PAYSAGE

EARTH, "Touristification" ....

Last update : 2023/12/12


De la "Touristification" de la planète Terre au "surtourisme", et  du "surtourisme" comme produit touristique - Selon l'OMPT, le tourisme englobe "les activités des personnes voyageant vers et séjournant dans des lieux situés en dehors de leur environnement habituel pour une période consécutive n'excédant pas une année, à des fins de loisirs, d'affaires ou autres". Un livre clé, "The Tourist: A New Theory of the Leisure Class" (1976, Dean MacCannell) nous explique ce qu'est cette "logique touristique" qui, en quelques décennies, s'est imposée comme un phénomène multidimensionnel influençant les dynamiques économiques, sociales et environnementales à l'échelle mondiale. Le tourisme n'est pas seulement un loisir, nous dit cet auteur, mais une activité sociale structurée, organisée autour de la consommation culturelle, des symboles et des récits partagés : on peut établir un parallèle entre le tourisme et des rituels sociaux modernes, dans lesquels les touristes jouent des rôles spécifiques. Et l'un des effets pernicieux de cette activité réside dans le fait qu'elle peut déformer ou simplifier les cultures locales, créant des "authenticités artificielles" pour répondre aux attentes des visiteurs, et participe activement, sous prétexte qu'elle génère des retombées économiques incontournables, à la dégradation de notre monde ... 

La "touristification" fait référence à la transformation de structures socio-économique, de cultures, de pratiques locales, voire d' interactions sociales pour les adapter à une logique purement touristique. En 1979, fut instituée par l'Organisation mondiale du tourisme (OMT), une agence spécialisée des Nations Unies, une Journée mondiale du tourisme (27 septembre), il s'agissait de sensibiliser le public à l'importance du tourisme et de ses effets sociaux, culturels, politiques et économiques à l'échelle mondiale, le "tourisme durable" entrait dans l'Histoire humaine. En 2013, l'Assemblée générale des Nations Unies entendait célébrer chaque 20 mars une "Journée internationale du bonheur", et depuis chaque année paraissent des rapports qui mesurent le sentiment de "joie" ressenti au sein de chaque pays du monde. En 2024, "Responsible Travel" identifiera 98 destinations dans 63 pays confrontées au surtourisme ....

Nos terriens ne sont pas à un paradoxe près, notamment en Occident : près de 700 millions de personnes, soit 8,5 % de la population mondiale, vivent avec moins de 2,15 dollars par jour; en 2023, entre 713 millions et 757 millions de personnes étaient sous-alimentées, soit environ 152 millions de plus qu'en 2019 (l'Afrique étant particulièrement touchée, avec 20,4 % de sa population),  281 millions de personnes sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë (une augmentation par rapport aux 257 millions de 2022), des milliards de personnes n'ont toujours pas accès à une eau potable gérée en toute sécurité, ce qui entraîne des problèmes de santé et de développement, les conflits, les catastrophes naturelles et les crises économiques continuent de provoquer des souffrances généralisées, exacerbant les inégalités et compromettant les moyens de subsistance de millions de personnes. 

Parallèlement s'est développé un tourisme de masse, dont l'émergence est toute occidentale, à la faveur de la croissance économique, des congés payés, et des infrastructures développées après la Seconde Guerre mondiale, et aujourd'hui, phénomène devenu véritablement global, avec des contributions significatives de régions non occidentales, notamment l'Asie.

Et si le tourisme de masse, de plus en plus global, reste perçu comme un phénomène principalement occidental, c'est qu'une part importante des flux en Asie ou en Amérique latine reste régionale et donc moins visible, que les entreprises de tourisme leaders (compagnies aériennes, plateformes de réservation) sont le plus souvent basées en Occident, et que les représentations touristiques dans les médias, films, et publicités restent majoritairement centrées sur des voyageurs occidentaux.


Le tourisme est devenu d’une importance singulière pour la vie sociale, culturelle et économique de ce  XXIe siècle, le monde que l'on nous présente en un monde de grande mobilité, de mutation rapide, de mondialisation et de migration internationale : on peut donc dire que le tourisme, si l'on veut bien se départir d'une analyse simpliste en termes d'offres et de demandes, est en passe d'acquérir de nouvelles dimensions, propriétés et directions ... 

Adrian Frankin, dans son ouvrage "Tourism : an introduction" (2003), nous invite à une relecture du tourisme en tant que phénomène culturel majeur, intrinsèquement lié aux structures sociales et culturelles de la modernité, et non comme une simple activité de loisir ou d'évasion.

Franklin soutient en effet que le tourisme est une composante essentielle de la vie moderne, reflétant et influençant les dynamiques sociales contemporaines. Il considère le tourisme non pas comme une évasion de la vie quotidienne, mais comme une expression intégrée de la culture moderne. L'auteur en vient à examiner les objets et rituels associés au tourisme, tels que les souvenirs, les photographies et les pratiques de visite, et comment ils participent à la construction de l'expérience touristique et surtout à la formation de l'identité des individus. On sait déjà à quel point nos écrivains voyageurs des siècles précédents ont parfaitement su saisir les impacts de telles expériences tant sur nos existences que sur l'idée que nous nous en faisons. Franklin en vient aussi à évoquer la manière dont le tourisme contribue à la formation de la nation, à la citoyenneté et au consumérisme, en façonnant les perceptions culturelles et en renforçant les sentiments d'appartenance nationale. Enfin, l'ouvrage sait mettre en évidence les dimensions performatives et incarnées de l'expérience touristique, soulignant comment les interactions et les pratiques corporelles des touristes façonnent et sont façonnées par les lieux visités...

 

"Europe At the Seaside: The Economic History of Mass Tourism in the Mediterranean" (dir. Luciano Segreto, Carles Manera et Manfred Pohl, 2009) analyse le développement du tourisme de masse dans le bassin méditerranéen après la Seconde Guerre mondiale : il s'intéresse aux facteurs économiques, sociaux, culturels et anthropologiques qui ont transformé cette région en une destination touristique majeure. 

Le tourisme de masse a en effet joué un rôle crucial dans la restructuration économique des pays méditerranéens, devenant une source de revenus significative, voire principale, pour de nombreuses populations locales. L'essor de ce tourisme a été impulsé par divers acteurs, notamment les entrepreneurs hôteliers, les agences de voyage, les compagnies de charter et les entreprises développant des réseaux de stations balnéaires. Ces acteurs ont contribué à la création et à la promotion des destinations touristiques. 

Comment cet afflux massif de touristes a-t-il influencé les structures sociales et culturelles des sociétés méditerranéennes, et entraîner des évolutions conséquentes dans les modes de vie, les traditions et les interactions sociales? 

On a pu observer une reconfiguration des économies locales. Les zones côtières, auparavant orientées vers la pêche, l’agriculture ou des activités artisanales, ont été transformées en destinations touristiques, et les habitants se sont tournés vers les services touristiques (hôtellerie, restauration, activités de loisirs), modifiant leur mode de subsistance traditionnel (cf. la Costa del Sol (Espagne), les îles grecques ou les côtes italiennes). 

Ensuite s'est développée une urbanisation rapide des zones touristiques : l'afflux massif de touristes a accéléré la construction d'infrastructures (hôtels, routes, ports) qui ont modifié le paysage urbain et rural. Des modifications qui ont souvent entraîné une standardisation des environnements, effaçant des éléments distinctifs des communautés locales. 

Un véritable processus de commercialisation de la culture s'est mis en place : les traditions locales, comme les fêtes religieuses ou les danses folkloriques, ont souvent été adaptées pour répondre aux attentes des touristes. Le patrimoine immatériel lui-même subissant, suivant les situations plus ou moins exposées au tourisme, une scénarisation ou une simplification de leurs caractéristiques. 

Un impact observé jusqu'aux interactions sociales : les habitants, autrefois ancrés dans des modes de vie communautaires, ont dû s'adapter aux besoins d'une clientèle internationale, modifiant leurs relations sociales et leurs priorités. Ce qui signifie aussi changement de valeurs et d'aspirations sociales :l'exposition aux touristes internationaux a introduit de nouveaux modes de consommation et styles de vie, souvent perçus comme plus modernes. Les jeunes générations, en particulier, ont été influencées par ces contacts, adoptant parfois des valeurs  qui différaient des normes locales traditionnelles.

Enfin, comme toujours, l'économie touristique a souvent profité à une élite locale ou à des investisseurs étrangers, creusant les inégalités avec les populations locales moins impliquées dans le secteur.

Au total, une perte d'identité locale, une homogénéisation culturelle, et la bien connue "Disneyfication" des espaces touristiques : certains lieux sont devenus des destinations exclusivement centrées sur les touristes, au détriment de leur fonction originelle pour les habitants locaux. Les auteurs parlent aussi d'une "muséification" des villes historiques, comme Venise ou Dubrovnik, où les espaces sont réorganisés pour répondre aux attentes des visiteurs plutôt que des résidents. Enfin l’augmentation du coût de la vie et la spéculation immobilière ont poussé de nombreux habitants à quitter les centres touristiques, transformant ces zones en vitrines artificielles. Les auteurs évoquent ensuite les initiatives mises en oeuvre pour résister ce mouvement de fond que représente le tourisme de masse, on en revient toujours à cette notion de touriste "durable" dont on ne sait en fin de compte que dire...

Quelques exemples emblématiques sont évoqués dans l'ouvrage. Les Baléares (Espagne), une  région initialement rurale transformée en un hotspot touristique, où l'industrie a redéfini les rôles sociaux et les activités économiques. Les Îles grecques (Santorin, Mykonos), qui a vu les es pratiques locales de pêche et d'agriculture largement remplacées par les services touristiques. Venise (Italie), qui a connu une migration massive de ses habitants en raison des pressions économiques et de la saturation des infrastructures...

A noter un chapitre, "Tourism on the French Riviera" qui nous offre une analyse détaillée du développement touristique de la Côte d'Azur ...


La "touristification de la planète" est en marche - Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de notre humanité en ce XXIe siècle : ici, l'être humain, celui du moins qui bénéficie d'un bien-être salvateur sans être dans l'obligation de trop penser pour vivre, n'est plus porté que par la seule évolution technologique et le spectacle grandiose que tel ou tel institution ou pouvoir daigne lui accorder : nous avons soif de communion et fatigués de nous interroger en vain. Et quoique que nous puissions en dire, nous sommes entrés dans une ère de recyclage intellectuel : nous avons en effet épuisé à ce jour tant nos ressources intellectuelles que la biosphère qui nous nourrit : le XXe siècle avait installé la civilisation dite de loisirs, la consommation de masse et la mondialisation, le siècle qui suit ne parle plus qu'en terme de préservation et de conservation de patrimoine naturel et culturel, et ne compose plus d'oeuvres intellectuelles mais réinterprète sans fin celles que lui ont légué les générations précédentes. 

C'est dans ce contexte et dans la continuité de ce si singulier retrait de la pensée et de  l'imagination, dans cette quête permanente de libération quasi physiologique d'une vie sans existence, que des phénomènes de masse (mais pas que ...) en viennent à s'imposer et refléter toutes les contradictions de notre "nouveau monde"....

Parmi ceux-ci, le TOURISME est à la fois l'industrie qui a connu la croissance la plus rapide au monde et celle dont les impacts environnementaux sont potentiellement considérables. Considéré individuellement, le tourisme fournit potentiellement à notre existence des espaces d'expériences qui peuvent s'avérer fondamentales. Mais ce "tourisme" a changé de référentiel. Nous voici confrontés à de nouveaux phénomènes qui ont pour nom "surtourisme", "touristification", voire "gentrification touristique" : ils ont, à ce jour, acquis légitimité médiatiques, font l'objet de doctes études et communications, sont soutenus par les uns et contestés par les autres ...

Le terme de "TOURISTIFICATION" est le plus souvent défini comme le processus de transformation d'un lieu en espace touristique et ses effets associés, le cas de Paris 2024 est emblématique; nous pourrions lui adjoindre un autre processus qui le plus souvent le précède puis l'accompagne, celui de la transformation de l'être humain en "touriste" : celui-ci ne quitte pas tout à fait le monde d'où il vient, n'essaie pas de s'intégrer de quelque façon au peuple qu'il rencontre, mais se met en scène, selfie oblige, dans un monde qui ne l'affectera jamais ni ne saurait l'interroger...

On voit ainsi que, malgré bien des analyses particulièrement savantes, la "touristification" n'est pas qu'un terme associé à celui de la "masse", au nombre ou au volume d'êtres humains sollicités par un même désir de loisirs sans freins ou de consommation de selfies aussi fascinants que possible ; il ne se gère pas simplement en terme de capacité de charge, normes de régulation et administration des flux, mais il est à considérer plus globalement comme une composante à part entière de notre comportement fondamental d'être humain. Rome et Venise, par exemple, n'ont-ils pas publié des règlements répertoriant des règles dites de bonne conduite, ce n'est pas la massification qui pose problème, mais les comportements et la massification de ces comportements, d'un certain état d'esprit, ou de manque d'esprit ...

 

On peut en effet réguler le tourisme de masse en multipliant toutes les combinatoires possibles de droits d'accès (une nouvelle industrie s'est ainsi développée sur le sujet), les autorités ont doublé à Angkor Wat, les droits d'entrée et restreint l'accès au sanctuaire (2,5 millions de touristes en 2017), restreint les possibilités de visite dans les Galapagos, le nombre des visiteurs par jour (5000) au Machu Pichu, à Santorin ou à Dubrovnik, en France, la surfréquentation des sites protégés tels que la dune de Pilat, le Mont-Saint-Michel ou le Mont-Blanc fait désormais l'objet de tentatives de limitation; et l'on ferme aux publics les îles de Koh Khai Nok, Koh Khai Nui, Koh Khai Nai au large de Phuket (Thaïlande) et l'île de Boracay aux Philippines, 

 

On peut utiliser bien des termes sophistiqués rapidement médiatisé par un écologisme à courte vue, - on parle de "développement durable", de "mobilité intelligente" ("smart technologies for sustainable tourism"), d'industrie touristique "responsable", de "solutions fondées sur des approches communautaires durables et résilentes" et bien entendu de modélisation de type "écosystème" -, on veut gérer les effets de ce tourisme contemporain, anticiper autant que possible les conséquences potentielles d'un surtourisme dévastateur, mais certainement pas le contrer ou le penser autrement, tant les chiffres d'affaires générés par les agences de voyage et les structures d'hébergements,  les sociétés de transport, les restaurants, les magasins d'alimentation et de souvenirs, tant est d'importance le nombre d'emplois à temps pleins, tant le pourcentage entrant dans l'exploration des pays concernés n'imposent aucune discussion. Le discours est connu, les lobbies en place, les administrations et politiques locales ou nationales totalement engagées dans le processus. Mais nul ne va vraiement au fond des choses, nulle étude économique sérieuse et globale n'est engagée, et surtout nul ne s'interroge véritablement sur les origines de ce processus et sa maîtrise ...

- c'est ben la "nature" de l'être humain qui est ici en question, et le laisser-faire des stratégies politiques et économiques tant on nous oppose les enjeux financiers considérables en jeu ...

- ce sont bien les réseaux sociaux qui donnent à rêver, fournissent matière à vivre de l'expérience médiatisable, influencent des apprentis touristes consommateurs d'espace et de représentation plus que de réflexion et de critique ...

- ce sont bien des instances locales et nationales qui cèdent et soutiennent des secteurs économiques jugés incontournables, opérateurs touristiques, croisiéristes, plateformes d'hébergement, fabricants de souvenir et de fast-food, constructeurs de camping-car, auxquels il faut désormais adjoindre les nouvelles industries, technologiques, de gestion des flux et de contrôle des masses touristiques. Des secteurs qui en fait ne profitent qu'à un très faible segment de la population et provoque des bouleversements considérables des environnements humains et natures que l'on se garde bien d'étudier en profondeur. Les enjeux ... - et ce moyennant quelques tentatives de régulation qui, en fin de compte, amplifient le problème et le complexifie plus que le résolvent.

- c'est tout un discours académique qui recycle et médiatise de nouveaux termes, des pseudo-analyses, parfois des contestations, mais au fond, là aussi, rien de probant.

Et peut-être n'y-a-t-il en effet rien de probant que nous puissions espérer penser, et se contenter, comme souvent en politique, de limiter en terme de libertés pour ne pas avoir, - ou savoir - à penser et à imaginer au-delà de ce que nous sommes trop habitués à faire. Penser fatigue et requiert culture préalable...

 

La "touristification" (turistificacion) est donc en marche sur la planète Terre et s'est accélérée depuis que nous avons basculé dans le XXIe siècle : un néologisme qui fait référence à l'impact de la MASSIFICATION TOURISTIQUE sur le tissu social et commercial de certains quartiers ou villes; elle accompagne la déjà fameuse "GENTRIFICATION" (Ruth Glass, dès les années 1960) des principales villes européennes (le processus urbain par lequel une population à faible revenu est remplacée par une autre ayant un statut plus élevé, on peut aussi parler de ségrégation sociale), et qui consiste principalement en une augmentation de l'activité touristique sur le territoire urbain avec pour principales raisons pour visiter le centre des villes, non plus la culture, mais des thématiques orchestrées façon parc d'attraction, la restauration, la gastronomie, toutes activités, aussi courtes soient-elles, qui permettent une mise en scène de soi reproduite et immédiatement redistribuée : des milliards de selfies ne cessent de parcourir le monde chaque jour ..


Le tourisme a changé le visage de la Catalogne, c'est le thèse de Ramon Aymerich ("La fabrica de turistes", 2021) : urbanisant la moitié du territoire, endommageant les ressources naturelles, transformant l'économie et créant de nombreux emplois, temporaires. La Catalogne dont une partie de l'identité résidait dans son industrie et aujourd'hui un pays qui fabrique des touristes...

Des contrées entières, notamment en Europe et tout autour de la Méditerranée sont entraînées dans un cycle "infernal" que l'on peut simplifier ainsi :  la "touristisation" d'un site se met en place, - une offre culturelle jugée génératrice de gains économiques et d'emplois - ; l'offre prend corps sur internet, se diffuse largement et mobilise des individus, apprentis touristes tournant à vide en quête de loisirs et d'occupation, à défaut de pensées, en recherche de selfies, d'expériences et d'aventures low-cost; standardisation des comportements, "moutonisation", et massification s'emparent du phénomène, que renforce l'arrivée des plateformes de location de logements à usage touristique (on parle alors de désir de vivre une expérience authentique et de se fondre dans l'habitat que l'on visite, discours justificatif totalement artificiel) ou le website structurant l'offre d'appel touristique au plus près de ce qu'en attendent les différentes couches de la population, en l'occurrence la populeuse génération des baby-boomers; le site en vient à se "touristifier", le tissu résidentiel, commercial et social évolue pour privilégier le visiteur nomade et ses joies élémentaires au détriment de l'autochtone et du citoyen sédentaire ...


Plusieurs ouvrages nous invitent à découvrir le tourisme sous un angle culturel, sociologique, anthropologique, en le positionnant comme un phénomène central de notre siècle ....  

 

"The Tourist: A New Theory of the Leisure Class" (Dean MacCannell, 1976) - Une analyse sociologique du tourisme conçue comme une quête d'authenticité dans un monde moderne marqué par l'industrialisation et la perte de connexions traditionnelles. Un ouvrage considéré comme une référence majeure dans l'étude du tourisme, introduisant le concept d' "authenticité touristique" (staged authenticity) : MacCannell soutient que les touristes sont animés par une quête d'authenticité, cherchant à découvrir des cultures, des lieux ou des expériences perçus comme "réels" ou "non falsifiés"; l introduit le concept de "front region" (les lieux mis en scène pour les touristes) et de "back region" (les espaces authentiques réservés aux locaux), pour illustrer la tension entre authenticité et mise en scène. Le touriste type est au final un consommateur passif qui chercha au fond qu'à échapper à son quotidien et dont sa nouvelle expérience va pouvoir renforcer les structures consuméristes. C'est tout le paradoxe du touriste moderne" qui, en quête d'authenticité, finit le plus souvent par consommer des expériences artificiellement recréées pour le tourisme.

 

"Consuming Places" (John Urry, 1995) nous montre comment le tourisme transforme les lieux en objets de consommation culturelle. - Le "gaze" ou regard touristique - Prolongeant son concept introduit dans The Tourist Gaze (1990), Urry nous explique comment le regard des touristes est structuré par des discours médiatiques et des récits culturels, et comment ainsi certains espaces, en particulier historiques ou naturels, vont être reconfigurés pour devenir des attractions touristiques. Les paysages et les lieux sont littéralement "mis en scène" pour correspondre à des attentes spécifiques, souvent au détriment de leur réalité, de leur authenticité. 

Considérant les impacts de la mondialisation et de l'augmentation des mobilités sur les espaces locaux, l'auteur observe non seulement une uniformisation des lieux, mais plus encore une transformation de certains paysages en "non-lieux" standardisés (centres commerciaux, aéroports), et une érosion des particularités locales face à la globalisation.

Urry examine au passage comment les médias, les réseaux sociaux et la photographie influencent la manière dont les touristes consomment les lieux.

Enfin, ces lieux consommés deviennent des supports d’identité personnelle et collective. Les touristes vont ainsi chercher le plus souvent à s'approprier ces lieux pour construire ou renforcer leur propre identité culturelle ou sociale...

Ainsi,  les lieux, dans un monde de mobilités croissantes, sont devenus des objets de consommation influencés par des forces globales, notamment le tourisme, la médiatisation et la globalisation économique. Cette consommation transforme non seulement les lieux eux-mêmes, mais aussi les interactions sociales et les dynamiques culturelles qui les entourent et dans lesquelles nous nous mouvons ...

 

"Tourism Mobilities: Places to Play, Places in Play" (Mimi Sheller, John Urry, 2004) pose la problématique du tourisme à travers le prisme de ses mobilités et de ses activités :  comment le déplacement physique et virtuel façonne les pratiques touristiques et les relations sociales. 

D'une part, les lieux destinés au tourisme ne sont pas statiques mais sont continuellement façonnés et remodelés par les mobilités et les activités des touristes, des travailleurs, des images, du patrimoine, des modes et même des maladies. Cette dynamique montre que les "lieux de jeu" sont également des "lieux en jeu", constamment en transformation. 

D'autre part, le tourisme est influencé par diverses mobilités, notamment celles des personnes, des images, des objets et des informations. Ces flux interconnectés d'activité façonnent les destinations touristiques, les rendant à la fois produits et producteurs de ces mobilités.

Les lieux touristiques sont donc produits, convertis et interprétés pour la consommation touristique. Les pratiques touristiques telles que la marche, le shopping, le bain de soleil, la photographie, la gastronomie et la vie nocturne jouent un rôle crucial dans la manière dont certains lieux deviennent des centres mondiaux, tandis que d'autres ne le seront sans doute jamais.

 

"Rethinking Tourism and Ecotravel" (Deborah McLaren, 1998) critique le modèle traditionnel du tourisme de masse et plaide pour des pratiques écotouristiques "durables" et "éthiques". Le tourisme souvent perçu comme une source de développement économique, entraîne fréquemment des conséquences néfastes pour les communautés hôtes, notamment en termes de dégradation environnementale, de  perturbation sociale et de détérioration culturelle. Il participe de même à la perpétuation des inégalités globales et des dynamiques néocoloniales : le touriste type est insensible aux dynamiques locales,  imposant ses attentes et ses besoins aux populations visitées, il lui appartient d'adopter enfin une approche plus consciente et éthique du tourisme ...

 

"The Anthropology of Tourism" (Dennison Nash, 1996) propose, comme son titre l'indique, une perspective anthropologique sur le tourisme, examinant les interactions entre touristes et communautés locales ainsi que les transformations culturelles qu'elles engendrent. Que nous apporte cette approche, sans doute d'aborder le tourisme comme un phénomène culturel. Le tourisme n'est pas seulement une activité économique ou de loisirs, mais une pratique profondément ancrée dans les dynamiques culturelles et sociales des sociétés d'accueil et des touristes eux-mêmes. L'anthropologie permet d'examiner le tourisme comme un système de signes et de symboles, en analysant les significations attribuées aux lieux, aux pratiques et aux interactions. 

L'approche anthropologique permet par exemple d'explorer les interactions entre les touristes et les communautés locales, en mettant en lumière les processus d'acculturation, d'appropriation et parfois de conflit. Elle permet d'interroger les dynamiques de pouvoir qui émergent lorsque les touristes imposent leurs attentes ou leurs normes culturelles aux populations hôtes. Et, contrairement à d'autres disciplines, l'anthropologie donne la priorité aux voix et aux expériences des communautés locales, en examinant comment elles perçoivent, résistent ou s'adaptent au tourisme.

C'est ainsi que Nash est conduit à considérer le tourisme comme une force de changement, à la fois positive (développement économique, valorisation du patrimoine) et négative (perte d'identité culturelle, conflits sociaux). L'anthropologie nous permet de comprendre comment les communautés locales réinterprètent ou transforment leurs traditions pour répondre aux attentes des touristes. Elle permet de même d'interpréter le voyage touristique comme une forme de rite de passage, où les individus expérimentent des transitions personnelles et identitaires à travers l'exploration de lieux et de cultures différents. Le tourisme est en effet un rituel collectif, permettant aux sociétés d'organiser, de valoriser et de reproduire des récits sur elles-mêmes et sur les autres.

Cette approche anthropologique peut être complétée par une compréhension ethnographie : celle-ci permet en effet une immersion profonde et une observation participante dans les lieux touristiques. Ces méthodes révèlent donc des aspects souvent négligés par les études quantitatives, comme les motivations, les perceptions et les émotions des acteurs impliqués. 

Nash considère alors que l'anthropologie peut aider à concevoir des politiques touristiques plus respectueuses des communautés locales, en intégrant leurs besoins et leurs perspectives. Elle peut aussi contribuer à une meilleure gestion des tensions culturelles et des impacts environnementaux du tourisme...

 

"Cultural Tourism: The Partnership Between Tourism and Cultural Heritage Management" (Bob McKercher et Hilary du Cros, 2002) se focalise sur la relation entre tourisme et gestion du patrimoine culturel, en examinant les tensions et les synergies entre préservation et développement touristique. Il propose, selon les perspectives actuelles, des solutions pour un tourisme culturel durable ...

 

"Overtourism: Excesses, Discontents and Measures in Travel and Tourism" (édité par Harald Pechlaner, 2019), qui, bien que centré sur le surtourisme, évoque une analyse critique des impacts sociaux et culturels du tourisme sur les sociétés modernes, en terme de durabilité et de tensions sociales....

 

 

"The Holiday-Makers: Understanding the Impact of Leisure and Travel" (Jost Krippendorf,1987) nous présente le touriste type comme un individu en quête d’évasion : mais s'il voyage principalement pour échapper à son quotidien, souvent perçu comme routinier, stressant ou aliénant, ce n'est que fuite temporaire pour se ressourcer dans des environnements perçus comme idylliques ou exotiques. Cette quête d’évasion est en fait totalement superficielle, elle ne remet pas en question les causes profondes de son stress ou de son insatisfaction, et très rapidement il reproduira les mêmes dynamiques de consommation et de surmenage présentes dans son quotidien. Compte tenu d'une telle motivation, il ne faut guère s'étonner des impacts du tourisme de masse : cet être humain égocentrique est peu conscient de l'impacts de ses actes ...

Et de fait, analysant les conséquences culturelles et sociales du tourisme de masse, l'auteur dresse un réquisitoire désormais bien connu depuis quelques deux décennies : le tourisme de masse peut dénaturer les cultures locales, forcer les habitants à se conformer à ses attentes et stéréotypes; les communautés locales se voient reléguer à des rôles de service, ce qui ne peut que renforcer les inégalités sociales et économiques. Le tourisme ainsi dénoncé n'est qu'une forme de "colonialisme moderne", structure dans laquelle le "visiteur" vient imposer ses besoins et modes de vie à des populations qui ne peuvent que s'incliner. Pour conclure, Krippendorf plaidera pour une prise de conscience des touristes quant à leur rôle dans les dynamiques destructrices du tourisme de masse ....

L'auteur s'attaque ensuite aux opérateurs touristiques : l'industrie du tourisme est accusée de promouvoir une consommation irresponsable et de se concentrer sur le profit au détriment des impacts sociaux et environnementaux; est aussi critiquable la standardisation des expériences touristiques, qui réduit les destinations à des produits uniformes et préfabriqués. Une régulation globale est nécessaire, c'est aux gouvernements et institutions internationales de  jouer un rôle actif pour limiter les impacts négatifs du tourisme ...

 

"Against Tourism" (Rodolphe Christin, 2019) critique le tourisme comme un système globalisé où les touristes, bien qu'en quête d'épanouissement, participent de fait à la marchandisation du monde. Le touriste type est ici un consumériste insatiable qui participe involontairement à la standardisation des cultures et à la dégradation de l'environnement. Christin invite à repenser le voyage en privilégiant le chemin plutôt que la destination, en valorisant l'expérience personnelle et la découverte authentique. Il prône une approche du voyage qui favorise la disparition plutôt que l'omniprésence, suggérant une forme de voyage plus respectueuse des cultures et de l'environnement...

 

"Tourism, Power, and Place: Emotional and Cultural Geographies of Tourism" (Andrew Church et Tim Coles, 2002) nous présente les pratiques touristiques comme un ensemble de rapports touristes / populations locales façonnés par des dynamiques de pouvoir et influençant par conséquent les lieux et les cultures. Le touriste type est un agent de domination culturelle, souvent inconscient de son rôle dans la transformation des espaces et des relations sociales ...

Le tourisme est d'abord présenté comme une pratique qui façonne et est façonnée par les espaces et les cultures. Les auteurs nous montrent comment des destinations touristiques sont construites socialement et culturellement, et comment les touristes interagissent avec ces constructions. Le tourisme est analysé via des dynamiques de pouvoir : certaines cultures et espaces vont être commercialisés et consommés par les touristes, et les populations locales vont être conduites à négocier leur identité et leur culture face aux attentes touristiques.

Les auteurs s'intéressent ensuite aux dimensions émotionnelles du tourisme : comment les expériences touristiques sont vécues et ressenties par les individus, mais plus encore comment ces expériences influencent en retour la perception des lieux et des cultures.

L'ouvrage analyse alors les transformations que le tourisme apporte aux lieux et aux cultures, et notamment le processus qui peut conduire à la marchandisation des cultures locales et à la transformation des paysages...

 

"Tourism, Culture and Development: Hopes, Dreams and Realities in East Indonesia" (Stroma Cole, 2006) offre une analyse ethnographique détaillée des deux premières décennies de développement touristique dans des villages reculés de l'Est de l'Indonésie, notamment Wogo et Bena sur l'île de Flores. L'auteure examine les interactions complexes entre le tourisme, la culture locale et le développement économique, en mettant en lumière les espoirs, les rêves et les réalités vécues par les communautés locales. Le touriste est alors vu comme un catalyseur involontaire de transformations culturelles et qui impose ses attentes en matière d'authenticité sans tenir compte des dynamiques locales.

Le tourisme est perçu à la fois comme une opportunité de développement économique et comme une menace pour les structures sociales et culturelles traditionnelles, c'est tout le paradoxe du tourisme auquel on attribue bien trop souvent, et sans véritablement y réfléchir, un impact économique et social éminemment positif. Les communautés locales espèrent que le tourisme apportera des avantages économiques, mais elles sont également confrontées à des défis liés à la préservation de leur identité culturelle.

Le tourisme culturel encourage par nature la construction et l'utilisation de l'identité ethnique et du patrimoine, mais c'est de fait pour répondre aux attentes de nos "visiteurs" : s'engage un processus qui peut conduire à une représentation simplifiée ou stéréotypée des cultures locales. S'enclenche des risques de conflits entre les différentes parties prenantes, notamment entre les communautés locales, les touristes, les gouvernements et les intermédiaires; des tensions souvent exacerbées par des inégalités de pouvoir et de ressources.

Le tourisme influence donc les changements socioculturels, la mondialisation, la pauvreté et le sentiment d'impuissance au sein des communautés locales. Une compréhension complète du développement touristique nécessite de fait une approche holistique qui prend en compte les perspectives de toutes les parties prenantes. Cela inclut l'examen des dynamiques de pouvoir, des aspirations locales et des impacts à long terme sur la société et la culture....


Du Tourisme au Surtourisme - En 1840-1860, se développe en France et en Angleterre un tourisme balnéaire (Brighton, Biarritz) encouragé par l'urbanisation et la quête de bien-être. En 1841, Thomas Cook organise son premier voyage organisé en Angleterre, marquant le début du tourisme commercial. En 1845 est publié le premier guide de voyage Baedeker. Les années 1920-1930 voient se développer l’aviation commerciale, mais il faut attendre 1936 pour assister véritablement à un essor significatif du tourisme avec l'introduction des congés payés en France et dans d'autres pays européens, classes moyennes et ouvrières s'approprient ce qu'ils peuvent de ce que l'on commence à appeler "tourisme". Des stations émergent dans les Alpes françaises ou autour des plages espagnoles, 1950 voit le développement des vols long-courriers avec l'avènement des avions à réaction (Boeing 707, 1958), les classes moyennes goûtent aux voyages internationaux, des chaînes hôtelières se développent, et nous entrons après-guerre dans une économie de loisirs : la hausse des revenus disponibles en Occident va soutenir le développement du tourisme international, le droit au voyage est institutionnalisé. Dans les années 1960, la Méditerranée devient la première destination touristique mondiale (Espagne, Italie, Grèce, sud de la France) ...

 

Les premiers signes du "surtourisme" apparaissent dans les années 1980, lorsque le tourisme de masse atteint des zones autrefois isolées grâce à l’ouverture politique et économique (Thaïlande, Bali, Maldives). Puis, dans les années 1990, on assiste à l'explosion du phénomène des croisières, qui vont augmenter la concentration touristique sur des ports clés (Venise). Et l'on commence, sans véritablement trop s'inquiéter, les impacts dits économiques et financiers l'emportant sur toutes autres considérations, des incidences environnementales : destruction des écosystèmes (récifs coralliens), désertification et hausse des loyers dans les centres historiques (Barcelone, Venise), transformation des villes en parc de loisirs (Paris 2024) ... 

 

C'est au début du XXIe siècle (2000-2020) que le surtourisme (2010?) s'impose comme un phénomène global : en 2017, le terme "surtourisme" (overtourism; Übertourismus, Massentourismus; sobreturismo; sovraturismo) est popularisé par l'Organisation mondiale du tourisme et les médias (l'OMT va intègre cette notion pour illustrer ces arguments sur le développement durable, on humanise comme on peut, l'intégration médiatique des notions les plus critiques a ce don d'en neutraliser tout effet par trop subversif), apparaissent en réaction des mouvements anti-tourisme (Barcelone, Venise, Amsterdam) à l'encontre d'une pression touristique que ne justifie plus tout à fait les arguments économiques. Et c'est après les restrictions liées au Covid-19, le tourisme repartira à un rythme accéléré, exacerbant les problèmes de ce surtourisme qui connaît alors des destinations saturées, les îles (Maldives, Bali), les villes historiques (Venise, Dubrovnik) et les parcs naturels (Yellowstone, Machu Picchu), on enregistre des records d'affluence....


Les Occidentaux sont les premiers consommateurs de tourisme de masse. Avec la mondialisation et l'essor économique des décennies récentes, d'autres régions du monde ont massivement adopté ce type de tourisme. La Chine est devenue le plus grand émetteur de touristes au monde depuis 2012. En 2019, les touristes chinois ont effectué 155 millions de voyages internationaux, dépensant environ 255 milliards USD : la hausse des revenus des classes moyennes et des politiques de congés nationaux (comme la Golden Week) ont alimenté cette tendance. L'Inde et les pays d’Asie du Sud-Est (comme l’Indonésie et les Philippines) montrent également une augmentation rapide de leurs flux touristiques. Les jeunes générations, influencées elles-aussi par les réseaux sociaux, privilégient les voyages à l'étranger.

Les pays du Golfe, riches grâce au pétrole, sont devenus des hubs touristiques émetteurs et récepteurs. Certaines classes moyennes africaines accèdent progressivement au tourisme régional et international. En Amérique latine, l’augmentation des revenus dans des pays comme le Brésil et le Mexique a permis une plus grande mobilité régionale et internationale. 

 

Bien que le tourisme de masse soit devenu global, les flux touristiques restent concentrés en Occident. L'Europe reste la première destination mondiale (avec 585 millions d'arrivées internationales en 2022, soit environ 50 % des flux mondiaux). L'Asie et le Pacifique suivent, en grande partie grâce à la Chine, la Thaïlande et le Japon...


Avec la mondialisation et l'essor économique des décennies récentes, toutes les régions du monde ont pratiquement massivement adopté le tourisme de masse, encore et toujours totalement justifié tant économiquement que politiquement. Les EAU, avec Dubaï et Abu Dhabi, puis le Koweit, ont montré qu’un développement axé sur le luxe, les événements internationaux et les infrastructures peut transformer la perception mondiale et attirer massivement une population aussi bien riche que de classes moyennes, moutonnière à souhait et qui ne se formalise guère des contextes politiques ou des profondes, et parfois dramatiques, inégalités qui peuvent régner dans des pays dits "d'accueil" ...

 

En 2008, le lancement d'Airbnb va certes contribuer à la saturation des logements touristiques dans les grandes villes, l'expansion des plateformes comme Booking, Expedia, va faciliter l’accès à de très nombreuses et diverses destinations, mais ce sont bien l'apparition et l'extrême développement des réseaux sociaux, et de l'esprit qu'il formalise, qui explique et soutient ce phénomène de tourisme de masse...

Les années 2010 voient Instagram et d'autres plateformes mettre en avant les destinations les plus "photogéniques", les plus "selfies-appeal", qui vont aboutir des concentrations touristiques parfois les plus extrêmes...

 

Dubrovnik, la "perle de l'Adriatique" en Croatie, c'est plus plus de 1,5 million de visiteurs par an pour 1 200 habitants dans la vieille ville, et depuis 2019, on restreint les arrivées maritimes à deux navires de croisière par jour pour réduire la surpopulation. - Venise, en Italie, c'est 20 à 25 millions pour une population résidente de 50 000 dans le centre historique. - Barcelone, en Espagne, c'est 27 millions (2023) pour une population d’environ 1,6 million d’habitants - Amsterdam, Pays-Bas, environ 20 millions pour une population de 870 000.- Santorin, joyau des Cyclades en Grèce, a accueilli, en 2023, environ 3,4 millions de visiteurs, soit une moyenne de plus de 9 000 touristes par jour pour une population permanente d'environ 20 000 habitants - Reykjavik, Islande, 2,3 millions pour une population de 376 000 habitants. - En 2023, l'Égypte a accueilli un nombre record de 14,9 millions de touristes, surpassant le précédent record de 14,7 millions établi en 2010, et le gouvernement égyptien espère attirer 30 millions de touristes annuels d'ici 2028 - Phuket, Thaïlande, plus de 9 millions pour une population de 417 000, avec une fermeture temporaire de plages (Maya Bay) pour permettre la régénération écologique - Bali, Indonésie, plus de 6 millions de touristes pour une population de 4,3 millions. - Le Machu Picchu, au Pérou, 1,5 million de touristes (avant Covid), limité à environ 6 000 visiteurs par jour en 2024.- Les Îles Galápagos, en Équateur, c'est 275 000 touristes pour une population permanente de 30 000 habitants. - En 2019, Kyoto, ancienne capitale impériale du Japon, réputée pour ses temples historiques, ses jardins et ses quartiers traditionnels a accueilli plus de 53 millions de visiteurs, dont une proportion significative de touristes internationaux  : mais, et c'est là tout le paradoxe des stratégies politiques et économiques que personne n'entend réellement maîtrisé, l'objectif national d'attirer 60 millions de touristes étrangers d'ici 2030 ...

 

Non seulement la croissance globale du tourisme est un désormais un objectif majeur dans nombre de pays tant les retombées sont jugées économiquement importantes et quasi immédiates, - encore faut-il que les populations locales se prêtent au scénario dominant de tout flux touristique (transparence et service) -, mais le surtourisme est devenu lui-même une expérience touristique à part entière ...

 

... et peu d'ouvrages en fin de compte évoquent la question, et pour y répondre tous de la même manière, ce qui montre à quel point penser le "tourisme" et son ultime développement, le "surtourisme", requiert encore un peu d'imagination et beaucoup de capacité à surmonter les opinions préconçues ..

Pour l'heure, Paris 2024 est en Europe un merveilleux exemple de cette quête festive de la communion en masse, médiatisée et éphémère, extraordinairement sécurisée, dans une logique d'un quoiqu'il en coûte que personne ne conteste plus : mise en scène des Jeux Olympiques pour lesquels, depuis déjà quelques décennies, le sport n'est qu'un argument

(on a oublié l'essor du tourisme à Barcelone après les Jeux Olympiques de 1992 et ses conséquences), mise en scène de l'ouverture de la Cathédrale de Notre-Dame, Dieu y est le grand absent, mais l'essentiel n'est plus spirituel depuis longtemps, et la ville a été quasiment remodelé pour faciliter ces nouvelles expériences, artificielles, superficielles, mais qu'importe, des instants d'émotion version XXIe siècle ...


La conséquence sans doute majeur de ce tourisme de masse est d'aboutir non seulement à une certaine marchandisation des espaces urbains, mais plus encore à la transformation de centres-villes historiques en parcs à thèmes : c'est le sort de Paris que les Jeux olympiques 2024 et certaines décisions politiques ont transformé en fête éphémère médiatisée à outrance. Le concept central de "touristification", processus par lequel les espaces urbains sont conçus pour maximiser l'attrait touristique, s'enrichit des notions suivantes ...

- la "Disneyfication" des centres-villes correspond à l'adaptation des espaces urbains aux attentes des touristes, en les transformant en environnements stéréotypés et scénarisés (on cite Venise, Dubrovnik, Carcassonne).

- la "Muséification" (museumification) consiste à convertir les centres historiques en musées à ciel ouvert, où les fonctions résidentielles et économiques locales disparaissent au profit des besoins des visiteurs.

- la "Patrimonialisation" (heritagization) traduit une conservation jugée excessive du patrimoine architectural pour répondre aux attentes esthétiques des touristes, parfois en déconnectant ces lieux de leur histoire vivante.

Venise (Italie) est ainsi vécu comme un prototype de ville transformée en parc à thème, avec une majorité d'espaces dédiés au tourisme et une population résidente en déclin. Barcelone (Espagne) est soumis à une gentrification et augmentation des loyers en raison de la pression touristique. Prague (République tchèque) voit la transformation de son centre-ville en "décor historique" principalement destiné aux touristes. Dubrovnik (Croatie) est le prototype de l'exploitation touristique massive après avoir servi de lieu de tournage pour la série "Game of Thrones". Paris, sous des motifs d'écologie et par mimétisme avec Barcelone, redessine une capitale livrable de bout en bout aux festivités médiatisées que réclame la planète entière ...


"The Tourist City" (1998, Dennis R. Judd et Susan S. Fainstein) s'intéresse particulièrement à la manière dont les villes se redéfinissent en tant que destinations touristiques et comment cette évolution influence leur développement urbain et leurs populations. Les auteurs soutiennent que les villes modernes se réorientent de plus en plus vers une économie basée sur le tourisme, notamment dans un contexte de désindustrialisation. Cette transformation implique une reconfiguration des espaces urbains pour répondre aux besoins des touristes, souvent au détriment des habitants locaux, le concept clé est ici celui de "Tourist Bubble" (bulle touristique). Les auteurs analysent ensuite les bénéfices économiques liés au tourisme, - des bénéfices que l'on met en avant pour justifier bien des sacrifices environnementaux -, et notamment la création d'emplois et les revenus générés par les flux touristiques : des emplois souvent précaires et faiblement rémunérés, et des investissements dans des infrastructures touristiques qui profitent principalement aux grandes entreprises et aux promoteurs, plutôt qu'aux résidents locaux. Les villes créent ainsi des zones spécifiquement dédiées aux touristes (musées, attractions culturelles, quartiers commerçants), qui sont isolées des quartiers résidentiels ou des zones moins favorisées, des espaces qui sont logiquement  hautement contrôlés, sécurisés, et conçus pour maximiser la satisfaction et la dépense des visiteurs.  Les transformations de lieux comme Times Square (New York) ou le port de Baltimore sont ici évoquées à titre d'exemples (tout comme la "muséification" de Venise, où le centre-ville est adapté pour répondre aux attentes des visiteurs).

Des conséquences à plus ou moins long terme sont alors évoquées et qui sans doute ne seront pas sans impact sur les générations à venir : les villes touristiques subissent toutes, insensiblement, une homogénéisation culturelle. Pour répondre aux attentes des visiteurs internationaux, les particularités locales sont parfois effacées ou réduites à des stéréotypes.

Enfin, les auteurs examinent le rôle des autorités municipales dans la promotion du tourisme et évoquent leurs investissements parfois massifs  dans des infrastructures touristiques et des événements pour attirer des visiteurs (Jeux Olympiques, Expositions universelles), des politiques qui favorisent le plus souvent les intérêts des élites économiques et marginalisent ceux qui n'ont guère des revenus suffisants pour espérer continuer à y vivre ...

 

"The Infrastructure of Play: Building the Tourist City" (Dennis R. Judd, 2002) nous offre une analyse critique des dynamiques urbaines liées au développement touristique, en soulignant les défis et les opportunités que cela représente pour les villes contemporaines. Les auteurs identifient trois types fondamentaux de villes touristiques, les villes de villégiature (des destinations axées sur les loisirs et le divertissement), des villes fondamentalement touristico-historiques et des  villes converties qui vont réorienter leur économie vers le tourisme en réponse à des évolutions économiques. Ensuite sont évoquées les deux stratégies principales mises en oeuvre par les vlles pour développer leurs infrastructures touristiques, soit la création d'espaces délimités et dédiés aux activités touristiques, soit l'intégration du développement touristique dans une vision globale de la ville (le modèle de Vancouver est ici évoqué). Mais on en revient toujours à des conséquences socio-économiques en termes d'inégalités, de privatisation des espaces publics et de marginalisation des populations locales.

 

"Tourism and Gentrification in Contemporary Metropolises: International Perspectives" (2017, Maria Gravari-Barbas et Sandra Guinand), une approche interdisciplinaire et des études de cas variées qui mettent en lumière les dynamiques socio-économiques et spatiales résultant de l'interaction entre gentrification et tourisme. Le tourisme agit comme un catalyseur de la gentrification, transformant les paysages urbains par des processus de patrimonialisation et de régénération urbaine. Ces transformations peuvent entraîner la valorisation de certains quartiers, mais aussi la marginalisation des populations locales.  

La culture joue un rôle central dans la gentrification touristique, où les attractions culturelles et les industries créatives deviennent des moteurs de transformation urbaine. Cette dynamique peut renforcer l'attractivité touristique tout en contribuant à l'exclusion sociale. Les différents acteurs impliqués dans la gentrification touristique, sont évoqués, distinguant les bénéficiaires (investisseurs, nouveaux résidents) des victimes (habitants originels, communautés marginalisées). Des processus de gentrification touristique ui ne sont sans répercussions sur la gouvernance urbaine et la gestion des territoires métropolitains, posant des défis en matière de planification, de régulation et de justice sociale .. 

 

"Overtourism: Issues, Realities and Solutions" (2019, Éditeurs : Claudio Milano, Joseph M. Cheer, Marina Novelli) commence par définir l'overtourisme (une situation qui voit le nombre de touristes dépasser la capacité d'accueil d'une destination, entraînant des impacts négatifs sur la qualité de vie des résidents et l'expérience des visiteurs) et étudie les éléments facilitant son émergence de l'overtourisme : la croissance économique mondiale, les avancées technologiques, l'expansion de la classe moyenne mondiale et l'essor des compagnies aériennes à bas coût. L'ouvrage aborde des études de cas de destinations variées, telles que Venise, Barcelone, l'île de Skye et d'autres, illustrant les défis spécifiques posés par l'overtourisme et les réponses apportées par ces lieux (la gestion des flux touristiques, la diversification des attractions, l'engagement des communautés locales et la mise en œuvre de politiques de tourisme durable). 

 

 "Cultural Tourism and Sustainable Local Development" (2007, éd. Luigi Fusco Girard et Peter Nijkamp) souligne que le tourisme de masse moderne peut menacer les conditions de durabilité d'une localité, en particulier dans les villes au riche passé culturel comme Venise, Naples et Amsterdam. En réunissant une équipe interdisciplinaire de chercheurs d'Amérique du Nord et d'Europe, l'ouvrage tente d'offrir une analyse approfondie des enjeux liés au tourisme culturel et à son impact sur le développement local durable, en proposant des solutions pour concilier attractivité touristique et préservation des ressources culturelles locales...


En Europe, les réseaux sociaux sont devenus les grands vecteurs du tourisme et les supports essentiels du surtourisme. C'est ici que se crée le complexe de touristification, choix et popularisation des destinations, émergence des "lieux Instagrammables" et mise en scène du touriste à des fins d'audience et de reconnaissance de soi...

Nous le savons, les plateformes comme Instagram, TikTok, et Pinterest sont parmi celles qui jouent un rôle clé dans l'inspiration des voyages. Les hashtags comme #Paris, #Santorini, ou #AmalfiCoast rassemblent des millions de publications, rendant ces lieux incontournables. Les sélections de voyages se font le plus souvent en fonction de recommandations vues sur les réseaux sociaux. C'est ainsi que peuvent être promues des destinations peu connues, des régions comme les Dolomites en Italie ou les petits villages des Cinque Terre ont gagné en notoriété grâce à leur présence sur Instagram... 

 

Le touriste européen type, nous dit-on, est soit un jeune adulte (18-35 ans), - en quête d'expériences culturelles ou festives, uniques et instagrammables -, ou un senior actif (55 ans et plus), voyageant fréquemment et confortablement grâce à des revenus disponibles élevés : tous les deux le plus souvent originaires des pays d'Europe de l'Ouest (Allemagne, France, Royaume-Uni). Pour bien comprendre les effets du tourisme d'une manière globale, il faut rappeler que dans le monde entier il n'est de touriste qu'un individu disposant d'un certain niveau de revenu...

 

Sur les réseaux sociaux, nos touristes européens recherchent donc de plus en plus des lieux "instagrammables" : la publication de soi étant la finalité de toute activité, la quête est aux lieux assurant des photos attractives qui puissent être partagées en ligne : et cela peut inclure des lieux historiques, des paysages naturels ou urbains, solitaire ou en groupe, peu importe, le village coloré de Burano (Venise), une rue du Paris Montmartre, ou la Plage de Navagio à Zakynthos, en Grèce. Une telle attitude génère en contrepartie de la visibilité et des revenus pour les destinations, le développement de l’économie locale autour des "spots touristiques", mais conduit à des situations de surtourisme : l'exemple de Hallstatt, en Autriche, est bien connu, son afflux touristique exploser en partie grâce aux photos Instagram...

 

Les réseaux sociaux participent ainsi aux évolutions de comportement du touriste lui-même. Visiter une localité, c'est mettre en scène une expérience : les réseaux sociaux ont transformé les voyages en opportunités de créer du contenu "internetisable", il faut nourrir une audience, de la reconnaissance voire de l'influence. Les vidéos immersives des fêtes de Barcelone sont bien connues. Cette mise en réseau, qui n'est donc que la finalité du touriste type, génère aussi un tourisme plus événementiel, des défis viraux envahssent TikTok et attirent les foules. 


Situé entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique, le Moyen-Orient est non seulement idéalement placé pour attirer des touristes internationaux, mais il possède cette capacité de pouvoir investir massivement dans des infrastructures touristiques entièrement artificielles et construites d'emblée pour satisfaire les besoins, assez primaires et facilement standardisables, de millions de visiteurs.

C'est Dubaï qui reste la destination la plus attractive de la région avec son architecture futuriste, ses centres commerciaux luxueux (intégrant par exemple des pistes de ski (Ski Dubai) entièrement conçues pour attirer des touristes), et ses attractions emblématiques telles que le Burj Khalifa, la plus haute tour du monde, et le Palm Jumeirah, une île artificielle en forme de palmier. Doha attirait des touristes d'Europe, d'Asie et des Amériques avec son architecture moderne, ses musées de classe mondiale comme le Musée d'Art Islamique, puis le Qatar enregistra une augmentation de 90 % de ses arrivées touristiques entre 2019 et 2023, passant de 2,1 à 4 millions de visiteurs, en grande partie grâce à des événements majeurs tels que la Coupe du Monde de la FIFA 2022. Des projets à Abu Dhabi comme Ferrari World ou l’île de Yas s’inscrivent dans une logique de divertissement qui rappelle l'expérience des parcs à thèmes.

Les mégaprojets de l'Arabie saoudite comme NEOM (une ville futuriste entièrement alimentée par des énergies renouvelables) et The Line (une ville linéaire de 170 km sans routes ni voitures, avec une empreinte carbone neutre) visent à créer des villes futuristes attractives pour les touristes internationaux. Les complètent, "Red Sea Project", destination touristique de luxe comprenant plus de 90 îles vierges le long de la mer Rouge,"Qiddiya" décrite comme une destination dédiée au divertissement et au loisirs située près de Riyad, "King Salman Park", le plus grand parc urbain au monde, situé à Riyad, et "Amaala", une destination ultra-luxe axée sur le bien-être et l'art, située sur la mer Rouge. Des projets qui s'inscrivent dans une stratégie visant à réduire la dépendance aux revenus pétroliers en développant d'autres secteurs, notamment le tourisme, les énergies renouvelables, et les technologies. Attirer 100 millions de visiteurs par an d'ici 2030, en créant des destinations emblématiques est l'une des orientations dominantes, dont les impacts seront peut-être plus profonds que ceeux d'une image internationale remodelée. Quant aux populations locales, elles seront d'emblée reléguées à des rôles de service, reproduisant une dynamique similaire à celle des centres-villes "disneyfiés" en Europe. C'est donc un modèle hybride qui semble ici émerger entre le tourisme à l'européenne et logique de "loisir pur" propre aux parcs à thèmes. ...

L'Arabie Saoudite vient ainsi en concurrence directe avec d'autres destinations touristiques du Golfe, notamment Dubaï et Abu Dhabi, qui sont déjà bien établies. Certaines destinations du Moyen-Orient, parfaitement scénarisées, ont intégré des références culturelles et historiques réelles, ainsi le Louvre Abu Dhabi et la mosquée Sheikh Zayed qui jouent du patrimoine artistique et religieux. D'autres ont tenté la diversification et la segmentation de la clientèle, les EAU, avec Dubaï et Abu Dhabi, ont privilégié le luxe et  les événements internationaux, ailleurs le tourisme d’affaires (les congrès à Dubaï sont bien connus), le traditionnel tourisme religieux ( La Mecque et Médine), et le tourisme écologique (on pense aux réserves naturelles en Jordanie). Nous ne sommes plus ici dans une logique de "loisir pur" propre aux parcs à thèmes, un nouveau monde surgit-il peut-être de cette débauche d'investissements dont les médias se sont déjà emparées,

mais nul ne sait, ou peut-être ne veut savoir, vers quel monde nous conduit en fin de compte la touristification en marche ...