Ludwig Tieck (1773–1853), "Prinz Zerbino" (1799), "Vittoria Accorombona" (1836) - Friedrich von Schlegel (1772-1829), "Ueber Diotima" (1795), "Lucinde" (1799) - August Wilhelm von Schlegel (1767-1845), "Vorlesungen über dramatische Kunst und Literatur" (1808) - Friedrich Schleiermacher (1768-1834), "Über die Religion" (1799), "Monologen" (1800), "Der christkiche Glaube" (1821) - ...
Last Update: 12/31/2016
L'année 1793 marque, avec la "Wanderung" (Le périple) de Ludwig Tieck et de Wilhelm Heinrich Wackenroder, le début du romantisme en Allemagne : c'est le temps de la rupture avec le classicisme de Weimar et de la rencontre des deux grands poètes qui l'ont incarné, Schiller et de Goethe, c'est le temps de la réhabilitation du Moyen Age et de son idéalisation. Le congrès de Vienne (1814-1815) scelle le retour de l'ordre ancien, la Confédération germanique est présidée par une Autriche conservatrice et le prince Klemens von Metternich qui met fin au mouvement national-libéral né de l'opposition à Napoléon (die Karlsbader Beschlüsse)...
Les Romantiques de Iéna (Jenaer Romantik) incarnent la première phase du Romantisme allemand. Un groupe conduit par Ludwick Tieck, avec les frères August Wilhelm et Frederich Schlegel, qui en exposèrent les bases théoriques dans Athenaeum, le périodique du groupe. Johann Gottlieb Fichte et Friedrich von Schelling appartenaient aussi à ce groupe, montrant le penchant philosophique du Romantisme. Dans le même temps, le théologien Frederich Schleiermacher interprétait la notion d'individualisme dans les pensées religieuses ....
Le "romantisme philosophique", exaltation du sentiment de la nature, exprimée dans la littérature allemande via Klopstock, Herder, Goethe, et surtout Novalis et Schlegel, trouvera son expression philosophique, entre 1790 et 1800, dans la doctrine de Schelling, dans la "Destination de l'homme" de Fichte, dans la philosophie religieuse de Schleiermacher. Les descriptions de la "nostalgie" comme attitude authentique de la conscience humaine, la théorie de la nature comme médiatrice entre l'être humain et la divinité, la découverte du folklore comme source d'inspiration de tout un peuple, la restauration de la conscience religieuse en sont les caractères fondamentaux...
Friedrich Schleiermacher (1768-1834)
Schleiermacher est le théologien de l'école, le représentant de l'esprit religieux propre au romantisme philosophique en Allemagne. Il tente une synthèse entre rationalisme, supra-naturalisme et piétisme, entre foi et culture, et tente de fonder la religion sur l'intuition (Anschauung) et sur le sentiment (Gefühl).
Né à Breslau, en 1768, Frédéric Schleiermacher était fils et petit-fils de pasteur, "la religion est le sein maternel qui a nourri mon enfance", dira-t-il. Il fut envoyé, en 1785, au séminaire des frères moraves à Barby, où régnait une discipline étroite, systématiquement hostile à toute curiosité scientifique. Alors éclata la crise qui se préparait en lui depuis quelque temps, cette crise de la foi que des penseurs sincères ont éprouvée avant et après lui. Chez Schleiermacher, nature calme et méditative, elle n'eut rien de violent, elle ne fut accompagnée d'aucun déchirement intérieur. Il fit immédiatement la part de ce que sa conscience lui commandait d'admettre ou de rejeter, mettant d'un côté le sentiment religieux et le sentiment moral, qui portent leur nécessité en eux-mêmes et qui se suffisent à eux-mêmes, et de l'autre le dogme, résultat d'une intervention malencontreuse de la philosophie dans le domaine de la foi. Ses deux années d'études à l'université de Halle (1787-1789), la lecture de Kant et de Spinoza, le confirmèrent dans ces idées. En 1796, il fut nommé prédicateur à Berlin. Schleiermacher est tout entier dans deux écrits qu'il composa vers sa trentième année, à l'époque de sa pleine maturité : les Discours sur la religion (Über die Religion, 1799) et les Monologues (Monologen, 1800).
De même que Kant avait proclamé l'autonomie de la conscience morale, de même Schleiermacher veut que la religion soit enfin constituée pour elle-même, qu'elle soit séparée de ce qu'elle n'est pas. Elle n'est ni une métaphysique ni une morale, elle ne cherche pas, comme la première, à expliquer le système du monde, elle n'aspire pas davantage, comme la seconde, à continuer l'œuvre du créateur par l'activité libre des créatures. Elle est pure contemplation ou intuition de l'univers, sens et goût de l'infini. En tant que contemplation, elle n'a rien de discursif, comme le raisonnement, mais se répète indéfiniment et coule d'une source inépuisable. Plus singulièrement encore, Schleiermacher s'affirme comme individualiste en religion, longtemps avait-il cru avec Kant qu'il n'y avait qu'un seul devoir pour tous (les lois de la morale se fondent sur la conscience, mais ne peuvent jamais la remplacer, avait déjà dit Jacobi), mais, en attendant que cet idéal soit devenu une réalité pour tous, ses Monologues constituent en fait un véritable journal intime le montrant exerçant sa liberté et être ce qu'il est le plus complètement possible : "il y a tant de choses en moi que les hommes ne comprennent pas..."
"Über die Religion, reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern" (Discours sur la religion, 1799)
C'est dans ses Discours sur la religion que Schleiermacher explique que les pires ennemis de la religion sont les hommes raisonnables et pratiques : "Qu'est-ce qui empêche le développement de la religion? Ce ne sont pas les sceptiques et les railleurs, car même en manifestant leur refus de la religion, ils n'en empêchent pas le développement naturel. Ce ne sont pas non plus les libertins, comme on croit, dont le but et l'activité s'opposent à d'autres forces. Ce sont par contre les êtres raisonnables qui opposent leur contrepoids à la religion, et leur grande prépondérance numérique est la cause principale du rôle médiocre et insignifiant qu'elle joue aujourd'hui. Ces êtres raisonnables et pratiques maltraitent l'homme dès sa plus tendre enfance et suppriment son aspiration vers tout ce qui est élevé", c'est-à-dire à tout ce qui n'est pas réalité pratique.
Ces cinq discours du philosophe et théologien allemand Friedrich Ernst Schleiermacher furent publiés une première fois à Berlin en 1799 et, en une seconde édition, en 1806. Oeuvres polémiques, ces discours sont dirigés contre ceux qui s'opposaient au mouvement romantique alors naissant, c'est-à-dire contre les rationalistes de l' "époque des Lumières" et en général contre les philistins. Le ton prophétique des Discours se rapproche de celui de Novalis et des frères Schlegel; l'argumentation employée et le fait de s'inspirer des mythes anciens rappellent que l'auteur doit en partie sa célébrité à la traduction de Platon.
Schleiermacher commence par un examen du moi, moment intime de l'être humain (thème cher à la pensée allemande, et qui fut à l'origine de toute la floraison mystique romantique), et l'étudie dans son perpétuel dualisme : tendance à se limiter et à se concentrer en soi, tendance à se disperser nostalgiquement vers un infini inaccessible. Le prophète, l'être humain élu intermédiaire entre le fini et l'infini, triomphe en son "centre" d'un tel dualisme "par un don immédiat venu d'en haut ou au moyen d'une formation intérieure parfaite". Si la religion est tellement tombée en décadence parmi les être humains, cela vient de ce que l'on ne se réfère plus à son noyau vital fécond fait d' "émotion et d'harmonie intime", mais que l'on s'en tient seulement aux manifestations extérieures du culte et du dogme. La religion est "goût et sentiment de l'infini"; elle ne peut donc consister en des concepts qui définissent et limitent. La source de vérité immédiate est le "pur sentiment", sphère différente de la pensée et de la volonté, mais qui les domine et les pénètre. Le contact intime avec Dieu se réalise à travers cette humanité infinie que l'être humain doit accueillir en lui-même, "dans l'amour et à travers l'amour", sans cependant ne perdre rien de sa propre individualité, partie nécessaire à l'harmonie infinie. Le moment essentiel est justement ce reflet de l'infini dans le fini. Dieu est la somme unique et l'unité inaccessible ; toute représentation de lui n'a de valeur que pour autant que le sentiment peut la dépasser. Toute confession religieuse est bonne en soi mais non parfaite, car il n'existe pas de religion universellement valable ; il n'y a que des hommes religieux individuellement, dans le sens le plus élevé du terme, qui "dans le monde fini savent s'unir à l'infini et être à chaque instant éternels"; le Christ en est le plus parfait modèle. Le rôle de la nouvelle Église des initiés romantiques est justement de le ressusciter au-delà de toute Église officielle... En laissant aller l'imagination, ne peut-on arriver à Dieu ...
Les "Discours" firent époque dans l'histoire de la pensée allemande en dépit de leur ton emphatique et précieux. Ils représentent la codification et l'expression philosophique du mouvement piétiste, et donnent une définition précise de la religion, parfaitement distincte du mythe et de la philosophie. Par ces "Discours", Schleiermacher ouvrait les voies de l'infini à la pensée romantique, influença Schelling et fut à l'origine de la mystique de l'amour de Novalis; il inspira aussi l'éthique de Schlegel.... (Trad. Aubier, 1944).
August Wilhelm von Schlegel (1767-1845)
Les fondateurs de l'école romantique furent les deux frères Schlegel et Louis Tieck. L'aîné des Schlegel, Auguste Wilhelm, est le moins romantique des trois. Comme son père, Jean Adolphe Schlegel, l'un des collaborateurs des Contributions de Brême, ce fut bien moins un génie inventif et original qu'un esprit souple, parfois pénétrant, cédant facilement à l'impulsion d'autrui, capable aussi, à l'occasion, de faire prévaloir une idée ou de susciter une vocation. Venu tard dans la littérature, et à une de ces époques où l'on peut croire que tout est dit, il jugea d'abord que le moyen de se distinguer c'était de perfectionner la forme. Il fut un styliste de premier, ordre, et le sentiment qu'il eut de sa supériorité en ce genre lui fit illusion sur sa valeur réelle comme écrivain. Il dut sa première notoriété, comme plusieurs de ses collègues en romantisme, et à l'inverse des Vrais poètes, à des traductions et à des études critiques.
Né à Hanovre, en 1767, et destiné à la théologie, il fut envoyé à l'université de Gœttingue. L'influence du philologue Heyne le tourna vers carrière des lettres. Il se mit en rapport avec Gottfried August Bürger, et il écrivit sous son inspiration des chansons, des romances, des sonnets. En même temps, il fournissait des articles à "l'Almanach des Muses" de Gœttirigue. Bürger l'appela "son fils en poésie". Il y a loin, cependant, de la froide élégance des premiers essais de Wilhelm Schlegel à la verve inégale, mais parfois très puissante, de l'auteur de Lénore. Schlegel est toujours égal lui-même; mais il ne monte jamais bien haut. Rien ne heurte dans ses vers bien rimés et bien rythmés, mais on n'y sent pas la flamme qui échauffe et le mouvement qui entraîne. Schlegel fut trop parfait à son début. Comme poète, il ne changea plus; il appliqua seulement son facile talent à des forme plus variées. Il est plus intéressant comme critique, et, sous ce rapport du moins, on peut suivre chez lui un vrai développement. Il étendit de bonne heure son champ d'observation. Il entreprit, en 1795, pour une revue dirigée par Bürger (Akademie der schönen Redekünste), une étude approfondie et détaillée de la Divine Comédie de Dante, où se révèle pour la première fois son talent de traducteur. Il y donne des indications sur sa méthode critique. "Peu importe, dit-il, de louer et surtout de blâmer, d'échafauder un système de règles morales et esthétiques, comme on dresse un bûcher, pour prononcer ensuite un solennel auto-da-fé. On ne peut atteindre une œuvre qu'à travers l'auteur, et l'on ne peut atteindre l'auteur qu'à travers l'époque. Il faut pénétrer dans la contexture intime d'un génie étranger, tacher de reconnaître ce qu'il est et comment il est devenu ce qu'il est." Pour Dante, il faut se faire Guelfe ou Gibelin. Cette méthode n'était autre, au fond, que la méthode historique inaugurée par Johann Gottfried von Herder (1744-1803), et Schlegel n'est pas le seul qui l'ait découverte après lui. Elle est infaillible, à condition que l'historien dispose, de tous les moyens d'information et qu'il en use sans parti pris. Mais quel est l'historien qui a toujours rempli ces deux conditions, la dernière surtout? L'étude de Schlegel sur la Divine Comédie de Dante fut remarquée par Schiller, et Schlegel passa de l'influence de Burger sous celle de Schiller. Il écrivit alors ses meilleures ballades, "Pygmalion", "Prométhée", surtout "Afton" (4798), et, pendant quelque temps, on put le considérer comme le porte-voix de l'école de Weimar. Après avoir été trois ans précepteur dans la famille d`un banquier d'Amsterdam, il était venu, en 1796, s'établir à léna. ll avait épousé Caroline Michaëlis, veuve du docteur Bœhmer, une femme d`esprit, qui devint sa collaboratrice (elle épousa Schelling, en 1803, après avoir divorcé de Wilhelm Schlegel et mourut en 1809).
Wilhelm Schlegel vécut de sa plume, comme autrefois Lessing. Il fit de la critique une fonction, pour ne pas dire un métier. Ses articles se multiplièrent dans la "Gazette litteraire d'Iéna" et dans les "Heures"; la plupart se rapportaient à des écrits aujourd'hui oubliés; quelques-uns ont gardé leur valeur : telles sont, par exemple, les études détaillées sur "Hermann et Dorothée" de Gœthe et sur la traduction d'Homère de Voss. Les jugements de Schlegel empruntaient une partie de leur autorité à l'élégance de la forme. Son procédé habituel est celui d'une analyse diversement nuancée, qui porte en elle-même l'éloge ou le blâme, et où une œuvre se définit en quelque sorte par son propre contenu. Son point de vue, à cette époque, est encore celui de l'hellénisme. Son plus grand dédain est pour le naturalisme bourgeois d'un Kotzebue (August von Kotzebue, dramaturge et agent au service de l'Empire russe, "Die Leiden der Ortenbergischen Familie", 1785), "Geschichte meines Vaters", 1788). Schlegel se sentit très tôt attiré par Shakespeare, et se lance dans sa traduction, indique qu'il faut, pour le traduire, le suivre pas à pas, surtout quand c'est un poète, comme lui, à mille faces, En 1797, il entreprit Roméo et Juliette, aidé d'une plume féminine, celle de Caroline Bœhmer, huit volumes, contenant seize pièces, parurent ensuite jusqu'en 1801, tant le succès alla toujours croissant. Le poète anglais fut ainsi désormais naturalisé dans la littérature allemande, comme il ne l'a été et comme il ne pouvait l'être dans aucune autre. Schlegel avait reproduit ce qui pouvait l'être et avait suppléé parfois à ce qui était intraduisible. Il tenait désormais une clef avec laquelle il pouvait tenter d'ouvrir toutes les littératures, et il publia encore, en 1803, plusieurs pièces du théâtre espagnol et un choix de poésies et de fragments tirés de l'italien, en restant fidèle à son principe, de ne se mesurer qu'avec les grandes œuvres, dignes de l'effort d'une traducteur : Shakespeare, Dante, Pétrarque, Calderon, Cervantes. Puis ce fut Euripide, Ion, la tentative de produire pour le public une oeuvre antique, non pas une simple traduction mais une "adaptation" allant à l'essentiel, la tragédie fut présentée à Weimar en 1802, ce fut l'échec.
Puis les liens de Wilhelm Schlegel avec Weimar se relâchèrent, par la faute de son frère Frédéric qui avait pris à partie en 1796, dans une revue de Berlin, l'Almanach des Muses de Schiller et les Heures. Ils fondèrent ensemble, deux ans après, l'Athenäum, qui devint l'organe de l'école (1798). C'est dans cette revue que paraîtront les 451 "fragments" contenant les fondements de la théorie du Premier romantisme allemand, le "Frühromantik" (1797-1802) ou Cercle d'Iéna, dans lequel on retrouve, outre les frères Schlegel, et leurs compagnes, Dorothea Veit et Caroline Böhmer, Novalis, Ludwig Tieck, Friedrich Schleiermacher, Johann Gottlieb Fichte. Mais alors Wilhelm Schlegel s'efforçait de rester encore l'homme de la mesure, son frère, Tieck, de Novalis et Schleiermacher, poussait la littérature dans les voies du symbolisme, du mysticisme, de l'idéalisme sans frein. En février 1801, Wilhelm Schlegel se rendit à Berlin, l'école romantique tenant de plus en plus séance dans cette ville, les salons y étaient plus émancipés, et les écoles rivales bien représentées, la vieille école rationaliste défendant l'héritage de Lessing, celle de Weimar regroupée autour de l'oeuvre si diversifiée de Goethe.
Wilhelm Schlegel quitta Berlin, en 1803, en compagnie de Mme de Staël, qui venait de Weimar, et avec laquelle il visita, dans les années suivantes, l'Italie, le Danemark et la Suède. C'est aussi l'époque de ses Leçons, "Vorlesungen über dramatische Kunst und Literatur (Leçons du cours sur l'art dramatique et la littérature, 1808). Le roi de Suède l'anoblit en 1809, il suivit le prince Bernadotte à la campagne de Saxe, en 1813, et écrivit plusieurs brochures, en français et en allemand pour défendre la politique suédoise. Après la paix, il alla retrouver Mme de Staël à Coppet. Appelé, en 1818, à une chaire de littérature à Bonn, il s`occupa d'études indiennes.Mais, depuis ses conférences de de Berlin, la littérature avait évolué, l'âge du romantisme était passé, et l'Allemagne revenait à ses anciens dieux. Wilhelm Schlegel mourut en 1845, poète médiocre, critique partial, mais traducteur de génie.
Friedrich von Schlegel (1772-1829)
Frédéric Schlegel était une nature plus riche que son frère, un littérateur doublé d'un aspirant philosophe, raisonnant en poésie plus qu'il ne la sentait, souvent paradoxal à force de vouloir creuser une idée, il s'entraînait lui-même, et il entraînait les autres après lui. Il eut une vraie influence dans le groupe romantique, moins par la portée de son esprit que par la forme tranchante de ses jugements.
Il réintroduisit dans la philosophie moderne l'usage des aphorismes, de petites formulations lapidaires, souvent ambiguës. Il est aussi celui qui en 1798 notait que la philosophie est le sujet sur lequel on philosophe le moins...
Les théories que Wilhelm Schlegel développait dans ses conférences de Berlin et de Vienne étaient en partie celles de son frère, dépouillées de ce qu'elles avaient de trop paradoxal. Les deux Schlegel se ressemblent en un seul point: ils manquent d`invention, et Frédéric lui-même, tout en se disant esthéticien et philosophe, n'a jamais su présenter une théorie complète de l'art et de la poésie.
Né en 1772, Frédéric Schlegel était de cinq ans plus jeune que son frère, il fut d'abord destiné au commerce, et c'est à Leipzig, où il devait faire son apprentissage, que se décide brusquement sa vocation littéraire. Une lecture de l' Histoire de l'art dans l'antiquité, de Winckelmann, l'entraîna immédiatement à entreprendre d'étudier la sculpture, l'architecture, puis la littérature et la philosophie grecque. Platon et Sophocle lui ouvrirent, dit-il, un monde nouveau. Il écrivit à Dresde, après avoir visiter la galerie des antiques, son premier article important, "Von den Schulen der griechischen Poesie : Berlinische Monaísschríft", 1794. Mais il se détachait d'une étude aussi rapidement qu'il s' adonnait : "Geschichte der Poesie der Griechen und Römer" n'alla pas au-delà du premier volume (1798). Esprit vif, il se montra excellent collaborateur de revue et commença à se faire une langue à lui, inégale et heurtée, mais colorée et visant l'effet. Rejoignant son frère à Iéna, en 1796, il n'apprécia pas l'opinion de Schiller à propose de son style et répondit en attaquant le sentimentalisme du grand poète. La querelle aurait été un des milles épisodes quotidiens de la vie littéraire si elle n'avait pas rompu une tradition, les jeunes génies ne s'appuyaient plus sur leurs illustres aînés.
Frédéric Schlegel quitta Iéna pour Berlin en 1797 et y publie le roman de l'école romantique, "Lucinde", qui fait scandale au pays du rationalisme. "Lucinde, Bekenntnisse eines Ungeschickten" (1799), dont l'intrigue tourne autour de l'amour de Julius et Lucinde, constitue en fait la mise en pratique de sa théorie du roman qui consiste à utiliser diverses formes littéraires (lettres, dialogues, aphorismes, extraits de journaux). Dans sa lettre sur le roman, "Brief über den Roman" (1800), Friedrich Schlegel écrira: "Ja ich kann mir einen Roman kaum anders denken, als gemischt aus Erzählung, Gesang und anderen Formen" (je ne peux guère penser à un roman autrement qu'à un mélange de récit, de chanson et d'autres formes). Il s'agit pour Schlegel de réhabiliter la littérature romanesque et d'en faire une œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk).
Il décrit sa conception dans le 116e fragment de I'Athenäum, il s'agit de poétiser l'esprit et la société dans son ensemble, de laisser tomber toutes les barrières formelles qui pourrait en interdire une diffusion absolue : "Die romantische Poesie ist eine progressive Universalpoesie. Ihre Bestimmung ist nicht bloss, alle getrennten Gattungen der Poesie zu vereinigen und die Poesie mit der Philosophie und Rhetorik in Berührung zu setzen. Sie will und soll auch Poesie und Prosa, Genialität und Kritik, Kunstpoesie und Naturpoesie bald mischen, bald verschmelzen, die Poesie lebendig und gesellig und das Leben und die Gesellschaft poetisch machen, den Witz poetisieren und die Formen der Kunst mit gediegenem Bildungsstoff jeder Art anfüllen und sättigen und durch die Schwingungen des Humors beseelen. Sie umfasst alles, was nur poetisch ist, von den gröliten, wieder mehrere Systeme in sich enthaltenden Systemen der Kunst bis zu dem Seufzer, dem Kuss, den das dichtende Kind aushaucht in kunstlosem Gesang". Friedrich Schlegel est en quête d'une esthétique lui permettant de définir la relation entre l'artiste, le créateur, et sa production, l'oeuvre d'art, une recherche esthétique qualifiée par le terme de "romantische Ironie" : Ironie "bedeutet die Ironie eben nichts andres, als dieses Erstaunen des denkenden Geistes über sich selbst, was sich oft in ein leises Lächeln auflöst" (l'ironie ne signifie rien d'autre que cet étonnement de l'esprit qui pense à lui-même, qui se dissout souvent dans un sourire tranquille)...
Dans son discours sur la mythologie, "Rede über die Mythologie" (1800), Friedrich Schlegel convie son lecteur à prendre distance avec la rationalité et à se plonger dans l'irrationnel de la mythologie antique : "Denn das ist der Anfang aller Poesie, den Gang und die Gesetze der vernünftig denkenden Vernunft aufzuheben und uns wieder in die schöne Verwirrung der Fantasie, in das ursprüngliche Chaos der menschlichen Natur zu versetzen, für das ich kein schöneres Symbol bis jetzt kenne, als das bunte Gewimmel der alten Götter. Warum wollt Ihr Euch nicht erheben, diese herrlichen Gestalten des groBen Altertums neu zu beleben ? - Versucht es nur einmal die alte Mythologie voll vom Spinosa und von jenen Ansichten, welche die ietzige Physik in iedem Nachdenkenden erregen muiš, zu betrachten, wie Euch alles in neuem Glanz und Leben erscheinen wird." (Car c'est le début de toute poésie, pour abolir la démarche et les lois de la raison rationnelle et nous replonger dans la belle confusion de la fantaisie, dans le chaos originel de la nature humaine, dont je ne connais pas de plus beau symbole que l'essaim coloré des anciens dieux. Pourquoi ne voulez-vous pas vous lever pour faire revivre ces personnages glorieux de la grande antiquité ?) En 1808, Friedrich Schlegel se passionne, un temps, pour la poésie et les mythes hindous, les divinités sont ici innombrables : "Uber Sprache und Weisheit der Inder (De la langue et de la sagesse des Hindous)...
"Lucinde, Bekenntnisse eines Ungeschickten" (1799)
C'est la première application, et la plus complète, de la théorie du cynisme, celle de l'homme méprisant toute autorité et toute tradition et frondant toute opinion reçue, un roman sans ordre se présentant comme un pur produit de l'esprit et de la "fantaisie". Encouragé par l'exemple de Goethe et de ses "Années d 'apprentissage de Wilhelm Meíster" (selon la théorie des romantiques, le roman était le genre littéraire par excellence et Wílhem Meister était le roman des romans), Schlegel voulut écrire lui aussi les années d`apprentíssage de la virilité et ce fut "Lucinde". Ce n`est point cependant un véritable roman, ce n'est pas même une narration simple se déroulant par épisodes, mais c`est la philosophie d'une histoire d`amour. Les lettres d`amis y alternent avec de petits chapitres cyniques et érotiques quelquefois scabreux (par exemple les "expériences" du protagoniste avec une vierge et une courtisane), le tout s`ordonnant en une série de tableaux de style impressionniste. Julius rencontre Lucinde, peintre cultivé autant que femme passionnée, et son amour pour elle en arrive à une dépravation esthético-religieuse des sens qui lui fait exalter les femmes cyniques et sensuelles de préférence à celles qui, ayant perdu toute espèce d'innocence, éprouvent néanmoins du remords et du regret à jouir des plaisirs de la chair. C`est du "Sturm und Drang" que Schlegel faisait dériver ses théories sur l`amour libre et sur l`émancipation de la femme. Il ne faisait que les revêtir de formes audacieuses et paradoxales. et c`est ainsi qu`il en arrivait à ce fameux jugement du 34e fragment de l'Athenaeum, "On ne voit pas ce qui pourrait être objecté à un mariage à quatre". Le roman souleva les protestations des écrivains eux-mêmes ; son ami Novalis alla jusqu`à dire qu`il était déplorable que Schlegel ait choisi la place publique pour chambre nuptiale : le héros principal c'est en fait Frédéric Schlegel lui-même, et Lucinde, c'était Dorothée Veit, qu venait de quitter son mari pour l'épouser. Goethe et Schiller eurent des paroles mordantes contre l`œuvre (Trad. Aubier, 1943).
Ludwig Tieck (1773–1853)
Pour Nodier, Sainte-Beuve, Balzac, ou Musset, Ludwig Tieck est le principal représentant de l'école romantique allemande. Pourtant, tant sa production que
sa vie ne l'impose pas comme une figure majeure de la créativité romantique, si ce n'est, comme on l'a dit, le "goût romantique". Tieck introduit dans la littérature allemande les premiers
éléments d'une "poétisation" de la réalité par le biais du voyage d'initiation ou de formation (Wanderlust), à petites touches, avec distanciation: la "forêt" devient ainsi, par exemple, un
thème romantique...
A la mort de Frédéric II de Prusse en 1786, accède au trône un Frédéric-Guillaume II de Prusse soumis à d'obscurs illumistes, tel que Johann Christoph von
Wöllner (1732 - 1800), qui n'est pas sans conséquence sur le climat de l'époque qui règne dans la société prussienne. C'est dans ce contexte que Johann Ludwig Tieck semble avoir développé une
certaine distanciation vis-à-vis des modes et luttes d'influence. Né à Berlin, Ludwig Tieck entreprend des études de littérature à Halle et Göttingen, puis Erlangen, où il retrouve Wilhelm
Heinrich Wackenrode, mort très jeune à 26 ans, en 1798, et connu pour son goût quelque peu excessif pour le Moyen Âge et le Renaissance, goût partagé par certains romantiques allemands et que
stigmatisera Heinrich Heine. En 1793, Tieck se passionne donc pour Dürer et la Renaissance allemande et l'on retrouve trace de cette premier enthousiasme dans "Franz Sternbalds Wanderungen
". En 1798, il publie "Prinz Zerbino, oder die Reise nach dem guten Geschmack" et "Franz Sternbalds Wanderungen". "Fantasien über die Kunst" (1799) encourage à une fusion de tous les arts,
musique, peinture, et poésie. De 1799 à 1800, Tieck séjourne à Iéna et rencontre les frères Schlegel et Novalis, puis à Weimar, Schiller et Goethe. Cet homme de très grande culture, traducteur de
Shakespeare, Cervantès ou Calderon, s'est plu à adapter des contes et des parodies de comédies ("Barbe-Bleue" (1797), Ritter Blaubart; "Le Monde à l'envers" (1798), Die verkehrte Welt, 1798; "Le
Chat botté" (1797), Der gestiefelte Kater) ou à donner libre court à des pièces médiévales adaptées au goût romantique (L'Empereur Octavien (1804), Kaiser Octavianus).
Mais le cercle romantique se disloque, et Tieck vit avec difficulté la période 1804-1814. Après un long voyage en Italie (1804-1806), en Angleterre, et en France (1817), Tieck cherche des protections. En 1819, il s'installe à Dresde avec sa femme et la comtesse Henriette von Finkenstein, qui organise un des salons littéraires les plus courus de la Saxe, voire de l'Allemagne. Tieck termine son parcours en publiant des "Novellen", peinture d'une société de bourgeois et d'aristocrates libéraux qui mènent une vie des plus feutrée, et un roman historique considéré comme son chef d'oeuvre, "Vittoria Accorombona" (1836).
C'est en 1790 que Tieck débute son activité d'écrivain inquiet, fantasque, ironique. Il devait être le poète de l'école romantique, a toujours gardé dans l'esprit un grain de scepticisme qui, au contact de la féérie romantique, s'est convertie en ironie, devenue une quasi doctrine littéraire : nul plus que Tieck ne s'est complu dans le merveilleux, les sujets les plus invraisemblables ne l'ont jamais effrayés, mais il sait y entrer sans trop s'engager, ce sont des jeux, la nature est un décor.
Tout débute pa un voyage à travers la Franconie, entrepris l'été 1793 avec W. H. Wackenroder, tous deux étudiants à Göttingen: ils découvrent les beautés d'une nature qu'ils ignoraient et les vestiges d'une culture plus ancienne que celle de la Prusse (pompe baroque des églises catholiques de l'Allemagne du Sud, art gothique de Nuremberg). Un manifeste esthétique en verra le jour, "Les Effusions d'un moine, ami des arts" (Herzensergiessungen eines kunstliebenden Klosterbruders), rédigé par Wackenroder peu avant sa mort, complété par Tieck pour être publié sous le titre de "Fantaisies sur l'art" (Fantasien über die Kunst, 1799) ...
Deux oeuvres de Tieck vont "révolutionner" l'époque ...
- son roman "Les Pérégrinations de Franz Sternbald' (Franz Sternbalds Wanderungen, 1798),
- son drame "Geneviève de Brabant' (Leben und Tod der heiligen Genoveva, 1799).
Les premiers écrits de Tieck furent des nouvelles satiriques et des remaniements de contes français dans le style du XVIIIe siècle, puis passe de drames fatalistes tels que "Charles de Berneck" (1793-95), à des drames médiévaux de ton purement romantique, comme "Leben und Tod der heiligen Genoveva" (1799), ou à un nouveau genre illustré par Le Chevalier Barbe-Bleue" (Ritter Blaubart), "Le Chat botté", "Le Prince Zerbíno ou Le Voyage vers le Bon Goût", ou encore deux récits tirés des "livres populaires" du Moyen Age, "Der blonde Eckbert", "La Merveilleuse Histoire de la belle Maguelone et du comte Pierre de Provence", "Le Fidèle Eckart et Tannhauser", des œuvres réunies par la suite avec d'autres récits dans "Märchen aus dem Phantasus" (1812-16).
"Der gelreue Eckart und die Tannenhäuser" est un conte comportant deux parties et qui fut publié dans les Poèmes romantiques. Au dire de l'auteur, il fut écrit en une nuit. C`est la vieille histoire du héros, Eckart qui, fidèle au duc de Bourgogne, sauva le royaume de ce dernier en sacrífiant un de ses fils. Etant néanmoins tombé en disgrâce, il vit ses deux autres fils décapités par son ancien maitre - ce qui n'ébranla point son ancienne fidélité. En quelque autre occasion il secourut le vieux duc. Finalement, ce dernier fit amende honorable, voulut l'avoir à ses côtés jusqu'à sa mort et lui laissa la tutelle de ses jeunes fils. Eckart, modèle de fidélité, mourut en défendant les jeunes gens contre les charmes diaboliques de la montagne de Vénus. Quatre siècles plus tard, la légende revit dans l'imagination du chevalier de Tannhãuser, descendant d`un ancien écuyer du duc de Bourgogne. S'adonnant aux plaisirs, il parcourt le monde en racontant l'histoire de ses crimes imaginaires. Un jour, poussé par le démon, il tue une femme qu'il a autrefois aimée et entraine avec lui, dans le gouffre que la montagne a ouvert à ses pieds, son ancien rival, devenu par la suite l'époux de cette femme....
"Der blonde Eckbert" est un célèbre conte Johann Ludwig Tieck, écrit en 1796, et parmi les plus suggestives créations du poète romantique. Le cavalier Eckbert vit avec son épouse Berthe, dans un château. Leur unique ami est Walter. Un soir, Berthe raconte une étrange histoire de son enfance : ayant fui ses parents, elle a été élevée par une vieille femme dans un bois, en compagnie d'un petit chien et d'un oiseau magique qui possédait la parole. Le désir de connaître le monde avait poussé Berthe à fuir à nouveau, emportant l'oiseau avec elle; mais comme ce dernier ne cessait de la réprimander, l'enfant l'avait tué. Au moment de prendre congé, Walter rappelle à Berthe le nom oublié du petit chien, et s'éloigne. Berthe, terrorisée, tombe malade et meurt. Eckbert, qui voit en son ami la cause de cette mort, le tue et se retire, menant une vie solitaire; il trouve alors un nouvel ami, le cavalier Ugo, mais après lui avoir raconté l'histoire de Berthe, il s'aperçoit que Ugo et Walter ne font qu'un. Il fuit le château et s'égare dans la forêt. En un paysan qui lui indique le chemin, il reconnaît une fois de plus Ugo et Walter. Il arrive enfin dans un lieu sauvage dont sa femme lui avait beaucoup parlé. Il entend l'aboiement d'un chien et le chant d'un petit oiseau qui célèbre la solitude de la forêt. La vieille femme qui a élevé Berthe vient à sa rencontre : c'est encore Walter. ll apprend par elle que Berthe était sa sœur et, dans l'angoisse, meurt pendant que chante l'oiseau.
In einer Gegend des Harzes wohnte ein Ritter, den man gewöhnlich nur den blonden Eckbert nannte. Er war ohngefähr vierzig Jahr alt, kaum von mittler Größe, und kurze hellblonde Haare lagen schlicht und dicht an seinem blassen eingefallenen Gesichte. Er lebte sehr ruhig für sich und war niemals in den Fehden seiner Nachbarn verwickelt, auch sah man ihn nur selten außerhalb den Ringmauern seines kleinen Schlosses. Sein Weib liebte die Einsamkeit ebensosehr, und beide schienen sich von Herzen zu lieben, nur klagten sie gewöhnlich darüber, daß der Himmel ihre Ehe mit keinen Kindern segnen wolle. Nur selten wurde Eckbert von Gästen besucht, und wenn es auch geschah, so wurde ihretwegen fast nichts in dem gewöhnlichen Gange des Lebens geändert, die Mäßigkeit wohnte dort, und die Sparsamkeit selbst schien alles anzuordnen. Eckbert war alsdann heiter und aufgeräumt, nur wenn er allein war, bemerkte man an ihm eine gewisse Verschlossenheit, eine stille zurückhaltende Melancholie.
Dans une région du Harz vivait un chevalier que l'on appelait simplement Eckbert le blond. Il était âgé d'une quarantaine d'années, à peine de taille moyenne, et de courts cheveux blond clair s'étalaient sobrement sur son visage pâle et creusé. Il vivait très tranquillement pour lui-même et n'était jamais mêlé aux querelles de ses voisins, et on ne le voyait que rarement en dehors des murs d'enceinte de son petit château. Sa femme aimait tout autant la solitude, et tous deux semblaient s'aimer de tout leur cœur, sauf qu'ils se plaignaient généralement que le ciel ne voulait pas bénir leur mariage en leur donnant des enfants. Il était rare qu'Eckbert reçût la visite d'hôtes, et quand cela arrivait, alors il ne changeait guère son train de vie habituel; la modestie régnait en ces lieux, et l'économie elle-même semblait tout ordonner. Eckbert se montrait alors souriant et enjoué; ce n'est que lorsqu'il était seul que l'on remarquait en lui une certaine réservee, une mélancolie taciturne et distante.
Niemand kam so häufig auf die Burg als Philipp Walther, ein Mann, dem sich Eckbert angeschlossen hatte, weil er an diesem ohngefähr dieselbe Art zu denken fand, der auch er am meisten zugetan war. Dieser wohnte eigentlich in Franken, hielt sich aber oft über ein halbes Jahr in der Nähe von Eckberts Burg auf, sammelte Kräuter und Steine, und beschäftigte sich damit, sie in Ordnung zu bringen, er lebte von einem kleinen Vermögen und war von niemand abhängig. Eckbert begleitete ihn oft auf seinen einsamen Spaziergängen, und mit jedem Jahre entspann sich zwischen ihnen eine innigere Freundschaft.
Es gibt Stunden, in denen es den Menschen ängstigt, wenn er vor seinem Freunde ein Geheimnis haben soll, was er bis dahin oft mit vieler Sorgfalt verborgen hat, die Seele fühlt dann einen unwiderstehlichen Trieb, sich ganz mitzuteilen, dem Freunde auch das Innerste aufzuschließen, damit er um so mehr unser Freund werde. In diesen Augenblicken geben sich die zarten Seelen einander zu erkennen, und zuweilen geschieht es wohl auch, daß einer vor der Bekanntschaft des andern zurückschreckt.
Personne ne venait aussi souvent au château que Philipp Walther, un homme auquel Eckbert s'était associé parce qu'il trouvait chez lui à peu près la même façon de penser que celle à laquelle il était le plus attaché. Celui-ci habitait en fait en Franconie, mais il séjournait souvent plus de six mois à proximité du château d'Eckbert, ramassait des herbes et des pierres et s'occupait de les mettre en ordre, il vivait d'une petite fortune et ne dépendait de personne. Eckbert l'accompagnait souvent dans ses promenades solitaires et, chaque année, une amitié plus profonde se nouait entre eux.
Il y a des heures où le coeur se serre à l'angoissante pensée de faire plus longtemps mystère à un ami du secret qu'on a mis tous ses soins à dissimuler jusqu'à cet instant; l'âme ressent alors une impulsion irrésistible à se communiquer entièrement, à ouvrir à son ami ce qu'il a de plus intime, afin qu'il devienne d'autant plus notre ami. C'est dans ces moments-là que les âmes tendres se révèlent l'une à l'autre, et il arrive parfois que l'une recule devant la connaissance de l'autre....
Il est inutile de chercher une signification symbolique à ce conte que l'auteur lui-même veut laisser dans l'ombre d'une mystérieuse magie. Grâce à la puissance de son style musical et à la grande délicatesse des images, le poète est parvenu à créer un climat où le réel et le fantastique se succèdent, sans jamais se heurter, recréant dans toute sa vibrante richesse la vie de la forêt.
Avec le drame de "L'Empereur Octavien" (Kaiser Octavianus, 1801-03), qui révèle toute la richesse poétique et musicale de Ludwig Tieck, celui-ci conçoit une œuvre qui occupe une place importante dans l'histoire du romantisme allemand, puisqu'elle est une tentative pour réaliser le programme qu'avaient établi les romantiques dans L'Athenaeum de Schlegel.
Poème en dix actes et un prologue tiré d'un vieux livre populaire, "La belle et amusante histoire de l'empereur Octavien, de sa femme et de ses deux fils ; comment ils furent exilés et miraculeusement se retrouvèrent en France, auprès du pieux roi Dagobert ", qui se prêtera, par la variété des paysages et des personnages, à la fantaisie de Tieck. L'intrigue est seulement un point de départ et un prétexte.
La femme d'Octavien, Félicité, injustement accusée d'adultère par sa belle-mère, est condamnée à être brûlée vive avec ses deux fils. Miraculeusement sauvée, elle s'enfuit dans une forêt où une guenon et une lionne lui dérobent ses enfants. Elle part à leur recherche. L'un d'eux est vendu comme esclave à un marchand et est emmené à Paris par son maître. Il y retrouve son père, et l'innocence de Félicité est découverte. La vieille reine, en proie au remords, se tue. Octavien, désespéré, fait rechercher sa femme. Félicité de son côté retrouve son autre fils à Jérusalem. Elle le fait baptiser et revient en France avec un groupe de pèlerins. La famille se rencontre à la cour du pieux roi Dagobert. Mais le drame se veut modèle d'œuvre romantique, tout y est allégorie, tous les éléments romantiques les plus répandus sont mis en oeuvre, tour à tour, dans le prologue, l'Amour, le Courage, la Foi, l'Ironie, le Chevalier, le Poète, accompagnés par la personnification de la Romance, qui dialogue avec eux et qui continuera de paraître dans les dix actes successifs, l'atmosphère y est irréelle, fantasmagorique et abstraite. La strophe qui termine le dialogue devint célèbre et passa pour la devise du romantisme : « Magique nuit lunaire qui garde l'intelligence prisonnière, monde de contes merveilleux, renais dans ta vieille splendeur" ...
En 1795-96, Tieck publia en trois volumes la perverse "Histoire de William Lovell", roman épistolaire du même type que le "Werther" de Goethe et s'inspirant du "Paysan perverti" de Restif de La Bretonne. Mais un "Werther" sans poésie, dira-t-on. William Lovell est un jeune lord élégant, exalté et sensuel, dont les aventures commencent en trompant une toute jeune fille sensible, à laquelle il était fiancé. Pour parfaire son éducation, son père le fait voyager. Il tombe à Paris entre les mains d'une femme rusée qui dévore son patrimoine. Voulant étouffer ses remords, il s'entoure de libertins de toutes sortes. Puis il part pour l'ltalie. À Rome, il rencontre une intrigante, Andréa, qui corrompt tout ce qui lui restait de pureté, en justifiant toutes ses actions par une philosophie sensualiste et libertine. Lovell finit par se mêler à une bande de voleurs. Mais, dans le mal même, il succombe et sera la victime de ses complices, qui, le jugeant incapable, l'abandonneront. Lovell tente alors de se réhabiliter, en s'adonnant à des travaux de culture. Mais Andréa, pour assouvir une vieille rancune, le fait tomber sous les coups d'un assassin à gages ...
En 1798, parurent les "Aventures de Franz Sternbald" (Franz Sternbalds Wanderungen), conçues et commencées en collaboration avec Wackenroder, et continuées après sa mort mais que Tieck laissa inachevées. C'est alors le début d'une longue série d'histoires d'artistes vagabonds, les "Künstlerromane" du romantisme ...
Franz Sternbalds Wanderungen (Les Pérégrinations de Franz Sternbald, 1798)
Le Wilhelm Meister de Goethe essaime mais dans une orientation différente, ici s'affirme le goût romantique du voyage : "Les Pérégrinations de Franz
Sternbald", ou "Une histoire du temps de la Renaissance allemande", constituent un "Künstlerroman", en l'occurrence le récit des voyages d'un jeune peintre qui décide de parfaire ses
connaissances artistiques en parcourt les Pays-Bas et l'Italie. Le roman est parsemé de poèmes évoquant les différents états d'âme du héros découvrant une palette de styles artistiques, de la
Renaissance allemande, de sa religiosité nordique à la sensualité italienne.
"So ist die Seele des Künstlers oft von wunderlichen Träumereien befangen, denn jeder Gegenstand der Natur, jede bewegte Blume, jede ziehende Wolke ist ihm eine Erinnerung oder ein Wink in die Zukunft."
"Nur ein Künstler kann die Welt und ihre Freuden auf die wahre und edelste Art genießen, er hat das große Geheimnis erfunden, alles in Gold zu verwandeln"
"Ainsi, l'âme de l'artiste est souvent prisonnière de rêveries singulières, car chaque objet de la nature, chaque fleur bercée par le vent, chaque nuage qui passe lui semble être un souvenir ou un signe dirigé vers l'avenir."
"Seul un artiste peut savourer le monde et ses joies de la manière la plus vraie et la plus noble qui soit : il est l'auteur du grand secret qui permet de tout transformer en or."
"Prinz Zerbino, oder die Reise nach dem guten Geschmack" (Le voyage vers le bon goût, 1799)
Drame satirique en six actes, avec en sous-titre, en quelque sorte, une suite au Chat botté", c'est-à-dire une satire qui s'attaque ici à l'art médiocre et bourgeois de certains courants littéraires, issus tardivement du rationalisme, et introduits en Allemagne par lffland, August von Kotzebue (dont l'assassinat conduisit à la promulgation des décrets de Karlsbad organisant le contrôle du mouvement unitaire et libéral allemand,1800-1848), et surtout Friedrich Nicolai (1733-1811) dans les gazettes de qui Tieck se vit obligé de publier ses premières œuvres et dont il fut à un moment donné son inspirateur : Tieck fit ses premières armes dans le camp rationaliste ..
Les premiers actes du drame sont consacrés à la représentation satirique d'une petite cour allemande où le beau-père du souverain est un maniaque, le prince et la princesse guère plus que des comparses et où les courtisans sont excellemment dépeints dans toute leur vanité de dignitaires et de pédants. La maladie mentale du prince Zerbino, l`héritier au trône, est guérie après d'inutiles consultations avec les médecins officiels, par une sorte de mage aux oreilles d`âne, Polycomicus, qui vit dans la forêt. Celui-ci prévient que la guérison du prince ne sera pas complète tant qu`il n'aura pas trouvé le Bon Goût. Aussi le prince part-il en quête, accompagné du savant Nestor, qui incarne la médiocrité académique. C`est dans cette partie que l'on trouve les scènes les meilleures du drame. Nestor arrive dans le jardin de la Poésie où il écoute indígné le chant des fleurs, proteste contre la suggestion du merveilleux et s`entretient avec Dante, Shakespeare et Cervantès, qui le prient d`attendre leur grand compagnon, encore vivant, Goethe. Par opposition, une autre scène satirique s'élève contre la poésie utilitaire : Nestor est conduit par des génies, dans une salle à manger où tous les objets et jusqu'au rôti, tout en déplorant le temps où ils étaient des choses vivantes, se réjouissent de pouvoir être utiles à l'homme. Lorsque Zerbino et Nestor se décident à revenir à la Cour, ils sont accueillis avec enthousiasme, mais leur langage dépourvu de tout préjugé, fruit de leurs multiples expériences - surtout dans le jardin de la Poésie -, scandalise la Cour et ils sont jetés en prison. Bientôt Nestor et Zerbino, gagnés par l`ennui, se déclarent disposés à applaudir au credo "humanitaire" du rationalisme bourgeois ; on reconnaît alors à Zerbino les qualités nécessaires pour accéder au trône...
"Vie et mort de sainte Geneviève" (Leben und Tod der heiligen Genoveva, 1799-1811)
Une ancienne légende populaire qui a connu plusieurs rédactions et ici auréolée d'une vague religiosité venant se superposer à une conception romantique de la passion : c'est une oeuvre caractéristique du romantisme allemand, le mysticisme imprécis, le sens de la nature, le symbolisme incertain, une oeuvre plus représentative d'une époque que de l'auteur lui-même. Fille du duc de Brabant, Geneviève épouse le comte palatin de Trèves, Siegfried. Celui-ci la quitte peu après son mariage, pour combattre les Sarrasins avec Charles Martel, et il la confie au majordome Golo. N'ayant pas réussi séduire la malheureuse princesse, Golo l'accuse d'adultère et la fait condamner à mort par Siegfried. Les serviteurs qui devaient Ia tuer. pris de compassion. l'abandonnent dans une forêt avec son fils nouveau-né. Geneviève vit de fruits sauvages. en faisant allaiter son enfant par une biche. Bien des années après, Siegfried. durant une chasse poursuit cette biche et retrouve ainsi Geneviève, qui lui prouve son innocence : il la ramène avec lui dans son palais. Le traitre Golo est écartelé; mais la princesse, épuisée par les souffrances, ne peut survivre longtemps. Dès le Moyen Age, l'histoire réapparaît sous différentes formes, mais Pierre Claude Nivelle de La Chaussée (l692-l754), le créateur du "genre larmoyant" qui en fit l'héroïne de l'un de ses drames ...
Installé en 1799 à Iéna, Tieck fait partie du cénacle romantique qui avait déjà accueilli avec faveur ses écrits. Une comédie comme "Le Monde renversé" (Die verkehrte Welt, 1798), qui débute par l'épilogue, se termine par le prologue et introduit le public sur la scène, répondait à toutes les exigences du "fertile chaos" qu'invoquaient les théories romantiques.
Et c'est à cette époque que Tieck se lia d'amitié avec les frères Schlegel, Schelling, Fichte et surtout Novalis. Mais en comparaison de ceux-ci, Tieck demeure un virtuose. Du romantisme, il ne garde que le côté obscur, nocturne des sens, et introduit le goût de l'horrible, du ténébreux, du magique, du grotesque, qui triomphera ensuite avec l'école d'Heidelberg, avant de se répandre en France et dans toute l'Europe.
Pendant presque vingt ans, Tieck voyagea continuellement; il se rendit à Berlin, Dresde, Vienne, Munich, Prague, en Italie, en France et en Angleterre, où il approfondit son étude du théâtre anglais (shakespearien et préshakespearien) et de la poésie allemande ancienne. S'étant définitivement fixé à Dresde (1819), et devenu conseiller du théâtre de cour de cette ville, il y tint ses célèbres leçons du soir, réunit dans les "Dramaturgische Blätter" (1825-26). Abandonnant la fantaisie qui l'inspirait jusque-là, c'est l’histoire de la classe moyenne qui retient son attention et le mouvement de la « Jeune Allemagne », qui tente d’établir un théâtre national allemand fondé sur des idéaux démocratiques ..
Invité en 1842 par Frédéric-Guillaume IV à Potsdam et à Berlin, il y demeura jusqu'à sa mort, jouissant sans interruption d'une grande popularité.
"Vittoria Accorombona" (1836)
La vie et les aventures amoureuses et tragiques de Vittoria Accorombona, mariée en premières noces au neveu du cardinal Montalto. le futur pape Sixte V, puis en secondes noces à Paolo Giordano Orsini, duc de Bracciano, a inspiré de nombreux écrivains. Ardente et sensuelle, résolue et intelligente, Vittoria Accorombona incarne la femme de la Renaissance. La première et très libre interprétation qui ait été donnée des amours tragiques qui se nouèrent entre le duc de Bracciano et Vittoria est celle de l'auteur dramatique élisabéthain John Webster (1580-1625), sous le titre de "The White Devil", "Le Démon blanc", représenté en 1611-1612. Vient ensuite le roman de Ludwig Tieck qui conçoit ce drame en 1792 comme une histoire de maléfices et d`incantations : il sera développé et publié en 1836 et 1840 et accompagnera toute l'évolution de Tieck jusqu`au moment où, influencé par la lecture de "Waverley", de Scott et des "Fiancés", de Manzoni, il décida de lui donner pour cadre historique l`ltalie de la Renaissance. Vittoria Accorombona, pour sauver son frère et échapper aux assiduités d`un prince Farnèse, épouse un courtisan insignifiant, dont le duc de Bracciano la débarrassera, lorsque, devenu ardemment amoureux, il se libérera de sa propre femme et fera tuer le mari de Vittoria. Cette dernière, soupçonnée de meurtre et emprisonnée, n`est sauvée que grâce au pouvoir du duc. À la mort du pape, pendant le conclave, elle réussit à s`échapper et les amants se rejoignent. Lorsque l`austère Sixte V est nommé pape, ils abandonnent Rome et vont vivre sur le lac de Garde des jours idyllíques. Mais le duc de Bracciano y meurt empoisonné et Vittoria périt de la main d'un meurtrier, à l'instigation d'un ancien amant. La force d`évocation historique, soutenue par une reconstitution précise du cadre et du milieu, est très efficace dans ce roman. Stendhal donnera des amours et des intrigues de la duchesse de Bracciano une interprétation passionnément romantique dans une de ses Chroniques italiennes en 1839 ..
"NOUVELLES" de Tieck, publiées entre 1821 et 1840 (un recueil en sept volumes fut composé par l`auteur lui-même entre 1823 et 1828), marquent un point de départ dans la littérature allemande : c`est Ludwig Tieck qui formula le premier le caractère particulier que devait exprimer la nouvelle, une composition poétique "ayant pour but de mettre en lumière un événement petit ou grand. lequel, tout en se déroulant de façon simple et naturelle, n'en demeure pas moinsmerveilleux et peut-être unique. C`est précisément dans ce passage du réel au merveilleux que résidait pour Tieck l`intérêt de la nouvelle. Il écrivit ainsi une suite de récits que l`on peut partager en nouvelles de mœurs et nouvelles historiques. Dans les premières, il commente son temps plus qu'il ne l'évoque, raillant l`attitude de dilettantisme des salons littéraires alors en vogue et l'insolente réaction du mouvement antiromantique de la "Nouvelle Allemagne", mouvement que Tieck, issu d`un tout autre monde poétique et spirituel, ne pouvait approuver. "Les Tableaux" sont une satire des collectionneurs d`œuvres d`art et cette nouvelle donne l'occasion à l`auteur d`exprimer ses opinions esthétiques. "Les Mystérieux" s'élèvent contre les mensonges conventionnels. "Peines et joies de la musique" s'attaque au monde bizarre et fantastique des musiciens, que Tieck avait longuement fréquenté. "Le 15 novembre" est une de ses rares nouvelles de mœurs. non satirique. "Vie de poètes", en deux parties, a pour cadre le Londres de l'époque élisabéthaine et retrace la vie de Marlowe et Green, ainsi que leur fin tragique. L"auteur nous fait assister. dans la seconde partie de sa nouvelle, à l'apparition sur les scènes anglaises de l`époque, de Shakespeare, et exprime le culte que Tieck lui portait (il en donna des traductions qui font encore autorité).
Les nouvelles à caractère historique, parmi lesquelles "Pour la mort du poète" dédiée à Camoens, "La Révolte dans les Cévennes" et le roman inachevé "Virtoria Accorombona" sont à chaque fois de véritables et minutieuses reconstitutions de toute une époque. Mais les personnages incarnent presque toujours des états d`âme propres à l`auteur.
On dira Ludwig Tieck nouvelliste supérieur au Tieck romancier...