AloneTogether - Sherry Turkle, "Reclaiming Conversation: The Power of Talk in a Digital Age" (2015), "Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other" (2011), "Simulation and Its Discontents" (2009) - ....
"Our networked life allows us to hide from each other, even as we are tethered to each other. We’d rather text than talk" (Notre vie en réseau nous permet de nous cacher les uns des autres, même si nous sommes liés les uns aux autres. Nous préférons envoyer des SMS plutôt que de parler) ... - En 1995,"Life on the Screen: Identity in the Age of the Internet", de Sherry Turkle, était publié dans un contexte, aujourd'hui disparu : l'Internet balbutiait, mais le Web 1.0, les forums, la messagerie instantanée, et les "muds" (ou Multi-User Dungeons), - des jeux en ligne textuels où plusieurs joueurs interagissaient dans un univers virtuel -, commençaient à façonner des comportements : les PC sous Windows 95 étaient alors très populaires, le courrier électronique devenait un outil de plus en plus courant dans les entreprises et pour les particuliers. Turkle s'intéressait alors à la manière dont les individus se créaient des avatars et des identités virtuelles sur Internet, notamment dans les espaces de discussion en ligne, les jeux vidéo, ou les mondes virtuels comme Second Life.
Deux décennies plus tard, "Alone Together" se situe dans un tout autre contexte. En 2015, l'usage des smartphones est omniprésent, rendant l'Internet accessible en permanence, et offrant des formes de communication instantanée et continue. Les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, etc.) sont devenus des espaces centraux de la vie sociale, professionnelle et personnelle, où les identités se façonnent de manière plus visible et publique. La question n'est plus celle d'une technologie de la communication, ayant par ailleurs considérablement évolué, s'installant dans nos existences, mais d'une existence livrée à cette technologie et l'incorporant au plus près de nos processus comportementaux et cognitifs. "What Do We Forget When We Talk Through Machines?", s'interroge Sherry Turkle, une tension habite désormais nos existences, entre immersion dans des mondes simulés et vécus à déployer dans un monde réel, et la capacité à réfléchir de manière critique sur ces différents mondes. "They want the right answer. Quickly!" met en lumière une autre évolution toute aussi profonde dans la manière dont nous pensons, conversons avec autrui, et découvrons le monde...
Nous sommes totalement dans un processus déjà décrit par Marshall McLuhan au début des années 1960 ("The Gutenberg Galaxy: The Making of Typographic Man", 1962; "Understanding Media: The Extensions of Man", 1964; The Global Village: Transformations in World Life and Media in the 21st Century", 1989) : après avoir conçu et implanté des technologies numériques qui couvrent la totalité de notre planète, ce sont elles qui à leur tour nous façonnent, redéfinissent nos relations sociales et les formes de notre culture, tant socialement qu'individuellement.
Et de même que la nature du média, du canal de transmission, comptait plus que le contenu ou le sens du message, nos interactions, aussi distantes soient-elles, privilégient l'instantanéité, l'immédiateté et la concision, au détriment, encore et toujours du sens et du contenu, de la réflexion et de l'émotion. La finalité, encore et toujours, est de répondre instantanément à une question, quelle qu'elle soit, à un besoin immédiat, quel qu'il soit, sans nécessairement élaborer la moindre pensée ou réflexion, nous n'en avons plus ni le temps ni les moyens ...
Cette interaction avec la technologie que nous avons dès lors incorporé à nos existences porte des tensions et des contradictions que Sherry Turkle traduit comme autant de paradoxes que nous ne savons pas, aujourd'hui résoudre :
- le paradoxe de l'isolement connecté (Connected Isolation, la connexion numérique mène à une solitude accrue),
- le paradoxe de l’intimité numérique (Digital Intimacy, la virtualité des relations qui mènent à l'absence d'authenticité émotionnelle),
- le paradoxe de la liberté de l’identité numérique (Digital Identity Freedom, la Fragmentation de soi, fragmentation of the self),
- le paradoxe de l’attention numérique (Digital Attention, la distraction constante et la perte de l’attention profonde),
- le paradoxe de la technologie comme médiateur de l’humanité (Technology as Mediator of Humanity, la médiation numérique mène à une certaine déshumanisation),
- le paradoxe de la dépendance numérique (Digital Dependence, une dépendance qui s'accompagne d'un désir d'évasion),
- le paradoxe de la communication rapide et de la perte de profondeur (The Paradox of Fast Communication and the Loss of Depth).
Les paradoxes que décrit Sherry Turkle dans ses travaux illustrent donc la tension constante entre des avantages que la technologie numérique offre et ses effets négatifs, des technologies qui peuvent augmenter la connectivité, nous procurer de grande flexibilités dans la gestion de notre identité, nous confrontent également à des risques de déconnexion émotionnelle, de superficialité relationnelle, et de perte de profondeur dans nos échanges et nos structures de pensée. Mais rétablir des formes de communication dites plus authentiques et plus humaines dans un monde irrémédiablement médiatisé saurait-il nous ouvrir des perspectives plus positives, le problème n'est-il qu'un problème de communication technologisé à l'extrême?
"... In Born Digital, John Palfrey and Urs Gasser describe in glowing terms a new style of learner who picks up things here and there, taking bits and pieces from a Wikipedia article, a clip from Comedy Central, a Twitter feed, the results of a Google search. In general, these new learners read headlines and gaze at images; they tinker and associate. They graze. When they need to go deep, they pause and dive. Palfrey and Gasser argue that there is no reason to think that an older generation, trained to gather information by focusing on several trusted sources read in depth, had a better learning style. It was just different. But in practice, grazing makes it hard to develop a narrative to frame events, for example, to think about history or current events. The problem can sometimes begin with something as simple as not knowing the names of the actors in the drama. An eleventh grade teacher puts it this way: “My students are struggling. No dates, no geography, no sense of how to weigh the importance of things.”
« Dans Born Digital, John Palfrey et Urs Gasser décrivent en termes élogieux un nouveau style d'apprenant qui prend des choses ici et là, des morceaux d'un article de Wikipedia, d'un clip de Comedy Central, d'un flux Twitter, des résultats d'une recherche sur Google. En général, ces nouveaux apprenants lisent les titres et regardent les images ; ils bricolent et associent. Ils bricolent et associent. Ils survolent. Lorsqu'ils ont besoin d'aller en profondeur, ils font une pause et plongent. Palfrey et Gasser affirment qu'il n'y a aucune raison de penser qu'une génération plus ancienne, formée à recueillir des informations en se concentrant sur plusieurs sources fiables lues en profondeur, avait un meilleur style d'apprentissage. Il était simplement différent. Mais dans la pratique, "picorer" de l'information rend difficile l'élaboration d'un récit pour encadrer les événements, par exemple, pour réfléchir à l'histoire ou à l'actualité. Le problème peut parfois commencer par quelque chose d'aussi simple que de ne pas connaître les noms des acteurs d'une pièce. Un enseignant de onzième année l'explique ainsi : «Mes élèves ont des difficultés. Pas de dates, pas de géographie, pas de sens de l'importance des choses».
The problem isn’t web surfing. It’s turning to bits and pieces at times when a more sustained narrative, the kind you are more likely to meet in a book or long article, would be a better choice. This teacher is saying that her students don’t have the materials in mind to consider the whole and so they have trouble arguing a point of view. But they continue to skip what this teacher calls “basic content,” thinking that this is something the web will fill them in on—someday. The web is their “information prosthetic” and they see no cost to having one.
We have met Maureen, thirty-two, who feels that without her phone she “doesn’t have anything to say.” Maureen compares herself to her mother, who knew poetry by heart. Maureen knows no poetry; more than this, in school, she says, she was never asked to memorize anything, “no dates or places in history.” When she needed a fact, she looked it up online. This leaves Maureen feeling empty without her phone. But when she has her phone, she has facts at her fingertips but no timeline or narrative to slide them into. For her, another fact about the United States in 1863 simply floats free in its own universe, somewhere out there in the cloud; it is not added to a story about the Civil War that Maureen already knows.
When I talk to high school and college students today, I see a lot of Maureens in the making, students confident they will always have their phones if they need to look something up, and who will perhaps someday regret their lack of “context.” For now, teachers in middle and high school are left trying to make a case for why students should be asked to remember people, places, chronology—the story. And why they should slow down.
“They Want the Right Answer. Quickly!” .."
Le problème n'est pas de surfer sur le web. C'est le fait de se tourner vers des bribes de texte alors qu'une narration plus soutenue, du type de celle que l'on trouve dans un livre ou un long article, serait un meilleur choix. Cette enseignante dit que ses élèves n'ont pas le matériel nécessaire pour considérer l'ensemble et qu'ils ont donc du mal à défendre un point de vue. Mais ils continuent à sauter ce que cette enseignante appelle le « contenu de base », pensant que le web les renseignera un jour. Le web est leur « prothèse d'information » et ils n'en voient pas les conséquences.
Nous avons rencontré Maureen, 32 ans, qui pense que sans son téléphone, elle « n'a rien à dire ». Maureen se compare à sa mère, qui connaissait la poésie par cœur. Maureen ne connaît pas de poésie ; plus encore, à l'école, dit-elle, on ne lui a jamais demandé de mémoriser quoi que ce soit, « pas de dates ou de lieux en histoire ». Lorsqu'elle avait besoin d'un fait, elle le recherchait en ligne. Maureen sans son téléphone tourne à vide, mais lorsqu'elle en dispose, elle a effectivement des faits à portée de main, mais nulle chronologie ou récit dans lequel les intégrer. Pour elle, un autre fait concernant les États-Unis en 1863 flotte simplement dans son propre univers, quelque part dans le nuage ; il n'est pas intégrable à une histoire sur la guerre civile que Maureen connaît déjà.
Lorsque je discute avec des lycéens et des étudiants aujourd'hui, je vois beaucoup de Maureen en devenir, des étudiants confiants dans le fait qu'ils auront toujours leur téléphone s'ils ont besoin de chercher quelque chose, et qui regretteront peut-être un jour leur manque de « contexte ». Pour l'instant, les enseignants des collèges et des lycées doivent essayer de justifier pourquoi on devrait demander aux élèves de se souvenir des personnes, des lieux, de la chronologie - de l'histoire. Et pourquoi ils devraient prendre leur temps.
« Ils veulent la bonne réponse. Rapidement ! » .. “They Want the Right Answer. Quickly!” .."
(Sherry Turkle, "Reclaiming Conversation: The Power of Talk in a Digital Age", 2015)
"Turning points
Thirty years ago, when I joined the faculty at MIT to study computer culture, the world retained a certain innocence. Children played tic-tac-toe with their electronic toys, video game missiles took on invading asteroids, and “intelligent” programs could hold up their end of a serious chess match. The first home computers were being bought by people called hobbyists. The people who bought or built them experimented with programming, often making their own simple games. No one knew to what further uses home computers might be put. The intellectual buzz in the still-young field of artificial intelligence was over programs that could recognize simple shapes and manipulate blocks. AI scientists debated whether machines of the future would have their smarts programmed into them or whether intelligence might emerge from simple instructions written into machine hardware, just as neurobiologists currently imagine that intelligence and reflective self-consciousness emerge from the relatively simple architecture and activity of the human brain.
Il y a trente ans, lorsque j'ai rejoint la faculté du MIT pour étudier la culture informatique, le monde conservait une certaine innocence. Les enfants jouaient au morpion avec leurs jouets électroniques, les missiles des jeux vidéo s'attaquaient aux astéroïdes envahisseurs et les programmes « intelligents » pouvaient tenir leur bout dans une partie d'échecs sérieuse. Les premiers ordinateurs domestiques étaient achetés par des personnes appelées « hobbyistes ». Ceux qui les achetaient ou les construisaient expérimentaient la programmation, créant souvent leurs propres jeux simples. Personne ne savait à quelles autres fins les ordinateurs domestiques pourraient être utilisés. L'effervescence intellectuelle dans le domaine encore jeune de l'intelligence artificielle portait sur des programmes capables de reconnaître des formes simples et de manipuler des blocs. Les spécialistes de l'intelligence artificielle se demandaient si les machines du futur seraient programmées ou si l'intelligence pourrait émerger de simples instructions écrites dans le matériel de la machine, tout comme les neurobiologistes imaginent actuellement que l'intelligence et la conscience de soi réfléchie émergent de l'architecture et de l'activité relativement simples du cerveau humain.
Now I was among them and, like any anthropologist, something of a stranger in a strange land. I had just spent several years in Paris studying how psychoanalytic ideas had spread into everyday life in France—how people were picking up and trying on this new language for thinking about the self. I had come to MIT because I sensed that something similar was happening with the language of computers. Computational metaphors, such as “debugging” and “programming,” were starting to be used to think about politics, education, social life, and — most central to the analogy with psychoanalysis — about the self. While my computer science colleagues were immersed in getting computers to do ingenious things, I had other concerns. How were computers changing us as people? My colleagues often objected, insisting that computers were “just tools.” But I was certain that the “just” in that sentence was deceiving. We are shaped by our tools. And now, the computer, a machine on the border of becoming a mind, was changing and shaping us.
Je me trouvais maintenant parmi eux et, comme tout anthropologue, quelque peu étranger en terre inconnue. Je venais de passer plusieurs années à Paris à étudier comment les idées psychanalytiques s'étaient répandues dans la vie quotidienne en France - comment les gens adoptaient et essayaient ce nouveau langage pour penser le soi. J'étais venu au MIT parce que je sentais qu'il se passait quelque chose de similaire avec le langage informatique. Les métaphores informatiques, telles que le « débogage » et la « programmation », commençaient à être utilisées pour réfléchir à la politique, à l'éducation, à la vie sociale et, ce qui est le plus important pour l'analogie avec la psychanalyse, au soi. Alors que mes collègues informaticiens s'efforçaient de faire faire aux ordinateurs des choses ingénieuses, j'avais d'autres préoccupations. En quoi les ordinateurs nous changeaient-ils en tant qu'êtres humains ? Mes collègues s'y opposaient souvent, insistant sur le fait que les ordinateurs n'étaient que de « simples outils ». Mais j'étais certain que le « juste » de cette phrase était trompeur. Nous sommes façonnés par nos outils. Et maintenant, l'ordinateur, une machine sur le point de devenir un esprit, nous changeait et nous façonnait.
As a psychoanalytically trained psychologist, I wanted to explore what I have called the “inner history of devices.” Discovering an inner history requires listening—and often not to the first story told. Much is learned from the tossed-off aside, the comment made when the interview is “officially” over. To do my work, I adopted an ethnographic and clinical style of research as I lived in worlds new to me. But instead of spending hundreds of hours in simple dwellings, as an anthropologist in a traditional setting would do, listening to the local lore, I lurked around computer science departments, home computer hobbyist clubs, and junior high school computer laboratories. I asked questions of scientists, home computer owners, and children, but mostly I listened to how they talked and watched how they behaved among their new “thinking” machines.
En tant que psychologue de formation psychanalytique, j'ai voulu explorer ce que j'ai appelé « l'histoire intérieure des appareils ». Pour découvrir une histoire intérieure, il faut écouter, et souvent pas la première histoire racontée. On apprend beaucoup de l'aparté, du commentaire lorsque l'entretien est « officiellement » terminé. Pour effectuer mon travail, j'ai adopté un style de recherche ethnographique et clinique en vivant dans des mondes nouveaux pour moi. Mais au lieu de passer des centaines d'heures dans de simples habitations, comme le ferait un anthropologue dans un cadre traditionnel, à écouter les traditions locales, j'ai rôdé autour des départements d'informatique, des clubs d'amateurs d'ordinateurs personnels et des laboratoires d'informatique des collèges et lycées. J'ai posé des questions à des scientifiques, à des propriétaires d'ordinateurs personnels et à des enfants, mais j'ai surtout écouté comment ils parlaient et observé comment ils se comportaient avec leurs nouvelles machines « pensantes ».
I heard computers provoke erudite conversations. Perhaps, people wondered, the human mind is just a programmed machine, much like a computer. Perhaps if the mind is a program, free will is an illusion. Most strikingly, these conversations occurred not just in seminar rooms. They were taking place around kitchen tables and in playrooms. Computers brought philosophy into everyday life; in particular, they turned children into philosophers. In the presence of their simple electronic games — games that played tic-tac-toe or challenged them in spelling —children asked if computers were alive, if they had different ways of thinking from people, and what, in the age of smart machines, was special about being a person.
J'ai entendu dire que les ordinateurs provoquaient des conversations érudites. Peut-être, se demandait-on, l'esprit humain n'est-il qu'une machine programmée, à l'instar d'un ordinateur. Si l'esprit est un programme, le libre arbitre n'est peut-être qu'une illusion. Ce qui est le plus frappant, c'est que ces conversations n'ont pas seulement eu lieu dans des salles de séminaire. Elles se déroulaient autour des tables de cuisine et dans les salles de jeux. Les ordinateurs ont fait entrer la philosophie dans la vie de tous les jours ; en particulier, ils ont transformé les enfants en philosophes. En présence de leurs simples jeux électroniques - des jeux de morpion ou d'orthographe - les enfants se demandaient si les ordinateurs étaient vivants, s'ils avaient des modes de pensée différents de ceux des humains et ce qui, à l'ère des machines intelligentes, faisait la particularité d'être une personne.
In the late 1970s and early 1980s, I witnessed a moment when we were confronted with machines that invited us to think differently about human thought, memory, and understanding. The computer was an evocative object that provoked self-reflection. For me, this was captured in a conversation I had with thirteen-year-old Deborah in the early 1980s. After a year of studying programming, Deborah said that, when working with the computer, “there’s a little piece of your mind and now it’s a little piece of the computer’s mind.” Once this was achieved, you could see yourself “differently.” Face-to-“face” with a computer, people reflected on who they were in the mirror of the machine. In 1984, thinking about Deborah (and in homage as well to Simone de Beauvoir), I called my first book on computers and people "The Second Self".
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, j'ai été témoin d'un moment où nous étions confrontés à des machines qui nous invitaient à penser différemment la pensée, la mémoire et la compréhension humaines. L'ordinateur était un objet évocateur qui provoquait une réflexion sur soi. Pour moi, ce phénomène est illustré par une conversation que j'ai eue avec Deborah, âgée de treize ans, au début des années 1980. Après une année d'étude de la programmation, Deborah a déclaré que, lorsqu'elle travaillait avec l'ordinateur, « il y avait un petit morceau de votre esprit et maintenant un petit morceau de l'esprit de l'ordinateur ». Une fois cette étape franchie, on peut se voir « différemment ». Face à face avec un ordinateur, les gens réfléchissaient à ce qu'ils étaient dans le miroir de la machine. En 1984, en pensant à Deborah (et en hommage à Simone de Beauvoir), j'ai intitulé mon premier livre sur les ordinateurs et les gens « Le deuxième moi »...
(...)
"In the decade following the publication of "The Second Self", people’s relationships with computers changed. Whereas in the 1980s that relationship was almost always one-on-one, a person alone with a machine, in the 1990s, this was no longer the case. By then, the computer had become a portal that enabled people to lead parallel lives in virtual worlds. People joined networks such as America Online and discovered a new sense of “place.” These were heady times: we were no longer limited to handfuls of close friends and contacts. Now we could have hundreds, even thousands, a dazzling breadth of connection. My focus shifted from the one-on-one with a computer to the relationships people formed with each other using the computer as an intermediary. I began throwing weekly pizza parties in the Boston area to meet people who could tell me the stories of their lives in the new virtual worlds. They described the erosion of boundaries between the real and virtual as they moved in and out of their lives on the screen. Views of self became less unitary, more protean. I again felt witness, through the prism of technology, to a shift in how we create and experience our own identities.
I reported on this work in my 1995 Life on the Screen, which offered, on balance, a positive view of new opportunities for exploring identity online. But by then, my optimism of 1984 had been challenged. I was meeting people, many people, who found online life more satisfying than what some derisively called “RL,” that is, real life...."
Au cours de la décennie qui a suivi la publication de « The Second Self », la relation des gens avec les ordinateurs a changé. Alors que dans les années 1980, cette relation était presque toujours individuelle, une personne seule avec une machine, dans les années 1990, ce n'était plus le cas. L'ordinateur est devenu un portail qui permet de mener des vies parallèles dans des mondes virtuels. Les gens rejoignaient des réseaux tels que America Online et découvraient un nouveau sens de la « place ». C'était une époque grisante : nous n'étions plus limités à une poignée d'amis et de contacts proches. Désormais, nous pouvions en avoir des centaines, voire des milliers, ce qui représentait un nombre impressionnant de connexions. Mon intérêt s'est déplacé du tête-à-tête avec un ordinateur vers les relations que les gens nouaient les uns avec les autres en utilisant l'ordinateur comme intermédiaire. J'ai commencé à organiser des soirées pizza hebdomadaires dans la région de Boston pour rencontrer des gens qui pourraient me raconter leur vie dans les nouveaux mondes virtuels. Ils ont décrit l'érosion des frontières entre le réel et le virtuel au fur et à mesure qu'ils entraient et sortaient de leur vie à l'écran. La vision de soi est devenue moins unitaire, plus protéiforme. J'ai de nouveau été témoin, à travers le prisme de la technologie, d'un changement dans la manière dont nous créons et vivons nos propres identités.
J'ai rendu compte de ce travail dans mon livre Life on the Screen (1995), qui offrait, dans l'ensemble, une vision positive des nouvelles possibilités d'exploration de l'identité en ligne. Mais à ce moment-là, mon optimisme de 1984 avait été remis en question. Je rencontrais des gens, beaucoup de gens, qui trouvaient la vie en ligne plus satisfaisante que ce que certains appelaient par dérision « RL », c'est-à-dire la vie réelle...."
(Sherry Turkle, "Alone Together")
Sherry Turkle, "Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other" (2011)
"The Second Self: Computers and the Human Spirit" (1984), "Life on the Screen: Identity in the Age of the Internet" (1995) et "Alone Together" constituent une trilogie au long de laquelle Sherry Turkle interroge l'indéfectible lien qui désormais attache l'être humain à son nouveau compagnon numérique, robot, ordinateur ou smartphone. Dans « The Second Self », elle retraçait l'aspect subjectif des ordinateurs personnels, non pas ce que les ordinateurs font pour nous mais ce qu’ils nous font, à nos façons de penser à nous-mêmes, nos relations, notre sens d’être humain (not what computers do for us but what they do to us, to our ways of thinking about ourselves, our relationships, our sense of being human). Dans "Life on the Screen", s'est imposée une toute autre problématique, celle de comprendre comment nous nous forgions de nouvelles identités dans les espaces en ligne. Dans « Alone Together», nous montons d'un cran, il ne s'agit plus de s'interroger sur l'impact de la technologie, que de vivre avec elle ...
La thèse principale de Sherry Turkle dans "Alone Together", - l'usage croissant, excessif, des technologies, en particulier des appareils numériques et des réseaux sociaux, a un impact profond sur la nature des relations humaines et sur la manière dont nous nous percevons nous-mêmes -, est devenue depuis plus d'une décennie un standard de la pensée commune et médiatisée : on en parle, on en a parlé, mais la pensée critique qu'elle suscite, périodiquement réanimée, n'a guère plus d'impact que superficiel, tant cette pression technologique est profonde, et semble tout simplement aller de soi ...
Turkle a soutenu que, bien que les technologies comme les smartphones, les robots et les réseaux sociaux aient permis une connectivité plus grande et plus instantanée, elles ont également paradoxalement créer une illusion de compagnie, de complicité, installer de toute pièce un self numérique qui, à plus ou moins long terme, vient aggraver notre solitude et notre sentiment de déconnexion émotionnelle dans une société dans laquelle nous ne maîtrisons plus grand chose.
L'usage des smartphones, des applications de messagerie instantanée, et des plateformes de médias sociaux favorise une individualisation de l'expérience numérique, où chacun est constamment en interaction avec ses propres pensées et ses propres réseaux, le plus souvent au détriment de la présence réelle avec les autres. S'installe une dépendance technologique, une érosion de la vie privée et de la conscience, de soi, des autres. Ces individus qui deviennent de plus en plus enclins à exposer et partager des aspects intimes de leur vie sur les réseaux sociaux, n'instaurent pas plus nécessairement une véritable compréhension ou une véritable proximité avec les autres. Au contraire, sentiment de vide et d'insatisfaction ne font que s'accroître, la superficialité est extrême. Turkle plaidait alors pour un retour à des relations humaines authentiques et pour une réflexion critique sur la manière dont nous utilisons les technologies dans nos vies personnelles et sociales ...
"PART ONE - The Robotic Moment" - Turkle nous invite ici à réfléchir aux implications profondes de l’intégration croissante des robots dans nos vies quotidiennes. Ces machines peuvent-elles réellement enrichir nos vies sociales ou ne risquent-elles pas tout au contraire de renforcer un sentiment de solitude, en dépit de leur capacité à simuler des interactions affectives? Alors que les Etats-Unis gardent une vision utilitaire et instrumentale de la robotique, que l'anthropomorphisation des robots y est généralement limitée, ce n'est pas un avis partagé en Est-Asie, notamment au Japon, où traditionnellement l’enthousiasme pour les robots est sans limite. Le Japon a une longue tradition de fascination pour les objets et les machines qui ont une apparence humaine ou animale, ce qui se reflète dans des robots comme Pepper ou Aibo (le chien robot de Sony)...
"The Japanese take as a given that cell phones, texting, instant messaging, e-mail, and online gaming have created social isolation. They see people turning away from family to focus attention on their screens. People do not meet face to face; they do not join organizations. In Japan, robots are presented as facilitators of the human contact that the network has taken away. Technology has corrupted us; robots will heal our wounds.
We come full circle. Robots, which enchant us into increasingly intense relationships with the inanimate, are here proposed as a cure for our too intense immersion in digital connectivity. Robots, the Japanese hope, will pull us back toward the physical real and thus each other...."
Les Japonais considèrent comme acquis que les téléphones portables, les SMS, la messagerie instantanée, le courrier électronique et les jeux en ligne ont créé un isolement social. Ils constatent que les gens se détournent de leur famille pour se concentrer sur leur écran. Les gens ne se rencontrent pas face à face ; ils n'adhèrent pas à des organisations. Au Japon, les robots sont présentés comme des facilitateurs du contact humain que le réseau a supprimé. La technologie nous a corrompus ; les robots panseront nos plaies.
La boucle est bouclée. Les robots, qui nous entraînent dans des relations de plus en plus intenses avec l'inanimé, sont ici proposés comme un remède à notre immersion trop intense dans la connectivité numérique. Les robots, espèrent les Japonais, nous ramèneront vers le réel physique et donc les uns vers les autres...."
"PART TWO - Networked"- Sherry Turkle explore ici l'impact des nouvelles technologies de communication, en particulier réseaux sociaux et médias numériques, sur la manière dont les individus interagissent les uns avec les autres. Elle analyse comment ces technologies modifient la nature des relations humaines, contribuant à ben des situations paradoxales dans lesquelles l'hyperconnexion renforce en fin de compte un singulier sentiment d'isolement .Le propos est maintenant parfaitement connu, encore faut-il tenter d'aller un peu plus loin ..
En une décennie, le monde s'est transformé, nous vivons à plein temps en ligne, les entreprises américaines ont choisi de donner des noms de saveurs de crème glacée aux téléphones portables, le terme d' "application" (app) est synonyme de plaisir et d'expérimentation de soi, du monde, sans limites.
".. When part of your life is lived in virtual places—it can be Second Life, a computer game, a social networking site—a vexed relationship develops between what is true and what is “true here,” true in simulation. In games where we expect to play an avatar, we end up being ourselves in the most revealing ways; on social-networking sites such as Facebook, we think we will be presenting ourselves, but our profile ends up as somebody else—often the fantasy of who we want to be. Distinctions blur. Virtual places offer connection with uncertain claims to commitment. We don’t count on cyberfriends to come by if we are ill, to celebrate our children’s successes, or help us mourn the death of our parents. People know this, and yet the emotional charge on cyberspace is high. People talk about digital life as the “place for hope,” the place where something new will come to them. In the past, one waited for the sound of the post—by carriage, by foot, by truck. Now, when there is a lull, we check our e-mail, texts, and messages...
Lorsqu'une partie de notre vie se déroule dans des lieux virtuels - qu'il s'agisse de Second Life, d'un jeu vidéo ou d'un site de réseautage social - une relation délicate se développe entre ce qui est vrai et ce qui est « vrai ici », vrai dans la simulation. Dans les jeux où nous nous attendons à jouer un avatar, nous finissons par être nous-mêmes de la manière la plus révélatrice qui soit ; sur les sites de réseautage social tels que Facebook, nous pensons que nous nous présenterons, mais notre profil finit par représenter quelqu'un d'autre - souvent le fantasme de ce que nous voudrions être. Les distinctions s'estompent. Les lieux virtuels offrent des connexions avec des prétentions incertaines à l'engagement. Nous ne comptons pas sur nos cyber-amis pour venir nous voir si nous sommes malades, pour célébrer les succès de nos enfants ou pour nous aider à pleurer la mort de nos parents. Les gens le savent, et pourtant la charge émotionnelle du cyberespace est élevée. Les gens parlent de la vie numérique comme du « lieu de l'espoir », de l'endroit où quelque chose de nouveau leur parviendra. Autrefois, on attendait le son de la poste - en calèche, à pied, en camion. Aujourd'hui, dès qu'il y a une accalmie, nous consultons nos courriels, nos textes et nos messages.
(...)
Dans "The New State of the Self: Tethered and Marked Absent", Sherry Turkle nous décrit comment smartphones et réseaux sociaux, transforment l'identité et les relations sociales des individus : ceux-ci sont désormais "tethered", attachés de manière constante à leurs appareils numériques, c'es-à-dire toujours joignables, toujours en ligne, toujours réactifs, une disponibilité permanente qui transforme notre rapport au monde et à l'autre. Une présence fragmentée, souvent superficielle, et des interactions réduites à des échanges rapides et peu profonds. En complément, le concept de "marked absent" (marqué comme absent) traduit que nous sommes de fait de plus en plus "absents" émotionnellement et socialement dans les interactions humaines réelles. Le phénomène de la "connexion constante" brouille également les frontières entre la vie privée et la vie publique. Dans cet état de "tethered" et "marked absent", les individus vivent dans une constante exposition au regard des autres, tout en étant physiquement absents de leurs interactions réelles. Cette situation crée une dissonance cognitive ...
Dans "The New State of the Self: From Life to the Life Mix", Sherry Turkle nous rappelle que la "vie" (Life), telle qu’elle était avant l'ère numérique, était caractérisée par des frontières plus nettes entre les différentes sphères de l'existence, la vie personnelle, la vie professionnelle, et la vie sociale. Ces sphères étaient relativement séparées et les individus avaient la possibilité de passer d'un domaine à l'autre de manière assez distincte. La "Life Mix" qui suit à l'ère contemporaine a vu s'estomper ces frontières sous l'emprise d'une connectivité omniprésente, les identités se superposent et les moments de vie partagés de manière constante sur les plateformes numériques. L'existence individuelle n'est plus qu'un production continue d’instantanés partagés avec les autres : mais aussi constamment surveillée et jugée par le regard extérieur...
Dans le chapitre intitulé "The New State of the Self: Multitasking and the Alchemy of Time – Fearful Symmetries", Sherry Turkle aborde l'impact du multitasking moderne, devenu la norme dans la société numérique : ici, les individus, en particulier dans des environnements professionnels et sociaux connectés, passent constamment d'une tâche à l'autre, souvent en même temps, en utilisant plusieurs appareils, mai, souligne notre auteur, contrairement à ce que l'on pourrait croire, le cerveau humain n'est pas conçu pour effectuer plusieurs tâches de manière simultanée de façon optimale. Et la gestion du temps dans un monde de connectivité constante vient amplifier une pression temporelle qui exacerbe frustration et angoisse. Vécu comme une ressource fractionnée, dans laquelle les moments sont morcelés par des distractions numériques, le présent peut-il encore être réellement vécu? L'expression "fearful symmetries" (symétries effrayantes) traduit l'état d'une société numérique qui ne sait que produire des paradoxes ou des tensions inquiétantes....
"When I speak of a new state of the self, itself, I use the word “itself” with purpose. It captures, although with some hyperbole, my concern that the connected life encourages us to treat those we meet online in something of the same way we treat objects — with dispatch. It happens naturally: when you are besieged by thousands of e-mails, texts, and messages — more than you can respond to — demands become depersonalized. Similarly, when we Tweet or write to hundreds or thousands of Facebook friends as a group, we treat individuals as a unit. Friends become fans. A college junior contemplating the multitudes he can contact on the Net says, “I feel that I am part of a larger thing, the Net, the Web. The world. It becomes a thing to me, a thing I am part of. And the people, too, I stop seeing them as individuals, really. They are part of this larger thing.”
"Lorsque je parle d'un nouvel état du moi, du soi, j'utilise le mot « soi » à dessein. Il traduit, bien qu'avec une certaine hyperbole, mon inquiétude quant au fait que la vie connectée nous incite à traiter les personnes que nous rencontrons en ligne de la même manière que nous traitons les objets, c'est-à-dire avec précipitation. Cela se produit naturellement : lorsque vous êtes assailli par des milliers de courriels, de textes et de messages - plus que vous ne pouvez y répondre - les demandes deviennent dépersonnalisées. De même, lorsque nous tweetons ou écrivons à des centaines ou des milliers d'amis Facebook en tant que groupe, nous traitons les individus comme une unité. Les amis deviennent des fans. Un jeune étudiant contemplant les multitudes qu'il peut contacter sur le Net déclare : « J'ai l'impression de faire partie d'une chose plus grande, le Net, le Web. Le monde. Cela devient une chose pour moi, une chose dont je fais partie. Et les gens aussi, je ne les vois plus vraiment comme des individus. Ils font partie de cette chose plus vaste.
With sociable robots, we imagine objects as people. Online, we invent ways of being with people that turn them into something close to objects.The self that treats a person as a thing is vulnerable to seeing itself as one. It is important to remember that when we see robots as “alive enough” for us, we give them a promotion. If when on the net, people feel just “alive enough” to be “maximizing machines” for e-mails and messages, they have been demoted. These are fearful symmetries.
In Part One, we saw new connections with the robotic turn into a desire for communion that is no communion at all. Part Two also traces an arc that ends in broken communion. In online intimacies, we hope for compassion but often get the cruelty of strangers. As I explore the networked life and its effects on intimacy and solitude, on identity and privacy, I will describe the experience of many adults. Certain chapters focus on them almost exclusively. But I return again and again to the world of adolescents. Today’s teenagers grew up with sociable robots as playroom toys. And they grew up networked, sometimes receiving a first cell phone as early as eight. Their stories offer a clear view of how technology reshapes identity because identity is at the center of adolescent life. Through their eyes, we see a new sensibility unfolding..."
Avec les robots sociables, nous imaginons des objets comme des personnes. En ligne, nous inventons des façons d'être avec les gens qui les transforment en quelque chose de proche des objets. Le moi qui traite une personne comme une chose est vulnérable à se voir lui-même comme une chose. Il est important de se rappeler que lorsque nous considérons les robots comme « suffisamment vivants » pour nous, nous leur accordons une promotion. Si, sur le réseau, les gens se sentent juste « assez vivants » pour être des « machines à maximiser » les courriels et les messages, ils ont été rétrogradés. Il s'agit là de symétries effrayantes.
Dans la première partie, nous avons vu les nouvelles connexions avec la robotique se transformer en un désir de communion qui n'est pas du tout une communion. La deuxième partie retrace également un arc qui se termine par une communion brisée. Dans les relations intimes en ligne, nous espérons la compassion, mais nous nous heurtons souvent à la cruauté d'inconnus. En explorant la vie en réseau et ses effets sur l'intimité et la solitude, sur l'identité et la vie privée, je décrirai l'expérience de nombreux adultes. Certains chapitres leur sont presque exclusivement consacrés. Mais je reviens sans cesse au monde des adolescents. Les adolescents d'aujourd'hui ont grandi avec des robots sociables comme jouets de salle de jeux. Ils ont grandi en réseau, recevant parfois leur premier téléphone portable dès l'âge de huit ans. Leurs histoires montrent clairement comment la technologie remodèle l'identité, car l'identité est au cœur de la vie des adolescents. À travers leurs yeux, nous voyons se développer une nouvelle sensibilité...."
Dans "Chapter 10: No Need to Call" de Alone Together, Sherry Turkle nous explique que la communication instantanée (par SMS, messagerie instantanée, e-mails, etc.) a radicalement changé la manière dont les individus interagissent. Les messages instantanés permettent de contrôler davantage la conversation en différant la réponse et en ayant plus de temps pour réfléchir à ce qu'on veut dire. Cela réduit la pression de devoir maintenir une interaction en temps réel, et cette flexibilité peut sembler plus confortable, surtout pour ceux qui ressentent de l'anxiété sociale. Mais ces messages écrits suppriment une partie de l'intimité et des nuances des interactions humaines. Et ce qui peut s'apparenter à une possibilité de contrôle accru sur les interactions et être perçu comme une forme de sécurité émotionnelle (choisir quand répondre, à qui répondre, interrompre ou ignorer une conversation sans confrontation directe), peut conduire aussi à isoler émotionnellement les individus. La gestion des conflits, des émotions complexes ou des interactions qui nécessitent une empathie immédiate, est rendu plus difficile.
La peur de la conversation réelle (génératrice d'anxiété sociale), s'installe ainsi rapidement ...
La superficialité des interactions sociales numériques, autre menace latente dans nos relations, est souvent mal observée: il suffit de prendre conscience que nous pouvons nous sentir "connectés" les uns les autres sans vraiment se comprendre. Il vrai que la grande part de ces interactions sont réduites à de simples échanges de statut ou de mises à jour...
Dans "Chapter 11: Reduction and Betrayal", l'auteur insiste particulièrement sur le fait que cette réduction des interactions humaines à des formes de communication limitées (SMS, réseaux sociaux, ou robots conversationnels) aboutit à une sorte de réduction de l'humain à une série de "comportements" simples, où les nuances et la profondeur des relations interpersonnelles sont totalement ignorées. Enfin, nous savons que dans ce monde numérique, les individus sont souvent plus préoccupés par l'image qu'ils projettent en ligne que par la qualité réelle de leurs interactions : une attitude qui nous mène vers une sorte de "bêtification" émotionnelle, où la véritable complexité des relations humaines (la vulnérabilité, la profondeur, le temps partagé) est remplacée par des échanges plus simples, plus rapides, au fond, sans grand intérêt ...
Dans "Chapter 12: True Confessions" de Alone Together, Sherry Turkle aborde la question de l'intimité et de la "confession numérique" à l'ère des technologies de la communication. Ces nouvelles plateformes numériques (les réseaux sociaux, les blogs, les forums en ligne, et les applications de partage de photos), ont modifié la manière dont nous nous livrons, partageons des aspects intimes de notre vie et recherchons ce qui semble ressembler à une forme de validation ou de reconnaissance sociale. Cette exposition de l'intimité relève d'une véritable performance stratégique dans les détails sélectionnés : une couche superficielle d’intimité, où la vulnérabilité est choisie et gérée, du moins le pense-t-on, est ainsi mise en scène : et le fait que ces confessions soient souvent adressées à des audiences larges et hétérogènes (amis, famille, inconnus) transforme la nature de l’intimité. Le public numérique peut réagir de manière imprévisible, et cette interaction peut soit renforcer l’expérience de connexion, soit créer un sentiment d’exposition excessive que l'on ne peut plus réellement maîtriser ...
Des chapitres successifs qui mènent inéluctablement au sentiment d'Anxiété. Non seulement a connectivité permanente des individus à travers les smartphones et les réseaux (les nouvelles générations sont en permanence sollicités par des notifications, des messages et des demandes d'attention, une épuisante demande de disponibilité constante), mais cette pression est exacerbée par la peur de manquer quelque chose, on parle de "FOMO" (Fear of Missing Out) : les individus sont constamment confrontés à une image de la vie des autres qui semble plus excitante, plus réussie ou plus épanouie, ce qui renforce le sentiment d'anxiété, de compétition et de doute de soi. A cela s'ajoute la quête de l'approbation et de la validation sociale de soi par les autres. L'utilisation des réseaux sociaux, qui ne le sait, fut très rapidement et fortement orientée vers la recherche de ces fameux "likes", de commentaires et de partages qui servent de mesure pour évaluer son statut social et son acceptation. Cette quête numérique du statut social, cette obsession de l'image de soi et de sa projection, selon des critères d'une simplicité souvent désarmante et grossière, crée une distance entre la réalité de la personne et son image publique, alimentant bien des sentiments de faux-semblant et surtout une grande fragilité émotionnelle...
Sherry Turkle conclura son ouvrage en soutenant, comme un message d'espoir, que les jeunes générations, bien qu'elles aient grandi dans un monde entièrement connecté par la technologie, commencent à ressentir une nostalgie pour des formes de communication plus anciennes, "The nostalgia of the young ..."
"Reclaiming Conversation: The Power of Talk in a Digital Age" (2015, Sherry Turkle)
Un livre qui débute par une citation de H.D. Thoreau (Walden), " I had three chairs in my house; one for solitude, two for friendship, three for society" - Sherry Turkle prolonge son précédent livre "Alone Together" en explorant plus spécifiquement le rôle de la "conversation" dans les relations humaines et comment l'usage des technologies numériques de communication en a modifié considérablement la nature et la qualité. Elle met ici davantage l'accent sur l'importance de la communication authentique et de la présence réelle dans les relations humaines : la conversation en face à face est indispensable pour maintenir une connexion véritable et empathique entre les êtres humains...
Les paradoxes s'enchaînent. La technologie facilite les connexions numériques, mais renforce l'isolement émotionnel : les conversations virtuelles, superficielles et fragmentées, ne permettent pas le même niveau d'intimité, d'engagement et de compréhension mutuelle que les échanges en face-à-face. Et nos jeunes générations, en particulier, qui s'adonnent totalement à ce jeux d'interaction omniprésent, risquent de se retrouver déconnectés de ce qui constitue l'essence des relations humaines : et de perdre toute capacité à mener des conversations profondes et réfléchies. Les textos et les échanges sur les réseaux sociaux, avec leur rythme rapide et leur caractère souvent réactif, ne favorisent pas la réflexion ou la pleine attention. Dans une époque où l'on est constamment distrait par des notifications et des messages instantanés, il devient de plus en plus difficile d'avoir des conversations prolongées qui encouragent l'écoute active, l'empathie et la pensée critique....
"Why a book on conversation? We’re talking all the time. We text and post and chat. We may even begin to feel more at home in the world of our screens. Among family and friends, among colleagues and lovers, we turn to our phones instead of each other. We readily admit we would rather send an electronic message or mail than commit to a face-to-face meeting or a telephone call. This new mediated life has gotten us into trouble. Face-to-face conversation is the most human—and humanizing—thing we do. Fully present to one another, we learn to listen. It’s where we develop the capacity for empathy. It’s where we experience the joy of being heard, of being understood. And conversation advances self-reflection, the conversations with ourselves that are the cornerstone of early development and continue throughout life.
"Pourquoi un livre sur la conversation ? Nous parlons tout le temps. Nous envoyons des textos, nous postons des messages et nous discutons. Nous commençons même à nous sentir plus à l'aise dans le monde de nos écrans. En famille et entre amis, entre collègues et amoureux, nous nous tournons vers notre téléphone plutôt que vers l'autre. Nous admettons volontiers que nous préférons envoyer un message électronique ou un courrier plutôt que de nous engager dans une réunion en face à face ou un appel téléphonique. Cette nouvelle vie médiatisée nous a mis en difficulté. La conversation en face à face est la chose la plus humaine et la plus humanisante que nous puissions faire. En étant pleinement présents l'un à l'autre, nous apprenons à écouter. C'est là que nous développons notre capacité d'empathie. C'est là que nous éprouvons la joie d'être entendus, d'être compris. La conversation favorise l'autoréflexion, les conversations avec nous-mêmes qui sont la pierre angulaire du développement précoce et qui se poursuivent tout au long de la vie.
But these days we find ways around conversation. We hide from each other even as we’re constantly connected to each other. For on our screens, we are tempted to present ourselves as we would like to be. Of course, performance is part of any meeting, anywhere, but online and at our leisure, it is easy to compose, edit, and improve as we revise. We say we turn to our phones when we’re “bored.” And we often find ourselves bored because we have become accustomed to a constant feed of connection, information, and entertainment. We are forever elsewhere. At class or at church or business meetings, we pay attention to what interests us and then when it doesn’t, we look to our devices to find something that does. There is now a word in the dictionary called “phubbing.” It means maintaining eye contact while texting. My tudents tell me they do it all the time and that it’s not that hard.
Mais aujourd'hui, nous trouvons des moyens de contourner la conversation. Nous nous cachons les uns des autres alors que nous sommes constamment connectés les uns aux autres. Car sur nos écrans, nous sommes tentés de nous présenter tels que nous voudrions être. Bien sûr, la performance fait partie de toute réunion, où que ce soit, mais en ligne et à notre guise, il est facile de composer, d'éditer et d'améliorer au fur et à mesure que nous révisons. Nous disons que nous nous tournons vers nos téléphones lorsque nous nous « ennuyons ». Et nous nous ennuyons souvent parce que nous nous sommes habitués à un flux constant de connexions, d'informations et de divertissements. Nous sommes toujours ailleurs. En classe, à l'église ou lors de réunions d'affaires, nous prêtons attention à ce qui nous intéresse et lorsque ce n'est pas le cas, nous nous tournons vers nos appareils pour trouver quelque chose qui nous intéresse. Il existe désormais un mot dans le dictionnaire qui s'appelle « phubbing ». Il s'agit de maintenir le contact visuel tout en envoyant des SMS. Mes élèves me disent qu'ils le font tout le temps et que ce n'est pas si difficile.
We begin to think of ourselves as a tribe of one, loyal to our own party. We check our messages during a quiet moment or when the pull of the online world simply feels irresistible. Even children text each other rather than talk face-to-face with friends—or, for that matter, rather than daydream, where they can take time alone with their thoughts. It all adds up to a flight from conversation—at least from conversation that is open-ended and spontaneous, conversation in which we play with ideas, in which we allow ourselves to be fully present and vulnerable. Yet these are the conversations where empathy and intimacy flourish and social action gains strength. These are the conversations in which the creative collaborations of education and business thrive. But these conversations require time and space, and we say we’re too busy. Distracted at our dinner tables and living rooms, at our business meetings, and on our streets, we find traces of a new “silent spring”—a term Rachel Carson coined when we were ready to see that with technological change had come an assault on our environment.
Nous commençons à nous considérer comme une tribu unique, fidèle à son propre parti. Nous consultons nos messages pendant un moment de calme ou lorsque l'attrait du monde en ligne nous semble tout simplement irrésistible. Même les enfants s'envoient des textos plutôt que de parler face à face avec leurs amis - ou, d'ailleurs, plutôt que de rêvasser, où ils peuvent passer du temps seuls avec leurs pensées. Tout cela revient à fuir la conversation - du moins la conversation ouverte et spontanée, la conversation dans laquelle nous jouons avec les idées, dans laquelle nous nous permettons d'être pleinement présents et vulnérables. Ce sont pourtant ces conversations qui permettent à l'empathie et à l'intimité de s'épanouir et à l'action sociale de se renforcer. C'est au cours de ces conversations que les collaborations créatives entre l'éducation et les entreprises se développent. Mais ces conversations nécessitent du temps et de l'espace, et nous disons que nous sommes trop occupés. Distraits à nos tables et dans nos salons, lors de nos réunions d'affaires et dans nos rues, nous trouvons les traces d'un nouveau « printemps silencieux » - un terme inventé par Rachel Carson lorsque nous étions prêts à voir que l'évolution technologique s'accompagnait d'un assaut sur notre environnement.
Now, we have arrived at another moment of recognition. This time, technology is implicated in an assault on empathy. We have learned that even a silent phone inhibits conversations that matter. The very sight of a phone on the landscape leaves us feeling less connected to each other, less invested in each other. Despite the seriousness of our moment, I write with optimism. Once aware, we can begin to rethink our practices. When we do, conversation is there to reclaim. For the failing connections of our digital world, it is the talking cure...
Aujourd'hui, nous sommes arrivés à un moment qu'il nous faut apprendre à reconnaître. Cette fois, la technologie est impliquée dans une attaque contre l'empathie. Nous avons appris que même un téléphone silencieux inhibe les conversations importantes. La simple vue d'un téléphone dans le paysage nous fait sentir moins connectés les uns aux autres, moins investis les uns dans les autres. Malgré la gravité de la situation, j'écris avec optimisme. Une fois conscients, nous pouvons commencer à repenser nos pratiques. Lorsque nous le ferons, nous pourrons nous réapproprier la conversation. Pour les connexions défaillantes de notre monde numérique, c'est le remède à la conversation..."
("The Case for Conversation") - L'auteur nous rappelle que les conversations en face-à-face sont essentielles pour le développement de l'empathie, une qualité essentielle dans le développement de la sociabilité et de l'appréhension de notre environnement. En conversant directement, nous avons la possibilité de lire les expressions faciales, le langage corporel et les nuances vocales, éléments incontournables pour comprendre les émotions de nos interlocuteurs et réagir de manière appropriée. Les échanges numériques, en revanche, sont souvent dépersonnalisés et privent les individus de ces indices émotionnels essentiels.
C'est bien une certaine illusion de la connectivité support de relations que critique "Reclaiming Conversation". Ces interactions numériques qui semblent nous relier en permanence à autrui, tendent à créer des relations plus superficielles, où la quantité prime souvent sur la qualité, où le raisonnement qui s'exprime est le plus souvent binaire, like ou non like. Cette connectivité très superficielle ne peut conduire à des relations significatives, et, sans doute, tout au contraire, nous éloigner les uns des autres...
Les effets sur les jeunes générations sont ici particulièrement mis en lumière : Turkle observe que les jeunes, bien qu'ils soient en constante communication, sont souvent incapables de gérer des conversations complexes et intenses en raison de la primauté des interactions numériques rapides et des formats d'échange limités (messages textes ou "likes" des réseaux sociaux). La capacité à tenir une conversation face à face et à naviguer des interactions émotionnellement riches devient de plus en plus rare, au profit de la facilité et de la vitesse des interactions numériques. L'auteur plaide première conclusion pour un retour à des formes de conversation plus personnelles, en face-à-face, qui favorisent l'empathie, la réflexion et la véritable connexion humaine. C'est ici que la métaphore de la "chaise" joue son rôle derévélateur ...
"One Chair" - Le simple fait d’être là, présent, dans un même espace, ne suffit pas pour une interaction humaine véritablement authentique. La "chaise" est ici métaphore d'une situation idéale de conversation, "je m'assois" pour mener une conversation ouverte et attentive qui s'inscrit dans la durée; et qui implique souvent une posture physique : des individus vont se tourner les uns vers les autres, créant ainsi une dynamique d'écoute active et partagée. Mais un espace de conversation désormais menacé par la fameuse obsession des téléphones ou des écrans ..
"Two Chairs" - La dynamique des deux chaises symbolise l’engagement mutuel dans une conversation et la notion d’attention partagée. L’écoute active n’est pas simplement entendre ce que l’autre dit, mais être engagé dans un processus de compréhension, de partage d'émotions, d'idées et de préoccupations. Sous la menace permanente et obsessionnelle du smartphone ou de l'écran, Turkle appelle à une reconquête de la conversation sur les technologies numériques d'échanges, des moments de dialogue direct, sans distraction, pour préserver la qualité de nos relations et notre capacité à écouter et comprendre les autres ...
"Three Chairs" - Turkle ne peut alors qu'introduire ce troisième "élément" qui menace toute relation conversationnelle : celui-ci n'est pas nécessairement une autre personne, mais il symbolise plutôt l’introduction inéluctable de la technologie (le téléphone portable, l'écran d'ordinateur, ou tout autre objet externe) dans l'espace de la conversation : perturbant ainsi la dynamique de l’échange. Un chapitre qui entend mettre en évidence comment l'addition d'un tel "tiers" peut altérer la qualité de l'interaction entre deux individus. C'est alors que se crée un déséquilibre de la conversation, le regard et l’attention sont divisés entre la personne qui nous fait face et le "tiers technologique". A l’idée de "présence partagée", - dialogue au cours duquel deux personnes pleinement concentrées, l’une en face de l’autre, engageaient totalement leurs pensées, leurs émotions et leur attention - , succède la rupture qu'introduit ce tiers, créant une "double présence" (être physiquement avec quelqu’un, mais mentalement ailleurs) qui devient la norme dans les interactions contemporaines...
Et Turkle observe que les nouvelles générations, qui ont grandi dans un environnement où les appareils numériques sont omniprésents, n'ont le plus souvent aucune conscience de l'impact que ces technologies de la communication ont sur leurs relations interpersonnelles. L’usage constant des écrans pour communiquer, partager, et réagir a normalisé une forme de conversation où la véritable attention humaine est souvent dévaluée. Pire, la tendance à alterner interactions numériques et face-à-face entrave tout apprentissage et toute pratique d'une écoute active et d'une réflexion approfondie. La fragmentation de l’attention qui s'opère ici devient un obstacle au développement de relations durables et à la compréhension émotionnelle mutuelle.
Une réalité dont on a que peu conscience tant l'usage dans lequel nous entraîne ces technologies de la communication n'est que paradoxe, paradoxe de la "connexion constante", paradoxe de l' "illusion de proximité". Cette technologie qui semble nous permette de rester en contact les uns avec les autres et à tout moment, n’apporte pas nécessairement de véritable intimité. La véritable connexion humaine, pour Turkle, réside dans la capacité à être pleinement présent, à écouter, et à être engagé dans une conversation profonde, sans distraction. Un des effets indirects de l'omniprésence de la technologie, selon Turkle, est que ces appareils, qui nous relient à des milliers d'autres personnes via des plateformes comme les réseaux sociaux, peuvent en réalité renforcer notre isolement, la fameuse "solitude numérique". En substituant aux conversations face-à-face des échanges numériques, nous dit-elle, nous perdons la possibilité de nouer des liens profonds et sincères ....
Turkle introduit un autre point, peut-être plus décisif. Elle souligne un phénomène particulièrement marqué dans l’ère des interactions médiatisées et numérisées : la recherche immédiate de réponses et le besoin de satisfaction rapide dans nos échanges, une réalité observée particulièrement dans le contexte de l’éducation, du travail, et des discussions en ligne.
L'omniprésence des technologies numériques non seulement encourage la culture de l'instantanéité, mais la tendance contemporaine qui s'impose est désormais de privilégier l’immédiateté dans nos conversations et interactions. Nous vivons dans une époque où les réponses doivent être données rapidement, où la patience pour des explications longues ou des échanges plus réfléchis est souvent mise de côté au profit d'une réponse instantanée, que ce soit sur un moteur de recherche, par message texte, ou lors de réunions en ligne. Dans l'enseignement, par exemple, cette culture de la rapidité se traduit par des étudiants qui attendent des réponses instantanées à leurs questions, qu’elles soient sur des plateformes éducatives ou dans des discussions en ligne. Ils recherchent souvent des réponses concises et prêtes à l’emploi, sans nécessairement vouloir engager une réflexion profonde ou un dialogue. Cette attente d'une "réponse rapide et correcte" se retrouve également dans les interactions de tous les jours, où les gens souhaitent souvent des solutions rapides, comme lorsqu'ils posent des questions à leurs assistants virtuels ou utilisent des plateformes de messagerie instantanée.
"They want the right answer. Quickly!" met en lumière un changement profond dans la manière dont nous abordons les conversations. Dans une époque pré-numérique, une conversation pouvait se dérouler plus lentement, avec des pauses, des réflexions, et des ajustements au fil de l’échange. Aujourd'hui, avec la technologie qui favorise l'échange rapide de messages, on attend souvent que les réponses soient non seulement instantanées, mais aussi, non pas nécéssairement précises que délimitées, concises, comme si le but était de répondre à un besoin immédiat sans nécessairement s'arrêter pour réfléchir ...
Il y a bien perte de patience et de signification pour un tel processus de conversation et recherche de réponses instantanées, réduisant ainsi les interactions humaines à une simple transmission d'information, sans le temps ou l'espace nécessaires pour l’écoute active, la réflexion partagée, et la compréhension mutuelle.
Et cette pression de la "réponse rapide" s'applique non seulement dans les contextes académiques ou professionnels, mais aussi dans nos interactions quotidiennes ....
"A Fourth Chair?" - La technologie prend place sur cette "quatrième chaise", les smartphones, les applications de messagerie, les réseaux sociaux et les notifications, sont désormais des acteurs invisibles dans nombre de conversations. La technologie vient s’asseoir symboliquement sur cette "quatrième chaise", transformant totalement la dynamique de l’échange en face-à-face. Les participants à la conversation ne sont plus totalement présents, leur attention est souvent partagée avec leurs appareils. La présence constante de la technologie, à travers les notifications et les appareils mobiles, crée une distance émotionnelle entre les individus. Et de plus, cette "connexion numérique" , fragmentée, médiatisée, a perdu toute substance véritablement humaine. L'auteur revient sur cette culture de la distraction numérique et plaide une nouvelle fois pour la nécessité de reconquérir l'attention partagée dans nos conversations, ce qui impose de se déconnecter de la technologie....
Dans le chapitre intitulé "The Public Square – What Do We Forget When We Talk Through Machines?", Sherry Turkle analyse les effets des technologies numériques sur la manière dont nous communiquons dans l’espace public, en particulier dans le contexte des réseaux sociaux et des plateformes en ligne. Elle relève ici deux exemples bien connus de la dégradation de la communication que l'on peut aisément observer. D'une part, les réseaux sociaux, créent des "bulles de filtre" où les utilisateurs interagissent principalement avec ceux qui partagent leurs points de vue, renforçant ainsi les divisions et la polarisation dans la société : des bulles qui limitent la possibilité d’échanges véritablement ouverts et critiques. D'autre part, l’anonymat ou le semi-anonymat des plateformes en ligne induit souvent une forme de "désinhibition" où beaucoup d'individus se sentent autorisés à dire des choses qu’ils ne diraient pas en face à face, tout comme l'absence de signaux sociaux physiques (comme le langage corporel et le ton de la voix) et le sentiment de dépersonnalisation engendrent des comportements moins empathiques et plus agressifs. Les interactions en ligne dans l'espace public tendent ainsi à devenir plus polarisées et plus radicalisées...
Autre problème mais conséquence identique, "Room to Think in a World of Big Data", nous rappelle la difficulté à préserver dans un monde saturé de données et d’informations numériques, le moindre "espace de pensée", et ce d'autant plus que notre attention est constamment manipulée et distribuée par des plateformes qui cherchent à capter notre regard, à nous diriger vers certains contenus, et que chaque action que nous entreprenons en ligne, que ce soit un achat, un "like", une recherche sur Google, ou même une interaction sur les réseaux sociaux, contribue à l’élaboration de ce fameux "Digital Double" (Surveillance Creates the Digital Double), miroir déformant de notre propre identité et une image projetée et constamment réajustée par les algorithmes qui nous scrutent et surveillent la moindre de nos actions. Comment développer la moindre pensée complexe dans un monde conçu entièrement par et pour des moteurs de recherche, des réseaux sociaux, des assistants virtuels, et des technologies de surveillance qui ne cessent de manipuler l'opinion publique et les comportements. Sherry Turkle appelle à la nécessité de reconquérir du temps et de l'espace pour penser dans un monde où les données, les algorithmes et la technologie viennent désormais interférer systématiquement avec notre capacité à réfléchir en profondeur...
Et pour conclure, dans le chapitre "The Self of Self-Surveillance", Turkle introduit le concept d'auto-surveillance, un phénomène qui a pris de l'ampleur avec l'essor des technologies numériques : la surveillance, autrefois pratique imposée de l'extérieur, par les institutions, les gouvernements, les entreprises, est aujourd'hui effectuée par les individus eux-mêmes : des dispositifs tel que les montres connectées, les applications de santé, et les réseaux sociaux encouragent une surveillance constante de notre corps, de nos actions, de nos pensées, de nos interactions, et même de nos émotions, nous en oubliant les effets pervers sur notre psyché et nos relations : cherchant à prendre le contrôle de notre vie grâce à la technologie, nous risquons en réalité de perdre une part essentielle de notre autonomie ...
Sherry Turkle (1948) est une sociologue et psychologue américaine, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et une spécialiste des études sur la technologie, la psychologie et la société. Elle est surtout connue pour ses travaux sur les effets des technologies numériques sur les relations humaines, l'identité et la perception de soi. Turkle a écrit plusieurs ouvrages influents, parmi lesquels "The Second Self: Computers and the Human Spirit" (1984), où elle explore l'impact des ordinateurs sur la psyché humaine, et "Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other" (2011), où elle examine comment la technologie, notamment les smartphones et les réseaux sociaux, modifie nos interactions sociales et nos conceptions de l'intimité, de la solitude et des relations humaines. Au cours de ses recherches, elle sait mettre en lumière les ambivalences de la technologie. D'une part, elle reconnaît son potentiel à faciliter la communication et à créer des liens, mais d'autre part, elle soulève les dangers de l'isolement, de l'aliénation et de l'érosion des relations authentiques. Elle critique l'illusion de la proximité que les technologies peuvent offrir, tout en faisant observer que cette proximité n'est souvent que superficielle et qu'elle peut, en fin de compte, éloigner les individus les uns des autres. Turkle est également connue pour son concept de "self" numérique, un concept selon lequel la technologie ne se contente pas de modifier nos comportements sociaux, mais transforme également notre rapport à nous-mêmes, notre identité et notre compréhension de ce que signifie être humain à l'ère numérique.
"Evocative Objects: Things We Think" (Sherry Turkle, 2007)
"We think with the objects we love; we love the objects we think with", les objets ne sont pas seulement des extensions de nos outils pratiques, mais jouent un rôle crucial dans la formation et l'articulation de nos pensées. Sherry Turkle et ses collaborateurs montrent comment des objets, parfois ordinaires, peuvent nous aider à réfléchir, à prendre conscience de nous-mêmes, et à interagir avec notre monde intérieur. Un objet, qu'il s'agisse d'un carnet de notes, d'un ordinateur, ou même d'une vieille photographie, peut devenir un moyen de se reconnecter à des souvenirs ou d'explorer des idées complexes. Les objets sont aussi vus comme des éléments qui nous aident à définir et à redéfinir notre identité. Des auteurs racontent des histoires personnelles sur des objets significatifs, qui les ont accompagnés dans leur vie, et à travers ces récits, Turkle explore comment les objets peuvent être liés à des moments cruciaux de notre développement personnel. Ils deviennent des témoins de notre propre histoire, et peuvent, parfois, être des "miroirs" dans lesquels nous nous reconnaissons ou nous projetons.
"The Inner History of Devices" (Sherry Turkle, 2008)
"How do people feel about the objects in their lives? How do relationships form around them?", c'est ainsi que débute "an intimate ethnography of devices". Ce livre est le troisième d’une série de volumes, - "Things and Thinking", "Science, Technology, and Memoir", "The Inner History of Devices" - écrits dans le cadre d'un programme de recherche financé par la Fondation Spencer sur « Adolescence, Technology, and Identity» et celui d’Intel Corporation sur « Nurturant Technology». Plutôt que de proposer une analyse théorique traditionnelle, Sherry Turkle nous livre une chronique construite à partir des témoignages d'utilisateurs, des personnes de tous horizons qui partagent leur relation toute personnelle avec les technologies, et en particulier avec les ordinateurs. Ces témoignages sont très variés et permettent de saisir des points de vue individuels sur la manière dont les technologies influencent la vie, les émotions, et même l’identité des personnes...
".. Thirty years ago, he was holding a TRS-80 home computer and I saw tears in his eyes. “This computer means everything to me,” he said. “It’s where I put my hope.” I began the interview thinking I would learn something about how computer hobbyists were putting their new devices to work. By the end of the interview, my question had changed: What was there about personal computers that offered such deep connection? What did a computer have that offered hope? Since then, studying people and technology, I have learned to listen attentively at such moments. The stories I hear usually have little to do with the stated purposes of the technology at hand: “When I listen to my speech synthesizer, I hear it as an inner voice.” - “I wasn’t even sure I had sent that email, until I got your reply. I thought that maybe I had only dreamed sending that message, or fantasized it.” - “Everything that I was interested in and everything that was important to me was on that Web site.”
« Il y a trente ans, il tenait un ordinateur domestique TRS-80 et j'ai vu des larmes dans ses yeux. « Cet ordinateur représente tout pour moi », a-t-il dit. « C'est là que je place tous mes espoirs. » J'ai commencé l'entretien en pensant que j'apprendrais quelque chose sur la manière dont les amateurs d'informatique mettaient en œuvre leurs nouveaux appareils. À la fin de l'entretien, ma question initiale n'était plus la même : qu'y avait-il dans les ordinateurs personnels qui pouvait traduire une connexion aussi profonde ? Qu'est-ce qu'un ordinateur avait de si prometteur ? Depuis, en étudiant les gens et la technologie, j'ai appris à écouter attentivement ces petits moments-là. Les histoires que j'entends n'ont généralement pas grand-chose à voir avec les objectifs déclarés de la technologie en question : « Quand j'écoute mon synthétiseur vocal, je l'entends comme une voix intérieure. - Je n'étais même pas sûr d'avoir envoyé cet e-mail, jusqu'à ce que je reçoive votre réponse. J'ai pensé que j'avais peut-être seulement rêvé d'envoyer ce message, ou que je l'avais fantasmé. » - « Tout ce qui m'intéressait et tout ce qui était important pour moi se trouvait sur ce site web. »
These three voices, all from this collection, have much in common. They refer to attachments in which technology inhabits the inner life and becomes charged with personal meaning. One voice is from a memoir, one from the clinical notebooks of a psychoanalyst, and the third from the field notes of an anthropologist, an ethnographer. Without attribution, it would be hard to say which is which. Here I bring together these three traditions—memoir, clinical practice, and fieldwork or ethnography—through which such voices emerge. Each tradition suggests a way of listening that adds new dimension to our understanding of how technologies affect our relationships and sensibilities. Each illuminates the subjective side of the technological experience, how what we have made is woven into our ways of seeing and being in the world. Together they enable us to read the inner history of devices.
Ces trois voix, toutes issues de ces études, partagent bien des choses. Elles se réfèrent à des types d' attachements dans lesquels la technologie s'insère dans la vie intérieure et se charge d'une signification personnelle. L'une des voix provient d'un mémoire, l'autre des carnets cliniques d'un psychanalyste et la troisième des notes de terrain d'un anthropologue, d'un ethnographe. Sans attribution, il serait difficile de dire laquelle est laquelle. Je rassemble ici ces trois traditions - les mémoires, la pratique clinique et le travail sur le terrain ou l'ethnographie - à travers lesquelles de telles voix émergent. Chacune de ces méthodes propose une manière d'écouter (Three Ways of Listening) qui ajoute une nouvelle dimension à notre compréhension de la manière dont les technologies affectent nos relations et nos sensibilités. Chacune met en lumière l'aspect subjectif de l'expérience technologique, la façon dont ce que nous avons fabriqué est intégré à notre façon de voir et d'être dans le monde. Ensemble, ils nous permettent de lire l'histoire intérieure des appareils...."
Comment des dispositifs numériques deviennent-ils des extensions de notre propre subjectivité ? Turkle introduit l’idée que les objets, en particulier les ordinateurs et les téléphones (aujourd'hui tablettes et smartphones), ne sont pas simplement des outils, mais acquièrent un statut de "complicité", un statut de quasi partenaire affectif jusqu'à devenir parfois une extension de soi. Les utilisateurs racontent comment ces appareils peuvent être à la fois des instruments d’émancipation personnelle et des sources de contrôle ou de dépendance, comment ils sont utilisés pour stocker et organiser leur mémoire, comment sont ici archivées leurs expériences de la vie, et comment cette "mémoire numérique" va jusqu'à modifier la perception du passé et de l'identité...
Le livre débute par une réflexion sur la manière dont les technologies agissent comme des miroirs, dans lesquels nous projetons nos émotions, nos pensées et même nos désirs inconscients. Puis elle en vient à s'interroger sur la manière dont la technologie affecte des notions aussi classiques que l’identité, l’autonomie et la liberté (dans quelle mesure restons-nous maîtres de nous-mêmes dans un monde où nos choix, comportements et perceptions sont fortement influencés par les technologies ?) : c'est interroger nos philosophes classiques tout en ouvrant la voie à une réflexion nouvelle sur l’être humain, sa subjectivité, dans sa relation à la machine, à la technologie, sur les relations entre l'humain et le numérique. Elle en viendra à mettre en lumière le paradoxe de cette relation humaine aux dispositifs technologiques qui nous rendent à la fois plus autonome et plus dépendant, des objets qui nous apportent d'une part un confort et une aide substantielle, mais de l'autre, provoquent de considérables tensions dans nos vies psychiques et sociales.
Le dernier chapitre s'interroge sur la manière dont les machines redéfinissent l’expérience du soi (self) : nous sommes ici dans une toute dimension, il ne s'agit pas seulement en effet de l'utilisation technique des dispositifs, mais bien de leur rôle dans la vie intérieure de chacun d'entre nous ...
Ainsi le récit d’une étudiante américaine contemplant un téléphone portable qu’elle utilisait au Japon ("Tokyo sat trapped inside it") ...
"... I brought it back to the United States even though it didn’t work here—JPhone, unlike its competitor DoCoMo, had no agreement with any U.S. mobile carriers. I tucked it into a drawer with its charger, and every now and then I took it out and stroked its plastic skin, switched it on and tried to remember the world that was and the blonde girl who had moved through it, carrying this keitai. Tokyo sat trapped inside it : the ring tone that I’d so painstakingly programmed, the old text messages, many of them in kanji and hiragana, exchanged with the people I knew there. Unlike email, those messages could be accessed only through the single handset onto which they had been downloaded. Unlike ruby slippers, the keitai could never really take me back, and it could never be integrated into my American life. Like my year in Japan, it just didn’t fit. I came back from Tokyo feeling in some ways as if I’d never left Missouri at all—I was different, everything was different, but somehow no one realized that the world had shifted. Like Lucy coming out of the wardrobe in The Chronicles of Narnia, no one even noticed I’d been gone. My keitai held the voices of Japan; it was useless to try to make it talk to Americans. That interval of my life was simply past, and no one remembered it but me. If I hadn’t had the phone, it might not have ever happened at all. American cell phones were ugly and squat..."
Je l'ai ramené aux États-Unis même s'il ne fonctionnait pas ici - JPhone, contrairement à son concurrent DoCoMo, n'avait pas d'accord avec les opérateurs de téléphonie mobile américains. Je l'ai rangé dans un tiroir avec son chargeur et, de temps en temps, je l'ai sorti, j'ai caressé sa peau en plastique, je l'ai allumé et j'ai essayé de me souvenir du monde d'avant et de la jeune fille blonde qui l'avait traversé en portant ce keitai. Tokyo y était piégé : la sonnerie que j'avais programmée avec tant de soin, les vieux messages textuels, dont beaucoup en kanji et en hiragana, échangés avec les personnes que je connaissais là-bas. Contrairement au courrier électronique, ces messages ne pouvaient être consultés que par l'intermédiaire de l'unique appareil sur lequel ils avaient été téléchargés. Contrairement aux pantoufles de rubis, le keitai n'a jamais pu me ramener en arrière, et il n'a jamais pu être intégré à ma vie américaine. Tout comme mon année au Japon, il ne me convenait pas. Je suis revenue de Tokyo en ayant l'impression, d'une certaine manière, de n'avoir jamais quitté le Missouri - j'étais différente, tout était différent, mais d'une manière ou d'une autre, personne ne s'est rendu compte que le monde avait changé. Comme Lucy sortant de l'armoire dans Les Chroniques de Narnia, personne n'a remarqué que j'étais partie. Mon keitai contenait les voix du Japon ; il était inutile d'essayer de le faire parler aux Américains. Cette période de ma vie était tout simplement révolue, et personne ne s'en souvenait à part moi. Si je n'avais pas eu le téléphone, cela ne se serait peut-être jamais produit. Les téléphones portables américains étaient si laids ..."
"Simulation and Its Discontents" (Sherry Turkle, 2009)
Une nouvelle tension traverse nos existences, entre une immersion dans des mondes simulés et notre capacité à réfléchir de manière critique sur ces mondes. Au cours des vingt dernières années, si répandues dans la science, l’ingénierie et le design, les technologies de simulation et de visualisation ont changé notre façon de voir le monde. Les modèles informatiques semblent désormais plus « réels » que les expériences menées dans les laboratoires physiques, mais plongés dans la simulation, et Sherry Turkle nous livre ici quatre enquêtes approfondies sur la culture contemporaine de la simulation dans les domaines de l'exploration spatiale, de l'océanographie, de l'architecture et de la biologie. Qu'avons gagné, qu'avons-nous perdu, quelles en sont les conséquences? ...
"In the 1980s at MIT, many early users of simulation genuinely could not imagine such things as designing without drawing or thinking without a “back of the envelope” calculation. Those who had grown up accustomed to physically taking apart their laboratory instruments were upset by programs whose inner workings they did not understand. In response to simulation’s provocations, faculty and students identified areas that they hoped to keep as simulation-free zones. Architects wanted to protect drawing, which they saw as central to the artistry and ownership of design. Civil engineers wanted to keep software away from the analysis of structure; they worried it might blind engineers to crucial sources of error and uncertainty. Physicists were passionate about the distinction between experiment and demonstration. They believed that computers did have their place in the laboratory, but only if scientists were fluent with the details of their programming. Chemists and physicists wanted to protect the teaching of theory—the elegant, analytical, and inspiring lectures of great MIT scientists were the stuff of legend. The 1980s were marked by substantive disagreements about the role of simulation and visualization in science, engineering, and design. These days, the space for this kind of disagreement has largely closed down; in the past twenty years, researchers have gone from using simulations for discrete, tactical purposes to working almost full time in simulation.
« Dans les années 1980, au MIT, de nombreux utilisateurs des premières simulations ne pouvaient pas imaginer que l'on puisse concevoir sans dessiner ou penser sans faire de calculs « à l'envers ». Ceux qui avaient grandi en étant habitués à démonter physiquement leurs instruments de laboratoire étaient perturbés par des programmes dont ils ne comprenaient pas le fonctionnement interne. En réponse aux provocations de la simulation, les professeurs et les étudiants ont identifié des domaines qu'ils espéraient conserver comme des zones exemptes de simulation. Les architectes voulaient protéger le dessin, qu'ils considéraient comme un élément central de l'art et de la propriété de la conception. Les ingénieurs civils voulaient tenir les logiciels à l'écart de l'analyse des structures, car ils craignaient qu'ils n'aveuglent les ingénieurs sur des sources cruciales d'erreur et d'incertitude. Les physiciens étaient passionnés par la distinction entre expérience et démonstration. Ils pensaient que les ordinateurs avaient leur place dans les laboratoires, mais seulement si les scientifiques maîtrisaient les détails de leur programmation. Les chimistes et les physiciens voulaient protéger l'enseignement de la théorie - les conférences intelligentes, analytiques et inspirantes des grands scientifiques du MIT étaient légendaires. Les années 1980 ont été marquées par des désaccords importants sur le rôle de la simulation et de la visualisation dans les domaines de la science, de l'ingénierie et de la conception. Au cours des vingt dernières années, les chercheurs sont passés de l'utilisation de simulations à des fins discrètes et tactiques à un travail de simulation presque à plein temps.
Over time, factions for and against the computer have been replaced by individuals expressing ambivalence about what has been gained and lost. Protecting sacred spaces has given way to enduring anxieties about life on the screen. Generational differences influence the distribution of this anxiety. An older generation feels compromised by simulations that are essentially “black boxes”; using them seems an abdication of professional responsibility. A younger generation is more likely to accept that computational transparency, in the sense that their elders speak of it, is a thing of the past. Indeed, today’s professionals have watched the meaning of the word transparency change in their lifetime. In the early days of personal computing, command lines on a screen reminded users of the programs that lay beneath. With the Macintosh in 1984, users activated screen icons with a “double click.” Transparency once meant being able to “open the hood” to see how things worked. Now, with the Macintosh meaning of transparency dominant in the computer culture, it means quite the opposite: being able to use a program without knowing how it works. An older generation, one might say, is trying to get a younger to value experiences they never had and understand a language they never spoke...."
Au fil du temps, les factions pour et contre l'ordinateur ont été remplacées par des individus exprimant leur ambivalence quant à ce qui a été gagné et perdu. La protection des espaces sacrés a cédé la place à des angoisses durables concernant la vie sur écran. Les différences générationnelles influencent la répartition de cette anxiété. Une génération plus âgée se sent contestée par des simulations qui sont essentiellement des « boîtes noires » ; les utiliser semble être une abdication de toute responsabilité professionnelle. La jeune génération est plus susceptible d'accepter que la transparence informatique, au sens où l'entendent leurs aînés, est une chose du passé. En effet, les professionnels d'aujourd'hui ont vu le sens du mot « transparence » changer au cours de leur vie. Dans les premiers temps de l'informatique personnelle, les lignes de commande affichées à l'écran rappelaient aux utilisateurs les programmes qui se trouvaient en dessous. Avec le Macintosh en 1984, les utilisateurs activaient les icônes de l'écran par un « double clic ». Autrefois, la transparence signifiait que l'on pouvait « ouvrir le capot » pour voir comment les choses fonctionnaient. Aujourd'hui, avec la signification dominante de la transparence sur Macintosh dans la culture informatique, elle signifie tout le contraire : être capable d'utiliser un programme sans savoir comment il fonctionne. Une génération plus âgée, pourrait-on dire, essaie d'amener une plus jeune à valoriser des expériences qu'elle n'a jamais vécues et à comprendre un langage qu'elle n'a jamais parlé.... »
Sherry Turkle appelle à une réflexion éthique et critique face à l’essor des technologies de "simulation", des technologies qui, paradoxalement, peuvent tant enrichir (les simulations offrent une immersion et une expérience "réelle" dans des mondes virtuels) qu'appauvrir l'expérience humaine (elles rendent plus difficile la distance critique nécessaire pour comprendre la différence entre la simulation et la réalité). L'auteur nous met en garde sur l'effet que ces simulations peuvent avoir sur la perception même de la réalité. En donnant l'illusion de pouvoir contrôler des événements et des mondes de manière virtuelle, ces simulations peuvent avoir pour conséquence de nous rendre moins attentif aux enjeux et aux complexités du monde réel. Et si cette évasion peut parfois, voire souvent, être une réponse à des problèmes psychologiques, elle peut tout autant nous déconnecter de la réalité de nos propres émotions et relations humaines.
On peut aborder la problématique des simulations sous un angle éthique. À mesure que les technologies deviennent plus sophistiquées, elles permettent de créer des mondes simulés qui non seulement imitent la réalité mais aussi manipulent les émotions des utilisateurs. Cela soulève donc bien des questions sur la manière dont ces technologies sont susceptibles d'affecter les comportements, les relations et la moralité des individus qui y participent.
Plus globalement, on peut s'interroger sur une société dominée par des illusions créées par des simulations, et se demander si la dépendance à ces mondes virtuels ne risque pas de réduire la capacité des individus à mener une vie authentique et à s'engager activement dans des interactions humaines réelles. Les simulations, en offrant des mondes parfaits ou des moyens de fuir les difficultés du quotidien, peuvent encourager une déconnexion du monde social et une superficialité dans les relations humaines...
Turkle conclura en s'interrogeant sur l'avenir des simulations et de leurs implications pour les individus et les sociétés. Les technologies de simulation ne disparaîtront pas, bien au contraire, elles continueront d’évoluer et d'occuper une place de plus en plus centrale dans nos vies. Elle tente de plaider ici pour une réflexion critique sur ces technologies : les utilisateurs doivent être conscients de la manière dont les simulations peuvent modeler leurs pensées, comportements et perceptions. La question clé, selon elle, est de savoir comment maintenir un équilibre entre l’usage des simulations et la préservation de la connexion humaine authentique avec le monde réel...