PAYSAGES - EUROPE CENTRALE, Central Europe
Milan Kundera décrivait l’Europe centrale non comme une entité géographique stricte, mais comme une "culture", et une région qui partage les valeurs et les traditions artistiques, intellectuelles et démocratiques de l’Europe occidentale, bien qu’historiquement marquée par la domination des grands empires ...
De fait, région de transition entre l’Europe occidentale (France, Royaume-Uni, Espagne) et orientale (Russie, Balkans, Moyen-Orient), avec des plaines et des montagnes modérées (Carpates, Alpes, Bohême), l'Europe centrale fut le carrefour de plusieurs grandes civilisations, occidentale, orientale, ottomane, et russe : et c'est sous la domination de grands empires multinationaux comme l'Empire austro-hongrois et l’Empire prussien qu'elle s'est forgée cette identité multiculturelle particulière, où coexistent diverses langues, religions et traditions. La définition exacte des pays qui la composent peut varier selon les contextes historiques, politiques et géographiques, mais ce sont des pays qui ont vécu des bouleversements majeurs, guerres mondiales, occupation nazie, domination soviétique et transitions démocratiques après la guerre froide. Ils sont à présent tous membres de l'Union européenne et, pour la plupart, ont adopté des modèles économiques de marché, mais sans renier cette mémoire collective qui reste douloureuse.
Les œuvres de Milan Kundera (République tchèque) ou de György Konrád (Hongrie) expriment cette tension et cette sensibilité aux bouleversements politiques, Franz Kafka (Prague, République tchèque) avait quant à lui déjà entamé une longue exploration de l'aliénation et de l'absurde., tandis que Imre Kertész (Hongrie, prix Nobel de littérature) ne pouvait échapper à une déchirante réflexion sur l'Holocauste ...
- Pays : Autriche (8M9), Hongrie (9M7), Pologne (38M), République tchèque (10M5), Slovaquie (5M8), Slovénie (2M1), éventuellement et partiellement l'Allemagne ...
- Villes : Varsovie ( 1M8), Budapest (1M7), Prague (1M3), Vienne (1M9), et éventuellement Berlin (3M7) ..
- Langues : l’Europe centrale est marquée par un fort multilinguisme et parmi les langues majeures, on parle le Polonais (Polish), une langue slave occidentale, écrite en alphabet latin; l'Allemand, en Autriche; le Tchèque (Czech) autre langue slave occidentale, écrite en alphabet latin; le Slovaque, très proche du tchèque; le Hongrois, langue finno-ougrienne (non indo-européenne); le Slovène , langue slave méridionale, comme le Croate ...
De l'extrême importance de la littérature en Europe centrale (mais pas que ..).
Dans "The Literature of Small Nations", une conférence donnée en 1967 à l’Union tchèque des écrivains au milieu du printemps de Prague (avec une présentation du politologue français d’origine tchèque Jacques Rupnik), le jeune Milan Kundera nous explique avec une conviction qui ne peut que convaincre, que les petites nations ne se distinguent pas seulement par leur taille géographique ou démographique, mais par une conscience aiguë de leur fragilité : leur existence même est souvent perçue comme précaire, car elles peuvent être absorbées ou écrasées par les grandes puissances voisines, et cette vulnérabilité les rend particulièrement sensibles à la préservation de leur langue et de leur culture, ce qui fait de la littérature un outil crucial pour leur identité. Et cette littérature des petites nations peut ainsi disparaître si elle n’est pas traduite ou reconnue sur la scène internationale. Kundera plaidera ainsi pour une conception de l’Europe comme un ensemble de cultures diverses et interdépendantes et ce sont bien les petites nations et leurs voix littéraires qui maintiennent cette diversité. Et tout écrivain d'une petite nation doit de fait trouver le juste équilibre entre le désir de parler pour sa nation et celui de s’adresser à une humanité universelle. L'essai reflète totalement les préoccupations de Kundera en tant qu'écrivain tchèque exilé, devenu particulièrement sensible à la marginalisation de la culture tchèque après l'invasion soviétique de 1968... (Kundera, "The Art of the Novel". Faber and Faber, 1986)
"A Kidnapped West, or The Tragedy of Central Europe", 1983, avec une présentation de de l’historien français Pierre Nora, est un essai de Milan Kundera publié en 1983 dans The New York Review of Books. L'analyse politique, culturelle et historique de l’Europe centrale y faite considérant celle-ci prise en tenaille entre l’Occident et l’Union soviétique. Kundera soutient ici que l’Europe centrale (incluant des pays comme la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne, et parfois l’Autriche et la Slovénie) appartient fondamentalement à la civilisation occidentale, mais qu’elle a été « kidnappée » par l’Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale et soumise à son empire idéologique et politique. Il plaide pour la reconnaissance de cette région comme une composante cruciale de l’Occident, non seulement géographique, mais surtout culturelle et spirituelle.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique a non seulement annexé ou satellisé ces pays, mais a aussi tenté de réécrire leur histoire et leur identité culturelle pour les intégrer dans le bloc de l’Est. Kundera dénoncera non seulement cette "colonisation" comme une forme de tragédie pour ces nations, qui se voient contraintes de renier leur héritage européen, mais peut-être plus interpellera sur ce sujet le silence de l'Occident, l’indifférence et la passivité de l’Europe occidentale et des États-Unis face à cette situation. Et plus encore, le procès n'est pas tant celui de la Russie que de l'Europe qui de fait se sentait directement menacée dans son identité et dans sa culture, et qui, sans en avoir réellement conscience, court au drame, voire à la destruction ...
"Après la destruction de l'Empire autrichien, l'Europe centrale a perdu ses remparts. N'a-t-elle pas perdu son âme après Auschwitz, qui a rayé la nation juive de sa carte ? Et après avoir été arrachée à l'Europe en 1945, l'Europe centrale existe-t-elle encore ? Oui, sa créativité et ses révoltes suggèrent qu'elle « n'a pas encore péri ».
Mais si vivre, c'est exister aux yeux de ceux que l'on aime, alors l'Europe centrale n'existe plus. Plus précisément : aux yeux de l'Europe qu'elle aime, l'Europe centrale n'est qu'une partie de l'empire soviétique et rien de plus, rien d'autre. Pourquoi s'en étonner ? Par son système politique, l'Europe centrale est l'Est ; par son histoire culturelle, elle est l'Ouest.
Mais comme l'Europe elle-même est en train de perdre sa propre identité culturelle, elle ne perçoit dans l'Europe centrale qu'un régime politique ; autrement dit, elle ne voit dans l'Europe centrale que l'Europe de l'Est.
L'Europe centrale doit donc se battre non seulement contre son grand voisin oppresseur, mais aussi contre la pression subtile et implacable du temps, qui laisse dans son sillage l'ère de la culture. C'est pourquoi les révoltes d'Europe centrale ont quelque chose de conservateur, de presque anachronique : elles tentent désespérément de restaurer le passé, le passé de la culture, le passé de l'ère moderne. Ce n'est que dans cette période, dans un monde qui conserve une dimension culturelle, que l'Europe centrale peut encore défendre son identité, être perçue pour ce qu'elle est.
La véritable tragédie de l'Europe centrale n'est donc pas la Russie, mais l'Europe : cette Europe qui représentait une valeur si grande que le directeur de l'Agence de presse hongroise était prêt à mourir pour elle, et pour laquelle il est effectivement mort. Derrière le rideau de fer, il ne se doutait pas que les temps avaient changé et qu'en Europe même, l'Europe n'était plus vécue comme une valeur. Il ne se doutait pas que la phrase qu'il envoyait par télex au-delà des frontières de son plat pays paraîtrait dépassée et ne serait pas comprise."