Walking into Social Media - "The Chaos Machine: The Inside Story of How Social Media Rewired Our Minds and Our World", Max Fisher (2022) - "The Big Nine", Amy Webb (2019) - "The Age of Surveillance Capitalism", Shoshana Zuboff (2019) - "The Costs of Connection: How Data Is Colonizing Human Life and Appropriating It for Capitalism", Ulises A. Mejias & Nick Couldry (2019) - "Data Grab: The new Colonialism of Big Tech and how to fight back", Ulises A. Mejias & Nick Couldry (2024) - "The Culture of Connectivity: A Critical History of Social Media ", José van Dijck (2013) - "Communication and Capitalism: A Critical Theory", Christian Fuchs (2020) - "Digital Labor: The Internet as Playground and Factory", ed. Trebor Scholz (2011) - ...
"Platforms do not reflect the social: they PRODUCE the social structures we live in.." - Le premier ouvrage qui introduisit une critique structurée de la domination des grandes entreprises sur notre monde est sans doute "Das Kapital" (1867) de Karl Marx. Ou du moins, s'il ne critique pas spécifiquement les entreprises modernes ou multinationales, il va jeter les bases d'une certaine compréhension du rôle central des grandes entités économiques dans l'exploitation et la domination des travailleurs : le texte inaugure une tradition de critique du capitalisme, inspirant des mouvements politiques et économiques qui dénoncent l'accumulation de pouvoir par une minorité économique.
Mais cette critique de la domination des grandes entreprises a des racines historiques profondes et s'est adaptée à chaque époque en fonction des structures économiques et sociales dominantes. Au XVIIIe, ce sont les monopoles et les compagnies commerciales (la Compagnie britannique des Indes orientales) qui furent contestés pour leur pouvoir économique et leur exploitation coloniale (cf. le pamphlet de Edmund Burke, "Speech on the East India Bill",1783). Au XIXe siècle, avec la montée du capitalisme industriel, la critique va se déplacer vers les cartels, monopoles et trusts : Karl Marx en est la figure centrale.
Au XXe siècle, c'est le développement des corporations multinationales qui entre en scène, dans la suite de la Seconde Guerre mondiale. L'ouvrage fondamental est alors "The Modern Corporation and Private Property" (1932) : Adolf Berle et Gardiner Means, y analysent comment les grandes entreprises transforment la propriété et la gestion économique. Le milieu du XXe siècle voit émerger critiques culturelles et écologiques, la critique des entreprises est devenue culturelle avec des ouvrages comme "One-Dimensional Man" (1964) de Herbert Marcuse, dénonçant l'aliénation provoquée par la société de consommation, tandis que "Silent Spring" (1962) de Rachel Carson marque une étape décisive dans la critique écologique des grandes entreprises, mettant en évidence les effets destructeurs de leurs pratiques sur l'environnement.
Au XXIe siècle, une nouvelle thématique voit le jour, celle que porte la critique des géants de la technologie : les entreprises technologiques comme Google, Facebook, et Amazon sont devenues les nouvelles cibles, critiquées pour leur influence sur la vie privée, la démocratie et l'économie. "The Big Nine" (2019) de Amy Webb et "The Age of Surveillance Capitalism" (2019) de Shoshana Zuboff sont des exemples d'ouvrages qui analysent et contestent leur domination....
Nous avons tous un vague sentiment que les médias sociaux ont une action délétère pour notre esprit, nos enfants et nos démocraties, nous rappelle Max Fisher en 2022. Mais non seulement leur portée et leurs impacts sont bien plus profonds que nous ne l'avions formulé, mais nous sommes encore et toujours incapables de construire une critique suffisamment probante et profonde à leur égard. Si nous dénonçons l'extrême prolifération des géants technologiques de part le monde, nous ne lui opposons qu'une exigence de régulation accrue et une prise de conscience des conséquences sociétales de leurs produits, mais aucun véritable argumentaire : leur développement structure déjà le monde de deux générations, bientôt trois, notre vie quotidienne et le peu de culture que nous parvenons à sauvegarder sont désormais médiés par des instances qui s'interposent dans toutes nos interactions, qu'elles soient humaines ou non.
On peut dénoncer les fameuses "Big Nine", mais leurs technologies sont immédiatement intégrées tant par les pouvoirs institutionnalisés ou non que par les entreprises et les individus, voire détournées : elles jouent, sans le savoir, à surmonter bien des vides intellectuels et beaucoup d'ignorance, mais elles jouent, et les utilisateurs finaux avec elles, c'est un des aspects de leur puissance ...
Couldry, quant à lui, après nous avoir montré que les médias n'ont pas cette neutralité qu'on leur attribue, mais sont des institutions de pouvoir, qui influencent les pratiques culturelles quotidiennes, les croyances collectives et la construction de l’autorité, tournent sa pensée critique vers les médias proprement numériques qui révèlent un autre monde auquel il faut résister pour survivre le plus libre possible, un capitalisme numérique engagé dans la collecte massive de données, des algorithmes et des technologies de surveillance qui menacent directement la vie privée, la démocratie et les relations sociales.
Nombre d'ouvrages ne cessent de s'interroger sur cette vaste "platformisation des sociétés" qui s'emparent du monde, c'est--dire des sociétés et de chacun d'entre nous : nous n'en sommes pas toujours conscients, ou si nous le sommes, le procès qui est ainsi instruit nous semble d'importance relative eu égard aux satisfactions quotidiennes que nous semblons retirer de cette promesse d'interactivité continue et addictive.
Mais saisissons-nous réellement le rôle de ces plateformes en ligne dans l’organisation des sociétés occidentales : comment elles fonctionnent, à quoi servent-elles, qui en détient le pouvoir? "Les sociétés européennes sont ancrées dans des valeurs idéologiques différentes de celles introduites par de nombreuses plateformes ...". Leur supposée neutralité sociale ou culturelle, parce qu'adossées à des technologies que nous pensons impersonnelles, pose problème : ne serait-ce qu'en termes de protection de la vie privée, d'authenticité et de véracité, de sécurité et de sûreté; et elles ont aussi des répercussions sociétales plus larges, comme l’équité, l’accessibilité, le contrôle démocratique et la responsabilisation.
Mais plus encore, les internautes ne créent-ils pas actuellement la plupart des contenus qui composent le web? lIs formulent des interrogations, tissent des liens, tweetent et publient des mises à jour, laissant au passage nombre de données personnelles qui viennent enrichir l'expérience numérique des moteurs de recherche, des algorithmes, de l'intelligence artificielle qui ne peut espérer progresser sans elles. Et pendant ce temps, les gouvernements écoutent et les grandes sociétés suivent, analysent et prédisent les intérêts et les habitudes des utilisateurs des réseaux sociaux. C'est sans doute l'un des côtés obscurs de l’Internet.
Par le biais de ces plateformes, et l'attrait addictif qu'elles exercent, il n'y a plus de distinction entre travail et loisir (playbor, play/labor), et chaque aspect de notre vie est à l’origine d'une économie numérique que nous alimentons sans véritable contrepartie ("labor digital") si ce n'est une certaine forme d'exploitation par ignorance (ou indifférence).
L’Internet n’est pas un espace de liberté absolue, mais une infrastructure économique profondément enracinée dans le capitalisme : Trebor Scholz et d'autres auteurs vont relier le concept de travail numérique à la "gig economy" (Uber, TaskRabbit, Deliveroo), apparue pour la première fois dans les années 2000 aux États-Unis, lorsque l'économie numérique a commencé à transformer les relations de travail. La "connectivité" est un leurre, elle ne conduit pas automatiquement à la collectivité ou à l'interconnexion transparente, l'interaction n'est pas une fin en soi, la fameuse organisation participative un bien singulier artefact social tant qu'elle n'est pas réellement pensée ...
GIG ECONOMY? La "gig economy" est une transformation majeure du monde du travail, alimentée par les technologies numériques. Bien qu'elle promette flexibilité et opportunités, elle soulève également des questions importantes sur la précarité, les droits des travailleurs et les inégalités économiques. Citons quelques ouvrages sur cette "gig economy" qui tend à se propager via l'économie numérique qui structurent réseaux sociaux et des plateformes : Trebor Scholz, "Uberworked and Underpaid" (2016), des conditions précaires de travail dans la gig economy et des propositions de modèles alternatifs comme les plateformes coopératives. - Guy Standing, "The Precariat: The New Dangerous Class" (2011), de l'introduction du concept de "précariat", une classe émergente de travailleurs précaires, dont beaucoup font partie de la gig economy. Guy Standing, professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’Université de Londres et cofondateur du Basic Income Earth Network (BIEN), une organisation dédiée à la promotion de l'idée d'un revenu de base universel ("Basic Income: And How We Can Make It Happen", 2017) étudie comment les évolutions technologiques, la mondialisation et la gig economy redéfinissent le travail et souligne les impacts de l'automatisation pour les emplois traditionnels, tout en appelant à des réformes structurelles pour redistribuer les richesses générées par les nouvelles technologies ...
"The Chaos Machine: The Inside Story of How Social Media Rewired Our Minds and Our World", Max Fisher (2022)
"This book is based on interviews with hundreds of people who have studied, combated, exploited, or been affected social media, as well as with workers and executives in Silicon Valley" - Max Fisher , journaliste international travaillant pour le New York Times ("The Interpreter" analyse les tendances mondiales et les événements majeurs), nous conte comment Facebook, Twitter, YouTube et d’autres réseaux sociaux, dans leur poursuite de profits illimités, exploitent nos fragilités psychologiques pour créer des algorithmes qui poussent les utilisateurs à adopter non plus seulement des opinions discutables mais des comportements extrêmes. Ces géants des médias sociaux qui prétendant défendre la liberté d’expression alors qu’en fait ce qu’ils chérissent le plus sont des profits illimités. Le résultat?; comme le montre Fisher, la propagation de la désinformation et de la polarisation, une évolution culturelle vers un monde dans lequel les gens sont polarisés non pas par des croyances fondées sur des faits, mais par la désinformation, l’indignation et la peur.
De même, l'utilisation intensive des réseaux sociaux est associée à une augmentation de l'anxiété, de la dépression et d'autres problèmes de santé mentale, en raison de la comparaison sociale constante que nous y effectuons et de la recherche harassante de validation de soi en ligne. Enfin, l'Influence sur les processus démocratiques semble d'évidence : les plateformes sociales ont été utilisées pour manipuler l'opinion publique, interférer dans les élections et amplifier les discours de haine, menaçant ainsi les fondements démocratiques ...
Pour donner une visibilité très concrète de l'impact des réseaux sociaux (et donc de leurs dangers) sur la société et la psychologie humaine, l'auteur utilise une présentation progressive du problème, chapitre par chapitre, exemples à l'appui, qui, en conclusion (whistleblowing), nous produit suffisamment d'éléments pour permettre aux lanceurs d'alerte et aux militants de révéler les dangers des réseaux sociaux et de proposer des solutions pour les contenir.
Toute débute par une introduction portant sur les effets de ces réseaux sociaux sur la société contemporaine et la conception addictive des plateformes sociales (Trapped in the Casino), la toxicité d'Internet et les campagnes de harcèlement en ligne (Everything is Gamergate), la manière dont les réseaux sociaux ont ouvert la voie à des idéologies extrêmes et à la désinformation (Opening the Portal), l'amplification par les réseaux sociaux des dynamiques sociales et familiales, leur influence sur les opinions individuelles (Tyranny of Cousins), le rôle des algorithmes et leur évolution dans la radicalisation et la polarisation des utilisateurs (Awakening the Machine), la manière dont les réseaux sociaux déforment la perception de la réalité et renforcent les biais cognitifs (The Fun House Mirror), l'analyse de la propagation rapide de la désinformation et des théories du complot à travers les plateformes sociales (The Germs and the Wind), l'impact des réseaux sociaux sur les institutions traditionnelles et les structures communautaires (Church Bells), ces "trous de lapin" algorithmiques qui entraînent les utilisateurs vers des contenus de plus en plus extrêmes (The Rabbit Hole), le pouvoir croissant des géants de la technologie et de leur influence sur la société et la politique (The New Overlords), la fameuse dictature du like et son impact sur le comportement humain (Dictatorship of the Like), enfin la surabondance d'informations et de la difficulté à discerner le vrai du faux à l'ère numérique (Infodemic), conduisant à la possibilité de lancer l'alerte ...
"The Big Nine", Amy Webb (2019)
Fondatrice du Future Today Institute, une organisation qui conseille des entreprises et des gouvernements sur les futurs possibles des technologies, enseignante à l'Université de New York (NYU), Amy Webb a publié, outre "The Big Nine", "The Signals Are Talking : Why Today's Fringe Is Tomorrow's Mainstream" (2016), - dans lequel elle nous propose d'apprendre à identifier et interpréter les signaux faibles (weak signals) dans les tendances émergentes pour prédire ce qui deviendra dominant dans le futur (la méthodologie FTI : les innovations et les idées émergentes commencent souvent à la périphérie avant de devenir centrales, ces "signaux faibles" sont des indices précoces de changements majeurs à venir) -, et "Data, A Love Story" (2013)...
Dans "The Big Nine" (2019) Amy Webb analyse le rôle des neuf entreprises technologiques les plus influentes au monde, qu'elle divise en deux groupes principaux, les "G-MAFIA" (Google, Microsoft, Amazon, Facebook, IBM, Apple), soit les entreprises américaines, et les "BAT" (Baidu, Alibaba, Tencent), les géants technologiques chinois. Comment ces entreprises influencent le développement de l'intelligence artificielle (IA) et, par conséquent, l'avenir de l'humanité, tel est ici son sujet.
A ce jour, les "Big Nine" contrôlent les ressources humaines, financières et technologiques nécessaires pour développer l'IA, ce qui leur confère une influence démesurée sur nos vies.
Leur domination empêche toute compétition et une diversification des voix dans la recherche et le développement technologiques. Si Webb critique le modèle américain, - des entreprises technologiques motivées principalement par le profit, souvent au détriment de l'éthique -, elle met également en garde contre le modèle chinois, - des géants technologiques qui opèrent sous la surveillance stricte du gouvernement et qui utilise l'IA comme un outil de contrôle et de surveillance. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, la population massive de 1,4 milliard de citoyens chinois lui permet de contrôler la plus grande ressource naturelle, et peut-être la plus importante à l’ère de l’IA, les données humaines. Il faut en effet de grandes quantités de données pour affiner les algorithmes de reconnaissance de formes – c’est pourquoi les systèmes chinois de reconnaissance faciale comme Megvii et SenseTime sont si attrayants pour les investisseurs. Toutes les données que les citoyens chinois génèrent lorsqu’ils appellent, achètent des choses en ligne et publient des photos sur les réseaux sociaux aident Baidu, Alibaba et Tencent à créer les meilleurs systèmes d’IA de leur catégorie. Un grand avantage pour la Chine : elle n’a pas les restrictions en matière de confidentialité et de sécurité qui pourraient entraver le progrès aux États-Unis...
De là elle identifie plusieurs scénarios dystopiques découlant de l'influence incontrôlée de ces entreprises : la perte de toute vie privée à l'échelle mondiale, la manipulation des comportements humains à travers des algorithmes biaisés, et des risques de conflits géopolitiques exacerbés par l'utilisation de l'IA comme outil de pouvoir. Elle appelle donc à une régulation et une coopération internationale et un engagement éthique pour que l'IA serve véritablement le bien commun ..
"The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power", Shoshana Zuboff (2019)
We are at a critical juncture in the confrontation between the vast power of giant high-tech companies and government, the hidden economic logic of surveillance capitalism, and the propaganda of machine supremacy that threaten to shape and control human life. Will the brazen new methods of social engineering and behavior modification threaten individual autonomy and democratic rights and introduce extreme new forms of social inequality? Or will the promise of the digital age be one of individual empowerment and democratization? The Age of Surveillance Capitalism is neither a hand-wringing narrative of danger and decline nor a digital fairy tale. Rather, it offers a deeply reasoned and evocative examination of the contests over the next chapter of capitalism that will decide the meaning of information civilization in the twenty-first century....
Sociologie et professeure émérite à la Harvard Business School, où elle a enseigné la gestion et le comportement organisationnel, Shoshana Zuboff a publié, outre "The Age of Surveillance Capitalism", "In the Age of the Smart Machine: The Future of Work and Power" (1988), analyse précoce des implications des technologies de l'information sur le travail et les organisations, et "The Support Economy: Why Corporations Are Failing Individuals and the Next Episode of Capitalism" (2002), co-écrit avec James Maxmin, qui s'interroge sur un capitalisme qui pourrait évoluer pour répondre aux besoins des individus.
Dans "The Age of Surveillance Capitalism", elle introduit et développe le concept de "capitalisme de surveillance" pour décrire un nouveau système économique basé sur l'extraction, l'analyse et la monétisation des données personnelles des individus. C'est une forme de capitalisme dans laquelle les entreprises (notamment les géants technologiques comme Google, Facebook et Amazon) collectent des quantités massives de données sur les comportements des individus, souvent à leur insu, puis utilisent ces données pour prédire et influencer leurs futures actions, transformant ainsi le comportement humain en un produit commercialisable.
Ces entreprises technologiques exploitent des données personnelles non seulement pour améliorer leurs services, mais surtout pour alimenter des marchés lucratifs de revente aux annonceurs des comportements prédictibles.
Zuboff critique bien évidemment des pratiques comme la surveillance invasive, le suivi des utilisateurs et la manipulation algorithmique. Elle n'a guère de difficulté à nous montrer que le capitalisme de surveillance représente une menace pour la liberté individuelle et la démocratie: non seulement les utilisateurs vont perdre le contrôle de leurs données personnelles, mais leurs comportements se retrouvent sous la dépendance d'incitations subtiles et de techniques de manipulation.
Zuboff introduit alors le concept de "big other" (par analogie avec le "Big Brother" de George Orwell), qui décrit un système de pouvoir omniprésent et invisible exercé par les algorithmes et les données : ce pouvoir crée une asymétrie entre les entreprises et les individus, tant ces derniers ne peuvent ni comprendre ni contester l'ampleur de la surveillance dont ils font l'objet.
Ce capitalisme de surveillance ne se limite pas à des pratiques commerciales ; il influence également la sphère politique en favorisant la désinformation et la polarisation des opinions.
Zuboff conclut en appelant à une régulation mondiale des pratiques des entreprises technologiques et à une mobilisation collective pour protéger les droits numériques. Elle insiste sur la nécessité de redéfinir les limites du capitalisme dans l'ère numérique pour préserver la dignité humaine. Et le livre a effectivement influencé les débats académiques, politiques et publics sur les droits numériques, la vie privée et l'éthique des technologies....
"The Costs of Connection: How Data Is Colonizing Human Life and Appropriating It for Capitalism", Ulises A. Mejias & Nick Couldry (2019)
Avec le développement des plateformes numériques, Couldry s'est ensuite tourné vers l'étude de l'impact du capitalisme numérique, des algorithmes et des technologies de surveillance sur la vie privée, la démocratie et les relations sociales : en collaboration avec Ulises A. Mejias, il co-écrira "The Costs of Connection" (2019), une analyse critique du capitalisme de données et de ses effets sur la société, des conséquences sociales de la collecte massive de données...
"Just about any social need is now met with an opportunity to and “connect and ” through digital means" - Quasiment tous les besoins sociaux sont maintenant satisfaits grâce à une extraordianire possibilité, celle de se « connecter » par via des intermédiaires numériques. Mais cette facilité n’est pas sans conséquences – elle a un prix, celui de ces volumineuses quantités de données personnelles qui sont transférées par des canaux arrières obscurs aux sociétés qui l’utilisent pour générer des bénéfices. "The Costs of Connection" révèle ce processus, ce "colonialisme des données" et ses conceptions pour contrôler nos vies - nos façons de savoir, nos moyens de production, notre participation politique. Un livre qui montre que l’appropriation historique de la terre, des corps et des ressources naturelles se reflète aujourd’hui dans cette nouvelle ère de "datafication" omniprésente. Les applications, plateformes et objets intelligents capturent et traduisent nos vies en données, puis extraient des informations qui sont alimentées dans les entreprises capitalistes et qui nous sont revendues. Les auteurs affirment que ce développement préfigure la création d’un nouvel ordre social émergeant à l’échelle mondiale et qu’il est encore temps de le remettre en question...
"It is difficult to imagine any general adjustment more likely to interfere with human life than the continuous tracking and nudging that is data colonialism’s basic practice. The sheer intimacy of contemporary corporate / state surveillance (the depth to which it penetrates and messes with our lives) makes it particularly hard to resist: resisting such an intimate enemy must seem, at least at fi rst, like giving up part of ourselves. If and when we collectively decide to dismantle our attachment to Facebook, for example, it will be a messy operation. It is, aft er all, the minimal integrity of the self, the very space in which each of us has the possibility of existing as a self, that must be restored to integrity now that it has been damaged. Th at will take work, and we must be very clear about the principles that will guide us.
There is no place in this alternative rationality and vision of social order for the default collection of data or its collection under vague forms of consent.
There is no place for the reuse of data for purposes not consented to by those to whom the data refers.
There is no place for systems of, and approaches to, data collection that are not specifically chosen by human subjects to meet purposes that they too have chosen...."
« Il est difficile d'imaginer un ajustement général plus susceptible d'interférer avec la vie humaine que la traque et la surveillance continues qui constituent la pratique de base du colonialisme de données. L'intimité même de la surveillance contemporaine des entreprises et des États (la profondeur à laquelle elle pénètre et perturbe nos vies) la rend particulièrement difficile à combattre : résister à un ennemi aussi intime doit sembler, du moins au début, comme renoncer à une partie de nous-mêmes. Si et quand nous décidons collectivement de démanteler notre attachement à Facebook, par exemple, ce sera une opération désordonnée. Après tout, c'est l'intégrité minimale du soi, l'espace même dans lequel chacun d'entre nous a la possibilité d'exister en tant que soi, qui doit être restaurée maintenant qu'elle a été endommagée. Cela demandera du travail et nous devons être très clairs sur les principes qui nous guideront.
Dans cette rationalité alternative et cette vision de l'ordre social, il n'y a pas de place pour la collecte de données par défaut ou sous de vagues formes de consentement.
Il n'y a pas de place pour la réutilisation des données à des fins non consenties par les personnes auxquelles les données se réfèrent.
Il n'y a pas de place pour les systèmes et les approches de la collecte de données qui ne sont pas spécifiquement choisis par les sujets humains pour répondre à des objectifs qu'ils ont également choisis...."
"Data Grab: The new Colonialism of Big Tech and how to fight back", Ulises A. Mejias & Nick Couldry (2024)
Comment les grandes entreprises technologiques exploitent les données personnelles à des fins lucratives, établissant ainsi une forme de colonialisme numérique, et comment résister à leur emprise. Les auteurs comparent la collecte massive de données personnelles par les entreprises technologiques à une nouvelle forme de colonialisme, "FROM LANDGRAB TO DATA GRAB" : tout comme les nations coloniales promettaient jadis aux peuples qu'elles soutenaient modernisation et civilisation en s'emparant de territoires pour tout simplement accroître leurs ressources, les entreprises technologiques s'approprient aujourd'hui ces nouvelles resssources naturelles que sont les données personnelles, non pour nous construire de nouveaux contextes technologiques qui correspondraient mieux à nos besoins, mais pour nous contrôler et nous exploiter à leur profit....
"Colonialism lives on in another way, through a new kind of landgrab. It is still new, but we can already sense how it could reshape our present and our future just as significantly as the old one. This latest seizure entails not the grabbing of land, but the grabbing of data ..." - Le colonialisme n'a pas disparu, il a simplement pris un autre visage, et ce nouvel avatar du colonialisme pourrait remodeler notre présent et notre avenir tout aussi significativement que l’ancien. Il ne s'agit plus de s’emparer de la terre, mais des données – des données qui sont potentiellement aussi précieuses que les terres, car elles donnent accès à une ressource inestimable : l’intimité de notre vie quotidienne, en tant que nouvelle source de valeur (the intimacy of our daily lives, as a new source of value). L’exploitation de la vie humaine est-elle un phénomène entièrement nouveau? Bien sûr que non. Mais cette nouvelle prise de ressources devrait nous préoccuper parce qu’elle présente des caractéristiques très "coloniales" ...
- Elle est mondiale : nulle part la vie humaine n’est à l’abri de cette forme d’exploitation (nowhere is human life safe from this form of exploitation). Les utilisateurs mondiaux de Facebook, YouTube, WhatsApp et Instagram dépassent chacun les populations individuelles de la Chine et de l’Inde, les plus grands pays du monde, avec les plateformes chinoises WeChat et TikTok qui ne sont pas loin derrière.
- Elle crée une richesse sans précédent basée sur l’extraction (It is creating unprecedented wealth based on extraction) : les grandes entreprises technologiques sont parmi les plus riches du monde .
- Elle domine la structure même des communications mondiales, les deux plus grandes puissances de données au monde, les États-Unis et la Chine, sont de plus en plus associés à des réseaux exclusifs de câbles de communication sous-marins.
- Et surtout, elle perpétue l’héritage de la dépossession et de l’injustice inauguré par le colonialisme.
Non seulement ce colonialisme des données va les stocker indéfiniment, les reconditionner et les utiliser pour contrôler et exploiter les utilisateurs à des fins commerciales, mais il aboutit à produire ou à renforcer des structures sociales inégalitaires : les pratiques de collecte de données exacerbent les injustices existantes. Pour contrer cette nouvelle forme de colonialisme, il est essentiel de s'inspirer des résistances passées et de collaborer pour imaginer de nouvelles stratégies ...
"Today, Big Tech’s efforts to explore and expand don’t involve continental land, but the virtual territories of our datafied lives: our shopping habits, for sure, but also our interactions with family, friends, lovers and co-workers, the space of our homes, the space of our towns, our hobbies and entertainment, our workouts, our political discussions, our health records, our commutes, our studies, and on and on. There is hardly a territory or activity that is beyond this kind of colonisation, and there is hardly a corner of the world that remains untouched by its technologies and platforms.
« Aujourd'hui, les efforts d'exploration et d'expansion de Big Tech ne concernent pas les terres continentales, mais les territoires virtuels de nos vies informatisées : nos habitudes d'achat, bien sûr, mais aussi nos interactions avec notre famille, nos amis, nos amants et nos collègues, l'espace de nos maisons, l'espace de nos villes, nos loisirs et divertissements, nos séances d'entraînement, nos discussions politiques, nos dossiers médicaux, nos trajets quotidiens, nos études, et ainsi de suite. Il n'y a guère de territoire ou d'activité qui échappe à ce type de colonisation, et il n'y a guère de coin du monde qui ne soit pas touché par ses technologies et ses plateformes.
"But, as with historical colonialism, that territorial capture is just the start. Once colonies were established, a system was put in place for the continuous extraction of resources from these territories, and for the transformation of these resources into riches. Big Tech has achieved a similar feat of exploitation by setting up business models that convert ‘our’ data – that is, data resulting from tracking our lives and those of others – into wealth and power for them (but not for us). At the micro level, this means that our data is used to target us individually through advertising or profiling. At the macro level, this means that our data is aggregated and used to make decisions or predictions impacting large groups of people, such as the training of an algorithm to discriminate based on race, gender, economic status or medical condition. This is possible thanks to a rearrangement of many aspects of our daily life in such a way that ensures we are continuously generating data.
"Mais, comme dans le cas du colonialisme historique, cette conquête territoriale n'est qu'un début. Une fois les colonies établies, un système a été mis en place pour l'extraction continue des ressources de ces territoires et pour la transformation de ces ressources en richesses. Les grandes entreprises technologiques ont réussi un exploit similaire en mettant en place des modèles commerciaux qui convertissent « nos » données - c'est-à-dire les données résultant du suivi de nos vies et de celles des autres - en richesse et en pouvoir pour elles (mais pas pour nous). Au niveau microéconomique, cela signifie que nos données sont utilisées pour nous cibler individuellement par le biais de la publicité ou du profilage. Au niveau macro, cela signifie que nos données sont agrégées et utilisées pour prendre des décisions ou faire des prédictions ayant un impact sur de grands groupes de personnes, comme l'entraînement d'un algorithme à la discrimination basée sur la race, le sexe, le statut économique ou l'état de santé. Cela est possible grâce à la réorganisation de nombreux aspects de notre vie quotidienne de manière à ce que nous générions continuellement des données.
(...)
"Big Tech too has a civilising mission that is mixed up with its technologies and business goals. Part of this civilising mission continues to revolve around Western science: network science, data science, computer science, and so on. The other part no longer revolves around christianity, but around parallel sublime notions like the convenience that will supposedly make all our lives easier, the connectivity that apparently will bring new forms of community, and the new forms of science and Artificial Intelligence associated with machines that purportedly can solve problems better than humans. It’s not as if some of these dreams are not becoming real for a select few; it’s just that they risk becoming nightmares for everyone else in the form of lost livelihoods, new forms of exploited labour and the loss of control over vital personal data.
"Les « Big Tech » ont également une mission civilisatrice qui se confond avec leurs technologies et leurs objectifs commerciaux. Une partie de cette mission civilisatrice continue de tourner autour de la science occidentale : science des réseaux, science des données, science informatique, etc. L'autre partie ne tourne plus autour du christianisme, mais autour de notions sublimes parallèles telles que la commodité qui est censée nous faciliter la vie, la connectivité qui, apparemment, apportera de nouvelles formes de communauté, et les nouvelles formes de science et d'intelligence artificielle associées aux machines qui sont censées pouvoir résoudre les problèmes mieux que les humains. Ce n'est pas comme si certains de ces rêves ne devenaient pas réalité pour quelques privilégiés ; c'est juste qu'ils risquent de devenir des cauchemars pour tous les autres, sous la forme de pertes de moyens de subsistance, de nouvelles formes d'exploitation de la main-d'œuvre et de la perte de contrôle sur des données personnelles vitales.
"Civilising missions, economic motives, the exercise of power and the introduction of specific technologies have been deeply intermingled throughout the history of colonialism, but always with an uneven impact that favours some but not others. We saw this already in our example of the telegraph in southern Africa. Another example was the introduction of the electrical grid to India throughout the Madras Presidency in the early twentieth century. Electricity was considered a triumph of Western science over the ‘devil of darkness’, and while it was initially used exclusively to improve the lives of white people as a display of cultural superiority, its application was eventually extended to the rest of the population as a kind of advertisement for the supposed benefits of colonialism. It powered cinemas, illuminated public spaces, propelled tramcars and provided energy to places like hospitals – all while generating income for British companies.
Les missions civilisatrices, les motivations économiques, l'exercice du pouvoir et l'introduction de technologies spécifiques se sont profondément mêlés tout au long de l'histoire du colonialisme, mais toujours avec un impact inégal qui favorise certains et pas d'autres. Nous l'avons déjà vu dans notre exemple du télégraphe en Afrique australe. Un autre exemple est l'introduction du réseau électrique en Inde dans toute la présidence de Madras au début du vingtième siècle. L'électricité était considérée comme un triomphe de la science occidentale sur le « diable des ténèbres » et, si elle a d'abord été utilisée exclusivement pour améliorer la vie des Blancs en signe de supériorité culturelle, son application a finalement été étendue au reste de la population comme une sorte de publicité pour les bienfaits supposés du colonialisme. Il alimentait les cinémas, illuminait les espaces publics, propulsait les tramways et fournissait de l'énergie à des lieux tels que les hôpitaux, tout en générant des revenus pour les entreprises britanniques.
"But beyond these comforts, amusements and public services, electricity also served to run the lighthouses that guided ships carrying colonial goods, powered weapon factories and electrified prison barbed fences that kept the population in check, extended the operating hours of offices and printing presses carrying out the coloniser’s administrative work, increased revenue by accelerating industrial and agricultural production, and provided the backbone for communication and transportation networks that guaranteedthe smooth functioning of the empire. In other words, behind the civilising mission of this ‘gift’ from the coloniser, electricity was instrumental in sustaining the core business of colonialism, which was anything but peaceful (100 million Indians were exterminated during British rule, as we mentioned earlier).
"Mais au-delà de ces conforts, divertissements et services publics, l'électricité sert aussi à faire fonctionner les phares qui guident les navires transportant les marchandises coloniales, à alimenter les usines d'armement et à électrifier les clôtures barbelées des prisons qui contrôlent la population, à prolonger les heures d'ouverture des bureaux et des imprimeries qui effectuent le travail administratif du colonisateur, à augmenter les revenus en accélérant la production industrielle et agricole, et à fournir l'ossature des réseaux de communication et de transport qui garantissent le bon fonctionnement de l'empire. En d'autres termes, derrière la mission civilisatrice de ce « cadeau » du colonisateur, l'électricité a permis de soutenir l'activité principale du colonialisme, qui était loin d'être pacifique (100 millions d'Indiens ont été exterminés sous la domination britannique, comme nous l'avons mentionné plus haut).
"Replace ‘electricity’ with ‘data’ and, while the specifics are different, some elements of the story remain eerily similar. Ways of processing data are also heralded as scientific achievements, a gift that promises convenience, connectivity and new forms of intelligence. But look under the surface of this civilising gift, and you will find that it also brings new forms of surveillance (through facial recognition or workplace monitoring), discrimination (when algorithms deny or control access to services based on people’s profiles) and exploitation (when gig workers’ wages are continuously adjusted downwards, for instance)....
"Remplacez « électricité » par « données » et, bien que les détails soient différents, certains éléments de l'histoire restent étrangement similaires. Les méthodes de traitement des données sont également présentées comme des réalisations scientifiques, un cadeau qui promet la commodité, la connectivité et de nouvelles formes d'intelligence. Mais si l'on regarde sous la surface de ce cadeau civilisateur, on s'aperçoit qu'il apporte aussi de nouvelles formes de surveillance (par la reconnaissance faciale ou le contrôle du lieu de travail), de discrimination (lorsque des algorithmes refusent ou contrôlent l'accès à des services en fonction des profils des personnes) et d'exploitation (lorsque les salaires des travailleurs itinérants sont continuellement ajustés à la baisse, par exemple)....
"The Culture of Connectivity: A Critical History of Social Media ", José van Dijck (2013)
Professeure de médias numériques à l’Université d’Utrecht, José van Dijck est connue pour ses recherches sur les plateformes numériques comme Facebook, Twitter et YouTube, qu’elle analyse comme des infrastructures sociotechniques ayant des implications culturelles, économiques et politiques profondes. Elle en critique le rôle central dans ce vaste mouvement de restructuration des relations sociales et des processus démocratiques qui s'opère aujourd'hui. Elle a coécrit avec Thomas Poell et Martijn de Waal, "The Platform Society: Public Values in a Connective World" (2018), une étude sur les conséquences des plateformes numériques sur les valeurs publiques, notamment la démocratie, l'équité et la vie privée, et "Mediated Memories in the Digital Age" (2007) qui s'attache à comprendre comment ces technologies numériques transforment la mémoire personnelle et collective...
Le développement des plateformes de médias sociaux et leur rôle dans la transformation des pratiques sociales, culturelles et économiques soulève bien des interrogations. Les médias sociaux tels que Facebook, Twitter, YouTube, LinkedIn et Flickr ne sont pas de simples outils de communication, mais des infrastructures sociales qui structurent et modifient nos interactions personnelles et sociales. Van Dijck introduit le concept de "culture of connectivity", pour décrire un contexte dans lequel les interactions sociales, économiques et culturelles sont médiatisées par les plateformes numériques. La connectivité, encouragée comme une norme sociale incontournableest le plus souvent exploitée à des fins commerciales, transformant les interactions humaines en données monétisables.
L'ambiguïté de cette situation tient au fait que ces plateformes fonctionnent, sans que nous en ayons pleine conscience, à l’intersection de la culture participative (les utilisateurs créent et partagent du contenu) et de l’économie des plateformes (les interactions des utilisateurs sont exploitées pour générer du profit). En réalité celles-ci ne sont pas des espaces neutres ou démocratiques, mais sont intrinsèquement orientées vers des intérêts commerciaux.
L'autonomisation des utilisateurs est un mythe partiel. Bien que les médias sociaux soient souvent présentés comme des outils qui autonomisent les utilisateurs (empowerment), van Dijck montre que cette autonomie est limitée par les algorithmes, les modèles économiques et les politiques de ces plateformes. Les utilisateurs ne contrôlent pas pleinement leurs données ni la manière dont elles sont utilisées. Pire, peut-être, ils sont indifférents...
On en revient toujours aux mêmes constats critiques : ces plateformes ne sont pas passives, elles agissent en tant qu'acteurs grâce à leurs algorithmes, qui jouent un rôle clé dans la sélection, la hiérarchisation et la diffusion du contenu. Van Dijck insiste sur l'impact des "scripts" algorithmiques sur les relations sociales, la formation de l'opinion publique et la circulation de l'information.
L'ouvrage met en évidence une tension implicite entre attentes des utilisateurs en matière de vie privée et impératifs commerciaux des plateformes. Les modèles économiques des plateformes sont fondamentalement basés sur la collecte et l'exploitation des données personnelles, ce qui soulève des questions éthiques et sociétales majeures ...
Van Dijck entreprend alors une histoire critique de plusieurs plateformes majeures ...
- Facebook, exemple bien connu de "communauté connectée" où l'identité numérique est monétisée.
- Twitter, outil de communication personnelle devenu espace de débats publics influencé par des intérêts commerciaux.
- YouTube, espace de consommation de contenu transformé en une pesante expérience algorithmique dictée par les modèles publicitaires.
- LinkedIn, où interfèrent professionnalisation des réseaux sociaux et marchandisation des connexions professionnelles
- Flickr, plateforme de partage de photos évoluant vers un modèle axé sur la communauté visuelle.
Van Dijck critique les dynamiques à l'oeuvre et l'opacité des pratiques des entreprises qui contrôlent ces plateformes, notamment en matière de gestion des données et de conception algorithmique : elle plaide pour une plus grande transparence et une régulation accrue des plateformes, afin de garantir un équilibre entre connectivité, vie privée et justice sociale.
"The “sharing economy,” the “platform revolution,” the “gig economy,” “disruptive innovation” — these are just a handful of epithets used to denote the latest transformation of the Internet. The rise of digital platforms is hailed as the driver of economic progress and technological innovation. Individuals can greatly benefit from this transformation because it empowers them to set up businesses, trade goods, and exchange information online while circumventing corporate or state intermediaries. People all over the world can use Airbnb to rent an apartment in a foreign city, check Coursera to find a course on statistics, join PatientsLikeMe to exchange information about one’s disease, hail a ride using Uber, read news through Facebook’s Instant Articles, or use Deliveroo to have food delivered to their homes. In doing so, users can avoid booking a regular hotel, registering at a university, going to a general practitioner, calling a licensed taxi business, buying a newspaper, or visiting a restaurant. The promise of platforms is that they offer personalized services and contribute to innovation and economic growth, while effciently bypassing incumbent organizations, cumbersome regulations, and unnecessary expenses.
"« L'économie du partage, la révolution des plateformes, l'économie de l'engagement, l'innovation perturbatrice : ce ne sont là que quelques-uns des épithètes utilisés pour désigner la dernière transformation de l'internet. L'essor des plateformes numériques est salué comme le moteur du progrès économique et de l'innovation technologique. Les particuliers peuvent grandement bénéficier de ces transformations, car elles leur permettent de créer des entreprises, d'échanger des biens et des informations en ligne tout en contournant les intermédiaires des entreprises ou de l'État. Dans le monde entier, les gens peuvent utiliser Airbnb pour louer un appartement dans une ville étrangère, consulter Coursera pour trouver un cours de statistiques, rejoindre PatientsLikeMe pour échanger des informations sur leur maladie, faire appel à Uber pour se faire conduire, lire des nouvelles grâce aux Instant Articles de Facebook ou utiliser Deliveroo pour se faire livrer de la nourriture à domicile. Ce faisant, les utilisateurs peuvent éviter de réserver un hôtel, de s'inscrire à l'université, de consulter un médecin généraliste, d'appeler une entreprise de taxis agréée, d'acheter un journal ou de se rendre dans un restaurant. La promesse des plateformes est d'offrir des services personnalisés et de contribuer à l'innovation et à la croissance économique, tout en contournant efficacement les organisations en place, les réglementations lourdes et les dépenses inutiles.
"Some management and business scholars have touted this development the “platform revolution” and focus on the positive economic effects of a technological development they hail as “innovative disruption” (Parker, Van Alstyne, Choudary 2016; Sundararajan 2016). Individual citizens or consumers organize themselves through online networks, so they are less dependent on legacy institutions or companies such as publishers, news organizations, hospitals, unions, brokers, and so on. The Internet-based utopian marketplace would allow individuals to offer products or services “directly” without having to rely on “offline” intermediaries, whether state or corporate. In the early years of this development, some theorists touted the nascent growth of online platforms as the economic corollary of a “participatory culture” that started with the emergence of social media networks and Web 2.0 in the early years of the millennium (Archibugi, Filippetti, and Frenz 2013; Jenkins, Ford, and Green 2013; Aigrain 2012; Botsman and Rogers 2010b; Bruns, 2008; Leadbeater 2009). The wealth of online social networks enables connectedness, while bypassing existing social institutions; following this line of argument, connectivity automatically leads to collectivity or connectedness.
« Certains spécialistes de la gestion et des affaires ont qualifié cette évolution de «REVOLUTION DES PLATEFORMES» et se concentrent sur les effets économiques positifs d'un développement technologique qu'ils qualifient de « perturbation innovante » (Parker, Van Alstyne, Choudary 2016 ; Sundararajan 2016). Les citoyens ou les consommateurs s'organisent eux-mêmes par le biais de réseaux en ligne, de sorte qu'ils sont moins dépendants d'institutions ou d'entreprises héritées du passé, telles que les éditeurs, les organes de presse, les hôpitaux, les syndicats, les courtiers, etc. Le marché utopique basé sur Internet permettrait aux individus d'offrir des produits ou des services « directement » sans avoir à dépendre d'intermédiaires « hors ligne », qu'il s'agisse d'États ou d'entreprises. Dans les premières années de ce développement, certains théoriciens ont présenté la croissance naissante des plateformes en ligne comme le corollaire économique d'une « CULTURE PARTICIPATIVE» qui a commencé avec l'émergence des réseaux de médias sociaux et du Web 2.0 dans les premières années du millénaire (Archibugi, Filippetti et Frenz 2013 ; Jenkins, Ford et Green 2013 ; Aigrain 2012 ; Botsman et Rogers 2010b ; Bruns, 2008 ; Leadbeater 2009). La richesse des réseaux sociaux en ligne permet d'établir des liens, tout en contournant les institutions sociales existantes ; selon ce raisonnement, la connectivité conduit automatiquement à la collectivité ou à l'interconnexion.
"We agree that online platforms are at the core of an important development, but we think of them neither as an exclusive economic phenomenon nor as a technological construct with social corollaries. Rather, we prefer a comprehensive view of a connective world where platforms have penetrated the heart of societies - affecting institutions, economic transactions, and social and cultural practices - hence forcing governments and states to adjust their legal and democratic structures (Chadwick 2013; Van Dijck 2013). Platforms, in our view, do not cause a revolution; instead, they are gradually infiltrating in, and converging with, the (offline, legacy) institutions and practices through which democratic societies are organized. That is why we prefer the term “PLATFORM SOCIETY” - a term that emphasizes the inextricable relation between online platforms and societal structures. Platforms do not reflect the social: they PRODUCE the social structures we live in (Couldry and Hepp 2016).
« Nous convenons que les plateformes en ligne sont au cœur d'un développement important, mais nous ne les considérons ni comme un phénomène économique exclusif, ni comme une construction technologique avec des corollaires sociaux. Nous préférons plutôt une vision globale d'un monde connectif où les plateformes ont pénétré au cœur des sociétés - affectant les institutions, les transactions économiques et les pratiques sociales et culturelles - obligeant ainsi les gouvernements et les États à ajuster leurs structures juridiques et démocratiques (Chadwick 2013 ; Van Dijck 2013). Selon nous, les plateformes ne provoquent pas de révolution ; au contraire, elles s'infiltrent progressivement dans les institutions et les pratiques (hors ligne, héritées) par lesquelles les sociétés démocratiques sont organisées, et convergent avec elles. C'est pourquoi nous préférons le terme de « SOCIÉTÉ DES PLATEFORMES », qui souligne la relation inextricable entre les plateformes en ligne et les structures sociétales. Les plateformes ne reflètent pas le social : elles PRODUISENT les structures sociales dans lesquelles nous vivons (Couldry et Hepp 2016).
"The “platform society” does not merely shift the focus from the economic to the social; the term also refers to a profound dispute about private gain versus public benefit in a society where most interactions are carried out via the Internet. While platforms allegedly enhance personalized benefits and economic gain, they simultaneously put pressure on collective means and public services. Airbnb offers the potential for some individuals to make some money on a spare room and for others to stay in relatively cheap accommodation. But who will pay for the collective costs? Who will enforce fire safety rules? And who will clean the streets after tourists have left? Students are tempted to consume “free” courses on Coursera, but who pays for the teaching effort that goes into producing them? We are often made to think that platforms offer a new societal arrangement, which stands apart from existing social and legal structures. The term “platform society” emphasizes that platforms are an integral part of society, where conflicts of interest are currently played out at various levels. We want to highlight how the implementation of platforms in society triggers a fierce discussion about private benefit and corporate gain versus public interests and collective benefits. It is a discussion that is long overdue; many platforms have grown surprisingly influential before a real debate about public values and common goods could get started.
« La « platform society» ne se contente pas de déplacer l'accent de l'économique vers le social ; le terme fait également référence à un profond conflit sur le gain privé par rapport au bénéfice public dans une société où la plupart des interactions se font par l'intermédiaire d'Internet. Alors que les plateformes sont censées accroître les avantages personnalisés et les gains économiques, elles exercent simultanément une pression sur les moyens collectifs et les services publics. Airbnb offre la possibilité à certains individus de gagner de l'argent avec une chambre libre et à d'autres de séjourner dans un logement relativement bon marché. Mais qui paiera les coûts collectifs ? Qui fera respecter les règles de sécurité incendie ? Et qui nettoiera les rues après le départ des touristes ? Les étudiants sont tentés de consommer des cours « gratuits » sur Coursera, mais qui paie l'effort d'enseignement pour les produire ? On nous fait souvent croire que les plateformes offrent un nouvel arrangement sociétal, qui se démarque des structures sociales et juridiques existantes. Le terme « société de plateforme » souligne que les plateformes font partie intégrante de la société, où les conflits d'intérêts se jouent actuellement à différents niveaux. Nous voulons souligner comment la mise en œuvre des plateformes dans la société déclenche une discussion acharnée sur les bénéfices privés et les profits des entreprises par rapport aux intérêts publics et aux bénéfices collectifs. Il s'agit d'une discussion qui n'a que trop tardé ; de nombreuses plateformes ont acquis une influence surprenante avant qu'un véritable débat sur les valeurs publiques et les biens communs ne puisse s'engager.
"The subtitle of the book indicates the broader perspective we assume: what role do online platforms play in the organization of public values in North American and western European societies? Platforms are neither neutral nor value-free constructs; they come with specific norms and values inscribed in their architectures. These norms may or may not clash with values engraved in the societal structures in which platforms vie to become (or are already) implemented. European societies are rooted in different ideological values from those introduced by many platforms. Many people consider innovation and economic progress to be the primary drivers of a platform-based society. But there are other public values at stake in the process to transfer social traffic and economic transactions to an online connective world...."
« Le sous-titre de l'ouvrage indique la perspective plus large que nous adoptons : quel rôle les plateformes en ligne jouent-elles dans l'organisation des valeurs publiques dans les sociétés d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale ? Les plateformes ne sont pas des constructions neutres ou sans valeur ; elles sont accompagnées de normes et de valeurs spécifiques inscrites dans leurs architectures. Ces normes peuvent ou non entrer en conflit avec les valeurs gravées dans les structures sociétales dans lesquelles les plateformes aspirent à être (ou sont déjà) mises en œuvre. Les sociétés européennes sont ancrées dans des valeurs idéologiques différentes de celles introduites par de nombreuses plateformes. Nombreux sont ceux qui considèrent l'innovation et le progrès économique comme les principaux moteurs d'une société basée sur les plateformes. Mais d'autres valeurs publiques sont en jeu dans le processus de transfert du trafic social et des transactions économiques vers un monde connecté en ligne...."
Professeur de communication et de société à l'Université de Westminster à Londres et directeur du Communication and Media Research Institute (CAMRI) de l'université, Christian Fuchs, sociologue autrichien, est de ceux, rares, qui applique une perspective marxiste ("Marxism: Karl Marx’s Fifteen Key Concepts for Cultural and Communication Studies") pour étudier les médias numériques, et tenter de comprendre comment les plateformes technologiques reproduisent les inégalités économiques et sociales. Par Capitalisme numérique il entend de grandes entreprises technologiques, comme Google, Facebook, et Amazon, qui non seulement exploitent les données des utilisateurs pour générer des profits, reproduisant ainsi les logiques du capitalisme traditionnel, mais exploitent tout autant travailleurs et utilisateurs dans une économie numérique totalement globalisée ("Digital Labour and Karl Marx", 2014). Ses travaux s'inscrivent dans la tradition de l'École de Francfort ("Critical Theory of Communication: New Readings of Lukács, Adorno, Marcuse, Honneth and Habermas in the Age of the Internet", 2016), analysant les relations entre médias, pouvoir et société. Il en vient ainsi naturellement à étudier comment les plateformes numériques influencent les pratiques démocratiques et les mouvements sociaux, tout en dénonçant leur potentiel à polariser les sociétés et à manipuler les utilisateurs.
Dans "Foundations of Critical Media and Information Studies" (2011), Christian Fuchs entend nous démontrer que médias et les systèmes d'information ne sont pas neutres mais reflètent et reproduisent les structures de pouvoir et les inégalités propres au capitalisme. Il faut repenser les systèmes médiatiques et à travailler à une communication plus juste, équitable et démocratique..
De fait, les médias fonctionnent comme des industries capitalistes, motivées par la recherche du profit et contrôlées par des élites économiques, et on observe bien une concentration des médias entre les mains de quelques grandes entreprises, qui limite le pluralisme et l'indépendance des contenus. Comme dans toute société capitaliste type, l'information est transformée en marchandise, soumise à des logiques de production, de distribution et de consommation similaires à celles des biens matériels, et les utilisateurs deviennent des consommateurs passifs, tandis que leurs interactions et leurs données sont monétisées. Les médias participent en conséquence à l'aliénation des individus en les enfermant dans des récits idéologiques qui justifient et renforcent les inégalités sociales et économiques, jouant un rôle clé dans la formation de la "fausse conscience", où les masses acceptent passivement les structures de domination existantes.
"Critical Theory of Communication: New Readings of Lukács, Adorno, Marcuse, Honneth and Habermas in the Age of the Internet", Christian Fuchs (2016)
Fuchs s'appuie, pour étoffer son propos, sur les travaux de Theodor Adorno, Herbert Marcuse, et Jürgen Habermas et montre combien cette culture de masse médiatisée contribue à la reproduction des rapports de pouvoir, comment, en privilégiant des récits simplifiés et sensationnalistes, les médias traditionnels et numériques influencent le débat démocratique : l’industrie culturelle sait fort bien distraire et désengager les citoyens, au détriment d’une véritable participation démocratique. Les travaux des théoriciens critiques offrent des outils essentiels pour analyser les médias numériques et leur rôle dans la société contemporaine : les concepts de domination, d'aliénation et de rationalité communicative restent pertinents pour comprendre les enjeux du capitalisme numérique, tout en ouvrant des perspectives en termes de possibilités d'émancipation. Avec Lukács, Fuchs applique le concept de réification (transformer les relations humaines en objets ou marchandises) à l'économie numérique. Il va mobiliser la critique d'Adorno sur l'industrie culturelle pour analyser les plateformes comme YouTube et Spotify, des médias numériques qui reproduisent les logiques de standardisation et de marchandisation, limitant la créativité et renforçant l'aliénation culturelle. Inspiré par Herbert Marcuse, Fuchs va porter sa critique sur la manière dont les technologies numériques contribuent à une société unidimensionnelle, les individus sont ici intégrés dans des systèmes qui suppriment les possibilités de critique ou de résistance, les algorithmes et les interfaces numériques favorisent le conformisme et la consommation passive, empêchant une réflexion critique sur les structures de pouvoir. Fuchs poursuit parcours à l'ombre de la Théorie critique en intégrant le concept de reconnaissance d'Axel Honneth dans le contexte des réseaux sociaux : bien que ces plateformes offrent des opportunités de visibilité et de reconnaissance, elles favorisent également des formes de dévalorisation et de conflits, notamment à travers le harcèlement en ligne et les dynamiques de validation sociale. Enfin, avec Habermas, c'est la notion de rationalité communicative qui est mobilisée dans le contexte des discussions en ligne : contrairement aux idéaux de la sphère publique démocratique, les médias sociaux fragmentent le discours public, favorisent la désinformation et limitent les débats rationnels.
Fuchs soutient une nouvelle fois que l'Internet est devenu une infrastructure essentielle pour le capitalisme mondial, permettant la surveillance de masse, l'exploitation des données, et la consolidation du pouvoir économique entre les mains de quelques grandes entreprises.
Que l'on cesse ces discours technologiques utopiques qui présentent les médias numériques comme des solutions universelles aux problèmes sociaux.
Fuchs appelle à une transformation des médias et des systèmes d’information, afin qu’ils servent à promouvoir l'égalité, la justice sociale et la participation démocratique, ce qui signifie décentraliser la propriété des médias, encourager des modèles coopératifs ou publics, renforcer l’éducation critique aux médias pour les citoyens.
Dans "Social Media: A Critical Introduction" (2014, révisé en 2021), Christian Fuchs déconstruit les idées reçues sur les médias sociaux comme outils de connexion intrinsèquement démocratiques et favorisant l’émancipation. En s'appuyant sur des perspectives marxistes, il entend montrer que ceux-ci ne sont pas de simples outils de connexion ou de communication, mais sont profondément intégrés aux logiques du capitalisme. Lorsque les utilisateurs publient, partagent ou interagissent sur les plateformes, ils participent à une forme de "travail numérique" non rémunéré. Ces activités génèrent des données qui sont monétisées par les entreprises à travers la publicité ciblée. Appliquant le concept de plus-value de Marx, on ne peut que constater que la valeur économique des médias sociaux provient de l'exploitation des données générées par les utilisateurs eux-mêmes. De plus, on peut aussi parler d'aliénation : les utilisateurs ne contrôlent ni leurs données personnelles ni la manière dont elles sont utilisées ou revendues, leurs activités, pensées et interactions deviennent des marchandises dans une économie axée sur les données. Les médias sociaux pratiquent une surveillance constante pour collecter des données comportementales, renforçant ainsi leur pouvoir économique et politique. Et s'ils permettent l’expression individuelle et la mobilisation, leurs structures économiques et leurs algorithmes limitent de fait la portée des discours critiques : les algorithmes favorisent les contenus polarisants et émotionnels, contribuant à la désinformation et à la fragmentation du discours public.
Fuchs s’appuie ensuite sur les travaux de Habermas pour montrer que les médias sociaux fragmentent le discours public au lieu de le renforcer : les bulles de filtres et les échos algorithmiques créent des espaces isolés qui nuisent au débat démocratique rationnel. Et s'il reconnaît que les médias sociaux ont joué un rôle important dans des mouvements tels que le Printemps arabe, #BlackLivesMatter et Occupy Wall Street, l'auteur renouvelle ses mises en garde à l'encontre de leur dépendance vis-à-vis des infrastructures capitalistes, qui limitent leur portée et peuvent être utilisées pour surveiller et réprimer les activistes.
Fuchs en vient à critiquer la fameuse notion de "culture participative" (Jenkins), affirmant que cette participation est conditionnée par des structures économiques qui profitent uniquement aux plateformes. La créativité des utilisateurs est en fait exploitée pour générer des revenus, sans redistribution équitable des bénéfices.
Fuchs propose des solutions pour dépasser les modèles actuels, modèles coopératifs (des plateformes détenues et gérées par les utilisateurs), régulation (imposer des régulations strictes sur la collecte et l’utilisation des données), éducation critique (former les citoyens à comprendre les mécanismes des médias sociaux et à utiliser les technologies de manière consciente et autonome) ...
"The Digital Demagogue: Authoritarian Capitalism in the Age of Trump and Twitter", Christian Fuchs (2018)
Comment les médias sociaux et les plateformes numériques, en particulier Twitter, servent d'outils au capitalisme autoritaire et populiste à l’ère de Donald Trump. Fuchs examine le rôle de la technologie dans la montée des leaders autoritaires et des mouvements populistes, en mettant en lumière les dynamiques d’exploitation économique, de manipulation politique et de polarisation sociale.
Une thèse : les plateformes numériques renforcent les dynamiques du capitalisme autoritaire en facilitant la diffusion de discours populistes, nationalistes et autoritaires : elles offrent en effet une infrastructure idéale pour des leaders qui utilisent leur capacité à diffuser des messages directs, polarisants et émotionnels, souvent sans intermédiaire médiatique. Emblématiques de la "communication populiste numérique", la diffusion des messages directs à ses partisans, le dénigrement de ses opposants et des journalistes, l'amplification des discours simplifiés et émotionnels. Et plus globalement, les médias sociaux affaiblissent les fondements démocratiques en fragmentant les débats publics et en polarisant les opinions.
Fuchs met en évidence les interactions potentielles entre les technologies numériques et les pratiques autoritaires : celles-ci ne facilitent-elles pas la surveillance de masse et la collecte de données personnelles; ne permettent-elles aux gouvernements autoritaires et populistes de manipuler l’opinion publique à une échelle sans précédent.
Et si en effet ces médias sociaux peuvent être utilisés pour organiser des mouvements sociaux et des résistances, leur structure capitaliste limite leur potentiel émancipateur., ces plateformes restent avant tout des outils commerciaux orientés vers le profit, ce qui compromet leur rôle dans la promotion de la justice sociale.
Fuchs en termine en développant le concept de "capitalisme autoritaire" : les politiques économiques néolibérales sont combinées avec des pratiques autoritaires et populistes, laissant émerger un modèle qui va prospérer grâce à l'utilisation des médias numériques pour manipuler les émotions, fragmenter les opposants et détourner l'attention des inégalités économiques.
Fuchs appelle à une réappropriation démocratique des plateformes numériques et à la création de médias alternatifs qui ne reposent pas sur les logiques de profit et de polarisation. Il insiste notamment sur la nécessité de renforcer l'éducation critique aux médias pour aider les citoyens à naviguer dans un environnement numérique complexe.
"Communication and Capitalism: A Critical Theory", Christian Fuchs (2020)
Fuchs nous propose une théorie critique globale de la communication dans le contexte du capitalisme numérique. Comme nous l'avons vu, pour lui, plateformes numériques, médias sociaux et les technologies de l'information sont profondément intégrés dans les structures capitalistes. Reprenant son argumentaire, Fuchs soutient, pour commencer, que la communication est devenue un élément central des structures capitalistes modernes. Les médias numériques, tels que Facebook, Google, et YouTube, fonctionnent comme des plateformes d'exploitation en monétisant la production sociale et les interactions humaines.
Ces plateformes transforment les activités des utilisateurs (partage, discussions, création de contenu) en travail numérique non rémunéré. Les plateformes numériques vont ensuite transformer les relations humaines en données exploitables à des fins commerciales. Les utilisateurs ne sont plus seulement des consommateurs, mais aussi des producteurs de contenu, dont les données sont capturées et revendues. Médias et plateformes numériques, jouent un rôle dans la reproduction des inégalités sociales et des idéologies dominantes, favorisant les intérêts des élites économiques, tout en marginalisant les discours critiques.
Pour Fuchs, dans ce contexte, la communication est par nature aliénée : ces médias aliènent les utilisateurs en rendant leurs interactions impersonnelles, en les enfermant dans des bulles de filtres ou des écosystèmes algorithmiques qui limitent l’exposition à des perspectives variées.
En conséquence, on assiste à une formidable affaiblissement de la sphère publique en fragmentant les discussions et en amplifiant les contenus polarisants. L'auteur réitère sa mise en garde relative aux manipulations algorithmiques et à la montée de la désinformation.
L'analyse marxiste vient ainsi démontrer comment les médias numériques renforcent les dynamiques du capitalisme global...
"Digital Labor: The Internet as Playground and Factory", ed. Trebor Scholz (2011)
Professeur à la New School for Social Research à New York, où il dirige le Institute for the Cooperative Digital Economy, Trebor Scholz dénonce particulièrement l'exploitation des utilisateurs par les plateformes numériques ("digital labor", travail numérique) et propose en 14 chapitres provocateurs des alternatives coopératives pour un Internet plus juste. Il a popularisé le concept d’"économie des plateformes coopératives", qui vise à réinventer les modèles économiques numériques en favorisant la collaboration, l'équité et la propriété partagée. Dans ""Uberworked and Underpaid: How Workers Are Disrupting the Digital Economy" (2016), il nous dévoilera la "la gig economy", les conditions de travail précaires qu'elle engendre, et les initiatives des travailleurs pour résister....
"Digital Labor calls on the reader to examine the shifting sites of labor markets to the Internet through the lens of their political, technological, and historical making. Internet users currently create most of the content that makes up the web: they search, link, tweet, and post updates—leaving their “deep” data exposed. Meanwhile, governments listen in, and big corporations track, analyze, and predict users’ interests and habits. This unique collection of essays provides a wide-ranging account of the dark side of the Internet. It claims that the divide between leisure time and work has vanished so that every aspect of life drives the digital economy. The book reveals the anatomy of playbor (play/labor), the lure of exploitation and the potential for empowerment. Ultimately, the 14 thoughtprovoking chapters in this volume ask how users can politicize their troubled complicity, create public alternatives to the centralized social web,
and thrive online..."
Récapitulons : toutes nos activités en ligne, comme poster des contenus sur Facebook, créer des vidéos sur YouTube ou contribuer à Wikipédia, sont une forme de travail numérique souvent invisible. Les utilisateurs fournissent ainsi gratuitement leur temps, leurs compétences et leurs données, qui sont monétisées par ces mêmes plateformes numériques qui vont fonctionner comme des systèmes de surveillance commerciale, s'emparant des données des utilisateurs pour les analyser, les monétiser et les revendre. Une activité qui alimente structurellement un capitalisme numérique. Internet a ainsi transformé les interactions humaines, les loisirs et la créativité en marchandises exploitables. Des activités qui semblent "volontaires" ou "ludiques" (par exemple, tweeter ou jouer à des jeux en ligne) génèrent des données et de l'engagement, qui sont vendus aux annonceurs. Scholz et d'autres auteurs relient le concept de travail numérique à la "gig economy" (Uber, TaskRabbit, Deliveroo) ..
La "gig economy" désigne un système économique où des emplois temporaires, flexibles et souvent basés sur des plateformes numériques remplacent les formes traditionnelles d'emploi à long terme, des "gigs" (missions ou tâches) généralement réalisés par des travailleurs indépendants ou des auto-entrepreneurs, plutôt que par des employés sous contrat à durée indéterminée. Les plateformes exploitent ainsi de la main-d'œuvre tout en évitant les responsabilités traditionnelles des employeurs (protection sociale, sécurité d'emploi).
De plus, les plateformes numériques ont totalement brouillé la frontière entre "jeu" et "travail". Les activités perçues comme amusantes ou gratifiantes (poster une photo, jouer à un jeu) deviennent des formes de production de valeur pour les entreprises. Cette dialectique rend l’exploitation plus difficile à identifier, car les utilisateurs ne se voient pas comme des travailleurs.
Ajouter à cela que les profits de l’économie numérique sont concentrés entre les mains de quelques grandes entreprises (Google, Facebook, Amazon), tandis que les utilisateurs et les travailleurs en ligne sont sous-rémunérés ou non rémunérés.
Nous sommes bien globalement, pour les auteurs dans une de ces dynamiques bien connues d'accumulation capitaliste. Scholz plaide la résistance et la réflexion sur des alternatives aux modèles économiques dominants : plateformes coopératives (les utilisateurs et travailleurs possèdent et gèrent collectivement les plateformes qu’ils utilisent), régulation accrue des grandes entreprises technologiques pour limiter leur pouvoir et protéger les droits des utilisateurs, et prise de conscience collective des dynamiques d’exploitation dans l’économie numérique. Les citoyens doivent exiger des modèles plus transparents et équitables ...