PAYSAGES - ASIE DU SUD - SOUTH ASIA - Amitav Ghosh  ...

South Asia - Indian Diaspora Literature - Vikram Seth (1952), "A Suitable Boy" (1993) - Rohinton Mistry (1952), "A Fine Balance" (1995) - Amitav Ghosh (1956), "The Shadow Lines" (1988), "Sea of Poppies" (2008) - Arundhati Roy (1961), "The God of Small Things" (1997), "The Ministry of Utmost Happiness" (2017) - Jhumpa Lahiri (1967), "Interpreter of Maladies" (1999), "The Namesake" (2003) - Kiran Desai (1971), "The Inheritance of Loss" (2006) - ...


Vikram Seth est l'un des nombreux écrivains à avoir emboîté le pas à Rushdie : mais, contrairement à l'univers magique de ce dernier, celui de Seth a trait à des aspects bien concrets de la vie de tous les jours, l'amour, la famille, le travail, l'administration, le fonctionnement des institutions, la politique, l'injustice et l'inégalité sociales, entre autres.

Romancier mais surtout poète,  Vikram Seth emploie une langue gorgée de mots hindous et musulmans, fidèle au parler des gens ordinaires (que depuis Rushdie les auteurs osent désormais reproduire), et mène le lecteur à la découverte de la poésie ourdou, du ghazal, des légendes et de la musique indiennes à travers les interprétations de Saeeda Bai et de ses musiciens. Tout aussi envoûtantes sont ses descriptions de la chasse au tigre, des bassins pestilentiels des tanneries, de la campagne indienne et du pèlerinage hindou du Kumbha Mela. De même, il révèle ses talents de poète dans les vers désinvoltes que récitent les Chatterji, ou dans le sommaire constitué de 19 distiques rimés, qui correspondent à chaque partie du livre...



Vikram Seth (1952), "A Suitable Boy" (1993)

Vikram Seth est un écrivain et poète (cf. son recueil de poésie le "Mappings", 1980) reconnu internationalement pour ses romans, ses poèmes et ses récits de voyage. Il a passé une grande partie de sa vie à l'étranger : né dans une famille aisée et intellectuelle (son père, Prem Nath Seth, était un cadre dans l’industrie des chaussures Bata, et sa mère, Leila Seth, fut la première femme juge en chef en Inde), Seth a étudié à The Doon School, un pensionnat d’élite en Inde, puis a fréquenté le Corpus Christi College de l’Université d’Oxford, où il a étudié la philosophie, la politique, et l’économie (PPE), poursuivant ses études de troisième cycle à Stanford University, où il s’est spécialisé en économie. Il a également étudié à l’Université de Nankin en Chine, une expérience qui a inspiré son récit de voyage, "From Heaven Lake: Travels through Sinkiang and Tibet" (1983. Ses œuvres reflètent souvent une sensibilité diasporique, bien qu'il ne traite pas directement de l'immigration dans tous ses récits. Il est souvent salué pour sa capacité à mêler des éléments de poésie, de fiction et d’histoire, et pour son exploration des thèmes de l’amour, de l’identité, de la famille et du voyage. "An Equal Music" (1999) conte une histoire d’amour tragique entre Michael, un violoniste, et Julia, une pianiste, dans le contexte du monde musical européen et de la musique classique occidentale. "A Suitable Girl" (annoncé, non publié à ce jour), prévu comme une suite de "A Suitable Boy", mais portant sur l’Inde contemporaine, reste toujours attendu ... 

 

"A Suitable Boy" (1993) 

L'un des romans les plus célèbres de Vikram Seth, et souvent considéré comme un chef-d'œuvre. C'est un vaste roman de 1 500 pages qui raconte l’histoire de Lata Mehra, une jeune femme indienne à la recherche de son mari idéal. Ou du moins, réagissant aux paroles de sa mère, Madame Rupa Mehra , - "Toi aussi tu épouseras un garçon que j'aurai choisi" - Lata n'est pas convaincue pour autant et le cœur de l'histoire concerne la décision qu'elle doit prendre. Va-t-elle satisfaire aux vœux de sa mère en épousant Haresh Khanna, le plus "convenable" des hommes qui la courtisent ? Celui-ci est le gérant d'une usine de chaussures introduit par un ami de la famille. Va-t-elle épouser le poète Aurit, le frère de son beau-frère, qui lui propose le mariage après être devenu son ami pendant les vacances universitaires ? Ou va-t-elle défier sa mère et épouser le moins convenable de tous, Khabir, compagnon d'étude musulman dont elle est tombée amoureuse. Cette histoire de recherche d'un mari idéal se déroule dans l’Inde post-indépendante des années 1950 et met en scène un large éventail de personnages (dont quatre familles) issus de différentes castes, religions et classes sociales, tout en abordant les questions de l'amour, du mariage, des traditions et du changement social. Le livre a comme toile de fond l'adoption de la législation sur la réforme agraire, les fêtes religieuses comme celles de Pul Mela et les grandes tensions entre hindous et musulmans.

Un roman traduit en plusieurs langues et qui sera adapté en série télévisée en 2020.

Pourquoi donc lire un aussi long livre (d'à peine cinquante pages de moins que "Guerre et Paix") ? Dans le roman de Seth, il n'y a en effet aucune des puissantes méditations de Tolstoï, ni d'intention particulière d'une grande œuvre épique. Ce que nous propose l'auteur, c'est un roman à touche légère qui embrasse le monde frivole de l'élite anglicisée, les tensions dans les universités et les milieux politiques, ... et l'écrasante pauvreté des villages et bas quartiers. Et c'est un roman que les critiques ont retenu parce qu'il sait éviter les excès de toutes sortes malgré son énorme champ d'action et qu'il montre un "respect pour les personnages et les détails que l'on trouve plutôt rarement chez les auteurs modernes" ...

 

"You too will marry a boy I choose,’ said Mrs Rupa Mehra firmly to her younger daughter.

Lata avoided the maternal imperative by looking around the great lamplit garden of Prem Nivas. The wedding guests were gathered on the lawn.

‘Hmm,’she said. This annoyed her mother further.

‘I know what your hmms mean, young lady, and I can tell you I will not stand for hmms in this matter. I do know what is best. I am doing it all for you. Do you think it is easy for me, trying to arrange things for all four of my children without His help?’ Her nose began to redden at the thought of her husband, who would, she felt certain, be partaking of their present joy from somewhere benevolently above. Mrs Rupa Mehra believed, of course, in reincarnation, but at moments of exceptional sentiment, she imagined that the late Raghubir Mehra still inhabited the form in which she had known him when he was alive: the robust, cheerful form of his early forties before overwork had brought about his heart attack at the height of the Second World War. Eight years ago, eight years, thought Mrs Rupa Mehra miserably...."

 

Le premier chapitre du livre, qui commence avec le mariage d’Arun Mehra et Meenakshi Chatterji, marquant l’introduction de la famille Mehra, établit le ton du roman, un mélange de drame familial, d’humour subtil, et de critique sociale, et l’objectif principal du récit : la quête de Mrs. Rupa Mehra pour marier Lata, - une intrigue qui relie les différentes familles et les sous-intrigues...

 

".. It was evening by the time Maan got to the Barsaat Mahal, and the grounds were not crowded. He walked through the arched entrance in the boundary wall, and passed through the outer grounds, a sort of park which was for the most part covered with dry grass and bushes. A few antelope browsed under a large neem tree, bounding lazily away as he approached.

The inner wall was lower, the arched entranceway less imposing, more delicate. Verses from the Quran in black stone and bold geometrical patterns in coloured stone were embedded in its marble facade. Like the outer wall, the inner wall ran along three sides of a rectangle. The fourth side was common to both: a sheer drop from a stone platform —protected only by a balustrade — to the waters of the Ganga below...

 

".. L'après-midi touchait à sa fin quand Maan arriva au Barsaat Mahal, et il n'y avait pas grand monde. Il franchit l'arche du mur d'enceinte et traversa le terrain, une sorte de parc couvert dans sa plus grande partie d'une herbe sèche et de buissons. Quelques antilopes, qui paissaient sous un margousier, à son approche s'éloignèrent en bonds paresseux. Le mur intérieur était moins haut, l'arche d'entrée moins imposante, plus ouvragée. Des versets du Coran en pierre noire et des dessins géométriques audacieux en pierre colorée  s'enchâssaient dans la façade de marbre. Comme le mur extérieur, le mur intérieur courait sur les trois côtés d'un rectangle. Ils avaient en commun le quatrième côté : une pente abrupte, avec pour protection une simple balustrade, tombant dans les eaux du Gange.

Entre le mur intérieur et le fleuve se trouvaient le célèbre jardin et le palais, petit mais exquis. Le jardin, triomphe de géométrie autant que d'horticulture, s'ornait de ces fleurs - à l'exception du jasmin et de la rose indienne, rouge sombre et au parfum puissant- pour lesquelles il avait été conçu deux siècles auparavant. Pour le moment, elles paraissaient épuisées après la chaleur de la journée. Mais les belles pelouses bien irriguées, les grands margousiers disposés symétriquement et les étroites bandes de gravier qui divisaient plates-bandes et pelouses en octogones et en carrés créaient un îlot de calme dans la ville bruyante et peuplée. Et, plus beau que tout, au centre exact des jardins intérieurs, se dressait le petit palais des Nawabs de Brahmpur, aux formes parfaites - un coffret filigrane en marbre blanc évocateur de plaisirs extravagants et de rigueur architecturale.

A l'époque des Nawabs, des paons vivaient là, et leurs cris rauques faisaient concurrence à la musique des fêtes données en l'honneur de ces rois fainéants au pouvoir déclinant : spectacle de danses, récital de khyaal par un musicien de la cour, concours de poésie, lecture d'un nouveau ghazal du poète Mast.

D'évoquer le nom de Mast fit resurgir en Maan le souvenir de la merveilleuse soirée. Les vers purs du ghazal, les doux traits du visage de Saeeda Bai, son badinage, que Maan trouvait à présent gai et tendre, la façon dont elle ramenait son sari sur la tête, l'attention particulière qu'elle lui avait accordée, tout cela lui revenait tandis qu'il allait et venait le long du parapet, agitant des pensées rien moins que suicidaires. Une brise agréable soufflait du fleuve, Maan commença à trouver les événements encourageants. L'idée de s'arrêter chez Saeeda Bai lui sourit.

Un grand ciel rouge recouvrait les eaux brunes du Gange comme un bol couleur de flamme. Sur l'autre bord, les rives sablonneuses s'étendaient à l'infini.

 

Comme il regardait le fleuve, il se souvint brusquement d'une remarque qu'avait faite la mère de sa fiancée. Femme pieuse, elle était convaincue que le jour de la fête de Ganga Dussehra, le fleuve obéissant gonflerait à nouveau jusqu'à recouvrir l'une des marches des ghats, dans sa Bénarès natale. De penser à sa fiancée et à sa famille le déprima, comme chaque fois qu'il évoquait ses fiançailles. Son père les avait arrangées, accomplissant sa menace; Maan, adoptant le principe de moindre résistance, s'était laissé faire; à présent il devait affronter cette réalité de l'existence. Tôt ou tard, il lui faudrait épouser la jeune fille. Il n'éprouvait aucune affection pour elle - ils ne s'étaient d'ailleurs presque jamais vus, et c'est seulement en présence de leur famille - et refusait de penser à elle. Il était beaucoup plus heureux quand il se rappelait Samia, qui se trouvait à présent au Pakistan avec ses parents mais voulait revenir à Brahmpur juste pour voir Maan, ou Sarla, la fille de l`ancien inspecteur général de police, ou n'importe quelle autre de ses passions. Une flamme nouvelle, aussi brûlante fût-elle, n'éteignait jamais celle qui l'avait précédée dans le cœur de Maan. Il continuait d'éprouver de soudains élans de tendresse et de gentillesse pour chacune d'entre elles...."

 

Avec "Un garçon convenable" Seth donne donc à la langue anglaise l'un de ses plus longs romans. Le récit, qui s'étale sur 18 mois au début des années 1950, s'inscrit dans le contexte des premières années qui ont suivi l'índépendance et la partition de l'Inde et du Pakistan en 1947. Entre la saga et l'épopée, ce roman-fleuve raconte les péripéties de quatre familles : trois d'entre elles appartiennent  à la classe moyenne hindoue (les Mehra, les Chatterji et les Kapoor), et sont liées par un mariage à la quatrième, issue de l'aristocratie musulmane (les Khan). Le thème central du roman est la détermination de Mrs. Rupa Mehra de marier à un "garçon convenable" sa plus jeune fille, Lata, une étudiante de 19 ans.

Le récit s'ouvre sur la ville imaginaire de Brahmpur, sur les rives du Gange, entre Bénarès et Patna, puis prend place dans des villes réelles comme Calcutta, Delhi et Kanpur. Ces lieux sont décrits avec une grande abondance de détails, avec une précision photographique qui capture aussi bien les couleurs que les bruits et les odeurs.

Seth effectue une reconstruction magistrale de l'lnde des années 1950 et mène le lecteur dans un périple qui lui fait découvrir le fleuve sacré, les ruelles animées, les marchés bondés, les extrêmes de misère et d'opulence et les paysages extraordinairement variés du sous-continent...

 

Au début du récit, Seth raconte le mariage de Savita, la sœur aînée de Lata, avec Pran Kapoor, un jeune professeur universitaire de bonne famille, et le thème du mariage permet de traiter bien des sujets les plus divers. Bien qu'asthmatique, c'est un bon parti. Lata, une jeune fille indépendante dont les actes et les pensées reflètent les changements qui s'opèrent dans le pays à cette époque, éprouve un sentiment mitigé à l'égard du mariage de sa sœur, car elle se demande comment une femme peut épouser un homme qu'elle ne connaît pas...

 

"Un garçon convenable" n'est toutefois pas une simple histoire d'amour. D'une part, il comprend une foule de personnages finement individualisés, ce qui implique un grand nombre de récits secondaires. Parmi ce large éventail figurent Mrs Rupa Mehra, la veuve qui s'immisce dans la vie de ses enfants; Rasheed, le jeune musulman idéaliste; l'énergique Malati, la meilleure amie de Lata; Bhaskar, le mathématicien génial; Mahesh Kapoor, l'homme politique; Ishaq, le musicien. Des personnages historiques enrichissent également le récit, comme Jawaharlal Nehru, Premier ministre de l'Inde entre 1947 et 1964. D'autre part, Seth fournit un rapport détaillé des événements sociaux et politiques qui se produisent durant les années de formation de la jeune nation, sous le gouvernement de Nehru. ll aborde des questions cruciales telles que la valeur du travail, la pauvreté, le processus de changement ou les premières élections indépendante, en 1952.  Il illustre notamment les tensions entre hindous et musulmans : les réactions négatives que suscitent les amours de Late et Kabir, et celle du frère cadet de Pran, Maan, avec la chanteuse musulmane Saeeda Bai; mais aussi les vives altercations provoquées par la construction d'un temple hindou près d'une mosquée. Il traite également du système des castes, soulignant la misère à laquelle sont soumis les membres des castes inférieures, comme ceux confinés aux tanneries. Il évoque enfin le rôle de la femme dans l'Inde des années 1950, en comparant la dépendance de Lata envers sa famille avec l'indépendance de son amie Malati et avec la tradition musulmane du "purdah", dans laquelle les femmes sont séparées des hommes et portent des vêtements qui dissimulent leurs formes comme la burqa.

Seth a consacré plus de huit années à l'écriture de cette œuvre monumentale, qui a rencontré un énorme succès et a été récompensée du prix des écrivains du Commonwealth ...

 

Seth a reconnu l'influence, pendant la gestation du roman, de l'une des grandes œuvres de la littérature chinoise, Le rêve de la chambre rouge, une épopée du XVIIIe siècle de Cao Xueqin qui retrace le destin d'une famille avec, en toile de fond, la culture, la société et la place de la Chine dans le monde de l'époque. "Dream of the Red Chamber" est connu pour la psychologie et la philosophie dont Cao a imprégné ses personnages, et l'on peut en dire autant du roman de Seth.


Rohinton Mistry (1952), "A Fine Balance" (1995)

Rohinton Mistry est un écrivain canadien d'origine indienne, né à Bombay. Il vit au Canada depuis 1975, y publie un recueil de nouvelles, "Tales from Firozsha Baag", et deux romans, "Such a Long journey" (1991), qui a été sélectionné pour le prix Booker et a remporté le prix des écrivains du Commonwealth pour le meilleur premier livre, et « A Fine Balance » (1995), qui a été sélectionné pour le Booker Prize et le IMPAC Dublin Literary Award et a remporté le Commonwealth Writers Prize for Best Book ; un roman souvent cité comme l'une des plus grandes œuvres de la littérature indienne en anglais, un livre non sentimental à l'humour noir ...

"Such a Long journey", le premier roman de Rohinton Mistry, est situé dans l’Inde des années 1970 sous le gouvernement d’Indira Gandhi, une époque de grande instabilité politique, marquée par des tensions avec le Pakistan et par la guerre au Bangladesh. Gustad Noble, le protagoniste, est un employé de banque modeste vivant à Bombay (aujourd'hui Mumbai) avec sa femme Dilnavaz et leurs trois enfants : Sohrab, Darius, et Roshan. Gustad est un homme consciencieux et pieux, attaché aux traditions de sa communauté Parsi. Il aspire à offrir une vie meilleure à ses enfants. Mais leur vie commence à se compliquer lorsque Sohrab, son fils aîné, refuse de rejoindre l’Institut indien de technologie (IIT),  que Roshan tombe gravement malade., et que Gustad reçoit une lettre inattendue de son ancien ami Major Jimmy Bilimoria, qui travaille pour les services de renseignement. Dans cette lettre, Jimmy demande à Gustad de l’aider à blanchir une importante somme d’argent destinée à une opération secrète.  Ce dernier découvrira progressivement que l’argent est utilisé à des fins politiques douteuses, révélant la corruption systémique dans laquelle Jimmy est également pris au piège...


"A Fine Balance" (L'Equilibre du monde) se déroule en Inde dans les années 1970, pendant l’état d’urgence imposé par le gouvernement d’Indira Gandhi. Il suit les vies entrecroisées de quatre personnages principaux, Dina Dalal, une veuve déterminée à maintenir son indépendance, Maneck Kohlah, jeune étudiant issu d'une famille de classe moyenne et descendu de ses montagnes, Ishvar et et son neveu Omprakash, deux tailleurs de caste inférieure et cherchant à échapper à la pauvreté et à la violence de leur village. 

 Dina est devenu veuve à un jeune âge après la mort de son mari, Rustom Dalal, qu’elle avait épousé par amour. Et plutôt que de retourner chez son frère aîné Nusswan qui entendait organiser sa vie, elle a choisi de continuer à vivre seule. Aussi, pour maintenir son indépendance financière, Dina s'est lancée dans la couture et a engagé deux tailleurs, Ishvar et Om, pour travailler à domicile; elle loue également une chambre dans son appartement à Maneck Kohlah pour compléter ses revenus. Des personnages, issus de différentes classes et castes, mais qui vont se retrouver contraints de cohabiter dans le petit appartement. Deux parties de l'ouvrage sont consacrées aux histoires individuelles de chacun d'entre eux, donnant consistance à leur existence. Quatre vies qui s'entremêlent et une timide amitié qui semble naître au milieu du chaos de l'état d'urgence de 1975... 

Mais celui-ci instaure un climat politique de plus en plus oppressif : Ishvar et Om sont arrêtés arbitrairement et envoyés dans un camp de travaux forcés. Les tailleurs sont ensuite victimes d’un programme de stérilisation forcée. Om est stérilisé, ruinant ses rêves de mariage et de famille. Dina est harcelée par les propriétaires de son appartement, qui veulent la chasser pour des raisons financières. Tournant sombre du récit, les espoirs des personnages sont brisés.

Une histoire de vies déchirées non pas à cause de faiblesses individuelles, mais des horreurs d'un pouvoir corrompu. Car il s'agit aussi d'un roman historique qui recrée méticuleusement l'Inde d'Indira Gandhi, et l'auteur utilise ce contexte pour présenter une vision paradoxalement humaine de l'inhumanité : les plus vulnérables et les classes les plus marginalisées parviennent à survivre à toute oppression en acceptant de se soumettre à d'autres structures sociales non officielles qui leur offrent protection et une place dans leur système (le maître des Mendiants , pour Ishvar et Om). Son dénouement est souvent cité comme l'un des plus choquants de la littérature du XXe siècle...

Les liens entre nos quatre personnages sont désormais rompus et chacun plonge dans une tragédie personnelle. Ishvar et Om retourneront dans leur village natal, Ishvar perdra ses jambes et Om, stérilisé, tous deux réduits à l'emprise du Maître des mendiants qui leur offre protection leur permettant de survivre dans des conditions extrêmement difficiles. Dina sera forcée de quitter son appartement et obligée de retourner vivre chez son frère Nusswan Shroff, de qui elle était devenue indépendante. Impuissant, dévasté par les événements, Maneck retourne auprès de ses parents et met fin à ses jours ... 

Ishvar et Om retourneront en ville et croiseront Dina, qui parviendra à leur offrir un repas ...


Dans "Family Matters" (2002), Nariman Vakeel, un homme de 79 ans atteint de la maladie de Parkinson, vit dans un appartement spacieux (Chateau Felicity) à Bombay avec sa belle-fille, Coomy, et son beau-fils, Jal, qui tous deux le considèrent comme un fardeau. Les souvenirs évoqués par Nariman viennent épaissir le personnage. Le voici qui se casse une cheville et se retrouve entièrement dépendant de sa famille. Coomy, refusant de s’occuper de lui, décide de transférer Nariman chez Roxana, la fille biologique de Nariman. Roxana vit avec son mari Yezad et leurs deux fils, Murad et Jehangir, dans un petit appartement exigu.Cette décision va provoquer des tensions, car Roxana et Yezad n’ont pas les moyens de s’occuper de Nariman tout en subvenant aux besoins de leur propre famille. Et pendant ce temps, Coomy et Jal, qui vivent maintenant seuls à Chateau Felicity, tentent de se débarrasser de leurs responsabilités envers Nariman. Le récit se dramatise. Yezad, poussé par le stress financier, envisage de s’engager dans un complot douteux pour voler de l’argent au magasin où il travaille, son échec entraîne la perte d’emploi et une intense culpabilité intense; Coomy meurt dans un accident domestique à Chateau Felicity et sa mort pousse Jal à se rapprocher de Roxana et de Yezad; enfin Nariman, après une période prolongée de souffrance, meurt dans l’appartement exigu de Roxana ..


Amitav Ghosh (1956), "The Shadow Lines" (1988), "Sea of Poppies" (2008)  

Parmi les écrivains bengalis de langue anglaise qui ont acquis une notoriété internationale conséquente, tels que Bharati Mukherjee, Amit Chaudhuri ou Upamanyu Chatterjee, Amitav Ghosh est de ceux qui ont su donner voix aux aspirations et aux déceptions des peuples colonisés aux prises avec le processus de reterritorialisation...

Né à Calcutta (aujourd'hui Kolkata), dans une famille bengalie, Amitav Ghosh a passé son enfance dans plusieurs pays, dont le Bangladesh, le Sri Lanka, et l’Inde, en raison du travail de son père diplomate. Il a étudié au St. Stephen’s College, à Delhi, où il a obtenu une licence en histoire, a poursuivi ses études à l’Université de Delhi pour une maîtrise en sociologie. En 1976, en plein état d'urgence décrété par Indira Gandhi, il collabore au quotidien dissident Indian Express, avant d’intégrer l’Université d’Oxford, où il a obtenu un doctorat en anthropologie sociale (1982). Ghosh a enseigné à l’université de Delhi, à l’université américaine du Caire, à l’université Columbia de New York et au Queens College de la ville de New York, entre autres. Après un passage à l’université de Harvard qui a commencé en 2004, Ghosh s’est tourné vers l’écriture à temps plein et a partagé son temps entre les États-Unis et l’Inde. Deux premiers romans, tous deux écrits en anglais et largement traduits et ont permis à Ghosh d’acquérir un lectorat international, "The Circle of Reason" (1986), qui suit un protagoniste indien qui, soupçonné d’être un terroriste, quitte l’Inde pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient; "The Shadow Lines" (1988) est une histoire à grande échelle de deux familles (l’une indienne et l’autre anglaise) profondément impactées par les événements qui suivent le départ des Britanniques d’Inde en 1947. 

Premier tournant dans son oeuvre avec "The Calcutta Chromosome" (1995), un roman qui remporte le Arthur C. Clarke Award, mélange science-fiction, mystère, et histoire, et dans lequel Ghosh a tenté d'écrire le grand roman de Calcutta.  Ses romans suivants comprennent "The Glass Palace" (2000), une histoire familiale centrée sur la Birmanie (Myanmar) entre son occupation par les Britanniques en 1885 et son indépendance après la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin du XXe siècle. 

Avec sa trilogie de l’Ibis - "Sea of Poppies" (2009), River of Smoke (2011), Flood of Fire (2015) -, Ghosh s’éloigne de l’expérimentation formelle de ses premiers romans pour adopter une forme plus traditionnelle de narration dans l'écriture de cette saga familiale qui va couvrir plus d’un siècle et qui se déroule entre l’Inde, la Birmanie, et la Malaisie, abordant les effets du colonialisme britannique. 

L’écologie et les crises contemporaines vont nourrir les dernières oeuvres de Gosh, des crises dont l'auteur regrette le manque de représentation dans la littérature de notre temps. "The Hungry Tide" (2004), situé dans les Sundarbans, tisse les relations entre les humains et la nature à travers les histoires croisées de pêcheurs, de conservationnistes, et de réfugiés climatiques. Inspiré par un mythe de la déesse des serpents Manasa Devi, Ghosh a écrit Gun Island (2019), histoire d'un antiquaire bengali en Italie, explorant les migrations modernes, les légendes mythologiques, et les impacts du changement climatique. "In an Antique Land" (1992) est une œuvre hybride mêlant anthropologie, mémoire, et histoire, retraçant les liens entre l’Inde et le Moyen-Orient à travers un manuscrit ancien. "The Great Derangement: Climate Change and the Unthinkable" (2016), un essai sur le changement climatique, "The Nutmeg’s Curse: Parables for a Planet in Crisis" (2021) ...


"The Circle of Reason" (1986), 

Maître dans l'art de la fabulation, Rushdie a suscité de nombreux disciples, dont Amitav Ghosh. Dans "Les Feux du Bengale" (1986), son premier roman, roman complexe et combien allégorique, il s'attache aux thèmes de la rationalité, des superstitions, des migrations et des identités à travers un récit qui traverse l’Inde, le Moyen-Orient, et l’Afrique. Organisé en trois sections principales – Satwa (Pureté), Rajas (Passion), et Tamas (Obscurité) –, le roman utilise des concepts issus de la philosophie indienne pour structurer l’histoire, les trois gunas qui représentent différents aspects de la nature humaine. Le message global semble être celui des défis que soulève la modernité dans un monde profondément enraciné dans ses traditions...

 

Satwa (Pureté), une histoire qui commence dans le petit village fictif de Lalpukur, en Inde, où Alu, un orphelin, est élevé par son oncle adoptif, Balram, Alu, surnommé ainsi pour la forme de sa tête ressemblant à une pomme de terre (alu en bengali). Il devient apprenti tisserand sous l’influence de son oncle, un homme obsédé par les idées de rationalité et d’hygiène inspirées des travaux de Louis Pasteur, un homme convaincu que la rationalité scientifique peut transformer la société, le passage sans doute le plus emblématique du roman : la science, dira-t-il,  n’est pas un choix mis une nécessité. Si nous voulons survivre, nous devons abandonner nos anciennes façons de penser, nos rituels insensés, et adopter la lumière de la raison. C’est ce que Pasteur a fait. Et si un seul homme pouvait le faire, pourquoi pas nous ? Nous ne sommes pas différents. Nous sommes tous faits de la même chair, des mêmes os. il lance ainsi une campagne pour lutter contre les superstitions locales, mais ses idées le rendent impopulaire, et il se retrouve en conflit avec le puissant prêtre local. Et le voici accusé, à tort, d’avoir propagé la lèpre à travers le village. Le conflit culmine dans un incendie qui détruit la maison de Balram et tue plusieurs personnes.

 

Rajas (Passion), qui voit, après la mort de Balram, Alu faussement accusé de terrorisme par la police, une police menée par l’inspecteur Jyoti Das. Alu fuit le village pour éviter d’être arrêté. Ilse retrouve dans la ville portuaire de Calcutta, puis embarque pour le Moyen-Orient. Un voyage qui symbolise les migrations forcées et volontaires qui construisent les identités diasporiques. Alu trouve refuge dans la petite ville de Al-Ghazira, un lieu fictif situé dans le Golfe Persique, communauté d'immigrés vulnérables et exploités dans un contexte économique et politique instable par nature, lieu de corruption et de hiérarchies sociales rigides : il y travaille comme tisserand et tente de construire une nouvelle vie,  y rencontre Zindi et Abraham Verghese, Zindi, une femme d’origine égyptienne qui dirige une pension pour immigrés, et devient une figure protectrice pour Alu et les autres personnages; Abraham Verghese, un chirurgien indien idéaliste qui rêve de changer la société à travers ses idées de réforme...

 

Tamas (Obscurité), dernière partie qui voit à Al-Ghazira, Alu et les autres membres de la communauté confrontés à la corruption et aux tensions ethniques. L’inspecteur Jyoti Das continue de traquer Alu, mais son rôle prend une tournure symbolique : Das, bien qu’agent de l’autorité, est lui-même en quête de sens. L’usine de tissage représentait les efforts de Balram et d’Alu pour appliquer des principes de rationalité et de modernité (inspirés par les idées de Louis Pasteur et de la science) afin d’améliorer la société. Mais son explosion va marquer une descente dans le chaos, détruisant non seulement l’usine mais aussi les espoirs et les ambitions des personnages. La quête d’ordre et de rationalité de semble de plus en plus irréalisable et l'explosion symboliser la fragilité des rêves utopiques dans un monde dominé par des forces incontrôlables... 


"The Shadow Lines" (1988)

Un roman qui a remporté le Sahitya Akademi Award, la plus haute distinction littéraire en Inde, construit autour de souvenirs personnels et collectifs qui jouent évidemment sur la façon dont nous comprenons l'histoire. Ce que Ghosh nous montre ici, c'est l'absurdité des divisions géographiques et culturelles, montrant que les frontières ne résolvent pas les conflits, mais les amplifient. La violence communautaire participe à ce thème central, symbolisée par l’émeute de Dhaka. Elle illustre l’impact durable des tensions politiques sur les individus...

Le narrateur anonyme, un jeune garçon indien, raconte l’histoire de sa famille bengali, les Datta-Chaudhuri, et leur relation avec les Prices, une famille anglaise, qui le fascine (May Price, la fille de la famille anglaise) tout autant que les histoires de son oncle Tridib, l'oncle intellectuel et énigmatique qui inspire le narrateur par ses histoires et ses réflexions sur les frontières et l’histoire. Tridib perdra la vie dans une émeute violente à Dhaka, causée par des tensions communautaires, ce qui marquera profondément le narrateur. Autres personnages d'importance, Tha’mma, la grand-mère du narrateur, une femme rigide et nationaliste, qui a vécu la partition de l’Inde et garde des souvenirs douloureux de son passé à  Dhaka (aujourd’hui au Bangladesh); et Robi, le frère de Tridib, qui joue un rôle dans les réflexions du narrateur sur les frontières et la violence.

Les souvenirs et les histoires de ces personnages sont finement enchevêtrés, l’histoire est fragmentée et non linéaire, avec des souvenirs qui relient le passé et le présent. 

"Lignes d'ombre" apparaît comme le microcosme d'une nation déchirée par la politique, dénonçant ainsi les frontières (les lignes d'ombre), à la fois physiques et métaphoriques, qui peuvent séparer les individus ... 

Ce thème de la frontière est en effet la trame nourrie par la partition : Tha’mma, née à Dhaka, évoque les souvenirs de son enfance et de la partition de 1947 qui a divisé l’Inde et le Pakistan : elle espère retourner à Dhaka pour ramener son vieil oncle, Jethamoshai, mais ses plans seront perturbés par des tensions politiques : autrefois convaincue du bien-fondé des frontières nationales, elle finira par comprendre leur absurdité après les émeutes de Dhaka. Si les frontières existent, se demandera-t-elle, pourquoi ne peut-on pas les voir ? Pourquoi ne sont-elles pas marquées, comme une ligne tracée au sol ? Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement tendre la main et sentir où elles commencent ? Elle voulait savoir si, quand elle traverserait la frontière pour entrer au Pakistan oriental, il y aurait quelque chose – un cordon ou une barrière – qui lui permettrait de comprendre qu’elle avait quitté l’Inde et qu’elle se trouvait maintenant ailleurs...


"In an Antique Land: History in the Guise of a Traveler’s Tale" (1993)

Un livre qui retrace l’enquête d’Amitav Ghosh sur la vie d’un esclave indien nommé Bomma, au service d’un marchand juif du XIIe siècle nommé Ben Yiju, établi dans la ville portuaire indienne de Mangalore (un marchand érudit et poète juif, qui a quitté Aden pour s’installer en Inde), et mentionné dans un manuscrit découvert dans la Geniza du Caire (une collection d’archives juives). En parallèle, Ghosh raconte son séjour dans un village égyptien dans les années 1980, alors qu'il était étudiant en anthropologie, tout en se lançant dans une tentative de compréhension de ces réseaux commerciaux et culturels qui reliaient l’Inde, le Moyen-Orient, et l’Afrique au Moyen Âge. Ghosh établit ainsi des parallèles entre les relations multiculturelles du monde médiéval de Ben Yiju et les interactions contemporaines dans le village égyptien. Et souligne que, bien que les sociétés modernes soient souvent divisées par des frontières rigides et des identités nationales, les réseaux humains du passé étaient souvent bien plus fluides et interconnectés : tant l’histoire de Bomma que nos connexions d'antan ont été effacés par des récits dominants centrés sur les élites ...


"The Calcutta Chromosome" (1995)

Un roman qui a remporté le Arthur C. Clarke Award, et qui marque l'incursion de l'auteur dans le domaine de la science-fiction et du roman policier. On y a vu une invitation de Gosh à reconsidérer les notions de vérité, de découverte, et de transmission des connaissances : en réécrivant la narration classique d'une découverte scientifique (en l'occurrence la découverte du cycle de transmission du paludisme), il remet en question l’autorité des récits coloniaux et suggère que les véritables génies étaient des individus invisibles, marginalisés par les structures coloniales, et que certaines connaissances, bien que non conventionnelles (pratiques occultes), peuvent transcender la science traditionnelle ... 

Le récit débute dans un futur proche où Antar, un employé solitaire vivant à New York, travaille pour une entreprise technologique appelée LifeWatch. Antar, chargé d’analyser des données, tombe sur un objet perdu, une carte d’identité appartenant à Murugan, un ancien collègue disparu depuis des années. En cherchant à comprendre ce qui est arrivé à Murugan, Antar plonge dans une intrigue qui relie des événements scientifiques, occultes et historiques. Murugan était en effet obsédé par Sir Ronald Ross, le médecin britannique crédité de la découverte du cycle de transmission du paludisme en 1898. 

Murugan soutient une théorie alternative : Ross aurait été manipulé par un groupe secret à Calcutta, qui utilisait ses recherches à des fins mystiques et expérimentales. Ce groupe (Lutchman, un balayeur, et Mangala, une femme mystérieuse associée à des pratiques occultes) aurait découvert un "chromosome alternatif" (le "Calcutta Chromosome") qui permettrait de transmettre des informations et des identités d’une manière non conventionnelle et de nourrir leurs propres théories sur la biologie et l’immortalité.

Ross pensait qu’il menait ses propres expériences, qu’il avançait pas à pas dans la logique scientifique. Mais il n’était rien de plus qu’une marionnette. Ceux qui l’entouraient – des balayeurs, des serviteurs – en savaient bien plus que lui. Ils n’avaient pas besoin de laboratoires ou de publications, ils avaient quelque chose de bien plus ancien, quelque chose qui défiait la science moderne. Leur but n’était pas simplement de guérir, mais de transcender : transcender la mort, transcender la chair, trouver une nouvelle voie pour survivre. C’était ça, leur véritable science. Et le roman se termine de manière énigmatique, laissant entendre que le groupe continue d'opérer à travers le temps, défiant la science traditionnelle et les lois naturelles...


"The Glass Palace" (2000)

Une saga historique couvrant plus d’un siècle, de la fin du XIXe siècle à la fin du XXe siècle,  explorant l’histoire coloniale de l’Asie du Sud-Est, en particulier la Birmanie (aujourd’hui Myanmar), l’Inde, et la Malaisie. Des destins individuels reliés aux grands mouvements de l'Histoire. Trois générations se succèdent dont la première commence à Mandalay, en Birmanie : Rajkumar est un jeune orphelin indien qui assiste à la chute de la dynastie Konbaung et à la fin de l’indépendance de la Birmanie. La scène où le roi Thibaw, dernier monarque birman, quitte son palais de Mandalay (the Glass palace) en 1885 après avoir été vaincu par les Britanniques, illustre la fin d’une ère et le début de l’assujettissement de la Birmanie au colonialisme britannique...

Rajkumar va devenir dans ce contexte un riche homme d’affaires de l’industrie du teck, symbole de l’exploitation coloniale des ressources naturelles, et épousera Dolly, une jeune servante au service de la famille royale. Leurs enfants inaugureront une nouvelle génération très différente de leurs parents indifférentes aux affaires familiales. Des personnages qui se trouvent tous à la croisée des cultures, des langues, et des traditions, créant une mosaïque d’identités complexes. La Birmanie va devenir un théâtre majeur pendant la Seconde Guerre mondiale, les Japonais envahissent la région, provoquant un exode massif. Rajkumar et sa famille sont contraints de fuir, perdant une grande partie de leur fortune. Après la guerre, la famille de Rajkumar est dispersée entre Malaisie et Inde. Ses affaires ne se relèvent jamais complètement, symbolisant l’impact des bouleversements politiques sur les individus et les familles. La troisième génération aura à lutter avec les héritages de ce passé chaotique ..


"The Imam And The Indian, Prose Pieces", Amitav Ghosh (2002)

Un recueil de textes écrits sur plusieurs décennies, explorant des thèmes variés comme l’histoire, la culture, la politique, la mémoire, et l’identité, à travers une perspective profondément personnelle. Le titre de l’ouvrage, tiré d’un des essais, reflète l’intérêt de Ghosh pour les interactions humaines transcendant les barrières culturelles, sociales et géographiques. L'auteur utilise ses propres expériences de vie en Égypte, en Inde et dans d'autres régions pour examiner comment les identités sont façonnées par les contextes sociaux et historiques. Plusieurs essais explorent les traces laissées par le colonialisme sur les sociétés contemporaines, en Inde comme ailleurs. Parmi ces textes, citons ..

- "The Imam and the Indianla rencontre de Ghosh avec un imam en Égypte, alors qu'il travaillait en tant qu’anthropologue, la méfiance mutuelle, les malentendus culturels, et la manière dont les différences religieuses et culturelles peuvent être transcendées à travers une humanité partagée.

- "The Slave of MS. H.6", une réflexion sur l’esclavage et la manière dont les archives historiques révèlent des histoires souvent ignorées. Ghosh redonne vie aux récits marginalisés.

- "Tibetan Dinner", évocation de la culture tibétaine à travers une expérience culinaire, mettant en lumière les subtilités des interactions interculturelles.

- "A Town by the Sea", une méditation sur la destruction causée par le tsunami de 2004, liant les événements personnels et locaux à des récits plus larges de perte et de résilience.


Arundhati Roy (1961), "The God of Small Things" (1997)

Suzanna Arundhati Roy est née à Shillong (Meghalaya),  d’un père bengali (un gestionnaire de plantations de thé) et d’une mère chrétienne syriaque de l’État du Kerala, Mary Roy, une éducatrice et féministe renommée. Elle a passé son enfance dans le Kerala, étudié l’architecture à l’École d’architecture de Delhi. Avant de devenir écrivaine, Roy a travaillé dans plusieurs domaines, notamment comme scénariste pour la télévision et le cinéma. Elle a écrit les scénarios des films "In Which Annie Gives It Those Ones" (1989) et "Electric Moon" (1992). Elle entre dans le monde littéraire et dans l’activisme global avec un roman à succès "The God of Small Things" (1997), qui lui a valu le Booker Prize (la première écrivaine indienne à recevoir cette distinction). Un roman semi-autobiographique qui raconte l’histoire de deux jumeaux, Estha et Rahel, dans le contexte complexe du Kerala des années 1960. "The Ministry of Utmost Happiness" (2017) met en scène plusieurs personnages marginalisés dans l’Inde contemporaine, notamment une hijra (personne transgenre) et un activiste du Cachemire dans un récit qui traverse des décennies et explore les tensions religieuses, politiques, et sociales du temps. 

Après le succès de "The God of Small Things", Roy s’est concentrée sur l’activisme, critiquant les injustices sociales, le capitalisme globalisé, et les politiques du gouvernement indien, prenant position sur des sujets sensibles, tels que le barrage de la rivière Narmada (pour lequel ont été déplacé des milliers de communautés tribales) ou l’autonomie du Cachemire. Roy a publié plusieurs essais influents, compilés dans des livres comme "Field Notes on Democracy: Listening to Grasshoppers" (2009), "Capitalism: A Ghost Story" (2014), "My Seditious Heart" (2019)...


"The God of Small Things" (1997)

Ce sont les petites choses du titre qui font la différence dans la vie. La grande tragédie centrale de « The God of Small Things » est causée par un regard, celui d'un enfant, Rahel, à un serviteur de la famille, Velutha, lors d'un rassemblement politique. À partir de là, tout s'emballe. La tante de Rahel, Baby Kochamma, humiliée lors du rassemblement, victimise Velutha, auquel Rahel et son frère jumeau Estha vouent une amitié profonde ... 

La famille Kochamma appartient à la classe moyenne syriaque chrétienne du Kerala. Les personnages principaux incluent Ammu, la mère divorcée des jumeaux, qui a fui un mariage abusif ; Baby Kochamma, une tante aigrie et autoritaire ; Chacko, le frère d’Ammu, intellectuel mais égoïste ; et Mammachi, leur mère aveugle, qui subit la violence de son mari décédé. Les jumeaux Rahel, une fille, et Estha, le garçon, partagent quant à eux une connexion profonde, presque télépathique. Ils sont les témoins des tensions et des secrets de leur famille ...

Chacko, récemment divorcé d'une britannique, Margaret, invite son ex-femme et leur fille Sophie Mol à visiter la famille Kochamma en Inde. Sophie Mol devient le centre d’attention de la famille, exacerbant les tensions latentes, notamment la jalousie de Baby Kochamma envers Ammu et ses enfants. Velutha, un ouvrier intouchable (dalit), travaille pour la famille Kochamma. Bien qu’il soit marginalisé en raison de son statut social, il est doué et respecté pour ses compétences...

Ammu, la mère de Rahel et d'Estha, syriaque chrétienne de caste supérieure, récemment divorcée d’un homme alcoolique et violent, se sent marginalisée au sein de sa famille en raison de son statut de femme célibataire avec deux enfants. Elle trouve en Velutha réconfort et authenticité, une liaison s'installe. Nous touchons alors le thème central du roman, son pivot tragique, celui des interdictions sociales, des hiérarchies de caste, et des limites imposées à l’amour et aux relations humaines : Ammu est une femme de caste supérieure, et Velutha, un intouchable ... 

La force destructrice des "Love Laws" (les lois de l’amour), ces règles sociales implicites et explicites qui dictent "qui doit être aimé, et comment, et jusqu’à quel point", est puissante et incontournable. La "destinée" évoquée ici reflète l’inévitable tragédie qui s’abat sur ceux qui osent défier les normes...

Car une nuit, cette nuit-là, les lois de l’amour furent transgressées, et c'est cette nuit-là que la destinée les rattrapa, qu’elle forma autour d’eux son cercle impitoyable et précis. Baby Kochamma, jalouse et soucieuse de l’honneur familial, découvre la liaison et en informe la police et force Ammu à quitter la maison familiale, abandonnant ses enfants. Ammu vivra par la suite dans une pauvreté extrême et finira ses jours seule dans une chambre d’hôtel.

Les jumeaux Estha et Rahel décident de s'enfuir de la maison avec leur cousine Sophie, mais lors de la traversée d'une rivière, Sophie se noie. Velutha, tenu à tort pour responsable de la mort de Sophie en raison d'un faux témoignage, est battu par la police et meurt en prison.

Les jumeaux sont expulsés de la maison familiale et séparés : Estha rejoint son père à Calcutta et Rahel, laissée à la dérive, finit par s’installer aux États-Unis. Ils seront tous deux réunis des années plus tard, dans un acte d'amour interdit au cours duquel ils partagent « non pas le bonheur, mais un affreux chagrin ». Le roman se termine sur les souvenirs de la seule histoire d'amour véritablement heureuse du livre ..

 

« The God of Small Things » n'est pas raconté de manière chronologique, mais de manière épisodique, alternant entre deux époques principales, la fin des années 1960 et 1993, Il est centré sur les jumeaux, Rahel et Estha, et les événements tragiques qui ont bouleversé leur famille. Comme l'écrit Roy dans le roman, « les grandes histoires sont celles que vous avez entendues et que vous voulez réentendre. Ce sont celles dans lesquelles on peut entrer n'importe où et que l'on peut habiter confortablement ». La narration à la troisième personne se fait essentiellement du point de vue de Rahel, mais certains événements sont repris et vus à travers d'autres yeux. Cette forme de narration apparemment décousue vise à transmettre la complexité de la vie des personnages et de la société indienne.

La société indienne présente en effet de nombreuses divisions - de langue, de religion, de caste, de race. Toutes ces barrières socialement acceptées semblent conçues pour contrecarrer plutôt que faciliter l'interaction sociale dans l'Inde postcoloniale... 

Ainsi, Sophie, dont la mère était anglaise, est désavantagée sur le plan racial par rapport aux jumeaux parce qu'ils sont « tous wogs », alors qu'elle n'est qu'« à moitié wog ». Dans cette Inde des années 1960, même la langue est une barrière : certains Indiens continuent à tenir l'Angleterre et l'anglais en haute estime, tandis que d'autres se tournent vers un avenir politique. L'amour est interdit s'il ne correspond pas aux constructions sociales établies. Même au sein d'une même religion, il existe des barrières : Baby Kochamma s'attire la désapprobation de sa famille chrétienne syrienne en rejoignant un monastère chrétien catholique afin d'être proche de son amour interdit, un prêtre catholique. Le récit non chronologique de Roy reflète ces nombreux obstacles et interruptions que connaissent tous ses les personnages. Mais l'amour, la grande histoire à laquelle elle se réfère : trop puissant pour être contraint par les conventions, celles-ci cherchent à le détruire l'amour, la plus anarchique des émotions menace la stabilité sociale. L'amour est une tragédie ...

 

"Le côut de la vie" (The Cost ofLiving) vient fermer le livre ...

" ... Il se retouma et se mit à nager. Pour remonter le fleuve. Contre le courant. Il jeta un dernier coup d'oeil vers la rive, ralentissant l'allure, se traitant d'idiot pour avoir été aussi sûr de lui. Aussi confiant. Quand il la vit, le choc fut tel qu'il faillit couler à pic. Il lui fallut rassembler toute son énergie pour maintenir la tête hors de l'eau. Il s`arrêta, faisant du sur-place au milieu du fleuve. Elle ne vit pas la boule sombre de sa tête qui dansait sur l'eau noire. Noix de coco agitée par les flots. De toute manière, elle ne regardait pas. Elle avait la tête enfouie dans les bras. 

 

" ... He watched her. He took his time.

Had he known that he was about to enter a tunnel whose only

egress was his own annihilation, would he have turned away?

Perhaps.

Perhaps not.

Who can tell?

He began to swim towards her. Quietly. Cutting through the water with no fuss. He had almost reached the bank when she looked up and saw him. His feet touched the muddy riverbed. As he rose from the dark river and walked up the stone steps, she saw that the world they stood in was his. That he belonged to it. That it belonged to him. The water. The mud. The trees. The Fish. The stars. He moved so easily through it. As she watched him she understood the quality of his beauty. How his labor had shaped him. How the wood he fashioned had fashioned him. Each plank he planed, each nail he drove, each thing he made had molded him. Had left its stamp on him. Had given him his strength, his supple grace.

He wore a thin white cloth around his loins, looped between his dark legs. He shook the water from his hair. She could see his smile in the dark. His white, sudden smile that he had carried with him from boyhood into manhood. His only luggage.

They looked at each other. They weren’t thinking anymore. The time for that had come and gone. Smashed smiles lay ahead of them. But that would be later.

Lay Ter..."

 

Il l'observa un moment, prenant son temps. 

S'il avait su qu'il s'apprêtait à entrer dans un tunnel au bout duquel l'attendait sa fin, aurait-il renoncé? Peut-être. Peut-être pas. Qui peut savoir? 

Il commença à nager dans sa direction. Calmement. Sans heurt. Il avait presque atteint la berge quand elle releva la tête et le vit. Ses pieds touchèrent le lit boueux du fleuve. Tandis qu'il sortait de l'eau et montait les marches de pierre, elle vit que le monde où ils se trouvaient était le sien. Qu'il appartenait à ce monde autant que celui-ci lui appartenait. L'eau. La boue. Les arbres. Les poissons. Les étoiles. Il se déplaçait dans cet univers avec une aisance totale. En le regardant, elle comprit la vraie nature de sa beauté. Comment son travail l'avait fait ce qu'il était. Comment le bois qu`il façonnait l'avait façonné a son tour. Comment chaque planche rabotée, chaque clou enfoncé, chaque objet réalisé l'avaient modelé. Laissant sur lui leur empreinte. Lui donnant sa force, sa grâce déliée.

ll portait autour des reins un morceau d'étoffe blanche nouée entre ses jambes sombres. ll secoua l`eau de ses cheveux. Elle voyait son sourire dans l'obscurité. Blanc et fulgurant. Le seul bagage qu'il ait conservé de son enfance.

lls se regardèrent. Ils ne pensaient plus. Le temps des pensées était derrière eux. Devant eux, des sourires grimaçants. Mais ce serait pour plus tard.

Plutard.

Il'était maintenant debout devant elle, le fleuve ruisselant de son corps. Elle resta assise sur les marches, à le regarder. Pâleur de son visage dans le clair de lune. Un frisson soudain le parcourut. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine. C'était une terrible erreur. Il s'était fourvoyé. Toute cette histoire n'était que le produit de son imagination. Il était tombé dans un piège. Il devait y avoir des gens dans les fourrés. Qui observaient la scène. Elle? elle n'était que l'appât. Comment aurait-il pu en être autrement? On l'avait aperçu dans la manifestation. Il essaya de parler d'une voix désinvolte. Normale. Seul un son rauque sortit de sa gorge.

"Ammukutty... que se passe-t-il?"

Elle s'approcha de lui et pressa son corps contre le sien. Il ne bougea pas. Ne la toucha pas. Il frissonnait. De froid. De terreur. D'un désir fou. En dépit de sa peur, son corps était prêt à mordre à l'appât. Tant il la désirait. Son humidité la pénétra. Elle l'enlaça. Il essaya de penser. Que peut-il m'arriver de pire? Tout perdre. Mon travail. Ma famille. Mes moyens d'existence. Tout.

Elle entendait son cœur cogner dans sa poitrine. Elle le tint serré contre elle jusqu'à ce qu'il se calme. Un peu. Elle déboutonna son corsage. Ils restèrent ainsi. Peau contre peau.

Sa peau brune contre la sienne, presque noire. Sa douceur contre sa dureté. Ses seins noisette (qui ne retiendraient pas une brosse a dents) contre sa poitrine d'ébène lisse. Elle sentait sur lui l'odeur du fleuve. Cette odeur si particulière du Paravan qui dégoûtait tant Baby Kochamma. Ammu la goûta de sa langue, dans le creux que faisaient les tendons de son cou. Sur le lobe de son oreille. Elle attira sa tête à elle et l'embrassa sur la bouche. Baiser brumeux. Baiser qui en

réclamait un autre en retour. Il l'embrassa. D'abord avec précaution. Puis avec fougue. Lentement, ses bras se refermèrent sur son dos. Qu'il caressa. Avec une infinie douceur. En dépit du contact sur sa peau de ses mains dures, calleuses, rêches comme du papier de verre. Il faisait très attention de ne pas lui faire mal. Elle sentait à quel point, pour lui, elle était douce. Elle se sentait à travers lui. Sentait sa peau. La manière dont son corps n'existait qu'aux endroits où il la touchait. Ailleurs, il n'était que fumée. Soudain, il tressaillit. Ses mains glissèrent au bas de son dos et plaquèrent ses hanches contre les siennes, pour lui faire savoir à quel point il la désirait.

La biologie régla la chorégraphie. La terreur la synchronisa. Dicta le rythme auquel leurs corps allaient se répondre. Comme s'ils savaient déjà qu'il leur faudrait payer chaque frisson de plaisir par une mesure égale de souffrance. Comme s'ils pressentaient que plus loin ils iraient, plus cher ils devraient payer. Alors, ils se retinrent. Se torturant. Ne s'abandonnant que lentement. Ce qui ne fit qu'aggraver les choses. Que faire monter les enchères. Que leur coûter davantage. Parce que les embarras, les tâtonnements, la fièvre de la première rencontre s'en trouvaient amoindris, et leur désir exacerbé.

Derrière eux, le fleuve palpitait dans les ténèbres, miroitant comme une soie sauvage. Les bambous jaunes pleuraient. Les coudes posés sur l'eau, la nuit les regardait...."


Jhumpa Lahiri (1967), "Interpreter of Maladies" (1999)

Jhumpa Lahiri, est né de parents bengalis immigrés à Londres en 1967. Quand elle avait trois ans, sa famille a déménagé en Nouvelle-Angleterre et elle a grandi aux États-Unis. Comme la plupart de ses personnages de deuxième génération, elle a vécu une réinstallation temporaire (à Calcutta) pendant sa jeunesse. Actuellement, Jhumpa Lahiri vit à Brooklyn, dans l’État de New York. Son premier recueil de nouvelles, "Interpreter of Maladies", a remporté le prix Pulitzer de fiction en 2000 et fut traduit en 29 langues. Sept des neuf nouvelles présentent des interactions entre personnages indiens et américains placés dans des contextes indiens ou américains. Son roman "The Namesake", publié en 2003, présente l’évolution d’une famille d’immigrants bengalis en mettant l’accent sur les différentes stratégies de la première et de la deuxième génération dans la navigation des traditions multiples. Sa dernière collection de nouvelles, "Unaccustomed Earth" (2008), met en avant les personnages de la deuxième génération et leur effort pour donner un sens à leur héritage culturel dans un monde de plus en plus connecté. 

Si Jhumpa Lahiri considère l'Amérique comme un foyer (Lahiri to Dottino 2006), elle s'y sent toujours « un peu étrangère » (Lahiri to R. Shankar, 1999) : les deux générations, celle de ses parents comme la sienne sont en fin de compte confrontées à des défis tout aussi difficiles à vivre, ses parents immigrés ont subi un déplacement culturel, tandis que la deuxième génération a grandi dans deux mondes à la fois. Un dilemme biographique que l'on retrouve dans ses fictions ...

"In Other Words" (In Altre Parole en italien) est un ouvrage autobiographique et expérimental de Jhumpa Lahiri : écrit entièrement en italien, il marque un tournant dans la carrière de l'autrice, qui choisit de s'éloigner de sa langue maternelle, le bengali, et de l'anglais, sa langue d'écriture, pour embrasser une nouvelle langue et une nouvelle identité littéraire. Ce livre explore sa relation avec l'italien, son processus d'apprentissage, et les implications profondes du langage sur l'identité et la créativité. Lahiri comparera son expérience avec l’italien à une forme d’exil volontaire : abandonnant l’anglais, elle se sent à la fois libérée et marginalisée. Chaque chapitre est rédigé en italien et traduit en anglais par Ann Goldstein, marquant la distance que Lahiri veut maintenir avec sa langue d’adoption. Comment le choix d’une langue d’écriture façonne l’identité d’un écrivain et influence la manière dont il se perçoit ...


"Interpreter of Maladies" (1999)

Un recueil de neuf nouvelles couronné par le prix Pulitzer en 2002, ce qui est rarement accordé à un premier ouvrage ou à un recueil de nouvelles : A Temporary Matter - When Mr. Pirzada Came to Dine - Interpreter of Maladies - A Real Durwan - Sexy - Mrs. Sen's - The Blessed House - The Treatment of Bibi Haldar - The Third and Final Continent ...

 

Dans "A Temporary Matter", Shoba et Shukumar, un couple indien vivant aux États-Unis, traversent une crise après la mort de leur bébé. Pendant une coupure de courant qui dure plusieurs jours, ils commencent à se confier l’un à l’autre dans l’obscurité, révélant des secrets longtemps gardés. "When Mr. Pirzada Came to Dine" nous est conté du point de vue de Lilia, une jeune fille américaine d’origine indienne vivant avec ses parents dans une petite ville des États-Unis. Elle va réaliser progressivement la complexité des liens entre l’Inde, le Pakistan, et le Bangladesh en observant le comportement d'un universitaire pakistanais, vivant loin de sa famille restée à Dacca : celui-ci rend en effet régulièrement visite à ses parents pour partager des repas et regarder les nouvelles à la télévision, dans l’espoir d’obtenir des informations sur la situation politique au Pakistan oriental, où la guerre fait rage. La relation entre M. Pirzada et la famille de Lilia illustre comment les liens humains peuvent transcender les différences culturelles et politiques et combien les personnages, bien qu’éloignés de leur pays natal, restent profondément connectés à leurs racines et à leur histoire...

"Interpreter of Maladies", la nouvelle qui donne son titre au recueil, met en présence un guide touristique indien, M. Kapasi, et une famille d’Indiens américains en vacances en Inde, la famille Das. M. Kapasi exerce un second emploi comme interprète dans un cabinet médical, où il traduit les symptômes des patients pour un médecin parlant une autre langue. Pendant la visite, Mme Das montre un intérêt particulier pour M. Kapasi, notamment pour son travail d’interprète, alors que la famille dans son ensemble semble parfaitement insensible à leur pays natal. M. Kapasi s'imagine un instant qu'une relation romantique pourraît naître entre lui et cette femme, mais celle-ci, lors d’un moment en tête-à-tête, lui confie qu’un de ses enfants, Bobby, est le fruit d’une liaison extraconjugale : elle espère que Kapasi, en tant qu’interprète de maladies, puisse "traduire" ou donner un sens au mal-être émotionnel qui l'accable. Deux solitudes et une incompréhension totale de l'un envers l'autre...

Dans "A Real Durwan", Boori Ma, une femme âgée qui travaille comme gardienne dans un immeuble en Inde, est accusée à tort de vol après l’installation d’une nouvelle pompe à eau dans le bâtiment : elle sera chassée malgré ses années de loyauté. De la vulnérabilité des marginalisés...


"The Namesake" (2003)

Le  premier roman de Jhumpa Lahiri, "Un nom pour un autre", décrit avec une prose des plus efficaces l'expérience des immigrés et  le choc des cultures qui peut diviser les générations d'une seule et même famille. Un best-seller, primé par le Book ofthe Year Award par le New York Times et par le New York Magazine Book.

Ashima et Ashoke Ganguli, récemment mariés, abandonnent leur vie traditionnelle à Calcutta pour une ville proche de Boston dans le Massachusetts, où ils espèrent vivre le rêve américain. Mais ils ne souhaitent pas abandonner leur culture bengalie, surtout Ashima, qui résiste à l'assimilation et tente de maintenir des liens avec l'lnde. Avec la naissance de leur fils, Gogol (ainsi nommé en hommage à l'écrivain russe et, comme le racontera, son père, parce qu'un livre de Nikolai Gogol, "Le Manteau, lui a sauvé la vie lors d’un accident de train en Inde"), et de leur fille, Sonia, leurs espoirs de pouvoir respecter les traditions de leur ancien univers s'estompent, car leurs enfants sont d'abord américains, avant d'être bengalis : ainsi Gogol, qui a toujours été mal à l’aise avec son prénom, qu’il trouve étrange et difficile à porter, notamment dans le contexte américain, décidera de le changer légalement en "Nikhil" à l’âge de 18 ans, sans en discuter véritablement avec ses parents. Pour ses parents, ce changement est une incompréhension douloureuse. Ils voient ce prénom comme un lien essentiel avec leur culture et leur histoire ...

Et pendant que les parents s'accrochent au passé, les enfants essaient de s'accommoder du sentiment schizophrène éprouvé par ceux qui sont nés au sein d'une société qui les marginalise. 

La réalisatrice Mira Nair, après "Monsoon Wedding" (2001), comédie sur une famille punjabi préparant un mariage arrangé à Delhi, avec des membres de la famille venant de l'étranger, adaptera "The Namesake" au cinéma en 2006 ...


Kiran Desai (1971), "The Inheritance of Loss" (2006)

Se définissant comme un membre à part entière de la diaspora indienne aux Etats-Unis, Kiran Desai, fille de la romancière Anita Desai, partage la double émigration de sa mère (de l'Inde vers l'Angleterre à l'âge de quatorze ans ; de l'Angleterre vers les États-Unis à l'âge de quinze ans).

Kiran Desai a écrit deux romans : « Hullabaloo in the Guava Orchard » en 1988 et “The Inheritance of Loss” en 2006. Le premier est une approche satirique de la vie d'un Indien qui tente d'échapper à ses responsabilités d'adulte en se réfugiant dans un goyavier. « The Inheritance of Loss » est un roman à plusieurs niveaux dont les intrigues se déroulent entre l'Inde, l'Angleterre et les États-Unis. En 2006, il a remporté le Man Booker Prize et le National Book Critics Circle Fiction Award. Le roman présente deux scénarios parallèles d'émigration à l'époque coloniale et après l'indépendance : Jemubhai Patel émigre temporairement en Angleterre tandis que Biju devient un travailleur clandestin dans les restaurants de New York. 

 

"The Inheritance of Loss" est pour elle un retour au fait d'être Indienne, une reconnaissance que sa voix indienne complète la moitié américaine du récit : « I see everything through the lens of being Indian. It’s not something that has gone away, it’s something that has become stronger as I’ve got older » (Je vois tout à travers le prisme de mon appartenance à l'Inde. Ce n'est pas quelque chose qui a disparu, c'est quelque chose qui s'est renforcé avec l'âge, K. Desai to Barton 2006). Cependant, son attachement à ses origines indiennes s'accompagne d'une adhésion à un mode de vie nomade : « Je me sens aussi bien à l'aise n'importe où que mal à l'aise n'importe où » (K. Desai à Barton 2006). Les personnages de mon histoire sont entièrement fictifs, ajoutera-t-elle, mais ces voyages ainsi que le mien ont permis de comprendre ce que signifie voyager entre l’Est et l’Ouest et c’est cela que je voulais capturer (“The characters of my story are entirely fictional, but these journeys as well as my own provided insight into what it means to travel between East and West and it is this I wanted to capture [. . .] Ever since I left India to lead this life of going back and forth, certain patterns have revealed themselves, emotional as well as historical. I began to consider the complexity of growing up in India, the changing world of my parents and grandparents, the subsequent direction of my life that is a continuation of those days and the upheavals of that time” ). 

Enfin Kiran Desai nous dit avoir été influencée par Salman Rushdie fusionnant le mythe avec l’histoire et la politique, non sans humour. Elle est également redevable à VS Naipaul pour son sens de l’honnêteté brutale et sa perspective relationnelle sur l’histoire qui montre comment « les grandes guerres pervertissent les plus petits endroits » (K. Desai à Rochester, 2007) ...