2000 - Cliodynamics

"End Times: Elites, Counter-Elites, and the Path of Political Disintegration" (2023, Peter Turchin) - "Ages of Discord: A Structural-Demographic Analysis of American History (2016, Peter Turchin) - "Historical Dynamics: Why States Rise and Fall" (2003, Peter Turchin) ...



"When societies become deeply polarized and elites concentrate wealth and power, they set themselves on a path toward political disintegration" - La concentration de la richesse et du pouvoir entre les mains d'une élite, combinée à une polarisation sociale croissante, constitue une dynamique dangereuse qui mène inévitablement à des crises et à un possible effondrement politique. Peter Turchin nous montre ainsi comment ces cycles de montée et de chute sont ancrés dans les mécanismes de pouvoir et d'inégalité, et pourquoi ces dynamiques historiques se répètent dans les sociétés humaines...

C'est dans les années 2020 que Peter Turchin, scientifique d’origine russo-américaine, professeur à l'Université du Connecticut, puis au Complexity Science Hub Vienna (CSH), en Autriche, entre dans les débats relatifs aux crises et inquiétudes qui agitent ce début du XXIe : et notamment, ceux concernant les risques de déstabilisation de toute nature qui ne cessent de hanter notre sphère médiatique dans sa globalité. Il est en effet de ces nouveaux chercheurs qui abordent l’histoire et l’avenir des sociétés humaines, en offrant une perspective scientifique et analytique aux cycles de stabilité et de déclin des civilisations. Dans cette optique, il est à l’origine de la "cliodynamique", une approche, certes controversée, qui repose sur l’idée que l’histoire obéit à des cycles réguliers influencés par des facteurs sociaux, économiques, environnementaux et politiques. Et une discipline qui combine des méthodes quantitatives (analyses de données, modèles mathématiques) pour comprendre le passé, le présent, et prédire le futur tendanciel des processus historiques et sociaux, , les bouleversements politiques, les tendances économiques et les changements culturels sur de longues échelles de temps : Peter Turchin est ainsi l'un des co-fondateurs de la Seshat: Global History Databank, une base de données internationale qui collecte des données historiques et sociales sur des centaines de sociétés à travers l'histoire, dans le but de tester empiriquement les théories de la Cliodynamique....

 

L'une des hypothèses sur lesquelles se fonde la cliodynamique est l’idée que les changements sociétaux, l’ascension et la chute des empires, les cycles démographiques ou les ralentissements économiques, pour citer quelques exemples et aussi complexes soient-ils, ne sont pas seulement des événements aléatoires, mais peuvent souvent être analysés de manière structurée et suivant des modèles ou des cycles identifiables, tout comme ceux que l'on observe dans les sciences naturelles (on se souvient de la fameuse période de la systémique version années 1970 avec ses concepts d'émergence et d'auto-organisation). Les chercheurs utilisent des données empiriques issues par exemple de l’archéologie, des documents historiques, des données économiques ou la dynamique des populations,  pour créer des modèles qui révèlent des tendances temporalisées. L’un des objectifs les plus ambitieux de la Cliodynamique est donc son pouvoir prédictif potentiel, une question qui reste particulièrement débattue parmi les historiens et les sociologues : l'approche est ainsi jugée déterministe ou réductrice, et quand bien même des modèles pourraient être effectivement conçus, - et le sont déjà par ailleurs. Et comme toujours l’action humaine, les circonstances historiques uniques et les facteurs culturels peuvent rendre caduques bien des savantes prédictions. Il n'empêche que la démarche cliodynamique peut mettre en évidence des cycles sous-jacents, comme l’accumulation d’inégalités socioéconomiques, la rareté des ressources ou la surproduction des élites, qui peuvent accroître la probabilité de certains résultats, tels que les bouleversements sociaux ou des cycles ou d’instabilité politique et économique. 

"Historical Dynamics", de Peter Tuchin (2003), eut un impact significatif en lançant le domaine de la cliodynamique et en attirant l’attention sur les possibilités de formaliser l’étude de l’histoire. Son approche a aussi influencé des travaux récents qui cherchent à comprendre les crises modernes en termes de cycles de longue durée et de régularités historiques....


Une science de l’histoire est possible ...

 "History is not “just one damn thing after another,” British historian Arnold Toynbee once quipped in response to a critic. For a long time, Toynbee’s opinion was in the minority. Historians and philosophers, including famous ones like Karl Popper, vehemently insisted that a science of history was impossible. Our societies are too complex, humans are too mercurial, scientific progress cannot be predicted, and culture is too variable in space and time. Kosovo is completely different from Vietnam, and antebellum America can tell us nothing about the America of the 2020s. This has been, and still largely is, the majority view. I hope that this book will convince you that this view is wrong. A science of history is not only possible but also useful: it helps us anticipate how the collective choices we make in the present can bring us a better future.

 

 « L’histoire n’est pas « juste une chose après l’autre », a déclaré un jour l’historien britannique Arnold Toynbee en réponse à une critique. Pendant longtemps, l’opinion de Toynbee était minoritaire. Les historiens et les philosophes, y compris des gens célèbres comme Karl Popper, ont insisté avec véhémence sur le fait qu’une science de l’histoire était impossible. Nos sociétés sont trop complexes, les humains trop imprévisibles, le progrès scientifique impossible à prévoir et la culture est trop variable dans l’espace et le temps. Le Kosovo est complètement différent du Vietnam, et l’Amérique d’avant-guerre ne peut nous dire rien sur l’Amérique des années 2020. Cette opinion a été et est encore largement majoritaire. J’espère que ce livre vous convaincra que cette opinion est erronée. Une science de l’histoire est non seulement possible mais aussi utile : elle nous aide à anticiper comment les choix collectifs que nous faisons dans le présent peuvent nous apporter un avenir meilleur.

 

"I began my academic career in the 1980s as an ecologist; I made my living studying the population dynamics of beetles, butterflies, mice, and deer. This was the time when animal ecology was revolutionized by the rapid growth in the processing power of computers. I had never been allergic to mathematics, so I embraced the turn of the field to complexity science, which mixes computer modeling with Big Data analytics to answer such questions as, for example, why many animal populations go through boom-and-bust cycles. By the late 1990s, however, I felt we’d answered most of the interesting questions I’d entered the field to work on. With some trepidation, I began to consider how the same complexity-science approach could be brought to the study of human societies, both in the past and today. A quarter of a century later, my colleagues in this endeavor and I have built out a flourishing field known as cliodynamics (from Clio, the name of the Greek mythological muse of history, and dynamics, the science of change). We discovered that there are important recurring patterns, which can be observed throughout the sweep of human history over the past ten thousand years. Remarkably, despite the myriad of differences, complex human societies, at base and on some abstract level, are organized according to the same general principles. For skeptics and those simply curious, I have included a more detailed general account of cliodynamics in an appendix at the end of this book.

 

"J’ai commencé ma carrière universitaire dans les années 1980 en tant qu’écologiste; je gagnais ma vie en étudiant la dynamique des populations de coléoptères, de papillons, de souris et de cerfs. Ce fut l’époque où l’écologie animale a été révolutionnée par la croissance rapide de la puissance de traitement des ordinateurs. Je n’ai jamais été allergique aux mathématiques, j’ai donc choisi le domaine de la science de la complexité, qui combine la modélisation informatique et l’analyse des données massives pour répondre à des questions telles que les raisons pour lesquelles de nombreuses populations animales traversent des cycles d’expansion et de récession. À la fin des années 1990, cependant, j’avais l’impression que nous avions répondu à la plupart des questions intéressantes sur lesquelles je m’étais lancé. Avec une certaine appréhension, j’ai commencé à réfléchir à la façon dont la même approche de la complexité-science pourrait être appliquée à l’étude des sociétés humaines, tant dans le passé qu’aujourd’hui. Un quart de siècle plus tard, mes collègues et moi-même avons développé un domaine florissant appelé cliodynamique (du nom de Clio, la muse mythologique grecque de l’histoire, et dynamique, la science du changement). Nous avons découvert qu’il existe d’importants schémas récurrents qui peuvent être observés tout au long de l’histoire humaine au cours des dix mille dernières années. Il est remarquable que, malgré la myriade de différences, les sociétés humaines complexes, à la base et sur un certain niveau abstrait, soient organisées selon les mêmes principes généraux. Pour les sceptiques et ceux qui sont simplement curieux, j’ai inclus un compte rendu général plus détaillé de la cliodynamique dans une annexe à la fin de ce livre.

(...)

"Cliodynamics is different. It uses the methods of data science, treating the historical record, compiled by generations of historians, as Big Data. It employs mathematical models to trace the intricate web of interactions between the different “moving parts” of the complex social systems that are our societies. Most importantly, cliodynamics uses the scientific method, in which alternative theories are subject to empirical tests with data. So what does cliodynamics tell us about our current time of troubles? It turns out that ever since the first complex societies organized as states appeared—roughly five thousand years ago—no matter how successful they might be for a while, eventually they all run into problems. All complex societies go through cycles of alternating stretches of internal peace and harmony periodically interrupted by outbreaks of internal warfare and discord.

 

« L'approche Cliodynamics est différente. Elle utilise les méthodes de la science des données, traitant les archives historiques, compilées par des générations d'historiens, comme des Big Data. Elle utilise des modèles mathématiques pour retracer le réseau complexe d'interactions entre les différentes « pièces mobiles » des systèmes sociaux complexes que sont nos sociétés. Plus important encore, la cliodynamique utilise la méthode scientifique, dans laquelle les théories alternatives sont soumises à des tests empiriques à l'aide de données. Qu'est-ce que la cliodynamique nous apprend sur les troubles que nous traversons actuellement ? Il s'avère que depuis l'apparition des premières sociétés complexes organisées en États - il y a environ cinq mille ans -, quel que soit leur degré de réussite pendant un certain temps, elles finissent toutes par rencontrer des problèmes. Toutes les sociétés complexes traversent des cycles alternant des périodes de paix et d'harmonie internes périodiquement interrompues par des flambées de guerre et de discorde internes.

 

"My narrative is an effort to explain how impersonal social forces push societies to the brink of collapse and beyond. I will look across human history for examples, but my primary goal is to speak to how we have slid into our current age of discord, with the United States as my empirical focus. Because the crisis has deep historical roots, we’ll need to travel back in time to the New Deal era, when an unwritten social contract became part of American political culture. This informal and implicit contract balanced the interests of workers, businesses, and the state in a way similar to the more formal, explicit tripartite agreements in Nordic countries. For two human generations, this implicit pact delivered unprecedented growth of broadly based well-being in America. At the same time, the “Great Compression” dramatically reduced economic inequality. Many people were left out of this implicit pact—Black Americans, in particular, a fact I will address in some detail. But overall, for roughly fifty years the interests of workers and the interests of owners were kept in balance in this country, such that overall income inequality remained remarkably low. 

 

Mon récit vise à expliquer comment des forces sociales impersonnelles poussent les sociétés au bord de l'effondrement et au-delà. Je chercherai des exemples dans l'histoire de l'humanité, mais mon objectif premier est d'expliquer comment nous avons glissé dans l'ère de discorde que nous connaissons aujourd'hui, en me concentrant empiriquement sur les États-Unis. La crise ayant des racines historiques profondes, nous devrons remonter le temps jusqu'à l'époque du New Deal, où un contrat social non écrit est devenu partie intégrante de la culture politique américaine. Ce contrat informel et implicite équilibrait les intérêts des travailleurs, des entreprises et de l'État d'une manière similaire aux accords tripartites plus formels et explicites des pays nordiques. Pendant deux générations humaines, ce pacte implicite a permis une croissance sans précédent du bien-être général en Amérique. Dans le même temps, la « grande compression » a permis de réduire considérablement les inégalités économiques. De nombreuses personnes ont été exclues de ce pacte implicite, en particulier les Noirs américains, un fait que j'aborderai en détail. Mais dans l'ensemble, pendant environ cinquante ans, les intérêts des travailleurs et ceux des propriétaires ont été maintenus en équilibre dans ce pays, de sorte que l'inégalité globale des revenus est restée remarquablement faible.

 

"This social contract began to break down in the late 1970s. As a consequence, typical workers’ wages, which had previously increased in tandem with overall economic growth, started to lag behind. Worse, real wages stagnated and at times even decreased. The result was a decline in many aspects of quality of life for most of the American population. The most striking trend was the stagnation and even decline of the average life expectancy (which started well before the COVID-19 pandemic). While the wages and incomes of workers stagnated, the fruits of economic growth were reaped by the elites. A perverse “wealth pump” came into being, taking from the poor and giving to the rich. The Great Compression reversed itself. In many ways, the past forty years resemble what happened in the United States between 1870 and 1900. If the postwar period was a true golden age of broadly based prosperity, after 1980 we indeed entered the “Second Gilded Age.”

 

Ce contrat social a commencé à se rompre à la fin des années 1970. En conséquence, les salaires des travailleurs typiques, qui avaient auparavant augmenté en même temps que la croissance économique globale, ont commencé à rester à la traîne. Pire, les salaires réels ont stagné et parfois même diminué. Il en a résulté un déclin de nombreux aspects de la qualité de vie pour la majeure partie de la population américaine. La tendance la plus frappante a été la stagnation et même le déclin de l'espérance de vie moyenne (qui a commencé bien avant la pandémie de COVID-19). Alors que les salaires et les revenus des travailleurs stagnaient, les fruits de la croissance économique étaient récoltés par les élites. Une « pompe à richesse » perverse s'est mise en place, prenant aux pauvres pour donner aux riches. La Grande Compression s'est inversée. À bien des égards, les quarante dernières années ressemblent à ce qui s'est passé aux États-Unis entre 1870 et 1900. Si la période d'après-guerre a été un véritable âge d'or de prospérité généralisée, après 1980, nous sommes en effet entrés dans le « second âge doré ».

 

"As our model predicts, the extra wealth flowing to the elites (to the proverbial “1 percent,” but even more so to the top 0.01 percent) eventually created trouble for the wealth holders (and power holders) themselves. The social pyramid has grown top-heavy. We now have too many “elite aspirants” competing for a fixed number of positions in the upper echelons of politics and business. In our model, such conditions have a name: elite overproduction. Together with popular immiseration, elite overproduction, and the intraelite conflicts that it has engendered, has gradually undermined our civic cohesiveness, the sense of national cooperation without which states quickly rot from within. Growing social fragility has manifested itself in collapsing levels of trust in state institutions and unraveling social norms governing public discourse—and the functioning of democratic institutions.

This is, of course, a bare-bones summary. The meat of the book will unpack these ideas, relate them to the statistical trends for key economic and social indicators, and trace some archetypal human stories of people buffeted by these social forces. Although my focus here is primarily on America and Americans, the book will make forays into other parts of the world and into previous historical eras. Again, our crisis in America is not without precedent; we are in a position to learn from our past...

 

« Comme le prédit notre modèle, la richesse supplémentaire qui afflue vers les élites (le proverbial « 1 % », mais plus encore le 0,01 % supérieur) a fini par créer des problèmes pour les détenteurs de la richesse (et du pouvoir) eux-mêmes. La pyramide sociale s'est alourdie. Nous avons maintenant trop d'« aspirants à l'élite » qui se disputent un nombre fixe de postes dans les échelons supérieurs de la politique et des affaires. Dans notre modèle, ces conditions ont un nom : la surproduction des élites. Conjuguée à l'appauvrissement de la population, la surproduction des élites et les conflits intra-élites qu'elle a engendrés ont progressivement miné notre cohésion civique, le sens de la coopération nationale sans lequel les États pourrissent rapidement de l'intérieur. La fragilité sociale croissante s'est manifestée par l'effondrement de la confiance dans les institutions de l'État et l'effritement des normes sociales régissant le discours public et le fonctionnement des institutions démocratiques.

Il s'agit bien entendu d'un résumé sommaire. L'essentiel de l'ouvrage se propose de décortiquer ces idées, de les relier aux tendances statistiques des principaux indicateurs économiques et sociaux, et de retracer quelques histoires humaines archétypiques de personnes ébranlées par ces forces sociales. Bien que je me concentre ici principalement sur l'Amérique et les Américains, le livre fera des incursions dans d'autres parties du monde et dans des époques historiques antérieures. Encore une fois, la crise que nous traversons en Amérique n'est pas sans précédent ; nous sommes en mesure de tirer des enseignements de notre passé..."

(Préface "End Times")


"End Times: Elites, Counter-Elites, and the Path of Political Disintegration" (2023)

("Le chaos qui vient : Elites, contre-élites, et la voie de la désintégration, Le Cherche Midi) - Dans le prolongement de son précédent ouvrage, "Ages of Discord", Peter Turchin analyse les facteurs qui conduisent les sociétés modernes vers des crises politiques et sociales majeures, en se concentrant sur les dynamiques de polarisation des élites et la montée des contre-élites, autant de luttes internes qui mènent à des crises de légitimité et de gouvernance, rendant les sociétés vulnérables à des crises de grande ampleur : c'est dans ce contexte qu'il prédit un risque accru de crises politiques aux États-Unis et dans d’autres sociétés industrialisées. Une thèse qui, pour l'essentiel, soutient que les tensions internes entre différentes factions de l’élite et la montée des inégalités sociales sont bien des causes fondamentales avérée de la désintégration politique et de l'instabilité sociale qui menacent nos sociétés dites avancées.

 

"The Road Map - All complex human societies organized as states experience recurrent waves of political instability. The most common pattern is an alternation of integrative and disintegrative phases lasting for roughly a century. Integrative phases are characterized by internal peace, social stability, and relatively cooperative elites. Disintegrative phases are the opposite: social instability, breakdown of cooperation among the elites, and persistent outbreaks of political violence, such as rebellions, revolutions, and civil wars. There are variations on this common theme; later I’ll talk about why some cycles are shorter and others longer. Also, the crisis severity is variable. Despite this variability, the time of troubles always comes. So far, we haven’t seen an exception to this rule. No society that my team has studied had an integrative phase lasting more than around two hundred years...

 

La feuille de route - Toutes les sociétés humaines complexes organisées en États connaissent des vagues récurrentes d’instabilité politique. Le schéma le plus courant est une alternance de phases intégratives et désintégratives qui dure depuis environ un siècle. Les phases d’intégration sont caractérisées par la paix interne, la stabilité sociale et des élites relativement coopératives. Les phases de désintégration sont l’inverse : instabilité sociale, rupture de la coopération entre les élites et éruptions persistantes de violence politique, telles que rébellions, révolutions et guerres civiles. Il existe des variations sur ce thème commun; je vous expliquerai plus tard pourquoi certains cycles sont plus courts et d’autres plus longs. De plus, la gravité de la crise est variable. Malgré cette variabilité, le temps des ennuis arrive toujours. Jusqu’à présent, nous n’avons pas vu d’exception à cette règle. Aucune société que mon équipe a étudiée n’a connu une phase d’intégration de plus de deux cents ans..."

 

L'idée première est donc que l’excès d’élites ou de candidats à l’élite dans une société peut déstabiliser celle-ci. Lorsque trop d'individus, aisés et influents cherchent à accéder des postes de pouvoir qui sont, du moins en démocratie, par nature en nombres limités, s'ouvre un cycle de compétition interne qui peut dégénérer en conflits, corruption et luttes de pouvoir, affaiblissant ainsi la cohésion de l’élite et la capacité de la société à se gouverner ...

 

I - THE CLIODYNAMICS OF POWER

CHAPTER 1 - ELITES, ELITE OVERPRODUCTION, AND THE ROAD TO CRISIS

"Who Are the Elites? Sources of Social Power

Who are the elites? You, reader, are you “elite”? If I were a betting man, I’d predict that 99 percent of my readers would answer “no!” So let’s define what I mean by “elites.” In sociology, elites are not those who are somehow better than the rest. They are not necessarily those who are more hardworking, or more intelligent, or more talented. They are simply those who have more social power—the ability to influence other people. A more descriptive term for elites is “power holders.”

Because power is such an important part of the story to come, we will return to it in later chapters, where I discuss how sociologists define power and power holders in different societies, past and present. But for now, let’s take a shortcut. In America, power is closely correlated with wealth. As a result, it is relatively straightforward to figure out who belongs to different ranks of power holders. (A more sophisticated answer to the question of who rules will have to wait until chapter 5.)

 

« Qui sont les élites ? Les sources du pouvoir social

Qui sont les élites ? Vous, lecteur, êtes-vous une « élite » ? Si j'étais un parieur, je prédirais que 99 % de mes lecteurs répondraient « non ». Définissons donc ce que j'entends par « élites ». En sociologie, les élites ne sont pas celles qui sont, d'une manière ou d'une autre, meilleures que les autres. Elles ne sont pas nécessairement plus travailleuses, plus intelligentes ou plus talentueuses. Il s'agit simplement de ceux qui ont plus de pouvoir social, c'est-à-dire la capacité d'influencer les autres. Un terme plus descriptif pour les élites est celui de « détenteurs de pouvoir ».

Le pouvoir étant un élément important de l'histoire à venir, nous y reviendrons dans les chapitres suivants, où j'aborderai la manière dont les sociologues définissent le pouvoir et les détenteurs de pouvoir dans différentes sociétés, passées et présentes. Mais pour l'instant, prenons un raccourci. En Amérique, le pouvoir est étroitement lié à la richesse. Par conséquent, il est relativement simple de déterminer qui appartient aux différents rangs des détenteurs de pouvoir. (Une réponse plus sophistiquée à la question de savoir qui gouverne devra attendre le chapitre 5).

 

If you are an American and your net worth is in the $1–$2 million range, for example, then you are roughly in the top 10 percent, which puts you in the lower ranks of American elites.[1] Most people in this category are not particularly powerful in the sense of having a lot of other people to order around. But a few million dollars in wealth (and higher incomes that are typically associated with it) gives ten-percenters a lot of control — power — over their own lives. They can turn down jobs that are unpleasant, or don’t pay enough, or are located in regions they don’t care to move to. Or they can choose to retire from the rat race. They typically own houses and send their children to good colleges, and sudden medical emergencies will not wipe them out. They have certainly escaped “precarity.”

The correlation between wealth and real power starts to become tighter for those whose net worth is counted in tens or, better, hundreds of millions. People in this class include owners of businesses and CEOs of large corporations, who wield their power over hundreds or thousands of employees. Many powerful politicians are also in this range. (There are about fifty members of Congress whose net worth is greater than $10 million.) 

 

Si vous êtes Américain et que votre patrimoine net se situe entre 1 et 2 millions de dollars, par exemple, vous faites partie des 10 % les plus riches, ce qui vous place dans les rangs inférieurs de l'élite américaine[1]. Mais quelques millions de dollars de richesse (et les revenus plus élevés qui y sont généralement associés) donnent aux dix pour cent beaucoup de contrôle - de pouvoir - sur leur propre vie. Ils peuvent refuser des emplois désagréables, mal payés ou situés dans des régions où ils n'ont pas envie de s'installer. Ils peuvent aussi choisir de se retirer de la vie trépidante. En général, ils sont propriétaires d'une maison et envoient leurs enfants dans de bonnes universités, et les urgences médicales soudaines ne les anéantiront pas. Ils ont certainement échappé à la « précarité ».

La corrélation entre la richesse et le pouvoir réel commence à se resserrer pour ceux dont la valeur nette se compte en dizaines ou, mieux, en centaines de millions. Les personnes appartenant à cette catégorie comprennent les propriétaires d'entreprises et les PDG de grandes sociétés, qui exercent leur pouvoir sur des centaines ou des milliers d'employés. De nombreux hommes politiques puissants font également partie de cette catégorie. (Une cinquantaine de membres du Congrès ont un patrimoine supérieur à 10 millions de dollars). 

 

The correlation between wealth and political power is not perfect. Nine American presidents didn’t even make it into the $1 million or above territory (in today’s dollars), including Harry Truman, Woodrow Wilson, and Abraham Lincoln. But more than half of them had enough wealth to put them into what today would be the top 1 percent.[2] And before 1850, all American presidents were one-percenters (at the least). Another point to keep in mind is that poor people who become power holders in America don’t stay poor for long. Bill Clinton grew up in a poor Arkansas family with an alcoholic and abusive stepfather, but now his wealth is estimated to be at least $120 million.[3] The close correlation between wealth and political power in America arises partly because many a politician, poor at the start of their career, joins the ranks of the wealthy after leaving public office. But an equally important reason is that people who are already very wealthy are much more likely to seek and gain public office than the rest of us. Think of the Roosevelt and Kennedy clans, Ross Perot, Michael Bloomberg, and—yes—Trump. Still, the correlation between wealth and power, even in America, is not perfect. So let’s talk about other sources of power. The hardest—and crudest—form of social power is coercion: force, or a threat of force. Americans specializing in coercion, such as army generals and police officers, are generally thoroughly subordinated to other forms of power. Exceptions, such as J. Edgar Hoover, who was the first and most powerful FBI director, are rare.

 

La corrélation entre la richesse et le pouvoir politique n'est pas parfaite. Neuf présidents américains n'ont même pas atteint le million de dollars ou plus (en dollars d'aujourd'hui), dont Harry Truman, Woodrow Wilson et Abraham Lincoln. Mais plus de la moitié d'entre eux disposaient d'une fortune suffisante pour faire partie de ce que l'on appellerait aujourd'hui le premier pour cent[2]. Avant 1850, tous les présidents américains faisaient partie du premier pour cent (au minimum). Il faut également garder à l'esprit que les pauvres qui deviennent des détenteurs de pouvoir en Amérique ne restent pas pauvres longtemps. Bill Clinton a grandi dans une famille pauvre de l'Arkansas avec un beau-père alcoolique et violent, mais sa fortune est aujourd'hui estimée à au moins 120 millions de dollars[3]. L'étroite corrélation entre la richesse et le pouvoir politique aux États-Unis s'explique en partie par le fait que de nombreux hommes politiques, pauvres au début de leur carrière, rejoignent les rangs des riches après avoir quitté leurs fonctions publiques. Mais une raison tout aussi importante est que les personnes déjà très riches sont beaucoup plus susceptibles de chercher et d'obtenir une fonction publique que le reste d'entre nous. Pensez aux clans Roosevelt et Kennedy, à Ross Perot, à Michael Bloomberg et - oui - à Trump. Pourtant, la corrélation entre richesse et pouvoir, même en Amérique, n'est pas parfaite. Parlons donc d'autres sources de pouvoir. La forme la plus dure - et la plus grossière - du pouvoir social est la coercition : la force ou la menace de la force. Les Américains spécialisés dans la coercition, tels que les généraux de l'armée et les officiers de police, sont généralement complètement subordonnés à d'autres formes de pouvoir. Les exceptions, comme J. Edgar Hoover, qui fut le premier et le plus puissant directeur du FBI, sont rares.

 

"The second kind of power is wealth (or accumulated material resources, more generally). Wealthy people can hire people to do what they want (within limits). The third and more subtle kind of power is bureaucratic or administrative. Modern human beings belong to a variety of organizations. We have a variety of “bosses” whose orders we generally follow. There is an element of coercion to these relationships, of course, because not following orders may get you fired, fined, or arrested. But most of the timewe follow orders simply because of the power of social norms. The bosses at various levels of organizations all wield different amounts of power, which tends to increase the larger their organizations and the higher their positions within them. The fourth and “softest” kind of power is ideological—the power of persuasion. Soft power, or persuasion, is an extremely potent force that can sway multitudes. It includes the realm of thought influencers, such as famous “public intellectuals,” columnists at major newspapers, and, more recently, social media figures with millions of followers.

As we can see, this simple question—who are the elites?—doesn’t have a simple answer. Human societies are complex systems, and trying to characterize the flows of social power within them by way of an overly simplistic scheme would be counterproductive. My job is to make my theory as simple as possible, but not simpler. 

 

« Le deuxième type de pouvoir est la richesse (ou, plus généralement, les ressources matérielles accumulées). Les riches peuvent engager des personnes pour faire ce qu'ils veulent (dans certaines limites). Le troisième type de pouvoir, plus subtil, est bureaucratique ou administratif. Les êtres humains modernes appartiennent à diverses organisations. Nous avons divers « patrons » dont nous suivons généralement les ordres. Ces relations comportent bien sûr un élément de coercition, car si vous ne suivez pas les ordres, vous risquez d'être licencié, de devoir payer une amende ou d'être arrêté. Mais la plupart du temps, nous suivons les ordres simplement en raison du pouvoir des normes sociales. Les patrons, à différents niveaux de l'organisation, exercent tous un pouvoir différent, qui tend à augmenter avec la taille de l'organisation et la position qu'ils occupent en son sein. Le quatrième type de pouvoir, le plus « doux », est idéologique : c'est le pouvoir de persuasion. Le soft power, ou persuasion, est une force extrêmement puissante qui peut influencer des multitudes. Il comprend le domaine des influenceurs de pensée, tels que les célèbres « intellectuels publics », les chroniqueurs des grands journaux et, plus récemment, les personnalités des médias sociaux qui comptent des millions d'adeptes.

Comme on peut le voir, cette question simple - qui sont les élites ? - n'a pas de réponse simple. Les sociétés humaines sont des systèmes complexes, et il serait contre-productif d'essayer de caractériser les flux de pouvoir social en leur sein au moyen d'un schéma trop simpliste. Mon travail consiste à rendre ma théorie aussi simple que possible, mais pas plus simple. 

 

The Game of Aspirant Chairs

Once we start thinking about so-called elite behavior, we encounter several layers of complexity. First, in terms of wealth, there is no hard boundary between the elites and non-elites. Ten-percenters (roughly, millionaires in today’s dollars) have a lot of power over their own lives. One-percenters (roughly, decamillionaires) have a lot of power over other people’s lives. Centimillionaires and billionaires wield even more power. But there are no sharp boundaries between one-percenters and ten-percenters—the distribution of incomes is a smooth curve. And there is no huge difference in social attitudes between the one-percenters and ten-percenters, or between the ten-percenters, the top income decile, and the next decile. In chapter 3, we will see that another way of distinguishing social classes, in terms of the more educated (those with a four-year college degree) and the less educated (those without one), is much more salient if we want to understand the diversity of life trajectories and social attitudes.[5]

 

Le jeu des chaises d'aspirant

Dès que nous commençons à réfléchir au comportement de ce que l'on appelle l'élite, nous nous heurtons à plusieurs niveaux de complexité. Tout d'abord, en termes de richesse, il n'y a pas de frontière nette entre les élites et les non-élites. Les dix pour cent (en gros, les millionnaires en dollars d'aujourd'hui) ont beaucoup de pouvoir sur leur propre vie. Les 1% (en gros, les décamillionnaires) ont beaucoup de pouvoir sur la vie des autres. Les centimillionnaires et les milliardaires ont encore plus de pouvoir. Mais il n'y a pas de frontière nette entre les 1% et les 10% - la distribution des revenus est une courbe régulière. Il n'y a pas non plus d'énorme différence dans les attitudes sociales entre les 1% et les 10%, ou entre les 10%, le décile de revenus supérieur et le décile suivant. Dans le chapitre 3, nous verrons qu'une autre façon de distinguer les classes sociales, en termes de plus éduqués (ceux qui ont un diplôme universitaire de quatre ans) et de moins éduqués (ceux qui n'en ont pas), est beaucoup plus pertinente si nous voulons comprendre la diversité des trajectoires de vie et des attitudes sociales[5].

 

"Second, different elites tend to specialize in different kinds of social power: generals, admirals, and police chiefs mete out coercion; CEOs and wealth holders wield economic power; senators and secretaries of federal departments manage administrative power; and TV anchors and influential podcasters deal in persuasion. Each kind of influence has its own power hierarchy. This is most clearly seen in military chains of command, but softer kinds of power also have their pecking orders. The third layer of complexity arises when we ask, how are elites made? In order to understand elite overproduction, we need to understand social reproduction of the elites—what happens with them over time.

 

Deuxièmement, les élites tendent à se spécialiser dans différents types de pouvoir social : les généraux, les amiraux et les chefs de police exercent la coercition ; les PDG et les détenteurs de richesses exercent le pouvoir économique ; les sénateurs et les secrétaires des ministères fédéraux gèrent le pouvoir administratif ; les présentateurs de télévision et les podcasteurs influents s'occupent de persuasion. Chaque type d'influence a sa propre hiérarchie de pouvoir. Les chaînes de commandement militaires en sont l'illustration la plus évidente, mais les types de pouvoir plus souples ont également leur hiérarchie. La troisième couche de complexité apparaît lorsque nous nous demandons comment les élites sont fabriquées. Pour comprendre la surproduction des élites, nous devons comprendre la reproduction sociale des élites, c'est-à-dire ce qu'il advient d'elles au fil du temps.

 

"Let’s distinguish between people already in elite positions—established elites—and those who want to get into such positions—elite aspirants. Elite aspirants come in a variety of shapes and forms, depending on the kind of power they want and what level they aspire to. For example, most lieutenants want to become majors, and most majors want to become onestar generals, and one-star generals aim for additional stars to their insignia. Similarly, decamillionaires want to become centimillionaires, and those who have already made their first $100 million aim to get into the billionaire class. Although not everybody has ambition to acquire more power, there are always more aspirants than power positions. Inevitably, there are those who try but fail to obtain a power position—frustrated elite aspirants. Elite overproduction develops when the demand for power positions by elite aspirants massively exceeds their supply. Let’s focus for now on the nexus between wealth and politics and see how elite overproduction can develop in this sphere.

 

Distinguons les personnes qui occupent déjà des positions d'élite - les élites établies - de celles qui veulent y accéder - les aspirants à l'élite. Les aspirants à l'élite se présentent sous différentes formes, en fonction du type de pouvoir qu'ils souhaitent obtenir et du niveau auquel ils aspirent à accéder. Par exemple, la plupart des lieutenants veulent devenir majors, et la plupart des majors veulent devenir généraux à une étoile, et les généraux à une étoile veulent ajouter des étoiles à leur insigne. De même, les décamillionnaires veulent devenir centimillionnaires, et ceux qui ont déjà gagné leurs premiers 100 millions de dollars veulent entrer dans la classe des milliardaires. Bien que tout le monde n'ait pas l'ambition d'acquérir plus de pouvoir, il y a toujours plus d'aspirants que de positions de pouvoir. Inévitablement, il y a ceux qui essaient d'obtenir une position de pouvoir mais n'y parviennent pas - les aspirants à l'élite frustrés. La surproduction d'élite se développe lorsque la demande de postes de pouvoir par les aspirants à l'élite dépasse massivement l'offre. Concentrons-nous pour l'instant sur le lien entre la richesse et la politique et voyons comment la surproduction d'élite peut se développer dans cette sphère....

 

La surproduction d’élites sature le marché de l'élitisme et engendre un surplus de leaders frustrés. On pense à certains reponsables politiques exaltant imprudemment, et sans doute par foncière inexpérience, les "premiers de cordée de la société, et renforçant une dynamique socio-politique qui se révèle rapidement fatale. Turchin montre que ces élites "déçues" ou non intégrées peuvent devenir des contre-élites, des individus prêts à défier le statu quo et à exploiter le mécontentement populaire pour accéder au pouvoir...

Ces contre-élites, selon Turchin, vont jouer un rôle décisif dans les périodes de crise: individus issus de l’élite ou proches de celle-ci, mais marginalisées ou en conflit avec les celles qui sont établies, deviennent alors des figures de contestation capitalisant sur le mécontentement de la population, exacerbant la polarisation politique en adoptant des discours populistes ou radicaux, favorisant des idéologies et des mouvements qui affaiblissent la cohésion sociale. Et leur influence est particulièrement probante dans les périodes de stagnation économique, d'inégalité croissante et de méfiance envers les institutions.

Le modèle structurel-démographique qu'utilise Turchin postule que trois facteurs interconnectés contribuent aux crises, la démographie, l'économie et les tensions politiques. La démographie, parce qu'une croissance démographique élevée sans augmentation correspondante des opportunités économiques peut accroître les tensions sociales. L’économie, parce qu'une répartition inégale de la richesse et une stagnation économique exacerbent le mécontentement. Enfin, la politique, parce que la fragmentation politique et l’incapacité des élites à gérer les crises provoquent une rupture de confiance dans le gouvernement et les institutions.  En appliquant ce modèle, Turchin soutient que les États-Unis et d’autres sociétés occidentales se trouvent dans une phase suffisamment avancée de ce cycle structurel-démographique, avec des signes de crise imminente, comme une forte polarisation politique, des inégalités économiques record et une montée de mouvements populistes.

 

Et Turchin souligne, comme nombre d'auteurs, que les inégalités économiques sont bien au cœur de la déstabilisation des sociétés modernes. Lorsque la richesse et le pouvoir se concentrent dans les mains d’une minorité, les tensions sociales augmentent, les classes populaires et moyennes se sentent frustrées, et les contre-élites trouvent un terreau fertile pour mobiliser le mécontentement. Cette concentration des richesses renforce la ségrégation sociale et crée une "déconnexion" entre les élites et le reste de la société. Les élites, isolées de la réalité des classes inférieures, deviennent moins aptes à comprendre et répondre aux besoins de la population, ce qui aggrave la fracture sociale. 

En commentaire, pouvons nous rappeler que c'est un paysage politique qu'un pays comme la France, trop centralisée, trop dépendante d'un présidentialisme égotiste, connaît assez bien ...

 

Turchin identifie plusieurs symptômes de désintégration politique qui apparaissent dans les sociétés modernes, en particulier aux États-Unis, tels que la polarisation politique (des partis politiques divisés incapables de concevoir le moindre compromis), le déclin de la confiance dans les institutions ( des institutions publiques, gouvernement, justice, médias, jugées corrompues ou inefficaces), la montée des mouvements populistes et extrémistes (souvent dirigés par des contre-élites et se développant en réaction aux injustices perçues et au mécontentement général), une violence sociale croissante (des mouvements de protestation violente, des crimes de haine et des émeutes) ...

 

Turchin ne se contente donc pas de décrire des crises éventuelles et les facteurs qui les déclenchent et les nourrissent, mais met aussi en garde contre une tendance actuelle des sociétés modernes à ignorer les signes avant-coureurs de la désintégration. 

Il recommandera ainsi  une série d’actions pour freiner ces cycles de crise, notamment :

- de réduire les inégalités économiques (en repensant la répartition de la richesse et en améliorant les opportunités économiques pour tous, les sociétés peuvent restaurer un sentiment de justice et de cohésion).

- de freiner la surproduction d’élites (de limiter l’excès de formations de haut niveau sans débouchés correspondants et de mieux gérer les aspirations des individus à accéder à des positions d’influence).

- d'encourager un leadership responsable et inclusif (des élites politiques qui devraient être plus sensibles aux préoccupations du public pour regagner la confiance populaire et diminuer le risque de polarisation).

 

Comme toujours, les critiques objecteront que le modèle de Turchin est par trop déterministe, et qu’il peut minimiser les éléments d’innovation sociale ou de résilience que les sociétés peuvent développer en période de crise...

 

Part I - THE CLIODYNAMICS OF POWER

Turchin analyse les principaux facteurs qui provoquent l’instabilité au sein des sociétés, en se concentrant sur l’impact de la surproduction des élites et de l’inégalité socio-économique croissante. Il décrit comment l’augmentation du nombre d’individus hautement éduqués et puissants, sans postes suffisants, crée une compétition féroce au sein de l’élite et alimente les tensions internes. L'auteur examine aussi le déclin de la mobilité sociale, l’érosion des institutions et la perte de confiance dans les dirigeants comme moteurs de l’instabilité croissante. 

A noter - Introduction au modèle de Turchin : cycles et dislocations politiques (Cycles and Political Disintegration) - Turchin commence par expliquer le modèle de cycles séculaires qu’il applique aux sociétés humaines. Ce modèle se base sur l’idée que les sociétés passent par des périodes de prospérité suivies de phases de crise et de déclin. Il décrit comment les élites (ceux qui détiennent pouvoir et influence) jouent un rôle crucial dans la stabilité ou l’instabilité politique.

A noter - Les mécanismes d'ascension des élites et la surproduction des élites (Elite Overproduction and the Rise of Elites) - L'un des concepts clés du livre est la surproduction des élites (elite overproduction), un phénomène où le nombre d'individus hautement éduqués, riches ou puissants dépasse le nombre de positions disponibles, créant des tensions. Turchin analyse comment cet excès d'élites mène à une compétition intense au sein de cette classe, alimentant les conflits et les divisions.

 

Part II - THE DRIVERS OF INSTABILITY

Turchin analyse les principaux facteurs qui provoquent l’instabilité au sein des sociétés, en se concentrant sur l’impact de la surproduction des élites et de l’inégalité socio-économique croissante. Il décrit comment l’augmentation du nombre d’individus hautement éduqués et puissants, sans postes suffisants, crée une compétition féroce au sein de l’élite et alimente les tensions internes. L'auteur examine aussi le déclin de la mobilité sociale, l’érosion des institutions et la perte de confiance dans les dirigeants comme moteurs de l’instabilité croissante. 

Les concepts clés sont ici : surproduction des élites (Elite overproduction), inégalités économiques (economic inequality), polarisation sociale (social polarization), méfiance envers les institutions et l’État (distrust in institutions and the state), fragilisation des structures sociales (the weakening of social structures).

 

A noter - Dans le chapitre intitulé "American Plutocracy Today de End Times", Peter Turchin avance que les États-Unis se trouvent aujourd’hui dans une phase avancée de "ploutocratie", c'est-à-dire un système dans lequel le pouvoir politique et économique est fortement concentré entre les mains d'une petite élite extrêmement riche. Turchin soutient que cette concentration de richesse et de pouvoir crée une dynamique particulièrement instable et dangereuse pour la société américaine, rappelant des périodes historiques de déclin dans d'autres civilisations.

L'ascension et la surproduction d'une élite économique puissante aux États-Unis ont exacerbé les inégalités socio-économiques et engendré une fragmentation politique qui fragilise la stabilité de la nation. Cette ploutocratie conduit à des tensions croissantes entre les élites et la majorité de la population, renforçant la polarisation sociale et politique.

 

"The extent to which economic elites dominate government in the United States is very unusual compared to other Western democracies. Countries like Denmark and Austria have ruling classes that have been fairly responsive to the wishes of their population. During the postwar period, these countries were ruled by strong center-left parties, such as social democrats and socialists. Center-left parties rotated in power with center-right parties, but a strong consensus for the welfare state was shared broadly by the ruling elites in Western European democracies. Countries such as Denmark and Austria usually occupy the top positions when UN countries are ranked for their ability to deliver a high quality of life for their citizens. Until recently, they have largely resisted the worldwide trend of growing economic inequality. On many indicators of quality of life—life expectancy, equality, education—the US is an outlier in the Western world. Why? The explanation lies in the effects of history and geography. Two major factors are particularly important: geopolitical environment and race/ethnicity ..."

La mesure dans laquelle les élites économiques dominent le gouvernement aux États-Unis est très inhabituelle par rapport à d’autres démocraties occidentales. Des pays comme le Danemark et l’Autriche ont des classes dirigeantes qui ont été assez sensibles aux souhaits de leur population. Pendant la période d’après-guerre, ces pays étaient gouvernés par de forts partis de centre gauche, tels que les sociaux-démocrates et les socialistes. Les partis de centre-gauche ont alterné au pouvoir avec des partis de centre-droite, mais un fort consensus en faveur de l’état providence a été largement partagé par les élites dirigeantes dans les démocraties d’Europe occidentale. Des pays comme le Danemark et l’Autriche occupent généralement les premières places lorsque les pays de l’ONU sont classés selon leur capacité à offrir une qualité de vie élevée à leurs citoyens. Jusqu’à récemment, ils ont largement résisté à la tendance mondiale de l’inégalité économique croissante. Sur de nombreux indicateurs de qualité de vie — espérance de vie, égalité, éducation —, les États-Unis sont un cas à part dans le monde occidental. Pourquoi? L’explication réside dans les effets de l’histoire et de la géographie. Deux facteurs majeurs sont particulièrement importants : l’environnement géopolitique et la race/origine ethnique..."

 

A noter - Les contre-élites et l’émergence de la fragmentation politique (Counter-Elites and the Emergence of Political Fragmentation) - Les contre-élites (Counter-elites), un sous-groupe des élites déclassées ou des ambitieux sans pouvoir, deviennent alors des figures influentes dans les mouvements d’opposition. Ce chapitre détaille comment ces groupes se radicalisent et tentent de mobiliser la population contre les élites en place, exacerbant la polarisation politique.

A noter - Polarisation et instabilité politique (Polarization and Political Instability) - Ce chapitre explore la manière dont la polarisation croissante au sein de la société mène à une fragmentation politique. Il montre comment les élites, en conflit avec les contre-élites, entraînent une partie de la population dans des luttes d'influence et de pouvoir. Turchin étudie des indicateurs tels que la montée des inégalités économiques, le déclin de la confiance dans les institutions et la polarisation politique.

 

Part III - CRISIS AND AFTERMATH

Cette partie est consacrée aux conséquences des crises, avec un focus sur la façon dont les sociétés traversent des périodes de désintégration politique et de violence. Turchin analyse les signes avant-coureurs de l’effondrement, comme les conflits internes, les révolutions et l’escalade de la violence politique. Il montre comment les contre-élites jouent un rôle crucial dans ces crises, en rassemblant des soutiens populaires pour défier les élites en place. Turchin aborde également les différents résultats possibles après la crise, dont la restructuration politique, l’émergence de nouvelles institutions et parfois, la reprise d’un nouveau cycle de prospérité. 

Les concepts clés sont ici les suivats : crises politiques (political crises), effondrement social (social collapse), rôle des contre-élites (the role of counter-elites), violence politique (political violence), restructuration (restructuring), résilience post-crise (post-crisis resilience).

A noter - Crises économiques et inégalités croissantes (Economic Crises and Rising Inequality) - En analysant les cycles de prospérité économique et de récession, Turchin montre comment les crises économiques amplifient les tensions sociales. Il met en évidence que la concentration de richesse entre les mains des élites, tout en augmentant les inégalités, favorise les conditions de l'instabilité.

A noter - Le rôle de l’État et de la violence politique (The Role of the State and Political Violence) - Ce chapitre traite du rôle de l’État dans le maintien de la stabilité et comment son incapacité à répondre aux crises contribue au déclin. L'auteur explore également la montée de la violence politique comme symptôme des tensions croissantes, que ce soit sous la forme de conflits internes, de révolutions ou de luttes intestines au sein des élites.

A noter - L’effondrement des sociétés : signaux avant-coureurs et issues possibles (Societal Collapse: Warning Signs and Potential Solutions) - En conclusion, Turchin analyse les signes annonciateurs d'un effondrement social, ainsi que les solutions qui pourraient potentiellement atténuer la trajectoire de déclin. Il propose une discussion sur les réformes possibles, mais insiste sur la difficulté de maintenir un équilibre durable face aux cycles de désintégration.

 

A noter - Dans "THE WEALTH PUMP AND THE FUTURE OF DEMOCRACY", Peter Turchin explore le concept de "pompe à richesse" (wealth pump), un processus par lequel la richesse est systématiquement drainée des classes moyennes et populaires vers les élites, exacerbant les inégalités économiques et menaçant la stabilité démocratique. Cette "pompe à richesse" est un moteur central des tensions sociales et politiques aux États-Unis et dans d’autres démocraties contemporaines. Il soutient que lorsque cette extraction de richesse atteint un certain seuil, elle sape les fondements mêmes de la démocratie en créant une société plus polarisée, instable et sujette aux crises.

La thèse est la suivante :

- Le fonctionnement de la "pompe à richesse"  (The Mechanics of the Wealth Pump): Selon Turchin, la pompe à richesse fonctionne comme un mécanisme systémique qui enrichit une petite élite aux dépens des autres classes. Elle se manifeste à travers des politiques économiques et fiscales favorisant les plus riches, l’affaiblissement des syndicats, la stagnation des salaires réels pour les travailleurs, et des coûts croissants pour des besoins essentiels comme la santé, l’éducation, et le logement.

- Effets sur la classe moyenne (Impact on the Middle Class) : La classe moyenne, qui est traditionnellement le pilier de la stabilité démocratique, est affaiblie par cette dynamique. Turchin montre que le déclin de la classe moyenne entraîne une érosion du contrat social et alimente un ressentiment généralisé, rendant la société plus vulnérable aux divisions et à la polarisation.

- Implications pour la démocratie (Implications for Democracy) : Turchin soutient que la concentration de la richesse et le démantèlement de la classe moyenne affaiblissent les institutions démocratiques. Il argue que la démocratie dépend d'une population large et active qui se sent impliquée et représentée. Cependant, la "pompe à richesse" mène à une situation où le pouvoir et l’influence se concentrent dans les mains de l’élite, déstabilisant les institutions démocratiques et augmentant la méfiance envers les gouvernements.

- Risques de désintégration politique  (Risks of Political Disintegration) : Turchin explique que ce processus de concentration de la richesse crée les conditions pour une désintégration politique, avec l’apparition de contre-élites cherchant à mobiliser les mécontents contre le système. Il identifie cela comme une phase qui précède souvent les crises majeures dans les cycles historiques de montée et de chute des sociétés.

- Solutions potentielles pour l’avenir de la démocratie (Potential Solutions for the Future of Democracy) : Turchin ne se contente pas de décrire la crise ; il propose également quelques pistes pour endiguer ce phénomène. Il suggère que des réformes économiques et fiscales qui réduiraient l'écart de richesse, ainsi que des mesures pour renforcer la classe moyenne, pourraient inverser la dynamique de la pompe à richesse et restaurer la stabilité démocratique.

 

APPENDIX

Cette dernière partie fournit des explications supplémentaires et des données techniques sur les modèles et analyses statistiques utilisés dans le livre. Turchin y détaille les données historiques qui appuient son modèle de cycles séculaires et de déclin. Cela inclut des statistiques sur les conflits, les tendances économiques, et les dynamiques de pouvoir à travers diverses périodes historiques et civilisations, renforçant ainsi la validité de son approche.

Concepts clés : Données historiques et modèles quantitatifs, fondements de la cliodynamique, méthodologie de recherche en sciences sociales et historique.


"Ages of Discord: A Structural-Demographic Analysis of American History (2016, Peter Turchin)

Peter Turchin ose appliquer ici les principes de la cliodynamique à l’histoire des États-Unis, 

cherchant à expliquer les périodes de crise et de conflit social à travers les facteurs démographiques, économiques et politiques, et comment des variables telles que la taille de la population, la concentration des richesses, et la compétitivité des élites peuvent influencer les périodes de stabilité et d'instabilité ; comment des variables démographiques, économiques et politiques interagissent pour créer des périodes de prospérité et de calme social, suivies par des phases de discorde marquées par des tensions sociales, la polarisation politique, et des crises institutionnelles.

 

PART ONE - A Theoretical Introduction - Turchin présente la cliodynamique, son cadre théorique, et son approche de l'analyse structurale-démographique, qu’il applique à l’histoire américaine. L’idée centrale est que les sociétés traversent des cycles de croissance, de stagnation, et de déclin, principalement influencés par trois facteurs : la démographie (croissance de la population), l’économie (inégalités économiques et stagnation), et la dynamique des élites (concentration de pouvoir et élite en surproduction). Et la thèse principale soutenue par l'auteur est que les sociétés modernes sont sujettes aux mêmes cycles structurels d’instabilité que les sociétés anciennes, et les États-Unis ne font pas exception...

 

PART TWO - Overview of Structural Demographic Variables: 1780–2010 - The Antebellum Cycle (1820–1860) constitue le premier grand cycle d'instabilité aux États-Unis, c'est la période d’avant-guerre civile (antebellum) : la guerre civile américaine fut en grande partie le produit de tensions socio-économiques croissantes et de la polarisation politique. Il explore comment l’expansion démographique, l’inégalité croissante des richesses, et l’accumulation de tensions au sein des élites ont conduit à un climat propice au conflit. La thèse ici est que les conflits violents, tels que la guerre civile, sont des manifestations extrêmes de cycles structurels d’instabilité liés aux pressions socio-démographiques.

 

PART THREE - A Complete Secular Cycle: from the Revolution to the Great Depression, c.1780–1930 - The Post-Civil War Cycle (1870–1930) - Turchin examine le cycle de reconstruction et de croissance après la guerre civile, et soutient que ces années de prospérité se sont également accompagnées de cycles de tensions récurrentes, avec des pics de violence et d’instabilité dans les années 1890 et dans les années 1920, en partie dus à la répression du mouvement ouvrier et à l’instabilité économique. La thèse principale est que même après une période de crise comme la guerre civile, les cycles de croissance et de déclin se poursuivent. Selon Turchin, ces cycles post-guerre civile ont finalement conduit à la Grande Dépression, période d’instabilité économique intense et d’inégalités qui a créé un terrain fertile pour le mécontentement populaire.

 

PART FOUR - The Current Secular Cycle: from the Great Depression to the Present, c.1930–2010 - La dernière partie de l’ouvrage analyse le cycle contemporain, à partir de la Grande Dépression et jusqu’en 2010. Turchin aborde les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale comme une période d’équilibre relatif et de prospérité partagée (les Trente Glorieuses), qui a toutefois laissé place à une nouvelle montée des inégalités et des tensions depuis les années 1970. Il soutient que les États-Unis sont entrés dans une phase de surproduction des élites, d’instabilité économique et de polarisation sociale, avec un risque croissant de crises politiques graves. La thèse de cette partie est que le cycle actuel rappelle les périodes de déclin précédentes, suggérant que les États-Unis pourraient être au bord d’une nouvelle phase de désintégration politique et de crise structurelle.

 

Turchin utilise le modèle structurel-démographique, qu’il a développé en étudiant des sociétés historiques, pour examiner les cycles de prospérité et de crise aux États-Unis. Ce modèle repose sur trois principaux facteurs : des facteurs démographiques (la croissance de la population et ses effets sur les ressources, le travail et les tensions sociales) des facteurs économiques (la répartition de la richesse, les niveaux d’inégalité et la stabilité économique), enfin des facteurs politiques (la cohésion ou polarisation des élites, la légitimité des institutions et la fréquence des conflits sociaux). Turchin nous expose ainsi comment les interactions entre ces variables façonnent la dynamique des sociétés et nous explique que ces cycles ne sont pas certes pas aléatoires, mais suivent des motifs récurrents ..

Les États-Unis ont traversé plusieurs cycles de croissance et de crise, similaires à ceux observés dans les empires historiques. En analysant les données historiques, il identifie deux grands cycles de stabilité et de discorde depuis la fondation du pays : 

- Un premier cycle de croissance entre la Révolution américaine et la guerre civile (avec une montée des tensions dans les années 1850).

- Un second cycle, plus contemporain, où la prospérité de l’après-guerre (1945-1970) est suivie par des tensions croissantes et une période de discorde, qui atteint son apogée dans les années 1970 avant de s’apaiser brièvement, puis de remonter progressivement.

Ces cycles sont rythmés par des phases de montée des inégalités économiques et de polarisation politique. Ainsi, les années de prospérité (1945-1975) ont été suivies d’une montée des inégalités, d’une baisse de la mobilité sociale et d’une érosion de la confiance dans les institutions politiques et économiques...

 

Turchin applique le concept de "surproduction d’élites", où un excès de diplômés et de candidats à l’élite entraîne une compétition accrue pour un nombre limité de postes de pouvoir et d'influence. Cette compétition interne favorise l’apparition de contre-élites, des individus issus des élites qui se sentent exclus ou marginalisés et qui mobilisent des mouvements de protestation pour remettre en question les institutions en place.

Ce phénomène a des conséquences profondes sur la stabilité politique, car les contre-élites encouragent la polarisation, remettent en cause la légitimité des élites établies, et peuvent inciter à des révoltes populaires. Turchin souligne que ce schéma est particulièrement visible dans la société américaine actuelle, où des figures issues des élites remettent en cause les institutions établies et exploitent le mécontentement populaire pour asseoir leur pouvoir.

 

Turchin met ensuite en évidence l’effet des inégalités économiques croissantes sur la cohésion sociale. En analysant des données économiques, il observe que les périodes de prospérité sont marquées par une distribution plus égalitaire des ressources, tandis que les périodes de crise sont caractérisées par une polarisation extrême de la richesse. Depuis les années 1970, les États-Unis ont connu une concentration croissante de la richesse au sommet de la pyramide sociale. Cette inégalité a contribué à la stagnation des salaires pour la classe moyenne, à une précarité accrue pour les classes populaires, et à une perte de confiance dans le "rêve américain" et la mobilité sociale. Turchin soutient que l’augmentation des inégalités économiques est un des principaux déclencheurs de la discorde sociale, car elle crée un fossé entre les élites économiques et politiques et le reste de la population.

 

Autre thèse centrale, la polarisation politique comme symptôme et comme catalyseur de la crise. En période de discorde, la polarisation des factions politiques s'accentue, la coopération entre les partis se réduit, et le discours politique devient plus violent et extrême. Turchin souligne que, depuis les années 2000, les États-Unis sont plongés dans une période de polarisation croissante, avec une méfiance généralisée envers les institutions (gouvernement, justice, médias) et des divisions politiques qui semblent irréconciliables. Cette polarisation rend le système politique moins fonctionnel, augmentant ainsi la probabilité de crises institutionnelles majeures.

 

Enfin, Turchin en vient à analyser la dynamique démographique comme facteur de tension, en particulier les pressions exercées par les jeunes générations qui aspirent à des opportunités économiques et politiques dans un contexte de stagnation économique. Les jeunes générations, souvent plus nombreuses et confrontées à une raréfaction des ressources et des opportunités, tendent à devenir des foyers de mécontentement en période de crise. Il montre que les périodes de discorde sont souvent associées à une jeune population nombreuse, prête à défier les autorités établies, et qui devient un facteur d’instabilité dans les sociétés qui n’arrivent pas à lui offrir un avenir prometteur.

 

Turchin en conclut que les États-Unis sont dans une phase avancée de ce cycle de discorde, avec une forte probabilité d’instabilité politique accrue. Selon lui, si les inégalités, la polarisation et la surproduction d’élites ne sont pas rapidement abordées, les tensions actuelles pourraient déboucher sur une période de crises majeures, voire de désintégration sociale. Certains analystes ont trouvé dans cette approche une explication plausible aux troubles modernes, tandis que d’autres mettent en garde contre le déterminisme de sa méthodologie ..


"Historical Dynamics: Why States Rise and Fall" (2003)

Dans cet ouvrage, Turchin présente les bases de la "cliodynamique", explorant les cycles de montée et de chute des États et des empires. Il y applique des modèles mathématiques pour analyser les facteurs de stabilité et d'instabilité des sociétés, et soutient que les conflits internes et les rivalités politiques, économiques et sociales, en interaction avec les pressions externes, déterminent la survie ou l’effondrement des civilisations.

Turchin utilise la notion de "sélection multi-niveaux" pour expliquer comment les groupes qui collaborent efficacement surpassent ceux qui sont divisés, ce qui aboutit à des cycles de consolidation et de déclin.

Turchin soutient que la dynamique des États repose sur des facteurs démographiques, économiques, et politiques interdépendants, et développe une théorie structurelle-démographique qui examine comment la croissance démographique, les pressions économiques et les tensions sociales peuvent provoquer des phases de croissance suivies de phases de crise.Ce modèle s’appuie sur trois variables majeures : la démographie (l’expansion de la population, et en particulier l’augmentation de la population jeune, qui exerce une pression sur les ressources économiques et génère des tensions dans la société), les inégalités économiques (à mesure que la population croît, la compétition pour les ressources augmente, et les inégalités économiques se creusent, générant des tensions sociales) la polarisation des élites (les conflits internes entre élites, souvent accentués par la surproduction d’élites, deviennent un facteur central d’instabilité lorsque des contre-élites émergent pour contester l’ordre établi).

Inspiré par l’historien arabe du XIVe siècle, Ibn Khaldoun (Le Livre des exemples ou Livre des considérations sur l’histoire des Arabes, des Persans et des Berbères, 1375-1379, dont premier volume, son introduction à l'histoire universelle, la "Muqaddima"), Turchin développe le concept de l’ "asabiya" (cohésion et solidarité) pour décrire la cohésion sociale et la solidarité d'un groupe. Selon lui, un niveau élevé de cohésion sociale favorise la stabilité et la puissance d'un État, tandis qu’une dimnution l'entraînera vers la fragmentation sociale et politique. Les États qui réussissent à maintenir ou renforcer leur cohésion sociale pendant les périodes de croissance démographique peuvent éviter les crises. En revanche, lorsque la cohésion sociale s’effrite, les États deviennent plus vulnérables aux conflits internes et aux invasions extérieures.

 

Turchin soutient que l'histoire des États est marquée par des cycles séculaires de stabilité suivis d'instabilité. Ces cycles sont en partie causés par la nature des institutions et par des dynamiques socio-économiques structurelles, qui suivent des schémas prédictibles, y compris des périodes de prospérité suivies par des périodes de crise : des cycles de croissance-décroissance démographique (une période de croissance démographique conduit à une crise de surpopulation et à des conflits, avant une réduction de la population et un retour à la stabilité), des cycles de polarisation des élites (l’augmentation des élites et des contre-élites entraîne des luttes de pouvoir qui déstabilisent les structures de gouvernance).

 

Turchin tente de formaliser l'histoire sous forme de modèles mathématiques pour identifier des régularités et des cycles récurrents. Il affirme que les mêmes principes structurels, observables à travers le temps, permettent de comprendre pourquoi les États suivent des trajectoires similaires de montée et de déclin. Ses modèles explorent ainsi comment les interactions entre population, ressources, inégalités et cohésion sociale peuvent être décrites de manière quantitative, avec des équations qui modélisent les pressions exercées sur une société.

 

Enfin, Turchin soutient qu’il existe des régularités historiques et des lois sous-jacentes à la montée et à la chute des civilisations, ce qui remet en cause l'idée que l'histoire est purement contingente ou imprévisible : ces régularités permettent de poser une trajectoire prédictive, au plus précisément des tendances générales qui ... peuvent être anticipées.

 

Dans "Secular Cycles" (2099, coécrit avec Sergey A. Nefedov), Turchin et Nefedov étudieront les fluctuations de longue durée dans la stabilité des sociétés en analysant des exemples historiques comme la France, l'Angleterre, et la Russie. Le concept de cycle séculaire y sera exploré en profondeur, décrivant des périodes de croissance et de déclin qui s'étendent sur plusieurs siècles. Les auteurs identifieront quatre phases dans les cycles séculaires, expansion, stagflation, crise et dépression. Selon eux, la dynamique d'une société est rythmée par une alternance de périodes d'expansion (avec une croissance économique et démographique) et de périodes de stagnation, crise et effondrement, marquées par des conflits sociaux et des tensions internes croissantes. Ils relieront ces cycles à la dynamique des populations, aux pressions écologiques et aux inégalités socio-économiques.


"War and Peace and War: The Rise and Fall of Empires" (2006)

Ce livre élargit les idées de "Historical Dynamics" et introduit la théorie de l’ "asabiya", un concept inspiré de l’historien médiéval Ibn Khaldoun qui soutenait que cette force de cohésion sociale permet aux dynasties de prospérer, mais que cette force décline inévitablement avec le temps, entraînant le déclin de la dynastie ... 

 

Ibn Khaldoun (1332-1406) est un penseur, historien et philosophe musulman originaire de l’actuelle Tunisie, souvent considéré comme le fondateur de la sociologie (on en parle très peu) et l’un des premiers théoriciens de l’histoire. Son œuvre majeure, "Al-Muqaddima" (ou Prolégomènes), propose une analyse innovante des dynamiques sociales, politiques et économiques, et elle est désormais fréquemment citée pour ses idées avant-gardistes sur la civilisation, le pouvoir et le déclin des sociétés. Dans "Al-Muqaddima", Ibn Khaldoun explique que les civilisations suivent des cycles naturels de montée et de déclin, généralement sur trois générations. Selon lui, une dynastie commence par des tribus ou des groupes sociaux unis par la 'asabiyya (solidarité sociale ou cohésion de groupe), qui les rend forts et capables de conquérir le pouvoir. Mais, avec le temps, cette cohésion se détériore, la corruption s’installe, et le pouvoir s’effondre, laissant place à une nouvelle dynastie. Le concept clé d' "asabiyya" désigne donc la "solidarité sociale" ou le "lien de cohésion" qui unit les membres d'un groupe. La 'asabiyya est, selon lui, essentielle pour fonder un pouvoir durable. Cependant, avec le succès et la prospérité, cette solidarité se perd souvent, rendant la civilisation vulnérable aux attaques de nouveaux groupes plus unis...

 

Turchin va définir l’asabiya comme la cohésion sociale ou solidarité de groupe qui permet aux sociétés d’affronter des menaces extérieures et de prospérer. De là il affirmera que les empires se développent quand ils possèdent une forte asabiya, ce qui les rend plus aptes à coordonner leurs efforts collectifs et à vaincre les sociétés voisines. Cependant, cette même cohésion diminue à mesure que l’empire prospère et s'étend, et que ses élites deviennent de plus en plus éloignées des besoins du peuple, ce qui conduit à une décadence progressive. Une thèse qui qui s’inscrit dans un courant plus large de pensée historique ...