2000
Capability Approach - "Commodities and Capabilities" (1985), "Development as Freedom" (1999), Amartya Sen (1933) - "Women and Human Development" (2000), "Creating Capabilities : the human development approach" (2011), "The Monarchy of Fear: A Philosopher Looks at Our Political Crisis" (2018), Martha Nussbaum (1947) - ...
En ce début du XXIe siècle, et quasiment un demi-siècle après John Rawls et sa "Theory of Justice" (1971) dont l'objectif était de pouvoir établir les principes d'une société équitable et bien ordonnée, rien n'a véritablement changé. On cite l'ouvrage, on en parle comme une référence théorique incontournable, - et il est vrai que les ouvrages fondamentaux de cette fin du du XXe siècle ne sont guère nombreux -, mais un savoir qui reste académique. Un demi-siècle plus tard, Martha Nussbaum reprend certains aspects de cette théorie (2011) : il s'agit, encore et toujours, non pas seulement de donner une priorité à la justice sociale et à l'égalité des chances dans une démocratie qui ne parvient toujours pas à réellement les mettre en oeuvre, - le discours des petits hommes de pouvoir qui parviennent à se faire élire aux fonctions dites suprêmes usent et abusent de ces notions sans réellement vouloir (ou pouvoir) les maîtriser -, mais de leur donner une réalité conceptuelle et pratique de telle façon qu'elles puissent enfin orienter tant les structures institutionnelles de nos démocraties que celles des différentes instances internationales qui couvrent notre planète Terre ...
En 1998, Amartya Kumar Sen, philosophe et économiste indien recevait le Prix Nobel pour ses contributions à l'économie du bien-être et ses recherches sur les causes profondes de la famine; ses travaux montrait que les famines ne résultaient pas toujours d'un manque de nourriture, mais souvent d'inégalités dans sa distribution et son accès. Critiquant les théories économiques traditionnelles pour leur focalisation excessive sur le PIB et introduisant des dimensions éthiques et sociales dans l’évaluation du progrès économique, il se fit alors connaître par son approche centrée sur les capabilités (Capability Approach), une manière de mesurer le bien-être humain en termes de libertés et d'opportunités réelles, plutôt que de simples indicateurs comme le revenu ou la consommation, ou autres indicateurs que certains technocrates au pouvoir dans nombre de démocratie persévèrent à utiliser pour éviter d'affronter toutes questions relatives aux inégalités économiques et sociales...
La philosophe américaine Martha Nussbaum a joué un rôle déterminant dans la formulation de l'approche dite des "capabilités", un cadre théorique qui mesure le développement humain non pas en termes de ressources matérielles ou de PIB, mais en termes de ce que les individus sont réellement capables de faire et d’être ...
Dans "Women and Human Development" (2000) et "Creating Capabilities" (2011), elle propose une conception de la liberté centrée sur la capacité des individus à réaliser leur potentiel dans des dimensions essentielles de la vie humaine. Ces "capabilités" sont les libertés réelles dont dispose une personne pour choisir et agir dans des domaines clés de sa vie. Contrairement aux ressources (comme l'argent) ou aux opportunités abstraites (comme des droits formels), les capabilités mettent l’accent sur ce que les individus peuvent réellement faire ou être...
Dans "The Monarchy of Fear: A Philosopher Looks at Our Political Crisis", Martha Nussbaum poursuit son analyse des défis contemporains auxquels se trouvent confronter, de son point de vue, les démocraties : celui du rôle des émotions dans les crises démocratiques. Pour elle, le politique est toujours émotif, et peut-être de plus, par effet de masse. La mondialisation a produit chez des millions de personnes en Occident un sentiment d’impuissance. Ce sentiment d’impuissance se transforme en ressentiment et en rejet. Ce n'est donc pas le fait "politique" qui est ici mis en cause, mais l'émotion brute : la peur et ses dérivés (colère, ressentiment, dégoût) peuvent déstabiliser les démocraties, et ceux-ci ne peuvent être combattus que par d'autres émotions, des émotions positives comme l’espoir et l’amour civique pour les renforcer. Une approche qui peut sembler idéaliste, voire naïve, mais une analyse des émotions politiques qui peut aussi offrir un cadre précieux pour penser les défis contemporains des démocraties et suggérer des solutions éventuelles ...
"Commodities and Capabilities", Amartya Sen (1985)
La notion de "capabilité" traduit celle de "capability" forgée par le philosophe et économiste indien Amartya Sen, dans les années 1980 pour distinguer son approche d’autres concepts économiques et philosophiques : il en a fait l'élément central de son approche du développement humain, l'approche par les capabilités (Capability Approach). Lauréat du Prix Nobel d'économie en 1998, Sen a joué un rôle clé dans la refonte des notions traditionnelles de bien-être et de développement économique...
Une "capabilité" représente l’ensemble des opportunités réelles qu’un individu a pour accomplir des choses importantes dans sa vie, en tenant compte non seulement des ressources disponibles, mais aussi des conditions sociales, culturelles, et personnelles dans lesquelles il se trouve. Le souci est de refléter des situations d'existence concrète, loin des raisonnements technocratiques qui encombrent tant le paysage économique et social via des indicateurs par trop abstraits. C'est aussi une notion forgée notamment pour la distinguer de celle de "ressource" : contrairement à une simple mesure des ressources (comme le revenu), les capabilités se concentrent sur ce que les individus peuvent effectivement faire ou être avec ces ressources. Ce qui inclut, par exemple d'autres dimensions telles que l'accès à l'éducation, la santé, la participation politique, ou la sécurité. Sen contestait en effet les indicateurs de développement centrés uniquement sur le PIB et influencera la création de l'Indice de Développement Humain (IDH) par le PNUD, qui combine des critères comme l'espérance de vie, l'éducation et le revenu...
Sen critique, dans "Commodities and Capabilities", les approches traditionnelles du bien-être, centrées uniquement sur les ressources ou l’utilité, en introduisant l’idée que le bien-être dépend des opportunités réelles d’agir ou de vivre de manière épanouie. Il en vient ainsi à proposer la distinction entre " functionings", qui correspondent à des états ou activités qu’une personne réalise effectivement (par exemple, être bien nourri, avoir une éducation) et "capabilities", qui décrivent l’ensemble des combinaisons possibles de fonctionnements qu’un individu peut atteindre, compte tenu de ses opportunités réelles (concrètes).
Dans "Inequality Reexamined" (1992), Sen approfondira l’analyse philosophique et normative du concept de "capabilité". Il commence par contester les approches traditionnelles faites en terme de "justice sociale", notamment celles basées sur les ressources (Rawls) ou l’utilité (Bentham), en soulignant leur incapacité à prendre en compte les différences individuelles. L’accent est mis sur l’importance des capabilités en tant que critère de justice et d’évaluation du bien-être....
"We live in a world of unprecedented opulence, of a kind that would have been hard even to imagine a century or two ago. There have also been remarkable changes beyond the economic sphere. The twentieth century has established democratic and participatory governance as the preeminent model of political organization. Concepts of human rights and political liberty are now very much a part of the prevailing rhetoric. People live much longer, on the average, than ever before. Also, the dierent regions of the globe are now more closely linked than they have ever been. This is so not only in the elds of trade, commerce and communication, but also in terms of interactive ideas and ideals.
And yet we also live in a world with remarkable deprivation, destitution and oppression. There are many new problems as well as old ones, including persistence of poverty and unfullled elementary needs, occurrence of famines and widespread hunger, violation of elementary political freedoms as well as of basic liberties, extensive neglect of the interests and agency of women, and worsening threats to our environment and to the sustainability of our economic and social lives. Many of these deprivations can be observed, in one form or another, in rich countries as well as poor ones.
Nous vivons dans un monde d'une opulence sans précédent, qu'il aurait été difficile d'imaginer il y a un ou deux siècles. Des changements remarquables se sont également produits au-delà de la sphère économique. Le vingtième siècle a fait de la gouvernance démocratique et participative le modèle prééminent d'organisation politique. Les concepts de droits de l'homme et de liberté politique font désormais partie intégrante de la rhétorique dominante. Les gens vivent en moyenne beaucoup plus longtemps qu'auparavant. En outre, les différentes régions du globe sont aujourd'hui plus étroitement liées qu'elles ne l'ont jamais été. C'est le cas non seulement dans les domaines des échanges, du commerce et de la communication, mais aussi en termes d'idées et d'idéaux interactifs.
Pourtant, nous vivons aussi dans un monde où les privations, le dénuement et l'oppression sont remarquables. Il existe de nombreux problèmes nouveaux et anciens, notamment la persistance de la pauvreté et des besoins élémentaires non satisfaits, les famines et la faim généralisée, la violation des libertés politiques élémentaires et des libertés fondamentales, la négligence généralisée des intérêts et de l'action des femmes, et l'aggravation des menaces qui pèsent sur notre environnement et sur la durabilité de nos vies économiques et sociales. Nombre de ces privations peuvent être observées, sous une forme ou une autre, dans les pays riches comme dans les pays pauvres.
Overcoming these problems is a central part of the exercise of development. We have to recognize, it is argued here, the role of freedoms of different kinds in countering these afflictions. Indeed, individual agency is, ultimately, central to addressing these deprivations. On the other hand, the freedom of agency that we individually have is inescapably qualied and constrained by the social, political and economic opportunities that are available to us. There is a deep complementarity between individual agency and social arrangements. It is important to give simultaneous recognition to the centrality of individual freedom and to the force of social influences on the extent and reach of individual freedom.
Surmonter ces problèmes est un élément central de l'exercice du développement. Nous devons reconnaître, comme nous le faisons ici, le rôle des différents types de libertés dans la lutte contre ces afflictions. En effet, l'action individuelle est, en fin de compte, essentielle pour remédier à ces privations. D'autre part, la liberté d'action dont nous disposons individuellement est inévitablement limitée par les opportunités sociales, politiques et économiques qui nous sont offertes. Il existe une profonde complémentarité entre l'action individuelle et les dispositions sociales. Il est important de reconnaître simultanément la centralité de la liberté individuelle et la force des influences sociales sur l'étendue et la portée de la liberté individuelle.
To counter the problems that we face, we have to see individual freedom as a social commitment. This is the basic approach that this work tries to explore and examine. Expansion of freedom is viewed, in this approach, both as the primary end and as the principal means of development. Development consists of the removal of various types of unfreedoms that leave people with little choice and little opportunity of exercising their reasoned agency. The removal of substantial unfreedoms, it is argued here, is constitutive of development. However, for a fuller understanding of the connection between development and freedom we have to go beyond that basic recognition (crucial as it is). The intrinsic importance of human freedom, in general, as the preeminent objective of development is strongly supplemented by the instrumental eectiveness of freedoms of particular kinds to promote freedoms of other kinds. The linkages between dierent types of freedoms are empirical and causal, rather than constitutive and compositional.
Pour contrer les problèmes auxquels nous sommes confrontés, nous devons considérer la liberté individuelle comme un engagement social. Telle est l'approche fondamentale que ce travail tente d'explorer et d'examiner. L'expansion de la liberté est considérée, dans cette approche, à la fois comme la finalité première et comme le moyen principal du développement. Le développement consiste à supprimer les différents types d'entraves qui laissent aux individus peu de choix et peu de possibilités d'exercer leur pouvoir raisonné. L'élimination des libertés substantielles, affirme-t-on ici, est un élément constitutif du développement. Toutefois, pour mieux comprendre le lien entre le développement et la liberté, nous devons aller au-delà de cette reconnaissance de base (aussi cruciale soit-elle). L'importance intrinsèque de la liberté humaine, en général, en tant qu'objectif prééminent du développement est fortement complétée par l'efficacité instrumentale des libertés de types particuliers pour promouvoir les libertés d'autres types. Les liens entre les différents types de libertés sont empiriques et causaux, plutôt que constitutifs et compositionnels...." (preface)
"Development as Freedom" (1999) est l'ouvrage plus orienté vers le grand public qui permet d'élargir l’application de l’approche par les capabilités que soutient Amartya Sen...
La notion de "développement humain" repose sur une critique des indicateurs économiques traditionnels (comme le PIB), qui ne reflètent pas les véritables conditions de vie des individus, quelle que soit la richesse globale d’un pays. Bien que Sen ait élaboré cette notion dans le contexte des inégalités globales et sous l'égide d'organismes internationaux comme l’ONU (le Rapport sur le Développement Humain du PNUD (1990) et la création de l’Indice de Développement Humain (IDH) ont popularisé le concept en le liant aux efforts internationaux pour améliorer les conditions de vie dans les pays en développement), le concept de développement humain ne se limite pas en effet aux pays en développement mais s’applique à toute société dans laquelle des individus peuvent être empêchés d’accéder aux opportunités réelles de mener une vie qu’ils valorisent. Ceci pour contester certaine assertion présentant le "développement humain" comme un outil technocratique réservé aux débats politiques ou aux programmes d’aide internationale : le potentiel conceptuel de la notion de "développement humain", est universel ...
Dans son ouvrage "Development as Freedom" (1999), Amartya Sen affirme donc que le développement ne peut être réduit à l’accumulation de richesses ou de ressources matérielles, mais consiste plutôt à élargir les capacités des individus et leur permettre de mener la vie qu’ils jugent valable et épanouissante. C'est un processus d’expansion des libertés réelles (politiques, économiques, sociales) que les individus peuvent exercer dans leur vie et qui se traduit concrètement par "l’accroissement des capabilités des individus" ...
Sen va distinguer plusieurs types de libertés, qu’il appelle « instrumentales », parce qu'elles servent à élargir les capabilités. Parmi elles :
- Les libertés économiques : accès aux ressources économiques nécessaires.
- Les libertés politiques : droit de participation, expression, et prise de décision.
- Les libertés sociales : accès à l'éducation, à la santé et à la sécurité sociale.
- Les garanties de transparence : absence de corruption et justice équitable.
- La sécurité protectrice : filet de sécurité pour protéger les plus vulnérables.
Pour Sen, enfin, le développement humain est indissociable d’une approche éthique de la justice sociale. Une société est juste et développée lorsque chaque individu a les moyens réels de réaliser ses potentialités, sans être entravé par des inégalités ou des oppressions.
Dans "The Idea of Justice" (2009), il développera une alternative aux théories de justice de John Rawls, centrée sur l’action concrète et les capabilités. Enfin dans "Home in the World: A Memoir" (2021), Amartya Sen nous contera son enfance à Santiniketan, en Inde, dans un environnement marqué par les valeurs humanistes et éducatives de Rabindranath Tagore, le fondateur de cette ville, une période clé dans le développement de son ouverture intellectuelle et de sa vision cosmopolite, puis nous partagera bien des souvenirs marquants, comme la famine du Bengale de 1943, qui a profondément influencé ses recherches ultérieures sur la pauvreté et les inégalités...
Même si une justice parfaite est inaccessible, "The Idea of Justice" nous explique qu'il est toujours possible de rendre le monde moins injuste, tel est le message d'Amartya Sen ...
Sen commence par distinguer, pour les critiquer, les théories de justice qui se concentrent sur la conception d'une société parfaitement juste, ce qu'il appelle des approches "transcendantales". Ainsi "A Theory of Justice" de John Rawls, qui imagine une société idéale en se basant sur le fameux "voile d'ignorance". Ainsi les théories utilitaristes, qui cherchent à maximiser le bonheur total. Pour Sen, ces théories sont trop abstraites et peu utiles pour résoudre les injustices concrètes dans le monde réel. Il se propose ainsi de se concentrer sur la réduction des injustices existantes, en comparant des situations réelles plutôt que de chercher un modèle idéal de justice. Il s’intéresse très simplement à la manière dont les politiques, institutions et comportements peuvent améliorer la liberté et le bien-être des personnes ...
Quelles sont les idées essentielles qu'il nous propose ?
1) Contrairement à une vision purement institutionnelle ou centrée sur les ressources, Sen se pose la question suivante : "Que peuvent réellement faire ou être les individus dans leur contexte actuel ?" Plutôt que de débattre d’un revenu universel idéal, ne peut-on se demander, "Quelles politiques permettent d’améliorer concrètement la vie des personnes les plus pauvres ?" ...
2) Sen complète sa question en rappelant l'importance de la pluralité et du débat public sur le chemin de la définition de ce qui est juste ou injuste : plutôt que de chercher une seule solution universelle, valorisons la diversité des perspectives et le dialogue interculturel.
3) Enfin, il va s'appuyer sur sa notion de "capabilité", selon laquelle la justice doit permettre aux individus d'avoir des libertés substantielles, c'est-à-dire des opportunités réelles de mener une vie qu'ils valorisent.
Sen ne rejette pas l'importance de tenter de formuler ce que peuvent être des institutions justes, mais critique les approches qui se concentrent exclusivement sur elles, sans tenir compte de leurs résultats concrets : une constitution qui garantit des droits égaux est inutile si, dans la pratique, certaines personnes ne peuvent pas accéder à ces droits ...
La démarche qu'il propose encourage,
- l'analyse comparative : s'interroger pour tenter de savoir "Quelle situation est moins injuste qu'une autre ?" semble offrir plus de perspective que la suivante : "Quelle société idéale devrions-nous viser ?"
- l’influence de traditions philosophiques diverses : Sen s’inspire à la fois de la philosophie occidentale (Kant, Smith, Mill) et de traditions indiennes, comme les débats sur la justice dans les écrits anciens (par exemple, les conceptions de la justice de Kautilya ou d’Ashoka). Cette approche pluraliste lui permet de dépasser les limites d'une vision purement occidentale ...
"The Idea of Justice" nous propose donc une vision ...
- Pratique et réaliste, centrée sur la réduction des injustices réelles plutôt que sur la conception d’une société parfaite.
- Humaine et pluraliste, basée sur les besoins et les libertés concrètes des individus, avec une ouverture aux différentes traditions culturelles et philosophiques.
- Dynamique , la justice n’est pas un état irrémédiablement figé, mais un processus continu d’amélioration des conditions de vie et des libertés.
Ayant enseigné dans des institutions prestigieuses, notamment Harvard, la London School of Economics, et l’Université de Cambridge, Amartya Sen est donc le principal penseur à avoir conceptualisé les "capabilités" dans un cadre philosophique et économique. Plus tard, la philosophe américaine Martha Nussbaum va contribuer à élargir et préciser ce concept. En terme de philosophie politique, les "capabilités" permettent d’évaluer la notion de "justice sociale" non seulement en fonction des biens matériels mais aussi des libertés substantielles et des conditions réelles d’épanouissement humain. En terme d'éthique et de droits humains, l'approche normative fondée sur les capabilités que propose lui permet de tenter de définir ce que chaque individu devrait avoir comme opportunités pour mener une vie digne...
Martha Nussbaum (1947) a étudié la littérature et le théâtre avant de se tourner vers la philosophie. Elle a obtenu son doctorat en 1975 à l'université Harvard, où elle a été influencée par des figures prestigieuses comme Bernard Williams et John Rawls, puis enseigné dans plusieurs institutions prestigieuses, notamment l'Université Harvard, l'Université Brown et l'Université de Chicago (professeure de droit et d'éthique au département de philosophie) ...
Bernard Williams, "Ethics and the Limits of Philosophy" (L'Éthique et les Limites de la Philosophie, 1985)
Bernard Williams (1929-2003) était un philosophe britannique largement considéré comme l'un des penseurs les plus influents du XXe siècle en philosophie morale et éthique pratique. Il a enseigné à Oxford, à l'University College London, à Cambridge et à l'Université de Californie à Berkeley. Nussbaum semble avoir été profondément marquée par le scepticisme constructif de Bernard Williams, sa défense d'une éthique enracinée dans la vie humaine, et sa capacité à poser des questions fondamentales sur la morale et l'identité. Connu pour son esprit critique, son érudition et son style d'écriture brillant, il a remis en question certaines des traditions les plus établies en philosophie morale, notamment l'utilitarisme et le kantisme ..
- Critique de l'utilitarisme, en particulier dans son essai "A Critique of Utilitarianism", publié dans "Utilitarianism: For and Against" (1973), coécrit avec J.J.C. Smart. - Williams conteste l'idée que les actions doivent être évaluées uniquement en fonction de leurs conséquences globales, en mettant en avant l'objection suivante : l'utilitarisme exige que les individus sacrifient leurs convictions morales et leurs attachements personnels pour maximiser le bien-être global, ce qui peut conduire à une perte d'intégrité morale (Williams utilise des cas hypothétiques, tels que le dilemme de Jim et des prisonniers (où Jim doit choisir de tuer un prisonnier pour en sauver d'autres), pour illustrer comment l'utilitarisme peut entrer en conflit avec nos intuitions morales les plus profondes).
- Critique de l'objectivité morale et du kantisme - Williams a souligné l'importance des émotions, des motivations et des relations humaines dans la réflexion éthique, rejetant les approches purement rationnelles et les estimant insuffisantes pour comprendre toute la complexité de la vie morale. La morale doit être enracinée dans la réalité humaine plutôt que dans des abstractions universelles ...
Ses Œuvres majeures : "Morality: An Introduction to Ethics" (1972), une introduction accessible aux grandes questions éthiques. - "Ethics and the Limits of Philosophy" (1985), une critique de la philosophie morale traditionnelle et une défense d'une approche plus contextualisée de l'éthique. - "Shame and Necessity" (1993), une réflexion sur l'éthique dans le monde grec ancien, comparant les idées des Grecs avec les concepts modernes de responsabilité et d'identité- "Truth and Truthfulness" (2002), une analyse des tensions entre la quête de la vérité et les exigences de la vie sociale.
1) - Dans son travail, Nussbaum insistera ainsi sur le fait que la morale ne peut pas être réduite à des principes universels rigides : elle va donc s'appuyer sur des expériences humaines concrètes et des contextes culturels spécifiques pour développer son approche des "capabilités". Cette approche se fonde sur une liste de dimensions fondamentales de la vie humaine, tout en laissant place à la diversité des situations et des besoins individuels.
2) - Prolongeant la thèse de Williams en faveur d'une éthique qui soit profondément ancrée dans la vie humaine, et qui reconnait toute la complexité des émotions, des motivations et des relations sociales, Nussbaum, notamment dans "Upheavals of Thought" (2001), soutiendra considère que les émotions, loin d'être des distractions irrationnelles, sont essentielles à une compréhension approfondie de la morale et à la construction de sociétés justes. s'était inspires auparavant dans "The Fragility of Goodness" (1986), des tragédies grecques pour analyser la vulnérabilité humaine face à des forces hors de notre contrôle, partageant ainsi Williams l'idée que les dilemmes moraux et les conflits tragiques ne peuvent être éliminés, mais qu'ils enrichissent notre compréhension de l'éthique. ...
Malgré son admiration pour John Rawls, l’un des philosophes politiques les plus importants du XXe siècle, Nussbaum critique plusieurs aspects de sa théorie, qu’elle considère comme insuffisants pour traiter les défis réels que pose toute théorisation de la justice ....
1) - Rawls, dans "A Theory of Justice" (1971), avait introduit une conception de la justice comme équité (justice as fairness), centrée sur des principes universels visant à garantir l'égalité et la liberté dans une société bien ordonnée. La justice reposait sur deux principes fondamentaux, l'égalité des libertés de base et un principe de différence, qui autorisait les inégalités économiques et sociales uniquement si elles bénéficient aux plus désavantagés. Nussbaum adoptera l’idée que la justice doit accorder une attention particulière aux membres les plus vulnérables de la société et sa théorie des capabilités partage avec Rawls l'objectif de garantir à chaque individu des bases équitables pour mener une vie digne.
2) - Pour Rawls, une société juste repose sur la coopération équitable entre citoyens, considérés comme libres et égaux, dans le cadre d'institutions justes. Si Nussbaum adhère à l'idée que la coopération sociale est essentielle pour garantir la justice, elle va élargir cette perspective pour inclure les questions de diversité culturelle, de genre, et de justice mondiale.
3) Le concept de la "position originelle" proposé par Rawls décrit une situation hypothétique où des individus, placés derrière un "voile d’ignorance", choisissent les principes de justice sans connaître leur position dans la société. Ce qui est censé garantir des principes équitables et impartiaux. Bien qu’elle se montre sceptique quant à l’abstraction de ce concept, Nussbaum partage l'idée d'une méthode théorique pour envisager une justice impartiale, en s’assurant que les principes de justice bénéficient aux plus vulnérables.
Enfin, malgré son admiration pour Rawls, Nussbaum critiquera plusieurs aspects de sa théorie, qu’elle considère comme insuffisants : son manque d'attention à la diversité humaine (les variations des capacités physiques, mentales et sociales individuelles). Ni les libertés formelles ni les ressources matérielles (centrales dans la théorie de Rawls) ne garantissent nécessairement une vie digne si les individus ne disposent pas des capacités réelles pour les utiliser. Et si Rawls, dans "The Law of Peoples" (1999), étend sa théorie à l'échelle internationale, il se concentre sur les relations entre les États, plutôt que sur les droits des individus à l'échelle mondiale. On peut ainsi globalement considérer l'approche des "capabilités" développée par Nussbaum, comme une réponse critique, certes partielles, aux insuffisances perçues dans la théorie de Rawls. Contrairement à Rawls, qui tend à privilégier des principes abstraits et universels, Nussbaum mettra l'accent sur les besoins concrets et spécifiques des individus, en tenant compte de leurs différences...
"Sex and Social Justice", Martha C. Nussbaum (1999)
Que signifie respecter la dignité d’un être humain ? Quel soutien les capacités humaines (human capacities) exigent-elles du monde et comment devons-nous penser à ce soutien lorsque nous rencontrons des différences de genre ou de sexualité? Comment devrions-nous penser les uns aux autres à travers les divisions qu’un héritage d’injustice a créées? Un ouvrage, à la fois philosophique et engagé, qui s'inscrit dans une réflexion plus large sur les "capabilités" et la justice globale, en examinant comment les normes de genre et les injustices sexuelles en viennent à entraver la réalisation des libertés les plus fondamentales.
Nussbaum argumente son propos à partir de son approche dite des capabilités, centrée sur ce que les individus peuvent réellement faire ou être, plutôt que sur les ressources ou droits formels : il apparaît ainsi que l'égalité entre les sexes ne peut être atteinte sans garantir aux femmes des conditions concrètes pour développer leurs "capabilités", notamment dans les domaines de l'éducation, de la santé et de l'autonomie corporelle. Elle ne peut être de même atteinte sans rejeter au préalable le relativisme culturel ambiant, selon lequel les normes culturelles doivent être respectées, même si elles perpétuent des injustices comme la mutilation génitale féminine, le mariage forcé ou l'exclusion des femmes de l'éducation. Il faut reconnaître en la matière très simplement que certaines pratiques culturelles sont incompatibles avec les principes fondamentaux de justice et de dignité humaine. Liberté sexuelle et droits des minorités sont réaffirmées avec force, soutenues par une expérience de l'auteur auprès d'une agence internationale de développement liée aux Nations unies. Son féminisme est profondément marqué par les situations dramatiques de femmes qui vivent dans la faim et l’analphabétisme, sous des systèmes juridiques inégaux ou dans des réalités économiques et sociales qui les marginalisent. L’ouvrage combine philosophie, droit, économie, et études culturelles, ce qui permet une analyse riche et nuancée des questions de genre et de justice ..
"Women and Human Development", Martha Nussbaum (2000)
Tout en proposant une pensée féministe à vocation véritablement international, intégrant donc cette femme que l'on oublie si souvent, la femme du tiers monde, Martha Nussbaum entend dépasser les abstractions des économistes et des philosophes pour donner une base éthique à toute réflexion sur la planification du développement et les politiques publiques, une base éthique sensible à la différence entre les sexes en tant que problème de justice sociale. Prenant comme point de départ la situation difficile des femmes pauvres en Inde, elle montre comment la philosophie devrait sous-tendre les principes constitutionnels fondamentaux qui devraient être respectés et mis en œuvre par tous les gouvernements, et utilisés comme mesure comparative de la qualité de vie dans toutes les nations. Nussbaum conclut en appelant à une nouvelle orientation internationale du féminisme et montre par des détails concrets comment les arguments philosophiques sur la justice se rattachent réellement aux préoccupations pratiques de la politique publique.
"Creating Capabilities : the human development approach", Martha Nussbaum (2011)
"The Capabilities Approach" - Pour la philosophe américaine Martha Nussbaum (1947), la liberté n’est pas simplement l’absence de contraintes extérieures (liberté négative) ni la capacité abstraite de réaliser ses objectifs (liberté positive), mais elle est plutôt une question de "capabilités" réelles, de "libertés concrètes" dont disposent les individus pour vivre une vie la plus digne et épanouie possible. Une proposition qui semble de bon sens, la question fondamentales qui se posent est en effet celle des conditions réelles nécessaires pour que tout individu puisse exercer sa "liberté" de manière significative. Ou plus simplement encore, qu’est-ce que chaque personne peut réellement faire et être? Quelles sont les possibilités réelles qui s’offrent à eux? ...
"The Capabilities Approach can be provisionally defined as an approach to comparative quality-of-life assessment and to theorizing about basic social justice. It holds that the key question to ask, when comparing societies and assessing them for their basic decency or justice, is, "What is each person able to do and to be?" In other words, the approach takes each personas an end, asking not just about the total or average well-being but about the opportunities available to each person. It is focused on choice or freedom, holding that the crucial good societies should be promoting for their people is a set of opportunities, or substantial freedoms, which people then may or may not exercise in action: the choice is theirs. It thus commits itself to respect for people's powers of self-definition.
« L'approche des capacités peut être provisoirement définie comme une approche de l'évaluation comparative de la qualité de vie et de la théorisation de la justice sociale fondamentale. Elle soutient que la question clé à poser, lorsque l'on compare des sociétés et que l'on évalue leur décence ou leur justice fondamentale, est la suivante : « Qu'est-ce que chaque personne est capable de faire et d'être ? ». En d'autres termes, cette approche considère chaque personne comme une fin, et s'interroge non seulement sur le bien-être total ou moyen, mais aussi sur les possibilités offertes à chacun. Elle se concentre sur le choix ou la liberté, estimant que le bien essentiel que les sociétés devraient promouvoir pour leurs citoyens est un ensemble d'opportunités, ou de libertés substantielles, que les gens peuvent ou non exercer dans l'action : c'est à eux de choisir. Elle s'engage donc à respecter le pouvoir d'autodéfinition des individus.
"The approach is resolutely pluralist about value: it holds that the capability achieve ments that are central for people are different in quality, not just in quantity; that they cannot without distortion be reduced to a single numerical scale; and that a fundamental part of understanding and producing them is understanding the specific nature of each. Finally, the approach is concerned with entrenched social injustice and inequality, especially capability failures that are the result of discrimination or marginalization. It ascribes an urgent task to government and public policy-namely, to improve the quality of life for all people, as defined by their capabilities..."
L'approche est résolument pluraliste en ce qui concerne la valeur : elle soutient que les réalisations de capacités qui sont essentielles pour les personnes sont différentes en qualité, et pas seulement en quantité ; qu'elles ne peuvent pas être réduites sans distorsion à une échelle numérique unique ; et qu'une partie fondamentale de la compréhension et de la production de ces réalisations est la compréhension de la nature spécifique de chacune d'entre elles. Enfin, l'approche se préoccupe de l'injustice et de l'inégalité sociales profondément enracinées, en particulier des défaillances de capacités qui résultent de la discrimination ou de la marginalisation. Elle attribue une tâche urgente aux gouvernements et aux politiques publiques, à savoir l'amélioration de la qualité de vie de tous les individus, telle qu'elle est définie par leurs capacités...."
Dans notre ère d’iniquités injustifiables, Nussbaum semble nous montrer comment, en écoutant les récits des individus et en saisissant l’impact quotidien des politiques, nous pouvons permettre aux gens de vivre une vie pleine et créative. Une vision qui met l’accent sur des thématiques fortement répandues de nos jours telles que la justice sociale, l’émancipation des groupes vulnérables et la responsabilité des institutions pour garantir les conditions nécessaires à la réalisation de cette liberté...
Pour Nussbaum, la liberté est plus qu’une absence de contraintes ; elle consiste en la possibilité de mener une vie digne et épanouie, grâce à la garantie de conditions minimales qui reposent sur dix "capabilités" centrales, les bases d'une vie humaine digne. Ces capabilités sont des prérequis nécessaires pour exercer une véritable liberté....
- La vie (être capable de vivre une vie longue et en bonne santé).
- La santé corporelle.
- L'intégrité physique.
- Les sens, l'imagination et la pensée.
- Les émotions.
- La raison pratique.
- L'affiliation (relations humaines et égalité sociale).
- Les relations avec d'autres espèces.
- Le jeu.
- Le contrôle sur son environnement (politique et matériel).
Cette approche a influencé des organisations internationales comme les Nations unies et le PNUD (le principal organisme des Nations Unies pour le développement international)dans leur conception du développement humain. Bien qu'elle s'inspire d'Amartya Sen, Nussbaum se concentre davantage sur une liste fixe de capabilités, ce qui lui a valu des critiques pour un manque de flexibilité par rapport à l'approche plus contextuelle de Sen.
La liberté, selon Nussbaum, ne peut être réalisée que dans des conditions de justice sociale. Elle critique les conceptions qui se concentrent uniquement sur la liberté négative (absence d'interférence de l'État ou d'autrui) et défend une approche selon laquelle les gouvernements ont l'obligation de créer des conditions permettant aux individus de développer leurs capabilités. A l'Etat, de garantir des droits fondamentaux et d'investir dans les infrastructures nécessaires (éducation, santé, justice) et de s'attaquer aux inégalités structurelles. Nussbaum rejette l’idée que la liberté peut se résumer à l’absence de coercition (liberté négative). Elle soutient que cette conception ne tient pas compte des inégalités réelles qui limitent la capacité de certains individus à exercer leur liberté.
Nussbaum met l'accent sur la diversité humaine et les différences dans les besoins et capacités des individus. Contrairement aux théories de la justice qui s'appuient sur des notions uniformes de droits ou de ressources, elle insiste sur l'importance de prendre en compte les contextes spécifiques qui influencent la liberté réelle des personnes.
Dans ses travaux sur le développement humain (en collaboration avec Amartya Sen), Nussbaum lie la liberté aux objectifs de justice mondiale. Elle critique les modèles de développement qui mesurent la prospérité uniquement en termes de PIB ou de croissance économique, arguant que ces indicateurs ignorent les libertés réelles des individus. Les politiques internationales doivent viser à élargir les capabilités des personnes, notamment dans les pays en développement. La liberté est ainsi conçue sur le mode d'une émancipation mondiale : la liberté est ici comme un projet universel, mais sensible aux contextes locaux ..
Les émotions dans la vie publique - Dans des ouvrages comme "Upheavals of Thought: The Intelligence of Emotions" (2001), - les émotions, non pas comme des impulsions irrationnelles, mais comme des éléments essentiels de la vie humaine, porteurs d'intelligence et de signification, révélatrices de notre vulnérabilité et clé de notre développement moral -, et "Political Emotions: Why Love Matters for Justice" (2013), Nussbaum analyse le rôle crucial des émotions dans la vie morale et politique. Après nous avoir mis en garde contre les émotions destructrices (comme le dégoût ou la peur) qui peuvent alimenter l’exclusion ou la violence, elle défend l'idée que des émotions comme l'amour, la compassion et l'espoir sont nécessaires pour construire une société juste. Elle s'intéressera particulièrement à la manière dont les institutions politiques peuvent cultiver ces émotions pour promouvoir la stabilité et l'égalité dans une société pluraliste...
"Hiding from Humanity: Disgust, Shame, and the Law", C. Nussbaum (2004)
Martha C. Nussbaum analyse le rôle des émotions négatives telles que le dégoût et la honte dans les lois, les normes sociales, et nos vies tant individuelles que sociales. Pourquoi? Toutes les politiques publiques, quoiqu'on en dise, sont basées sur des considérations morales, et les décisions juridiques souvent nourries d'émotions morales considérées, à tort ou à raison, comme "légitimes". Une émotion morale, comme la culpabilité ou la honte, est en relation avec la façon dont peuvent être perçues les normes sociales au sein d'une société donnée. C'est que dans nos sociétés, individus et institutions se soutiennent mutuellement. Les institutions doivent être soutenues par la bonne volonté des citoyens pour se maintenir, mais enseignent en retour, en les incarnant, les normes qui permettent de définir ce qu'est un citoyen considéré comme bon et raisonnable, et donc "intégré". Ces institutions sont soutenus par la psychologie de personnes réelles, mais enseignent et expriment une "psychologie politique", à travers les normes définissant le citoyen raisonnable et le rôle qui est dévolu au droit. Les émotions jouent un rôle non négligeable dans cette structure psychologique type et sont évaluées comme étant plus ou moins raisonnables, plus ou moins en accord avec la norme juridique hypothétique de l'« homme raisonnable » : certaines seront donc plus facilement intégrées que d'autres dans la loi ou dans la décision juridique et viendront nourrir les émotions que l'on juge appropriées chez tout citoyen qui se respecte.
Nussbaum rejette les théories qui considèrent le dégoût ou la honte comme des émotions morales légitimes : elles sont au contraire souvent enracinées dans des peurs irrationnelles, des préjugés ou des stéréotypes. Et ne peuvent donc être à la base de décisions juridiques telles qu'on pu l'observer historiquement pour justifier des discriminations, notamment contre les minorités sexuelles, raciales et religieuses...
- Le dégoût comme émotion sociale et qualificatif "juridique" - Le dégoût est une émotion profondément enracinée dans la biologie humaine, mais souvent utilisée pour exclure ou discriminer : cette émotion fut utilisée historiquement pour justifier des discriminations, notamment contre les minorités sexuelles, raciales et religieuses (lois contre l’homosexualité, basées sur un sentiment de dégoût envers certaines pratiques sexuelles, politiques d'exclusion sociale, comme l'apartheid ou la ségrégation raciale). Cette notion ne devrait jamais être utilisée dans la criminalisation d’un acte, ni jouer le rôle d’aggravation ou d’atténuation en droit pénal qu’elle joue actuellement. Le dégoût est de l'ordre de l'irrationnel, associant des sentiments de menace ou d'impureté à des personnes ou des pratiques qui ne présentent aucun risque objectif...
"Disgust, I shall argue, is very different from anger, in that its thought-content is typically unreasonable, embodying magical ideas of contamination, and impossible aspirations to purity, immortality, and nonanimality, that are just not in line with human life as we know it. That does not mean that disgust did not play a valuable role in our evolution; very likely it did. Nor does it mean that it does not play a useful function in our current daily lives; very likely it does. Perhaps even the function of hiding from us problematic aspects of our humanity is useful; perhaps we cannot easily live with too much vivid awareness of the fact that we are made of sticky and oozy substances that will all too soon decay. I shall argue, however, that a clear understanding of disgust’s thought-content should make us skeptical about relying on it as a basis for law. That skepticism should grow greatly as we see how disgust has been used throughout history to exclude and marginalize groups or people who come to embody the dominant group’s fear and loathing of its own animality and mortality..."
La honte comme "outil de contrôle social" - La honte, selon Nussbaum, est une émotion ambivalente : elle peut inciter les individus à améliorer leur comportement, mais elle peut aussi être destructrice lorsqu'elle est utilisée pour humilier ou marginaliser. Elle critique les systèmes juridiques et sociaux qui reposent sur la honte publique, tels que les punitions humiliantes ou les campagnes de dénonciation publique, les considérant comme déshumanisantes et inefficaces...
"Shame is much more complicated, in two ways. First, it arrives on the scene earlier in human life. It is relatively easy to do experimental research on disgust because children acquire it after they acquire at least some linguistic capacity. Shame probably arrives earlier, so in order to study it, and to describe its relation to guilt and other relatives, we must construct hypotheses about the mental lives of preverbal infants. Fortunately, we need not do so in a vacuum. There is by now a rich experimental literature on infancy that has formed a valuable partnership with clinical psychoanalysis of both children and adults, and this literature helps us to construct a convincing, if complicated, story of the development of shame out of the infantile demand for control over all the important aspects of its world. Shame is more complicated than disgust in another way as well: there is much more to be said about its positive role in development and social life, in connection with valuable ideals and aspirations...."
Au lieu de continuer à utiliser des émotions aussi négatives que le dégoût ou la honte dans nos attendus socio-judiciaires, Nussbaum plaide pour une approche juridique et morale basée sur la raison et l’empathie. Elle défend ainsi une conception de la justice mieux à même de protéger la dignité humaine et de se concentre sur les droits fondamentaux...
"Anger and Forgiveness: Resentment, Generosity, Justice", Martha C. Nussbaum (2016)
Des émotions de colère et de pardon dans les sphères personnelle, sociale et politique. S'appuyant sur des exemples historiques, philosophiques et littéraires pour illustrer ses arguments, notamment Martin Luther King Jr. et Mahatma Gandhi, qui ont transformé la colère en des stratégies non violentes pour le changement social; ou les pratiques de justice réparatrice dans certains systèmes juridiques contemporains, Martha Nussbaum remet en question la légitimité de la colère (une émotion complexe qui, bien qu'inhérente à la nature humaine, est souvent contre-productive) et du pardon (compris comme un processus de réconciliation ou de renoncement à la colère, peut être utile, mais il n'est pas toujours nécessaire ni approprié) tel qu'ils sont traditionnellement compris, tout en proposant des alternatives fondées sur :
- la générosité radicale, - une attitude qui cherche à dépasser les émotions négatives sans conditionnalité ni attentes de repentance -,
- et la justice réparatrice, qui visent à reconstruire des relations et à restaurer la dignité des victimes, plutôt que de se concentrer sur la punition.
L’ouvrage, à la fois philosophique et pratique, invite à repenser nos réponses émotionnelles aux torts et aux injustices. Bien que ses propositions puissent sembler idéalistes dans certains contextes, elles offrent une vision humaniste et constructive pour promouvoir la justice et la réconciliation dans les relations individuelles et sociales.
"Not for Profit: Why Democracy Needs the Humanities", Martha C. (2010)
Récemment, soutient Nussbaum, la réflexion sur les objectifs de l’éducation a dérapé de façon inquiétante tant aux États-Unis qu’à l’étranger. Nous sommes désormais plus préoccupés par la croissance économique nationale et nous considérons de plus en plus l’éducation comme si son objectif premier était de développer uniquement des compétences techniques ou économiques, au risque de produire des individus formés pour exécuter des tâches spécifiques, mais incapables de réfléchir de manière critique sur leurs responsabilités sociales et politiques. Une focalisation à courte vue sur des disciplines techniques (STEM : science, technologie, ingénierie, mathématiques) contestée tant qu'elles ne sont pas équilibrées par les humanités. Au risque d'éroder notre capacité de critiquer l’autorité, de réduire notre sympathie pour les marginalisés et l'hétérogénéité de ce monde, et réduire nos compétences pour faire face aux problèmes mondiaux complexes. La perte de ces capacités fondamentales met en péril la santé des démocraties et l’espoir d’un monde décent...
En réponse à cette situation désastreuse, Nussbaum soutient que nous devons résister aux efforts visant à réduire l’éducation à un outil du produit national brut. Nous devons plutôt travailler à reconnecter l’éducation aux sciences humaines afin de donner aux étudiants la capacité d’être de véritables citoyens démocratiques de leur pays et du monde.
Pourquoi les humanités sont-elles essentielles à la démocratie? Les "humanités" développent des compétences critiques indispensables pour la démocratie, la pensée critique (qui est capacité d’analyser les idées et les arguments de manière indépendante), l'empathie (la littérature et l’histoire permettent aux individus de comprendre et de respecter des perspectives différentes des leurs), responsabilité civique (elles forment des citoyens engagés et conscients des enjeux sociaux, environnementaux et politiques). Nussbaum s’inspire de John Dewey et de Rabindranath Tagore pour défendre une éducation qui encourage la créativité et l'imagination, la liberté de pensée, la capacité à collaborer avec des individus issus de contextes divers. Enfin, Nussbaum examine des systèmes éducatifs à travers le monde, mettant en lumière les conséquences négatives de l’abandon des humanités dans certains pays et les succès de programmes qui valorisent une éducation globale et humaniste...
"The Monarchy of Fear: A Philosopher Looks at Our Political Crisis", Martha C. Nussbaum (2018)
Martha C. Nussbaum poursuit son analyse du rôle des émotions humaines, en particulier de la peur, dans la polarisation politique et les crises démocratiques contemporaines. S'appuyant sur la philosophie, la psychologie, et des événements politiques récents, elle nous explique comment la peur alimente des émotions destructrices comme la colère, le ressentiment, et le dégoût, tout en proposant des stratégies pour cultiver des émotions positives comme l'espoir, l'amour, et la solidarité.
Pour Nussbaum, la peur constitue une émotion primaire et dominante, caractéristique de notre vulnérabilité humaine la plus fondamentale. Mais cette émotion initialement biologique, peut être, dans un contexte social et politique, manipulée pour produire des comportements tant irrationnels que destructeurs. On connaît de nombreux exemples de cette dérive : la peur de perdre son statut économique ou social peut conduire à la xénophobie et au rejet des minorités; en période de crise, les dirigeants populistes exploitent la peur pour diviser et contrôler...
La peur est souvent à l’origine d’autres émotions négatives qui amplifient les divisions sociales et politiques. Elle peut se muer en colère, et celle-ci être utilisée comme une arme à l'encontre des groupe perçus comme responsables des situations de crise. Prolongée, elle peut engendrer un ressentiment envers ceux qui semblent bénéficier d'un traitement favorable. Et la peur de l'autre va nourrir le dégoût envers des groupes marginalisés et alimenter bien des discours déshumanisants...
Nussbaum en vient à l'impact de la peur sur les démocraties modernes : elle sape la confiance mutuelle entre les citoyens, favorise l’émergence de leaders autoritaires qui exploitent les divisions pour consolider leur pouvoir et mine les principes fondamentaux des démocraties libérales, comme la tolérance, l'égalité, et le respect des droits humains.
Nussbaum propose des solutions pour contrer ces émotions destructrices : ainsi, l’espoir, ancré dans une vision positive de l’avenir, peut aider à surmonter les divisions et à inspirer l’action collective. Elle plaide de même pour une politique de l’amour civique, où les citoyens développent un attachement aux idéaux démocratiques et à la solidarité. Enfin, comprendre et ressentir la souffrance des autres est crucial pour promouvoir la coopération et réduire les conflits.
Certes, on peut considérer que cette insistance sur les émotions positives, comme l’amour civique, est idéaliste et difficile à appliquer dans des contextes de polarisation extrême. Et que privilégier, comme le fait Nussbaum, les individus et les émotions collectives, au détriment des dynamiques structurelles ou économiques qui alimentent la peur, est quelque peu réducteur. Mais en identifiant la peur comme un moteur central des crises politiques contemporaines, Nussbaum offre une perspective convaincante sur les défis auxquels les démocraties sont et seront confrontées ...
L'approche par les capabilités est un domaine qui évolue pour répondre à des problématiques diverses, allant de la justice mondiale aux inégalités locales, et certains auteurs, influencés par Sen et Nussbaum, ont ainsi développé des perspectives complémentaires :
- Mesure du bien-être et de la pauvreté : Sabina Alkire (Valuing Freedoms: Sen’s Capability Approach and Poverty Reduction, 2002), James Foster.
- Justice globale et égalité : Thomas Pogge (World Poverty and Human Rights, 2002), Frances Stewart (Horizontal Inequalities and Conflict, 2008).
- Applications concrètes et féminisme : Ingrid Robeyns (Wellbeing, Freedom and Social Justice: The Capability Approach Re-Examined, 2017), Jean Drèze (An Uncertain Glory: India and its Contradictions, 2013, co-écrit avec Amartya Sen).
- Perspectives éthiques : Séverine Deneulin (The Capability Approach and the Praxis of Development, 2006), Paul Anand (Capabilities and Happiness, 2007, coédité avec Graham Hunter et Ron Smith).