Heinrich von Kleist (1777-1811), "Zerbrochener Krug" (1803), "Penthesilea" (1806-1807), "Die Marquise von O..." (1808), "Das Erdbeben in Chili" (1807), "Prinz von Homburg" (1810), "Kätchen von Heibronn" (1810) - ......

Last update: 12/31/2016


"Dans chacune de ses pièces, écrit  Stefan Zweig (Le Combat avec le démon), Kleist se mettait en scène ; dans chacune d'entre elles, la lave en fusion de son âme faisait irruption dans le monde extérieur et donnait une forme objective à sa passion. Elles nous permettent donc de connaître en partie les contradictions de sa nature, mais il ne serait pas devenu un immortel, sa personnalité n'aurait pas été pleinement révélée, s'il n'avait pu, dans la dernière de ses œuvres, donner une image de lui-même et de ses limites. Dans ce drame posthume, "Le Prince de Hombourg", il a représenté (avec ce génie exceptionnel que le destin accorde rarement à un artiste plus d'une fois dans sa vie) lui-même, le conflit qui avait toujours fait rage en lui, l'antinomie tragique de la passion et de la discipline. Dans "Penthésilée", dans "Guiscard", dans la "Bataille d'Hermann", un seul élan dominait, un élan vers l'infini. Dans "Hombourg", c'est le jeu des pulsions qui s'exprime, la pression et la résistance dans lesquelles aucune des deux n'est victorieuse, mais dans lesquelles s'opèrent le contrepoids et le suspense. Or, qu'est-ce que le suspens des énergies sinon l'harmonie la plus parfaite ?

Rien ne peut être plus artistique que la représentation de ces beaux moments où l'immodéré est tempéré par la modération ; où, pendant le battement d'un cil, la discorde se résout en harmonie ; où, après un éloignement apparemment sans espoir, les oppositions les plus féroces s'apaisent et s'embrassent transitoirement avec amour. Plus le conflit précédent est sauvage, plus la rupture est grande, plus la concorde des courants qui se rejoignent est sublime. Le Hombourg de Kleist n'a pas son pareil parmi les pièces allemandes pour ce qui est de ce relâchement de la tension. C'est ainsi que le plus spirituellement perturbé des dramaturges allemands, juste avant de se suicider, a donné à sa nation sa plus belle tragédie, tout comme Hölderlin, alors que les ténèbres étaient sur le point d'obscurcir son intelligence pour toujours, a écrit les hymnes orphiques qui résonnent dans le vaste monde ; tout comme Nietzsche, alors que son esprit était sur le point de se désintégrer, a prononcé ses mots les plus inspirés, les plus étincelants. Le fonctionnement magique de ce sentiment de destruction imminente est incompréhensible, aussi inexplicablement beau que le dernier jaillissement de flammes bleues d'un feu mourant...." 


Heinrich von Kleist (1777-1811)
Heinrich von Kleist, violent et tourmenté, est de ceux qui incarnent le romantisme par excellence, poursuivant dans sa vie comme dans son oeuvre, une intensité et un désir d'absolu : l'idéal qu'il semble poursuivre est celui d'une harmonie, harmonie de l'individu et de la société, harmonie du rêve et de la réalité, mais très rapidement cette réalité se révèle incompatible pour toute destinée tant soit peu fragilisée, sa passion de vie se révèle chaotique et tragiquement écourtée, et s'il parvient à exprimer son intempérance et son impatience dans la création littéraire, son oeuvre dense et démesurée heurte la compréhension d'une époque... " Heinrich von Kleist s'imagine qu'il y a des découvertes à faire dans le domaine des lettres comme dans celui des sciences, et il veut produire devant ses contemporains étonnés quelque chose qui ne se soit jamais vu avant lui. Ce qui fit son malheur, c'est qu'il ne se rendit jamais bien compte du but précis qu'il poursuivait. Il répète sans cesse, dans ses lettres, que la seule activité digne de l`homme est le développement normal de ses facultés : il reprenait ainsi une idée favorite de Gœthe, celui de tous les écrivains allemands dont la gloire l'offusquait le plus. Mais une activité de ce genre exige, chez celui qui en a fait, la règle de sa vie, un équilibre intellectuel que Kleist ne sut jamais atteindre. La tempête ne peut rien contre le chêne mort, Alors qu'elle fracasse l'arbre sain" ("Die abgestorbne Eiche steht im Sturm, Doch die gesunde stürzt er schmetternd nieder").

(Anton Graff (1736–1813) - Heinrich von Kleist - 1808 - Kügelgenhaus Museum der Dresdner Romantik)


Né à Francfort-sur-l'Oder, fils d'un officier prussien, Heinrich von Kleist entre à 15 ans au régiment des gardes de Potsdam. A la suite de sa participation aux campagnes du Rhin contre la la France révolutionnaire, il rompt avec l'armée et entreprend des études de droit dans sa ville natale. Départs et crises se succèdent : rupture avec sa fiancée Wilhelmine de Zenge, lecture de l'oeuvre philosophique de Kant et de son impératif catégorique qui postule la conformité de l'agir individuel et de la législation universelle. C'est au printemps de l'année 1801, qu'il partit brusquement pour Paris, une sorte de reconnaissance qu`il poussait vers le centre du monde civilisé. Il visita, en passant, Dresde, Leipzig, les bords du Rhin. A Dresde, en assistant à une messe en musique dans la chapelle de la cour, il fut tenté, dit-il, de se prosterner devant l'autel et de se faire catholique. A peine eut-il touché Paris, que le disciple de Rousseau, qui sommeille dans le cœur de tout Allemand de la fin du XVIIIe siècle, se réveilla en lui. La ville lui parut sale, les habitants vicieux. Les sciences, dont il avait exalté les bienfaits, ne furent plus, à ses yeux, que des agents de corruption. Il fréquenta peu le monde, même le monde des lettres. Au mois de novembre, ,il s'achemina vers la Suisse. Il ne voyait alors que l`envers de la civilisation, les besoins factices qu'elle amène, les convoitises qu'elle excite, et il songeait sérieusement il se faire paysan. Il se lia cependant, à Berne, avec le romancier Zschokke et avec Louis Wieland, le fils de l'auteur d'Oberon, qui le tirèrent momentanément de sa solitude. C'est à eux qu'il fit la lecture de son premier essai dramatique, "la Famille Schroffenste", une tragédie sanglante; mais il ne put arriver jusqu'à la dernière scène, la plus pathétique, raconte Zschokke dans son Autobiographie, car le rire des auditeurs, qui allait toujours croissant, finit par gagner le lecteur. Une gravure suspendue dans la chambre de Zschokke, la Cruche cassée, devint l'occasion d'un concours entre les trois amis; on y voyait, mêlés a d'autres personnages, un couple d`amoureux, l'air triste et embarrassé, une vieille criaillant et tenant une cruche cassée entre ses mains, et un juge à figure grotesque. Zschokke fit sur cette donnée une nouvelle, et Kleist une comédie, qu'il se contenta pour le moment d'esquisser et qui ne fut terminée que cinq ans plus tard. Le petit groupe bernois se sépara vers la fin de l'hiver. Zschokke fut obligé de quitter la ville, pour cause politique. Kleist tomba malade. Sa sœur accourut pour le soigner et le ramena en Allemagne... 

.. Ils passèrent par Weimar. Schiller fit bon accueil au jeune poète; Wieland le logea dans sa maison à Osmanstardt. Gœthe, tout en lui témoignant de l'intérêt, eut cette réflexion prémonitoire : "quelque sincère que fût mon désir de m’intéresser à lui, il ne laissa pas de m’inspirer de l’effroi et de l’horreur, comme quelqu’un sur lequel la nature aurait eu de belles visées et qui serait la proie d’une maladie mortelle". Kleist, en effet, était moins que jamais maître de lui-même. Tantôt il s'exaltait dans le sentiment de sa supériorité, se disait le plus grand poète du siècle, parlait "d'arracher la couronne du front de Gœthe lui-même", tantôt il retombait dans un morne abattement. Il était atteint d'une monomanie spéciale de suicide; son idée fixe était de vouloir mourir de compagnie avec un ami. Le nouveau voyage qu'il entreprit en Allemagne, en Suisse et en France ne s'explique que par le besoin d'échapper au démon qui le poursuivait. A Paris, il brûla le manuscrit d'une tragédie de Robert Guiscard, sur laquelle il avait fondé d'abord les plus grandes espérances. A Boulogne, il fut sur le point de s'engager dans l`armée de Napoléon, qui préparait sa descente en Angleterre. Il dit bien, dans une lettre, que ce projet "n'avait rien de politique et ne devait être jugé qu'au point de vue médical", mais il n'en est pas moins étrange qu'il  ait eu la pensée de servir sous les ordres de l'homme qu`il voudra bientôt mettre au ban du monde civilisé et même tuer de sa propre main. 

A Berlin, il fut d'abord reçu comme l'enfant prodigue qui revient au logis. La reine Louise lui fit une pension. Mais il abandonne rapidement son poste de fonctionnaire à Königsberg pour se consacrer à l'écriture. Il écrivit ses premières nouvelles, commença "Michael Kohlhaas" (histoire d'un marchand de chevaux du XVIe, Michael Kohlhaas, qui s'insurge contre une injustice qui lui a été faite) termina la Cruche cassée (Der zerbrochene Krug), et traduisit l'Amphitryon de Molière, qui lui donna sans doute l'idée d'un autre sujet antique, Penthésilée. Mais bientôt l' horizon politique se rembrunit. La Prusse entra dans la coalition, et, vers la fin de l'année 1806, les troupes françaises couvrirent tout le Nord de l`Allemagne. La Prusse est vaincue à Iéna.

Kleist, dans un voyage qu'il fit de Kœnigsberg à Dresde, en compagnie de deux officiers, fut arrêté comme espion et conduit en France, détenu six semaines dans les montagnes du Jura, puis six mois à Châlons-sur-Marne. La paix de Tilsit libère Kleist de prison (1807). Il s'établit a Dresde, qui fut pendant quelques années, sous le protectorat français, un refuge pour les écrivains et les artistes, une sorte de terrain neutre entre les grandes puissances belligérantes. Il y fonda, avec Adam Müller, une revue, le Phébus (1808), dans laquelle parurent quelques-unes de ses meilleures nouvelles, le seul fragment qui soit resté de Robert Guiscard, et des scènes de Penthesilée et de Catherine de Heilbronn. Mais Kleist se brouilla avec Gœthe, qui s`était permis une critique sur Penthésilée, et ses épigrammes lui aliénèrent toute la société littéraire de Weimar. Jusque-là, de toutes les pièces de Kleist, une seule avait vu la scène : c'était la. comédie en un acte, "la Cruche cassée", que Gœthe avait fait monter à Weimar, et elle avait échoué devant le public de cette ville, habitué aux élégances classiques. Une autre, le drame de "Catherine de Heilbronn", devait avoir, un peu plus tard, trois représentations à Vienne. Rarement un poète dramatique fut moins encouragé que Kleist. Bientôt il rendit Napoléon responsable de ses échecs et lui voua une haine féroce. 

En 1809, il se joint au mouvement patriotique qui prépare le relèvement de la Prusse et, quand l'Autriche reprit les armes, il se rendit à Prague, pour se rapprocher du théâtre de la guerre. La bataille de Wagram ne ruina pas seulement ses espérances, mais anéantit toute son activité. A bout de ressources, et sentant son génie épuisé, Kleist résolut de mourir, et, pour suivre idée fixe, se mit en quête d'un compagnon. Il s`adressa d`abord à Fouqué, qui refusa.

Le 21 novembre 1811, sur les bords du lac de Wannsee, près de l’auberge Stimmung, Kleist tue, avec son accord, d'un coup de pistolet, sa jeune amie Henriette, épouse de Louis Vogel et sans doute atteinte d’une maladie incurable, puis se suicide à 34 ans. À sa cousine Marie von Kleist, Heinrich écrit: "Considère également que j’ai trouvé une amie dont l’âme plane dans les hauteurs comme un jeune aigle. Elle a bien compris que ma tristesse était un mal supérieur, profondément enraciné, incurable, et elle a décidé de mourir avec moi, bien qu’elle dispose des moyens de me rendre heureux ici-bas. Elle m’a donné la joie inouïe de s’offrir à moi avec la simplicité d’une violette qu’on cueille dans les herbes. Elle abandonne un père qui l’adore, un mari assez généreux pour accepter de s’effacer devant moi, et un enfant, une petite fille, belle comme le soleil du matin. Tu dois comprendre que ma seule joyeuse préoccupation n’est désormais que de trouver une tombe assez profonde pour m’y laisser glisser avec elle. Adieu pour la dernière fois!". "Der Himmel weiß, meine liebe treffliche Freundin, was für sonderbare Gefühle halb wehmüthig halb ausgelassen, uns bewegen, in dieser Stunde, da unsre Seelen sich, wie zwei fröhlige Luftschiffer, über die Welt erheben" (An Sophie Müller; Berlin, 20. November 1811) ...

 

Il fallut attendre le milieu du siècle pour que débute la renommée de Kleist et que l'histoire littéraire s'occupe sérieusement de lui. Trois de ses pièces font désormais partie du répertoire courant, "la Cruche cassée" (Der zerbrochene Krug), "Catherine de Heilbronn" (Das Käthchen von Heilbronn) et "le Prince de Hombourg" (Prinz Friedrich von Homburg)... 


"Die familie Schroffenstein" (La famille Schroffenstein, 1803)

Drame en cinq actes paru en 1803. mais écrit en 1802, pendant le séjour de Kleist en Suisse, et à `occasion d'une sorte de tournoi avec le fils de Wieland (l'un des trois grands noms de l’Aufklärung en Saint-Empire germanique). Le sujet, de caractère tragique, part de la même situation que celle contée dans "Roméo et Juliette". Mais, tandis que dans le drame de Shakespeare la première place est accordée à l'amour des deux jeunes gens, ici les amants sont des personnages secondaires, et les véritables protagonistes sont leurs pères respectifs, les deux Schroffenstein, chefs des deux branches de la puissante lignée qui domine une région de la Souabe. Un vieux pacte de famille veut que, si l'une des branches s`éteint, tout le patrimoine passe à l'autre. 

Le rideau se lève déjà en pleine tragédie : un enfant, fils de Rupert, a été trouvé mort dans un bois et Sylvestre, chef de leurs collatéraux, est accusé de l`avoir fait assassiner, tandis qu`il accuse Rupert, de son côté, de lui avoir empoisonné un fils. Eustache, femme de Rupert, cherche à calmer la soif de vengeance de son époux, pendant que Sylvestre tente d'apaiser les soupçons de sa femme Gertrude. Mais Ottokar, fils de Rupert, aime éperdument Agnès, la douce fille de Sylvestre, et décide de l'épouser en dépit des inimitiés paternelles. lls se retrouvent la nuit dans une grotte, où ils sont surpris par les sicaires de Rupert. Ottokar, pour sauver Agnès, change de vêtements avec elle, ainsi est tué par son propre père tandis que Sylvestre tue sa propre fille. Les deux pères se réconcilient sur ce drame après avoir découvert que les soupçons qui, de part et d`autre, ont conduit à une fin si désastreuse, n'avaient pas de fondements. 

L'excès de tragique rendra grotesque le cinquième acte : Zschokke raconte dans son autobiographie que, lorsque Kleist lut le drame à ses amis de Berne, il finit lui-même par en rire. Il voulut néanmoins le publier, se cachant derrière l'anonymat, mais n`eut pas grand succès. Cependant, dans cette œuvre de jeunesse, on vit une promesse (il suffit d'analyser la scène de l'idylle dans la grotte, écrite antérieurement et autour de laquelle s'était formée la pièce pour se rendre compte des réelles qualités de l`auteur). On trouve, çà et là, les thèmes connus du monde romantique : la sorcière, l`angoisse, le destin cruel, et même la folie qui apparaît chez Jean, le bâtard de Rupert. Un déséquilibre de construction entre les trois premiers actes d'une part, qui sont solidement construits, et de l'autre, les deux derniers, surtout le cinquième, confère, "quelque chose d'oppressant et de pénible" à tout le drame (Proelss) - Trad. Actes Sud.


"Robert Guiskard, Herzog der Normänner" (Robert Guiscard, duc des Normands, 1807)

Fragment de tragédie commencée en 1803, remaniée à plusieurs reprises et jamais achevée. L`auteur voulait en faire son chef-d`œuvre et opérer la synthèse de la tragédie classique et du théâtre romantique d'inspiration shakespearienne. En 1804, à Paris, Kleist, dans un moment de désespoir, brûla son manuscrit presque achevé, et ce malgré le jugement enthousiaste de Wieland qui voyait en lui le créateur de la nouvelle tragédie allemande. En 1807. Kleist refit de mémoire les dix premières scènes, qui furent publiées dans la revue Phöbus, qu'il dirigeait avec Adam Müller. 

Robert Guiscard est le type même du despote génial, dont la puissance s'écroule à l'apogée de sa gloire, vaincue par des forces inéluctables. L'action se déroule sur le fond grandiose de la lutte entre deux mondes : le Nord (avec les Normands, barbares idéalisés) qui menace le Sud (Constantinople, symbole de la civilisation antique). Robert Guiscard, duc des Normands d'ltalie, met le siège devant Byzance pour venger l`affront subi par sa fille Hélène, veuve de l'empereur de Grèce et frustrée de ses droits. Mais aussi pour réaliser ses plans de domination universelle. Déjà, deux princes grecs sont prêts à lui ouvrir les portes de la ville et à le proclamer empereur. Mais une épidémie de peste se déclare dans le camp des Normands et le bruit court que le duc lui-même en est atteint. L'armée est prise de panique. Guiscard se présente alors à ses troupes et parvient, par sa prestance et sa volonté, à dissiper les craintes : mais le mal a fait son œuvre et, saisi d`une faiblesse soudaine, Robert Guiscard doit être soutenu; un instant plus tard, la duchesse, sa femme, tombera inanimée. Le fragment s'achève sur la prière du peuple normand qui demande, par l'entremise du vieil Arnim, d'être ramené en Italie. Les conflits du drame demeurent ainsi en suspens ; mais ces quelques scènes initiales, qui atteignent à la grandiose solennité de la tragédie antique, font de cette œuvre une des plus monumentales créations de la littérature allemande ... 


1800. Heinrich von Kleist se fiance avec Wilhelmine von Zenge. Long voyage vers Wurzburg. À son retour à Berlin, il commence à travailler au ministère de l’Économie. Mais en 1801 survient la « crise kantienne », remettant en cause toute sa formation scientifique et tous ses projets. Il part en voyage pour Paris, puis pour la Suisse, en 1802, s’installe à l’île Delosea où il écrit "La Famille Schroffenstein" et "La Cruche cassée". En mai, il rompt avec Wilhelmine. En 1803, Wieland, lisant "Robert Guiscard", se persuade du génie de Kleist. Mais ce dernier, inquiet de l’amour que lui porte la fille de Wieland, Louise, de dix ans sa cadette, préfère partir. Il séjourne à Dresde, puis part en voyage en Suisse et en Italie. Au mois de septembre, Kleist est à Paris. Il y brûle le manuscrit de "Robert Guiscard" et tente de s’engager dans l’armée napoléonienne. Il est renvoyé en Allemagne par l’ambassade de Prusse. En 1804, de retour à Berlin, il demande un emploi au service de l’État. Le voici en 1805 travaillant au ministère des Finances : il écrit des nouvelles (La Marquise d'O et Michel Kolhaas), et entreprend la rédaction de "Penthésilée" ....


"Penthesilea" (Penthésilée, 1806-1807)

Penthesilea heurte toutes les conventions scéniques, et se meut, pour reprendre l'expression de Gœthe, "dans un monde étrange auquel il faut d'abord s'accoutumer" (février, 1808). 24 scènes, un seul acte qui a toute la longueur d'une tragédie, mais sans aucune interruption. Kleist en tant que dramaturge a toujours fasciné : ses oeuvres débordent de violence et d'effroi, la démesure et la cruauté sont les constantes des émotions qu'il exprime, du langage abrupt et extrême qu'il déclame (la traduction en français de Julien Gracq est un incontournable) et de la scénographie qu'il met en jeu : ici, Penthésilée, reine des Amazones au ceinturons de diamants, doit conquérir son époux sur le champ de bataille et ne peut s'unir à lui qu'après l'avoir dompté par les armes. Elle a vingt-trois ans, Kleist aime le détail précis, elle a la vigueur d'une jeune femme, avec la candeur d'une enfant, "de petits pieds, de petites mains et une chevelure soyeuse, qui se répand comme un flot autour de son front"; avec ses compagnes, elle est brusque, emportée; mais elle a des retours d'affection, aussi impétueux que ses colères. Au combat, c'est une force déchaînée, aveugle et éperdue, mais lorsqu'elle voit Achille, elle rougit si fort, que "le reflet de son visage colore ses armes jusqu'à sa ceinture. Et sa mère lui a destiné, en mourant, le plus vaillant des Grecs, Achille. Suivie d'une troupe de jeunes guerrières, elle arrive devant les murs de Troie, "comme un vent d'orage", poussant pêle-mêle devant elle Grecs et Troyens. Elle a interdit à ses compagnes de frapper Achille, elle doit seule en triompher... 

 

 Die Oberste.

Laß kurz das Ungeheuerste dir melden!

Achill und sie, mit vorgelegten Lanzen,

Begegnen beide sich, zween Donnerkeile,

Die aus Gewölken in einander fahren;

Die Lanzen, schwächer als die Brüste, splittern:

Er, der Pelide, steht, Penthesilea,

Sie sinkt, die Todumschattete, vom Pferd.

Und da sie jetzt, der Rache preisgegeben,

Im Staub sich vor ihm wälzt, denkt jeglicher,

Zum Orkus völlig stürzen wird er sie;

Doch bleich selbst steht der Unbegreifliche,

Ein Todesschatten da, ihr Götter! ruft er,

Was für ein Blick der Sterbenden traf mich !

 Vom Pferde schwingt er eilig sich herab;

Und während, von Entsetzen noch gefesselt

Die Jungfraun stehn, des Wortes eingedenk

Der Königinn, kein Schwerdt zu rühren wag

Dreist der Erblaßten naht er sich, er beugt

Sich über sie, Penthesilea! ruft er,

In seinen Armen hebt er sie empor,

Und laut die That, die er vollbracht, verfluc

Lockt er ins Leben jammernd sie zurück!

 

(scène VIII) - .. LA HAUTE DIGNITAIRE. Laisse-moi rapporter en peu de mots la pire des catastrophes. Achille et elle s'affrontent, la lance en avant, comme deux éclairs qui jaillissent des nuages et s'entrecroisent. Moins robustes que les poitrines auxquelles elles s'appuient, les lances se brisent; Achille reste en selle, mais Pentliésilée, qu'effleure l'ombre de la mort, croule à terre. Et comme elle se tord dans la poussière devant lui, toute livrée à sa vengeance, chacune de nous pense qu'il va la précipiter à jamais dans l'Orcus. Mais, chose incompréhensible, il est très pâle lui-même, comme près de la mort; et soudain : " Justes Dieux, s`écrie-t-il. Quels regards ont jeté sur moi ses yeux mourants !" Il saute vivement à bas de son cheval ; et, tandis que les Vierges, comme enracinées par l'effroi, restent immobiles, et, se rappelant les ordres de la Reine, n'osent même toucher à leur épée, voici qu'il s'approche hardiment de cette forme gisante, qu'il se penche sur elle, s`écrie: "Penthésilée !", la saisit dans ses bras et, maudissant tout haut l'acte qu'il a commis, la rappelle à la vie par ses gémissements.

 

 

 


LA GRANDE-PRÊTRESSE. Quoi ? Lui-même?

LA HAUTE DIGNITAIRE. "Arrière, objet de notre haine!" lui crie toute l'armée. "Que la mort soit sa récompense. S'il ne s'éloigne pas, dirigez sur lui la plus sûre des flèches", s'écrie Prothoé qui bondit vers lui à cheval, le repousse, et arrache Penthésilée à ses bras. Cependant, voici qu`elle s'éveille, l'infortunée; la poitrine rompue et emplie d'un long râle, les cheveux pendant en désordre de sa tête, on la transporte à l'arrière de l'armée, où elle revient tout à fait à la vie. Mais Lui, ce Grec mystérieux, il semble qu`un Dieu lui ait touché le cœur, l`ait fait se fondre en amour sous sa cuirasse d'airain. Il crie : "Arrêtez-vous donc, mes amies. Achille vous salue et vous offre une paix éternelle" ; et il jette au loin son épée, il jette au loin son bouclier, il arrache sa cuirasse; il cherche à rejoindre la Reine, d'un pas que rien n`effraie - et, certes, nous l'abattrions de nos massues, voire de nos mains, si nous pouvions seulement le toucher -, comme sil savait, ce fou, ce téméraire, que sa vie doit nous être sacrée...

 

Penthésilée, reine des Amazones, affronte la loi de son peuple ("Ô vierge des combats, tu ne connaîtras l’homme que captif ou vaincu"), gravit à cheval une falaise abrupte pour essayer de capturer Achille, "tombe de cheval, environnée des ombres de la mort". Achille lui porte secours, tente de lui cacher qu'elle a été vaincue, tous deux déclarent leur passion, mais la vérité est révélée : Penthésilée ne peut supporter la pensée d'avoir été vaincue à son premier combat, et vaincue par celui qu'elle aime. Achille lui propose un nouveau combat avec l'intention cachée de la laisser triompher et d'être à son tour son prisonnier. Mais il n'a pas compris le fond de sa personnalité, la passion amoureuse, pour Penthésilée, s'est muée en haine féroce, Achille est tué, "aidée de sa meute, déchire celui  qu’elle aime et le dévore, poil et peau, jusqu’au bout". Reprenant conscience, Penthésilée tombe dans une douleur surhumaine, s'agenouille auprès du cadavre déchiqueté et meurt, rendant l'âme au milieu d'un jeu de mots insoutenable, "ce n'était qu'une méprise, des baisers, des morsures, et lorsqu'on aime de toute son âme, on peut bien prendre l'un pour l'autre"...

"Wie Manche, die am Hals des Freundes hängt,

Sagt wohl das Wort: sie lieb' ihn, o so sehr,

Daß sie vor Liebe gleich ihn essen könnte;

Und hinterher, das Wort beprüft, die Närrinn!

Gesättigt sein zum Eckel ist sie schon.

Nun, du Geliebter, so verfuhr ich nicht.

Sieh her: als ich an deinem Halse hieng,

Hab' ich's wahrhaftig Wort für Wort gethan;

Ich war nicht so verrückt, als es wohl schien".

 

"Il y a tant de femmes pour se pendre au cou de leur ami, pour lui dire : je t’aime si fort – oh ! si fort ! que je te mangerais. Et à peine ont-elles dit le mot, les folles, qu’elles y songent et se sentent déjà dégoûtées. Moi je n’ai pas fait ainsi, bien-aimé ! quand je me suis pendue à ton cou, c’était pour tenir ma promesse – oui – mot pour mot. Et tu vois – je n’étais pas aussi folle qu’il m’a semblé". (traduction Julien Gracq)


Penthésilée est faite à l'image de Kleist, une exaltation permanente qu'une simple émotion transforme en délire. On a pu y voir une évocation de la reine Louise de Prusse qui mourut de chagrin après la défaite de son pays. Achille n'est quant à lui qu'un être bien raisonnable, plus proche d'un jeune officier prussien que d'un héros grec. Reste un formidable déchaînement métaphorique de la violence humaine... 

 

SCÈNE 1 - Ulysse et Diomède entrent d'un côté de la scène, Antiloque de l'autre ; puis apparaissent des personnages de leur suite...

ANTILOQUE - Salut, O Rois I Qu'est-il advenu depuis notre suprême entrevue sous les murs d'Ilion ? 

ULYSSE. Rien de bon, Antiloque. Tu vois l'armée, des Amazones celle des Grecs se combattre dans cette plaine, comme deux loups furieux ; et, par Jupiter, elles ne savent pas même la raison de cette lutte. Si Mars indigné, ou bien Apollon, n'intervient pas brutalement, si le Maître des orages ne brandit pas ses foudres pour les séparer, ces ennemis acharnés succomberont dès aujourd'hui, les dents de l'un plantées dans la gorge de l'autre. - Apportez-moi de l'eau vous, dans un casque !

ANTILOQUE. Mais que nous veulent donc ces Amazones ?

ULYSSE. Sur les conseils d'Agamemnon, nous étions partis, Achille et moi, avec toute la troupe des Myrmidons ; car le bruit courait que, dans les forêts de Scythie, Penthésilée venait de se mettre en marche, avec une armée de ces Amazones que protègent de grandes peaux de serpents, et, qu'à travers les défilés des montagnes, elle conduisait vers Troie sa troupe avide de batailles, afin de délivrer Priam. Nous apprenons aussi que Déiphobe, le fils de Priam, venait de quitter Ilion, avec toute une troupe de guerriers, pour accueillir en amie la reine qui accourt ainsi à son aide. Nous nous hâtons donc, afin d'empêcher nos deux ennemis d'opérer une jonction redoutable, et notre armée chemine toute la nuit. Mais, au premier rayon du matin, quelle n'est pas notre stupeur, Antiloque, d'apercevoir, au creux d'une large vallée, les Troyens de Déiphobe en lutte avec les Amazones. Ainsi qu'un vent de tempête les nuages qu'il déchire, Penthésilée disperse devant elle les files de Troyens, comme si elle tenait, par delà l'Hellespont, à les chasser même des confins de la terre.

ANTILOQUE. - Par Arès, notre Dieu, c'est étrange !

ULYSSE. - Nous nous rassemblons, afin de résister aux Troyens en fuite qui fondent sur nous comme pour une attaque ; et nous dressons nos lances en un mur infrangible. Voyant cela, Déiphobe stupéfait s'arrête. Et, après nous être rapidement concertés, nous décidons d'aller saluer la reine des Amazones. Celle-ci ayant suspendu sa course victorieuse, il semble qu'une telle décision soit la plus simple et la meilleure. Athénée elle-même, si je l'avais consultée, aurait-elle pu m'en glisser à l'oreille une plus raisonnable ? Par l'Hadès, cette vierge qui nous tombe du ciel, toute prête au combat, et vient se mêler à notre querelle, il faut bien qu'elle se décide pour l`un des adversaires; et, puisqu'elle se montre l'ennemie des Troyens, nous sommes bien forcés de la croire notre amie.

ANTILOQUE. Evidemment, par le Styx! Il n'y a pas d'autre solution possible.

ULYSSE. C'est bien... Achille et moi, nous l'apercevons à la tête de ses vierges, l'héroïne de Scythie, parée comme pour une fête guerrière ; un panache ondoyant se répand de son casque et son coursier foule le sol du sabot, en faisant frissonner des houppes d'or et de pourpre. Pendant quelques instants, elle nous regarde pensivement, avec des yeux vides, comme si nous étions des statues de pierre devant elle. Ma main nue, je te l'assure, a plus d'expression que n'en avait alors son visage. Mais voici que son regard atteint le Pélide, et une rougeur soudaine la colore jusqu'à la gorge, comme si 'univers autour d'elle était tout en flammes. 

Dans une sorte de sursaut - et elle jette sur Achille un regard sombre - elle bondit à bas de son cheval, dont elle abandonne les rênes à une Amazone, et nous demande pourquoi nous venons vers elle avec une escorte pompeuse. Je lui explique donc que nous, les fils d'Argos, nous nous réjouissons grandement de rencontrer une ennemie des Troyens ; je lui dis quelle haine pour les Priamides brûle depuis longtemps dans nos âmes, et combien utile nous serait une alliance, à elle et à nous, et tout ce que me dicte l'inspiration du moment.

Mais, en parlant, je remarque avec stupeur qu'elle ne m'écoute pas. Et soudain, telle une vierge de seize ans qui revient des Jeux Olympiques, elle se retourne, avec une expression d'étonnement, vers une amie debout près d'elle, et lui crie : " Oh l Prothoé, jamais Otréré, ma mère, n'a dû rencontrer un tel homme!" Troublée par cet aveu, son amie se tait, cependant qu'Achille et moi, nous nous regardons en souriant. Mais elle, elle pose de nouveau des regards enivrés sur la silhouette scintillante du héros d'Egine, - jusqu'à ce que celui-ci s'approche d'elle discrètement et lui rappelle qu'elle me doit encore une réponse. Alors (est-ce de fureur, est-ce de honte ?) une rongeur inonde ses joues et, jusqu'à la ceinture, colore même sa cuirasse. Confuse, orgueilleuse et farouche tout ensemble, elle se tourne vers moi, me dit qu'elle est Penthésilée, la reine des Amazonas, et qu'elle m'enverra sa réponse à coups de flèches..."

 

"Penthesilea" ne comprend qu`un seul acte très long, divisé en vingt-quatre scènes, écrit en pentamètres iambiques, mis c'est l'une des pièces les plus étranges et les plus sauvages, mais aussi l`une des plus hardies de la littérature allemande de l`époque. Sévèrement critiquée par Goethe. elle fut mise au rang de chef-d'œuvre par les admirateurs de Kleist de la nouvelle génération. Kleist lui-même a écrit : 'll y a là toute ma vie intime, toute ma souffrance et, en même temps' tout le rayonnement de mon âme."  On y découvre en effet sa vraie nature, absolue, hostile à tout compromis, sans cesse en lutte avec son destin. L`ídée de traiter ce sujet vint à Kleist après la lecture d`un "Lexikon mythologicum" où, parmi des légendes de l`école alexandrine, se trouvait une version de la mort d`Achille tué par Penthésilée. ll a cependant interprété cette légende et ses personnages dans le sens le moins classique, voire le plus barbare, que l`on puisse concevoir ...

Penthésilée, nommée par Mars reine des Amazones, est envoyée à Troie par le dieu, escortée de ses vierges guerrières (qui se sont fait enlever un sein en signe de virilité) ; elles ont mission de défier en combat singulier les plus valeureux des Grecs. en vertu d'une loi prescrite par l`ancienne reine des Amazones qui exige que, de temps en temps, chacune d'entre elles vainque par les amies un guerrier appartenant à un peuple désigné par Mars. Le dieu Mars a ainsi désigné Achille et ses Myrmidons ; mais, tandis que les Amazones luttent contre les Grecs, Penthésilée s'éprend brusquement d'Achille et ne sait lui faire de mal ; au contraire, c`est elle qui est blessée. Mais Achille, à son tour, follement épris, va la rejoindre dans son camp où elle a été transportée sans connaissance. Bientôt revenue à elle, Penthésilée est partagée entre la fureur d'avoir été vaincue et sa flamme amoureuse. Elle s`abandonne alors à une sorte de délire; mais Achille, aidé de Prothoé, sa meilleure amie, parvient à la persuader qu'elle n'a pas été vaincue. 

Suit, entre elle et le héros, une des plus délicieuses et des plus romantiques scènes d'amour. Mais la vérité ne tardant pas à lui être révélée, Penthésilée se trouve de nouveau partagée entre sa fureur et sa passion. Pour résoudre ce dilemme, Achille lui propose un nouveau combat, avec l`intention secrète de la laisser triompher et d'être ainsi son captif durant une année, puisque c'est la seule façon de la conquérir. Malheureusement, il n'a pas compris le fond de sa nature ardente et ne saurait comprendre que son amour s'est brusquement changé en haine. Quant à elle, ayant percé les intentions d`Achille, elle lance contre lui la meute de ses chiens, rivalise de rage avec eux pour déchirer son corps et lui sucer le sang. Quand elle reprend conscience après ce déchaînement de fureur aveugle et sauvage, elle voit les restes mutilés du héros et l'horreur qui se lit sur le visage de ses compagnes ...

Alors, comprenant toute la monstruosité de son crime, elle sent naître en elle une douleur tellement surhumaine, un si intense besoin d`amour, un si vif désir de mort, que ces sentiments suffisent à la faire tomber expirante sur le corps de celui qu'elle a aimé...

 

L`action se passe au bord du Scamandre, dans une parfaite unité de lieu et de temps; mais l'arrangement des scènes et leur enchaînement désordonné, joints à la difficulté de trouver une actrice capable d'interpréter sans trop d'emphase le rôle de Penthésilée, personnage étrange, irréel, à la fois "Grâce et Furie", détournèrent l'auteur lui-même de porter son œuvre à la scène. Plus qu'un héros grec, Achille n'est qu'un homme simple et raisonnable, le type même d`un jeune officier prussien de l`époque. Quant à Penthésilée, elle a, par l`intensité de sa douleur, une certaine analogie avec la reine Louise de Prusse (l`idéal féminin de Kleist), morte de chagrin après la défaite de son pays ...

"... ne pouvant plus faire un pas, ni en avant ni en arrière. Soudain, elle se précipite avec son cheval jusqu'au pied du rocher, faisant rouler les pierres avec fracas, comme si elle voulait s'ouvrir un chemin jusqu'aux Enfers"  - Penthésilee, par certains côtés de sa nature, est faite à l'image de Kleist. L'exaltation est son état habituel, et, sous le coup d`une émotion, son exaltation devient du délire. Elle ne peut supporter la pensée d'avoir été vaincue à son premier combat, et vaincue par celui qu`elle aime. Elle prononce des paroles incohérentes, elle veut lâcher contre son vainqueur la meute de ses chiens, veut "saisir le soleil par ses cheveux d'or et le prosterner devant elle". ll faut, pour l'apaiser, lui faire croire qu`Achille a été désarçonné en même temps qu'elle, et qu`il est resté prisonnier aux mains des Amazones. Achille se prêtera à ce subterfuge mais, sachant dès lors à  quelle condition il peut être aimé d'elle, lui envoie un héraut pour la provoquer à un nouveau combat. Si son intention est de se laisser vaincre, elle ne le saisit pas et fait avancer ses chiens, ses éléphants, ses chars armés de faux : Achille se présente, sans bouclier, portant seulement sa lance, une flèche l`atteint au cou; il tombe, Penthésilée se jette sur lui, arrache son armure, livre son corps aux morsures de ses chiens : revenue à elle, mains et bouches ensanglantées, elle va s'agenouiller auprès du cadavre et mourir, elle meurt par le seul effet de sa volonté ...

 

 Penthesilea.

Denn jetzt steig’ ich in meinen Busen nieder,

Gleich einem Schacht, und grabe, kalt wie Erz,

Mir ein vernichtendes Gefühl hervor.

Dies Erz, dies läutr’ ich in der Glut des Jammers

Hart mir zu Stahl; tränk’ es mit Gift sodann,

Heißätzendem, der Reue, durch und durch;

Trag’ es der Hoffnung ew’gem Amboß zu,

Und schärf’ und spitz es mir zu einem Dolch;

Und diesem Dolch jetzt reich’ ich meine Brust:

So! So! So! So! Und wieder! – Nun ist’s gut.

(sie fällt und stirbt)

 

"PENTHÉSILÉE. - Car, maintenant, je descends en mon sein comme au fond de la terre, et j'en extrais, aussi froid que du métal, un sentiment destructeur. Ce métal, je le purifie au feu de la détresse, et l'y fais aussi dur que l'acier ; puis je le plonge, pour l'en pénétrer, dans le poison corrosif du remords ; je le porte sur l'enclume éternelle de l'espérance, et je l'affine et je l'effile en poignard; et à ce poignard enfin j'offre mon coeur. Tiens! Tiens! Tiens! Tiens! Et une fois encore! Et c'est bien! (Elle s'abat)

Et Prothoé de conclure le drame : "Trop fière et trop puissante en sa fleur, elle est morte. Le chêne au tronc miné résiste à l'ouragan; mais l'autre, tout gorgé de sève, ploie et croule à grand fracas, tant son branchage offre de prise!" ( Sie sank, weil sie zu stolz und kräftig blühte! / Die abgestorbne Eiche steht im Sturm, / Doch die gesunde stürzt er schmetternd nieder, / Weil er in ihre Krone greifen kann).

 


"La Cruche cassée" (Der zerbrochene Krug)

Contemporaines de "Die Familie Schroffenstein" et de "Penthesilea", Kleist produit deux comédies, "Amphitryon" et "Der zerbrochene Krug" : cette dernière est une farce de génie, à l'image des "Plaideurs" de Racine. Un juge, vieux garçon et bon vivant, Adam, est forcé d'instruire une affaire où il est lui-même le principal coupable : un inconnu, une nuit, s'est introduit dans la chambre d'une jeune fille; obligé de s'enfuir, il passe par la fenêtre en cassant une cruche en faïence; celle-ci devient la pièce à conviction...

 

... C'est le débat judiciaire amené par le bris de la cruche qui va constituer  la pièce de Kleist. La scène représente la salle d'audience. Adam, fortement endommagé lui-même par l'équipée de la veille, se bande une jambe quand arrive son secrétaire, Licht, un finaud qui connaît le pèlerin, et qui, à le voir dans cet état, se doute aussitôt qu'il s'agit de quelque mésaventure amoureuse. Adam, dont l'imagination n'est jamais à court, a beau inventer qu'il s'est démis le pied le matin même, en descendant du lit, qu'il s'est heurté contre la tête de bouc qui est au coin du poêle ; Licht n'est pas dupe : « C'est, lui dit-il, la première chute d'Adam que vous ayez faite en sortant d'un lit. » Puis il annonce au juge qu'il doit s'attendre à la visite du conseiller Walter, chargé d'inspecter les bailliages. Adam doute d'abord de la vérité de la nouvelle. Mais les détails donnés par Licht sont précis. Un paysan a vu atteler les chevaux à la voiture qui doit amener le conseiller. On annonce même que la veille il est arrivé à l'improviste à Holla, le village voisin, a suspendu juge et secrétaire à cause d'irrégularités dans les comptes, qu'on a dû détacher le juge qui s'était pendu de douleur, mais qu'on a mis les scellés. Adam doit se rendre à l'évidence. Tout en se lamentant sur les désagréments survenus au juge de Holla, terriblement coureur, comme Adam, et dont la révocation est un mauvais présage, Adam invite son secrétaire à refréner son ambition pour cette fois, et à ne pas lui jouer de mauvais tour pour hériter de sa place : "Après tout, il ne s'agit que d'une drôlerie qui, née la nuit, redoute les rayons indiscrets. du jour". 

Tandis qu'Adam se dispose à ranger les dossiers entassés dans le greffe « en forme de tour de Babel », le domestique du conseiller arrive et annonce la venue de son maître. Pendant qu'il raconte que, sans un accident de voiture, le conseiller serait déjà là, Adam s'habille à tort, et à travers, ordonne à l'une de ses servantes de retirer du greffe « fromages, jambons, beurre, saucisses, bouteilles », à l'autre de lui apporter sa perruque de la bibliothèque, dit au domestique de l'excuser auprès du conseiller, ne comprend pas ce qu'il lui dit, perd la tête en un mot, et le serviteur se retire en déclarant que toute la maison est folle. 

Mais voilà que la servante n'a' pas trouvé la perruque ; car le juge est rentré sans perruque la veille et son autre perruque est chez le perruquier ! Mais Adam a l'imagination d'un Falstaff. Lui, rentré sans perruque ! Allons donc ! Il l'a simplement enlevée par mégarde en même temps que son chapeau. Un passage montre, en même temps que la verve de Kleist, comment il joue du quiproquo....

« Adam : Va, Marguerite, il faut que le compère bedeau me prête la sienne. Tu diras que la chatte a fait ce matin ses petits dans la mienne, la cochonne, que je l'ai là étendue sous mon lit, dans sa saleté ; j'y songe maintenant. — Licht : La chatte ? quoi ? Etes-vous... ? — Adam : Aussi vrai que je vis. Cinq petits, jaune et noir, et l'un est blanc. Les noirs, je les noierai dans la Vecht. Que faire ? En voulez-vous un ? — Licht : Dans la perruque ? — Adam : Le diable m'emporte ! J'avais suspendu la perruque à une chaise en me mettant au lit ; je touche la chaise dans la nuit, la perruque tombe. — Licht : Là-dessus la chatte la prend dans sa gueule. — Adam : Vraiment... — Licht : La porte sous le lit et fait ses petits dedans. — Adam : Dans la gueule ? non. — Licht : Non ? où donc ? — Adam : La chatte ? Ah ! quoi ? — Licht : Non ? ou vous peut-être ? — Adam : Dans la gueule ? je crois... ! Je la poussai avec le pied sous le lit, ce matin, en voyant la chose. » La servante partie, Adam resté seul avec Licht lui raconte un songe qu'il a eu : « Je rêvais qu'un plaignant m'avait empoigné, et me traînait devant le tribunal ; et moi, je siégeais pourtant au tribunal et injuriais, et malmenais, et traitais de polisson le moi qui était en bas, et me condamnais à passer le cou dans le fer. — Licht : Comment ? Vous, vous-même ? — Adam : Sur mon honneur. Là-dessus les deux moi n'en firent plus qu'un et nous décampâmes et dûmes passer la nuit dans les pins. » Licht l'engage à bien juger devant le conseiller, pour que le songe ne se réalise pas.

Le conseiller Walter arrive et annonce que le tribunal supérieur d'Utrecht veut réformer la justice dans les Pays-Bas. Adam se déclare prêt à profiter des conseils qu'on voudra lui donner; mais il craint que pour le moment le conseiller ne trouve quelque chose à reprendre. Walter s'étonne en effet de trouver à Huisum cinq caisses au lieu de quatre ; puis il déclare qu'il assistera à la séance, puisque c'est aujourd'hui jour d'audience. La servante revient et annonce que le bedeau a besoin de sa perruque. Adam confesse qu'un hasard maudit le prive momentanément de ses deux perruques. Walter lui suggère alors l'idée de se poudrer la tête, puis s'étonne des blessures d'Adam, à quoi celui-ci répond, comme à Licht, qu'il s'est donné, le matin, un coup à se tuer.

Tandis qu'Adam s'est retiré un instant dans sa chambre, et que Walter et Licht demeurent au fond de la scène, surviennent les plaideurs. Malgré les assurances de Veit, père de Ruprecht, qui se déclare prêt à dédommager Marthe, s'il y a lieu, du tort qu'on lui a fait en brisant sa cruche, la commère emplit la scène de son bavardage, de ses cris, de ses insultes, de ses calembours involontaires. Eve essaie en vain de dire en secret un mot à Ruprecht qui, la croyant coupable d'infidélité, la repousse rudement, et de calmer sa mère qui veut quand même plaider. Adam rentre en costume de juge et insinue secrètement à Eve, dès qu'il reconnaît de quoi il s'agit, que le certificat de son fiancé dépendra de son langage ou plutôt de son silence. Walter lui reproche de parler avec les parties, s'étonne de sa distraction qu'Adam attribue à la maladie d'une pintade et lui intime l'ordre de juger. Adam demande à Marthe son nom, son état, etc. Comme celle-ci s'étonne de cette question, Walter l'invite, puisqu'il connaît la femme, à laisser de côté des formalités inutiles. Adam en profite pour simplifier la procédure, et, comme Marthe déclare que c'est Ruprecht qui lui a cassé sa cruche, Adam décide que l'affaire est jugée : « Inscrivez une cruche, monsieur le secrétaire, comme il a été dit, en même temps que le nom de celui qui l'a brisée. »

Mais Walter, en qui cette conduite, conforme, dit Adam aux us et coutumes d'Huisum, éveille quelques soupçons, l'invite à l'observation des règles, et Adam ordonne à la femme Marthe d'exposé le sujet de sa plainte. Marthe prend la parole et ne la quitte pas de sitôt. Elle nous apprend en une page ce qui était peint sur sa cruche, puis en deux les différents possesseurs qu'elle a eus, tout ce qui lui est arrivé ; c'est une véritable odyssée : « Et voyez maintenant, conclut-elle, cette cruche qui, même cassée, vaut encore une cruche, cette cruche qui n'eût pas été trop mauvaise pour une bouche de femme noble, même pour les lèvres de la femme du Statthalter héréditaire, cette cruche, hauts seigneurs juges, cette cruche, ce maraud me l'a brisée. » — « C'est un mensonge, dit Ruprecht. » Adam essaie d'intimider le paysan pendant que Marthe raconte la scène de la veille ; comment, attirée par le bruit, elle a trouvé Ruprecht près de la cruche cassée ; et comment Eve lui. a juré qu'il était le coupable. Comme Eve prétend avoir affirmé seulement, mais n'avoir pas juré,  Adam, aussi doux pour la jeune fille qu'il est brutal pour le gars, s'oppose à ce qu'elle prête serment. Walter, de plus en plus étonné de cette façon de procéder, de cette tendance à charger Ruprecht, à faire consigner comme faits toutes les accusations portées contre lui, de ce désordre dans les interrogatoires, lui rappelle qu'il doit maintenant interroger Ruprecht, la partie adverse....

 

"Zerbrochener Krug" est considérée comme la meilleure comédie germanique avec la "Minna de Barnhelm" (1767) de Lessing. Son titre et son sujet s'inspirent du tableau célèbre "La Cruche cassée", peinte par Jean-Baptiste Greuze vers 1771-1772 et conservé à Paris au musée du Louvre.. Elle fut écrite en 1803. Un inconnu, pendant la nuit, s'est introduit dans la chambre d'une jeune fille. Obligé de s'enfuir et, qui plus est, par la fenêtre, il a cassé une cruche en faïence de Delft. Autour de cet objet, pièce à conviction, s'instruit le procès devant le juge Adam. Les preuves contre le fiancé de la jeune fille semblent convaincantes mais, peu à peu, l'accusation dévie jusqu'à retomber sur la personne même du juge, Adam. Celui-ci descend de l'estrade, perd sa perruque et s'enfuit comme un fou. Le ridicule vient de ce que le juge est lui-même le coupable, circonstance qui entraîne le plus désagréable dédoublement de la personne. Et pourtant nous sommes dans la même situation, chaque fois que nous jugeons un crime que nous avons, en nous-mêmes, la possibilité de perpétrer, même si nous ne l'avons pas commis. Personne n'est donc digne d'occuper la place d'un juge, et pourtant il y aura toujours un Adam qui  s'arrogera le droit de juger un autre Adam : telle est la philosophie de cette comédie. 

Le thème n'en est pas posé de manière abstraite. En un seul acte, long et ininterrompu - faute de quoi le temps ne nous serait pas laissé de découvrir à l'avance le coupable -, l'action se déroule intense, riche en épisodes, dans le décor d'une petite bourgade de Hollande. Là, chaque chose prend le relief d'une nature morte. Au cours de l'aventure, avec force détails, nous voyons se profiler la cruche cassée autour de laquelle tout se meut : objet inanimé dont dépend la vie affairée des personnages ...


"Catherine de Heilbronn" (Das Käthchen von Heilbronn) 

Catherine de Heilbronn est, selon l'expression de Kleist lui-même, la contre-partie de "Penthéslée". Après l'héroïne indomptée, c'est l'esclave volontaire. Drame en cinq actes, alternant prose et vers, "La petite Catherine de Heilbronn" vaut pour son personnage central, la scène qui voit Käthchen, sous les murs du château, se réfugiait pour être au plus près de l'homme qu'elle aime, témoigne d'une grande sensibilité poétique. Käthchen est fille du vieil armurier de Heilbronn, Theobald Friedeborn, ou du moins pense l`être. Elle n'a que quinze ans et s'est attachée aux pas du comte Wetter von Strahl, qu'elle aime avec passion. Il a beau la repousser ou la menacer du fouet, elle le suit comme son ombre. Elle ne `vit que de sa vie. Le père supposé de Käthchen cite le comte devant le tribunal de la Sainte Vehme (Fehmgerichte), l'accusant de séduire sa fille par des sortilèges; mais le tribunal, qui paraît composé de philosophes, déclare qu`il n'y a là rien qui puisse tomber sous sa juridiction, et enjoint seulement au comte de faire reconduire la jeune fille à Heilbronn. Von Strahl, au demeurant, est absorbé par une autre aventure, Kunigunde, femme de la haute société, intrigante et cruelle. Les menées diaboliques de cette femme et l'amour du compte pour Käthchen sont dévoilées progressivement, et il se trouve que l'armurier a en fait élevé, sans le savoir, une fille naturelle de l'empereur. Le rapt de Kunigunde, le siège d'un château, son incendie, les prédictions et songes, autant d'ingrédients qui accompagnent, plus ou moins heureusement, un drame romantique...  


Après la paix de Vienne (14 octobre 1809), Kleist, désespéré du nouveau succès des armes françaises, était retourné dans sa patrie. N'ayant pas rencontré Ulrique à Francfort, il était retourné à Berlin, où il resta jusqu'à la fin de sa vie. Là, il retrouva d'anciennes connaissances de Kœnigsberg, Altenstein, devenu ministre et successeur de Stein, et le conseiller d'Etat Stägemann. La rencontre de ces personnages avait pour lui un double avantage. D'abord il trouvait chez eux les charmes de la vie de société; ensuite ils pouvaient être pour lui de puissants appuis au cas où il songerait à obtenir les faveurs royales. Il est vrai qu'à Francfort sa famille s'était en vain efforcée de le décider à reprendre un emploi. Mais elle avait réussi à faire naître en lui l'espérance que des compositions patriotiques lui vaudraient les faveurs de la cour. Aussi, quand le roi et la reine, après trois années d'absence, rentrèrent dans leur capitale, Kleist fêta-t-il leur retour dans des stances fermes et qui n'avaient rien de la banalité ordinaire des pièces de ce genre (fin de 1809). Quelque temps après, en mars 1810, il composa, pour célébrer l'anniversaire de la reine Louise, de nouveaux vers qui arrachèrent des larmes, en présence de toute la cour, à celle qui en était l'objet. Il se croyait donc sûr de son appui, surtout quand, vers la même époque, il eut achevé sa tragédie, "Le Prince de Hombourg, le plus beau monument, dit W. Scherer, élevé à la gloire de la Prusse. Dans une lettre du 19 mars 18 10, Kleist écrit à Ulrique : « On va représenter une pièce de moi, tirée de l'histoire du Brandebourg, sur le théâtre privé du prince de Radziwil ; elle doit ensuite être jouée sur la scène nationale, et, une fois imprimée, être dédiée à la reine. »  Mais l'événement ne réalisa pas les espérances de Kleist. On ne sait seulement pas si la pièce fut effectivement représentée sur le théâtre du prince de Radziwil. Ce qui est sûr, c'est que la scène nationale ne la joua pas. La pièce déplut. La reine Louise étant morte le 19 juillet 18 10, Kleist s'adressa en vain à la princesse Guillaume, née de Hesse-Hombourg. Comme "La Bataille d'Arminius", l'œuvre du poète ne vit véritablement le jour qu'après sa mort. Elle circula, sous forme de manuscrit, parmi les amis du poète. Puis elle fut imprimée pour la première fois par Tieck, dans l'édition qu'il donna en 1821 des œuvres posthumes du poète. Dès lors elle fut représentée sur différentes scènes sans obtenir le succès qu'elle méritait. Ce qui choquait le plus alors, c'était la peur de la mort que manifeste à un certain moment le héros de la pièce. L'archiduc Charles, celui que Kleist avait appelé le « vainqueur de l'invincible » , la fit interdire à Vienne, où le Burgthéâtre la représentait, - parce que la manière dont le prince demande la vie agissait sur l'armée d'une façon démoralisatrice (1822). Le Hofthéâtre à Berlin ne la joua que six ans après, en 1828, pour le même motif, et encore fallut-il que Louis Robert, l'ami de Kleist, modifiât le passage incriminé qui déplaisait aux officiers et surtout au prince Charles de Mecklembourg-Strelitz. Ce n'est guère que depuis 1870 que la pièce est appréciée à sa valeur. On la représente d'ordinaire les jours de fêtes nationales...


"Prinz Friedrich von Homburg" (Le prince de Hombourg, 1811)
Kleist a composé deux pièces patriotiques, la Bataille d'Armimus et le Prince de Hambourg. La première entendait de montrer aux Allemands, par un exemple historique, la conduite a tenir vis-à-vis de Napoléon, une guerre de surprises et de trahisons.  C'est en 1821, dix ans après le suicide de son auteur, qu'est représenté le "Prince de Hombourg". Mais le texte fut amendé pour ne pas offusquer les élites prussiennes. Kleist nous présente en effet un prince perdu dans quelque rêve intérieur, ignorant délibérément les ordres de l'Électeur, chef de l'armée, et lançant intempestivement sa cavalerie; il gagne certes la bataille de Fehrbellin (au cours de laquelle le Grand Électeur repoussa, en 1675, les Suédois, alliés de Louis XIV), mais est condamné à mort pour désobéissance, mort qu'il ne parvient pas à affronter : il est alors prêt à toutes les supplications et à toutes les lâchetés. Ici, Kleist pour la première fois ne cède pas à la violence de son tempérament et de ses productions littéraires précédentes: le Prince de Hombourg se reprend, comprend sa faute, se range à la nécessité de la loi et peut être absous.

 

- Nous sommes en 1675, à l'époque de la bataille de Fehrbellin, gagnée par le Grand Électeur sur les Suédois alliés de la France. Le premier acte se passe àFehrbellin même, la veille de la bataille. Le héros du drame, le prince de Hombourg, qui commande la cavalerie prussienne assisté du vieux colonel Kottwitz, est somnambule. Il fait nuit, et son régiment est déjà parti sous les ordres de Kottwitz pour prendre position. Lui, en proie à un accès de somnambulisme, est venu s'asseoir dans un jardin voisin du château, et, obsédé d'idées de gloire et de triomphe, se tresse une couronne de lauriers. C'est dans cette situation qu'il a été surpris. Amenés par Hohenzollern, officier à la suite du souverain, l'Électeur, son épouse, la princesse Natalie d'Orange, sa nièce, aimée par le prince de Hombourg, le trouvent livré à sa singulière occupation. L'Électeur, pour voir jusqu'où va la maladie de son général, lui prend la couronne, enlace autour la chaîne qu'il porte au cou, et la donne à la princesse Natalie. Hombourg cherche à la ressaisir. Mais, sur l'ordre de l'Électeur, la cour se retire, et Hombourg ne saisit qu'un gant de la princesse. La cour partie, Hohenzollern revient et réveille Hombourg. Celui-ci, qui a connaissance de son état, explique sa présence dans le jardin en disant qu'il est venu respirer l'air frais de la nuit. Puis il raconte le songe étrange qu'il a eu, et qui n'est autre chose que l'apparition qui vient véritablement de se présenter à ses yeux....

 

- Le deuxième acte représente le champ de bataille de Fehrbellin. Kottwitz fait mettre pied à terre à ses cavaliers et s'entretient avec Hohenzollern d'une blessure légère que s'est faite Hombourg pendant la marche. Celui-ci, qui s'était écarté un instant dans une chapelle du voisinage, survient et se fait répéter par Hohenzollern les instructions du feld-maréchal./Mais, toujours obsédé par le gant, il n'entend pas plus que la veille. La bataille commence. Nous en suivons tous les détails grâce aux indications précises que nous donne Kleist ...

La fin de l'acte se passe à Berlin, devant l'église du château. L'Electeur prend la parole : « Quelque soit celui qui a conduit la cavalerie le jour de la bataille, et, avant que le colonel Hennings ait pu détruire les ponts de l'ennemi, s'est mis en marche avec elle de sa propre autorité, le forçant à fuir avant que j'en eusse donné l'ordre, celui-là mérite la mort, je le déclare, et je l'assigne devant un conseil de guerre. » On croit d'abord que ce n'était pas Hombourg qui s'était, dit-on, blessé avant la bataille. Mais Hombourg arrive chargé de drapeaux ennemis, et revendique hautement l'honneur d'avoir conduit la cavalerie. « Enlevez-lui son épée, dit sèchement l'Electeur, il «est prisonnier. » Hombourg, atterré, remet son épée en se plaignant, non sans quelque ironie, de son cousin Frédéric qui veut jouer les Brutus : « Cœur allemand de vieille roche, je suis habitué à la générosité et à l'affection, et quand, en ce moment, il prend, vis-à-vis de moi, l'attitude rigide d'un ancien, il me fait de la peine, et je dois le plaindre. » — « Menez-le à Fehrbellin, au quartier principal, dit l'Electeur, et convoquez-y le conseil de guerre pour le juger. »

- Au troisième acte, nous sommes à Fehrbellin, dans, la prison où est enfermé le prince. Hohenzollern vient le voir et s'étonne de sa parfaite sérénité. Hombourg en effet est convaincu qu'il s'agit d'une simple formalité ; que la sentence de mort prononcée par le conseil de guerre ne saurait être exécutée ; que l'Electeur, qui l'a toujours traité comme un fils, le graciera nécessairement. Hohenzollern cependant lui apprend que l'Electeur a demandé, pour le contresigner, l'arrêt de condamnation. Hombourg n'aurait-il pas indisposé le souverain par quelque démarche inconsidérée ? L'ambassadeur suédois est chargé, dit-on, de demander la main de la princesse Natalie. Hombourg se rappelle alors que lui et la princesse se sont fiancés sans l'autorisation de l'Electeur, et que c'est peut-être la cause de sa disgrâce. A la sécurité la plus complète succède l'abattement le plus profond. On songe véritablement à l'exécuter. Il faut qu'il obtienne sa grâce ...

- Au quatrième acte, Natalie vient supplier l'Electeur de lui accorder la grâce de Hombourg. La mort du prince serait un acte inhumain. Il n'est pas besoin d'un pareil ciment pour consolider les bases de la patrie. « Hombourg pense-t-il, demande l'Electeur, qu'il soit indifférent pour la patrie que l'arbitraire ou la loi y règne ? » — « Il ne pense qu'à une chose, répond Natalie, son salut ! Les canons de fusil aux épaules des arquebusiers le regardent de façon si effroyable, que la surprise lui donne le vertige, et que tout désir se tait en lui, sauf celui de vivre... » — « Il demande donc sa grâce ? » reprend l'Electeur; et il ajoute que, puisqu'il en est ainsi, Hombourg n'a qu'à déclarer, pour être libre, qu'il trouve injuste la décision du conseil de guerre, vu que lui, l'Electeur, a la plus haute estime pour l'opinion de ce guerrier ; et il remet à Natalie un écrit conçu dans ce sens. La princesse est à peine retournée dans son appartement que le chef d'escadron Reuss lui remet une pétition signée par Kottwitz et ses officiers en faveur du prince. Mais Hombourg, après avoir relu la lettre, reconnaît qu'on lui demande de déclarer que la décision du conseil de guerre est injuste. Alors son âme de soldat se réveille. Non, aucune injustice n'a été commise à son égard. Natalie essaie en vain de faire renaître en lui la peur de la mort. « Que l'Electeur, déclare Hombourg, agisse comme il peut ; il me sied ici de me comporter comme je le dois. » Et il écrit à l'Electeur qu'il ne peut s'élever contre la justice de l'arrêt, et ne demande aucune grâce...

- Au cinquième acte, nous sommes encore à Fehrbellin. Kottwitz est arrivé avec son régiment. L'Electeur s'étonne de sa présence ; mais, ayant affaire à un officier prussien, il ne s'effraie pas outre mesure de ce que le dey de Tunis prendrait pour une sédition. Dörfling survient tout ému, parle de rébellion ; les officiers, dit-on, veulent délivrer le prince de force au cas où l'Electeur n'accorderait pas sa grâce. L'Electeur ne se départ pas de son calme et déclare qu'il recevra les officiers.  Kottwitz, qui a rédigé une supplique, rencontre l'Electeur. — « Tu prends, toi, vieux guerrier, la défense de l'acte du prince ?» — « Oui » , répond le vieux brave. L'Electeur lui fait observer que telle n'était point son opinion sur le champ de bataille ; que la conduite du prince est plus grave qu'il ne semble ; qu'on a encore d'autres batailles à livrer, et que son trône ne peut être sauvé que par le respect de la loi. A cette apologie de la discipline Kottwitz répond que l'armée n'est pas un instrument passif; que ce qui fait sa force, c'est le sentiment, c'est l'amour de la patrie, c'est le plaisir qu'elle éprouve à se dévouer pour son souverain ; et conclut que si la même situation se représentait, il agirait comme Hombourg, dût-il y risquer sa tête. L'Electeur le félicite de son éloquence ; il a, pour répondre, besoin d'un avocat, et il envoie chercher le prince qui apprendra à Kottwitz ce que c'est que la discipline. Puis il lit une adresse ainsi conçue : « Preuve que l'Electeur est lui-même responsable de l'acte du prince. » Hohenzollern s'en déclare l'auteur. L'Electeur l'invitant à la lui expliquer, il lui raconte tout au long l'histoire du gant et ses conséquences. L'Electeur réplique qu'on pourrait aussi bien rejeter la faute sur Hohenzollern qui l'a attiré dans le jardin pour voir le prince. Hombourg arrive, et, mis au courant de la pétition rédigée en sa faveur, il déclare qu'il veut subir la mort à laquelle on l'a condamné, et rendre ainsi hommage à la sainte loi de la guerre... L'Electeur déchire la condamnation à mort. Les deux dernières scènes nous ramènent dans le jardin où Hombourg a fait ses rêves de gloire au début de la pièce quand il était sous l'empire du somnambulisme. Hombourg arrive les yeux bandés, et songe à l'immortalité qu'il a conquise. Il s'assied sur un banc et se réjouit du parfum des fleurs. Tout à coup on débande ses yeux ; il revoit la vision du premier acte...

 

Le jeune officier Frédéric, prince de Hombourg, est somnambule. Au cours de la première scène, on le voit surpris dans cet état étrange par les gens de la Cour, qui s'approchent de lui avec une curiosité mêlée de mépris, puis s`éloignent précipitamment. En se retirant, sa fiancée, Nathalie, laisse tomber un de ses gants que le prince recueille. À son réveil, il voit le gant et en demeure si troublé qu'il écoute à peine les ultimes recommandations données pour la bataille qui va se livrer entre les Brandebourgeois et les Suédois. Au moment décisif, le prince transgresse donc ces dispositions, mais remporte néanmoins la victoire. Le voici le héros du jour et, en même temps, coupable d'une désobéissance. Le grand électeur de Brandebourg, chef de l'Etat et de l'armée, qui est l'oncle de Frédéric, tient à ce que l`indiscipline de son neveu soit punie de manière exemplaire. Stupeur du prince de Hombourg, d'abord agité, puis terrorisé à I'idée de la mort. Si le tragique de Comeille consiste dans la lutte intérieure entre deux passions, ce drame prussien est nettement cornélien. L'une des passions de Frédéric est l'amour de la vie. Mais lorsque, devant les supplications générales et les puissantes interventions, le grand électeur remet la décision suprême entre les mains du coupable, Frédéric prend le parti de l'Etat contre lui-même. C'est alors seulement qu'il devient le héros parfait. Les yeux bandés, il se voit conduire à la mort qu'il a acceptée; mais, quand il relève son bandeau, il voit, comme dans la première scène, la Cour réunie autour de lui, pour son apothéose et ses noces avec Nathalie. 

 

L'œuvre est construite avec une simplicité classique dans la graduation de l'action et dans les péripéties qui se greffent autour du fait principal. L'ensemble est un mélange singulier d'esprit prussien et de romantisme, c'est-à-dire d`ordre, de mesure, de dureté, d'attachement au devoir et à l`Etat, avec un romantisme disproportionné, consacrant l'individualisme et la passion effrénée. Il semblerait qu'il y ait antinomie entre ce prince somnambule et l'atmosphère de caserne, de champ de bataille, de discipline militaire. Mais Kleist a pleinement réussi à fusionner ces éléments hétérogènes. Le caractère du grand électeur est un chef-d`œuvre de pondération et d'équilibre entre les sentiments humains et la dureté du souverain. Frédéric est au début un pur romantique, mais il revient, enrichi par cette expérience extraordinaire, à la vraie tradition prussienne de sa terre natale : on peut dire qu'il est en somme le portrait idéal de Kleist lui-même, quoique celui-ci, par son tragique suicide, semble être finalement retourné au plus désespéré des romantismes. 

La scène entre les généraux, les récits de la bataille, les rapports entre chefs et subordonnés donnent une image exacte et idéale de l`armée et de l'Etat. L'œuvre est une parfaite transposition poétique de toute la vie prussienne. L'auteur a su, dans sa langue, mélanger admirablement les éléments du militarisme le plus sévère à une lumière de rêve et aux couleurs du romantisme. - Trad. Jouve, 1920.

 


Récits - Michael Kohlhaas. Aus einer alten Chronik (1810), Die Marquise von O...., (1808), Das Erdbeben in Chili (1807), Die Verlobung in St. Domingo (1811), Der Findling(1811)
Les nouvelles de Kleist sont d'une violence extrême. Quelles que soient les époques et les lieux où elles sont situées, toujours on se bat : pour faire reconnaître son droit, son innocence, son amour... Le monde de Kleist est un monde en guerre : combat de l'individu contre la loi, qu'elle soit administrative ou judiciaire (Michael Kohlhaas), sociale (La Marquise d'O...), religieuse (Le Tremblement de terre au Chili), ou simplement la loi du plus fort (L'enfant trouvé). Dans cette guerre ouverte, Kleist se révèle être un stratège des sentiments. Les mouvements du cœur motivent les actions et les réactions, les attaques et les replis. L'incroyable complexité syntaxique donne à ces textes leur allure si particulière faite de brusques accélérations succédant à de lentes spirales, plongeant le lecteur au plus profond de sa propre inquiétude. Les corps suivent au rythme des pulsations d'un cœur qui «cogne si fort dans la poitrine qu'on pourrait l'entendre» ; rougissement et pâleur, pleurs, évanouissements, révolte. Entre braise et glace, les huit nouvelles de Kleist nous découvrent le sadisme inhérent à l'univers inextricablement pétri d'ambiguïté et de doute, où l'homme, tiraillé entre les contraires et ses propres contradictions, se débat, seul devant l'horizon toujours fuyant de sa propre liberté, instrument et objet d'un destin qu'il ignore." (Editions Gallimard - Trad. de l'allemand par Pierre Deshusses). Dans "La Marquise d'O..." (1805), une jeune veuve, lors de l'assaut donné à la citadelle que commande son père, est violée par un officier qui profite de son évanouissement. Quand la marquise doit avouer à sa famille qu'elle est enceinte, celle-ci la chasse. (Eric Rohmer en réalisera une adaptation en 1976). "Michael Koolhaas" est un marchand honnête qui se révolte et meurt sur l'échafaud face à un système qui ne veut accorder aucune compensation pour des injustices subies. 

 

"Michael Kohlhaas" (1808)

Ce conte de Kleist, tiré d'une chronique véridique, raconte comment un honnête homme qui a souffert d'une injustice devient hors-la-loi et assassin. Michel Kohlhaas, marchand de chevaux, est un jour malmené par un aristocrate arrogant du voisinage. ll s'en remet à la justice pour faire réparer le tort qu'ii a subi, mais le puissant seigneur utilise son influence pour rendre vaines ses démarches. Désespéré, il accepte que sa femme s'adresse à la plus haute autorité de la région, mais elle meurt après avoir été malmenée par des gardes du corps trop zélés. L'incident banal à l'origine de ce drame devient dès lors un motif de vengeance. Kohlhaas décide que, puisque justice n'a pas été rendue, il a le droit moral de défendre sa cause par d'autres moyens. ll démolit le château du seigneur et tue ses serviteurs. Puis il rassemble une petite armée et écume les campagnes, semant le feu et la violence, aux trousses de l'aristocrate en fuite. Suite à l'intercession de Martin Luther, on l'amnistie et lui promet que justice sera faite. Mais la corruption et le népotisme sont rois et Kleist complique le récit en y ajoutant bien des rebondissements.

"Sur les rives de la Havel, vers le milieu du XVIe siècle, vivait un marchand de chevaux nommé Michael Kohlhaas, fils d'un instituteur, l'un des hommes les plus intègres et en même temps les plus terribles de son temps. Jusqu'à sa trentième année, cet homme extraordinaire aurait certainement été considéré comme l'incarnation d'un citoyen modèle. Dans un village qui porte encore son nom, il possédait une ferme équestre, sur laquelle il gagnait tranquillement sa vie en exerçant son métier ; il élevait les enfants que sa femme lui donnait dans la crainte de Dieu, dans l'assiduité et l'honnêteté ; il n'y avait pas un seul de ses voisins qui ne bénéficiât de sa bienveillance et de son équité ; bref, le monde aurait dû bénir sa mémoire s'il n'avait pas été trop loin dans une vertu. Son sens de la justice en fit un voleur et un assassin.

Un jour, il partit avec un troupeau de jeunes chevaux, tous bien nourris et soignés, réfléchissant à la manière dont il investirait le bénéfice qu'il espérait en tirer au marché : il en réinvestirait une partie, selon les bonnes pratiques commerciales, dans de nouveaux chevaux, mais avec le reste, il profiterait de la vie au présent - c'est à cela qu'il songeait en arrivant à l'Elbe, où, devant un château imposant, sur le territoire saxon, il trouva un tournebride qui lui barrait la route et qui n'existait pas auparavant. Il s'arrêta un instant avec son troupeau sous une pluie battante et appela le péager, qui regardait par la fenêtre avec un visage aigre. Le marchand de chevaux lui proposa de lever la pique. « Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda-t-il lorsque, après un long moment, l'agent sortit de sa maison. « Le privilège du propriétaire », répondit ce dernier en s'apprêtant à lever le brochet, « la licence a été acquise par Junker Wenzel von Tronka ». « Je vois », dit Kohlhaas. « Wenzel est le nom du Junker ? »

Il jeta un coup d'œil au château dont les créneaux étincelants surplombaient le champ de bataille. « Le vieux seigneur est-il mort ? » « Mort d'apoplexie », répondit l'agent en soulevant la barrière. « Hmm ! Quel dommage ! » répondit Kohlhaas. « C'était un vieux monsieur digne de ce nom, qui prenait plaisir à voir passer les commerçants et les gens du peuple, qui n'avait ni pieds ni jambes, qui aidait autant qu'il le pouvait, et qui a même fait paver la route vers le village lorsqu'une de mes juments s'est cassé une jambe. Il sortit de sa bourse les quelques pièces que l'agent lui demanda avec difficulté, sa queue de pie claquant au vent. Un instant", ajouta-t-il lorsque l'agent marmonna : »Dépêchez-vous ! « Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! » et maudit le temps. « Il aurait mieux valu pour vous et pour moi que ce tronc d'arbre qui vous sert de pique soit laissé debout dans la forêt ». Il remit l'argent et s'apprêta à repartir, lorsqu'une voix s'éleva de la tour derrière lui : « Halte là, marchand de chevaux ! » et il vit le surveillant claquer une fenêtre et se hâter de descendre vers lui. « Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? se demanda Kohlhaas en s'accrochant aux rênes de ses chevaux...."

Les thèmes de la justice, du droit à la justice et du droit de combattre la corruption sont toujours actuels; Michel Kohlhaas est donc un récit d'une modernité surprenante. ll joue sur l'ambiguïté qui existe entre la justice et la vengeance, du côté officiel et politique comme du côté de l'individu impuissant ...

 

"La Marquise d`O.", peut-être inspirée à l`auteur par une anecdote que rapporte Montaigne dans son essai sur l'ivresse, est d'une hardiesse insolite pour l'époque. Bien que la nouvelle se déroule en Italie septentrionale, les types en sont proprement allemands. La marquise, une veuve des plus vertueuses, est découverte, inanimée, par un oflicier russe, pendant la prise d'une citadelle que commandait le père de la jeune femme, type parfait du colonel prussien. L`officier la conduit en lieu sûr. lui évitant ainsi de tomber aux mains des Cosaques. Elle conservera envers son sauveteur une profonde reconnaissance. A quelque temps de là, l'officier réapparaît à l`improviste et demande la main de la marquise. Semblable comportement étonne fort la famille, qui l'éconduit poliment. Peu après, la marquise découvre qu'elle est enceinte; son père, refusant de croire à son innocence, la chasse du foyer familial. La malheureuse décide alors de publier le récit de son infortune dans un journal, invitant le coupable à se faire connaître. Celui-ci se présente : ce n`est autre que l'officier russe, qui avoue avoir abusé d`elle lorsqu'elle était évanouie. lndignée, elle lui ordonne de disparaître sitôt après le mariage. Mais, au cours du baptême de l`enfant, il manifeste une telle générosité que la marquise lui pardonne et se réconcilie avec lui.

 

"La famille, quant à elle, est profondément bouleversée. Le garde forestier souligna à quel point les réponses du comte étaient conformes aux présupposés du commandant ; il affirma que son comportement semblait indiquer un plan d'action clairement planifié ; et il demanda au nom du ciel quelles pouvaient être les raisons d'une telle cour menée par un cheval de bât. Le commandant déclara qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il fallait en penser et insista pour que la famille n'en parle plus en sa présence. Sa femme continuait à regarder de temps en temps par la fenêtre, convaincue qu'elle le trouverait en train de revenir précipitamment, regrettant son action irréfléchie et espérant remettre les choses en ordre. Finalement, à la nuit tombée, elle s'assit à côté de la marquise, qui, penchée sur une table, était occupée à des affaires et semblait éviter toute conversation. Tandis que le père faisait les cent pas, elle demanda à voix basse à sa fille si elle avait une idée de ce qui pourrait résulter de tout cela. Jetant un regard timide au commandant, la marquise répond : « Si papa avait réussi à le faire partir à Naples, tout irait bien. » « A Naples en effet ! » s'écrie le commandant qui a entendu. « Fallait-il appeler le prêtre ? Ou bien aurais-je dû le faire enfermer, l'arrêter et l'envoyer sous bonne garde à Naples ? » - « Non », répondit la marquise, mais, prise par des idées vives et pressantes, elle se remit avec quelque répugnance à son travail. Enfin, à la tombée de la nuit, le comte apparut. Après un échange de politesses, la famille n'attend plus que l'évocation de cette affaire pour le presser dans un effort commun, s'il est encore possible, de se rétracter de la démarche malencontreuse qu'il a entreprise. Pendant tout le repas, la famille n'a pas attendu ce moment. Évitant soigneusement tout sujet qui pourrait y conduire, il divertissait le commandant en parlant de la guerre et le garde forestier en parlant de la chasse. Lorsqu'il évoqua la bataille de P . . . au cours de laquelle il avait été blessé, la mère le supplia de parler de ses blessures, lui demanda s'il avait été bien soigné dans cet endroit éloigné et s'il avait trouvé tout le confort nécessaire. Il raconta alors beaucoup de choses relatives à sa passion pour la marquise : comment elle avait été inlassablement à son chevet tout au long de sa maladie ; comment, en proie à une fièvre brûlante, il n'avait cessé de la confondre avec l'image d'un cygne qu'il avait vu dans son enfance sur la propriété de son oncle ; qu'un souvenir l'avait particulièrement ému, celui d'avoir un jour jeté une poignée de boue sur le cygne, après quoi celui-ci avait plongé et était ressorti tout propre ; qu'il avait toujours nagé dans un bouillonnement d'écume, et qu'il avait crié « Thinka », c'est ainsi qu'on l'appelait, mais qu'il n'avait jamais pu attirer le cygne près de lui, bien que les éclaboussures et les coups de cou aient dû lui plaire au plus haut point. « , comme on l'appelait, mais qu'il n'avait jamais réussi à attirer le cygne près de lui, bien que les éclaboussures et les coups de cou aient dû lui plaire au plus haut point ; et tout à coup, le visage rouge, il jura qu'il l'aimait tendrement, baissa les yeux sur son assiette et n'en dit pas plus. 

Le repas terminé, il est enfin temps de se lever de table ; et comme, après un bref échange avec la mère, le comte s'incline devant tous les présents et se retire à nouveau dans sa chambre, les membres de la famille restent debout, ne sachant que penser. Le commandant est d'avis qu'il faut laisser les choses suivre leur cours. Le jeune homme téméraire comptait probablement sur l'intercession de ses proches. Sinon, il risquait d'être renvoyé dans ses foyers pour cause de déshonneur. Madame von G... demanda à sa fille ce qu'elle pensait de lui, et si elle voyait clair pour lui donner une réponse qui lui éviterait un grand malheur. Ce à quoi la marquise répondit : « Très chère mère, je ne peux tout simplement pas le faire. Je regrette que ma gratitude ait été mise à une si rude épreuve. Mais j'ai résolu de ne pas me remarier ; je ne risquerai pas imprudemment mon bonheur sur un second mariage....

 

"Le Tremblement de terre au Chili" (Das Erdbeden in Chili), primitivement intitulé  "Jeronimo und Josephe", relate un épisode du séisme de 1647 à Santiago. Amours cachées d'une fille de maître, Josephe, et de son serviteur, Jeronimo, envoyés par la famille l'une au couvent, où elle mettra un enfant au monde, l`autre en prison, tous deux délivrés et réunis par le tremblement de terre; mais un prêtre accusera Josephe d'avoir provoqué le cataclysme par son sacrilège et elle périra, lynchée par la foule, ainsi que Jeronimo et l'enfant d`un couple ami, qui adoptera le fils des infortunés amants. 

 

"Les Fiancés de Saint-Domingue" (Die Verlobung in St. Domingo) se passe à l`époque des luttes raciales entre Blancs et Noirs en Amérique. Sauvé par Toni, fille d`un Français et d'une métisse, Gustave, se croyant trahi par la jeune fille qui l`aime et qui s'efforce de le soustraire par la ruse à la vengeance des Noirs, la tue et se tue à son tour, désespéré, en découvrant la vérité. Une nouvelle étonnante de concision ..

 

 "La Mendiante de Locarno" (Das Bettelweib vo Locarno) est une anecdote macabre : un marquis, poursuivi par le fantôme d'une pauvresse qu`il avait un jour chassée sans pitié, causant sa mort, tente en vain d`échapper au spectre en essayant de vendre son château, qu`il finit par incendier et détruire dans un moment de terreur en renversant une bougie allumée. 

 

"L'Enfant trouvé" (Der Findling) est probablement la première nouvelle écrite par Kleist et se ressent de la jeunesse de l'auteur. Un enfant trouvé, ingrat et dévoyé, violente la femme de son père adoptif avant de la voler. Le père le tuera pour se venger. Condamné à mort, il refusera l'absolution pour pouvoir poursuivre l'objet de sa vengeance en enfer et le persécuter éternellement. Le côté spectral, cruel et horrible de certaines scènes nocturnes rappelle Hoffmann de très près. ..

 

"Sainte Cécile ou la Puissance de la musique" (Die heilige Cäcilie oder die Gewalt der Musik), légende dramatique en deux parties, nous reporte à l'époque de l`hérésie iconoclaste : quatre frères, venus des Pays-Bas pour fomenter la destruction de l`église du couvent de Sainte-Cécile, célèbre pour ses exécutions de musique sacrée, sont frappés par la grâce en entendant le "Gloria in exelcis" et ne peuvent mettre leur projet à exécution. Leur mère les retrouve plus tard. atteints de manie religieuse et enfermés dans un asile. 

 

"Le Duel" (Der Zweikampf) est la dernière nouvelle de Kleist et révèle une certaine lassitude. Tirée des "Chroniques" de Froissart du XVe siècle, l'action est transportée dans le pays de Bade. On y voit l'innocence et la vertu triompher du mal, alors que tout semblait perdu...