une régularité et une ponctualité parfaites, aimait et sentait la nature, avait le goût des idées générales ...


C'est en 1749 que paraît le premier volume de l' "Histoire naturelle générale et particulière", premier de 44 volumes, dont le dernier sera publié en 1804, longtemps après la mort de Buffon. S'ouvrant par un long discours sur la manière d'étudier l'histoire naturelle, les trois premiers volumes exposent la formation de la Terre, la reproduction animale et l'embryogenèse, l'histoire naturelle de l'Homme, et offre également la description détaillée, rédigée par Louis Daubenton (1716-1800), collaborateur de Buffon jusqu'en 1767, des collections du Cabinet du roi dont il est le garde et démonstrateur. Une "Histoire naturelle" qui connaîtra un immense succès jusqu'au XIXe siècle comme en témoignent ses innombrables éditions et traductions, un monument sans précédent de vulgarisation scientifique qui accompagnera le mouvement encyclopédiste de l'époque des Lumières ...


"Discours sur le style" (1777) 

Buffon était non seulement un grand savant, mais encore un grand écrivain ; son discours de réception à l'Académie française (1753), où il traite si singulièrement de lui, c'est-à-dire de son art d'écrire, est célèbre sous le titre - que Buffon ne lui donnait pas - de "Discours sur le style". Car la science naturelle qu'il vulgarise, à une époque où les beaux esprits ne s'intéressaient guère qu'aux mathématiques et à l'électrostatique, est une science très "personnalisée", "bien écrire, c'est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre, c'est avoir en même temps de l'esprit, de l'âme et du goût […] les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité. La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité. […] Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même. Le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'altérer". Et Buffon marque son Histoire naturelle, les innombrables faits nouveaux relatif à la Nature qu'il mentionne, de sa personnalité : la rédaction définitive est entièrement de la main du maître, véhiculant dans le même courant le fait et l'hypothèse, la constatation objective et la beauté du spectacle ...

 

"..... Pourquoi les ouvrages de la nature sont- ils si parfaits? c'est que chaque ouvrage est un tout, et qu'elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s'écarte jamais; elle prépare en silence les germes de ses productions; elle ébauche par un acte unique la forme primitive de tout être vivant : elle la développe , elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L'ouvrage étonne , mais c'est l'empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L'esprit humain ne peut rien créer; il ne produira qu'après avoir été fécondé par l'expérience et la méditation; ses connaissances sont les genres de ses productions : mais, s'il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s'il s'élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s'il les réunit, s'il les enchaîne, s'il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels. 

C'est faute de plan , c'est pour n'avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu'un homme d'esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire : il aperçoit à la fois un grand nombre d'idées; et comme il ne les a ni comparées ni subordonnées , rien ne le détermine à préférer les unes aux autres ; il demeure donc dans la perplexité; mais, lorsqu'il se sera fait un plan, lorsqu'une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s'apercevra aisément de l'instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l'esprit, il sera pressé de la faire éclore , il n'aura même que du plaisir à écrire : les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur naitra de ce plaisir, se répandra partout et donnera de la vie à chaque expression; tout s'animera de plus en plus, le ton s'élèvera, les objets prendront de la couleur, et le sentiment, se joignant à la lumière, l'augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l'on dit à ce que l'on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux. 

Rien ne s'oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants; rien n'est plus contraire à la lumière qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu'on ne tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l'opposition ; l'on ne présente qu'un côté de l'objet, on met dans l'ombre toutes les autres faces; et ordinairement ce côté qu'on choisit est une pointe , un angle sur lequel on fait jouer l'esprit avec d'autant plus de facilité, qu'on l'éloigné davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses. 

Rien n'est encore plus opposé à la véritable éloquence que l'emploi de ces pensées fines, et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l'éclat qu'en perdant de la solidité : aussi plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style, à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l'écrivain n'ait pas eu d'autre objet que la plaisanterie; alors l'art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l'art d'en dire de grandes. 

Rien n'est plus opposé au beau naturel que la peine qu'on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d'une manière singulière ou pompeuse ; rien ne dégrade plus l'écrivain. Loin de l'admirer, on le plaint d'avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes , pour ne dire que ce que tout le monde dît. Ce défaut est celui des esprits cultivés, mais stériles: ils ont des mots en abondance, point d'idées; ils travaillent donc sur les mots, et s'imaginent avoir combiné des idées, parce qu'ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage quand ils l'ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n'ont point de style, ou, si l'on veut, ils n'en ont que l'ombre : le style doit graver des pensées; ils ne savent que tracer des paroles. 

Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet, il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée; et lorsqu'on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s'en écarter, sans l'appuyer trop inégalement, sans lui donner d'autre mouvement que celui qui sera déterminé par l'espace qu'elle doit parcourir. C'est en cela que consiste la sévérité du style, c'est aussi ce qui en fera l'unité et ce qui en réglera la rapidité, et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi ..."


"Histoire naturelle. Théorie de la Terre. Premier discours: de la manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle"

LA VERITE, vérités mathématiques et vérités physiques - "La vérité, cet être métaphysique dont tout le inonde croit avoir une idée claire, me parait confondue dans un si grand nombre d'objets étrangers auxquels on donne son nom, que je ne suis pas surpris qu'on ait de la peine à la reconnaître. Les préjugés et les fausses applications se sont multipliées à mesure que nos hypothèses ont été plus savantes, plus abstraites et plus perfectionnées ; il est donc plus difficile que jamais de reconnaître ce que nous pouvons savoir, et de le distinguer nettement de ce que nous devons ignorer. Les réflexions suivantes serviront au moins d'avis sur ce sujet important. 

Le mot de vérité ne fait naître qu'une idée vague. Il n'a jamais eu de définition précise ; et la définition elle-même prise dans un sens général et absolu, n'est qu'une abstraction qui n'existe qu'en vertu de quelque supposition. Au lieu de chercher à faire une définition de la vérité, cherchons donc à faire une énumération ; voyons de près ce qu'on appelle communément vérités, et tâchons de nous en former des idées nettes. 

Il y a plusieurs espèces de vérités, et on a coutume de mettre dans le premier ordre les VERITES MATHEMATIQUES : ce ne sont cependant que des vérités de définitions ; ces définitions portent sur des suppositions simples, mais abstraites, et toutes les vérités en ce genre ne sont que des conséquences composées, mais toujours abstraites de ces définitions. Nous avons fait les suppositions, nous les avons combinées de toutes les façons ; ce corps de combinaisons est la science mathématique ; il n'y a donc rien dans cette science que ce que nous y avons mis, et les vérités qu'on en tire ne peuvent être que des expressions différentes sous lesquelles se présentent les suppositions que nous avons employées : ainsi les vérités mathématiques ne sont que les répétitions exactes des définitions ou suppositions. La dernière conséquence n'est vraie que parce qu'elle est identique avec celle qui la précède, et que celle-ci l'est avec la précédente, et ainsi de suite en remontant jusqu'à la première supposition : et comme les définitions sont les seuls principes sur lesquels tout est établi, et qu'elles sont arbitraires et relatives, toutes les conséquences qu'on en peut tirer sont également arbitraires et relatives. Ce qu'on appelle vérités mathématiques se réduit donc à des identités d'idées, et n'a aucune réalité : nous supposons, nous raisonnons sur nos suppositions, nous en tirons des conséquences, nous concluons : la conclusion ou dernière conséquence est une proposition, vraie relativement à notre supposition ; mais cette vérité n'est pas plus réelle que la supposition elle-même. Ce n'est point ici le lieu de nous étendre sur les usages des sciences mathématiques, non plus que sur l'abus qu'on en peut faire : il nous suffit d'avoir prouvé que les vérités mathématiques ne sont que des vérités de définitions, ou, si l'on veut, des expressions différentes de la même chose, et qu'elles ne sont vérités que relativement à ces mêmes définitions que nous avons faites : c'est par cette raison qu'elles ont l'avantage d'être toujours exactes et démonstratives, mais abstraites, intellectuelles et arbitraires. 

LES VERITES PHYSIQUES, au contraire, ne sont nullement arbitraires et ne dépendent point de nous ; au lieu d'être fondées sur des suppositions que nous ayons faites, elles ne sont appuyées que sur des faits. Une suite de faits semblables, ou, si l'on veut, une répétition fréquente et une succession non interrompue des mêmes événements, fait l'essence de la vérité physique : ce qu'on appelle vérité physique n'est donc qu'une probabilité, mais une probabilité si grande, qu'elle équivaut à une certitude. En mathématiques, on suppose; en physique, on pose et on établit. Là, ce sont des définitions ; ici, ce sont des faits. On va de définitions en définitions dans les sciences abstraites ; on marche d'observations en observations dans les sciences réelles. Dans les premières on arrive à l'évidence ; dans les dernières, à la certitude. Le mot de vérité comprend l'une et l'autre, et répond par conséquent à deux idées différentes : sa signification est vague et composée, il n'était donc pas possible de la définir généralement ; il fallait, comme nous venons de le faire, en distinguer les genres, afin de s'en former une idée nette. 

Je ne parlerai pas des autres ordres de vérités : celles de la morale, par exemple, qui sont en partie réelles et en partie arbitraires, demanderaient une longue discussion qui nous éloignerait de notre but, et cela d'autant plus qu'elles n'ont pour objet et pour fin que des convenances et des probabilités. L'évidence mathématique et la certitude physique sont donc les deux points sous lesquels nous devons considérer la vérité ; dès qu'elle s'éloignera de l'une et de l'autre, ce n'est plus que vraisemblance et probabilité ..." 

A noter que la Faculté de théologie de Paris censura en janvier 1751 quatorze propositions dans la "Théorie de la terre" de Buffon, tant l'idée de "vérité" sur laquelle il entend construire son récit d'histoire naturelle reste encore en dépendance de ces vérités dites "éternelles" que postulent existence de Dieu et loi morale : " ... quand j'ai dit que les vérités de la morale n'ont pour objet et pour fin que des convenances et des probabilités, je n'ai jamais voulu parler des vérités réelles, telles que sont non seulement les préceptes de la loi divine, mais encore ceux qui appartiennent à la loi naturelle, et que je n'entends par vérités arbitraires en fait de morale, que les lois qui dépendent de la volonté des hommes, et qui sont différentes dans différents pays, et par rapport à la constitution des différents états ..."

 

"De la Nature - Première vue"

Cette étude de la nature se trouve intercalée dans l'histoire des animaux, avec cette note de Buffon : « Comme les détails de l'Histoire naturelle ne sont intéressants que pour ceux qui s'appliquent uniquement à cette science et que, dans une exposition aussi longue que celle de l'histoire particulière de tous les animaux, il règne nécessairement trop d'uniformité, nous avons cru que la plupart de nos lecteurs nous sauraient gré de couper de temps en temps le fil d'une méthode qui nous contraint, par des discours dans lesquels nous donnerons nos réflexions sur la nature en général, et traiterons de ses effets en grand. Nous retournerons ensuite à nos détails avec plus de courage; car j'avoue qu'il en faut pour s'occuper continuellement de petits objets dont l'examen exige la plus froide patience, et ne permet rien au génie. » L'étude ainsi intercalée comprend deux parties ayant, pour sous-titres : Première vue et Seconde vue ...

 

"La nature est le système des lois établies par le Créateur pour l'existence des choses et pour la succession des êtres. La nature n'est point une chose, car cette chose serait tout ; la nature n'est point un être, car cet être serait Dieu ; mais on peut la considérer comme une puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout, et qui, subordonnée à celle du premier être, n'a commencé d'agir que par son ordre, et n'agit encore que par son concours ou son consentement. Cette puissance est, de la Puissance divine, la partie qui se manifeste ; c'est en même temps la cause et l'effet, le mode et la substance, le dessein et l'ouvrage : bien différente de l'art humain, dont les productions ne sont que des ouvrages morts, la nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif, qui sait tout employer, qui, travaillant d'après soi-même, toujours sur le même fonds, bien loin de l'épuiser le rend inépuisable : le temps, l'espace et la matière sont ses moyens, l'univers son objet, le mouvement et la vie son but.

Les effets de cette puissance sont les phénomènes du monde ; les ressorts qu'elle emploie sont des forces vives que l'espace et le temps ne peuvent que mesurer et limiter sans jamais les détruire ; des forces qui se balancent, qui se confondent, qui s'opposent sans pouvoir s'anéantir : les unes pénètrent et transportent les corps, les autres les échauffent et les animent ; l'attraction et l'impulsion sont les deux principaux instruments de l'action de cette puissance sur les corps bruts ; la chaleur et les molécules organiques vivantes sont les principes actifs qu'elle met en oeuvre pour la formation et le développement des êtres organisés.

Avec de tels moyens, que ne peut la nature ? Elle pourrait tout si elle pouvait anéantir et créer ; mais Dieu s'est réservé ces deux extrêmes de pouvoir : anéantir et créer sont les attributs de la toute-puissance ; altérer, changer, détruire, développer, renouveler, produire, sont les seuls droits qu'il a voulu céder. Ministre de ses ordres irrévocables, dépositaire de ses immuables décrets, LA NATURE NE S'ECARTE JAMAIS DES LOIS QUI LUI ONT ETE PRESCRITES ; elle n'altère rien aux plans qui lui ont été tracés, et dans tous ses ouvrages elle présente le sceau de l'Éternel ; cette empreinte divine, prototype inaltérable des existences, est le modèle sur lequel elle opère, modèle dont tous les traits sont exprimés en caractères ineffaçables, et prononcés pour jamais ; modèle toujours neuf, que le nombre des moules ou des copies, quelque infini qu'il soit, ne fait que renouveler.

Tout a donc été créé, et rien encore ne s'est anéanti ; la nature balance entre ces deux limites sans jamais approcher ni de l'une ni de l'autre : tâchons de la saisir dans quelques points de cet espace immense qu'elle remplit et parcourt depuis l'origine des siècles.

Quels objets ! Un volume immense de matière qui n'eût formé qu'une inutile, une épouvantable masse, s'il n'eût été divisé en parties séparées par des espaces mille fois plus

immenses ; mais des milliers de globes lumineux, placés à des distances inconcevables, sont les bases qui servent de fondement à l'édifice du monde ; des millions de globes opaques, circulant autour des premiers, en composent l'ordre et l'architecture mouvante : deux forces primitives agitent ces grandes masses, les roulent, les transportent et les animent ;. chacune agit à tout instant, et toutes deux, combinant leurs efforts, tracent les zones des sphères célestes, établissent dans le milieu du vide des lieux fixes et des routes déterminées ; et c'est du sein même du mouvement que naît l'équilibre des mondes et le repos de l'univers.

 

La première de ces forces est également répartie ; la seconde a été distribuée en mesure inégale ; chaque atome de matière a une même quantité de force d'attraction, chaque globe a une quantité différente de force d'impulsion ; aussi est-il des astres fixes et des astres errants, des globes qui ne semblent faits que pour attirer et d'autres pour pousser ou pour être poussés, des sphères qui ont reçu une impulsion commune dans le même sens, et d'autres une impulsion particulière, des astres solitaires et d'autres accompagnés de satellites, des corps de lumière et des masses de ténèbres, des planètes dont les différentes parties ne jouissent que successivement d'une lumière empruntée, des comètes qui se perdent dans l'obscurité des profondeurs de l'espace, et reviennent après des siècles se parer de nouveaux feux ; des soleils qui paraissent, disparaissent et semblent alternativement se rallumer et s'éteindre, d'autres qui se montrent une fois et s'évanouissent ensuite pour jamais. Le ciel est le pays des grands événements ; mais à peine l'oeil humain peut-il les saisir : un soleil qui périt et qui cause la catastrophe d'un monde, ou d'un système de mondes, ne fait d'autre effet à nos yeux que celui d'un feu follet qui brille et qui s'éteint ; l'homme, borné à l'atome terrestre sur lequel il végète, voit cet atome comme un monde, et ne voit les mondes que comme des atomes.

 

Car cette terre qu'il habite, à peine reconnaissable parmi les autres globes, et tout à fait invisible pour les sphères éloignées, est un million de fois plus petite que le soleil qui l'éclaire, et mille fois plus petite que d'autres planètes qui, comme elle, sont subordonnées à la puissance de cet astre, et forcées à circuler autour de lui. Saturne, Jupiter, Mars, la Terre, Vénus, Mercure et le Soleil occupent la petite partie des cieux que nous appelons notre univers. Toutes ces planètes, avec leurs satellites, entraînées par un mouvement rapide dans le même sens et presque dans le même plan, composent une roue d'un vaste diamètre dont l'essieu porte toute la charge, et qui, tournant lui-même avec rapidité, a dû s'échauffer, s'embraser et répandre la chaleur et la lumière jusqu'aux extrémités de la circonférence : tant que ces mouvements dureront (et ils seraient éternels, à moins que la main du premier moteur ne s'oppose et n'emploie autant de force pour les détruire qu'il en a fallu pour les créer), le soleil brillera et remplira de sa splendeur toutes les sphères du monde ; et comme dans un système où tout s'attire, rien ne peut ni se perdre ni s'éloigner sans retour, la quantité de matière restant toujours la même, cette source féconde de lumière et de vie ne s'épuisera, ne tarira jamais : car les autres soleils, qui lancent continuellement leurs feux, rendent à notre soleil tout autant de lumière qu'ils en reçoivent de lui.

 

Les comètes, en beaucoup plus grand nombre que les planètes, et dépendantes comme elles de la puissance du soleil, pressent aussi sur ce foyer commun, en augmentant la charge, et contribuent de tout leur poids à son embrasement : elles font partie de notre univers, puisqu'elles sont sujettes, comme les planètes, à l'attraction du soleil ; mais elles n'ont rien de commun entre elles, ni avec les planètes, dans leur mouvement d'impulsion ; elles circulent chacune dans un plan différent et décrivent des orbes plus ou moins allongés dans des périodes différentes de temps, dont les unes sont de plusieurs années, et les autres de quelques siècles : le soleil tournant sur lui-même, mais au reste immobile au milieu du tout, sert en même temps de flambeau, de foyer, de pivot à toutes ces parties de la machine du monde.

C'est par sa grandeur même qu'il demeure immobile et qu'il régit les autres globes ; comme la force a été donnée proportionnellement à la masse, qu'il est incomparablement plus grand qu'aucune des comètes, et qu'il contient mille fois plus de matière que la plus grosse planète, elles ne peuvent ni le déranger, ni se soustraire à sa puissance, qui s'étendant à des distances immenses les contient toutes, et lui ramène au bout d'un temps celles qui s'éloignent le plus : quelques-unes même, à leur retour, s'en approchent de si près, qu'après avoir été refroidies pendant des siècles, elles éprouvent une chaleur inconcevable ; elles sont sujettes à des vicissitudes étranges par ces alternatives de chaleur et de froid extrêmes, aussi bien que par les inégalités de leur mouvement, qui tantôt est prodigieusement accéléré, et ensuite infiniment retardé : ce sont, pour ainsi dire, des mondes en désordre, en comparaison des planètes, dont les orbites étant plus régulières, les mouvements plus égaux, la température toujours la même, semblent être des lieux de repos, où, tout étant constant, la nature peut établir un plan, agir uniformément, se développer successivement dans toute son étendue. Parmi ces globes choisis entre les astres errants, celui que nous habitons parait encore privilégié ; moins froid, moins éloigné que Saturne, Jupiter, Mars, il est aussi moins brûlant que Vénus et Mercure, qui paraissent trop voisins de l'astre de lumière.

 

Aussi, avec quelle magnificence la nature ne brille-t-elle pas sur la terre ? une lumière pure, s'étendant de l'orient au couchant, dore successivement les hémisphères de ce globe ; un élément transparent et léger l'environne ; une chaleur douce et féconde anime, fait éclore tous les germes de vie ; des eaux vives et salutaires servent à leur entretien, à leur accroissement ; des éminences distribuées dans le milieu des terres arrêtent les vapeurs de l'air, rendent ces sources intarissables et toujours nouvelles ; des cavités immenses faites pour les recevoir partagent les continents ; l'étendue de la mer est aussi grande que celle de la terre ; ce n'est point un élément froid et stérile, c'est un nouvel empire aussi riche, aussi peuplé que le premier. Le doigt de Dieu a marqué leurs confins ; si la mer anticipe sur les plages de l'occident, elle laisse à découvert celles de l'orient : cette masse immense d'eau, inactive par elle-même, suit les impressions des mouvements célestes, elle balance par des oscillations régulières de flux et de reflux, elle s'élève et s'abaisse avec l'astre de la nuit ; elle s'élève encore plus lorsqu'il concourt avec l'astre du jour, et que tous deux, réunissant leurs forces dans le temps des équinoxes, causent les grandes marées ; notre correspondance avec le ciel n'est nulle part mieux marquée.

De ces mouvements constants et généraux résultent des mouvements variables et particuliers, des transports de terre, des dépôts qui forment au fond des eaux des éminences semblables à celles que nous voyons sur la surface de la terre ; des courants qui, suivant la direction de ces chaînes de montagnes, leur donnent une figure dont tous les angles se correspondent, et coulent au milieu des ondes comme les eaux coulant sur la terre, sont en effet les fleuves de la mer.

L'air, encore plus léger, plus fluide que l'eau, obéit aussi à un plus grand nombre de puissances ; l'action éloignée du soleil et de la lune, l'action immédiate de la mer, celle de la chaleur qui le raréfie, celle du froid qui le condense, y causent des agitations continuelles ; les vents sont ses courants : ils poussent, ils assemblent les nuages ; ils produisent les météores et transportent au-dessus de la surface aride des continents terrestres les vapeurs humides des plages maritimes ; ils déterminent les orages, répandent et distribuent les pluies fécondes et les rosées bienfaisantes ; ils troublent les mouvements de la mer ; ils agitent la surface mobile des eaux, arrêtent ou précipitent les courants, les font rebrousser, soulèvent les flots, excitent les tempêtes : la mer irritée s'élève vers le ciel et vient en mugissant se briser contre des digues inébranlables, ni surmonter. qu'avec tous ses efforts elle ne peut ni détruire ni surmontée.

La terre, élevée au-dessus du niveau de la mer, est à l'abri de ses irruptions ; sa surface émaillée de fleurs, parée d'une verdure toujours renouvelée, peuplée de mille et mille espèces d'animaux différents, est un lieu de repos, un séjour de délices, où l'homme, placé pour seconder la nature, préside à tous les êtres ; seul, entre tous, capable de connaître et d'admirer. Dieu l'a fait spectateur de l'univers et témoin de ses merveilles ; l'étincelle divine dont il est animé le rend participant aux mystères divins : c'est par cette lumière qu'il voit et lit dans le livre du monde comme un exemplaire de la divinité.

 

La nature est le trône extérieur de la magnificence divine ; l'homme qui la contemple, qui l'étudié, s'élève par degrés au trône intérieur de la toute-puissance : fait pour adorer le Créateur, il commande à toutes les créatures ; vassal du ciel, roi de la terre, il l'ennoblit, la peuple et l'enrichit ; il établit entre les êtres vivants l'ordre, la subordination, l'harmonie ; il embellit la nature même, il la cultive, l'étend et la polit, en élague le chardon et la ronce, y multiplie le raisin et la rose. 

Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées où l'homme n'a jamais résidé : couvertes, ou plutôt hérissées de bois épais et noirs dans toutes les parties élevées, des arbres sans écorce et sans cime, courbés, rompus, tombant de vétusté ; d'autres, en plus grand nombre, gisant au pied des premiers pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent les germes prêts à éclore. La nature, qui partout ailleurs brille par sa jeunesse, parait ici dans la décrépitude ; la terre, surchargée par le poids, surmontée par les débris de ses productions, n'offre, au lieu d'une verdure florissante, qu'un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, de lichens, d'agarics, fruits impurs de la corruption : dans toutes les parties basses, des eaux mortes et croupissantes, faute d'être conduites et dirigées ; des terrains fangeux, qui, n'étant ni solides ni liquides, sont inabordables, et demeurent également inutiles aux habitants de la terre et des eaux ; des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourrissent que des insectes vénéneux et servent de repaire aux animaux immondes. 

 

 Entre ces marais infects qui occupent les lieux bas, et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées, s'étendent des espèces de landes, des savanes, qui n'ont rien de commun avec nos prairies ; les mauvaises herbes y surmontent, y étouffent les bonnes : ce n'est point ce gazon fin qui semble faire le duvet de la terre, ce n'est point cette pelouse émaillée qui annonce sa brillante fécondité ; ce sont des végétaux agrestes, des herbes dures, épineuses, entrelacées les unes dans les autres, qui semblent moins tenir à la terre qu'elles ne tiennent entre elles, et qui, se desséchant et repoussant successivement les unes sur les autres, forment une bourre grossière épaisse de plusieurs pieds. Nulle route, nulle communication, nul vestige d'intelligence dans ces lieux sauvages ; l'homme, obligé de suivre les sentiers de la bête farouche, s'il veut les parcourir ; contraint de veiller sans cesse pour éviter d'en devenir la proie ; effrayé de leurs rugissements, saisi du silence même de ces profondes solitudes, il rebrousse chemin et dit : La nature brute est hideuse et mourante ; C'EST MOI SEUL QUI PEUX LA RENDRE AGREABLE ET VIVANTE : desséchons ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler, formons-en des ruisseaux, des canaux ; employons cet élément actif et dévorant qu'on nous avait caché et que nous ne devons qu'à nous-mêmes ; mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi consommées ; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n'aura pu consumer ; bientôt, au lieu du jonc, du nénuphar, dont le crapaud composait son venin, nous verrons paraître la renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires ; des troupeaux d'animaux bondissants fouleront cette terre jadis impraticable, ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante ; ils se multiplieront pour se multiplier encore : servons-nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage ; que le bœuf soumis au joug emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la terre ; qu'elle rajeunisse par la culture : une nature nouvelle va sortir de nos mains.

 

Qu'elle est belle cette nature cultivée ! que par les soins de l'homme, elle est brillante et pompeusement parée ! Il en fait lui-même le principal ornement ; il en est la production la plus noble : en se multipliant il en multiplie le germe le plus précieux ; elle-même aussi semble se multiplier avec lui ; il met au jour, par son art, tout ce qu'elle recelait dans son sein ; que de trésors ignorés ! que de richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains, perfectionnés, multipliés à l'infini ; les espèces utiles d'animaux transportées, propagées, augmentées sans nombre ; les espèces nuisibles réduites, confinées, reléguées ; l'or, et le fer plus nécessaire que l'or, tirés des entrailles de la terre ; les torrents contenus, les fleuves dirigés, resserrés, la mer soumise, reconnue, traversée d'un hémisphère à l'autre ; la terre accessible partout, partout rendue aussi vivante que féconde ; dans les vallées, de riantes prairies, dans les plaines de riches pâturages ou des moissons encore plus riches ; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets couronnés d'arbres utiles et de jeunes forêts ; les déserts devenus des cités habitées par un peuple immense qui, circulant sans cesse, se répand de ces centres jusqu'aux extrémités ; des routes ouvertes et fréquentées, des communications établies partout comme autant de témoins de la force et de l'union de la société ; mille autres monuments de puissance et de gloire démontrent assez que L'HOMME, MAÎTRE DU DOMAINE DE LA TERRE, en a changé, renouvelé la surface entière, et que de tout temps il partage l'empire avec la nature.

Cependant il ne règne que par droit de conquête : il jouit plutôt qu'il ne possède ; il ne conserve que par des soins toujours renouvelés : s'ils cessent, tout languit, tout s'altère, tout change, tout rentre sous la main de la nature : elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l'homme, couvre de poussière et de mousse ses plus fastueux monuments, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le regret d'avoir perdu par sa faute ce que ses ancêtres avaient conquis par leurs travaux. Ces temps où l'homme perd son domaine, ces siècles de barbarie pendant lesquels tout périt, sont toujours préparés par la guerre, et arrivent avec la disette et la dépopulation.

 

L'homme, qui ne peut que par le nombre, qui n'est fort que par sa réunion, qui n'est heureux que par la paix, a la fureur de s'armer pour son malheur et de combattre pour sa ruine : excité par l'insatiable avidité, aveuglé par l'ambition encore plus insatiable, il renonce aux sentiments d'humanité, tourne toutes ses forces contre lui-même, cherche à s'entre-détruire, se détruit en effet ; et après ces jours de sang et de carnage, lorsque la fumée de la gloire s'est dissipée, il voit d'un œil triste la terre dévastée, les arts ensevelis, les nations dispersées, les peuples affaiblis, son propre bonheur ruiné, et sa puissance reste anéantie.

Grand Dieu ! dont la seule présence soutient la nature et maintient l'harmonie des lois de l'univers ; vous, qui du trône immobile de l'Empyrée voyez rouler sous vos pieds toutes les sphères célestes sans choc et sans confusion, qui du sein du repos reproduisez à chaque instant leurs mouvements immenses, et seul régissez dans une paix profonde ce nombre infini de deux et de mondes ; rendez, rendez enfin, le calme à la terre agitée ! Qu'elle soit dans le silence ! qu'à votre voix la discorde et la guerre cessent de faire retentir leurs clameurs orgueilleuses ! Dieu de bonté, auteur de tous les êtres, vos regards paternels embrassent tous les objets de la création ; mais l'homme est votre être de choix ; vous avez éclairé son âme d'un rayon de votre lumière immortelle ;comblez vos bienfaits en pénétrant Son cœur d'un trait de votre amour. Ce sentiment divin, se répandant partout, réunira les natures ennemies ; l'homme ne craindra plus l'aspect de l'homme ; le fer homicide n'armera plus sa main ; le feu dévorant de la guerre ne fera plus tarir la source des générations ; l'espèce humaine, maintenant affaiblie, mutilée, moissonnée dans sa fleur, germera de nouveau et se multipliera sans nombre ; la nature accablée sous le poids des fléaux, stérile, abandonnée, reprendra bientôt, avec une nouvelle vie, son ancienne fécondité ; et nous, Dieu bienfaiteur, nous la seconderons, nous la cultiverons, nous l'observerons sans cesse pour vous offrir à chaque instant un nouveau tribut de reconnaissance et d'admiration."


"DE LA NATURE - SECONDE VUE"

L'UNITE DE LA NATURE - "Un individu, de quelque espèce qu'il soit, n'est rien dans l'univers ; cent individus, mille, ne sont encore rien ; les espèces sont les seuls êtres de la nature : êtres perpétuels, aussi anciens, aussi permanents qu'elle ; que, pour mieux juger, nous ne considérons plus comme une collection ou une suite d'individus semblables, mais comme un tout indépendant du nombre, indépendant du temps ; un tout toujours vivant, toujours le même ; un tout qui a été compté pour un dans !es ouvrages de la création, et qui, par conséquent, ne fait qu'une unité dans la nature. De toutes ces unités, l'espèce humaine est la première ; les autres, de l'éléphant jusqu'à la mite, du cèdre jusqu'à l'hysope, sont en seconde et en troisième ligne ; et quoique différente par la forme, par la substance et même par la vie, chacune tient sa place, subsiste par elle-même ; se défend des autres ; et toutes ensemble composent et représentent la nature vivante, qui se maintient et se maintiendra comme elle s'est maintenue ; un jour, un siècle, un âge, toutes les portions du temps ne font pas partie de sa durée ; le temps lui-même n'est relatif qu'aux individus, aux êtres dont l'existence est fugitive ; mais celle des espèces étant constante, leur permanence fait la durée, et leur différence le nombre. Comptons donc les espèces comme nous l'avons fait ; donnons-leur à chacune un droit égal à la mense de la nature ; elles lui sont toutes également chères, puisque à chacune elle a donné les moyens d'être et de durer aussi longtemps qu'elle.

 

Faisons plus, mettons aujourd'hui l'espèce à la place de l'individu : nous avons vu quel était pour l'homme le spectacle de la nature, imaginons quelle en serait la vue pour un être qui représenterait l'espèce humaine entière. Lorsque, dans un beau jour de printemps, nous voyons la verdure renaître, les fleurs s'épanouir, tous les germes éclore, les abeilles revivre, l'hirondelle arriver, le rossignol chanter l'amour, le bélier en bondir, le taureau en mugir, tous les êtres vivants se chercher et se joindre pour en produire d'autres, nous n'avons d'autre idée que celle d'une reproduction et d'une nouvelle vie. Lorsque dans la saison noire du froid et des frimas l'on voit les natures devenir indifférentes, se fuir au lieu de se chercher, les habitants de l'air déserter nos climats, ceux de l'eau perdre leur liberté sous des voûtes de glace, tous les insectes disparaître ou périr, la plupart des animaux s'engourdir, se creuser des retraites, la terre se durcir, les plantes se sécher, les arbres dépouillés se courber, s'affaisser sous le poids de la neige et du givre, tout présente l'idée de la langueur et de l'anéantissement.

 

Mais ces idées de renouvellement et de destruction, ou plutôt ces images de la mort et de la vie, quelque grandes, quelque générales qu'elles nous paraissent, ne sont qu'individuelles et particulières : l'homme, comme individu, juge ainsi la nature, l'être que nous avons mis à la place de l'espèce la juge plus grandement, plus généralement ; il ne voit dans cette destruction, dans ce renouvellement, dans toutes ces successions, que permanence et durée ; la saison d'une année est pour lui la même que celle de l'année précédente, la même que celle de tous les siècles ; le millième animal dans l'ordre des générations est pour lui le même que le premier animal. Et en effet, si nous vivions; si nous subsistions à jamais, si tous les êtres qui nous environnent subsistaient aussi tels qu'ils sont pour toujours, et que tout fût perpétuellement comme tout est aujourd'hui, l'idée du temps s'évanouirait, et l'individu deviendrait l'espèce. 

 

Eh ! pourquoi nous refuserions-nous de considérer la nature pendant quelques instants sous ce nouvel aspect ? A la vérité, l'homme en venant au monde arrive des ténèbres ; l'âme aussi nue que le corps, il naît sans connaissance comme sans défense, il n'apporte que des qualités passives, il ne peut que recevoir les impressions des objets et laisser affecter ses organes, la lumière brille longtemps à ses yeux avant que de l'éclairer : d'abord il reçoit tout de la nature et ne lui rend rien ; mais dès que ses sens sont affermis, dès qu'il peut comparer ses sensations, il se réfléchit vers l'univers, il forme des idées, il les conserve, les étend, les combine ; l'homme, et surtout l'homme instruit, n'est plus un simple individu, il représente en grande partie l'espèce humaine entière, il a commencé par recevoir de ses pères les connais sances qui leur avaient été transmises par ses aïeux ; ceux-ci ayant trouvé l'art divin de tracer la pensée et de la faire passer à la postérité, se sont, pour ainsi dire, identifiés avec leurs neveux ; les nôtres s'identifieront avec nous : cette réunion, dans un seul homme, de l'expérience de plusieurs siècles, recule à l'infini les limites de son être : ce n'est plus un individu simple, borné, comme les autres, aux sensations de l'instant présent, aux expériences du jour actuel ; c'est à peu près l'être que nous avons mis à la place de l'espèce entière ; il lit dans le passé, voit le présent, juge de l'avenir ;et dans le torrent des temps qui amène, entraîne, absorbe tous les individus de l'univers, il trouve les espèces constantes, la nature invariable. La relation des choses étant toujours la même, l'ordre des temps lui parait nul ; les lois du renouvellement ne font que compenser à ses yeux celles de la permanence : une succession continuelle d'êtres, tous semblables entre eux, n'équivaut en effet qu'à l'existence perpétuelle d'un seul de ces êtres.

 

A quoi se rapporte donc ce grand appareil des générations, cette immense profusion de germes, dont il en avorte mille et mille pour un qui réussit ? qu'est-ce que cette propagation, cette multiplication des êtres, qui, se détruisant et se renouvelant sans cesse, n'offrent toujours que la même scène et ne remplissent ni plus ni moins la nature ? d'où viennent ces alternatives de mort et de vie, ces lois d'accroissement et de dépérissement, toutes ces représentations renouvelées d'une seule et même chose ? elles tiennent à l'essence même de la nature, et dépendent du premier établissement de la machine du monde ; fixe dans son tout, et mobile dans chacune de ses parties, les mouvements généraux des corps célestes ont produit les mouvements particuliers du globe de la terre ; les forces pénétrantes dont ces grands corps sont animés, par lesquels ils agissent au loin et réciproquement les uns sur les autres, animent aussi chaque atome de matière, et cette propension mutuelle de toutes ces parties les unes vers les autres est le premier lien des êtres le principe de la consistance des choses, et le soutien de l'harmonie de l'univers. Les grandes combinaisons ont produit tous les petits rapports : le mouvement de la nature sur son axe partage en jours et en nuits les espaces de la durée, tous les êtres vivants qui habitent la terre ont leur temps de lumière et leur temps de ténèbres, la veille et le sommeil : une grande portion de l'économie animale, celle de l'action des sens et du mouvement des membres, est relative à cette première combinaison. Y aurait-il des sens ouverts à la lumière dans un monde où la nuit serait perpétuelle ? ..."


"Les Epoques de la Nature" (1778)

Histoire du globe terrestre. Première époque. Lorsque la terre et les planètes ont pris leur forme - Seconde époque. Lorsque la matière s'étant consolidée a formé la roche intérieure du globe , ainsi que les grandes masses vitrescibles qui sont à sa surface - Troisième époque. Lorsque les eaux ont couvert nos continents ... - Quatrième époque. Lorsque les eaux se sont retirées, et que les volcans ont commencé d'agir - Cinquième époque. Lorsque les éléphants et les autres animaux du Midi ont habité les terres du Nord - Sixième époque. Lorsque s'est faite la séparation des continents ... - Septième et dernière époque. Lorsque la puissance de l'homme a secondé celle de la nature ...

Partisan de l'observation et de l'expérience, Buffon réagit contre les classifications artificielles de certains naturalistes, comme Linné qui lui semblent contredire l'unité réelle de la Création; puis il admet peu à peu l'idée d'une transformation des espèces et cherche à définir un système du monde où l'homme occupe une place essentielle, mais n'exerce plus une royauté absolue. En grand écrivain, il réussit à imaginer la marche épique du globe avant le premier homme, montrant une fois encore (après Voltaire dans le Siècle de Louis XIV, Diderot dans le Rêve de d'Alembert, Montesquieu dans l'Esprit des lois) qu' au XVIIIe siècle, la science et la littérature peuvent s'unir harmonieusement.

 

Buffon a divisé l'histoire de la terre en sept époques ; à la fin de la quatrième époque, le globe, d'abord constitué d'une masse de chaleur et de feu, est devenu un continent couvert d'une mer universelle. La phrase périodique de Buffon exprime avec une grandeur épique les terrifiants bouleversements géologiques des premiers âges, équilibrant avec rigueur les notions scientifiques et la poésie de l'imagination qui crée le mouvement et la vie ...

 

"Notre globe, pendant trente-cinq mille ans, n'a donc été qu'une masse de chaleur et de feu, dont aucun être sensible ne pouvait approcher; ensuite, pendant quinze ou vingt mille ans, sa surface n'étaít qu 'une mer universelle : il a fallu cette longue succession de siècles pour le refroidissement de la terre et pour la retraite des eaux, et ce n'est qu 'à la fin de cette seconde période que la surface de nos continents a été figurée.

Mais ces derniers efforts de l'action des courants de la mer ont été précédés de quelques autres effets encore plus généraux, lesquels ont influé sur quelques traits de la face entière de la terre. Nous avons dit que les eaux, venant en plus grande quantité du pôle austral, avaient aiguisé toutes les pointes des continents; mais après la chute complète des eaux, lorsque la mer universelle eut pris son équilibre, le mouvement du midi au nord cessa, et la mer n'eut plus à obéir qu'à la puissance constante de la lune, qui, se combinant avec celle du soleil, produisit les marées et le mouvement constant d 'orient en occident. Les eaux, dans leur premier avènement, avaient d'abord été dirigées des pôles vers l'équateur parce que les parties polaires, plus refroidies que le reste du globe, les avaient reçues les premières; ensuite, elles ont gagné successivement les régions de l'équateur; et lorsque ces régions ont été couvertes comme toutes les autres par les eaux, le mouvement d'orient en occident s'est dès lors établi pour jamais; car non seulement il s'est maintenu pendant cette longue période de la retraite des mers, mais il se maintient encore aujourd'hui. Or ce mouvement général de la mer d'orient en occident a produit sur la surface de la masse terrestre un effet tout aussi général, c'est d'avoir escarpé toutes les côtes occidentales des continents terrestres et d'avoir en même temps laissé tous les terrains en pente douce du côté de l'orient.

A mesure que les mers s'abaissaient et découvraient les pointes les plus élevées des continents, ces sommets, comme autant de soupiraux qu'on viendrait à déboucher, commencèrent à laisser exhaler les nouveaux feux produits dans l'intérieur de la terre par l'effervescence des matières qui servent d'aliment aux volcans. Le domaine de la terre, sur la fin de cette seconde période de vingt mille ans, était partagé entre le feu et l'eau; également déchirée et dévorée par la fureur de ces deux éléments, il n'y avait nulle part ni sûreté ni repos; mais heureusement ces anciennes scènes, les plus épouvantables de la nature, n'ont point eu de spectateurs, et ce n 'est qu'après cette seconde période entièrement révolue que l'on peut dater la naissance des animaux terrestres; les eaux étaient alors retirées, puisque les deux continents étaient unis vers le nord et également peuplés d 'éléphants; le nombre des volcans était aussi beaucoup diminué, parce que leurs éruptions ne pouvant s'opérer que par le conflit de l'eau et du feu, elles avaient cessé dès que la mer, en s'abaissant, s'en était éloignée. Qu'on se représente encore l'aspect qu'offrait la terre immédiatement après cette seconde période, c'est-à-dire à cinquante-cinq ou soixante mille ans de sa formation. Dans toutes les parties basses, des mares profondes, des courants rapides et des tournoiements d 'eau; des tremblements de terre presque continuels, produits par l'affaissement des cavernes et par les fréquentes explosions des volcans, tant sous mer que sur terre; des orages généraux et particuliers, des tourbillons de fumée et des tempêtes excitées par les violentes secousses de la terre et de la mer; des inondations, des débordements, des déluges occasionnés par ces mêmes commotions; des fleuves de verre fondu, de bitume et de soufre, ravageant les montagnes et venant dans les plaines empoisonner les eaux; le soleil même presque toujours offusqué non seulement par des nuages aqueux, mais par des masses épaisses de cendres et de pierres poussées par les volcans; et nous remercierons le Créateur de n'avoir pas rendu l'homme témoin de ces scènes effrayantes et terribles qui ont précédé et pour ainsi dire annoncé la naissance de la nature intelligente et sensible."

 

Les six premières époques racontaient l'histoire de la terre, depuis qu'elle a pris sa forme jusqu'à la séparation des continents. La création est alors parfaite. L'homme n'a plus qu'à seconder par sa puissance celle de la nature, et c'est le sujet de la septième époque ...

 

"... Nous voilà, comme je me le suis proposé, descendus du sommet de l'échelle du temps jusqu'à des siècles assez voisins du nôtre ; nous avons passé du chaos à la lumière, de l'incandescence du globe à son premier refroidissement, et cette période de temps a été de vingt-cinq mille ans. Le second degré de refroidissement a permis la chute des eaux et a produit la dépuration de l'atmosphère depuis vingt-cinq à trente-cinq mille ans. Dans la troisième époque s'est fait l'établissement de la mer universelle, la production des premiers coquillages et des premiers végétaux, la construction de la surface de la terre par lits horizontaux, ouvrage de quinze ou vingt autres milliers d'années. Sur la fin de la troisième époque, et au commencement de la quatrième, s'est faite la retraite des eaux : les courants de la mer ont commencé de ravager la terre par leurs explosions. Tous ces derniers mouvements ont duré dix mille ans de plus ; et, en somme totale, ces grands événements, ces opérations et ces constructions supposent au moins une succession de soixante mille années.

Après quoi la nature, dans son premier moment de repos, a donné ses productions les plus nobles ; la cinquième époque nous présente la naissance des animaux terrestres. Il est vrai que ce repos n'était pas absolu, la terre n'étant pas tout à fait tranquille, puisque ce n'est qu'après la naissance des premiers animaux terrestres que s'est faite la séparation des continents et que sont arrivés les grands changements que je viens d'exposer dans la sixième époque.

 Au reste, j'ai fait ce que j'ai pu pour proportionner dans chacune de ces périodes la durée du temps à la grandeur des ouvrages ; j'ai tâché, d'après mes hypothèses, de tracer le tableau successif des grandes révolutions de la nature, sans néanmoins avoir prétendu la saisir à son origine, et encore moins l'avoir embrassée dans toute son étendue. Et mes hypothèses fussent-elles contestées, et mon tableau ne fût-il qu'une esquisse très imparfaite de celui de la nature, je suis convaincu que tous ceux qui de bonne foi voudront examiner cette esquisse, et la comparer avec le modèle, trouveront assez de ressemblance pour pouvoir au moins satisfaire leurs yeux, et fixer leurs idées sur les plus grands objets de la philosophie naturelle...."

 

COMMENT LA PUISSANCE DE L'HOMME PEUT INFLUER SUR CELLE DE LA NATURE ( Septième et dernière époque de la nature)...

"... Supposons donc le monde en paix et voyons de plus près combien la puissance de l'homme pourrait influer sur celle de la nature. Rien ne parait plus difficile, pour ne pas dire impossible, que de s'opposer au refroidissement successif de la terre, et de réchauffer la température d'un climat ; cependant l'homme le peut faire et l'a fait. Paris et Québec sont à peu près sous la même latitude et à la même élévation sur le globe : Paris serait donc aussi froid que Québec, si la France et toutes les contrées qui l'avoisinent étaient aussi dépourvues d'hommes, aussi couvertes de bois, aussi baignées par les eaux que le sont les terres voisines du Canada. Assainir, défricher et peupler un pays, c'est lui rendre de la chaleur pour plusieurs milliers d'années, et ceci prévient la seule objection raisonnable que l'on puisse faire contre mon opinion, ou, pour mieux dire, contre le fait réel du refroidissement de la terre.

Selon votre système, me dira-t-on, toute la terre doit être plus froide aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a deux mille ans ; or, la tradition semble nous prouver le contraire. Les Gaules, et la Germanie nourrissaient des élans, des loups-cerviers, des ours, et d'autres animaux qui se sont retirés depuis dans les pays septentrionaux : cette progression est bien différente de celle que vous leur supposez du nord au midi. D'ailleurs l'histoire nous apprend que tous les ans la rivière de la Seine était ordinairement glacée pendant une partie de l'hiver : ces faits ne paraissent-ils pas être directement opposés au prétendu refroidissement du globe ? Ils le seraient, je l'avoue, si la France et l'Allemagne d'aujourd'hui étaient semblables à la Gaule et à la Germanie ; si l'on n'eût pas abattu les forêts, desséché les marais, contenu les torrents, dirigé les fleuves et défriché toutes les terres trop couvertes et surchargées des débris mêmes de leurs productions. Mais ne doit-on pas considérer que la déperdition de la chaleur du globe se fait d'une manière insensible ; qu'il a fallu soixante-seize mille ans pour l'attiédir au point de la température actuelle ; et que, dans soixante-seize autres mille ans, il ne sera pas encore assez refroidi pour que la chaleur particulière de la nature vivante y soit anéantie? Ne faut-il pas comparer ensuite à ce refroidissement si lent le froid prompt et subit qui nous arrive des régions de l'air, se rappeler qu'il n'y a néanmoins qu'un trente-deuxième de différence entre le plus grand chaud de nos étés et le plus grand froid de nos hivers, et l'on sentira déjà que les causes extérieures influent beaucoup plus que la cause intérieure sur la température de chaque climat, et que, dans tous ceux où le froid de la région supérieure de l'air est attiré par l'humidité ou poussé par des vents qui le rabattent vers la surface de la terre, les effets de ces causes particulières l'emportent de beaucoup sur le produit de la cause générale ? Nous pouvons en donner un exemple qui ne laissera aucun doute sur ce sujet, et qui prévient en même temps toute objection de cette espèce.

Dans l'immense étendue des terres de la Guyane, qui ne sont que des forêts épaisses où le soleil peut à peine pénétrer, où les eaux répandues occupent de grands espaces, où les fleuves, très voisins les uns des autres, ne sont ni contenus ni dirigés, où il pleut continuellement pendant huit mois de l'année, l'on a commencé seulement depuis un siècle à défricher autour de Cayenne un très petit canton de ces vastes forêts ; et déjà la différence de température dans cette petite étendue de terrain défriché est si sensible, qu'on y éprouve trop de chaleur, même pendant la nuit, tandis que dans toutes les autres terres couvertes de bois, il fait assez froid la nuit pour qu'on soit forcé d'allumer du feu. Il en est de même de la quantité et de la continuité des pluies : elles cessent plus tôt et commencent plus tard à Cayenne que dans l'intérieur des terres ; elles sont aussi moins abondantes et moins continues. Il y a quatre mois de sécheresse absolue à Cayenne, au lieu que dans l'intérieur du pays, la saison sèche ne dure que trois mois, et encore y pleut-il tous les jours par un orage assez violent, qu'on appelle le grain du midi, parce que c'est vers le milieu du jour que cet orage se forme ; de plus, il ne tonne presque jamais à Cayenne, tandis que les tonnerres sont violents et très fréquents dans l'intérieur du pays, où les nuages sont noirs, épais et très bas. Ces faits, qui sont certains, ne démontrent-ils pas qu'on ferait cesser ces pluies continuelles de huit mois, et qu'on augmenterait prodigieusement la chaleur dans toute cette contrée, si l'on détruisait les forêts qui la couvrent, si l'on y resserrait les eaux en dirigeant les fleuves, et si la culture de la terre, qui suppose le mouvement et le grand nombre des animaux et des hommes, chassait l'humidité froide et superflue, que le nombre infiniment trop grand des végétaux attire, entretient et répand?

 

 Comme tout mouvement, toute action produit de la chaleur, et que tous les êtres doués du mouvement progressif sont eux-mêmes autant de petits foyers de chaleur, c'est de la proportion du nombre des hommes et des animaux à celui des végétaux, que dépend (toutes choses égales d'ailleurs) la température locale de chaque terre en particulier ; les premiers répandent de la chaleur : les seconds ne produisent que de l'humidité froide. L'usage habituel que l'homme fait du feu ajoute beaucoup à cette température artificielle dans tous les lieux où il habite en nombre...

C'est de la différence de température que dépend la plus ou moins grande énergie de la nature ; l'accroissement, le développement et la production même de tous les êtres organisés ne sont que des effets particuliers de cette cause générale : ainsi l'homme, en la modifiant, peut en même temps détruire ce qui lui nuit et faire éclore tout ce qui lui convient. Heureuses les contrées où tous les éléments de la température se trouvent balancés et assez avantageusement combinés pour n'opérer que de bons effets! Mais en est-il aucune qui, dès son origine, ait eu ce privilège? aucune où la puissance de l'homme n'ait pas secondé celle de la nature, soit en attirant ou détournant les eaux, soit en détruisant les herbes inutiles et les végétaux nuisibles ou superflus, soit en se conciliant les animaux utiles et les multipliant ? Sur trois cents espèces d'animaux quadrupèdes et quinze cents espèces d'oiseaux qui peuplent la surface de la terre, l'homme en a choisi dix-neuf ou vingt ; et ces vingt espèces figurent seules plus grandement dans la nature et font plus de bien sur la terre que toutes les autres espèces réunies. Elles figurent plus grandement, parce qu'elles sont dirigées par l'homme, et qu'il les a prodigieusement multipliées : elles opèrent de concert avec lui tout le bien qu'on peut attendre d'une sage administration de forces et de puissance pour la culture de la terre, pour le transport et le commerce de ses productions, pour l'augmentation des subsistances, en un mot, pour tous les besoins, et même pour les plaisirs d'un seul maître qui puisse payer leurs services par ses soins. 

 Et dans ce petit nombre d'espèces d'animaux dont l'homme a fait choix, celles de la poule et du cochon, qui sont les plus fécondes, sont aussi les plus généralement répandues, comme si l'aptitude à la plus grande multiplication était accompagnée de cette vigueur de tempérament qui brave tous les inconvénients. On a trouvé la poule et le cochon dans les parties les moins fréquentées de la terre, à Otahiti et dans les autres îles de tout temps inconnues et les plus éloignées des continents : il semble que ces espèces aient suivi celle de l'homme dans toutes ses migrations. Dans le continent isolé de l'Amérique méridionale, où nul de nos animaux n'a pu pénétrer, on a trouvé le pécari et la poule sauvage, qui, quoique plus petits et un peu différents du cochon et de la poule de notre continent, doivent néanmoins être regardés comme espèces très voisines, qu'on pourrait de même réduire en domesticité : mais l'homme sauvage n'ayant point d'idée de la société, n'a pas même cherché celle des animaux.

Dans toutes les terres de l'Amérique méridionale, les sauvages n'ont point d'animaux domestiques ; ils détruisent indifféremment les bonnes espèces comme les mauvaises ; ils ne font choix d'aucune pour les élever et les multiplier, tandis qu'une seule espèce féconde, comme celle du" hocco", qu'ils ont sous la main, leur fournirait sans peine, et seulement avec un peu de soin, plus de substances qu'ils ne peuvent s'en procurer par leurs chasses pénibles.

Aussi le premier trait de l'homme qui commence à se civiliser, est l'empire qu'il sait prendre sur les animaux ; et ce premier trait de son intelligence devient ensuite le plus grand caractère de sa puissance sur la nature : car ce n'est qu'après se les être soumis qu'il a, par leurs secours, changé la face de la terre, converti les déserts en guérets, et les bruyères en épis. En multipliant les espèces utiles d'animaux, l'homme augmente sur la terre la quantité de mouvement et de vie ; il ennoblit en même temps la suite entière des êtres, et s'ennoblit lui-même en transformant le végétal en animal, et tous deux en sa propre substance, qui se répand ensuite par une nombreuse multiplication : partout il produit l'abondance, toujours suivie de la grande population ; des millions d'hommes existent dans le même espace qu'occupaient autrefois deux ou trois cents sauvages ; des milliers d'animaux où il y avait à peine quelques individus ; par lui et pour lui les germes précieux sont les seuls développés, les productions de la classe la plus noble les seules cultivées ; sur l'arbre immense de la fécondité, les branches à fruits seules subsistantes et toutes perfectionnées.

 

 Le grain dont l'homme fait son pain n'est pas un don de la nature, mais le grand, l'utile fruit de ses recherches et de son intelligence dans le premier des arts ; nulle part sur la terre on n'a trouvé du blé sauvage, et c'est évidemment une herbe perfectionnée par ses soins : il a donc fallu reconnaître et choisir entre mille autres cette herbe précieuse ; il a fallu la semer, la recueillir nombre de fois pour s'apercevoir de sa multiplication, toujours proportionnée à la culture et à l'engrais des terres. Et cette propriété, pour ainsi dire unique, qu'a le froment de résister, dans son premier âge, au froid de nos hivers, quoique soumis, comme toutes les plantes annuelles, à périr après avoir donné sa graine ; et la qualité merveilleuse de cette graine qui convient à tous les hommes, à tous les animaux, à presque tous les climats, qui d'ailleurs se conserve longtemps sans altération, sans perdre la puissance de se produire ; tout nous démontre que c'est la plus heureuse découverte que l'homme ait jamais faite, et que, quelque ancienne qu'on veuille la supposer, elle a néanmoins été précédée de l'art de l'agriculture, fondé sur la science et perfectionné par l'observation ...

 

Dans les animaux, la plupart des qualités qui paraissent individuelles ne laissent pas de se transmettre et de se propager par la même voie que les propriétés spécifiques : il était donc plus facile à l'homme d'influer sur la nature des animaux que sur celle des végétaux. Les races, dans chaque espèce d'animal, ne sont que des variétés constantes qui se perpétuent par la génération, au lieu que, dans les espèces végétales, il n'y a point de races, point de variétés assez constantes pour être perpétuées par la reproduction. Dans les seules espèces de la poule et du pigeon, l'on a fait naître très récemment de nouvelles races en grand nombre, qui toutes peuvent se propager d'elles-mêmes ; tous les jours, dans les autres espèces, on élève, on ennoblit les races en les croisant ; de temps en temps on acclimate, on civilise quelques espèces étrangères ou sauvages. Tous ces exemples modernes et récents prouvent que l'homme n'a connu que tard l'étendue de sa puissance, et que même il ne la connaît pas encore assez ; elle dépend en entier de l'exercice de son intelligence : ainsi, plus il observera, plus il cultivera la nature, plus il aura de moyens pour se la soumettre, et plus de facilités pour tirer de son sein des richesses nouvelles, sans diminuer les trésors de son inépuisable fécondité.

 

 Et que ne pourrait-il pas sur lui-même, je veux dire sur sa propre espèce, si la volonté était toujours dirigée par l'intelligence! Qui sait jusqu'à quel point l'homme pourrait perfectionner sa nature, soit au moral, soit au physique? Y a-t-il une seule nation qui puisse se vanter d'être arrivée au meilleur gouvernement possible, qui serait de rendre tous les hommes, non pas également heureux, mais moins inégalement malheureux, en veillant à leur conservation, à l'épargne de leurs sueurs et de leur sang par la paix, par l'abondance des subsistances, par les aisances de la vie et les facilités pour leur propagation? 

Voilà le but moral de toute société qui chercherait à s'améliorer. Et pour la physique, la médecine et les autres arts dont l'objet est de nous conserver, sont-ils aussi avancés, aussi connus que les arts destructeurs enfantés par la guerre? Il semble que, de tout temps, l'homme ait fait moins de réflexions sur le bien que de recherches pour le mal : toute société est mêlée de l'un et de l'autre ; et comme de tous les sentiments qui affectent la multitude, la crainte est le plus puissant, les grands talents dans l'art de faire le mal ont été les premiers qui aient frappé l'esprit de l'homme ; ensuite ceux qui l'ont amusé ont occupé son cœur ; et ce n'est qu'après un trop long usage de ces deux moyens de faux honneur et de plaisir stérile, qu'enfin il a reconnu que sa vraie gloire est la science, et la paix son vrai bonheur...."


L'EVEIL DU PREMIER HOMME A LA SENSATION ET A LA PENSÉE ...

Extrait de l'"Histoire naturelle de l'homme", dernière partie du chapitre, "Des sens en général". Vicq d'Azyr (1748-1794), qui fut le successeur de Buffon à l'Académie française, disait dans son discours de réception (11 décembre 1788), à propos du premier homme de Buffon et de la statue animée de Condillac : "La statue de M. l'abbé de Condillac, calme, tranquille, ne s'étonne de rien, parce que tout est prévu, tout est expliqué par son auteur. Il n'en est pas de même de celle de M. de Buffon ; tout l'inquiète, parce qu'abandonnée à elle-même elle est seule dans l'univers; elle se meut, elle se fatigue, elle s'endort, son réveil est une seconde naissance ; et, comme le trouble de ses esprits fait une partie de son charme, il doit excuser une partie de ses erreurs. Plus l'homme de M. l'abbé de Condillac avance dans la carrière de son éducation, plus il s'éclaire; il parvient enfin à généraliser ses idées, et à découvrir en lui-même les causes de sa dépendance et les sources de sa liberté. Dans la statue de M. de Buffon ce n'est pas la raison qui se perfectionne, c'est le sentiment qui s'exalte ; elle s'empresse de jouir; c'est Galatée qui s'anime sous le ciseau de Pygmalion, et l'amour achève son existence ..."

 

"C'est par le toucher seul que nous pouvons acquérir des connaissances complètes et réelles : c'est ce sens qui rectifie tous les autres sens dont les effets ne seraient que des illusions et ne produiraient que des erreurs dans notre esprit, si le toucher ne nous apprenait à juger. Mais comment se fait le développement de ce sens important? comment nos premières connaissances arrivent- elles à notre âme ? n'avons-nous pas oublié tout ce qui s'est passé dans les ténèbres de notre enfance ? comment retrouverons-nous la première trace de nos pensées ? n'y a-t-il même pas de la témérité à vouloir remonter jusque-là? Si la chose était moins importante, on aurait raison de nous blâmer ; mais elle est peut-être plus que tout autre digne de nous occuper, et ne sait-on pas qu'on doit faire des efforts toutes les fois qu'on veut atteindre à quelque grand objet?

J'IMAGINE DONCUN HOMME TEL QU'ON PEUT CROIRE QU'ETAIT LE PREMIER HOMME AU MOMENT DE LA CREATION, c'est-à-dire un homme dont le corps et les organes seraient parfaitement formés, mais qui s'éveillerait tout neuf pour lui-même et tout ce qui l'environne. Quels seraient ses premiers mouvements, ses premières sensations, ses premiers jugements ? Si cet homme voulait nous faire l'histoire de ses premières pensées, qu'aurait-il à dire? quelle serait cette histoire? 

Je ne puis me dispenser de le faire parler lui-même, afin d'en rendre les faits plus sensibles : ce récit philosophique, qui sera court, ne sera pas une digression inutile.

« Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble, où je sentis pour la première fois ma singulière existence ; je ne savais ce que j'étais, où j'étais, d'où je venais. J'ouvris les yeux, quel surcroit de sensations ! la lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, tout m'occupait, m'animait et me donnait un sentiment inexprimable de plaisir; je crus d'abord que tous ces objets étaient en moi et faisaient partie de moi-même.

« Je m'affermissais dans cette pensée naissante lorsque je tournai les yeux vers l'astre de la lumière ; son éclat me blessa, je fermai involontairement la paupière ; et je sentis une légère douleur. Dans ce moment d'obscurité je crus avoir perdu presque tout mon être.

« Affligé, saisi d'étonnement, je pensais à ce grand changement, quand tout à coup j'entendis des sons ; le chant des oiseaux, le murmure des airs, formaient un concert dont la douce impression me remuait jusqu'au fond de l'âme ; j'écoutai longtemps, et je me persuadai bientôt que cette harmonie était moi.

 « Attentif, occupé tout entier dans ce nouveau genre d'existence, j'oubliais déjà la lumière, cette autre partie de mon être que j'avais connue la première, lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrouver en possession de tant d'objets brillants ! mon plaisir surpassa tout ce que j'avais senti la première fois, et suspendit pour un temps le charmant effet des sons.

« Je fixai mes regards sur mille objets divers, je m'aperçus bientôt que je pouvais perdre et retrouver ces objets, et que j'avais la puissance de détruire et de reproduire à mon gré cette belle partie de moi-même, et quoiqu'elle me parût immense en grandeur par la quantité des accidents de lumière et par la variété des couleurs, je crus reconnaître que tout était contenu dans une portion de mon être,

« Je commençais à voir sans émotion et à entendre sans trouble, lorsqu'un air léger, dont je sentis la fraîcheur, m'apporta des parfums qui me causèrent un épanouissement intime et me donnèrent un sentiment d'amour pour moi-même.

« Agité par toutes ces sensations, pressé par les plaisirs d'une si belle et si grande existence, je me levai tout d'un coup, je me sentis transporté par une force inconnue,

« Je ne fis qu'un pas ; la nouveauté de ma situation me rendit immobile, ma surprise fut extrême, je crus que mon existence fuyait ; le mouvement que j'avais fait avait confondu les objets, je m'imaginais que tout était en désordre.

« Je portai la main sur ma tête, je touchai mon front et mes yeux, je parcourus mon corps, ma main me parut alors être le principal organe de mon existence ; ce que je sentais dans cette partie était si distinct et si complet, la jouissance m'en paraissait si parfaite en comparaison du plaisir que m'avaient causé la lumière et les sens, que je m'attachai tout entier à cette partie solide de mon être, et je sentis que mes idées prenaient de la profondeur et de la réalité.

« Tout ce que je touchais sur moi semblait rendre à ma main sentiment pour sentiment, et chaque attouchement produisait dans mon âme une double idée.

« Je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir que cette faculté de sentir était répandue dans toutes les parties de mon être; je reconnus bientôt les limites de mou existence qui m'avait paru d'abord immense en étendue.

« J'avais jeté les yeux sur mon corps ; je le jugeais d'un volume énorme et si grand, que tous les objets qui avaient frappé mes yeux ne me paraissaient être en comparaison que des points lumineux.

 « Je m'examinai longtemps ; je me regardais avec plaisir, je suivais ma main de l'œil et j'observais ses mouvements. J'eus sur tout cela les idées les plus étranges ; je croyais que le mouvement de ma main n'était qu'une espèce d'existence fugitive, une succession de choses semblables ; je l'approchai de mes yeux, elle me parut alors plus grande que tout mon corps, et elle fit disparaître à ma vue un nombre infini d'objets.

 « Je commençai à soupçonner qu'il y avait de l'illusion dans cette sensation qui me venait par les yeux; j'avais vu distinctement que ma main n'était qu'une petite partie de mon corps, et je ne pouvais comprendre qu'elle fût augmentée au point de me paraître d'une grandeur démesurée ; je résolus donc de ne me fier qu'au toucher, qui ne m'avait pas encore trompé, et d'être en garde sur toutes les autres façons de sentir et d'être.

« Cette précaution me fut utile ; je m'étais remis en mouvement et je marchais la tête haute et levée vers le ciel ; je me heurtai légèrement contre un palmier ; saisi d'effroi, je portai ma main sur ce corps étranger ; je le jugeai tel, parce qu'il ne me rendit pas sentiment pour sentiment ; je me détournai avec une espèce d'horreur, et je connus pour la première fois qu'il y avait quelque chose hors de moi.

« Plus agité par cette nouvelle découverte que je ne l'avais été par toutes les autres, j'eus peine à me rassurer; et, après avoir médité sur cet événement, je conclus que je devais juger des objets extérieurs comme j'avais jugé des parties de mon corps, et qu'il n'y avait que le toucher qui pût m'assurer de leur existence.

« Je cherchai donc à toucher tout ce que je voyais ; je voulais toucher le soleil, j'étendais les bras pour embrasser l'horizon, et je ne trouvais que le vide des airs.

« A chaque expérience que je tentais, je tombais de surprise en surprise, car tous les objets me paraissaient être également près de moi, et ce ne fut qu'après une infinité d'épreuves que j'appris à me servir de mes yeux pour guider ma main : et, comme elle me donnait des idées toutes différentes des impressions que je recevais par le sens de la vue, mes sensations n'étant pas d'accord entre elles, mes jugements n'en étaient que plus imparfaits, et le total de mon être n'était encore pour moi-même qu'une existence en confusion.

« Profondément occupé de moi, de ce que j'étais, de ce que je pouvais être, les contrariétés que je venais d'éprouver m'humilièrent ; plus je réfléchissais, plus il se présentait de doutes ; lassé de tant d'incertitudes, fatigué des mouvements de mon âme, mes genoux fléchirent, et je me trouvai dans une situation de repos. Cet état de tranquillité donna de nouvelles forces à mes sens ; j'étais assis à l'ombre d'un bel arbre ; des fruits d'une couleur vermeille descendaient en forme de grappe à la portée de ma main ; je les touchai légèrement ; aussitôt ils se séparèrent de la branche, comme la figue s'en sépare dans le temps de sa maturité.

« J'avais saisi un de ces fruits, je m'imaginais avoir fait une conquête, et je me glorifiais de la faculté que je sentais, de pouvoir contenir dans ma main un autre être tout entier ; sa pesanteur, quoique peu sensible, me parut une résistance animée que je me faisais un plaisir de vaincre.

« J'avais approché ce fruit de mes yeux, j'en considérais la forme et les couleurs, une odeur délicieuse me le fit approcher davantage, il se trouva près de mes lèvres, je tirais à longues inspirations le parfum, et goûtais à longs traits les plaisirs de l'odorat ; j'étais intérieurement rempli de cet air embaumé, ma bouche s'ouvrit pour l'exhaler, elle se rouvrit pour en reprendre, je sentis que je possédais un odorat intérieur plus fin, plus délicat encore que le premier : enfin je goûtai.

« Quelle saveur ! quelle nouveauté de sensation ! Jusque-là je n'avais eu que des plaisirs, le goût me donna le sentiment de la volupté, l'intimité de la jouissance fit naître l'idée de la possession, je crus que la substance de ce fruit était devenue la mienne, et que j'étais le maître de transformer les êtres.

« Flatté de cette idée de puissance, incité par le plaisir que j'avais senti, je cueillis un second et un troisième fruit, et je ne me lassais pas d'exercer ma main pour satisfaire mon goût ; mais une langueur s'emparant peu à peu de tous mes sens, appesantit mes membres et suspendit l'activité de mon âme ; je jugeai de son inaction par la mollesse de mes pensées ; mes sensations émoussées arrondissaient tous les objets et ne me présentaient que des images faibles et mal terminées ; dans cet instant mes yeux, devenus inutiles, se fermèrent, et ma tête n'étant plus soutenue par la force des muscles, pencha pour trouver un appui sur le gazon.

 « Tout fut effacé, tout disparut, la trace de mes pensées fut interrompue, je perdis le sentiment de mon existence : ce sommeil fut profond, mais je ne sais s'il fut de longue durée, n'ayant point encore l'idée du temps, et ne pouvant le mesurer ; mon réveil ne fut qu'une seconde naissance, et je sentis seulement que j'avais cessé d'être.

« Cet anéantissement que je venais d'éprouver me donna quelque idée de crainte, et me fit sentir que je ne devais pas exister toujours.

« J'eus une autre inquiétude ; je ne savais si je n'avais pas laissé dans le sommeil quelque partie de mon être; j'essayai mes sens, je cherchai à me reconnaître.

« Mais tandis que je parcourais des yeux les bornes de mon corps pour m'assurer que mon existence m'était demeurée tout entière, quelle fut ma surprise de voir à mes côtés une forme semblable à la mienne! je la pris pour un autre moi-même : loin d'avoir rien perdu pendant que j'avais cessé d'être, je crus m'être doublé.

« Je portai ma main sur ce nouvel être ; quel saisissement ! ce n'était pas moi, mais c'était plus que moi, mieux que moi ; je crus que mon existence allait changer de lieu et passer tout entière à cette seconde moitié de moi-même.

« Je la sentis s'animer sous ma main, je la vis prendre de la pensée dans mes yeux ; les siens firent couler dans mes veines une nouvelle source de vie, j'aurais voulu lui donner tout mon être ; cette volonté vive acheva mon existence, je sentis naître un sixième sens.

« Dans cet instant l'astre du jour, sur la fin de sa course, éteignit son flambeau ; je m'aperçus à peine que je perdais le sens de la vue, j'existais trop pour craindre de cesser d'être, et ce fut vainement que l'obscurité où je me trouvais me rappela l'idée de mon premier sommeil...»


"HISTOIRE NATURELLE DE L'HOMME"

De la nature de l'homme - De la puberté - De l'âge viril. — Description de l'homme - De la vieillesse et de la mort - Des Sens. — Du sens de la vue - Du sens de l'ouïe - Des sens en général - Variétés dans l'espèce humaine ..

 

"Quelque intérêt que nous ayons à nous connaître nous-mêmes, je ne sais si nous ne connaissons pas mieux tout ce qui n'est pas nous. Pourvus par la nature d'organes uniquement destinés à notre conservation, nous ne les employons qu'à recevoir les impressions étrangères, nous ne cherchons qu'à nous répandre au dehors et à exister hors de nous; trop occupés à multiplier les fonctions de nos sens et à augmenter l'étendue extérieure de notre être, rarement faisons- nous usage de ce sens intérieur qui nous réduit à nos vraies dimensions, et qui sépare de nous tout ce qui n'en est pas. C'est cependant de ce sens dont il faut nous servir, si nous voulons nous connaître; c'est le seul par lequel nous puissions nous juger; mais comment donner à ce sens son activité et toute son étendue? comment dégager notre âme dans laquelle il réside de toutes les illusions de notre esprit ? Nous avons perdu l'habitude de l'employer; elle est demeurée sans exercice au milieu du tumulte de nos sensations corporelles, elle s'est desséchée par le feu de nos passions; le cœur, l'esprit, les sens, tout a travaillé contre elle. 

Cependant, inaltérable dans sa substance , impassible par son essence, elle est toujours la même; sa lumière offusquée a perdu son éclat sans rien perdre de sa force ; elle nous éclaire moins, mais elle nous guide aussi sûrement : recueillons, pour nous conduire, ces rayons qui parviennent encore jusqu'à nous, l'obscurité qui nous environne diminuera , et si la route n'est pas également éclairée d'un bout à l'autre, au moins aurons- nous un flambeau avec lequel nous marcherons sans nous égarer. 

Le premier pas, et le plus difficile que nous ayons à faire pour parvenir à la connaissance de nous-mêmes, est de reconnaître nettement la nature des deux substances qui nous composent : dire simplement que l'une est inétendue, immatérielle, immortelle, et que l'autre est étendue, matérielle et mortelle, se réduit à nier de l'une ce que nous assurons de l'autre : quelle connaissance pouvons-nous acquérir par cette voie de négation? ces expressions privatives ne peuvent représenter aucune idée réelle et positive; mais dire que nous sommes certains de l'existence de la première, et peu assurés de l'existence de l'autre, que la substance de l'une est simple, indivisible, et qu'elle n'a qu'une forme, puisqu'elle ne se manifeste que par une seule modification qui est la pensée, que l'autre est moins une substance qu'un sujet capable de recevoir des espèces de formes relatives à celles de nos sens, toutes aussi incertaines, toutes aussi variables que la nature même de ces organes, c'est établir quelque chose, c'est attribuer à l'une et à l'autre des propriétés différentes, c'est leur donner des attributs positifs et suffisants pour parvenir au premier degré de connaissance de l'une et de l'autre , et commencer à les comparer. 

Pour peu qu'on ait réfléchi sur l'origine de nos connaissances , il est aisé de s'apercevoir que nous ne pouvons en acquérir que par la voie de la comparaison ; ce qui est absolument incomparable est entièrement incompréhensible; Dieu est le seul exemple que nous puissions donner ici : il ne peut être compris parce qu'il ne peut être comparé; mais tout ce qui est susceptible de comparaison , tout ce que nous pouvons apercevoir par des faces différentes , tout ce que nous pouvons considérer relativement, peut toujours être du ressort de nos connaissances; plus nous aurons de sujets de comparaison, de côtés différents, de points particuliers sous lesquels nous pourrons envisager notre objet, plus aussi nous aurons de moyens pour le connaître et de facilité à réunir les idées sur lesquelles nous devons fonder notre jugement...." (De la nature de l'homme)