Johann Heinrich Füssli (1741-1825), "The Nightmare" (1782), "Macbeth, Act I, Scene 3, the Weird Sisters" (1783), "Thor in Hymir’s boat battling the Midgard Serpent" (1788), "Lady Macbeth with the Daggers" (1812) - Christoph Martin Wieland (1733-1813), "Oberon" (1780) - ...
Last update 12/18/2016


Les années 1770 sont marquées par l’émergence des thèmes de la violence, de l’horreur et du surnaturel, portés par un courant littéraire qualifié de "gothique" et plus globalement, la fin du XVIIIe siècle voit se répandre, inexplicablement, des représentations oniriques qui vont dès lors ne cesser de hanter l'imaginaire européen. La fiction gothique aura un grand impact sur d'autres genres littéraires de la période du Romantisme et au-delà. En 1782, le dévoilement du célèbre tableau de Henry Fuseli, "Le Cauchemar" ("The Nightmare", The Detroit Institute of Arts), oeuvre qui figure les terreurs nocturnes avec une puissance jusque-là inédite, fut accueilli avec un mélange d'épouvante et de fascination : les gravures qui s'inspirèrent de cette oeuvre "inégalée pour son originalité et sa conception" furent nombreuses et très lucratives; elle ne tarda pas à être suivie par les visions cosmiques de William Blake et les caricatures grotesques brûlantes de James Gilray. En 1799, Francisco de Goya (1746-1828) produisit une eau-forte intitulée "Le Sommeil de la raison engendre des monstres" (London, British Museum) : à la vision cauchemardesque de Füssli qui emportait l'être humain dans un monstrueux frisson viscéral, Goya semblait opposer une raison qui parvenait à l'endiguer. Mary Shelley (1797-1851) n'était pas sans connaître "Le Cauchemar" lorsqu'elle s'engagea dans l'écriture de son roman "Frankenstein" publié pour la première fois en 1818. 

On voit ici à quel point une seule oeuvre peut avoir un effet de cristallisation de tout un pan de notre imagination et continuer, par delà, les temps, à participer à la structure de notre obsession pour l'inconscient et le surnaturel, le rêve et les terreurs susceptibles de l'accompagner : c'est à cette époque, sans doute, que l'on apprend à définir toute représentation de la "terreur nocturne" , "entourer la vision horrible d'obscurité, supprimer ses contours et découper sa lumière en lueurs...". Combien profondément dérangeante et cauchemardesque est cette huile sur toile intitulée "La Sorcière de la nuit rendant visite aux sorcières de Laponie" (1796, Metropolitan Museum of Art, New York) ...

 

Inclassable, dans une époque inquiète, tourmentée, préromantique, Henry Fuseli échappe à toute définition tout en se jouant totalement des conventions : il fut un homme complexe, marqué par de très nombreuses contradictions, et considéré comme un esprit dérangé pour des écrivains tels que Horace Walpole (1717-1797), auteur par ailleurs, en 1764 de "The Castle of Otranto", qui inaugure le "gothic tale". Si, à partir des années 1780 et jusqu'à la fin du siècle, Füssli connut une ascension professionnelle dans le cadre de la Royal Academy de Londres, il ne rencontra ni la reconnaissance de ses pairs ni celle du public : sa tentative de créer une Milton Gallery à l'image de la Shakespeare Gallery de John Boydell fut un échec ...

("Autoportrait", Johann Heinrich Füssli, 1780-1790, pierre noire rehaussée de blanc sur papier, London, Victoria and Albert Museum)

 

Johann Heinrich Füssli ,"Le Cauchemar", 1781 ( Detroit Institute of Arts), exposé dès 1782 à la Royale Academy de Londres, il y fera sensation et entrera définitivement pour les siècles à venir dans l'imaginaire de l'être humain : la puissance du sujet réside sans doute dans le fait que, pour la première fois, il s'agit d'une scène sortie de l'imagination humaine et puisée dans aucune oeuvre clairement définie ...

 

Le peintre danois Nicolai Abraham Abildgaard (1743-1809),qui s'était lié d'amitié avec Füssli dans les années 1770, est l'auteur d'un "Cauchemar" (1800, Soro, Kunstmuseum) composé dans une toute intention : deux femmes nues couchés sur un lit, épuisées, tandis qu'une créature démoniaque, accroupie au-dessus d'elles, nous regarde directement, son ombre s projette sur le ciel du lit et un croissant de lune apparaît derrière la fenêtre ...


Johann Heinrich Füssli (Henry Fuseli, 1741-1825) 

Henry Fuseli naquit à Zürich, Suisse,  dans un milieu intellectuel et artistique (son père était un peintre portraitiste et un collectionneur), mais c'est la théologie, singulièrement, qu'il étudie : jusqu'à ce qu'il soit dans l'obligation de fuir sa ville natale (après l'écriture d'un pamphlet attaquant la corruption d'un notable), parcourir la Prusse et la Poméranie, gagner Berlin, puis s’installer à Londres en 1764. A Zurich, Influencé par Johann Jakob Bodmer (1698-1783)et Johann Jacob Breitinger (1701-1776), lié au physiognomiste et poète Johann Casper Lavater (1741-1801), il aura été ordonné auparavant pasteur zwinglien en 1761, tout en ayant étudié les écrits d'Homère, de Dante, de Shakespeare et de Milton et découvert la puissance de cette liberté d'imagination que tentait de contenir le classicisme, en particulier en France. Bodemer lui aurait suggéré d'agir comme un quasi médiateur en charge de libérer les mondes littéraires suisse, allemand et britannique ("Le peintre en conversation avec Johann Jakob Bodmer", 1778-1781, Zurich, Kunsthaus) ...

A Londres, il y découvre la vie littéraire mais est encouragé à devenir peintre par Sir Joshua Reynolds (1723-1792), et, dès 1770, il quitte l’Angleterre pour étudier en Italie, où il reste jusqu’en 1778 ...

Pendant son séjour à Rome, soutenu par le mécénat du banquier Thomas Coutts, Fusli acquiert une nouvelle dimension et étudie les œuvres de Michel-Ange et l’art classique, qui devinrent ses principales influences stylistiques. Rome est un véritable laboratoire de création et de sensation, de nombreux artistes des quatre coins de l'Europe y séjournent, à cette époque, pour n'en citer que quelques-uns, Alexandre Runciman, peintre écossais, Johan Tobias Sergel, sculpteur suédois (cf. "Nymphe au bain", 1775-1778, Louvre), Nicolai Abildgaard, peintre danois, et nombre d'artistes britanniques tels que George Romney. 

Séjournant à Zurich à nouveau, sur le chemin du retour, il exécute "Le Serment du Grütli" (1778). D'une exceptionnelle érudition, Fuseli est célèbre pour ses peintures à sujets littéraires et la puissance dramatique de ses oeuvres, ses dessins saisis dans des poses tendues et violentes suggèrent quant à eux une émotion intense. Il avait aussi un penchant pour l’invention de fantasmes macabres, comme celui du célèbre "Cauchemar" (1781, The Nightmare), qui est l’une des premières peintures à représenter non pas un évènement ou unindividu, mais une idée, intangible, avec une intention restée à jour insaisissable. Le trouble ressenti tient à l'attitude de la jeune femme qui semble menacée, sexuellement semble-t-il. 

Toujours attiré par les sujets littéraires, Fuseli a développé un intérêt particulier pour illustrer Shakespeare. Il fut l’un des premiers artistes à contribuer à la Shakespeare Gallery de John Boydel (1720-1804)l, pour laquelle il peignit un certain nombre d’œuvres (1786-1789). Il a eu de même une influence notable sur le style de son jeune contemporain, William Blake. Il prête de même son assistance à la traduction anglaise de l' "Illiade" d'Homère par William Cowper. En 1787, il se lie avec le poète William Blake (1757-1827) mais ne partage guère son mysticisme et s'éloigneront l'un de l'autre quelques années plus tard. 

En 1788, Fuseli rencontre la célèbre féministe Mary Wolllstonecraft (1759-1797) mais épouse Sophia Rawlins (1770-1832), l'un de ses modèles ("La Folie de Kate", 1806-1807, Francfort, Goethe Museum; "Portrait of Sophia the Artists Wife"), puis est élu associé de l’Académie royale, avec une pièce de réception d'envergure représentant un horrible et spectaculaire affrontement, "Thor luttant contre le serpent Midgard" : il deviendra académicien à part entière deux ans plus tard. Il bénéficiera d'une reconnaissance internationale lorsque le sculpteur Antonio Canova (1757-1822) contribuera à le faire élire membre de l'académie de Saint-Luc de Rome (1817). 

En 1793, Louis XVI est exécuté, la France et la Grande-Bretagne sont en guerre, Fuseli condamne à présent la Révolution française. En 1796, il écrit une introduction aux "Nuits" d'Eward Young (1683-1765) illustrées par William Blake. De 1799 à 1805, puis à partir de 1810, il est professeur de peinture à la Royal Academy. En 1825, à l'âge de 84 ans, Füssli sera inhumé dans crypte de la cathédrale Saint-Paul, à Londres, près de Joshua Reynolds. En 1831, John Knowles publiera en trois volumes "La Vie et les écrits d'Henry Fuseli". Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que l'artiste soit redécouvert, en France notamment, avec les surréalistes ...

(James Northcote, "Portrait de Johann Heinrich Füssli", 1778, Londres, National Portrait Gallery)

(George Henry Harlow, "Portrait de Johann Heinrich Füssli", New Haven, Yale Center for British Art)

 


Il fallut attendre le milieu du XXe siècle pour que Füssli  soit reconnu comme "l'un des protagonistes du Romantisme noir" tandis qu'André Breton voyait en lui un précurseur du surréalisme : du silence à l'excès de reconnaissance, peu importe, les images les plus célèbres de l'artiste n'ont cessé et ne cesseront de refaire surface, son art, qu'il est impossible de rattacher au langage courant de l'histoire de l'art, emprunte encore et toujours les voies de réexposition les plus inattendues. Sa réputation reste représentative de l'imaginaire surnaturel, du fantastique et de l'érotisme qui caractérise le XVIIIe siècle. Et "Le Cauchemar" est sans doute l'une des images les plus reproduites de tout l'art occidental : à l'instar de "Hamlet", la renommée du tableau fut quasiment immédiate et objet, tous deux, de détournement de sens infini ...


Füssli, dessinateur, dessiner des formes humaines est pour lui "l'unique façon de rendre de manière intuitive et permanente l'idée de l'existence"...

"Symplegma of a Man with Three Women" (1770-78, Pencil, Victoria and Albert Museum, London) - "Dante and Virgil on the Ice of Kocythos" (1774, Pen and sepia, watercolour, Kunsthaus, Zurich) - "The Artist Moved by the Grandeur of Antique Fragments" (1778-79, Red chalk on sepia wash, Kunsthaus, Zurich) - "La Mort d'un hussard suédois" (1764, Zurich, Kunsthaus) - "L'Incube quittant deux jeunes filles endormies" (1810, crayon, aquarelle, Zurich, Kunsthaus) - "Brunhlde regardant Gunther suspendu au plafond pendant leur nuit de noces" (1807, Nottingham, City Museum) - "Femme nue vue de dos" (1805-1810, graphite, Cambridge, Fitzwilliam Museum) - "Tête d'un damné de l'enfer, de Dante, d'après Füsli" (1790-1792) et gravé par William Blake (Londres, British Museum) - ...


"Hamlet, Prince of Denmark, Act I, Scene IV" (1796), ou "Robert Thew, Hamlet, Horatio, Marcellus et le fantôme", gravure, The Metropolitan Museum of Art, New York) 

 

En s'inspirant du théâtre de Shakespeare, Füssli va rejoindre cette quête du paroxysme, de la démesure et du drame qui nourrit le côté si sombre du romantisme. Les années 1750-1830 sont ainsi souvent représentées comme une période d'affrontements entre le Diable et la raison, "le sommeil de la raison" n'est-il pas toujours susceptible d'engendrer des monstres, exprimera Goya? Füssli portera quant à lui le thème de la sorcellerie à un degré de terreur inédit, puisant dans "Macbeth", tandis que "Roméo et Juliette" représente l'ultime scène funèbre qui clôt la tragédie de Shakespeare tandis que le cortège de la reine Mab, la reine des fées, raconté par Mercurio, tente d'arracher Roméo à sa tristesse ...

 

 

"Lady Macbeth somnambule" (1784, Musée du Louvre, Paris), une toile aux dimensions exceptionnelles et première scène du cinquième acte de "Macbeth" dont l'action se déroule dans le château de Dunsinane : personnage dur mais tiraillé par le remord, Lady Macbeth erre dans la nuit, sa soif de pouvoir l'a conduit au crime, obsédée par une invisible tache de sang sur sa main gauche, qu'elle tient aussi loin que possible, la voici surgissant de l'obscurité, elle sombrera bientôt dans la folie et finira par se suicider. Sur la droite le médecin et la femme de chambre sont aux aguets, paralysés par la peur ..

 

 

"Gertrude, Hamlet and the Ghost of Hamlet's Father" (c. 1785, Fondazione Magnani Rocca, Mamiano di Traversetolo) - Hamlet et le spectre de son père, quatrième scène du troisième acte qui se déroule dans les appartements de Gertrude, la mère de Hamlet, à qui il reproche d'avoir épousé Claudius, le frère et l'assassin de son père. Le spectre de son père lui apparaîtra pour l'inciter à la modération tout en réclament vengeance ...

 

"Lady Macbeth with the Daggers" (1812, Tate Gallery, London) illustre la seconde scène du deuxième acte de "Macbeth" : Lady Macbeth prend conscience, avec horreur, qu'après avoir tué le roi Duncan, son époux détient encore les armes du crime alors qu'il aurait du s'en débarrasser : c'est saisi d'épouvante que Macbeth brandit les deux poignards sanglants et ne veut retourner dans la chambre où gît le cadavre du roi. C'est Lady Macbeth, en femme déterminée, qui se chargera de la besogne ...

 

 

"Macbeth, Act I, Scene 3, the Weird Sisters" (1783, Stratford-upon-Avon), les trois sorcières prédisent à Macbeth qu'il deviendra roi d'Ecosse et, après conquis le pouvoir, il cherchera une nouvelle fois à solliciter leur don de prophétie : elles symbolisent le surnaturel et la fatalité, et l'échelonnement de ces trois fifures placées de profil l'une derrière l'autre avec leur doigt pointé a rendu cette représentation particulièrement populaire ...


"Macbeth Consulting the Vision of the Armed Head" (1793) - "Robin Goodfellow, dit Puck" (1787-1790, Schaffhouse, Museum zu Allerhiligen) - "Roméo et Juliette" (1809) - "La Reine Mab" (1814, Schaffhouse, Museum zu Allerheiligen) - "Le Roi du Feu apparaît au comte Albert ou The Fire King" (1801-1810, London, Victoria and Albert Museum) - "Béatrice, Héro et Ursule" (1789, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister) - "The Infant Shakespeare between Tragedy and Comedy" (1805) - "Macbeth, Banquo and the Witches" (1794) - ...


Les images oniriques hantent Füssli et il représentera bien des figures de femmes endormies  plongées dans leurs rêves. Il s'inspire souvent des oeuvres de Shakespeare ou de Milton, ainsi dans "Le Rêve de la reine Catherine" (tirée de "Henry VIII") qui, juste avant de mourir, à quelque vision de la félicité éternelle qui l'attend, tandis que cinq ans plus tard, "Le Songe du berger" le chien semble médusé par la chevauchée extraordinaire de créatures surnaturelles qui prennent vie par le rêve de son jeune maître. Dans "la vision de Milton", c'est l'évocation d'une image, celle de sa seconde femme, Katherine Woodcock, qu'il a tant aimé, qui s'empare du poète devenu aveugle. Dans "Lycidas", c'est encore Milton qui semble à l'origine de l'inspiration, titre d'un  poème écrit par lui en 1637, mais ici, aucun être surnaturel ne vient troubler une composition particulièrement sobre. C'est une époque où semble débuter une certaine étude de l'inconscient : la toute première étude du genre, "L'interprétation des rêves" de l'auteur grec du IIe siècle, Artémidore, fut traduite en anglais en 1786, les rêves annoncent ici des destins ...

 

"Silence" (1799-1801, Kunsthaus, Zürich, Switzerland) - "The Shepherd's Dream" (1793, Tate Gallery, London, United Kingdom) - "Le Rêve de la reine Catherine" (1781, Lytham St Annes Art Collection of Fylde Council) - "La vision de Milton" (1799-1800, Collect. part.) - "Lycidas" (1796-1799, Collect. part.) - "Le songe du berger" (1786, mine de plomb, sanguine, Vienne, Albertina) - ...


De son immense connaissance des auteurs classiques qu'il admirait et des mythes antiques qu'il maîtrisait parfaitement, Füssli en tirera, contrairement aux courants dominants du néoclassicisme européen, une thématique macabre et menaçante, on cite le plus souvent son extraordinaire "Achille saisit l'ombre de Patrocole" (1803, Zurich, Kunsthaus), - inspiré de l'Illiade, livre XXIII, Patrocole, ami d'enfance d'Achille, mort au combat, lui apparaît en rêve, un thème qui sera revisité sept ans plus tard -, et "La mort de Didon", l'un des tableaux impressionnants de la première maturité du peintre. Dans "Ulysse, naufragé sur son radeau, reçoit le voile sacré d'Inô-Leucothéa", Füssli, fin connaisseur de l'Odyssée, campe Inô, une mortelle mère adoptive de Dionysos, qui s'est noyée en mer et s'est transformée en divinité marine...

 

 

"Thor in Hymir’s boat battling the Midgard Serpent" (1788, London, Royal Academy of Arts) - Toute la fascination de Füssli pour les sujets héroïques et mythiques, Thor le héros islandais, nu, brandissant son arme au-dessus du serpent femelle géant Midgard, créature pêchée dans la mer sombre et du sang jaillit de sa gueule, tandis que le géant Eymer se terre au fond de sa barque et quel le vieil Odin se tient à gauche dans le ciel...

 

 

"Satan Touched By Ithuriel's Spear" (1779) -"Tatania and Bottom" (1790) - "The Apotheosis Of Penelope Boothby" (1792-1794) - "The Death of Oedipus" (1784) - "La Mort de Didon" (1781, New Haven, Yale Center) - "Ulysse, naufragé sur son radeau, reçoit le voile sacré d'Inô-Leucothéa" (1805-1810) - "La Création d'Eve" (1793) - "L'Expulsion du paradis" (1802) - "Oedipus Cursing His Son Polynices" (1786, National Gallery of Art, Washington, DC) - ...


Füssli avait un goût prononcé pour les thèmes épiques, les mythes anciens, les héros engagés dans des luttes titanesques, des figures nues et héroïques inspirées de Michel-Ange, les affrontements monstrueux et sanglants, et toutes luttes contemporaines pouvant évoquer un passé le plus souvent imaginaire : aussi, fut-il immédiatement mobilisé lorsque l'écrivain allemand Christoph Martin Wieland créa sa fameuse saga médiévale fantastique et chevaleresque, l' "Obéron" (1780) : le poème a inspiré à Johann Heinrich Füssli une série de tableaux qui ont été reproduits en gravure dans la deuxième édition anglaise de l'ouvrage, parue en 1805.

L'activité de Wieland fut par ailleurs immense tant par son œuvre littéraire personnelle et le rôle joué par sa revue, "Der Deutsche Mercur" (Le Mercure allemand, 1773-1810), que par ses préoccupations pédagogiques ou politiques, tendant à une éducation spirituelle libérée et réfléchie. ll est, avec Klopstock et Lessing, l'initiateur de l'Allemagne aux deux tentations, classique et romantique, qui vont réveiller son génie endormi ....

 


Christoph Martin Wieland (1733-1813)

Né à Oberholzheim, près de Biberach (Souabe), fils d'un pasteur protestant, destiné à lui succéder, il grandit dans une atmosphère piétiste. Son amour juvénile pour Sophie Gutermann, qui deviendra Mme de Laroche, aïeule de Clémens et Bettina Brentano, s'exprimera dans le poème didactique "Die Natur der Dinge" (La Nature des choses, 1751) : tout en imitant Lucrèce, l'auteur prétend alors réfuter le matérialisme avec le secours de la Bible. La nuance mystique de ses premiers écrits le conduit à gagner en 1752 Zurich ; il y demeura sept ans, écrivant des poèmes d'une religiosité sentimentale directement imitée de Klopstock et de modèles anglais : Sympathies [Sympathien, 1755], Sentiments d'un chrétien [Empfindungen eines Christen, 1756] où déjà se révèle l'étonnante maturité de sa langue. Il est de retour à Biberach en 1760, où il est nommé directeur de la chancellerie en 1764. Wieland devient l'écrivain d'une petite société qui se réunit au château de Warthausen, demeure du comte Stadíon : sensible à tous les courants de l'époque, il sut les utiliser pour trouver sa véritable originalité...

Son roman, "Die Abenteuer des Don Sylvia von Rosalva oder Der Sieg der Natur über die Schwärmerei" (Les Aventures de don Sylvío de Rosalva, ou la Victoire de la nature sur la rêverie, 1764), composé d'après le Don Quichotte (de Cervantes), et Les Histoires comiques (Kamischen Erzählungen, 1765), qu'il écrivit pour le comte Stadíon, sont les premières créations du style rococo allemand : ironique, musical et gracieux. Simultanément, Wieland entreprend la première traduction allemande en prose de vingt-deux pièces de Shakespeare (1762-1766), qui marque une date à l'origine du "Sturm und Drang"

En 1766-67, il donne la première version de l' "Histoire d'Agathon" (dernière version : 1794), premier roman d'analyse allemand. Partagé entre la vertu, la rêverie, la spéculation intellectuelle d'une part, l'appétit sensuel, l'hédonisme égocentriste d'autre part, le héros va de la contingence et du désespoir moral jusqu'à l'élévation vers un idéal d'harmonie classique entre la réalité et l'idée.

"Agathon" va marquer les débuts du roman moderne que développeront par la suite Goethe et les romantiques. Plus théorique sera "Le Miroir d'or" [Der Goldene Spiegel, 1772] où, sous un déguisement emprunté de l'Orient, Wieland résume "les enseignements les plus utiles que la noblesse d'un pays civilisé pouvait tirer du spectacle de l'histoire". Devenu la même année précepteur du futur duc Charles-Auguste, Wieland sera ainsi l'initiateur spirituel du classicisme de Weimar. 

En 1768, son "Musarion" avait eu un vif succès. En 1768 encore paraît le conte de fées "Idris et Zénide" [Idris und' Zenide], en 1770 "Les Grâces" [Die Grazien], en 1771, "Le Nouvel Amadis" [Der neue Amadis], productions pleines de fantaisie et d'humour. 

Au contact de Goethe, les investigations de Wieland s'approfondissent; coup sur coup paraissent, en 1772, "Le Conte d'été" [Sommermärchen], légende moyenâgeuse, "Le Conte d'hiver" (Wintermärchen), satire politifque, "La Cuve d'eau" [Die Wasserkünfte], farce moyen-âgeuse, "Sixte et Clairette" [Sixt und Clärchen], ballade populaire, en 1773 l' "Alceste", d'après Euripide, et d'autres œuvres encore. 

Cependant le grand ouvrage de ces années-là sera "Les Abdéritains"  (1774-1781),  satire des philistins de tous les temps. Peinture d'un grand esprit aux prises avec les intrigues, les curiosités malveillantes d'une petite ville, le livre est semé de mille incidents puisés dans les souvenirs de l'auteur dans la cité impériale de Biberach.

Ses poèmes chevaleresques, "Idris" (1777), "Gyron le Courtois", et surtout "Obéron" (1780), comptent parmi les ouvrages les plus élégants de la littérature allemande. C'est que Wieland est peut-être le seul des grands écrivains de l'Allemagne qui ait autant le souci du bien dire, c'est-à-dire que la forme le préoccupe pour elle-même, indépendamment du fond, mais sans jamais avoir donné dans les raffinements auxquels se livrera plus tard l'école romantique...

La révolution de 1789 paraîtra à Wieland une menace pour la culture humaniste et esthétique du siècle. ll se réfugie alors dans l'Antiquité, sa patrie spirituelle : il traduit Horace, Lucien, Aristophane, il écrit des romans, souvent trop rhétoriques, et, avant de mourir, a le temps de saluer, en la personne de Heinrich von Kleist, le génie naissant de la tragédie allemande... 

(Portrait par Ferdinand Jagemann, 1805)

 

"OBERON" (1780)

L`Obéron de Wieland est l'une des œuvres maîtresses de l'art allemand. L`influence française s`y fait sentir, conférant au poème une légèreté qui permet de passer de l'une à I'autre des aventures. à travers les descriptions colorées d'un monde de pure fantaisie. Le compositeur Carl Maria von Weber (1786-1826) en tira un opéra romantique qui sera représenté en 1826 et qui marque, non par son texte, jugé relativement médiocre, que par sa richesse mélodique...

Deux thèmes s'opposent ici, celui de l`héroïsme épique et celui du sentiment. Le premier est représenté par le voyage de Huon, chevalier à la cour de Charlemagne; l`auteur consulta à ce propos un résumé que Louis Tressan de la Bergne (Bibliothèque universelle des romans, 1778) tira d'un roman en prose sur la "geste" de Huon de Bordeaux, publié en 1513, et lui-même issu d'un poème du XIIe siècle.

Le second thème est représenté par l'amour de Huon et de Rézia, et par celui d'Obéron, roi des elfes, et de Titania, sa femme, reine des fées. Ces deux personnages figurent également dans l'œuvre de Shakespeare (Le Songe d'une nuit d'été), dont Wieland avait, de 1726 à 1768, traduit vingt-deux pièces. Le poème rapporte la geste de Huon à qui l'empereur confie une étrange mission : il devra lui apporter en hommage quelques poils de la barbe du Calife de Bagdad, et quatre de ses molaires, ceci après avoir embrassé la jeune fille. qui se trouve à la droite du Calife, et décapité l`émir, qui se trouve à sa gauche. Le vaillant Huon se met en route; s'étant égaré au milieu des montagnes, il rencontre dans une grotte Schérasmin, le vieux serviteur de son père. ll lui fait le récit de ce qui s'est passé et lui confie les raisons de sa mission (ayant tué tout à fait involontairement le fils de l'empereur, celui-ci, au lieu de le condamner à mort, lui a imposé cette quête périlleuse). 

Aux côtés de Shérasmin, Huon de Bordeaux connaît la première de ses extraordinaires aventures : tous deux arrivent dans un monde de fantasmagorie où vivent d'étranges animaux aux yeux humains. C 'est alors qu`apparaît Obéron sur un carrosse tiré par des léopards, "jeune enfant beau comme l'est à l'aurore un ange nouvellement créé". Schérasmin s'enfuit épouvanté, entraînant avec lui Huon; mais le roi des Elfes provoque une violente tempête. Les deux compagnons sont obligés de se réfugier dans un couvent ; le mauvais temps ayant brusquement cessé, Obéron leur apparaît à nouveau : le voici qui souffle dans une corne d`ivoire; à cet appel, tous ceux qui aiment d'un amour sensuel sont pris d'une frénésie de danse : Huon, pur et fidèle à l'image d'une jeune fille aperçue en songe, et qu'il a vainement cherchée par le monde, reste impassible. Obéron se tourne alors vers lui et lui fait présent de la corne d'ivoire ainsi que d`un calice d'or, à l'aide desquels il pourra mener à bien son entreprise hasardeuse. 

Pendant ce temps, à la cour de Bagdad, Rézia, la fille du Calife, est contrainte par son père à épouser un prince qu'elle n'aime pas; en effet, elle a vu en songe un chevalier "à la chevelure d'or" dont elle s'est éprise tout aussitôt et auquel elle est demeurée fidèle, bien qu`elle ne l'ait jamais rencontré, Huon arrive à Bagdad le jour même où se célèbrent les noces ; il délivre Rézia avec l`aide d`Obéron, et mène à bien la terrible entreprise que lui imposa l'empereur. Les deux jeunes gens se reconnaissent avec ravissement pour s'être vus en songe, et s'embarquent en toute hâte pour la France. 

Obéron se déclare satisfait. ll met une condition à la félicité des jeunes gens : ils devront vivre dans la plus grande chasteté jusqu`à ce que leur mariage ait été béni par le pape. Cette condition étrange s`explique par le fait que le destin de Huon et de Rézia est lié à celui d'Obéron et de Titania, lesquels ne peuvent se rejoindre que si un homme et une femme se sont montrés capables d'un amour pur et fidèle. Titania est seule responsable de cette séparation, du fait qu'elle a porté secours à une femme fausse et adultère, au grand scandale d`Obéron, dieu de l'amour pur, qui l'a chassée. Rézia est alors baptisée et prend le nom d`Amanda. Mais, par une nuit de lune, les deux jeunes amants succombent à leur désir. La colère d'Obéron est terrible et s`accompagne de foudre et de tonnerre. ll reprend les objets précieux et enchantés. Le navire sur lequel sont embarqués Huon et Amanda fait naufrage, et les jeunes gens sont jetés sur une île déserte où ils ne manquent pas de connaître maints déboires.

Titania, émue de compassion, aide Amanda au moment où celle-ci met au monde un fils. Les amants se repentent si bien qu'ils font vœu de vivre comme frère et sœur : mais ceci ne suffit pas, encore faut-il qu`ils soient fidèles. Amanda est alors enlevée par des pirates, et enfermée dans le harem du sultan de Tunis. Aprés avoir surmonté des difficultés innombrables, Amanda et Huon parviennent à se rejoindre. Par malheur, le souverain s`éprend d'Amanda et la souveraine de Huon : ce sont de part et d`autre de vaines tentatives de séduction. Les amants restent inébranlables, et telle est leur mutuelle fidélité qu`ils se laissent lier sur le même bûcher. Obéron les sauve et Titania leur rapporte l'enfant qu`elle avait gardé. On célèbre enfin les noces, et les deux époux arrivent à Paris, juste à temps pour que Huon puisse participer à un tournoi d`où il sort vainqueur.