Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), "Paul et Virginie"  (1788) - ...

Last update 10/10/2021


Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814)

Le succès des "Études de la Nature" (1784) et de "Paul et Virginie"(1788) fut immense, tant en littérature que dans tous les domaines artistiques. L'écho le plus puissant qui fut donné à l'œuvre de Bernardin de Saint-Pierre émane, a-t-on dit, de l'œuvre de Chateaubriand, Paul et Virginie, comme Atala, est un roman exotique mettant en scène le thème de l'amour malheureux. Mais Bernardin de Saint-Pierre prolonge lui-même les intuitions d'un Jean-Jacques Rousseau : il a voulu, après "La Nouvelle Héloïse" qui est le roman de l'homme civilisé, donner dans "Paul et Virginie" le roman de l'homme naturel. Lui-même, dans l'avant-propos de ce livre, a défini en ces termes son intention : "J'ai désiré réunir à la beauté de la nature entre les tropiques la beauté morale d'une petite société. Je me suis proposé aussi d'y mettre en évidence plusieurs grandes vérités, entre autres celle-ci : que notre bonheur consiste à vivre suivant la nature et la vertu." Et ce fut précisément une des raisons du succès de Paul et Virginie au XVIIIe siècle que d'avoir apporté un souffle de fraîcheur et de pureté à une société corrompue par l'abus des plaisirs et desséchée par l'excès de la vie intellectuelle. Bernardin de Saint-Pierre a encore été le continuateur de J .-J . Rousseau par ses descriptions pittoresques de la nature. Mais, tandis que Rousseau s'était contenté de dépeindre une nature toute proche et assez familière, Bernardin de Saint-Pierre a fait se dérouler son idylle de Paul et Virginie dans le cadre lointain de l`île de France. Et ainsi il a, sinon inauguré, du moins fait triompher dans notre littérature le roman exotique, qui devait prendre un très grand développement au XIXe siècle de Chateaubriand à Pierre Loti...

Natif du Havre, Bernardin de Saint-Pierre eut une existence inquiète et vagabonde, passant la plus grande partie de sa vie à voyager, en Amérique, en Hollande, en Russie, en Pologne, en Autriche, en Allemagne, à l'île de France, où il avait été envoyé en 1768 comme capitaine

ingénieur du roi. Revenu à Paris en 1771, instable et insatisfait des perspectives de carrière qui lui étaient faites, il multiplie les projets et se lie avec les philosophes, dont il ne tarde pas à se séparer, - il n'est pas fait pour les succès de salon et de coterie littéraire -, mais reste lié à Jean-Jacques Rousseau, dont il demeura le disciple. En 1773, il édite et attire l'attention de la société mondaine "Voyage à l'île de France", l'île Maurice où il consignait ses observations scientifiques aussi bien que ses méditations lyriques...


1784 - Les Etudes de la Nature, les Harmonies de la Nature...

"La puissance végétale, comme nous l'avons vu, reçoit toutes les qualités des puissances précédentes , par l’air et l’eau qu’elle s’approprie, par les couleurs et les formes de ses fleurs et de ses fruits, par des minéralisations même, dont quelques-unes sont connues, comme celles du fer, qu’on trouve dans toutes les cendres des végétaux. Elle y en ajoute un grand nombre d’autres, qu’elle doit principalement au soleil, telles que ses parfums et ses saveurs; mais elle diffère essentiellement des minéraux par les cinq facultés de la vie, qui sont l’organisation, la nutrition, l’amour, la génération et la mort. Les puissances élémentaires n’ont en partage qu’une existence permanente, différemment modifiée; mais la puissance végétale a une propre vie, dont le principal caractère est de pouvoir renaître et se propager...."

A partir de 1784, il publie les "Etudes de la nature", complétées à partir de 1796 par les "Harmonies de la Nature", avec pour objet essentiel de démontrer la perfection de la Nature, une nature organisée toute entière pour le bonheur de l'homme, souvent traitée d'une manière assez caricaturale : "les branches des arbres plient sous les fruits pour nous permettre de les cueillir plus aisément...". Les lois de la Nature se découvre par notre coeur et non par notre raison. Contre une philosophie des Lumières tendant au matérialisme et à l'athéisme, Bernardin de Saint-Pierre entend révéler la présence de Dieu partout dans la nature. D'une sensibilité que l'on a parfois qualifiée de "maladive", le fait rêver d'une cité idéale où l'on enseignera l'amour du genre humain. "Paul et Virginie", 4e partie des Etudes (1785), constituera une "application" de ces Etudes "au bonheur de deux familles malheureuses". Sous la Révolution, les gouvernements révolutionnaires, attentifs aux accents antiesclavagistes de l'œuvre, nommèrent Bernardin de Saint Pierre intendant du Jardin des Plantes (1792), puis, en l'an III, professeur de morale à l'École normale. Contre les vices de la civilisation et les dangers d'une réflexion uniquement rationnelle, son idéal resta l'innocence campagnarde et la régression idyllique dans des terres lointaines (l'île de Paul et Virginie, ou l'Inde de la Chaumière indienne en 1791), en contact immédiat avec la nature et Dieu...

 

Bernardin de Saint-Pierre consacra l'Étude XII à l'examen des sensations physiques et des "sentiments de l'âme", goût des spectacles et des bruits mélancoliques, volupté de la tristesse et des sensations étranges, sentiment de notre misère et de notre immortalité, mal de l'infini, plaisir de la solitude...

"La nature est si bonne qu'elle tourne à notre plaisir tous ses phénomènes...

Je prends, par exemple, du plaisir lorsqu'il pleut à verse, que je vois les vieux murs mousseux tout dégoutants d'eau, et que j'entends les murmures des vents qui se mêlent aux frémissements de la pluie. Ces bruits mélancoliques me jettent, pendant la nuit, dans un doux et profond sommeil... Je ne sais à quelle loi physique les philosophes peuvent rapporter les sensations de la mélancolie. Pour moi, je trouve que ce sont les affections de l'âme les plus voluptueuses. Cela vient, ce me semble, de ce qu'elle satisfait à la fois les deux puissances dont nous sommes formés, le corps et l'âme, le sentiment de notre misère et celui de notre excellence. Ainsi, par exemple, dans le mauvais temps, le sentiment de ma misère humaine se tranquillise, en ce que je vois qu'il pleut, et que je suis à l'abri ; qu'il vente, et que je suis dans mon lit bien chaudement. Je jouis alors d'un bonheur négatif. Il s'y joint ensuite quelques-uns de ces attributs de la Divinité, dont les perceptions font tant de plaisir à notre âme, comme de l'infinité en étendue, par le murmure lointain des vents... Si je suis triste, et que je ne veuille pas étendre mon âme si loin, je goûte encore du plaisir à me laisser aller à la mélancolie que m'inspire le mauvais temps. Il me semble alors que la nature se conforme à ma situation, comme une tendre amie. Elle est, d'ailleurs, toujours si intéressante, sous quelque aspect qu'elle se montre, que quand il pleut, il me semble voir une belle femme qui pleure. Elle me paraît d'autant plus belle qu'elle me semble plus affligée... Il faut, pour jouir du mauvais temps, que notre âme voyage, et que notre corps se repose. C'est par l'harmonie de ces deux puissances de nous-mêmes que les plus terribles révolutions de la nature nous intéressent davantage que ses tableaux les plus riants... 

PLAISIR DE LA RUINE. Le goût de la ruine est universel à tous les hommes. Nos voluptueux font construire des ruines artificielles dans leurs jardins ; les sauvages se plaisent à se reposer mélancoliquement sur le bord de la mer, surtout dans les tempêtes ;-ou dans le voisinage d'une cascade au milieu des rochers...

Lucrèce dit que ces sortes de goûts naissent du sentiment de notre sécurité, qui redouble à la vue du danger dont nous sommes à couvert. Nous aimons, dit-il, à voir des tempêtes, du rivage... Ce genre de plaisir naît du sentiment de notre misère, qui est, comme nous l'avons dit, un des instincts de notre mélancolie. Mais nous avons encore en nous un sentiment plus sublime qui nous fait aimer les ruines, indépendamment de tout effet pittoresque, et de toute idée de sécurité ; c'est celui de la Divinité, qui` se mêle toujours à nos affections mélancoliques, et qui en fait le plus grand charme... Les ruines occasionnées par le temps nous plaisent en nous jetant dans l'infini : elles nous portent à plusieurs siècles en arrière, et nous intéressent à proportion de leur antiquité... Les ruines, où la nature combat contre l'art des hommes, inspirent une douce mélancolie. Elle nous y montre la vanité de nos travaux et la perpétuité des siens... Une belle architecture donne toujours de belles ruines. Les plans de l'art s'allient alors avec la majesté de ceux de la nature. Je ne trouve rien qui ait un aspect plus imposant que les tours antiques et bien élevées que nos ancêtres bâtissaient sur le sommet des montagnes, pour découvrir de loin leurs, ennemis, et du couronnement desquelles sortent aujourd'hui de, grands arbres dont les vents agitent les cimes.

J'en ai vu d'autres dont les machicoulís et les créneaux, jadis meurtriers, étaient tout fleuris de lilas, dont les nuances d'un violet brillant et tendre formaient des oppositions charmantes avec les pierres de la tour, caverneuses et rembrunies. L'intérêt d'une ruine augmente quand il s'y joint quelque sentiment moral, par exemple quand ces tours dégradées ont été les asiles du brigandage.

PLAISIR DES TOMBEAUX. Mais il n'y a point de monuments plus intéressants que les tombeaux des hommes... La mélancolie voluptueuse qui en résulte naît, comme toutes. les sensations attrayantes, de l'harmonie de deux principes opposés, du sentiment de notre existence rapide et de celui de notre immortalité, qui se réunissent à la vue de la dernière habitation des hommes. Un tombeau est un monument placé sur les limites des deux mondes...

PLAISIR DE LA SOLITUDE. C'est encore la mélancolie qui rend la solitude si attrayante. La solitude flatte notre instinct animal, en nous offrant des abris d'autant plus tranquilles que les agitations de notre vie ont été plus grandes ; et elle étend notre instinct divin, en nous donnant des perspectives où les beautés naturelles et morales se présentent avec tous les attraits du sentiment." 


1788 - "Paul et Virginie"

Cette production est le chef-d'œuvre de l'auteur, mais encore considéré comme l'un des chefs-d'œuvres de la langue française. Cette pastorale, d'une forme si neuve, fut inspirée, dit-on, à l'auteur par une anecdote recueillie à l'Île de France; mais cette anecdote n'offrait rien du charme que Bernardin a répandu dans son récit. C'est lui qui a créé les deux figures de Paul et de Virginie, qu'on n'oubliera jamais, qui a imaginé cette vie si simple et si pure, et qui, réalisant les rêves de la jeunesse, a peint le bonheur de la vertu et de l'innocence dans une pauvre famille, rejetée loin de l'Europe par l'infortune et par le préjugé.

L'innocence naturelle et dans la splendeur des paysages tropicaux, connaissent le bonheur que procurent la sensibilité et la tendresse. Mais un sentiment plus trouble s'abat soudain comme un  " mal inconnu " sur Virginie. Madame de la Tour cède aux préjugés : jugeant l'amour des deux jeunes gens prématuré, et convaincue que l'argent est nécessaire au bonheur, elle envoie Virginie en France pour y parfaire son éducation et lui assurer l'héritage de sa grand-tante. Virginie s'embarque à contre-coeur, mais elle reste fidèle au souvenir de Paul et refuse un riche mariage de raison. Sa grand-tante la déshérite et la renvoie à l'île de France  " dans la saison des ouragans ". L'idylle va s'achever en drame : sous les yeux de Paul, le vaisseau qui ramène Virginie, le Saint-Géran, est jeté par la tempête sur les rochers.

"... Vous autres Européens, dont l'esprit se remplit dès l'enfance de tant de préjugés contraires au bonheur, vous ne pouvez concevoir que la nature puisse donner tant de lumières et de plaisirs. Votre âme, circonscrite dans une petite sphère de connaissances humaines atteint bientôt le terme de ses jouissances artificielles : mais la nature et le coeur sont inépuisables. Paul et Virginie n'avaient ni horloges, ni almanachs, ni livres de chronologie d'histoire, et de philosophie. Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures par l'ombre des arbres ; les saisons, par les temps où ils donnent leurs fleurs ou leurs fruits; et les années, par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs conversations. « Il est temps de dîner disait Virginie à la famille, les ombres des bananiers sont à leurs pieds» ; ou bien : « La nuit s'approche, les tamarins ferment leurs feules. - Quand viendrez-vous nous voir ? lui disaient quelques amies du voisinage. - Aux cannes de sucre, répondait Virginie. - votre visite nous sera encore plus douce et plus agréable », reprenaient ces jeunes filles. Quand on l'interrogeait sur son âge et sur celui de Paul : « Mon frère, disait elle, est de l'âge du grand cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les cannes vingt quatre fois leurs fleurs depuis que je suis au monde. » Leur vie semblait attachée à celle des arbres comme celle des hunes et des dryades : ils ne connaissaient d'autres époques historiques que celles de la vie de leurs mères, d'autre chronologie que celle de leurs vergers, et d'autre philosophie que de faire du bien à tout le monde, et de se résigner à la volonté de Dieu. Après tout qu'avaient besoin ces jeunes gens d'être riches et savants à notre manière ? Leurs besoins et leur ignorance ajoutaient encore à

leur félicité. Il n'y avait point de jour qu'ils ne se communiquassent quelques secours ou quelques lumières ; oui, des lumières ; et quand il s'y serait mêlé quelques erreurs, l'homme pur n'en a point de dangereuses à craindre. Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature..."

 

Dans son Avant-Propos, Bernardin de Saint-Pierre explique ses intentions...

"J'ai tâché d'y peindre un sol et des végétaux différents de ceux de l'Europe... J'ai désiré réunir à la beauté de la nature, entre les tropiques, la beauté morale d'une petite société. Je me suis proposé aussi d'y mettre en évidence plusieurs grandes vérités, entre autres celle-ci, que notre bonheur consiste à vivre suivant la nature et la vertu".

On comprend le succès du roman auprès des disciples de Rousseau. Deux Françaises vivent côte à côte, dans le cadre magnifique de l'île de France (l'actuelle île Maurice), dans l'Océan Indien. Mme de la Tour, qui a une fille, Virginie, et son amie Marguerite, un fils nommé Paul. Ces deux adolescents grandissent ensemble, unis par une tendre affection. "Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature. Aucun souci n'avait ridé leur front ; aucune intempérance n'avait corrompu leur sang ; aucune passion malheureuse n'avait dépravé leur cœur : l'amour, l'innocence, la piété développaient chaque jour la beauté de leur âme, en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements..."

Mais, devinant que leurs enfants s'aiment sans s'en apercevoir encore, les deux mères décident de les marier lorsqu'ils en auront l'âge. Or, le gouverneur de l'île vient inviter Virginie à se rendre en France, auprès d'une tante qui veut lui donner une éducation mondaine et lui léguer sa fortune. Paul est accablé de douleur, et Virginie, la mort dans l'âme, obéit à sa mère. C'est la dernière entrevue de Paul et de Virginie : 

"Cependant, l'heure du souper étant venue, on se mit à table, où chacun des convives, agité de passions différentes, mangea peu, et ne parla point. Virginie en sortit la première, et fut s'asseoir au lieu où nous sommes. Paul la suivit bientôt après, et vint se mettre auprès d'elle. L'un et l'autre gardèrent quelque temps un profond silence. Il faisait une de ces nuits délicieuses, si communes entre les tropiques, et dont le plus habile pinceau ne rendrait pas la beauté. La lune paraissait au milieu du firmament, entourée d'un rideau de nuages, que ses rayons dissipaient par degrés. Sa lumière se répandait insensiblement sur les montagnes de l'île et sur leurs pitons, qui brillaient d'un vert argenté. Les vents retenaient leurs haleines. On entendait dans les bois, au fond des vallées, au bout des rochers, de petits cris, de doux murmures d'oiseaux qui se caressaient dans leurs nids, réjouis par la clarté de la nuit et la tranquillité de l'air. Tous, jusqu'aux insectes, bruissaient sous l'herbe. Les étoiles étincelaient au ciel et se réfléchissaient au sein de la mer, qui répétait leurs images tremblantes. Virginie parcourait avec des regards distraits son vaste et sombre horizon, distingué du rivage de l'île par les feux rouges des pêcheurs. Elle aperçut à l'entrée du port une lumière et une ombre : c'était le fanal et le corps du vaisseau où elle devait s'embarquer pour l'Europe, et qui, prêt à mettre à la voile, attendait à l'ancre la fin du calme. A cette vue, elle se troubla, et détourna la tête pour que Paul ne la vît pas pleurer..."

Virginie s'engage solennellement auprès de Paul, "O mon ami, j'atteste les plaisirs de notre premier âge, tes maux, les miens, et tout ce qui doit lier à jamais deux infortunés, si je reste, de ne vivre que pour toi ; si je pars, de revenir un jour pour être à toi".

Alors qu'à Paris, dans la société corrompue du monde civilisé, Virginie aspire à retrouver la vie simple et heureuse de son île, Paul ne vit que dans la pensée de la jeune fille, et désespère de la voir revenir. Or, un soir de décembre, on apporte un message annonçant son arrivée sur le Saint-Géran. Malheureusement, en pleine nuit, le navire va se trouve pousser sur des récifs par une mer démontée. Virginie périra dans le naufrage et Paul ne survivra pas à son désespoir...

Le naufrage du Saint-Géran, l'épisode le plus dramatique de son roman, est écrit avec une saisissante vérité, la beauté et la sérénité de Virginie dans la mort serviront de modèle à Chateaubriand quand il décrira les derniers instants du sommeil d'Atala... 

" Vers les neuf heures du matin on entendit du côté de la mer des bruits épouvantables, comme si des torrents d'eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s'écria : « voilà l'ouragan ! » et dans l'instant un tourbillon affreux de vent enleva la brume qui couvrait l'île d'Ambre et son canal. Le Saint-Géran parut alors à découvert avec son pont chargé de monde, ses vergues et ses mâts de hune amenés sur le tillac, son pavillon en berne, quatre câbles sur son avant, et un de retenue sur son amère. Il était mouillé entre l'île d'Ambre et la terre, en deçà de la ceinture de récifs qui entoure l'île de France, et qu'il avait franchie par un endroit où jamais vaisseau n'avait passé avant lui. Il présentait son avant aux flots qui venaient de la pleine mer, et à chaque lame d'eau qui s'engageait dans le canal, sa proue se soulevait tout entière, de sorte qu'on en voyait la carène en l'air ; mais dans ce mouvement sa poupe venant à plonger disparaissait à la vue jusqu'au couronnement, comme si elle eût été submergée.

Dans cette position où le vent et la mer le jetaient à terre, il lui était également impossible de s'en aller par où il était venu, ou, en coupant ses câbles, d'échouer sur le rivage, dont il était séparé par de hauts fonds semés de récifs. Chaque lame qui venait briser sur la côte s'avançait en mugissant jusqu'au fond des anses, et y jetait des galets à plus de cinquante pieds dans les terres ; puis, venant à se retirer, elle découvrait une grande partie du rivage, dont elle roulait les cailloux avec un bruit rauque et affreux. La mer soulevée par le vent, grossissait à chaque instant, et tout le canal compris entre cette île et l'île d'Ambre n'était qu'une vaste nappe d'écumes blanches, creusées de vagues noires et profondes. Ces écumes s'amassaient dans le fond des anses à plus de six pieds de hauteur et le vent, qui en balayait la surface, les portait par dessus l'escarpement du rivage à plus d'une demi-lieue dans les terres. À leurs flocons blancs et innombrables, qui étaient chassés horizontalement jusqu'au pied des montagnes, on eût dit d'une neige qui sortait de la mer L'horizon offrait tous les signes d'une longue tempête. La mer y paraissait confondue avec le ciel. Il s'en détachait sans cesse des nuages d'une forme horrible qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux, tandis que d'autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers. On n'apercevait aucune partie azurée du firmament ; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seule tous les objets de la terre, de la mer et des cieux.

Dans les balancements du vaisseau, ce qu'on craignait arriva. Les câbles de son avant rompirent, et comme il n'était plus retenu que par une seule aussière il fut jeté sur les rochers à une demi-encablure du rivage. Ce ne fut qu'un cri de douleur parmi nous. Paul allait s'élancer à la mer lorsque je le saisis par le bras : « Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr ? - Que j'aille à son secours, s'écria-t-il, ou que je meure ! » Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte; Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l'une des extrémités. Paul alors s'avança vers le SaintGéran, tantôt nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois, il avait l'espoir de l'aborder car la mer dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau presque à sec, de manière qu'on en eût pu faire le tour à pied ; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d'énormes voûtes d'eau qui soulevaient tout l'avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. 

À peine ce jeune homme avait-il repris l'usage de ses sens qu'il se relevait et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entrouvrait par d'horribles secousses. Tout l'équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables, et des tonneaux. On vit alors un objet digne d'une éternelle pitié: une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d'efforts pour la joindre. C'était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir pour Virginie, d'un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu.

Tous les matelots s'étaient jetés à la mer Il n'en restait plus qu'un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule.

Il s'approcha de Virginie avec respect : nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s'efforcer même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs : « Sauvez la, sauvez la ; ne la quittez pas ! » Mais dans ce moment une montagne d'eau d'une effroyable grandeur s'engouffra entre l'île d'Ambre et la côte, et s'avança en rugissant vers le vaisseau, qu'elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. À cette terrible vue le matelot s'élança seul à la mer ; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l'autre sur son coeur et levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.

ô jour affreux ! hélas ! tout fut englouti. La lame jeta bien avant dans les terres une partie des spectateurs qu'un mouvement d'humanité avait portés à s'avancer vers Virginie, ainsi que le matelot qui l'avait voulu sauver à la nage. Cet homme, échappé à une mort presque certaine, s'agenouilla sur le sable, en disant : « ô mon Dieu ! Vous m'avez sauvé la vie : mais je l'aurais donnée de bon coeur pour cette digne demoiselle qui n'a jamais voulu se déshabiller comme moi. » 

Domingue et moi nous retirâmes des flots le malheureux Paul sans connaissance, rendant le sang par la bouche et par les oreilles. Le gouverneur le fit mettre entre les mains des chirurgiens ; et nous cherchâmes de notre côté le long du rivage si la mer n'y apporterait point le corps de Virginie : mais le vent ayant tourné subitement, comme il arrive dans les ouragans, nous eûmes le chagrin de penser que nous ne poumons pas même rendre à cette fille infortunée les devoirs de la sépulture. Nous nous éloignâmes de ce lieu, accablés de consternation, tous l'esprit frappé d'une seule perte, dans un naufrage où un grand nombre de personnes avaient péri, la plupart doutant, d'après une fin aussi funeste d'une râle si vertueuse, qu'il existât une Providence ; car il y a des maux si terribles et si peu mérités, que l'espérance même du sage en est ébranlée.

Cependant on avait mis Paul, qui commençait à reprendre ses sens, dans une maison voisine, jusqu'à ce qu'il fût en état d'être transporté à son habitation. Pour moi, je m'en revins avec Domingue, afin de préparer la mère de Virginie et son amie à ce désastreux événement. Quand nous fûmes à l'entrée du vallon de la rivière des Lataniers, des Noirs nous dirent que la mer jetait beaucoup de débris du vaisseau dans la baie vis à vis. Nous y descendîmes ; et un des premiers objets que j'aperçus sur le rivage fut le corps de Virginie. Elle était à moitié couverte de sable, dans l'attitude où nous l'avions vue périr.

Ses traits n'étaient point sensiblement altérés. Ses yeux étaient fermés ; mais la sérénité était encore sur son front : seulement les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur. Une de ses mains était sur ses habits, et l'autre, qu'elle

appuyait sur son coeur, était fortement fermée et roidie. J'en dégageai avec peine une petite boîte : mais quelle fut ma surprise lorsque je vis que c'était le portrait de Paul, qu'elle lui avait promis de ne jamais abandonner tant qu'elle vivrait ! À cette dernière marque de la

constance et de l'amour de cette fille infortunée je pleurai amèrement.

Pour Domingue, il se frappait la poitrine, et perçait l'air de ses cris douloureux. Nous portâmes le corps de Virginie dans une cabane de pêcheurs, où nous le donnâmes à garder à de pauvres femmes malabares, qui prirent soin de le laver. Pendant qu'elles s'occupaient de ce triste office nous montâmes en tremblant à l'habitation. Nous y trouvâmes Mme de la Tour et Marguerite en prières en attendant des nouvelles du vaisseau. Dès que Mme de la Tour m'aperçut elle s'écria : « Où est ma fille, ma chère fille, mon enfant ? » Ne pouvant douter de son malheur à mon silence et à mes larmes, elle fut saisie tout à coup d'étouffements et d'angoisses douloureuses ; sa voix ne faisait plus entendre que des soupirs et des sanglots.

Pour Marguerite, elle s'écria : « Où est mon fils ? Je ne vois point mon fils » ; et elle s'évanouit. Nous courûmes à elle ; et l'ayant fait revenir, je l'assurai que Paul était vivant, et que le gouverneur en faisait prendre soin. Elle ne reprit ses sens que pour s'occuper de son amie qui tombait de temps en temps dans de longs évanouissements. Mme de la Tour passa toute la nuit dans ces cruelles souffrances, et par leurs longues périodes j'ai jugé qu'aucune douleur n'était égale à la douleur maternelle. Quand elle recouvrait la connaissance elle tournait des regards fixes et mornes vers le ciel. En vain son amie et moi nous lui pressions les mains dans les nôtres, en vain nous l'appelions par les noms les plus tendres ; elle paraissait insensible à ces témoignages de notre ancienne affection, et il ne sortait de sa poitrine oppressée que de sourds gémissements..."


De la peinture des "grands phénomènes de la nature" ...

Dans "L'HOMME DES CHAMPS, ou les Géorgiques françaises", poème en quatre chants du poète français Jacques Delille (1738-1813), publié en 1800 et, avec quelques remaniements, en 1805, cohabitent "beautés neuves" (Ginguené), "conquêtes poétiques" (Fontanes) et ....  ornements défraîchis ...

Au sortir de la Terreur, en 1795, Delille a quitté Paris avec l`intention de publier sans délai un nouvel ouvrage (il n`avait rien fait paraître depuis "Les Jardins", en 1782). Dès 1775, le poète travaillait à un poème original "sur les plaisirs de la vie champêtre" ou sur la nature champêtre divisé en trois parties : l`art de la chanter, l'art de l'orner, l'art d'en jouir, projet qu'il abandonnera au profit des "Jardins". Vers l788, logeant au Collège de France où il côtoie des savants éminents, il versifie la description très remarquée d'un cabinet d`histoire naturelle, d`où naîtra l'idée des "Trois Règnes". Réfugié dans les Vosges après 1795, il rédige le chant consacré à l`agriculture. Ces divers éléments remaniés et réagencés sont devenus "L'Homme des champs". Après bien des péripéties, l`ouvrage paraît simultanément à Strasbourg et à Bâle en 1800, mais non à Paris qui boude le poète traître à sa patrie. Ni le titre ni le sujet ne sont neufs : les célébrations du bonheur rural en vers ou en prose avaient pullulé sous le règne de Louis XVI. Les circonstances donnaient à la remémoration un parfum de nostalgie mais Delille, installé pour l`heure à Londres, pays ennemi, dut affronter en son absence l'épreuve du "vingt ans après". Le plan finalement adopté va recomposer habilement la matière, en quatre chants se succèdent le bonheur du sage à la campagne, l'agriculture, l'investigation scientifique, enfin la reproduction de la nature par l'art.  

C'est le troisième chant qui sera le plus admiré, Delille vient ici rivaliser avec Buffon et Bernardin de Saint-Pierre en peignant les "grands phénomènes de la nature" : formation de la terre, alluvions, inondations, l'ouragan, le volcan, la mer et toute sa splendeur, les montagnes, les avalanches ..

 

"Que j’aime le mortel, noble dans ses penchans, 

Qui cultive à la lois son esprit et ses champs !

Lui seul jouit de tout Dans sa triste ignorance 

Le vulgaire voit tout avec indifférence :

Des desseins du grand Être atteignant la hauteur,

Il ne sait point monter de l’ouvrage à l’auteur.

Non , ce n’est pas pour lui qu’en ses tableaux si vastes 

Le grand peintre forma d'harmonieux contrastes.

Il ne sait pas comment , dans ses secrets canaux ,

De la racine au tronc, du tronc jusqu’aux rameaux , 

Des rameaux au feuillage accourt la sève errante ; 

Comment naît des cristaux la masse transparente, 

L’union , les reflets et le jeu des couleurs.

Étranger à ses bois , étranger à ses fleurs ,

I1 ne sait point leurs noms , leurs vertus, leur famille. 

D’une grossière main il prend dans la charmille 

Ses fils au rossignol , au printemps ses concerts.

Le sage seul , instruit des lois de l’univers ,

Sait goûter dans les champs une volupté pure :

C’est pour l’ami des arts qu’existe la nature.

Vous donc, quand des travaux ou des soins importans 

Du bonheur domestique ont rempli les instans,

Cherchez autour de vous de riches connoissances 

Qui, charmant vos loisirs, doublent vos jouissances. 

Trois règnes à vos yeux étalent leurs secrets.

Un maître doit toujours connoître ses sujets : 

Observez les trésors que la nature assemble.

Venez; marchons, voyons, et jouissons ensemble.

 

Dans ces aspects divers que de variété !

Là tout est élégance , harmonie et beauté.

C’est la molle épaisseur de la fraîche verdure ;

C'est de mille ruisseaux le caressant murmure,

Des coteaux arrondis , des bois majestueux 

Et des antres rians l’abri voluptueux.

Ici d’affreux débris, des crévasses affreuses,

Des ravages du temps empreintes désastreuses ;

Un sable infructueux, aux vents abandonné ;

Des rebelles torrens le cours désordonné ;

La ronce , la bruyère et la mousse sauvage ,

Et d’un sol dévasté l’épouvantable image.

Par tout des biens, des maux, des fléaux, des bienfaits! 

Pour en interpréter les causes, les effets ,

Vous n’aurez point recours à ce double génie ,

Dont l’un veut le désordre , et l’autre l’harmonie : 

Pour vous développer ces mystères profonds ,

Venez , le vrai génie est celui des Buffons.

Autrefois, disent-ils, un terrible déluge,

Laissant l’onde sans frein et l’homme sans refuge, 

Répandit , confondit en une vaste mer ,

Et les eaux de la terre et les tuorrens de l’air ;

Où s’élevoient des monts, étendit des campagnes ;

Où furent des vallons, éleva des montagnes ;

Joignit deux continens dans les mêmes tombeaux ;

Du globe déchiré dispersa les lambeaux ;

Lança l’eau sur la terre et la terre dans l’onde ,

Et roula le chaos sur les débris du monde.

(...)


NOTES DU TROISIÈME CHANT. - "On a voulu renfermer dans l’expression la plus succincte les différentes matières que la nature emploie pour l'entretien des feux volcaniques. Il paroît néanmoins, par les expériences de plusieurs physiciens célèbres, que les bois et tous les végétaux fossiles ne sont pas les seules matières propres à entretenir les feux souterrains. Lemery , Homberg, Newton, Hoffmann et Boerhaave, ont obtenu , par le mélange du soufre , du fer et de l’eau , des effets à peu près semblables aux feux qui embrasent les volcans. Ces expériences, présentant en petit les mêmes résultats que la nature produit en grand, doivent au moins faire soupçonner que les bois noirs, les charbons de pierre, etc., ne sont pas les seules matières que la nature puisse employer pour alimenter le foyer des volcans, sur tout si l’on fait attention que la terre renferme des amas considérables de pyrites sulfureuses et ferrugineuses, qui n'ont besoin que du concours de l’eau pour s’enflammer. Si l’on observe que l'acide vitriolique, se combinant avec le fer, produit une grande chaleur, et beaucoup d’air inflammable , que mille circonstances peuvent allumer; il sera bien évident que ces feux, produits sans l’entremise d'aucune substance végétale , pourroient causer les plus terribles explosions, soit en vaporisant l’eau , soit en dilatant l’air atmosphérique, qui, selon M. Haies, se trouve concentré dans les pyrites vitrioliques ou sulfureuses , dans la proportion de 1 à 83 . Si on ajoute à ces réflexions celles de Spallanzani, sur le même sujet, on doutera au moins que le foyer des volcans soit alimenté par des végétaux fossiles. Les empreintes que l'on trouve dans nos climats sur les schistes qui sont le toit des couches de charbon de pierre , appartiennent évidemment à des plantes qui nous sont étrangères aujourd’hui, Il s’y trouve, par exemple, des calamites , des écorces de palmiers, de la forme la plus variée et la plus curieuse. Si l'on y rencontre quelquefois des empreintes qui ressemblent à nos fougères, c'est que dans cette classe , extrêmement nombreuse , il est un grand nombre d'espèces exotiques , échappées aux recherches des Plumier, des Rumpli , des Petiver, et dont l'œil exercé du botaniste ne peut qu’à peine, après une comparaison longue et bien suivie, distinguer les empreintes de celles des plantes de nos climats. Dans les Mémoires de l’académie de 1782, Daubenton cite des schistes dont les impressions lui ont paru provenir de plantes croissant dans le pays; Lemonnier, dans ses Observations d'histoire naturelle, croit avoir reconnu l'osmunda regalis , sur un schiste ..."