AUSTRIA (Central Europe)
Il suffit de visiter aujourd'hui Vienne, Prague et Budapest pour s'apercevoir que leur héritage commun est habsbourgeois. Qu'ont gagné les Tchèques, les Slovaques, les Croates et les Hongrois à se séparer?
A l'intersection des trois grandes civilisations latine, germanique et slave, l'Autriche est aujourd'hui un petit État, alpin, de 83 000 km2 et de 8 millions d'habitants, limitrophe de huit pays (Suisse, Italie, Slovénie, Hongrie, Slovaquie, République tchèque, Allemagne et Liechtenstein), et carrefour obligatoire des principales voies de communication de l'est à l'ouest et du sud au nord, en Europe centrale. On pourrait ne voir en elle qu'un pays comme la Suisse, la montagne couvrant, comme chez sa voisine, 70 % du territoire avec de hauts sommets (3 796 mètres au Grossglockner) et marquant le climat du signe de l'altitude. Mais elle fut pourtant, pendant des siècles, le cœur du monde germanique. Et quoi de plus représentatif des Alpes que le Tyrol autrichien (dont le sud, au-delà du col du Brenner, peuplé d'Allemands, est aujourd'hui italien). Mais ce serait oublier les deux réalités majeures de l'Autriche : le Danube et Vienne. Le grand fleuve européen la traverse en effet de son cours moyen, y ouvrant une large trouée agricole. Et surtout Vienne, excentrée à l'est sur le fleuve, a été pendant plusieurs siècles la capitale du monde germanique.
Jusqu'à la défaite des Autrichiens devant les Prussiens en 1866, elle fut la cité maîtresse de toutes les Allemagnes. Très belle, épargnée par la guerre, elle servit de résidence à l'empereur et de bastion à l'Europe contre les Turcs, lesquels l'assiégèrent encore en 1683. Vienne incarnait l'une des puissances majeures du monde. C'est cette puissance que Napoléon vainquit à Austerlitz (avec celle des Russes). La montée de la Prusse l'écarta progressivement et ce fut chose faite à Versailles où, en 1871, fut proclamé l'Empire allemand avec Berlin comme capitale. À l'est, l'Autriche avait conquis sur les Turcs la Hongrie, les pays slaves du Sud et la Transylvanie : le Habsbourg était roi à Budapest et, en Bohême, l'empire d'Autriche restait la puissance majeure de l'Europe centrale, et Vienne une capitale intellectuelle et artistique allemande de Mozart à Freud ...
L'effervescence culturelle, intellectuelle et artistique qui a caractérisé la capitale de l’Empire austro-hongrois à la fin du XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ siècle a été maintes fois décrites. Et l'Autriche a en effet joué un rôle central, et que l'on peut estimer disproportionné par rapport à sa taille dans la culture du XXe siècle : mais sa contribution est sans équivalent dans le monde et s'étend à pratiquement tous les domaines artistiques et de la pensée, littérature, musique, arts visuels, philosophie (Le Cercle de Vienne, Ludwig Wittgenstein), et psychanalyse (Sigmund Freud et le mouvement psychanalytique). L’Autriche, héritière d’une tradition musicale classique puissante (Mozart, Haydn, Beethoven), qui va continuer de briller au XXe siècle : des compositeurs tels que Gustav Mahler, Arnold Schönberg, Alban Berg, et Anton Webern ont redéfini les frontières de la musique, et sans doute les frontières ultimes. Le début du siècle voit de même émerger des artistes majeurs comme Gustav Klimt, Egon Schiele, et Oskar Kokoschka, qui révolutionnent l’art moderne avec des œuvres profondément psychologiques et sensuelles.
En 1918, un certain Clemenceau commettra une erreur non sans conséquence, celle de rayer l'Autriche-Hongrie de la carte du monde (Traité de Saint-Germain-en-Laye, 1919), une dissolution qui a profondément modifié la géopolitique de l’Europe centrale et a eu des répercussions sur la vie des citoyens de l’ancien empire et peut-être sur l'un des plus importants foyers d'intelligence du monde occidental. C'est un exemple de cette dramatique interaction entre forces politiques et forces intellectuelles qui ont pour une grande part façonné le XXᵉ siècle, au détriment de ces dernières ...
Après 1918, l'Autriche, pour conserver sa germanité, succomba en 1938 à la tentation de l'Anschluss (absorption dans le Grand Reich). Depuis 1945, elle est vaccinée contre cette tentation. Mais Vienne, endormie, fait penser à ce que serait Paris réduit au gouvernement de l'Ile-de-France. Aujourd'hui, l'Autriche est un opulent pays modeste qui semble avoir oublié que sa devise fut longtemps "Austria Est Impenzre Orbis Universe" (l'Autriche est faite pour dominer le monde)...
La littérature autrichienne du XXᵉ siècle a produit des œuvres extraordinaires, marquantes et universelles, mêlant introspection psychologique, critique sociale et exploration des tensions historiques. Ces écrivains ont profondément influencé la littérature mondiale, que l'on pense tout simplement à Arthur Schnitzler (1862–1931), - "La Ronde" (Reigen, 1900), "Lieutenant Gustl" (1901), "Traumnovelle" -, Stefan Zweig (1881–1942), - "Amok" (1922), "Le Joueur d'échecs" (Schachnovelle, 1942) "Le Monde d’hier" (Die Welt von Gestern, 1942) -, Robert Musil (1880–1942), - "L’Homme sans qualités" (Der Mann ohne Eigenschaften, 1930-1943) -, Franz Kafka (1883–1924) en tant qu’écrivant en allemand à Prague, le poète Ingeborg Bachmann (1926–1973), - "Le Temps en sursis" (Die gestundete Zeit, 1953), "Malina" (1971) -, Hermann Broch (1886–1951), - "Les Somnambules" (Die Schlafwandler, 1931–1932) -, Thomas Bernhard (1931–1989), - "Le Neveu de Wittgenstein" (Der Wittgenstein's Neffe, 1982), "Extinction" (Auslöschung, 1986) -, Elfriede Jelinek (1946), - "Les Amantes" (Die Liebhaberinnen, 1975), "La Pianiste" (Die Klavierspielerin, 1983) -.
Peter Handke (1942) qui, dans ses premiers ouvrages, comme "Les Guêpes" (Die Hornissen, 1966) ou "L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty" (Die Angst des Tormanns beim Elfmeter, 1970), explorent les limites du langage et de la communication humaine, est au nombre des intellectuels autrichiens qui décidèrent de s'exiler, condamnant l'hypocrisie d'une société autrichienne, conservatrice et incapable de se confronter à son passé nazi. Bien qu’il ait toujours vécu en Autriche, Thomas Bernhard (1931–1989) fut souvent en opposition avec son pays natal, on retrouve ses critiques acerbes de la société autrichienne dans "Extinction" (Auslöschung, 1986). Auparavant, une génération d'écrivains ayant vécu en Autriche avaient fui leur pays face à la montée du nazisme, notamment Stefan Zweig, Elias Canetti, Robert Musil, Ingeborg Bachmann. On voit à quel point l'affrontement politique et social et l'exil forge une partie non négligeable de la littérature, voire même de la pensée. Il n'est de littérature, ni même de pensée sans critique. Le temps des révolutions intellectuelles (psychanalyse, logique, critique des idéologies) est désormais révolu ..
Au XXIe siècle, disparaissent de la littérature autrichienne (et de nombre d'autres littératures particulièrement denses et riches tant formellement qu'en terme d'idées au XXe) nombre de thématiques : l’après-1918, le nazisme, la guerre et leurs conséquences directes, la vision satirique souvent acerbe et focalisée sur le conservatisme de la société, la tradition moderniste, le sentiment d'un traumatisme individuel et collectif, une sensibilité aux incohérences sociales et politiques du monde. Les enjeux contemporains dans une Europe globalisée ont pour nom globalisation, écologie, mise en scène de soi, immigration ou technologie; les thématiques transcendent les frontières nationales, hybridation des genres et narrations multiples permettent d'en oublier une créativité largement déficitaire quant aux idées.
Parmi les écrivains autrichiens majeurs de ce début du XXIᵉ siècle, citons Daniel Kehlmann (Die Vermessung der Welt, 2005), Maja Haderlap (Engel des Vergessens, 2011), Robert Seethaler (Le Tabac Tresniek, 2012 ; Ein ganzes Leben, 2014), Brigit Birnbacher (Ich an meiner Seite, 2020), Milena Michiko Flašar (Ich nannte ihn Krawatte, trad. La Cravate, 2012, Herr Katō spielt Familie, 2018) ...