La Révolution française - De 1789 à la monarchie constitutionnelle de 1791 - Emmanuel Sieyès (1748-1836), "Qu'est-ce que le tiers état ?" (1789) - Louis Antoine Léon Saint-Just (1767-1794) - Georges Jacques Danton (1759-1794) - Camille Desmoulins (1760-1794) - Maximilien de Robespierre (1758-1794) - Jean-Paul Marat (1743-1793) - André Chénier (1762-1794) - ...
Last update 10/10/2021
La Révolution française, qui se situe entre 1789 et 1799, constitue une rupture considérable dans la chronologie de l'histoire du monde, sa radicalité n'a cessé d'habiter la série des révolutions qui agiteront tout le XIXe siècle, elle est fille ambiguë de la République, des Droits de l'Homme (déclaration de 1789, remaniée en 1793 et en 1794-95), de la guillotine et de la Terreur (17 500 guillotinés de toutes conditions essentiellement entre le 21 septembre 1792 et le 26 octobre 1795), ayant quasiment détruit tous ses inspirateurs,
... et prend fin avec un coup d'État, celui du 18 brumaire an VIII ( 9 novembre 1799).
Sa compréhension est loin d'être évidente, et avant même les événements de 1789, s'est déjà engagé un combat entre révolution et contre-révolution à propos de la liberté, de l'égalité et du progrès indéfini de l'être humain...
Singulièrement, l'autorité royale n'est pas remise en question lors des états généraux de 1789, - le despotisme à terrasser est celui de l'aristocratie (L' Aristocratie écrasée : espoir de l'âge d'or : A Louis XVI Père des Français et Roi d'un Peuple libre : La Bastille, où la nuit sert des tyrans heureux !, une eau-forte de Jean Marie Mixelle, 1789) -, alors que les contemporains semblent avoir conscience d'entrer dans une nouvelle ère : le 17 juin 1789, ces États généraux, réunis à la demande du roi en mai se constituent en organe autonome sous le nom d'Assemblée nationale le 17 juin 1789. Et tout autant singulièrement, alors que Louis XVI accepte la constitution de septembre 1791, alors qu'il se résout à incarner une monarchie constitutionnelle, son règne prend fin : le 13 septembre 1791, il prête serment, et le 14, il est déposé par l'Assemblée législative.
Puis tout s'enchaîne inexorablement à partir du 10 août 1792, le roi est jugé et exécuté le 21 janvier 1793 : en 6 mois, un monde s'écroule, la Révolution renverse et exécute son monarque dans la stupeur générale. Suit du 24 juin 1793 au 27 juillet 1794, une année de gouvernement révolutionnaire et de Terreur. Marat est assassiné le 13 juillet 1793, Danton et Desmoulins sont guillotinés le 5 avril 1794, Saint Just et Robespierre exécutés le 28 juillet 1794, la Révolution, pour reprendre une formule bien connue, vient de dévorer ses enfants..
Après une brève période de violente incertitude et de réaction brouillonne, la détente, du 27 juillet 1794 au 26 octobre 1795, la Réaction thermidorienne, le Directoire en 1795 ouvre la voie à Napoléon Bonaparte qui s'empare du pouvoir, le coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) instaure le Consulat...
(Jeu de la Révolution française : tracé sur le plan du jeu d'oye renouvelé des Grècs, Carl de Vinck, 1789-1791)
L'ombre de Rousseau ... Montesquieu, comme Bossuet, croit à la valeur de ce qui a duré. Il est ainsi en opposition directe avec les principes que développera Jean-Jacques Rousseau, tirant, non de l'expérience et des faits, mais de présupposés idéologiques abstraits, un système destiné au genre humain, comme y prétendront les décrets de la Convention nationale....
(Aux grands hommes la patrie reconnoissante : le Génie de Voltaire et de Rousseau conduisit ces écrivains célèbres au temple de la gloire & de l'immortalité, estampe Carl de Vinck, entre 1794 et 1799) - "Assemblée nationale, écueuil des aristocrates : le génie de Rousseau en éclaire l'entré" (Michel Hennin, 1789-1791)... - "Mirabeau arrive aux Champs Élisées : sur sa tête plane le génie de la liberté portant une banderolle avec cette inscription : la France libre. Il s'avance vers J.J. Rousseau et lui présente un de ses ouvrages.." (Masquelier)
Dans les Cahiers de 89, le peuple demandait à être bien administré : il ne songeait pas à renverser le roi, il souhaitait seulement une réforme de l'institution monarchique, par la suppression des privilèges et la répression des abus; tel était le dessein des «monarchiens» de la Constituante, et des écrivains comme Rivarol, qui louait Montesquieu d'avoir écrit "pour corriger les gouvernements, non pour les renverser". Pour Montesquieu, la liberté politique est le résultat et l'effet, pour le citoyen, d'une bonne organisation sociale : et c'est pourquoi, dit-il (XI, 4) "la liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés". Pour Jean-Jacques Rousseau, elle est une donnée première, un attribut intemporel de l'homme, qui réside dans une entité, le peuple indivisiblement souverain et libre, elle n'est pas un droit effectif des hommes, des individus, dont la liberté propre est sans recours contre la volonté générale...
Estampe de Duplessis, A. graveur (1792) - La Révolution française, arrivée sous le règne de Louis XVI les 14 juillet 1789 et 10 août 1792 dédiée aux amis de la liberté et de l'égalité : du haut du ciel, on voit l'auguste vérité resplendissante... - Estampe de Michel Hennin (1791) - D'une vapeur infernale qui couvre le palais de nos rois, sortent la chimère tenant un sceptre, le fanatisme philosophique élevant comme livres sacrés Rousseau et Voltaire : la folie la discorde, la férocité, la vengeance et la mort les accompagnent. Louis entouré de la douceur, de la bonne foi, de la justice et de la bienfaisance ne voit pas ces monstres. Près de lui la force est endormie et l'amour de la paix enchaine Hercule tandis que masqués par la fourberie, l'ambition, l'impiété, et l'avarice scient les appuis de son trône...
"Monarque des François tes vertus et ta gloire, brilleront pour jamais au temple de Memoire.." (Bellet, M. graveur, 1787) - "Louis XVI a son peuple : vous la voyez cette couronne fille de lambition je ne veux la conserver que pour vous deffendre et vous rendre heureux" (Frussotte, C.) - "La Rentrée du Parlement du 24 septembre 1788 : aujourd hui le peuple ressent dans son ame une allégresse extrême il ne cessera par reconnoissance d'offrir des voeux pour le protecteur de la nation, notre auguste monarque qui se fait un plaisir de marcher sur les traces du grand Henry quatre..." (Michel Hennin) - "Vive le roi, vive le Parlement et Mr Necker : tiens, petit, voila pour des fusées Dieu vous les rende belle dame : arrêt du conseil d'Etat du roi du 14 7.bre 1788" -...
A partir de 1791, tout change. Les Conventionnels, en fidèles disciples de Rousseau, mettent en question l'origine et la nature du pouvoir; ils se préoccupent moins des fonctions réelles que de la souveraineté abstraite, "Il n'y a pas de souveraineté, dit Royer-Collard, il n'y a que des fonctions", - et, en conséquence de ces principes, ils vont s'appliquer, non pas à "corriger" le gouvernement, mais à le "renverser", afin d'émanciper le peuple de la tradition, et substituent à la monarchie millénaire un régime éphémère de dictature, dictature des comités et des clubs, à laquelle fit suite la dictature militaire...
Estampe de Duplessis, A. graveur (1792) - "La Révolution française, arrivée sous le règne de Louis XVI les 14 juillet 1789 et 10 août 1792 dédiée aux amis de la liberté et de l'égalité : du haut du ciel, on voit l'auguste vérité resplendissante..." - Estampe de Michel Hennin (1791) - "D'une vapeur infernale qui couvre le palais de nos rois, sortent la chimère tenant un sceptre, le fanatisme philosophique élevant comme livres sacrés Rousseau et Voltaire : la folie la discorde, la férocité, la vengeance et la mort les accompagnent. Louis entouré de la douceur, de la bonne foi, de la justice et de la bienfaisance ne voit pas ces monstres. Près de lui la force est endormie et l'amour de la paix enchaine Hercule tandis que masqués par la fourberie, l'ambition, l'impiété, et l'avarice scient les appuis de son trône..."
Un bouleversement politique et social aussi profond que le fut la Révolution de 1789 aurait dû, en accaparant les esprits et en les tournant vers l'action, suspendre pour un temps toute production littéraire, ou du moins, en brisant les cadres légués par le passé et en faisant jaillir tant de nouvelles idées, donner à la production littéraire de cette période un caractère entièrement nouveau. Or ni l'une ni l'autre de ces deux éventualités ne s'est produite....
Dans son Discours préliminaire de l'Encyclopédie, D'Alembert fait état en ce début du XVIIIe siècle d'un changement d'état d'esprit qu'il juge inquiétant : "Cet esprit philosophique, si à la mode aujourd'hui, qui veut tout voir et ne rien supposer, s'est répandu jusque dans les belles-lettres ; on prétend même qu'il est nuisible à leurs progrès, et il est difficile de se le dissimuler..." Après la vogue du divertissement mondain, L'esprit critique et la raison semble assécher l'imagination, la poésie, la sensibilité, la profondeur et la diversité de la pensée...
Ce XVIIIe siècle français culmine avec La Révolution.
De pareils bouleversements ne créent pas en fait de ruptures si considérables et n'empêchent pas l'existence humaine de continuer selon le rythme des habitudes prises et ne modifient pas du jour au lendemain la face de la société. Les contemporains, acteurs ou témoins de tels drames, ne se rendent même pas très nettement compte de l'importance des événements auxquels ils assistent et dont la portée ne se mesure vraiment qu'avec la perspective du temps et à la clarté des conséquences qu'ils déroulent peu à peu. Ainsi va la vie humaine sur la planète Terre.
L'ébranlement ou la rupture que de semblables secousses communiquent aux esprits, finit bien par avoir sa répercussion dans la littérature et dans l'art mais ces effets ne se font sentir que beaucoup plus tard : ainsi la littérature qui naîtra de la Révolution sera la littérature romantique...
Diderot, en 1758, écrivait : "C'est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à grands flots sur la terre, que le laurier d'Apollon s'agite et verdit. Il en veut être arrosé. Il se flétrit dans les temps de la paix et du loisir. Le siècle d'or eût produit une chanson peut-être ou une élégie. La poésie épique et la poésie dramatique demandent d'autres mœurs. Quand verra-t-on naître des poètes? Ce sera après les temps de désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n'en ont pas été les témoins." (De la poésie dramatique, XVIII, Des mœurs).
Quant aux œuvres littéraires qui virent le jour pendant la période révolutionnaire, elles sont en grande partie la continuation du passé. Les vieux genres classiques théâtre et poésie - à part quelques œuvres inspirées de l'actualité, achèvent de s'étioler dans le respect superstitieux des formes traditionnelles. Seuls deux genres nouveaux apparaissent alors, qui d'ailleurs intéressent l'action encore plus que la littérature, l'éloquence et le journalisme politiques....
1778-1781 - La crise financière et l'obstruction de la noblesse obligent Louis XVI à convoquer les États généraux - Necker, banquier genevois installé à à Paris, connu, d'une part pour sa grande compétence financière, et d'autre part pour sa grande réputation de philanthropie et d'humanisme, fut appelé à réorganiser le budget. Il fit des emprunts, habilement lancés pour parer au plus pressé, réussit à couvrir les frais de l'intervention française en Amérique de 1778, mais n'osa réaliser que très partiellement les économies indispensables. Il créa des "Assemblées provinciales", moins ambitieuses que les "municipalités" projetées par Turgot. Il se heurta comme Turgot a l'égoïsme obstiné des privilégiés et à la faiblesse de Louis XVI et dut démissionner en 1781; c'était la fin des tentatives de réforme.
Cependant, le traité d'alliance, conclu en 1778 entre la France et les "Insurgents" américains en lutte contre l'Angleterre, s'était traduit en 1779 par l'envoi d'un corps expéditionnaire, commandé par Rochambeau, qui avait débarqué en juillet 1780. Avec l'aide de La Fayette et le soutien apporté par la flotte de l'amiral de Grasse, les insurgés forcèrent le général anglais Cornwallis à capituler le 19 octobre 1781. Tenue en respect sur mer par Suffren et La Motte-Picquet, l'Angleterre conclut avec les Américains des préliminaires qui, avec l'accord de la France et de ses alliés, aboutirent au traité de Versailles le 3 septembre I783; c'était le véritable acte de fondation des États-Unis.
Estampe Carl de Vinck - "Allégorie du compte rendu au roi, par M. Necker en 1781 : au bonheur de l'Etat consacrant ses talens, Il va droit à son bût, sans craindre les méchants, Comme un autre Sully, ce ministre fidele, A la postérité servira de modele... "
1783-1788 - Ce traité rendait à la France un prestige militaire et diplomatique appréciable, mais les dépenses provoquées par la guerre aggravèrent encore la crise financière. Calonne, devenu contrôleur général des Finances en 1783, fit d'abord de nombreux emprunts, puis finit par constater la nécessité d'un impôt qui toucherait même les privilégiés et par imaginer un système d'assemblées consultatives pour administrer les provinces.
Mais il se heurta aux privilégiés qui composaient l'assemblée des Notables et Louis XVI
le congédia en avril 1787. Loménie de Brienne, son successeur, n'eut pas plus de succès.
La lutte devenait aiguë, des émeutes éclataient en province; le roi fut contraint - la situation financière étant désespérée - de convoquer les États généraux pour le 1er mai 1789; il renonça aux mesures contre le Parlement et rappela Necker, seul capable d'obtenir des banques l'argent immédiatement indispensable.
Ajouter à cela que l'année 1788 avait été d'une sécheresse extraordinaire, le disette menaçait, puis l'hiver fut rude et long, le 31 décembre 1788, le thermomètre de Réaumur marquait à Paris 18 degrés en dessous de 0...
Estampe Michel Hennin, "Bienfaisance récompensée : médaille décernée par la ville de Meaux a Nicolas Tronchon, cultivateur a Fossemartin le 6 novembre 1789, en reconnoissance des secours en grains, qu'il lui avoit procuré dans un moment de disette..."
L' Assemblée des Notables - 29 décembre 1786 & 22 février 1787
Dans un royaume qui compte 28 millions d'habitants, Louis XVI convoque une première assemblée le 29 décembre 1786 dans le but de soumettre le programme de redressement financier proposé par son ministre Calonne, un plan à long terme et qui se veut plus équitable, mais qui sera rejeté. Cette assemblée de notables comportent 147 personnes, princes du sang majeurs, archevêques, évêques, ducs et pairs, maréchaux de France, intendants, parlementaires, députés des pays d'États, et représentants des corps de ville des plus grandes cités du royaume. Une seconde assemblée est convoquée à Versailles le 22 février 1787, et porte sur la représentation du Tiers Etats aux États généraux à venir. Le 19 novembre 1787 le monarques réunit le Parlement de Paris et les grands du Royaume, l'organisation de ces Etats généraux semblent s'imposer mais sans que personne ne sache quelle en sera la finalité. Le 5 juillet 1789, Louis XVI se décide enfin à les convoquer et se tourne vers le peuple, des milliers de brochures sortent et donnent leurs avis. Les états généraux sont convoqués le 8 août 1788 pour le mois de mai 1789. A cette époque, ce sont le despotisme ministériel et les privilèges que dénonce le peuple, et non l'autorité royale...
L'éloquence politique....
Le XVIIIe siècle a compté de grands orateurs politiques, à qui la Révolution permit de révéler leur talent,
"l'éloquence, écrira Chateaubriand, est un fruit des révolutions ; elle y croît spontanément et sans culture".
Les principaux orateurs de la période révolutionnaire furent,
- A l'Assemblée nationale (17 juin-9 juillet 1789), à l'Assemblée constituante (9 juillet 1789-30 septembre 1791), Mirabeau (17/19-1791), Barnave (1761-1793), l'abbé Maury (1746-1817), Cazalès (1758-1805), Sieyès (1748-1836)..
- A l'Assemblée législative (1er octobre 1791- 20 septembre 1792) et à la Convention (21 septembre 1792-26 octobre 1795), parmi les girondins, Vergniaud (1753-1793), Guadet (1755-1794), Gensonné (1758-1793), Buzot (1760-1795), La Source (1763-1793), Isnard (1751-1830), Lanjuinais(1773-1827), Louvet(1760-1797), Brissot(175[1-1793), Condorcet (1743-1794), et, parmi les montagnards, Danton (1759-1794), Robespierre (1758-1794), Saint-Just (1767-1794), Barrère (1755-1841).
Dans l'ensemble, cette éloquence révolutionnaire n'est pas exempte de défauts : nourris de la philosophie théorique du XVIIIe siècle, ces orateurs ont une prédilection pour les développements abstraits, insuffisamment appuyés sur les faits; imbus de leur éducation classique, ils abusent des réminiscences de l'antiquité'; jeunes pour la plupart, ils ont un goût marqué pour la phraséologie creuse et déclamatoire. Mais, en dépit de ces imperfections, cette éloquence, encore toute brûlante des passions qui l'animeront, a pour nous l'intérêt de nous faire revivre ces années tumultueuses et grandioses de notre histoire.
Quatre orateurs se sont alors distingués entre tous : Mirabeau, Vergniaud, Danton et Robespierre....
Estampe Vinck, Carl de (1789) - "Voeux du Tiers-etat : noble citoyen, protégez-nous : vertueux prélat, priez pour nous soldat de la patrie : ministre du trépas, épargnez-nous : déffendez-nous ; et nous vous nourrirons tous." - ... - Estampe de Carl de Vinck (1789) - "La réunion fait la Force : Trois ordres différens par la concorde unis, Cimentent à jamais le bonheur de la France, De nos vastes cités les malheurs sont bannis, Et les lys triomphants vont croitre en abondance.."
Pierre-Victor Malouët (1740-1814) est élu en 1789, avec l’appui de Necker, député du tiers-état du bailliage de Riom aux États généraux, et devient l'un des principaux rédacteurs des cahiers de doléances, écrivant : "Le peuple français souffre depuis longtemps des vices et des erreurs d’un gouvernement arbitraire dans lequel la modération du prince ne suffit pas pour prévenir ni pour empêcher l’influence tyrannique des richesses, celle du crédit et de l’autorité. Tous les fléaux qu’entraînent à leur suite la cupidité, l’ivresse du pouvoir, l’orgueil de l’ignorance, ont accablé la nation sous le poids des abus de tous genres. Le mal est au comble, le caractère national s’efface, les ressources sont épuisées." Il intègrera l'Assemblée nationale où il devient l'un des chefs les plus en vue du parti constitutionnel, sera l'un des rédacteurs des Actes des Apôtres, dirigé par Jean-Gabriel Peltier, mais l'insurrection du 10 août 1792 le contraindra à la fuite et le 2 septembre, fuit Paris pour s'exiler en Angleterre et rejoindre les proscrits...
Une foule innombrable d’écrits furent publiés à la fin de l’année 1788 et dans les premiers mois de l’année 1789 pour combattre le vieil ordre de choses. "Les Etats généraux convoqués par Louis XVI" de Target, le "Mémoire sur les Etats généraux" du comte d’Antraigues, firent une sensation profonde dans tout le royaume : « Quand les moyens positifs manquent, c’est à la loi immuable de la nature qu'il faut recourir pour y suppléer. Le tiers état est le peuple, et le peuple est la base de l’État, il est l’État même... C’est dans le peuple que réside la toute puissance nationale, c’est par lui que tout l’État existe et pour lui seul qu’il doit exister ». Un D’Antraigues (Louis-Alexandre de Launay, 1753-1812) allait encore plus loin qu'un Sieyès...
Emmanuel Sieyès (1748-1836), "Qu'est-ce que le tiers état ?" (1789)
En janvier 1789, Emmanuel Sieyès, qui fut l'un des principaux inspirateurs de la déclaration des Droits de l'Homme, lance la brochure qui le rend aussitôt célèbre : Qu'est-ce que le tiers état ? - ce tiers état qui, de fait, est tout et qui, tenu pour rien, demande à devenir quelque chose. Rejeté par les électeurs de l'ordre du clergé, il se fait élire député de Paris par les électeurs du tiers. Durant tout le mois de juin 1789, lors du serment du Jeu de Paume et de la constitution de l'Assemblée nationale comme telle, il joue le rôle le plus actif au premier rang. Et puis, très vite, il cesse de faire figure d'entraîneur et de leader : l'abbé Sieyès semble s'escamoter lui-même. On a pu dire de lui qu'il a tenté avec beaucoup de soin de construire son mythe, celui d'un penseur éminemment profond, chaque fois qu'il proposera ouvertement un projet constitutionnel quelconque, en 1791 à la Constituante, en 1793 et en 1795 à la Convention, en 1799 (à Bonaparte), ses idées seront jugées atrocement compliquées ou passablement ridicules. Député de la Sarthe à la Convention, il siège au Marais, mais vote la mort de Louis XVI et se « déprêtrise » avec toute la solennité requise , et il réussit de la sorte (Robespierre l'appelait « la taupe de la Révolution ») à ne pas attirer l'attention sur lui pendant la Terreur, se retrouve au premier rang des thermidoriens et par deux fois membre du Comité de salut public en 1795. Élu membre du Directoire exécutif dès la création du régime directorial, il refuse cette charge par dépit de n'avoir pu faire adopter ses vues constitutionnelles et poursuivra, en vain, ses intrigues aux Cinq-Cents. Il aura réussi à garder un certain prestige, David fera de lui un portrait renommé (musées d'art de Harvard, 1817)....
Des deux parties de la brochure "Qu'est-ce que le tiers état ?" celle qui est consacrée à la critique des abus et aux demandes du tiers eut bien plus de succès que celle où il est traité des mesures à prendre. Chapitre, Le Tiers-Etats est une Nation complète...
"Que faut-il pour qu’une Nation subsiste et prospère ? des travaux particuliers et des fonctions publiques.
On peut renfermer dans quatre classes tous les travaux particuliers ; 1°. La terre et l’eau fournissant la matière première des besoins de l’homme, la première classe, dans l’ordre des idées, sera celle de toutes les familles attachées aux travaux de la Campagne. 2°. Depuis la première vente des matières jusqu’à leur consommation ou leur usage, une nouvelle main-d’œuvre, plus ou moins multipliée, ajoute à ces matières une valeur seconde plus ou moins composée. L’industrie humaine parvient ainsi à perfectionner les bienfaits de la Nature, et le produit brut double, décuple, centuple de valeur. Tels sont les travaux de la seconde classe. 3°. Entre la production et la consommation, comme aussi entre les différents degrés de production, il s’établit une foule d’agents intermédiaires, utiles tant aux Producteurs qu’aux Consommateurs ; ce sont les Marchands et les Négociants ; les Négociants qui, comparant sans cesse les besoins des lieux et des temps, spéculent sur le profit de la garde et du transport ; les Marchands qui se chargent, en dernière analyse, du débit soit en gros, soit en détail. Ce genre d’utilité caractérise la troisième classe. 4°. Outre ces trois classes de Citoyens laborieux et utile qui s’occupent de l’objet propre à la consommation et à l’usage, il faut encore dans une Société, une multitude de travaux particuliers et de soins directement utiles ou agréables à la personne. Cette quatrième classe embrasse depuis les professions scientifiques et libérales les plus distinguées, jusqu’aux services domestiques les moins estimés.
Tels sont les travaux qui soutiennent la Société. Qui les supporte ? Le Tiers-État.
Les fonctions publiques peuvent également, dans l’état actuel, se ranger toutes sous quatre dénominations connues, l’Epée, la Robe, l’Eglise et l’Administration. Il serait superflu de les parcourir en détail pour faire voir que le Tiers-État y forme partout les dix-neuf Vingtièmes, avec cette différence, qu’il est chargé de tout ce qu’il a de vraiment pénible, de tous les soins que l’Ordre privilégié refuse de remplir. Les places lucratives et honorifiques seules y sont occupées par des Membres de l’Ordre privilégié. Lui en ferons-nous un mérite ? Il faudrait pour cela, ou que le Tiers refusât de remplir ces places, ou qu’il fût moins en état d’en exercer les fonctions. On sait ce qui en est. Cependant on a osé frapper l’Ordre du Tiers d’interdiction. On lui a dit : « Quels que soient tes services, quels que soient tes talents, tu iras jusque-là ; tu ne passeras pas outre. Il n’est pas bon que tu sois honoré ». De rares exceptions, senties comme elles doivent l’être, ne sont qu’une dérision, et le langage qu’on se permet dans ces occasions, une insulte de plus..."
Chapitre II, Qu'est-ce que le Tiers-Etat a été jusqu'à présent? Rien? Chapitre III, Que demande le Tiers-Etat? A devenir quelque chose...
"... La modeste intention du Tiers-État est d’avoir aux État-Généraux une influence égale à celle des Privilégiés. Je le répète, peut-il demander moins ? et n’est-il pas clair que si son influence y est au-dessous de l’égalité, on ne peut pas espérer qu’il sorte de sa nullité politique et qu’il devienne quelque chose ?
Mais ce qu’il y a de véritablement malheureux, c’est que les trois articles qui forment la réclamation du Tiers sont insuffisants pour lui donner cette égalité d’influence dont il ne peut point en effet se passer. Vainement obtiendra-t-il un nombre égal de Représentants tirés de son Ordre : l’influence des Privilégiés viendra toujours se placer et dominer dans le sanctuaire même du Tiers. Où sont les postes, les emplois, les bénéfices à donner ? De quel côté est le besoin de la protection ; et de quel côté, le pouvoir de protéger ? Il y a dans cette seule considération de quoi faire trembler tous les amis du Peuple.
Ceux des non-Privilégiés, qui paraîtraient les plus propres par leurs talents à soutenir les intérêts de leur Ordre, ne sont-ils pas élevés dans un respect superstitieux ou forcé envers la Noblesse ? On sait combien les hommes en général sont faciles à se plier à toutes les habitudes qui peuvent leur devenir utiles. Ils s’occupent constamment d’améliorer leur sort ; et lorsque l’industrie personnelle ne peut avancer par les voies honnêtes, elle se jette dans de fausses routes. Nous lisons que, chez des Peuples anciens, on accoutumait les enfants à ne recevoir leur nourriture, qu’après s’être livrés à des exercices ou violents ou adroits. C’était le moyen de les y faire exceller. Parmi nous, la classe la plus habile du Tiers-État est forcée, pour obtenir son nécessaire, de s’exercer à la flatterie, et de se vouer au service des hommes puissants, sorte d’éducation moins honorable, moins sociale, mais tout aussi efficace. Cette malheureuse partie de la Nation en est venue à former comme une grande anti-chambre, où sans cesse occupée de ce que disent ou font ses Maîtres, elle est toujours prête à tout sacrifier aux fruits qu’elle se promet du bonheur de plaire. A voir de pareilles mœurs, comment ne pas craindre que les qualités les plus propres à la défense de l’intérêt national, ne soient prostituée à celles des préjugés ? Les défenseurs les plus hardis de l’aristocratie seront dans l’Ordre du Tiers-État, et parmi les hommes qui, nés avec beaucoup d’esprit et peu d’âme, sont aussi avides de fortune, de pouvoir et des caresses des Grands, qu’incapables de sentir le prix de la liberté.
Outre l’empire de l’aristocratie, qui en France dispose de tout, et de cette superstition féodale qui avilit encore la plupart des esprits, il y a l’influence de la propriété : celle-ci est naturelle, je ne la proscris point ; mais on conviendra qu’elle est encore toute à l’avantage des Privilégiés, et qu’on peut redouter avec raison qu’elle ne leur prête son puissant appui contre le Tiers-État. Les Municipalités ont cru trop facilement qu’il suffisait d’écarter la personne des Privilégiés de la représentation du Peuple, pour être à l’abri de l’influence des privilégiés. Dans les Campagnes et partout, quel est le Seigneur un peu populaire qui n’ait à ses ordres, s’il le veut bien, une foule indéfinie d’hommes du Peuples ? Calculez les suites et les contre-coups de cette première influence, et rassurez-vous, si vous le pouvez, sur les résultats d’une Assemblée que vous voyez fort loin des premiers Comices, mais qui n’en est pas moins une combinaison de ces premiers éléments. Plus on considère ce sujet, plus on aperçoit l’insuffisance des trois demandes du Tiers. Mais enfin, telles qu’elles sont, on les a attaquées avec force : examinons les prétextes d’une hostilité aussi odieuse...."
Dans le chapitre VI, le dernier et le plus long, qui est intitulé, "Ce qui reste à faire", Sieyès indique les moyens qu’il estime les plus sûrs pour mettre le tiers en possession de ses droits politiques d’une manière utile à la nation. Aucun de ces moyens ne fut employé. La partie importante de son oeuvre n’est pas celle où il se montre le plus original, où il développe ses idées propres, mais celle où, se faisant l’organe de l’opinion publique, il met en regard, d’une part les services, les titres, les droits du tiers état, et d’autre part ses souffrances et ses vœux.
Jean-Paul Marat, Offrande à la Patrie (Février 1789)
Dans une lettre adressée au président de l'Assemblée nationale, en mai 1790 Marat a lui-même raconté les circonstances dans lesquelles il écrivit L'Offrande à la Patrie : « Gémissant depuis longtemps, dit-il, sur les malheurs de ma patrie, j'étais au lit de la mort, lorsqu'un ami, le seul que j'avais voulu pour témoin de mes derniers moments, m'instruisit de la convocation des États-Généraux : cette nouvelle fit sur moi une vive sensation, j'éprouvai une crise salutaire, mon courage se ranima, et le premier usage que j'en fis fut de donner à mes concitoyens un témoignage de mon dévoue- ment ; — je composai L'Offrande à la Patrie. »
La convocation des États-Généraux ayant été annoncée dès le 8 août 1788, c'est donc dans les derniers mois de cette année que Marat composa sa brochure, qui parut, sans nom d'auteur, en février 1789, sous ce titre : Offrande à la Patrie ou discours au Tiers-État de France..
Premier Discours
Mes chers concitoyens,
C'en est fait, le prestige est détruit.
Les voilà donc enfin, ces Ministres audacieux, décriés par leur ineptie, avilis par leurs déprédations, abhorrés par leurs excès, et proscrits par l'indignation publique ! Traîtres à leur Maître, traîtres à leur pays, ils ont, à force de forfaits, compromis l'autorité, et poussé l'État sur le bord de l'abîme.
Naguère encore leurs lâches suppôts répétaient, avec insolence, que les Monarques ne tiennent leur pouvoir que de Dieu et de leur épée qu'ils sont maîtres de leurs sujets comme un berger est maître de ses moutons, qu'il faut faire mourir le Peuple de faim, pour qu'il les fasse vivre, qu'il faut l'aveugler pour qu'il obéisse, et que plus il est foulé, plus il est soumis. Insensés ! ils ignoraient que la patience a ses bornes, qu'une nation généreuse, lasse de souffrir, secoue toujours le joug, que les gémissements du désespoir se changent en accès de fureur, et que les cris de la liberté sont toujours prêts à sortir des feux de la sédition.
Grâces aux lumières de la Philosophie, le temps est passé, où l'homme abruti se croyait esclave. Honteux de leurs funestes maximes, les suppôts de la tyrannie gardent le silence ; de toutes parts les sages élèvent la voix, ils répètent aux Monarques, qu'en tout État, la souveraine puissance réside dans le corps de la Nation, que de lui émane toute autorité légitime, que les Princes ont été établis pour faire observer les Loix, qu'ils y sont soumis eux-mêmes , qu'ils ne règnent que par la justice, et qu'ils la doivent au dernier de leurs sujets. Vérités consolantes ! faut-il qu'on les perde sitôt de vue dans les temps prospères, et qu'on ne s'en souvienne que dans les temps de calamité?
Ici, quel tableau déchirant s'offre à mes regards ! ma Patrie ! des vautours insatiables ont dévoré ta substance, des mains barbares ont plongé le fer dans ton sein : affaiblie par tes pertes, exténuée par le jeûne, je te vois encore couverte de blessures et baignée dans ton sang. Accablée sous le poids de tes maux, longtemps tu gémis en silence : l'excès de tes tourments t'a enfin arraché des cris de désespoir; ils ont retenti aux oreilles de ton Roi, et son cœur paternel a été ému de compassion ; il a sondé tes plaies, et ses entrailles ont tressailli de douleur : il vole à ton secours. Indigné de l'abus que des serviteurs infidèles ont fait de sa puissance, il veut lui-même enchaîner l'audace criminelle de ceux qui seraient tentés de les imiter, il veut lui-même t'élever un boulevard contre leur fureur.
Heureuse, si ses intentions bienfaisantes ne sont pas rendues vaines par les ennemis de ton repos. Plus heureuse encore, si ton sein n'était pas déchiré par tes enfants. Scandaleux sybarites, les uns font vœu de pauvreté, et ils consument dans le faste et les voluptés mondaines le bien des pauvres; ils font vœu d'humilité, et ils réclament les distinctions de l'orgueil; ils se disent les Ministres du Dieu de paix, et ils soufflent partout les feux de la discorde. Ridicules paladins, les autres (dans un accès de délire) cherchant à alarmer le Monarque, et lui offrant leurs bras pour t'égorger, appelaient sur toi la destruction et la mort! Armée de confiance, tu as conjuré l'orage, et tu as accablé ces factions criminelles sous le poids de la raison. Déjà l'une est déconcertée par l'exemple héroïque d'un Prélat vénérable, qu'elle n'a pas la force d'imiter ; elle garde le silence, et elle attend son sort des événements : tandis que l'autre, humiliée par l'exemple généreux des plus illustres personnages, laisse dormir ses prétentions injustes, et cherche à te donner le change par des actes d'une fausse générosité.
Français! vos maux sont finis, si vous êtes las de les endurer: vous êtes libres, si vous avez le courage de l'être. L'Europe entière applaudit à la justice de votre cause; convaincus de la légitimité de vos droits, vos ennemis mêmes ont cessé de s'inscrire contre vos réclamations ; et pourvu que vous abandonniez le dessein de les consacrer dans l'Assemblée Nationale, loin de refuser de subvenir aux besoins de l'Etat, dont ils ont été jusqu'ici les sangsues, ils offrent d'en acquitter seuls la dette. D'en acquitter seuls la dette ! mais le peuvent-ils? et où prendraient-ils de quoi combler l'abîme ? Libérateurs présomptueux, en est-il cent dans le nombre qui ne soient ruinés par le luxe, par les prodigalités, par le jeu, par le brigandage de leurs gens d'affaires? en est-il cent qui ne soient eux-mêmes obérés? Voyez leurs terres en décret, en friche, ou en vente ; voyez leurs biens en saisie réelle, ou en direction. Mais quand ils ne s'abuseraient pas, quand ils pourraient, quand ils voudraient libérer le Gouvernement, leur pompeux sacrifice ne serait qu'une ressource précaire, et l'État a besoin de ressources assurées. Défiez-vous du piège qu'ils vous tendent. Ils consentent à payer un jour sans mesure, pour ne plus payer de la vie ; et s'exécutant une fois pour toutes, ils resteraient maîtres du champ de bataille, ils vous tiendraient abattus pour toujours, ils appesantiraient vos fers, et continueraient à s'engraisser de votre sueur, à se gorger de votre sang.
Ils avaient arrêté de ne pas vous reconnaître pour l'Ordre principal de la Nation ; et quoiqu'ils ne tiennent plus les mêmes discours, leur conduite n'a point changé. Ne voyant qu'eux dans la nature, ils se comptent pour la Nation entière.
Qu'ils prennent donc à jamais sur eux seuls toutes les charges de l'État, qu'ils le soutiennent, le défendent et le fassent fleurir; qu'ils fécondent les champs, qu'ils bâtissent les villes, qu'ils exploitent les mines, qu'ils conduisent les ateliers, qu'ils dirigent les manufactures, qu'ils fassent le commerce, qu'ils rendent la justice, qu'ils instruisent la jeunesse, qu'ils construisent les vaisseaux, qu'ils équipent les flottes, qu'ils forment les armées. Et vous. Citoyens malheureux, fuyez une patrie ingrate qui vous doit tout, et qui vous rejette de son sein. Mais où m'emporte un saint zèle? Non, non, ne quittez point vos foyers, et sentez ce que vous pouvez. C'est vous qui faites la force et la richesse de l'État. A votre tête, le Roi sera toujours le plus puissant Monarque de l'Univers; mais sans vous, à la tête de la noblesse et du clergé, i! ne serait jamais qu'un simple Seigneur au milieu de ses vassaux ; et, semblable à ces petits Princes de l'Empire, forcé de mendier la protection d'un voisin puissant, crainte d'en être écrasé, il cesserait bientôt d'être compté parmi les Potentats. Que dis-je? sans vous, la France, arrosée de votre sueur et de vos larmes, cesserait de se couvrir de moissons, elle ne serait plus qu'un désert : sans vous, la source de sa fécondité serait tarie, et le Monarque lui-même périrait de faim. Qu'ils vantent avec faste leurs exploits, leurs services ; que sont-ils, comparés aux vôtres? Forcé de faire un choix entre eux et vous, le Roi pourrait-il balancer un instant? Mais, grâces au Ciel, il n'en sera point réduit à cette dure extrémité; et la Nation ne sera point divisée, dissoute, anéantie. Au flambeau de la raison s'évanouiront peu à peu les ténèbres qui fascinent les yeux de vos ennemis : rentrant en eux-mêmes, et consultant leurs vrais intérêts, ils cesseront de s'armer contre la justice. mes Concitoyens ! l'excès de vos maux a fait sentir la nécessité du remède. Une occasion unique se présente de rentrer dans vos droits : connaissez une fois le prix de la liberté, connaissez une fois le prix d'un instant. Que la sagesse dirige toutes vos démarches, mais soyez inébranlables ; et quelque avantage qu'on vous propose, dussent vos ennemis se charger seuls du fardeau des impôts, refusez tout... tant que vos droits n'auront pas été fixés d'une manière irrévocable. Or, c'est dans l'Assemblée Nationale, où vous devez les établir solennellement, et les consacrer sans retour.
A quoi n'avez-vous pas droit de prétendre, et de quoi n'avez-vous pas besoin ? Dans l'état où je vous vois, vous ne devez pas seulement exiger de quoi vous nourrir, vous vêtir, vous loger, élever vos enfants et les établir convenablement ; mais vous devez assurer la liberté de vos. personnes contre les attentats du despotisme ministériel, votre innocence contre des Juges iniques, l'honneur de vos femmes et de vos filles contre les entreprises des séducteurs titrés, votre réputation contre les atteintes des calomniateurs en crédit, obtenir justice contre des oppresseurs puissants, et vous procurer les facilités de développer vos talents, et de les cultiver pour votre bonheur. Vous le devez à vous, à vos enfants, à votre Patrie, à votre Roi. C'est le seul moyen de rendre la Nation florissante, respectée, redoutable, et de porter au comble de la gloire l'honneur du nom Français."
Mirabeau (1749-1791)
Gabriel Honoré de Riquetti, comte de Mirabeau, né en 1749 au château du Bignon, près de Sens, était le fils du marquis de Mirabeau, un physiocrate qui avait publié en 1756 "L'Ami des hommes ou Traité de la population". Il tenait de son père, qui fut le tyran de sa famille, un caractère violent et difficile. Sa vie fut une série d'aventures. Après une jeunesse orageuse, il devint officier, se maria, s'endetta, fut emprisonné à plusieurs reprises (à l'île de Ré, au château d'If, au donjon de Vincennes). Exclu en 1789 de l'assemblée de la noblesse, il est envoyé aux États généraux par les villes d'Aix et de Marseille. Député du tiers état de Provence, il prend une place importante dans l'Assemblée constituante, dont il devint le président en 1791.
Le 14 novembre 1788, Mirabeau écrivait au duc de Lauzun : "Je serai à l'Assemblée Nationale très zélé monarchiste, parce que je sens profondément combien nous avons besoin de tuer le despotisme ministériel et de relever l'autorité royale. Les bons citoyens qui connaissent bien le pays et la nation ne peuvent pas vouloir une constitution républicaine. Ils sentent que la France est géographiquement monarchique , et sans doute veut-il dire, par cette formule plus pittoresque que précise, que les agrégations ennemies du royaume ont besoin, pour cimenter leur unité, de se fondre dans I'autorité royale. Mais cette autorité ne peut être ni absolue ni despotique..." Royaliste, et confiant, à défaut d'énergie, dans les vertus et dans la bonne volonté de Louis XVI, Mirabeau était parfaitement irreligieux (Essai sur le despotisme, Lettres écrites du donjon de Vincennes). Seul, dans cette assemblée d'environ onze cents membres qui constituait les Etats Géneraux, Mirabeau était célèbre, ses aventures, ses malheurs et ses écrits lui avaient fait à la fois réputation et légende. Mais on le méprisait et on le redoutait.
Son apostrophe à M. de Dreux-Brezé (23juin 1789) est restée célèbre, ne serait-ce que par le tableau d'Alexandre-Évariste Fragonard peint vers 1830 (Musée du Louvre) devenu scène iconique de la Révolution française, le Serment du Jeu de Paume.
Il lance en effet à M. de Brezé, qui ordonne au Tiers immobile de se séparer, la foudroyante réplique : Nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au roi, et vous, monsieur, qui ne sauriez être son organe auprès de l'Assemblée nationale, vous qui n'avez ni place, ni voix, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple, et qu'on ne nous en arrachera que par la force des baïonnettes !" Et le 15 juillet, au moment où, pour la troisième fois, une délégation va demander au roi le renvoi des troupes qui menacent l'Assemblée, il s'écrie, dans un mouvement d'indignation dont la salle est secouée tout entière : "Dites-lui que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents; dites-lui que toute la nuit ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs voeux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale ; dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy!..." Ces paroles enflammées, dont nul, dans l'Assemblée, n'égala jamais l'accent, firent sa popularité et alimentèrent sa légende.
Mirabeau intervint dans toutes les grandes discussions ; ses principaux discours sont Sur le Veto (1er septembre 1789), Sur la Contribution du Quart (24 septembre 1789), Sur le Droit de paix et de guerre (20 et 22 mai 1790), Sur le Drapeau tricolore (21 octobre 1790), Sur la Constitution civile du clergé (novembre 1790 et janvier 1791), Sur l'Émígration (février 1791). Demeuré aristocrate de goût malgré ses idées démocratiques, il s'affirma partisan de la monarchie parlementaire, se rapprocha peu à peu de la cour et perdit insensiblement sa popularité première. Cependant à sa mort (2 avril 1791) l'Assemblée lui vota en récompense de ses services de magnifiques funérailles. Orateur puissant, habile à tirer parti de sa carrure athlétique et même de la laideur impressionnante de son visage, il excellait à remuer et à soulever les assemblées par sa parole entraînante mais toujours maîtresse d'elle-même.
"AUX TROIS ORDRES", discours, prononcé le 3 février 1789 aux États de Provence, dans lequel Mirabeau se défend contre les accusations de la noblesse et du clergé, qui avaient protesté contre la décision de la cour prescrivant qu'aux Etats généraux, dont la réunion devait avoir lieu le 1er mai suivant, le tiers Etat aurait un nombre de députés égal à celui des deux premiers ordres réunis...
Vous, ministres d'un Dieu de paix, qui, institués pour bénir et non pour maudire, avez lancé sur moi l'anathème, sans daigner même essayer de me ramener à d'autres maximes! Et vous, amis de la paix, qui dénoncez au peuple avec la véhémence de la haine le seul défenseur qu'il ait trouvé hors de son sein ! ... J'interpelle ici votre honneur, et je vous somme de déclarer quelles expressions de mon discours ont attenté au respect dû à l'autorité royale ou aux droits de la nation. Nobles Provençaux, l'Europe est attentive, pesez votre réponse. Hommes de Dieu, prenez garde: Dieu vous écoute. Que si vous gardez le silence, si vous vous renfermez dans les vagues déclamations que vous avez lancées contre moi, souffrez que j'ajoute un mot: Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple; et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune. il s'en est élevé quelqu'un dans leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs; et de cette poussière naquit Marius, Marius moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse.
Mais vous, Communes, écoutez celui qui porte vos applaudissements dans son cœur sans en être séduit. L'homme n'est fort que par l'union, il n'est heureux que par la paix. Soyons fermes, et non pas opiniâtres; courageux, et non pas tumultueux; libres, mais non pas indisciplinés; sensibles, mais non pas enthousiastes. Ne vous arrêtez qu'aux difficultés importantes, et soyez alors entièrement inflexibles; mais dédaignez les contentions de l'amour-propre, et ne mettez jamais en balance un homme et la patrie....
Pour moi, les outrages ne lasseront pas ma constance; j'ai été, je suis, je serai jusqu'au tombeau l'homme de la liberté publique, l'homme de la Constitution. Malheur aux ordres privilégiés, si c'est là plutôt être l'homme du peuple que celui des nobles! car les privilèges finiront, mais le peuple est éternel." (Mirabeau.)
"CONTRE LA BANQUEROUTE", discours du 24 septembre 1789 que Mirabeau prononça à l'Assemblée constituante ce discours sur "la contribution du quart", pour faire adopter la proposition du ministre des finances Necker tendant, en vue de remédier au progrès du déficit et à la menace de la banqueroute, à imposer à chaque citoyen l'abandon d'un quart
de ses revenus...
"... Deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir. Il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien ! voici la liste des propriétaires français. Choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens; mais choisissez; car ne faut-il pas qu'un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficít. Ramenez l'ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume... Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes! précipitez-les dans l'abîme: il va se refermer... Vous reculez d'horreur...
Hommes inconséquents! hommes pusillanimes! Eh! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable, gratuitement criminel? Car enfin cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien? Croyez-vous que les milliers, les millions d'hommes qui perdront en un instant, par l'explosion terrible ou par ses contre-coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime?
Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes, qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d`hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse?... Non: vous périrez; et dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances..." (Mirabeau.)
"L' Accomplissement du voeu de la nation : vue de la procession de l'ouverture des Etats-généraux sortant de Notre-Dame pour aller à St Louis, prise de la place Dauphine, à Versailles, le 4 may 1789" (Estampe, Carl de Vinck)....
Mai 1789 - août 1789 - Vers la révolution politique et sociale et l'établissement d'une monarchie constitutionnelle..
"Louis XVI accompagné de la Justice et de l'Economie, consulte les Etats du royaume sur les moyens de réaliser ses généreuses intentions" - Louis XVI procéda à l'ouverture des États généraux, le 5 mai 1789, à Versailles.
Ils étaient au nombre de douze cents : 300 représentaient la noblesse, 300 le clergé, et 600 le tiers état. Près de six millions de citoyens avaient contribué à leur élection. Dans, les premières séances, les trois ordres entrèrent en conflit aussitôt, les députés des deux ordres privilégiés ne s'entendirent pas avec ceux du tiers état. Les premiers voulaient que les votes eussent lieu par ordre, les seconds par tête. On connaît, heure par heure, tous les épisodes de la lutte obstinée qui, pendant près de deux mois, les tint en présence, jusqu'au jour où, la volonté fixe du Tiers l'emportant sur les incertitudes du clergé, sur les résistances maladroites de la noblesse, sur l'irrésolution du Roi et sur les intrigues puériles de la cour.
Ouverture des Etats-Généraux, faite à Versailles le 5 mai 1789, Discours du Roi...
"Messieurs, ce jour que mon cœur attendoit depuis longtemps est enfin arrivé, & je me vois entouré des représentans de la Nation à laquelle je me fais gloire de commander.
Un long intervalle s'étoit écoulé depuis les dernières tenues des États-généraux , & quoique ia convocation de ces assemblées parût être tombée en désuétude , je n'ai pas balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force , & qui peut ouvrir à la Nation une nouvelle source de bonheur.
La dette de l'État, déjà immense à mon avènement au trône , s'est encore accrue sous mon règne ; une guerre dispendieuse , mais honorable en a été la cause ; l'augmentation des impôts en a été la suite nécessaire , & a rendu plus sensible leur inégale répartition.
Une inquiétude générale , un désir exagéré d'innovations , se sont emparés des esprits , & finiraient par égarer totalement les opinions , si on ne se hâtoit de les fixer par une réunion d'avis sages & modérés.
C'est dans cette confiance , Messieurs , que je vous ai rassemblés , & je vois avec sensibilité qu'elle a déjà été justifiée par les dispositions que les deux premiers Ordres ont montrées à renoncer à leurs privilèges pécuniaires. L'espérance que j'ai conçue de voir tous les Ordres réunis, de sentimens , concourir avec moi au bien général de l'Etat , ne sera point trompée.
J'ai déjà ordonné dans les dépenses des retranchemens considérables. Vous me présenterez encore à cet égard des idées que je recevrai avec empressement ; mais malgré la ressource que peut offrir l'économie la plus sévère , je crains , Messieurs , de ne pouvoir pas soulager mes sujets aussi promptement que je le desirerois. Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances , & quand vous l'aurez examinée, je suis assuré d'avance que vous me proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent , & affermir le crédit public. Ce grand & salutaire ouvrage qui affinera le bonheur du royaume au dedans & sa considération au dehors , vous occupera esentiellement.
Les esprits sont dans l'agitation ; mais une assemblée des représentans de la Nation n'écoutera sans doute que les conseils de la sagesse & de la prudence. Vous aurez jugé vous- mêmes , Messieurs , qu'on s'en est écarté dans plusieurs occasions récentes ; mais l'esprit dominant de vos délibérations répondra aux véritables sentimens d'une Nation généreuse , & dont l'amour pour ses Rois a toujours fait le caractère distinctif ; j'éloignerai tout autre souvenir.
Je connois l'autorité & la puissance d'un Roi juste au milieu d'un peuple fidèle & attaché de tout temps aux principes de la Monarchie : ils ont fait la gloire & l'éclat de la. France ; je dois en être le soutien & je le serai constamment.
Mais tout ce qu'on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public , tout ce qu'on peut demander à un Souverain , le premier ami de ses peuples , vous pouvez , vous devez l'espérer de mes sentimens.
Puisse , Meilleurs , un heureux accord régner dans cette assemblée, & cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur & la prospérité du royaume ! c'est le souhait de mon cœur , c'est le plus ardent de mes vœux, c'est enfin le prix que j'attends de la droiture de mes intentions & de mon amour pour mes peuples."
Le Serment du Jeu de Paume (20 juin 1789)
Le roi, qui tenait pour la noblesse et le clergé, défendit aux députés du peuple de se réunir sans son ordre et fit fermer la salle de leurs séances. Ceux-ci passèrent outre; ils se rendirent dans la salle du Jeu de Paume, et, sous la présidence de Bailly, firent serment de ne pas se séparer avant d'avoir donné une Constitution à la France. ., .
Le 23 juin, quand le maître des cérémonies vint réitérer aux députés l'injonction de se séparer, il reçut de Mirabeau cette célèbre réponse : "Allez dire à votre maître, qui vous envoie, que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes." Le 30, la populace de Paris forçait les portes de l'Abbaye et mettait les prisonniers en liberté...
Formation de l'Assemblée constituante (7 juillet 1789)
La fermeté des députés du tiers décida les privilégiés à céder. Le 26 juin, après une séance présidée par le roi, ils se réunirent la leurs collègues et s'associèrent à leurs travaux. "La famille est complète", dit alors Bailly qui présidait. Le 6 juillet, des régiments étrangers, campés entre Paris et Versailles, allaient, disait-on, marcher sur l'Assemblée et la disperser. A partir de ce moment, les Etats généraux prirent le nom d'Assemblée constituante (7 juillet). Pourtant la lutte se poursuit entre la cour et les représentants de la nation. Des troupes sont massées autour de Paris, et les manifestations populaires se multiplient. Le 11 juillet, Necker était renvoyé du ministère et le baron de Breteuil mis à sa place. Le 12, les Allemands du prince de Lambesc chargeaient la foule aux Tuileries, pendant que les gardes françaises et les Suisses se fusillaient sur les boulevards....
La prise de la Bastille (14 juillet 1789) ..
La figure emblématique de la révolution.. Les privilégiés et la cour ne pardonnaient pas aux députés du tiers leur attitude. Louis XVI, cédant aux mauvais conseils de .son entourage, chassa son ministre Necker et fit rassembler des troupes pour disperser la représentation nationale. Le peuple des faubourgs, mis au courant du complot par Camille Desmoulíns, courut aux armes. Une municipalité révolutionnaire se constitue, une milice nationale de 12000 hommes est formée, et le 14 juillet, après avoir pillé l'Hôtel des Invalides, la foule prend d'assaut la forteresse-prison de la Bastille, symbole des injustices et des abus du régime. Le soir, trois têtes sanglantes, plantées sur des piques, étaient promenées en triomphe dans les carrefours..
Cf. Estampe, Vinck, Carl de - Vue de la prise des armes aux Invalides, dans la matinée du 14 juillet 1789 : un peuple immense s'est transporté à la grille pour s'emparer des postes, et des armes cachées entre la voûte et le toit...
Le 22 juillet, Foulon et Berthier étaient assassinés; huit jours plus tard, le maire de Saint-Denis; et, dans les provinces, beaucoup d'autres...
En trois mois, la Révolution avait franchit deux étapes : le 23 juin 1789 , le pouvoir était passé des mains du Roi dans celles de l'Assemblée; le 6 octobre, le peuple allait seul en être le maître...
Parmi les meneurs de la sédition, à l'instant même, la rumeur publique nomma deux hommes, le duc d'Orléans et Mirabeau. Mais ni l'un ni l'autre ne pouvaient en fait en être tenus responsables. Le duc d'Orléans partit pour l'Angleterre, chargé par le Roi d'une mission diplomatique, qu'il n'avait pas sollicitée. Quant à Mirabeau, il plaida sa cause à la tribune et fut innocenté, mais s'était créé de redoutables inimitiés.
La garde nationale. - Le roi cède, éloigne les troupes et accepte le fait accompli. Désormais, dans la France entière, se formeront des municipalités nouvelles et des milices qui deviendront les "gardes nationales". Au moment de la Grande Peur, véritable épidémie de terreur collective provoquée par les rumeurs et les fausses nouvelles, les paysans et les habitants des villes s'uniront pour résister aux aristocrates et aux "brigands".
Bailly, le président de l'Assemblée nationale, fut nommé maire de Paris, et le commandement de la garde nationale confié à La Fayette. En signe de réconciliation entre le peuple de Paris et le roi, La Fayette fit introduire, entre le bleu et le rouge qu'avaient adoptés les Parisiens, le blanc, couleur de la royauté. Quelques jours après, La Fayette offrait au roi la première cocarde tricolore "qui devait faire le tour du monde".
L'émigration - Le lendemain de la prise de la Bastille, le comte d'Artois, frère du roi, et plusieurs familles nobles quittèrent la France. Leur départ marqua le commencement de l'émigration.
"Vers septembre 1789, M. Necker se plaint de six mille passe-ports délivrés en quinze jours aux plus riches habitants. Les étrangers remportent leur fortune chez eux, comme Mme l'Infantado qui dépensait 800,000 livres par an, et qui s'enfuit . A Paris, on ne compte plus que trois Anglais, contents au reste comme trois vrais Anglais de cette révolution qui ne lésine pas avec le dramatique. Peintres, sculpteurs, graveurs, l'art émigre. La danse émigre aussi : d'Auberval, Didelot passent à Londres ; et Paris s'émeut voyant le grand Vestris les suivre, laissant à mi-succès le ballet de Gardel . Les marchandes de modes ont précédé les acteurs, Paris n'a plus que des fagotières ; il est obligé de tirer ses modes de la province, qui lui envoie bonnets, rubans et fleurs jaunes, dits malicieusement au teint de la constitution. Qu'est-ce que l'édit de Nantes à côté de ces pertes et de cette dépopulation ? La consommation de Paris diminue de plus de quatre cents bœufs par semaine. Comptez les grands dépensiers passés à l'étranger : M. le comte d'Artois, Mme la comtesse dArtois, M. le prince de Condé, M. le duc de Bourbon, Mme la princesse Louise de Condé, et la suite immense de ces princes; M. le baron de Breteuil et toute sa famille, M. le maréchal de Broglie, M. le prince de Lambesc, l'archevêque de Paris, M. le prince de Vaudemont, M. le président d'Aligre, M. le prince de Monaco, Mme de Polignac, M. le duc de Luxembourg, M. le comte d'Escars, M. de Barentin, M. le président Mole, M me de Lamoignon, M. de Narbonne, M mes de Champlâtreux, de Caumont, de Basville.
La municipalité arrête qu'on ne délivrera plus de passeports sans certificat de médecin. Les ci-devant de simuler des maladies, ou d'obtenir des certificats de complaisance. Nouveau règlement et visa du commissaire de la section qui confronte le visage de la personne avec le certificat , et décide parfois, comme pour l'archevêque de Reims, attaqué de consomption, que les médecins sont des alarmistes, et que le candidat à l'exil peut garder la France 7 ; — toutes sévérités n'empêchant pas les hôtels des rues de l'Université, de Grenelle, de Saint-Dominique d'être abandonnés, et l'année 1791 de montrer à chaque porte, à chaque balcon, à chaque fenêtre du faubourg désert : Maison à vendre, maison ou appartement à louer .
Et savez-vous comment les Parisiens se vengent et se consolent de 3o millions de revenus perdus? avec un jeu : une roulette de bois ou d'ivoire, évidée comme une navette, et où un long cordon introduit par la rainure s'attache à l'axe de la roulette qui monte et redescend par un mouvement que la main détermine avec plus ou moins d'adresse. Ce jeu s'appelle Coblent ou l'émigrette. C'est une vogue... Un seul commerce grandit et prospère dans les afflictions et la ruine de la société: le commerce de la gueule. C'est le grand commerce des révolutions, soit que le besoin d'étourdissement de l'estomac et de la tête soit plus vif en ces temps, soit que les nouveaux parvenus aux banquets des jouissances se hâtent à la pâture." (Goncourt, La Société française pendant le Révolution)
Estampe Vinck, Carl de - "Les Voyageurs de nuit : allons, l'abbé, donnes-moi la main, car je crois voir la fatale lanterne de la place de Greve : ainsi il ne vous reste plus que la honte et la fuite.."
"Les Premiers fuyards de la Révolution", eau-forte de Michel Hennin (1789) - "C'est contre l'émigration que la caricature se déchaînera. La Contre-révolution représente toute l'armée des émigrés processionnant le long du Rhin, en face le rocher de la Constitution française. Une caricature bien connue est celle intitulée la Grande Année du ci-devant prince de Condé. «M. Condé dans son boudoir au château de Worms, passant en revue l'armée formidable qui lui a été envoyée de Stras bourg par la diligence. On le voit fumant sa pipe de laquelle s'exhalent en fumée les armes destinées à accomplir ses vastes projets.» A côté du prince de Condé est d'Autichamp, méditant l'attaque, un Don Quichotte à côté de lui. Des heiduques à physionomie terrible jouent du flageolet sur des barils de munition. Une caisse est sur le devant qui porte comme adresse : A M. le prince de Condé, et plus bas : 10,000 hommes. « Mademoiselle Condé, jadis abbesse de Remiremont, aide-major », déballe les petits soldats de bois, et les passe au duc d'Enghien qui les dresse et les range en bataille ; et l'alignement serait fort beau, si le chien Buttord ne renversait un escadron en pissant dessus...."
Dans la nuit du 4 août 1789, l'Assemblée nationale abolit les privilèges féodaux. Dans un élan d'enthousiasme extraordinaire, sur la proposition de quelques nobles d'idées libérales, l'Assemblée décide de supprimer les privilèges seigneuriaux et des redevances de toutes sortes; elle proclamait en fait l'égalité de tous devant la loi. Sieyès a puissamment contribué à cette décision d'abolition, comme à celle du 17 juin précédent où les députés des communes déclarèrent que, représentant les quatre-vingt dix-neuf centièmes des Français, leur assemblée, avec ou sans les députés des deux autres ordres, avait droit de s’appeler Assemblée nationale.
Estampe de Helman, Isidore-Stanislas - Assemblée Nationale abandon de tous les privilèges, à Versailles, séance de la nuit du 4 au 5 aout 1789..
Estampe de Carl de Vincke (1790) - "Dernieres paroles, et mort de l'aristocratie : Il est donc vrai que le trésor a treize millions d'épargne dans un mois ? que les nouveaux tribunaux se remplissent, d'hommes justes, et désintéressés ? et que les biens du clergé se vendent le double de leurs estimations ... - "La Danse patriotique : les hommes n'aisse égaux, la fortune les divises, l'ambition les perds, mais la justice peut les r'approcher" - ...
Estampe de Carl de Vincke (1789) - Le Despotisme terrassé : le 12 juillet 1789 vers les quatres heures du soir on apperçut sur la route de Versailles une bête féroce, et d'une forme horriblement monstrueuse les connaisseurs assurèrent qu'elle était d'espèce aristocratique...
Le 26 août 1789, la Déclaration des droits de l'homme ratifie cette révolution sociale et juridique, et l'on commence à discuter la Constitution....
Dès le 12 juillet, La Fayette, pénétré des souvenirs de sa fameuse expédition en Amérique, avait soumis à l'Assemblée un projet de Déclaration des droits. La XIXe lettre de Mirabeau à ses commettants la signalait en disant qu' elle faisait sortir les principes de la liberté, des cabinets des philosophes et des abstractions métaphysiques pour les mettre à la portée du peuple et pour les consacrer à ses yeux par une sanction nationale . Elle reconnaissait dans la Déclaration tous les grands principes. Mais elle constatait que les maximes détachées dont se composait ce projet devraient pour avoir toute leur force s'enchaîner et se développer comme les résultats d'une seule vérité. Dans son "Adresse aux Bataves", Mirabeau avait précisément essayé d'enchaîner et de développer ces principes. II avait conclu par un tableau des droits qui appartiennent à tous les hommes, tels que sans eux il est impossible à l'espèce humaine, sous aucun climat, de conserver sa dignité, de se perfectionner, de jouir tranquillement des faveurs de la nature.
Août 1789 - Mirabeau présente et défend la Déclaration des droits de l'Homme...
La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen avait été préparée par un comité de cinq membres dont Mirabeau avait été l'animateur.
"Nous avons cherché cette forme populaire qui rappelle au peuple non ce qu'on a étudié dans les livres ou dans les méditations abstraites, mais ce qu'il a lui-même éprouvé; en sorte que la déclaration des droits, dont une association politique ne doit jamais s'écarter, soit plutôt le langage qu'il tiendrait s'il avait l'habitude d'exprimer ses idées, qu'une science qu'on se propose de lui enseigner.
...C'est ainsi que les Américains ont fait leurs déclarations de droits; ils en ont, à dessein, écarté la science; ils ont présenté les vérités politiques qu'il s'agissait de fixer, sous une forme qui pût devenir facilement celle du peuple à qui seul la liberté importe et qui peut seul la maintenir.
Une déclaration des droits, si elle pouvait répondre à une perfection idéale, serait celle qui contiendrait des axiomes tellement simples, évidents et féconds en conséquences, qu'il serait impossible de s'en écarter sans être absurde, et qu'on en verrait sortir toutes les constitutions...
Mirabeau lit le texte de la Déclaration...
"Art. 1 - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.
Art. 2. - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, la résistance à
l'oppression.
Art. 3. - Le principe de toute souveraineté repose essentiellement dans la nation; nul corps,
nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.
Art. 4. -La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres
de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
Art. 5. - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n 'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.
Art. 6. - La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir
personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.
Art. 7. - Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu 'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu
de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance.
Art. 8. - La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.
Art. 9. - Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
Art. 10. - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.
Art. 11. - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
Art. 12. - La garantie des droits de l'homme nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux à qui elle est confiée.
Art. 13. - Pour l'entretien de la force publique et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable; elle doit être légalement répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés.
Art. 14. - Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.
Art. 15. - La société a droit de demander compte à tout agent public de son administration.
Art. 16. - Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution.
Art. 17. - La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment et sous la condition d'une juste et préalable indemnité."
...Voilà, Messieurs, le projet que votre comité vous apporte avec une extrême défiance, mais avec une docilité profonde; c'est à la constitution qui suivra la déclaration des droits, à montrer de combien d'applications étaient susceptibles les principes que nous vous proposons de consacrer.
Vous allez établir un régime social qui se trouvait, il y a peu d'années, au-dessus de nos espérances; vos lois deviendront celles de l'Europe, si elles sont dignes de vous; car telle est l'influence des grands États, et surtout de l'empire français, que chaque progrès dans leur constitution, dans leurs lois, dans leur groupement, agrandit la raison et la perfectibilité humaines.
Elle vous sera due, cette époque fortunée où, tout prenant la place, la forme, les rapports que lui assigne l'immuable nature des choses, la liberté générale bannira du monde entier les absurdes oppressions qui accablent les hommes, les préjugés d'ignorance et de cupidité qui les divisent, les jalousies insensées qui tourmentent les nations, et fera renaître une fraternité universelle."
Séance de l'Assemblée Constituante du 17 août 1789.
"Arrivée du Roy a Paris, le 6 octobre 1789 : bientôt les cris multipliés, de Vive-le-Roy ! annoncent aux Parisiens, que le roy s'approche, et vient se fixer au milieu d'eux : sa présence transporte de respect, d'amour et d'enthousiasme tous les spectateurs : "le voicy donc ce bon roy !" sont les seuls mots que la reconnaissance et l'attendrissement permettent de prononcer en cet heureux instant..."
Les journées d'octobre 1789, notamment des 5 et 6 octobre, marquent un tournant dans l'histoire de la Révolution,
à l'issue de ces journées le roi se retrouve prisonnier de la capitale, et c'est le peuple de Paris qui dirige la Révolution.
L'opinion avait manifesté son inquiétude devant le retard apporté par Louis XVI à la ratification des résolutions prises par l'assemblée dans la nuit du 4 août qui avait vu disparaître la féodalité, mais aussi devant l'arrivée de deux régiments à Versailles. Bien des rumeurs circulaient alimentées tant par des meneurs à la solde du duc d'Orléans que par la disette....
Versailles, le 5 octobre 1789, après trois mois d'émeutes meurtrières, au milieu d'une agitation immense qu'entretenaient la terreur de la disette et l'attente d'un coup d'Etat, les faubourgs de Paris, soulevée par une poussée furieuse, débordait sur Versailles. Sept à huit mille femmes dirigées par l'huissier Maillard se mirent en route dans l'intention d'aller «chercher du pain», renforcées par vingt mille hommes de la garde nationale, irrités contre la cour. Sur le conseil de Necker, le Roi laissa la foule envahir l'Assemblée et bivouaquer devant le château.
Estampe de Laurent Guyot (1789) : "Arrivée des femmes à Versailles le 5 oct. 1789 : déjà le bruit se repend que l'avenue de S. Cloud est rempli de gens en armes : que la route de Sève est surchargé de guerriers : mais bientôt l'étonnement se change en admiration à l'approche d'une armée d'amazonnes venu de Paris pour demander du pain ; elle penêtrent jusqu'à l'Assemblée nationale forcent la grille du chateau traversent tout les rangs et arrachent la cocarde noir à qui osent la porter".. -
Au matin du 6, des gardes du corps sont assassinés et les émeutiers pénètrent jusque dans les appartements royaux. Pour apaiser la fureur des manifestants, Louis XVI accepte de venir à Paris avec sa famille. Au terme d'un voyage de neuf heures pour couvrir la distance de Versailles à Paris, il s'installe aux Tuileries. Dix jours plus tard, l'Assemblée décide de venir le rejoindre en faisant de la salle du Manège le lieu de ses séances....
Littérature et révolution, le journalisme
Le journalisme est sorti tout armé du cerveau de la Révolution; à peine né, il est l'arène des grandes batailles. (Goncourt)
"Il fait petit jour à peine. Ils sont déjà là, dans cette étroite rue Percée , à la porte du libraire Chevalier, serrés et frissonnants, les mendiants ambulants que la charité ne nourrit plus, les femmes et les filles sans condition, les laquais supprimés, les manœuvres sans ouvrage, les gagne-deniers sans occupation de Paris et des alentours. Ils sont là. attendant la grande distribution du journalisme. La boutique ouverte, les feuilles enlevées, chaque borne devient un comptoir où les gros accapareurs font une distribution ; et toute la grande famille des "proclamateurs" se lance dans la ville, l'emplissant de ses mille voix; et un gros des siens, laissé sur le pont Neuf, à côté de l'âne chargé d'oranges, "la bête aux mille voix va, beuglant, cornant, hurlant", à toutes rues, ruelles, places, les triomphes quotidiens de la Révolution .
Plus tard, Gattey ouvre au Palais-Royal sa boutique fameuse ; et de "l'antre infernal de l'aristocratie" s'envole une nuée ennemie, que répand dans Paris une autre armée de colporteurs.
Le journalisme est sorti tout armé du cerveau de la Révolution; à peine né, il est l'arène des grandes batailles. Fils de 89. le journal n'a pas d'enfance ; comme ces fleuves grands dès leurs sources, il surgit régent de l'opinion. « Avec des plumes, dit Lemaire, on a fait f... à bas les plumets des preux; avec des plumes on a balayé des boulets, encloué des canons; avec des plumes on a fait danser une gavotte à dame Bastille; avec des plumes on a ébranlé les trônes des tyrans, remué le globe et piqué tous les peuples pour marcher à la liberté. » (Lettres b... patriotiques du père Duchêne).
Le journal ! c'est le cri de guerre, la provocation, l'attaque, la défense; l'Assemblée nationale où tout le monde parle et répond, et qui fournit le thème à l'autre Assemblée nationale; c'est la parole fixée et ailée; tribune de papier, plus écoutée, plus tonnante, plus régnante, que la tribune où Mirabeau apostrophe, où Maury réplique! C'est un drapeau qui parle, et toute cause arbore un journal. Chaque jour de ces années de tempête en jette un nouveau, le lendemain en jette un autre, le jour qui suit un autre encore ; — vagues sonores de chiffons noircis que font taire les vagues survenantes !
... Et remarquez que dans cette animosité et ce déchaînement bavard ou féraillent des haines, ce ne sont pas les grandes feuilles qui mènent la guerre ; ce sont ces petites feuilles qu'on appelle aujourd'hui la petite presse. Elles ont, ces petites feuilles, la colère, l'audace, l'initiative brave; elles sont les premières au feu, les dernières à la retraite; et le sérieux de la lutte est en elles. La presse aristocratique appelle à elle et gage la moquerie, l'ironie, les vraisemblances amères de la calomnie, les colères d'un salon qui ne se respecte plus, les personnalités qui valent pis qu'un soufflet sans doute, mais sur des joues du monde; et elle rit et elle mord comme s'il lui suffisait d'attaquer la Révolution, à peu près comme un homme de lettres mal né et séditieux, qu'on voudrait empêcher d'arriver à l'Académie.
Les intelligents du journal révolutionnaire prennent le contre-pied de cette polémique. Ils répondent par le style des halles, par une langue qu'ils ramassent dans le ruisseau, et qu'ils assouplissent sans l'alanguir, qu'ils font maniable et docile, sans lui ôter de sa coloration solide, de ses allures robustes et fortes. Ne vous laissez pas tromper à l'aspect premier de ces
journaux, à ces b.. , à ces f.. , qui n'en sont, pour ainsi parler, qu'une manière de ponctuation : surmontez le dégoût, et vous trouverez, au delà de ce parler de la Râpée, une tactique habile, un adroit allèchement pour le populaire, une mise à sa portée des thèses gouvernementales, et des propositions abstraites de la politique. Vous trouverez par delà un idiome, poussé de ton, nourri, vigoureux, rabelaisien, aidé à tous moments de termes comiques ou grossiers venant à bien, un timbre juste, un esprit de saillies remarquable, une dialectique serrée, un gros bon sens carré et plébéien.
Un jour viendra, — quand, pour juger les œuvres on ne se rappellera plus quelles mains ont tenu les plumes, — où l'on reconnaîtra esprit, originalité, éloquence même, peut-être la seule véritable éloquence de la révolution, aux Père Duchêne et surtout à Hébert. Dans toute cette presse, qui se baisse, comme dit Montaigne, "jusqu'à l'estime guenilleuse de l'extrême infériorité", et qui, pour mieux tenir les passions, caresse les instincts, il est chanté un hosannah jordanesque à toutes les grosses et bruyantes joies du peuple, gaies litanies de la bouteille, du brindzingue, de l'ivresse, du petit verre, et du cabaret de Poirier, au Petit Tambour , — et Jean Bart, à ce peuple qui commence à avoir la pipe en bouche, n'oublie jamais de faire quelque petite flatterie à l'endroit du tabac, et de chatouiller agréablement les goûts du maître.
L'influence d'une presse prenant l'habit, les amours et la fleur de langage de la canaille, les royalistes l'avaient comprise; et ils avaient commencé avant les Duchêne à mettre aux polémiques le langage de la rue; mais l'arme avait bientôt été tournée contre eux : leur Journal des Halles n'avait eu que huit numéros, et le succès et la popularité étaient restés aux puissants Vadés de la Révolution..." (Goncourt)
Sous l'Ancien Régime, les journaux étaient plutôt des revues, qui avaient surtout un caractère littéraire, scientifique ou religieux, et dont la publication n'était pas quotidienne (La Gazette de France était hebdomadaire, Le Mercure était mensuel). Dans la période fiévreuse qui suit, quelques sept à huit cents journaux vont éclore : c'est sous la Révolution qu'apparaît le journal quotidien et politique, qui prend rapidement un développement considérable grâce à la liberté de la presse,
- proclamée par l'article 11 de la déclaration de 1789 : "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi."
- garantie par la Constitution de 1791 : "Tout homme a la liberté de parler, décrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que les écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication."
- mais restreinte dans la suite par des limitations successives : à la chute de la royauté (10 août 1792) la liberté de la presse est supprimée pour les royalistes; après le 31 mai 1793, pour les girondins; pendant la dictature de Robespierre, pour les autres montagnards. Le coup d'état du 18 fructidor an V impose silence à la presse, en supprimant les journaux. Par la décret du 17 janvier 1800 Bonaparte n'autorise la publication que de 13 journaux.
Au XVIIe siècle, avant 1789, on pouvait compter les journaux suivants ...
La Gazette de France (depuis 1631), Le Journal des Savants (depuis 1665), Le Mercure Galant (fondé on 1672), qui à partir de 1724 devint Le Mercure de France, fut réorganisé par Marmontel en 1758 et subsista jusqu'en 1825. Le Journal de Trévoux (1701-1757), organe des Jésuites. Les Nouvelles ecclésiastiques (1718-1803), organe des Jansénistes. Le Spectateur français (1711-1723), L'Indigent philosophe (1728), Le Cabinet du philosophe (1734), de Marivaux. Le Nouvelliste du Parnasse (1730-1732), Les Observations sur les écrits modernes (à partir de 1735), de l'abbé Desfontaines. Le Pour et le Contre (1733-1740), de l'abbé Prévost. Lettres sur quelques écrits du temps (1746-1754), L'Année littéraire (1754-1756), de Fréron. L'Observateur littéraire (1758-1761), dirigé par l'abbé de La Porte. Le Journal économique (1751-1772). Le Journal étranger (l754-1762), de Suard et de l'abbé Prévost. _ La Gazette littéraire de l'Europe (176Á), de Suard et de l'abbé Arnauld. Les Ephémérides du citoyen (1765-1772). Le Journal de politique et de littérature (1777), de Linguet. Les Annales politiques et littéraires (à partir de 1777), dirigées par Linguet, et pendant sa détention à la Bastille (1780-1783), par Mallet du Pan. Le Journal de Paris ou Poste du soir (depuis 1777), le premier journal quotidien.
Pour lutter contre la Révolution il y eut quelques journaux royalistes, qui étaient soutenus par la cour, mais qui disparurent vite l'un après l'autre : Le Journal politique national (12 juillet 1789-1790), auquel Rivarol collabore. - Le Journal général de la cour et de la ville, plus connu sous le titre de Petit Gautier (15 septembre 1789-10 août 1792), qui compte six mille abonnés parmi les vingt mille abonnés des journaux royalistes. - Les Actes des Apôtres (2 novembre 1789-octobre 1791), que fonda Peltier et auquel Rivarol collabore aussi. - L'Ami du roi, des Français, de l'ordre et surtout de la vérité (1°" juin-5 novembre 1790 et 1" septembre 1791-4 mai 1792), de l'abbé Royan. - Le Journal de la Société des amis de la constitution monarchique (18 décembre 1790-18 juin 1791), de Fontanes. - La Lanterne magique nationale, de Mirabeau-Tonneau, le frère du grand orateur, surnommé ainsi par le peuple. -La Gazette de Paris, dont le directeur, Rozoy, fut exécuté après le 10 août 1792. Tous ces journaux soutenus par la cour, tombent l'un après l'autre. Le petit Gautier survit jusqu'au 10 août 1792. Il lègue les dangers de sa polémique au Journal Français, qui meurt le 7 février 1793, et à cette Feuille du matin dont la publication et le ton jusqu'au 24 avril 1793, sont une énigme inexpliquée, inexplicable, et véritablement prodigieuse.
Dans cette sollicitation de tous les goûts et de toutes les sortes de public, les femmes ne sont pas oubliées. Des journaux se fondent pour elles. Le Véritable ami de la Reine, ou Journal des Dames par une société de citoyennes, débute ainsi : « Quand nos compagnes étaient les épouses d'élégants talons rouges, de jolis magistrats qui quittaient l'école pour vêtir la simarre, quand elles étaient l'âme des sociétés où figuraient de petits prélats qui étaient de vraies miniatures, quand elles avaient à briller dans des cercles où elles devaient parler sans rien dire, ou s'entretenir de la pluie et du beau temps, d'un histrion ou d'un wiski, elles ne lisaient alors que des chansonnettes ou de petits romans. Le Journal des Dames, qui ne contenait que de tendres idylles, que de jolis madrigaux, de charmants riens, était pour elles un ouvrage aussi précieux qu'indispensable. Mais depuis que les époux de nos campagnes sont des hommes, et que dans leurs enfants elles ont des hommes à élever, à former, la boîte à rouge et les pompons sont négligés, le tendre Dorât, le Gentil Bernard, ne sont plus sur leur toilette, c'est le Moniteur, c'est quelque morceau de politique qu'on y trouve, et le Journal des Dames pour leur plaire doit être désormais un ouvrage sérieux.» Et le Journal des Dames est bientôt suivi de F Observateur féminin.
Mais ce sont surtout les journaux du parti démocratique et républicain qui se multiplient pendant la période révolutionnaire.
Les plus importants furent : Les Révolutions de Paris (12 juillet 1789-28 février 1794), d'Élysée Loustalot (1761-1790). - Le Publiciste parisien, qui a partir du 6e numéro devint L'Ami du peuple (17 septembre 1789-14 juillet 1793), de Marat (1743-1793). - Les Révolutions de France et de Brabant (journal hebdomadaire publié à deux reprises : la 1e partie, du 28 novembre 1789 au 24 juillet 1791 ; la 2° partie, on octobre-novembre 1792). - Le Vieux Cordelier (dont 7 numéros seulement parurent, de frimaire à
pluviôse an ll, décembre 1793-février 1794), de Camille Desmoulins. -
"Le Père Duchesne" (qui commença en septembre 1790, fut interrompu deux fois durant les deux premiers emprisonnements de son directeur, et dont le dernier numéro, 355e de la collection, est daté du 23 ventôse an II, mars 1794), de Hébert (1757-1794). En fait toute une toute une dynastie des Père Duchêne : le Duchêne qui s'appelle Hébert, dont la marque est deux fourneaux, l'un renversé, l'autre debout, peut-être en mémoire du réchaud, couronne du roi des gueux, du grand Couart de France; — le Père Duchêne qui signe ses grandes colères, ses grandes indignations, ses grandes réjouissances de deux croix de Malte; le Duchêne qui s'appelle Lemaire, qui commence en 1790, et bientôt, imité par Hébert, dit jalousement : « Cette concurrence n'effraye que mon goût » ; les Duchêne qui intitulent leur journal Jean-Bart, ou je m'en fous , Journal de la Râpée; et ce journal, qui seul balance la popularité des journaux forts en gueule..
Hébert se défendra de son langage ordurier: "Tu ne parles que d'étouffer, de tuer, de raccourcir, de massacrer, me diront les Feuillants ! Tu as donc grand soif de sang, misérable marchand de fourneaux! N'en a-t-on pas assez versé?
— Beaucoup trop, foutre ! Mais à qui la faute? C'est la vôtre, bougres d'endormeurs, qui avez arrêté le bras du peuple quand il était temps de frapper. Si on avait lanterné quelques centaines de scélérats dans les premiers jours de la Révolution, il n'aurait pas péri depuis plus d'un million de Français... Nous avons agi comme des poules mouillées; nous avons donné le temps à nos ennemis de se fortifier, de s'armer jusqu'aux dents, et, à nos dépens, de nous diviser. Ce n'était qu'un peloton de neige au commencement; mais ce peloton est devenu une masse énorme qui a manqué de nous écraser. Que le passé nous serve de leçon ; profitons des sottises que nous avons faites pour ne plus en faire par la suite. Plus de grâce à des coquins que nous avons trop longtemps ménagés, qui ne nous en feraient pas s'ils avaient un seul instant le grappin sur nous. Le combat à mort entre les hommes du peuple et les ennemis du peuple est engagé ; il ne peut finir que lorsque l'un des deux côtés aura anéanti l'autre - Si, dès le 14 juillet, dit-il ailleurs, vous aviez fait main-basse sur vos ennemis, vous seriez maintenant libres et heureux..."
... et l'Ami du Peuple, par Marat, dont quelquefois le numéro de 1 sol se vend 18 livres..
"J'arrivai à la Révolution, écrira Marat, avec des idées faites, et j'étais si familier avec les principes de la haute politique, qu'ils étaient devenus pour moi des lieux communs. Faisant plus d'honneur aux prétendus patriotes de l'Assemblée constituante qu'ils ne le méritaient, je fus surpris de leurs écoles, et encore plus scandalisé de leurs petitesses, de leur peu de vertu. Croyant qu'ils manquaient de lumières, j'entrai en correspondance avec les plus fameux, notamment avec Chapelier, Mirabeau et Barnave. Leur silence opiniâtre à toutes mes lettres me prouva bientôt que, s'ils manquaient de lumières, ils se souciaient peu d'être éclairés.
Je pris le parti de publier mes idées par la voie de l'impression : je fis l" "Ami du Peuple". Je débutai par un ton sévère, mais honnête, par celui d'un homme qui veut dire la vérité sans blesser les bienséances de la société. Je le soutins deux mois entiers.
Ennuyé de voir qu'il ne produisait pas tout l'effet que j'en attendais, et indigné de ce que l'audace des infidèles mandataires du peuple et des fonctionnaires publics prévaricateurs allait en augmentant, je sentis qu'il fallait renoncer à la modération, et substituer la satire et l'ironie à la simple censure ; l'aigreur de la satire augmenta avec le nombre des malversateurs, l'iniquité de leurs projets et les malheurs publics.
Bien convaincu de toute la perversité des suppôts de l'ancien régime et des ennemis de la liberté, je sentis qu'on n'obtiendrait rien d'eux que par la force; révolté de leurs attentats, de leurs complots sans cesse renaissants, je reconnus qu'on n'y mettrait fin qu'en exterminant leurs coupables auteurs ; indigné de voir les représentants de la nation dans la classe de ses plus mortels ennemis, et les lois ne servir qu'à tyranniser l'innocence, qu'elles auraient dû protéger, je rappelai au peuple souverain que, lors qu'il n'avait plus rien à attendre de ses mandataires, c'était à lui à se faire justice ; ce qu'il a fait plusieurs fois.
Voilà donc la clé de toute ma conduite. D'après l'histoire des différents peuples du monde, les conseils de la raison et les principes de la saine politique, il est démontré pour moi que le seul moyen de consolider les révolutions, c'est que le parti de la liberté écrase celui de ses ennemis." Voltaire avait par avance répondu à Marat, auteur en 1755 d'un "De l'Homme, ou des principes et des lois de l'influence de l'âme sur le corps et du corps sur l'âme" : "L'auteur est pénétré de la noble envie d'instruire tous les hommes de ce qu'ils sont, et de leur apprendre tous les secrets qu'on cherche en vain depuis si longtemps. Qu'il nous permette d'abord de lui dire qu'en entrant dans cette vaste et difficile carrière, un génie aussi éclairé que le sien devrait avoir quelque ménagement pour ceux qui l'ont parcourue..." Le premier numéro de l'Ami du peuple est du 12 septembre 1789, et Marat, dénonçant tous les pouvoirs et conscient parfois des vains espoirs de cette Révolution. A partir du 10 août, les feuilles royalistes sombrèrent dans la tempête, et Marat ne retrouva plus face à lui que des journaux révolutionnaires, entraînant les uns, effrayant les autres...
Parmi les autres journaux, très nombreux, qui soutinrent les idées de la Révolution, on peut encore citer : Le Journal des Etats Généraux (5 mai 1789-30 septembre 1791), fondé par Mirabeau. - Le Journal de la Société de 1789 (5 juin-15 septembre 1790), dont André Chénier fut un des rédacteurs. - La Chronique de Paris (24 août 1789-25 août 1793), où écrivit Condorcet - Le Courrier de Provence, où écrivit Mirabeau. - Le Patriote français (6 mai 1789 et 28 juillet 1789-2 juin 1793), de Brissot. - La Sentinelle, de Louvet. - Le Point du Jour, de Barère. - L'Union du Journal de la Liberté (1789) - Le Défenseur de la Constitution (juin-août 1792), de Robespierre.
Peu des journaux de la période révolutionnaire survécurent. Il faut pourtant en signaler trois : La Décade philosophique, fondée en floréal an II. - La Gazette Nationale, de Panckoucke, ou Moniteur universel, qui parut à partir du 5 mai 1789 et qui devint en 1803 Le Journal officiel. - Le Journal des Débuts et Décrets (29 août 1789-floréal an V), de Gaultier de Biauzat, qui prit successivement les noms de Journal des Débats et Lois du Corps Législatif (an V-an Vlll), Journal de l'Europe (1805), et Journal des Débats politiques et littéraires.
Chacun, dans l'avènement de la liberté, veut parler, raisonner, guider ...
"Pamphlet! arme courte, stylet français! tu fais battre, tout naissant, les ironies contre les ironies, les injures contre les injures, les menaces contre les menaces! Sitôt que ta patrie, la France, a délié sa langue, elle se jette à toi pour plus vite improviser haines, vengeances, opinions! et alors une volée, un tourbillon épais et brouillé de mots et d'idées! Chacun, dans l'avènement de la liberté, veut parler, raisonner, guider : et le bavardage a tant de prétextes et tant d'avenir à débattre ! Plaintes particulières, réclamations de princes et pairs, d'états provinciaux, de corps de municipalités, d'avocats, de médecins, de notaires, de bourgeois, de plébéiens, du clergé, de la noblesse, manies d'écrire, dépositions, témoignages, délations au tribunal de l'histoire, — tout se tourne en brochures.
Et d'ailleurs, un pamphlet qui réussit, n'est-ce pas une fortune? « Quel mérite avez-vous à être patriote, — dira plus tard Saint- Just, — quand un pamphlet vous rapporte 3o,ooo livres de rente? » Et c'est à qui lancera à la foule un titre qui fasse tapage ou scandale. L'étrange, le familier, l'inouï, l'odieux, l'obscène, — tout est recherché qui accroche l'œil : Si j'ai tort, qu'on me pende! — Prenez votre petit verre, — Ah! ça n'ira pas! — le Parchemin en culotte, — Bon Dieu! qu'ils sont bêtes ces Français! — la Botte de foin, ou mort tragique du sieur Foulon, — les Demoiselles du Palais- Royal aux états généraux; et celui-là, le Mélangé..., qu'on ne peut même nommer jusqu'au bout. Contre les couvents, c'est la Chemise levée; contre le clergé, les Mouches cantharides nationales ; contre la justice, le Trépas de Dame Chicane; contre les assignats, la Papillote; contre Mirabeau, la Mirabélique ; contre les parlements, Agonie, mort et descente aux enfers des treize parlements..."
Avec Jean-Paul Marat (1743-1793) et Camille Desmoulins (1760-1794), Jacques René Hébert (1757-1794) a été le plus célèbre journaliste de la Révolution française, le plus discuté aussi. Fils d'un bourgeois aisé et d'une mère d'origine noble, après diverses brochures, il lance en 1790 (juin-juillet) un journal qui le rend célèbre, Le Père Duchesne. Il y attaque Marat puis ses «grandes colères» vont retenir l'attention des sans-culottes. Le ton reste encore modéré, en 1790, à l'égard du roi, puis le journal se fait de plus en plus virulent jusqu'au 10 août 1792 et se déchaînera lors du procès du roi. La mort de Marat, assassiné en juillet 1793, lui laissera le champ libre mais sa violence le perdra, il sera jugé et exécuté en en mars 1794, Camille Desmoulins le sera le mois suivant...
Les caricatures, le "journal des gens qui ne savent pas lire..."
"L'aristocrate, a l'agonie prioit la mort de l'epargner. Bon, bon, dit elle, a quoi te sert la vie ? si tu ne peux plus y régner?"
"Que faites vous ? - Je chante la Liberté. - La Liberté ! Mon cher, vous êtes exhalté. - Pourquoi ? - Dans cet état ! Oh ! mais ne vous déplaise, C'est que je chante... Eh ! bien ! - La Liberté française " (Vive la liberté, eau-forte de Carl de Vinck, 1789)
"L' Hydre aristocratique : ce monstre mâle et féméle n'a d'humain que ses têtes ; son naturel est féroce, barbare, sanguinaire ; il ne se repais que de sang, de larmes et de la subsistance des malheureux ; il cherche de tous côté à envahir, pour satisfaire son ambition et son insatiable avidité... " (eau-forte de Carl de Vinck, 1789)..
Clergé, aristocratie, "Mirabeau-Tonneau", et surtout émigration - "C'est au coin de la rue Saint-Jacques et de la rue des Mathurins que la Révolution établit le musée de ses caricatures. Basset le maître de cette boutique qui a pris pour enseigne un calembour : Au Basset, est celui dont un almanach de 1790 parle ainsi : «Basset, marchand d'estampes, a servi la patrie en faisant des caricatures contre les aristocrates; d'abord maigre et blême, comme un abbé d'aujourd'hui, il a trouvé le moyen de devenir gros et gras, comme un abbé d'autrefois. » Au coin de rue qu'occupe Basset, tout le jour le peuple stationne. La montre de Basset est une grande alliée de la Révolution : c'est le journal des gens qui ne savent pas lire. C'est l'école du peuple.
Là, donnent leurs leçons gratuites, des professeurs caricaturo-patriotiques, éclairant les amateurs «de caricatures, estampes morales et spirituelles dans le sens de la Révolution » . — « Voyez-vous cette femme, dit l'un, et ce loup qui la tient par la gorge : voyez-vous comme elle se plaît à le nourrir, comme elle le tient attaché à son sein. La marâtre! Et cet enfant qui périt à ses côtés, faute d'aliments; c'est son propre fils, messieurs et dames, c'est son fils qu'elle abandonne pour nourrir le loup emblème de la férocité de l'aristocratie, c'est clair! — Tenez, savez-vous l'anglais? dit l'autre, lisez l'inscription : Political affection. Affection, préférence, passion, Political, de la Polignac... La gueuse! » — « Il a raison, fait tout le monde, c'est ma foi la Polignac, ha, ha, ha, hi, hi, hi ! »
Mais que de caricatures nationales, et qui instruisent le peuple sans qu'il soit besoin de commentaires! — La Nouvelle taille, M. Necker, derrière un rideau, tient un niveau sous lequel il fait passer les trois ordres, et rabaisse le clergé et la noblesse à la hauteur du tiers état, représenté par un écorché; à côté, deux membres du peuple dont l'un armé d'une scie coupe l'excédent, et dont l'autre attend le produit dans sa hotte ; — Le temps présent veut que chacun supporte le grand fardeau; les trois ordres supportent l'énorme fardeau sur lequel est écrit : Impôt territorial, dette nationale ; — A bas les impôts; deux paysans en sabots enfoncent un coin dans l'hydre de l'impôt; — Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, le tiers état cocarde, en main une épée sur laquelle est écrit : Remplie de courage; au bout de l'épée un lièvre pend; le tiers est à cheval-fondu sur la noblesse, et se soutient sur le clergé; — La Nuit du 4 au 5 août ou le délire patriotique ; des hommes du peuple brisent avec un fléau tiares, mitres, croix, armures, écussons, chapeaux de cardinal; — une autre caricature sur la nuit du 4 août : des paons mitres, des lièvres portant une épée; et au bas : « Mes chers collègues, le peuple souffre, que lui sacrifierons-nous; Réponse : Tout excepté n° 1, mes tourelles; 2, ma dîme; 3, mon orgueil; 4, mon gibier; 5, mon droit sur mes vassaux. » Et le fermier général représenté par un cochon dit : « Je veux garder mon lard. » — Le Grand mal de cœur de Monseigneur, le tiers tient la tête d'un prélat qui vomit un prieuré de 20,000 livres, un bénéfice de 3o,ooo, une abbaye de 5o,ooo, et une autre de 80,000 livres : « Courage, monseigneur, vous allez vous purger de choses bien utiles pour votre salut » ; —le Pressoir, le tiers et le peuple serrant le clergé dans une énorme brodequin, lui font rendre une pluie d'or; le clergé arrive gras; on le lamine; il sort étique....." (Goncourt)
"L'année 1792 montrera le "Cauchemar de l'aristocratie". C'est un niveau surmonté d'un bonnet rouge ; petite gravure de Copia, le graveur de Prudhon, que l'on vend aussi montée en éventail ou sur tabatière ; — Louis jouant avec un sans-culotte : « J'ai écarté les cœurs, il a les piques, et je suis capot. » — Marat foulant aux pieds les serpents, défendu par un bouclier représentant la tète de Méduse, pare avec sa plume tous les boulets des armées royalistes; la plume de Marat est la mâchoire de Samson; — le médaillon du Roi et de la Reine, le médaillon de Frédéric Guillaume, roi de Prusse, dans un réverbère : «Si tu ne crains pas la déchéance, crains la suspension» ; — la Réception de Louis Capet aux enfers : gardes du corps, femmes, journalistes, tenant leur tète à la main ou au bout d'une pique, saluent leur Roi qui entre, sa tête sous le bras ; — et l'Électricité républicaine donnant aux despotes une commotion qui renverse leurs trônes ; un républicain tourne une pile électrique, où est gravée la déclaration des droits, et de dessous un bonnet rouge sort le conducteur de l'électricité républicaine, noué de distance en distance avec de gros nœuds dont chacun porte : Liberté, égalité, fraternité, unité, indivisibilité... Vers ce temps, la guillotine parle si haut que la caricature se tait."
"La caricature est l'art de l'Angleterre" (Goncourt)
"A ces barbouillages, à cette imagerie, à ces caricatures, à ces allégories béotiennes de la Révolution, un peuple répondit par de grands, de forts, de puissants dessins qui furent une flagellation superbe de la dictature du Massacre et de la Mort : le peuple anglais.
La caricature est l'art de l'Angleterre, un art inimitable, primesautier, unique, qui a la fantaisie, l'étrangeté, le dérèglement, la philosophie, le rire, l'éloquence, la majesté railleuse de Shakespeare.
L'Angleterre, qui déjà avait fait lors d'Octobre, du Roi, un cerf couronné de la couronne de la" France, aux abois, haletant, poursuivi par une meute à têtes d'hommes hurlant et jappant ; qui lors de Varennes avait trouvé pour les physionomies des députés, au départ et au retour, de si divers et de si risibles masques; qui, lorsque Louis XVI avait mis le bonnet rouge, l'avait coiffé d'un bonnet de coton ; — l'Angleterre, dont le caricaturiste michelangélesque Gilrray moque la France en une suite admirable d'eaux-fortes, d'une pointe tantôt moelleuse et estompée, tantôt sauvage et délibérée, l'Angleterre imagina, pour punir dans la mémoire des peuples les massacres de Septembre, une admirable caricature.
Dans un coin, une populace danse autour du piédestal de la statue du Meurtre, où des festons pendent à des tètes de morts. Sur le premier plan, un bûcher flambe, où l'on jette outils, plumes, palettes, — les lettres, l'art, le commerce, l'agriculture ! — et des sans-culottes chassent à coups de pied ouvriers et artistes. Là-bas, la mer toute chargée de vaisseaux emportant les transfuges de cette patrie sanglante. Ici, une porte où les assassins guettent, poignards levés, la proie qui sort ; une jeune fille, fermant les yeux, les bras croisés, prête à la mort ; au-dessus de la porte, la liberté en arlequin voltigeant, tandis que des diablotins noirs lui font une auréole de bulles de savon qu'ils soufflent dans des pipes ; et dans le fond, aux portes de l'Abbaye, une grande affiche de saltimbanque s'étale, portant : Massacre de Paris ; et toute une foule se précipite au boum boum du spectacle pantelant.
"The Zenith of French Glory" - Une autre caricature anglaise peint aussi magnifiquement, aussi terriblement le royaume de Fouquier Tinville ; elle s'intitule : le Zénith de la gloire française, le Pinacle de la liberté. Une place fourmillante de bonnets rouges; des femmes aux fenêtres, l'incendie d'une église en flammes pour soleil ; au milieu de la place, la guillotine; une couronne royale incrustée sur le couteau; un homme bouclé, couché dessous; le bourreau en bonnet rouge; à l'un des côtés de la place, un juge en robe rouge est pendu, le glaive de la loi, les balances pendues à ses côtés. Au bout de la branche d'un réverbère, un homme est assis, raillant et se moquant, sa chair passant à travers sa chemise déchirée, quelques tortillons de paille enroulés autour des jambes; à une corde qui est sa ceinture, deux poignards passés en croix dégouttent de sang; il a le bonnet rouge, une cocarde où est écrit : Ça ira; d'un pied il appuie sur la tète d'un prêtre pendu en habits sacerdotaux à la branche du réverbère, avec un couple de moines ; et l'homme racle allègrement du violon, à côté d'une niche, où sur un Christ en croix, on a collé une bande de papier portant : Bonsoir, Monsieur." (Goncourt)
A comparer avec la scène héroïque et néo-classique de Charles Thévenin (1764–1838), "Mort de M Pelleport qui s'interposait pour sauver M de Losme, officier de la Bastille, devant l'Hôtel de Ville, le 14 juillet 1789" (Musée du Carnavalet), qui composera une "Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, au Champ-de-Mars" (1792) avant de se consacrer à la gloire de l'Empire...
André Chénier (1762-1794)
"Volons, volons chez eux retrouver leurs modèles,
Voyageons dans leur âge, où, libre, sans détour,
Chaque homme ose être un homme et penser au grand jour..."
C'est en raison de sa mort prématurée qu'André Chénier pris une certaine importance dans la poésie du XVIIIe siècle. Son oeuvre, classique dans la mesure où son inspiration et sa forme sont empruntées à la Grèce antique, marque un renouveau par la sensibilité et le lyrisme civique enthousiaste qui l'animent. Ce paradoxe s'exprime dans son célèbre mot d'ordre : «Sur des penser nouveaux faisons des vers antiques.»
De mère grecque et de père français, André Chénier passe son enfance en Turquie et au Maroc, avant de s'installer à Paris. C'est dans le salon qu'ouvre sa mère que le jeune homme côtoie l'élite intellectuelle et artistique. Il y puise une intelligence de la culture antique et de celle des Lumières. Ses premiers vers, les "Bucoliques", sont publiés en 1785. La Révolution enthousiasme bien vite Chénier, qui fonde, avec ses amis, les Trudaine, la "Société de 89'". Il salue dans Le Serment du Jeu de Paume (début de 1791), la liberté naissante.
Les Bucoliques (1785-1787)
Chénier imite l'Antiquité, mais à sa manière, il sent, il voit ce que les Anciens ont senti et vu, y ajoutant une touche originale pour accentuer la vivacité de leurs images. Comme les Élégies et les Amours (1780), les Bucoliques sont donc directement imitées de la littérature grecque ancienne. Mais les poèmes de ce recueil exposent les obstacles pour atteindre l'idéal antique (« la Liberté », « le Mendiant »), la misère du poète (« l'Aveugle »). La géographie des Bucoliques est essentiellement insulaire, îles de l'Égée, Grande-Grèce, et la mer figure cette menace perpétuelle : la mort (« la Jeune Tarentine », « Chrysé », « Dryas »), la fuite d'un amant (« Néaere »), la capture par un dieu (« l'Enlèvement d'Europe »). Contre le lyrisme mondain de son temps, Chénier cherche dans l'Antiquité une inspiration qui renouvelle la poésie. Publiée par Marie-Joseph, en l'an IX, sous le titre d'« Élégie dans le goût ancien », « la Jeune Tarentine » est l'exemple le plus connu de cette veine, inspirée par la lecture d'un passage de Manilius, un poète latin du Ier siècle...
La jeune Tarentine
Pleurez, doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez!
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine!
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine:
Là l'hymen, les chansons, les flûtes, lentement
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Une clef vigilante a, pour cette journée,
Sous le cèdre enfermé sa robe d'hyménée,
Et l'or dont au festin ses bras seront parés,
Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans ses voiles
L'enveloppe: étonnée, et loin des matelots,
Elle tombe, elle crie, elle est au sein des flots.
Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine!
Son beau corps a roulé sous la vague marine.
Thétis, les yeux en pleurs, dans le creux d'un rocher,
Aux monstres dévorants eut soin de le cacher.
Par ses ordres bientôt les belles Néréides
L'élèvent au-dessus des demeures humides,
Le poussent au rivage, et dans ce monument
L'ont au cap du Zéphir déposé mollement;
Et de loin, à grands cris appelant leurs compagnes,
Et les Nymphes des bois, des sources, des montagnes,
Toutes frappant leur sein et traînant un long deuil,
Répétèrent: «hélas!» autour de son cercueil:
«Hélas! chez ton amant tu n'es point ramenée,
Tu n'as point revêtu ta robe d'hyménée,
L'or autour de tes bras n'a point serré de noeuds,
Les doux parfums n'ont point coulé sur tes cheveux. »
Chénier n'imite pas Homère, il tente de reconstruire une "couleur homérique" par des mots et des comparaisons, recherchant le détail qui fait l'image, la souplesse du vers, les enjambements immenses..
Le Retour d'Ulysse
Il se dépouille alors, prêt à parler en maître,
De ses lambeaux trompeurs qui l'ont fait méconnaître,
S'élance sur le seuil, l'arc en main; à ses pieds,
Verse au carquois fatal tous les traits confiés;
Et là: « Nous achevons un jeu lent et pénible,
Princes: tentons un but plus neuf, plus accessible,
Et si les Dieux encor me gardent leur faveur. »
Et la flèche aussitôt, docile à l'arc vengeur,
Va sur Antinoüs se fixer d'elle-même.
Le fier Antinoüs dans cet instant suprême
Tenait en main sa coupe, ouvrage précieux
Où pétillait dans l'or un vin délicieux.
La crainte, le trépas sont loin de sa pensée,
Et qu'un seul homme, aux yeux d'une troupe empressée,
Plus que vingt bras armés quand son bras serait fort,
Pût oser l'attaquer et lui porter la mort.
Sur ses lèvres déjà la coupe reposée
Du nectar écumant lui versait la rosée,
Quand le fer, qu'à grand bruit fait voler l'arc nerveux,
Vient lui percer la gorge et sort dans ses cheveux.
Sa tête se renverse et l'entraîne et succombe.
La coupe de sa main fuit. Il expire. Il tombe.
Sa bouche, tous ses traits en longs et noirs torrents
Jaillissent. Sous ses pieds agités et mourants,
Tables, vases, banquet, tout tombe, tout s'écroule,
Tout est souillé de sang. De leurs sièges en foule
Ils s'élancent soudain. Confus, tumultueux,
Ils errent. Leurs regards sur les murs somptueux
Cherchent, fouillent partout; et rien à leur vengeance
Ne présente une épée ou le fer d'une lance.
Ils entourent Ulysse, et d'un oeil de courroux:
« Malheureux étranger si peu sûr de tes coups,
Tremble, tu paieras cher ton erreur homicide;
Ta main ne sera plus imprudente et perfide;
Du premier de nos Grecs elle tranche les jours;
Mais, malheureux, ton corps va nourrir les vautours. »
Insensés! d'une erreur ils le croyaient coupable.
Ils ne présumaient pas que ce coup formidable
Pour eux d'un même sort était l'avant-coureur.
Ulysse, sur eux tous roulant avec fureur
Un regard enflammé d'une sanglante joie:
« Vous ne m'attendiez plus des campagnes de Troie,
Lâches, qui, loin de moi dévorant ma maison,
De tous mes serviteurs payant la trahison,
Osiez porter vos voeux au lit de mon épouse,
Sans redouter des Dieux la vengeance jalouse
Ou qu'aucun bras mortel osât me secourir.
Tremblez, lâches, tremblez. Vous allez tous mourir. »
En 1787-1790, Chénier expose dans "l'Invention" sa nouvelle conception de la poésie, tout en continuant à admirer les anciens, il entend composer en poète du XVIIIe, "Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques".
"Les coutumes d'alors, les sciences, les mœurs
Respirent dans les vers des antiques auteurs.
Leur siècle est en dépôt dans leurs nobles volumes.
Tout a changé pour nous, mœurs, sciences, coutumes.
Pourquoi donc nous faut-il, par un pénible soin,
Sans rien voir près de nous, voyant toujours bien loin,
Vivant dans le passé, laissant ceux qui commencent,
Sans penser écrivant d'après d'autres qui pensent,
Retraçant un tableau que nos yeux n'ont point vu,
Dire et dire cent fois ce que nous avons lu?
De la Grèce héroïque et naissante et sauvage
Dans Homère à nos yeux vit la parfaite image.
Démocrite, Platon, Epicure, Thalès
Ont de loin à Virgile indiqué les secrets
D'une nature encore à leurs yeux trop voilée.
Torricelli, Newton, Képler et Galilée,
Plus doctes, plus heureux dans leurs puissants efforts,
A tout nouveau Virgile ont ouvert des trésors.
Tous les arts sont unis : les sciences humaines
N'ont pu de leur empire étendre les domaines,
Sans agrandir aussi la carrière des vers.
Quel long travail pour eux a conquis l'univers!
Aux regards de Buffon, sans voile, sans obstacles,
La terre ouvrant son sein, ses ressorts, ses miracles,
Ses germes, ses coteaux, dépouille de Thétis ;
Les nuages épais, sur elle appesantis,
De ses noires vapeurs nourrissant leur tonnerre,
Et l'hiver ennemi pour envahir la terre,
Roi des antres du Nord; et de glaces armés,
Ses pas usurpateurs sur nos monts imprimés ;
Et l'œil perçant du verre, en la vaste étendue,
Allant chercher ces feux qui fuyaient notre vue ;
Aux changements prédits, immuables, fixés,
Que d'une plume d'or Bailly nous a tracés,
Aux lois de Cassini les comètes fidèles ;
L'aimant , de nos vaisseaux seul dirigeant les ailes ;
Une Cybèle neuve et cent mondes divers
Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers :
Quel amas de tableaux, de sublimes images,
Naît de ces grands objets réservés à nos âges!
Sous ces bois étrangers qui couronnent ces monts,
Aux vallons de Cusco, dans ces antres profonds,
Si chers à la fortune et plus chers au génie,
Germent des mines d'or, de gloire et d'harmonie.
Pensez-vous, si Virgile ou l'aveugle divin
Renaissaient aujourd'hui, que leur savante main
Négligeât de saisir ces fécondes richesses,
De notre Pinde augustes éclatantes largesses?
Nous en verrions briller leurs sublimes écrits :
Et ces mêmes objets, que vos doctes mépris
Accueillent aujourd'hui d'un front dur et sévère,
Alors à vos regards auraient seuls droit de plaire;
Alors, dans 1'avenir, votre inflexible humeur
Aurait soin de défendre à tout jeune rimeur
D'oser sortir jamais de ce cercle d'images
Que vos yeux auraient vu tracé dans leurs ouvrages.
Mais qui jamais a su, dans des vers séduisants,
Sous des dehors plus vrais peindre l'esprit aux sens?
Mais quelle voix jamais d'une plus pure flamme
Et chatouilla l'oreille et pénétra dans l'âme ?
Mais leurs mœurs et leurs lois, et mille autres hasards,
Rendaient leur siècle heureux plus propice aux beaux-arts.
Eh bien! l'âme est partout; la pensée a des ailes.
Volons, volons chez eux retrouver leurs modèles,
Voyageons dans leur âge, où, libre, sans détour,
Chaque homme ose être un homme et penser au grand jour.
Au tribunal de Mars, sur la pourpre romaine,
Ici du grand Cicéron la vertueuse haine
Ecrase Céthégus, Catilina, Verrès ;
Là tonne Démosthène ; ici, de Périclès
La voix, l'ardente voix, de tous les cœurs maîtresse,
Frappe, foudroie, agite, épouvante la Grèce.
Allons voir la grandeur et l'éclat de leurs jeux.
Ciel! la mer appelée en un bassin pompeux!
Deux Hottes parcourant cette enceinte profonde,
Combattant sous les yeux des conquérants du monde.
O terre de Pélops! avec le monde entier
Allons voir d'Epidaure un agile coursier
Couronné dans les champs de Némée et d'Elide ;
Allons voir au théâtre, aux accents d'Euripíde,
D'une sainte folie un peuple furieux
Chanter : Amour, tyran des hommes et des Dieux.
Puis, ivres des transports qui nous viennent surprendre,
Parmi nous, dans nos vers, revenons les répandre ;
Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs;
Pour peindre notre idée, empruntons leurs couleurs ;
Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques;
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
(L'Invention, v. 97 - 184).
Jean-Paul Marat (1743-1793)
De famille modeste, il étudie la médecine en France, puis s'établit en Grande-Bretagne, où il publie des ouvrages philosophiques, scientifiques ou juridiques. De retour en France, il fonde en 1789 un journal, l'Ami du peuple, qui attaque violemment les aristocrates, les ministres, La Fayette. Il devient membre influent des Cordeliers ; inquiété, il doit se réfugier deux fois en Angleterre. Il contribue largement à préparer le 10-Août.
Jean-Paul Marat - Appel à la nation (1790)
La Dénonciation contre Necker déchaîna contre Marat de nouvelles fureurs. Le 22 janvier, on tenta de l'arrêter; il s'enfuit de son domicile, et, après diverses péripéties dont il a fait lui-même le récits il trouva un refuge en Angleterre. C'est là qu'il écrivit son Appel à la Nation, dont il est difficile de déterminer la date exacte, mais qui parut vraisemblablement en mars ou en avril 1790. La brochure ne porte ni date ni mention de lieu; c'est un in-8° de 67 pages, intitulé : Appel à la Nation, par J.-P. Marat, L'ami du peuple, citoyen du district des Cordeliers, et auteur de plusieurs ouvrages patriotiques...
"Du rivage où m'a jeté la tempête, nu, froissé, couvert de contusions, épuisé par mes efforts, et mourant de fatigue, je tourne avec effroi les yeux vers cette mer orageuse sur laquelle voguent avec sécurité mes aveugles concitoyens; je frissonne d'horreur à la vue des périls qui les menacent, des malheurs qui les attendent; je gémis de ne pouvoir plus leur prêter une main secourable ; mais dans l'impuissance où le cruel destin m'a réduit, il ne me reste que de vaines réclamations contre les pilotes perfides et barbares qui exposent le navire à périr, et qui m'ont fait jeter à l'eau, en feignant de vouloir apaiser la tourmente.
Parlons sans figure. Martyr de mon zèle pour le salut de la patrie, je ne porterai plus mes réclamations à l'assemblée nationale : les hommes superbes et vains qui se parent des dépouilles du peuple, les hypocrites qui l'égarent, les gens de loi qui lui vendent la justice, les intrigants qui cherchent à l'asservir, les fripons qui travaillent à l'affamer, les scélérats qui s'efforcent de le replonger dans l'abîme, et, pour tout dire, en un mot, les ennemis publics qui dominent le corps législatif se soulèveraient à mon nom seul; aveuglés par leurs passions, et sourds à la voix du devoir, ils immoleraient sans pitié l'homme intègre qui osa dévoiler leurs noirs projets, et défendre contre eux la cause de la liberté. Qu'ils jouissent de leur faux triomphe, je ne les fatiguerai plus de mes plaintes : c'est à la nation que j'ose les adresser, c'est pour elle que j'ai combattu, c'est pour elle que je me suis fait anathème.
Si elle pouvait oublier mon dévouement, je me soumettrais sans murmure à la rigueur du sort : mais avant de tomber sous les coups de la tyrannie, j'aurai la consolation de couvrir d'opprobre mes lâches persécuteurs; j'envelopperai ensuite ma tête de mon manteau, et je présenterai le cou au fer des assassins.
L'Ami du Peuple poursuivi comme un malfaiteur, par le ministère public! Pourrait-on le croire, si le ministère public n'était composé des ennemis du peuple? Ce qui doit le plus affliger un homme de bien, victime de sa vertu, ce n'est pas d'être exposé à succomber sous les artifices des méchants; c'est de voir soupçonner son innocence. Pour faire triompher la mienne, il faut remonter au principe de la persécution que j'éprouve; mais pour montrer la turpitude de mes persécuteurs, il suffira du simple exposé des faits.
Le moment était venu pour les Français de secouer le joug cruel sous lequel ils gémissaient depuis tant de siècles. S'ils y ont réussi, ils doivent ce succès à un concours de circonstances uniques. S'ils connaissent leurs droits, ils doivent cet avantage à la philosophie, qui a fait tomber le bandeau de Terreur que le despotisme avait ceint sur leurs fronts. Si les États-Généraux, oubliés depuis si longtemps, leur ont été rendus, ils doivent ce bonheur aux abus du pouvoir, aux déprédations des agents de l'autorité et aux barrières que quelques cours de judicature ont élevées contre de pareils brigandages. Si le peuple a été compté pour quelque chose dans la rénovation de ses anciennes assemblées, il doit cette restitution de ses droits aux écrivains patriotiques qui ont démasqué les vues ambitieuses des ordres favorisés, jaloux de perpétuer leur domination; ce nouvel ordre de choses n'était pas vu avec indifférence; pour empêcher le peuple de rentrer pleinement dans ses droits, et le tenir éternellement sous le joug, il fallait dissoudre les États : la plus noire trame fut ourdie, et, sous prétexte de pourvoir à la tranquillité publique, les ennemis de la révolution s'apprêtèrent à nous réduire par la faim, le fer et le feu. Le ciel veillait pour nous : non seulement nous avons échappé, mais les préparatifs qu'ils avaient faits pour nous détruire ont servi à notre triomphe. Dès ce moment, les députés des différents ordres sont devenus les représentants de la Nation, et cet honneur, ils le doivent à l'effervescence que les plumes énergiques avaient excitée dans toutes les têtes, à l'horreur qu'elles avaient inspirée contre l'oppression, à la fureur avec laquelle le peuple s'est soulevé contre ses oppresseurs, et aux scènes sanglantes des coupables qu'il a immolés.
A la vue de ces actes d'une trop juste vengeance, nos perfides ennemis, glacés d'effroi, ont suspendu quelques jours leurs odieuses machinations, pour se réunir aux représentants du peuple; et les anciennes barrières qui séparaient les ordres de l'État se sont enfin abattues devant les lois éternelles de la raison et de la justice. Ils ont vu en silence renverser de redoutables monuments de tyrannies, eux-mêmes ont feint de s'empresser d'en arracher quelques pierres : mais à peine leur a-t-on donné le temps de revenir de Jeurs transes, qu'ils n'ont songé qu'à en retarder la chute, qu'à employer mille artifices pour leurrer les citoyens, qu'à tramer une seconde conspiration.
C'est au sein des factions formées contre la liberté naissante que furent posées les bases de la constitution; c'est au milieu du tumulte et des orages qu'en fut élevé l'édifice, édifice pompeux que nos ennemis travaillent sans cesse à renverser; tantôt ils le minent sourdement, tantôt ils le sapent audacieusement, suivant que la fortune leur paraît plus ou moins propice.
Le peuple venait de briser ses fers, et il avait les armes à la main. Enivré d'un faux triomphe, déjà il se croit libre et indépendant; mais tandis qu'il chante sa victoire, les ennemis de son bonheur, livrés à leur rage, renouent en silence les fils de leur trame odieuse. Au lieu de se choisir des chefs éclairés et intègres, il souffre que de vils intrigants se fassent nommer ses mandataires, et leur remet ses pouvoirs, s'abandonne à leur foi, et s'endort stupidement dans leurs bras : mais bientôt abusant de l'autorité qu'il leur a confiée, et tournant contre lui les armes qu'il leur a remises, ils lui enlèvent sourdement ses droits; et, pour le réduire plus sûrement sous le joug, ils travaillent à le faire périr de faim. L'abîme est ouvert; s'il n'y est pas encore précipité, qu'il rende grâce à quelques amis incorruptibles de la patrie, qui ont dévoilé l'horrible complot : c'est dans cette classe que j'ose me compter.
Citoyen paisible, ami de l'ordre, chérissant la justice, et passionné de la liberté, depuis longtemps je passai mes jours à la recherche des lois de la nature, lorsque le désordre extrême des affaires de l'État changea l'objet de mes études favorites. Il n'était point étranger à la politique, et je pensais qu'un homme de bien ne pouvait rien faire de mieux que de consacrer sa plume au bonheur d'un grand peuple. Ce fut sur un lit de douleur que j'écrivis L'Offrande à la Patrie. J'y exposai, non la réforme de petits abus d'administration, mais la refonte entière du Gouvernement; j'y traçai les lois indispensables au triomphe de la liberté, sans laquelle la régénération de l'Empire ne serait qu'une chimère. Cet opuscule fit sensation; les vues qu'il contenait percèrent avec rapidité, et j'eus la satisfaction de les voir consacrées dans presque tous les cahiers des députés aux États.
Les premiers travaux du comité de constitution paraissaient à peine; ils étaient contenus dans plusieurs projets sur les droits de l'homme et du citoyen aussi peu dignes d'un siècle de lumières que d'une assemblée nombreuse appelée à régénérer le royaume, fruits prématurés de la vanité philosophique, impatiente de se mettre en vue; quelques membres de ce comité, restaurateurs prétendus de la liberté française, avaient conservé à la couronne cent prérogatives usurpées, jusqu'au privilège odieux de disposer des provinces et de vendre les sujets comme un vil troupeau. Ces dispositions honteuses, qu'on avait pris soin de dévoiler, me saisirent d'indignation, et portèrent l'effroi dans mon âme; je pris la plume, sonnai le tocsin; et dans un écrit de quelques pages je couvris d'opprobre et le projet et ses auteurs; ainsi décrié, il n'osa plus paraître au grand jour, et le président du comité, devenu la bête noire de l'assemblée nationale, fut enfin obligé de battre en retraite.
Tant d'essais indigestes ne me faisaient que trop sentir combien peu les droits de l'homme en société étaient connus; combien peu on avait dessein d'organiser la machine politique pour le bonheur des peuples; je traçai le plan d'une constitution, libre, juste et sage; j'y indiquai les réformes à faire; j'y invitai la nation à reprendre les biens ecclésiastiques que le clergé dissipait honteusement, à les employer suivant le but de leur donation; j'y proposai le rappel de toutes les pensions usurpées ou excessives, la suppression de toutes les places inutiles ou dangereuses, l'abolition des maisons militaires des princes; j'y fis sentir la nécessité de ne plus laisser à la couronne la nomination aux emplois ecclésiastiques, civils et militaires, la nécessité de réduire l'armée de moitié, l'établissement d'un vrai tribunal d'État chargé de juger les agents du pouvoir qui abuseraient de l'autorité, la consécration solennelle des droits de la nation, le mode de distribuer et de limiter les pouvoirs de l'État de telle sorte que la liberté publique ne soit point exposée. La plupart de ces vues furent adoptées.
La manière dont les États-Généraux avaient été composés, la multitude d'ennemis de la révolution qu'ils renfermaient dans leur sein, le peu d'aptitude et de désir que le plus grand nombre montrait à faire le bonheur public, m'avaient fait sentir la nécessité de surveiller avec sollicitude l'assemblée nationale, de relever ses erreurs, de la ramener sans cesse aux bons principes, d'établir et de défendre les droits du citoyen; de contrôler les dépositaires de l'autorité., de réclamer contre leurs attentats, de réprimer leurs malversations : dessein qui ne pouvait s'exécuter qu'à l'aide d'une feuille vraiment nationale.
J'entrepris donc un journal public, sous le nom d'Ami du peuple : il n'a pas été inutile à la cause de la liberté. Plus d'une fois je m'y suis élevé avec force contre des projets de décret alarmants, et des arrêtés oppressifs, tels que celui du veto, de la loi martiale, du marc d'argent, de l'attribution des droits du peuple à l'Assemblée nationale, de la spoliation des droits de la commune en faveur de la municipalité, de la formule ordinaire de la promulgation des lois, et, plus d'une fois, j'y ai dévoilé les trames odieuses contre la patrie, longtemps avant qu'elles n'éclatassent; j'y ai sonné le tocsin pour courir aux armes, lorsqu'il était encore temps de sauver la patrie; je n'ai cessé d'y avertir la nation que les ennemis publics étaient toujours sur pied pour renouer leurs trames criminelles; j'y ai sollicité les bons concitoyens à purger l'assemblée nationale, les corps municipaux, les cours de justice, les comités de districts, des membres corrompus, dangereux ou suspects; j'y ai frondé le projet de rendre au monarque ses gardes-du corps; j'y ai frondé l'indigne règlement de police, qui remettait les écrits patriotiques à la merci de l'administration municipale au moyen des colporteurs, et l'arrêté plus indigne encore qui ordonnait la contrainte par corps pour dettes civiles; sans cesse j'y ai contrôlé, contenu et réprimé les agents du pouvoir, en dénonçant au public leurs malversations, leurs prévarications et leurs attentats.
Qu'on jette les yeux sur ces écrits, on y verra à chaque page des preuves de mon zèle, qui serviront un jour de témoignage aux efforts que je n'ai cessé de faire pour assurer la liberté et le bonheur du peuple.
Alarmé de la famine dont le peuple était menacé au sein même de l'abondance, je ne tardai pas à reconnaître que les accaparements de grains, malicieusement attribués à des particuliers, ne pouvaient se faire qu'avec l'appui du gouvernement, et surtout avec l'appui des municipalités, seules en état d'employer la force publique pour protéger les agents ministériels. Indigné des efforts continuels que faisait le principal ministre pour remettre dans les mains du monarque les chaînes du pouvoir absolu; indigné de la composition de la municipalité parisienne, où se trouvaient des agents du directeur des finances, des pensionnaires royaux, des robins, des suppôts de la chicane, des escrocs, des fripons, tous partisans de l'ancien régime; indigné des tentatives réitérées de l'administration municipale pour donner le change au public sur les causes de la disette, je suivais en silence la chaîne des événements, et d'après quelques faits notoires je n'ai plus balancé à charger le ministre d'être le principal auteur de ces malversations, et la municipalité d'avoir indignement connivé avec lui.
Redoutant l'organisation de la milice nationale, l'énormité des appointements prodigués à l'état-major de la garde soldée, l'indigne choix des principaux officiers de la garde non soldée, la désunion que l'uniforme allait mettre parmi les citoyens, l'esprit de corps que le commandant général travaillait à inspirer à une partie des soldats, en formant des compagnies de grenadiers et de chasseurs, les malheurs qui allaient être les suites inévitables de cette désunion; j'ai dénoncé au public ces manœuvres criminelles.
Révolté des atteintes multipliées portées à la liberté publique par les municipaux, et désespéré de leur connivence avec le principal ministre, j'ai dévoilé leur odieux projet, et répandu l'alarme. On m'a reproché de n'avoir gardé aucune mesure dans mes réclamations. Mais quoi! aigri par les plaintes qu'on m'adressait de tous côtés contre les agents du pouvoir, harcelé par la foule d'opprimés qui avaient recours à moi, révolté des abus continuels de l'autorité, des attentats toujours nouveaux des suppôts du despotisme, pouvais-je ne pas être pénétré d'indignation contre les auteurs de tant de forfaits, et déployer à leur égard toute l'horreur qui remplissait mon âme?
On m'a reproché d'avoir attaqué sans ménagement les ennemis publics : mais en doit-on aucun à de perfides ennemis? Soldat de la patrie, j'ai combattu pour elle avec l'audace d'un guerrier qui sent toute la justice de la cause qu'il soutient. Si quelquefois mon zèle pour le salut du peuple m'a emporté, me fera-t-on un crime de n'avoir vu que les dangers qu'il courait, et de m'être dévoué pour lui?
Enfin on m'a reproché de m'être trop confié à la bonté de ma cause, et d'avoir ignoré qu'on n'attaque jamais impunément les hommes constitués en puissance; si cette maxime était fondée toute révolution serait impossible; comment donc auraient été faites celles du 14 juillet et du 6 octobre? Et puis, quelle apparence que les ennemis de l'État, que j'avais toujours arrêtés, lèveraient tout à coup le masque, passeraient par-dessus toute considération, et se porteraient aux dernières extrémités? Quelle apparence que le parti patriotique de l'Assemblée nationale ne compterait que des trembleurs? que les soldats nationaux ne seraient que de pures machines; que les bons citoyens, que j'avais invités à se confédérer, resteraient isolés; et que l'ami du peuple se verrait enfin seul contre tous?...."
Les Journées mémorables de l'Assemblée Constituante...
D'octobre 1789 à septembre 1791,
la Constituante va s'efforcer de résoudre la crise financière en confisquant les biens du clergé pris comme garantie des assignats, papier-monnaie qui doit permettre d'amortir la dette publique. Mais l'excessive quantité d'assignats mis en circulation provoqua très tôt leur dépréciation...
- Dans la nuit du 4 août 1789, l'Assemblée nationale abolit les privilèges féodaux.
- Les 23 et 24, décret proclamant la liberté des opinions religieuses et la liberté de la presse.
- Du 20 au 24 août 1789, l'Assemblée décrète la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
- Les 5 et 6 octobre 1789, le peuple de Paris marche sur Versailles et ramène la famille royale à Paris.
- 12 octobre, translation de l'Assemblée nationale à Paris; 2 novembre, déclaration que les biens du clergé sont mis à la disposition de l'Etat comme biens nationaux.
- 17 décembre création d'un papier-monnaie sous le nom d'assignats.
- 15 janvier 1790, division du royaume en 83 départements.
Estampe de Carl de Vinck- "Assemblée nationale - époque du 4 février 1790 : le roi a paru, vers midi, au milieu des représentants de la nation, a occupé la place du président, qui a pris la droite de S.M. et le Roi, restant de bout, a exprimé dans un discours touchant l'adhésion la plus franche et la plus formelle à la Constitution".
- 17 mars, décret pour la vente des biens nationaux jusqu'à concurrence de 400 millions.
- 19 juin, suppression de tous les titres de noblesse.
- 14 juillet 1790, fête de la Fédération.
- Le 20 juin 1791, le roi Louis XVI tente de s'enfuir mais est arrêté à la frontière.
- 15 juillet, déclaration que le roi, qui avait tenté de fuir, sera suspendu de ses fonctions jusqu'à ce qu'on lui ait présenté l'acte constitutionnel.
Abolition des titres de noblesses par le décret de l'Assemblée nationale en juin 1790...
Estamp, Banquet civique donné par les Gardes nationales aux troupes de la garnison le 27 et 28 juin 1790. - "Seance du 19 juin 1790 : l'Assemblé nationale décrete que la noblesse héréditaire est pour toujours abolie, qu'en conséquence, les titres de prince, duc, comte, marquis, viconte, vidame, baron, chevalier, messire, ecuyer, noble et tous autres titres semblables, ne seront pris par qui que ce soit, ni donnés à personne, que tous les citoyens ne pourront prendre que le vrai nom de leur famille.."
La Constitution civile du clergé (12 juillet 1790)...
Estampe de Carl de Vinck -"Dépouilles de la superstition apportées dans le sein de la Convention nationale : vers la fin de brumaire et les jours suivants les sections de Paris et les communes voisines apportèrent à la Convention l'or l'argenterie et tous les ornements des églises.."
Estampe de Michel Hennin - Decret de l'Assemblée national qui supprime les ordres religieux et religieuses : le mardi 16 fevr. 1790. Que ce jour est heureux mes soeurs, oui les doux noms de mere et d'épouse est bien preférable à celui de none, il vous rend tous les droits de la nature ainsi qu'à nous..
Le serment du clergé. - Elle déclara, sur la proposition d'un évêque, Talleyrand, et d'un abbé, Siéyès, que les biens du clergé appartenaient à la nation et les mit en vente. Elle assura un traitement aux curés et aux évêques et les obligea à prêter serment à la Constitution.
La Constitution civile du clergé. - Elle voulut faire des membres du clergé des fonctionnaires de l'Etat et rendre l'Eglise de France indépendante du pape, Ces changements formèrent la Constitution civile du clergé, mesure, qu'une grande partie des prêtres refusa d'admettre et fut condamnée par le pape Pie VI (mars-avril 1791).
"Le lundi, 18 octobre 1790, l'administration des biens nationaux adjuge, à la bougie éteinte, les trois premières maisons dont les enchères et publi- cations ont été faites selon les décrets de l'Assemblée nationale. Les 21, 22 septembre 1791, rue et aux ci-devant Petits-Augustins, a lieu la vente des ornements d'églises, «chapes, chasubles, étoles, dalmatiques, tuniques, devants d'autel, de diverses étoffes et couleurs, partie brochés, galonnés en or et argent, aubes, rochets, surplis de chœur et de prédicateur, nappes d'autels et amicts. »
Et tout un petit monde, hors du monde jusque-là, des joies, des lois du monde, brusquement délié de sa vie, de son habitude, de son vœu, et jeté au siècle, sans l'expérience, transfuge tout à coup de la communauté, recrue de la société. A Paris, c'est une quarantaine de couvents d'hommes, dans lesquels la liberté entre, dotant Augustins, Barnabites, Bernardins, Capucins, Carmes, Célestins, Chartreux, Cordeliers, Feuillants, Jacobins, Mathurins, Minimes, Oratoriens, Prémontrés, Récollets, de la disposition d'eux-mêmes, de l'affranchissement de leur conscience, et d'un avenir laïc. Il ne reste dans ces maisons, hier florissantes et peuplées, que quelques vieillards habitués à ce train de discipline, vieillis entre ces vieux murs, et qui ne veulent pas se résigner à porter dans le bruit et les nouveautés du monde le peu de jours que la vie leur promet. .." (Goncourt)
Estampe Michel Hennin - Assemblée des prêtres non assermentés aux Théatins le 2 juin 1791 : le peuple s'attroupa devant l'eglise, se fit ouvrir les portes, vit plusieurs néophites recevoir la comunion, et la messe finie, l'autel et ses accessoires furent renversés. - Estampe, Le Curé de St ....... accompagné de deux diables descend dans l'empire des démons pour demander a Belzebuth leurs princes des secours pour tacher s'il est possible d'empecher l'éxécution de la Constitution civile ecclésiastique. Ou va-t'en au diable... - Estampe de Carl de Vinck - Mrs les noirs lancent leur venin anti-constitutionel contre les decrets de l'auguste Assemblée nationale sur l'abolition des pouvoirs temporels du clergé : Mrs les evêques du côté gauche prononcent le serment civique décreté le 27 9.bre Je jure de maintenir la Constitution décretée et acceptée, et d'être fidele à la nation, à la loi et au Roi ...
14 juillet 1790 - Fête de la Fédération...
Moment d'un semblant de réconciliation entre le roi et le peuple avec le 14 juillet 1790 la fête de la Fédération, singulier et sans doute symptomatique de notre insatiable besoin de célébration de soi. Des délégués de toutes les gardes nationales de la France se rendirent à Paris pour prêter serment à la Constitution et fraterniser avec les Parisiens. "La fédération du 14 juillet 1790! — Un champ de Mars créé en trois semaines ! Le serment d'union « de la grande famille des Français» béni par deux cents prêtres en surplis ! Sous la pluie, des centaines de mille hommes acclamant la Nation, la Loi, le Roi! tout un peuple qui jure la liberté ! — Quel accueil Paris fait à cette province qui vient mettre la main dans la sienne ! Musées, monuments, tout est ouvert à ces frères en visites. C'est à qui leur fera goûter le vin, les bals, les illuminations, les plaisirs, les vivats, les spectacles et le patriotisme de la capitale..." (Goncourt).
Estampe - "Conféderation nationale du 14 juillet 1790 : Aux deux soutiens de la liberté, Paix douceur union sentiment vertueux Voila tout ce qu'il faut pour la cause publique La Fayette et Bailli nous soutenant tout deux Nous avons écrasé l'hidre aristocratique Vive la nation le Roi et la loi."
Fête de la Fédération. - Le vaste emplacement du Champ-de-Mars était entouré de gradins de gazon, occupés par quatre cent mille spectateurs. Au milieu s'élevait un autel. L'évêque constitutionnel d'Autun monta sur l'autel en habits pontificaux; quatre cents prêtres, revêtus d'aubes blanches et décorés de ceintures tricolores flottantes, se portèrent aux quatre coins de l'autel. La messe fut célébrée au bruit des instruments militaires; l'évêque bénit ensuite l'oriflamme et quatre-vingt-trois bannières. Il se fit alors un profond silence dans cette vaste enceinte. La Fayette s'avança le premier, et d'une voix élevée il prêta le serment civique en son nom, au nom des troupes et des fédérés. Le président de l'Assemblée nationale prêta le même serment, et tous les députés le répétèrent à la fois. Alors Louis XVI se leva et dit : «Moi, roi des Français, je jure d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué par l'acte constitutionnel de l'Etat à maintenir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par moi.»
La reine, entraînée, leva le dauphin dans ses bras et, le montrant au peuple : «Voila mon fils! Il se réunit ainsi que moi dans les mêmes sentiments».
Au même instant, les bannières s'abaissèrent, les acclamations du peuple se firent entendre; les sujets crurent à la sincérité du monarque, le monarque à l'attachement des sujets, et on termina cette heureuse journée par un cantique d'actions de grâces..." (François-Auguste Mignet)
Estampe Gentot, Pierre graveur - Confédération des François a Paris l'an 2.eme de la liberté le 14 juillet 1790 : Tous les soldats sont freres tous les citoyens sont soldats..."
Estampes de Carl de Vinck - "Ceux qui ont vu, il y a peu de jours le Champ de Mars et qui le revoyent aujourd'hui sont surpris de la métamorphose qui s'y est opérée : cette plaine immense a été transformée tout-a-coup en un vaste et superbe cirque. C'est sans exemple et jamais on a vu chez aucun peuple travailer avec autant d'ardeur et de zele, d'après les bruits qui couraient que ces travaux ne seroient pas fini pour la fête du 14 juillet... - Estampe - Arrivée du cortege a la tribune du Champ de Mars pour la cérémonie de la Confédération nationale, le quatorze Juillet 1790 : mercredi 14 juillet 50000 citoyens se sont rassemblés a 6 heures du matin sur le boulevard entre les quartiers du temple et la porte St Martin, la municipalité, les electeurs, les 120 députés de la commune, les representans des corps militaires de terre et de mer, nationaux et etrangers, les representans des 83 départemens... - Estampe - Cerémonie de la Confédération nationale au Champ de Mars le 14 juillet 1790, au moment où tous les français ont juré sur l'autel de la patrie d'être à jamais unis par les liens indissolubles de la fraternité : s'il s'etoit trouvé parmi nous un seul homme de chaque nation, au moment ou la famille des français à juré la liberté, et que cet homme, quelqu'il fut retournat chez ses compatriotes, bientot tous les tyrans auroient disparue, nous avons donné a l'univers le signal de la liberté, qu'on ne nous parle plus de ces fêtes tant vantées chez les anciens... "
Estampe de Carl de Vinck - "Bal, illumination champêtre sur les ruines de la Bastille, le 18, 19 et 20 juillet 1790 : ce spectacle original et pittoresque offroit tout à la fois la joie la plus pure, quoi que mêlée d'une teinte de mélancolie. A la descente dans les fossés, on découvrait des restes de cachots, asile des victimes du despotisme".
Estampe de Carl de Vinck - "Bouquet donne le premier mai 1791 à tous les bons patriotes français : célebrons à jamais ce beau jour premier mai ; où nos sages législateurs viennent d'abolir les droits d'entrée dans la ville, où la rapacité des fermiers-géneraux et celle de leurs agens est atterrée ! Les peuples jouiront aisément des précieux trésors de la nature..."
Que répondra Marat et L'Ami du peuple à cet exubérance soudaine dont témoigne les fêtes champêtres d'une Révolution qui s'aveugle et sombre dans l'apathie..
"Lorsque j'entends les Parisiens chanter leur victoire quelques jours après la grande fédération; lorsque je les vois regarder les ennemis de la Révolution comme vaincus, accablés, terrassés; lorsque je les vois se prosterner devant l'Assemblée nationale, adorer indistinctement ses décrets, jurer de les maintenir jusqu'à la mort, et bénir la Providence du grand œuvre de sa Constitution, je crois entendre un moribond, tranquille sur son état, se louer de sa bonne santé.
- Rien n'a plus servi à prouver le défaut de vues, l'ignorance extrême des Parisiens, que la manière dont ils ont laissé échapper cette victoire que la fortune semblait avoir pris plaisir de mettre dans leurs mains après la prise de la Bastille. Il ne s'agissait plus alors que de marcher sur Versailles, de pendre les ministres, et de balayer l'Assemblée nationale, tous les nobles, les prélats, les gros bénéficiers, et la gent, plus dangereuse encore, des intendants, des robins, des gens du roi et praticiens ; puis de faire consacrer immédiatement les droits de la nation et des citoyens. Au lieu de s'occuper de ces grands objets, les Parisiens se sont amusés à s'enivrer de leur ridicule triomphe, et bientôt une foule de fripons se sont mis à leur tète pour les tromper et les enlacer, en les amusant comme des enfants."
Et vers le même temps, Marat traçait des Parisiens, dans le Junius français qui parût entre le 2 juin et le 24 juin 1790, un portrait qui ne manque pas de ressemblance...
"O Parisiens ! hommes légers, faibles et pusillanimes, dont le goût pour les nouveautés va jusqu'à la fureur, et dont la passion pour les grandes choses n'est qu'un accès passager ; qui raffolez de la liberté comme des modes du jour ; qui n'avez ni lumières, ni plan, ni principes ; qui préférez l'adroit flagorneur au conseiller sévère; qui méconnaissez vos défenseurs ; qui vous abandonnez à la foi du premier venu ; qui vous livrez à vos ennemis sur leur parole; qui pardonnez aux perfides et aux traîtres au premier signe de contrition; qui, dans vos projets ou vos vengeances, suivez sans cesse l'impulsion du moment ; qui êtes toujours prêts é damer un coup de collier ; qui paraissez incapables d'aucun effort soutenu ; qui allez au bien par vanité, et que la nature eût formés pour les hautes entreprises, si elle vous eût inspiré l'amour de la gloire, si elle vous eût donné de la judiciaire et de la constance, faudra-t-il donc toujours vous traiter comme de vieux enfants?
Les leçons de la sagesse et les vues de la prudence ne sont plus faites pour vous. Des légions de folliculaires faméliques vous ont blasés à force de sottises et d'atrocités ; les bonnes choses glissent sur vous sans effet. Déjà vous ne prenez plaisir qu'aux conseils outrés, aux traits déchirants, aux invectives grossières; déjà les termes les plus forts vous paraissent sans énergie, et bientôt vous n'ouvrirez l'oreille qu'aux cris d'alarme, de meurtre et de trahison. Tant de fois agités pour des riens, comment fixer votre attention, comment vous tenir en garde contre toute surprise, comment vous tenir continuellement éveillés? Un seul moyen me reste : c'est de suivre vos goûts et de varier mon ton. O Parisiens ! quelque bizarre que ce rôle paraisse aux yeux du sage, votre ancien ami ne dédaignera pas de le prendre : il n'est occupé que du soin de votre salut ; pour vous empêcher de retomber dans l'abîme, il n'est point d'efforts qu'il ne fasse ; et toujours le Junius français sera votre incorruptible défenseur, votre défenseur intrépide."
Novembre 1790 - "Réflexions sur la Révolution de France" (Reflections on the Revolution in France), Edmund Burke (1729-1797),
orateur parlementaire et penseur politique britannique, qui s'illustra dans la vie publique de 1765 à 1795 environ et a joué un rôle important dans l'histoire de la théorie politique, défendant un certain conservatisme alimenté par la protection des intérêts de l'Irlande catholique, la défense, en tant que whig, des pouvoirs du Parlement contre les empiétements de la Couronne, l'émancipation des colons d'Amérique, à laquelle il s'était intéressé dès 1757, la lutte contre les abus de la Compagnie des Indes et la dénonciation des exactions du gouverneur Warren Hastings, qu'il poursuit durant un procès en impeachment de 1788 à 1795, et, bien sûr, la lutte contre le régicide, le jacobinisme et l'athéisme de la Révolution française qui mettent à ses yeux en péril l'Europe..
C'est un sermon du dissident protestant Richard Price saluant la Révolution qui poussa Burke à prendre la plume, et c'est l'ouvrage de ce dernier qui précipita la publication du célèbre "The Rights of Man" (1791-92) de Thomas Paine (1737-1809).
L`ouvrage de Burke eut un énorme retentissement et c'est à travers lui que le peuple anglais se détermina face à l'idéologie révolutionnaire à la française, et pour la condamner. Partant des différences qui caractérisent le processus des évènements historiques dans la conquête de la liberté civile en France et Angleterre, la Révolution française apparaît à Burke comme l'événement le plus stupéfiant de l'histoire : "Tout semble hors de nature dans cet étrange chaos, où se mêlent légèreté et férocité, une étrange confusion de crimes et de folies." Burke s'insurge contre le principe de la souveraineté populaire et contre ceux qui affirment qu'il est appliqué en Angleterre, où le pouvoir légitime est uniquement fondé sur les règles constitutionnelles de la succession au trône. La révolution anglaise de 1688, même, n'a pas été autre chose qu'une réaffirmation de ce principe. L`instauration d`un nouvel ordre manifestement répugne à l'auteur ; les prétendus "droits de l'homme", nés selon lui de véritables élucubrations mentales, sont en dehors de la réalité et plus propres à détruire qu'à sauvegarder la liberté,
alors que l'observation des traditions "laisse la libre possibilité à de nouvelles conquêtes,
mais fournit la garantie assurée de chacune d`elles". Burke considère que l'on ne peut confondre droits naturels, aisés à définir dans leur abstraction métaphysique, et droits civils, destinés à fixer la plus juste distribution des pouvoirs : les droits civils réclament une connaissance approfondie de la nature humaine que nous n'avons pas et que nous ne pouvons théoriser. Il est donc bien pernicieux que de vouloir fonder ces droits civils sur les droits naturels..
En brisant l'autorité royale, la France a rompu ses meilleures traditions, donnant ainsi libre cours aux éléments les plus bas et les plus féroces du peuple. La qualité des représentants du peuple qui assument la responsabilité du gouvernement confirmerait son point de vue, insiste-t-il : en dehors de rares exceptions, l`Assemblée est composée d' "éléments inférieurs, d`artisans qui exercent des professions subalternes ou des métiers mécaniques". ll manquerait ce qu`en Angleterre on appelle le "naturel intérêt foncier", synthèse de la fine fleur de la nation en fait de culture, de biens et de dignité. Pour Burke, un des principes élémentaires de la vie sociale, c`est que personne ne peut être juge de sa propre cause ; c'est dans ce sens que doit être interprétée la renonciation du citoyen au droit de gouverner, telle que la pratique l`Angleterre. Quant au contrat social, l'auteur est bien d'avis que le fondement de la société est contractuel; mais le contrat qui donne naissance à l`Etat n'est pas "semblable" à celui qui donne l'existence à une société pour le commerce du poivre... « Il crée un lien qui englobe toute la vie, non seulement sociale, mais spirituelle de la nation." Le champ d`action d'un tel lien dépasse la vie d'un être humain et se projette sur les générations à venir. Il est donc indissoluble....
"..En réunissant toutes les circonstances de la révolution de la France, on peut dire que c'est certainement la plus étonnante que l'on ait vue jusqu'à présent dans le monde entier. Les choses les plus surprenantes ont été exécutées en plusieurs occasions par les moyens les plus absurdes et les plus ridicules, par des formes qui l'étaient tout autant, et l'on ne pouvait pas mettre en évidence des agents plus méprisables... Quoique votre gouvernement en France fût communément, et avec justice, regardé comme une des meilleures monarchies non tempérées ou mal tempérées, elle était cependant remplie d'abus.
Ces abus s'étaient accumulés avec le temps... Est-il donc vrai que le gouvernement de la France fût dans une telle situation qu'il ne fût digne ni susceptible d'aucune réforme? Etait-ce une telle situation qu'il fût d'une nécessité absolue de renverser de fond en comble tout l'édifice? Toute la France était d'une opinion différente au commencement de l'année 1789. Les instructions données aux représentants des États généraux dans tous les bailliages de ce royaume étaient remplies de projets de réforme pour le gouvernement; mais on n'y trouve pas l'apparence d'une idée tendant à sa destruction... Quiconque aura porté ses regards sur la conduite que ce gouvernement a tenue pendant un certain nombre d'années qui ont précédé l'époque de sa ruine, aura certainement observé, au milieu des contradictions et des fluctuations naturelles aux cours, un empressement marqué vers la prospérité et l'amélioration de ce pays. Loin de se refuser aux réformes, le gouvernement était ouvert, même avec une facilité blâmable, à tous les donneurs de projets et à toutes les propositions possibles à cet égard...
Voyons ce qu'ont fait vos législateurs à l'égard du pouvoir exécutif. Ils ont choisi pour cet office un roi sans pouvoir... Lorsque nous examinons la véritable nature de son autorité, il ne nous paraît rien de plus que le chef des huissiers, des sergents, des pousse-culs, des geôliers et des bourreaux. Il est impossible de réduire d'une manière plus avilissante toutes les choses appartenant à la royauté...
Les effets de l'incapacité que vos chefs populaires ont montrée dans les parties les plus importantes du gouvernement seront compensés par ce grand mot de Liberté qui purifie tout... Mais qu'est-ce que la liberté sans la sagesse et sans la vertu? C'est le plus grand de tous les maux possibles..". (Edmond BURKE)
Pendant ce temps, en décembre 1790, le Châtelet, et tous les tribunaux en général, partageaient avec l'Assemblée nationale la haine d'un Marat qui continue son grand rôle de dénonciateur...
Le 17 décembre 1790,
"Il y a une année que cinq ou six cents têtes abattues vous auraient rendus libres et heureux. Aujourd'hui il en faudrait abattre dix mille. Sous quelques mois peut-être en abattrez-vous cent mille ; et vous ferez à merveille : car il n'y aura point de paix pour vous si vous n'avez exterminé jusqu'au dernier rejeton les implacables ennemis de la patrie".
Le 18 décembre 1790,
"Cessez de perdre le temps à imaginer des moyens de défense. Il ne vous en reste qu'un seul, celui que je vous aï recommandé tant de fois : une insurrection générale et des exécutions populaires. Fallût-il abattre vingt mille têtes, il n'y a pas à balancer un instant."
" Pendez, pendez, mes chers amis ; c'est le seul moyen de faire rentrer en eux-mêmes vos perfides ennemis... Si j'avais été tribun du peuple, j'aurais commencé par faire accrocher tous les juges du Châtelet qui avaient voté pour le renvoi de Bezenval..."
Un Marat qui, persécutés, avait parfois ses moments de découragement et qui dès les premiers jours de la Révolution prétendait qu'elle ne serait en fait qu'une crise momentanée, la masse du peuple n'ayant pu ou voulu trouver un chef éclairé et intègre...
"Quand on suit d'un œil attentif la chaîne des événements qui préparèrent et amenèrent la crise du 14 juillet, on sent que rien n'était si facile que la Révolution : elle tenait uniquement au mécontentement du peuple, aigri par les vexations du gouvernement, et à la défection des soldats, indignés de la tyrannie de leurs chefs. Mais quand on vient à considérer le caractère des Français, l'esprit qui anime les différentes classes du peuple, les intérêts opposés des différents ordres de citoyens, les ressources de la cour, et la ligue, non moins naturelle que formidable, des ennemis de l'égalité, on sent trop que la Révolution ne pouvait être qu'une crise passagère, et qu'il était impossible que la liberté se soutînt par les causes qui l'avaient amenée...
Dans ce soulèvement, le despote, entouré de sa famille, de ses ministres et de quelques courtisans, paraissait abandonné de la nation entière, mais il n'en conservait pas moins les légions innombrables de ses suppôts et de ses satellites, à la troupe de ligne près, dont le cœur venait de se donner à la patrie. Armés en apparence contre leur maître, ils ne l'étaient en effet que pour sa défense, pour le maintien de son empire, pour la conservation de leurs privilèges et de leurs dignités. On voyait alors les favoris insolents de la cour, sous le masque du patriotisme, ne parler que de la souveraineté du peuple, des droits de l'homme, de l'égalité des citoyens, et mendier humblement, sous l'habit des soldats de la patrie, les places de chefs, ou les acheter adroitement sous le voile de la bénéficence. Ceux qui ne purent pas s'emparer du commandement des forces nationales s'emparèrent de l'autorité des assemblées populaires, des places de fonctionnaires publics ; et l'on vit, pour la première fois, de graves magistrats en moustaches à la tête d'un bataillon ; des conseillers d'Etat, en perruque à queue, humblement inclinés sur un bureau de district, à côté de leurs tailleurs et de leurs notaires ; des ducs superbes, en habit bourgeois, siégeant à un comité de police avec leurs procureurs ou leurs huissiers ; et des prélats pacifiques gardiens d'un arsenal et distributeurs d'instruments de mort aux enfants de Mars.
Autour de ces intrigants ambitieux, viles créatures de la cour, se rallièrent bientôt ses suppôts et ses satellites : la noblesse, le clergé, le corps des officiers de l'armée, la magistrature, les gens de robe et de loi, les financiers, les agioteurs, les sangsues publiques, les marchands de paroles, les agents de la chicane, la vermine du palais, en un mot tous ceux qui fondent leur grandeur, leur fortune, leurs espérances, sur les abus du gouvernement, qui subsistent de ses vices, de ses attentats, de ses dilapidations, et qui s'efforçaient de maintenir ces désordres, pour profiter du malheur public. Peu à peu se rangèrent autour d'eux les faiseurs d'affaires, les usuriers, les ouvriers de luxe, les gens de lettres, les savants, les artistes, qui tous s'enrichissent aux dépens des heureux du siècle ou des fils de famille dérangés. Ensuite vinrent les négociants, les capitalistes, les citoyens aisés, pour qui la liberté n'est que le privilège d'acquérir sans obstacle, de posséder en assurance et de jouir en paix. Puis arrivèrent les trembleurs, qui redoutent moins l'esclavage que les orages politiques ; les pères de famille, qui craignent jusqu'à l'ombre d'un changement qui pourrait leur faire perdre leurs places ou leur état.
Ainsi formée, la faction du despote divisa entre eux, par des distinctions funestes, ceux qui avaient les armes à la main, séduisit les sots par de fausses promesses; tous ceux qui voulurent se vendre furent achetés, et le parti des amis de la liberté ne se trouva plus composé que des classes indigentes, que d'une plèbe sans lumières, sans moyens, sans chefs , uniquement défendue par quelques hommes vertueux, mais sans autorité, et quelques écrivains patriotes sans pouvoir.
Dès que les législateurs, que la cour avait corrompus, se virent appuyés par la force, ils ne songèrent plus qu'à saper l'édifice qu'ils avaient feint d'élever à la liberté dans une crise orageuse, et bientôt la nation fut remise dans les fers par les mains mêmes qu'elle avait chargées de les rompre, et auxquelles elle avait imprudemment abandonné le soin de ses intérêts les plus chers..."
1791, le prince de Condé réussit à former en Rhénanie, au cours de l'année, une armée d'émigrés, "dernière représentation de l'ancienne France militaire, écrira Chateaubriand, un assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants, descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un père servait avec ses fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux... » Et Roger de Damas de poursuivre, "il n'y eut que quelques milliers de braves gens, mauvais soldats, indisciplinés et indisciplinables et quelques centaines d'oisifs pleins d'honneur et d'inconvénients, souvent à charge et rarement intéressants", on ne comptera au total guère plus de dix mille émigrés combattants en 1792.
11 mai 1791 - Robespierre, "Discours sur la liberté de la presse" ...
Dès le mois d'août 1789, Robespierre avait eu l'occasion d'exposer ses idées sur la liberté de la presse. L'Assemblée nationale élaborait alors la Déclaration des Droits de l'Homme. Le 6e bureau lui avait proposé un article XIX ainsi conçu : « La libre communication des pensées étant un droit du citoyen, elle ne doit être restreinte qu'autant qu'elle nuit aux droits d'autrui.» Ce fut à propos de cet article que s'engagea la discussion sur la liberté de la presse. Le duc de Lévis, le duc de la Rochefoucauld, Rabaut de Saint-Étienne, Target, Barère de Vieuzac prirent successivement la parole. Robespierre se leva ensuite: «Vous ne devez pas balancer, dit-il, de déclarer franchement la liberté de la presse. Il n'est jamais permis à des hommes libres de prononcer leurs droits d'une manière ambiguë... Le despotisme seul a imaginé des restrictions : c'est ainsi qu'il est parvenu à atténuer tous les droits... La liberté de la presse est une partie inséparable de celle de communiquer ses pensées.» Deux ans plus tard, le 11 mai 1791, Robespierre développait les mêmes idées, à la tribune des Jacobins..
"Messieurs,
Après la faculté de penser, celle de communiquer ses pensées à ses semblables est l'attribut le plus frappant qui distingue l'homme de la brute. Elle est tout à la fois le signe de la vocation immortelle de l'homme à l'état social, le lien, l'âme, l'instrument de la société, le moyen unique de la perfectionner, d'atteindre le degré de puissance, de lumières et de bonheur dont il. est susceptible.
Qu'il les communique par la parole, par l'écriture ou par l'usage de cet art heureux qui a reculé si loin les bornes de son intelligence, et qui assure à chaque homme les moyens de s'entretenir avec le genre humain tout entier, le droit qu'il exerce est toujours le même, et la liberté de la presse ne peut être distinguée de la liberté de la parole ; l'une et l'autre est sacrée comme la nature ; elle est nécessaire comme la société même.
Par quelle fatalité les lois se sont-elles donc presque partout appliquées à la violer? C'est que les lois étaient l'ouvrage des despotes, et que la liberté, de la presse est le plus redoutable fléau du despotisme. Comment expliquer en effet le prodige de plusieurs millions d'hommes opprimés par un seul, si ce n'est par la profonde ignorance et par la stupide léthargie où ils sont plongés? Mais que tout homme qui a conservé le sentiment de sa dignité puisse dévoiler les vues perfides et la marche tortueuse de la tyrannie; qu'il puisse opposer sans cesse les droits de l'humanité aux attentats qui les violent, la souveraineté des peuples à leur avilissement et à leur misère ; que l'innocence opprimée puisse faire entendre impunément sa voix redoutable et touchante, et la vérité rallier tous les esprits et tous les cœurs, aux noms sacrés de liberté et de patrie ; alors l'ambition trouve partout des obstacles, et le despotisme est contraint de reculer à chaque pas ou de venir se briser contre la force invincible de l'opinion publique et de la volonté générale. Aussi voyez avec quelle artificieuse politique les despotes se sont ligués contre la liberté de parler et d'écrire ; voyez le farouche inquisiteur la poursuivre au nom du ciel, et les princes au nom des lois qu'ils ont faites eux-mêmes pour protéger leurs crimes. Secouons le joug des préjugés auxquels ils nous ont asservis, et apprenons d'eux à connaître tout le prix de la liberté de la presse.
Quelle doit en être la mesure ? Un grand peuple, illustre par la conquête récente de la liberté, répond à cette question par son exemple.
Le droit de communiquer ses pensées, par la parole, par l'écriture ou par l'impression, ne peut être gêné ni limité en aucune manière ; voilà les termes de la loi que les États-Unis d'Amérique ont faite sur la liberté de la presse, et j'avoue que je suis bien aise de pouvoir présenter mon opinion sous de pareils auspices à ceux qui auraient été tentés de la trouver extraordinaire ou exagérée.
La liberté de la presse doit être entière et indéfinie, ou elle n'existe pas. Je ne vois que deux moyens de la modifier : l'un d'en assujétir l'usage à de certaines restrictions et à de certaines formalités, l'autre d'en réprimer l'abus par des lois pénales; l'un et l'autre de ces deux objets exige la plus sérieuse attention.
D'abord il est évident que le premier est inadmissible, car chacun sait que les lois sont faites pour assurer à l'homme le libre développement de ses facultés, et non pour les enchaîner; que leur pouvoir se borne à défendre à chacun de nuire aux droits d'autrui, sans lui interdire l'exercice des siens. Il n'est plus nécessaire aujourd'hui de répondre à ceux qui voudraient donner des entraves à la presse sous le prétexte de prévenir les abus qu'elle peut produire. Priver un homme des moyens que la nature et l'art ont mis en son pouvoir de communiquer ses sentiments et ses idées, pour empêcher qu'il n'en fasse un mauvais usage, ou bien enchaîner sa langue de peur qu'il ne calomnie, ou lier ses bras de peur qu'il ne les tourne contre ses semblables, tout le monde voit que ce sont là des absurdités du même genre, que cette méthode est tout simplement le secret du despotisme qui, pour rendre les hommes sages et paisibles, ne connaît pas de meilleur moyen que d'en faire des instruments passifs et de vils automates. Eh! quelles seraient les formalités auxquelles vous soumettriez le droit de manifester ses pensées? Défendrez-vous aux citoyens de posséder des presses, pour faire, d'un bienfait commun à l'humanité entière, le patrimoine de quelques mercenaires? Donnerez-vous ou vendrez- vous aux uns le privilège exclusif de disserter périodiquement sur des objets de littérature, aux autres celui de parler de politique et des événements publics ? Décrèterez-vous que les hommes ne pourront donner l'essor à leurs opinions, si elles n'ont obtenu le passeport d'un officier de police, ou qu'ils ne penseront qu'avec l'approbation d'un censeur, et par permission du gouvernement?
Tels sont en effet les chefs-d'œuvre qu'enfanta l'absurde manie de donner des lois à. la presse : mais l'opinion publique et la volonté générale de la nation ont proscrit, depuis longtemps, ces infâmes usages. Je ne vois en ce genre qu'une idée qui semble avoir surnagé, c'est celle de proscrire toute espèce d'écrit qui ne porterait point le nom de l'auteur ou de l'imprimeur, et de rendre ceux-ci responsables; mais comme cette question est liée à la seconde partie de notre discussion, c'est-à-dire à la théorie des lois pénales sur la presse, elle se trouvera résolue par les principes que nous allons établir sur ce point.
Peut-on établir des peines contre ce qu'on appelle l'abus de la presse? Dans quels cas ces peines pourraient-elles avoir lieu? Voilà de grandes questions qu'il faut résoudre, et peut-être la partie la plus importante de notre code constitutionnel.
La liberté d'écrire peut s'exercer sur deux objets, les choses et les personnes.
Le premier de ces objets renferme tout ce qui touche aux plus grands intérêts de l'homme et de la société, tels que la morale, la législation, la politique, la religion. Or, les lois ne peuvent jamais punir aucun homme, pour avoir manifesté ses opinions sur toutes ces choses. C'est par la libre et mutuelle communication de ses pensées que l'homme perfectionne ses facultés, s'éclaire sur ses droits, et s'élève au degré de vertu, de grandeur, de félicité, auquel la nature lui permet d'atteindre. Mais cette communication, comment peut-elle se faire, si ce n'est de la manière que la nature même l'a permise? Or, c'est la nature même qui veut que les pensées de chaque homme soient le résultat de son caractère et de son esprit, et c'est elle qui a créé cette prodigieuse diversité des esprits et des caractères. La liberté de publier son opinion ne peut donc être autre chose que la liberté de publier toutes les opinions contraires. Il faut, ou que vous lui donniez cette étendue, ou que vous trouviez le moyen de faire que la vérité sorte d'abord toute pure et toute nue de chaque tête humaine. Elle ne peut sortir que du combat de toutes les idées vraies ou fausses, absurdes ou raisonnables. C'est dans ce mélange que la raison commune, la faculté donnée à l'homme de discerner le bien et le mal, s'exerce à choisir les unes, à rejeter les autres. Voulez-vous ôter à vos semblables l'usage de cette faculté, pour y substituer votre autorité particulière? Mais quelle main tracera la ligne de démarcation qui sépare l'erreur de la vérité? Si ceux qui font les lois ou ceux qui les appliquent étaient des êtres d'une intelligence supérieure à l'intelligence humaine, ils pourraient exercer cet empire sur les pensées ; mais s'ils ne sont que des hommes, s'il est absurde que la raison d'un homme soit, pour ainsi dire, souveraine de la raison de tous les autres hommes..."