Political Notes - Coexistences
Norbert Elias (1897-1990), "La Dynamique de l'Occident" (Über den Prozess der Zivilisation, 1939) - Jonathan Haidt, "The Righteous Mind: Why Good People Are Divided by Politics and Religion" (2012) - ...
Last update: 11/11/2017
Existence et coexistence. Les deux termes semblent désormais antinomiques. Sommes-nous dans l'obligation de dérouler notre existence dans un espace géographique, social et politique déterminés, et nous pourrions ajouter "sur-déterminés" tant nos marges de manoeuvre existentielles semblent s'amenuiser progressivement et silencieusement : nous rentrons dans une phase de renoncement qui prend ici des colorations inédites et que nous devons tenter d'éclaircir. Nous interroger sur nos opinions et nos actions, donner du sens à nos existences, accepter le poids des significations et des contraintes, sociales, politiques, économiques, formuler les termes de notre liberté, autant d'interrogations qui nous mènent sur le chemin de notre "identité", une "identité culturelle" qui nous donne une histoire, une langue, des symboles, des significations, mais aussi une "appartenance" à un monde ou à des mondes qui constituent autant de références sur lesquelles fonder et enraciner nos conditions de vie. Suis-je d'une communauté linguistique, d'une Région, d'un Etat, ou d'un ensemble plus vaste, européen ou américain du sud ou du nord, voire de la planète terre. Dois-je enfermer ma pensée et mon action dans l'espace restreint d'une frontière géographique, étatique ou culturelle, de quelle autorité dois-je accepter les diktats? Toute l'histoire de notre monde est traversée par la construction d'Etats qualifiés de rationnels et adossés à des droits politiques jugés universels, s'opposant à des mouvements d'autodétermination de peuples et de cultures, d'un côté la volonté de construire de grands ensembles structurés autour de quelques principes les plus "neutres" possibles, la tolérance, la liberté, le multi-culturalisme, la productivité sociale et économique et , de l'autre, des communautés étatiques construites autour d'une religion, d'une idéologie, d'une ethnie, d'une culture, d'une histoire. Depuis le XVIe siècle, cette histoire institutionnelle a balayé tous les continents, au gré des conflits et des drames, maintes frontières ont été tracées et retracées, pour aboutir à un XXIe siècle qui semble "étatiquement" stabilisé, pour un temps, peut-être.. Une nouvelle ère semble se dessiner : nous sommes d'un pays, d'une culture, d'une langue, mais aussi d'un ensemble supra-étatique, et plus encore partageant une même planète, et se pose alors la question de savoir sur quel socle appuyer notre liberté, quel niveau s'impose, lorsque les conditions d'existence de tel ou tel de ces niveaux nous est devenu intolérable? Emigrer, phénomène qui traverse toute l'histoire humaine depuis son commencement, se révolter, mais l'inertie sociale est telle aujourd'hui que la révolte n'est plus qu'un lointain épisode de notre humanité, ou en appeler à des principes supra-étatiques, faut-il encore que ces derniers puissent proposer des moyens décisionnels et d'application...
(picture Andrzej Wróblewski ,1927-1957)
Comment et pourquoi, dans une certaine phase du développement de l'État, il se forme une position sociale qui concentre entre les mains d'un seul individu des possibilités de pouvoir comparativement extraordinaires? A cette première question, Norbert Elias répond en mettant en évidence l'avancée progressive et constante d'un processus de civilisation à base d'intériorisation des comportements les plus primaires, intériorisation rendue nécessaire par la nécessité d'interagir avec les détenteurs de la puissance publique. Il n'y a pas ici de système répressif visible, familial, à l'image de la fameuse triade des moi, surmoi et idéal du moi développées par Sigmund Freud (Malaise dans la civilisation, 1929), ou institutionnel, ou économique, mais des mécanismes subtils d'autocontrainte et d'autorégulation dont nous héritions et que nous actualisons en permanence. Dans cette conception, les individus sont ainsi liés les uns aux autres par des liens de dépendance réciproque, liens qui constituent et structure la matrice de la société dans laquelle nous construisons notre existence et notre conscience...
Norbert Elias (1897-1990)
Né en 1897 à Breslau (Wroclaw), Norbert Elias sert dans l'armée allemande durant la Première Guerre mondiale, fit ses études de médecine, de philosophie et de psychologie dans plusieurs universités allemandes. Il y suivit les cours de Richard Hönigswald, obtient en 1924 son doctorat de philosophie, participe aux fameux "Davoser Hochschulkurse", puis se tourne vers la sociologie sous la direction d'Alfred Weber (Heidelberg), puis de Karl Mannheim (Francfort). Le régime nazi l'obligea à quitter l'Allemagne en 1933. Il séjourna en France puis s'installa définitivement en Angleterre. C'est dès 1939 qu'il publie son ouvrage le plus célèbre sur le processus de civilisation, dont ses travaux ultérieurs sur l'histoire de la civilisation occidentale dériveront. Norbert Elias a ainsi développé l'idée d'un système ou réseau de dépendances mutuelles qui réunit des individus et des groupes de personnes, puis analysé leurs relations de pouvoir. Concrètement, l'homme n'aura pu survivre que grâce au soutien d'un comité d'assistance aux réfugiés juifs et une carrière d'enseignant précaire menée comme il peut en Angleterre...
Norbert Elias a en premier lieu introduit dans l'analyse sociohistorique de l'Occident la notion de "civilisation des moeurs", et montrer comment ce processus de civilisation a accompagné celui de la centralisation du pouvoir. Si avec l'instauration des nations à partir du XVIe siècle, le pouvoir devient un pouvoir centralisé et réservé à un infime minorité, comment celle-ci parvient-elle à se maintenir au pouvoir? Ce n'est plus par la force que se maintient celui-ci, mais par le biais du respect du statut social qu'illustrent les manières raffinées des détenteurs de la puissance publique. Pour se rapprocher des puissants, chacun affiche le même comportement dit civilisé que celui de l'élite, et c'est ainsi que se met en place le "processus psychique de civilisation" : la thèse se met en place en étudiant les manuels de savoir-vivre, la théorie de la civilisation qu'il va construire, puise ses sources dans des sujets aussi mineurs que les règles de politesse du XVe au XVIIIe siècle, les mœurs de table ou les fonctions physiologiques du corps humain telles qu'uriner ou cracher : et c'est ainsi que progressivement avec le développement de la honte et de la gêne, se mettent en place le refoulement, le contrôle des affects, l'autocontrainte, l'Occidental va peu à peu restreindre le champ de ce qui est publiquement autorisé en termes d'expressions faciales, de relâchement du corps, d'exubérance. L'histoire des sociétés rejoint la psychologie humaine, on ne peut concevoir l'individu comme "isolé" de la société dans laquelle il évolue, - un Louis XIV peut être tenu pour un personnage unique et exceptionnel, mais on ne peut comprendre ses actions indépendamment de la "position sociale" qui est la sienne au sein de la "formation sociale" dont elle est constitutive. Norbert Elias développe ainsi son idée centrale en 1939, dans "Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique" (Über den Prozeß der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen), qui ne sera réellement publié, par fragments, et reconnu que quarante ans plus tard : la "civilisation" est une question de moeurs, de ces petites et grandes règles qui pèsent sur l'usage du corps, la satisfaction des besoins, des instincts et des désirs humains, l'homme médiéval vivait dans une sorte de liberté "innocente" sans se soucier du regard d'autrui, à partir du XVIe siècle, les comportements se codifient sous l'emprise des nobles de cour, au XVIIe siècle, les bourgeois s'emparent à leur tour de ces bonnes manières, pris dans la spirale des interactions dont le pouvoir d'Etat est le premier moteur. Cette "domestication" progressive des individus qui imprègne tous les aspects de la vie d'une société qui se complexifie, augmente leur dépendance les uns vis-à-vis des autres, et de fait se généralise une "morale" fondée sur la maîtrise croissante des pulsions physiques et émotionnelles. Pour Norbert Elias, notre société s'est construite par intériorisation de ce processus de civilisation, un Michel Foucault, partant à peu près des mêmes présupposés, privilégiera la mise en place d'une évolution de la rationalisation de nos sociétés marquée par une volonté de répressive de plus en plus accentuée : pour le premier, l'intériorisation croissante des normes rend de plus en plus superflus les mécanismes sociaux de répression, pour le second, le résultat n'est que la conséquence d'une stratégie d'enfermement élaborée dans ces univers types que sont les univers psychiatrique et carcéral.
"Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique" (Über den Prozeß der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen), écrit en 1939, comporte deux parties, "Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes" (Métamorphoses du comportement des classes sociales supérieures en Occident), traduit par Pierre Kamnitzer, publié en 1974 sous le titre "La Civilisation des mœurs", et "Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation" (Métamorphoses de la société : esquisse d'une théorie de la civilisation), traduit par Pierre Kamnitzer, publié en 1975 sous le titre "La Dynamique de l’Occident". Une troisième et dernière partie sera publiée sous le titre "La Société des individus" (Die Gesellschaft der Individuen)...
"La Dynamique de l'Occident" (Über den Prozess der Zivilisation, 1939)
Après "La Civilisation des Mœurs" et "La Société de Cour", ce troisième volume vient couronner l'œuvre de Norbert Elias. L'analyse s'attache à démonter les mécanismes qui ont conduit les Occidentaux à exercer un contrôle croissant sur leurs pulsions. La démonstration se développe sur deux volets. Le premier retrace, en un raccourci saisissant et neuf, le mouvement séculaire qui a mené de la dispersion féodale à la concentration étatique contemporaine, en passant par le stade absolutiste, jugé crucial. Ce mouvement politique est déterminé par les tensions constamment renouvelées qui opposent les groupes sociaux en concurrence, que ce soit au sein des élites ou entre élites et peuple. Ces tensions, jointes à la multiplication des contacts sociaux, contraignent les individus à aiguiser leur perception de l'environnement social et à éviter toute manifestation intempestive des pulsions, sous peine de rétorsion immédiate. En somme, une société plus complexe, où l'expression de la violence est monopolisée par l'Etat, oblige les groupes et les individus à se montrer plus prévoyants, plus rationnels et plus maîtres de soi...
"..Dans ce qui précède, nous avons essayé de découvrir les interconnexions, les interdépendances et rapports réciproques qui ont mis en branle le processus de la féodalisation. Nous avons vu que les nécessités de la compétition poussent les seigneurs féodaux à se combattre réciproquement, que le cercle des concurrents se rétrécit de plus en plus, que la position monopolistique de l'un d'eux aboutit - en liaison avec d'autres mécanismes dïnterdépendance - à la formation d'un Etat absolutiste. Cette réorganisation totale des relations humaines n'est pas sans incidence directe sur cette transformation de l'habitus, dont le résultat provisoire est notre manière « civilisée ›› de nous comporter et de sentir. Nous approfondirons par la suite les rapports entre cette transformation spécifique des structures des interrelations humaines et la transformation correspondante des structures de l'habitus psychique. Or, l'étude de ces mécanismes éclaire plus largement encore le processus de la civilisation. Pour bien comprendre l'origine de ces modifications de l'habitus humain et de l'appareil psychique doué d'une certaine plasticité, modifications dont l'histoire de l'humanité nous offre de nombreux exemples depuis les temps les plus reculés jusqu'à notre époque, il faut avoir une parfaite connaissance de cette sorte d'automatisme qui fait évoluer une certaine structure, une certaine forme d'interdépendance sociale - en raison de ses tensions internes - vers une modification spécifique et de nouvelles formes d'interdépendance. Ensuite seulement on comprendra que la modification de l'habitus psychique dans le sens de la « civilisation » obéit à une certaine direction, bien qu'elle ne procède en aucune manière de la planification d'une personne déterminée et qu'elle ne soit pas l'aboutissement d'une série de mesures « raisonnables » et finalisées. La civilisation n'est pas « raisonnable », elle n'est pas « rationnelle », mais elle n'est pas non plus «irrationnelle››. Elle doit son origine et sa permanence à la dynamique intrinsèque d'un réseau d'interrelations, à des modifications spécifiques du comportement que la vie commune impose aux hommes. Mais cela n'exclut pas pour nous la possibilité de faire de cette "civilisation" quelque chose de plus « raisonnable », de mieux adapté à nos besoins et fins. Car c'est précisément par le processus de la civilisation que le jeu aveugle des mécanismes dïnterdépendance élargit la marge des possibilités d'interventions conscientes dans le réseau des interdépendances et l'habitus psychique. Ces interventions sont rendues possibles par notre connaissance des lois immanentes qui les régissent. Quelle est la modification spécifique de la manière dont les hommes doivent vivre ensemble, qui oriente l'appareil psychique des hommes dans le sens d'une « civilisation » ?
Il est facile de répondre à cette seconde question, si nous nous référons à ce que nous avons dit plus haut des transformations qui ont affecté la société occidentale. Depuis les origines de l'histoire de l'Occident jusqu'à nos jours, on assiste à une différenciation de plus en plus poussée des fonctions sociales sous la pression accrue de la compétition. Cette différenciation emporte une augmentation continuelle du nombre des fonctions et des hommes, dont chaque individu, qu'il accomplisse les travaux les plus simples et les plus ordinaires ou les plus compliqués et les plus rares, dépend entièrement. Ainsi, les comportements d'un nombre accru de personnes doivent être accordés, des actes interdépendants organisés avec plus de rigueur et de précision pour que chaque acte isolé remplisse sa fonction sociale. L'individu est obligé de différencier et de contrôler ses gestes, de leur donner plus de fermeté et de régularité. Nous avons déjà signalé qu'il ne s'agit pas seulement d'un contrôle conscient. C'est là un des traits caractéristiques de la modification de l'appareil psychique par la civilisation que la régulation plus différenciée et plus prévisible du comportement de l'individu lui est inculquée dès sa plus tendre enfance et qu'elle devient une sorte d'automatisme, d' « autocontrainte », dont il ne peut se défaire même s'il en formule dans sa conscience le vœu. Le tissu des actes s'étend et se complique à tel point, on demande de tels efforts à l'homme pour qu'il se comporte « correctement », que chaque individu développe à côté de l'autocontrôle conscient un mécanisme d'autocontrôle automatique et aveugle, qui dresse contre toute déviance une barrière de phobies, mais qui, parce que son mode d'action est automatique et aveugle, aboutit aussi à de nombreuses erreurs. Consciente ou inconsciente, l'orientation du comportement en fonction d'une régulation sans cesse plus différenciée de l'appareil psychique est déterminée par les progrès de la différenciation sociale, de la division des fonctions, par l'extension des chaines d'interdépendance dans lesquelles s'insère, directement ou indirectement, chaque mouvement, chaque manifestation de l'homme isolé.
Cherchons une image simple capable d'illustrer la différence entre l'insertion de l'individu dans une société différenciée et l'insertion de l'individu dans une société moins différenciée : tâchons de nous représenter le réseau des routes et voies de communication dans les deux types de société. Les routes représentent les fonctions spatiales de l'interdépendance sociale, dont la totalité ne peut plus être exprimée par des concepts empruntés au continuum à quatre dimensions. Regardons les routes cahoteuses, mal pavées, défoncées par la pluie et les intempéries de la société de guerriers régie par l'économie de troc. La circulation sur ces routes est, à quelques exceptions près, minime; la menace qui vient de l'homme se présente sous la forme d'une attaque toujours à craindre par des guerriers ou des brigands. Les voyageurs regardent à droite et à gauche, ils scrutent les collines et les bosquets, ils observent d'un œil méfiant la route devant eux, car ils risquent à tout moment une attaque armée ; ce n'est qu'en second lieu,qu'ils songent à la nécessité de laisser le passage à quelque autre voyageur. Pour s'aventurer sur les routes de cette société, il faut être prêt à combattre, à faire appel à son agressivité pour défendre sa vie et ses biens. La circulation dans les rues principales d'une grande ville de notre société différenciée exige un conditionnement très différent de notre appareil psychique. Le danger d'une attaque armée est réduit au minimum. Des automobiles filent à toute vitesse. Les piétons et les cyclistes cherchent à se frayer un passage dans les carrefours encombrés. Des agents règlent avec plus ou moins d'adresse la circulation. Mais cette régulation de la circulation présuppose que chacun règle lui-même son comportement en fonction des nécessités de ce réseau d'interdépendances par un conditionnement rigoureux. Le danger principal auquel l'homme est ici exposé est la perte de l'auto-contrôle d'un des usagers de la voie publique. Chacun doit faire preuve d'une autodiscipline sans faille, d'une autorégulation très différenciée de son comportement pour se frayer un passage dans la bousculade. Si jamais l'effort qu'exige cette autorégulation dépasse les possibilités d'un individu, ce dernier et bien d'autres se trouvent en danger de mort.
C'est là une simple image. L'enchaînement des actes qui lie les membres d'une société différenciée les uns aux autres, l'autocontrôle auquel l'éducation les astreint depuis le plus bas âge, vont beaucoup plus loin que notre exemple ne le laisse paraître. Mais il nous donne au moins une idée des rapports étroits entre la permanence et la différenciation de l'habitus de l'homme dit « civilisé » d'une part, et la différenciation des fonctions sociales, la grande variété des actes devant être accordés et harmonisés de l'autre. Le schéma des autocontraintes, les modèles du conditionnement des pulsions varient considérablement selon la fonction et la position de chaque individu à l'intérieur du réseau social. On observe de nos jours dans les différents secteurs du monde occidental des mécanismes d'autocontrainte d'une force et d'une stabilité très variables quand on les regarde de très près. Nous découvrons nombre de problèmes particuliers à la solution desquels la méthode sociogénétique peut sans doute apporter sa contribution. Mais la comparaison de ces mécanismes avec l'habitus des membres de sociétés moins différenciées relègue un peu à l'arrière-plan ces différences et gradations et fait ressortir avec une précision particulière les grandes lignes de la transformation qui nous intéresse ici en premier lieu : à mesure que se différencie le tissu social, le mécanisme sociogénétique de l'autocontrôle psychique évolue également vers une différenciation, une universalité et une stabilité plus grandes..." (Calmann-Lévy, traduction Pierre Kamnitzer)
"La société des individus" (Die Gesellschaft der Individuen, 1939-1987)
L'idée centrale qu'Elias développe ici est que les individus sont liés les uns aux autres par des liens de dépendance réciproque et que ceux-ci sont comme la matrice constitutive de la société. C'est sous l'effet de cette imbrication que les comportements se sont modifiés au fil des siècles. L'idée moderne de l'individu - cet idéal du moi qui veut exister par lui-même - n'est apparue en Occident qu'au terme d'un long processus, qui est indissociable de la domination des forces de la nature par les hommes et de la différenciation progressive des fonctions sociales. L'individu et la société ne sont donc pas deux entités distinctes, et leur rapport ne se pose pas aujourd'hui comme avant la guerre. La dépendance croissante des Etats les uns à l'égard des autres place les hommes dans un processus d'intégration au niveau planétaire. La création des Nations Unies et de la Banque mondiale en a été l'une des premières expressions. Le développement d'une nouvelle éthique universelle et, surtout, les progrès d'une conscience d'appartenance à l'humanité tout entière en sont des signes évidents. Mais nous ne sommes qu'au tout premier stade de ce processus d”intégration. Une chose est certaine : “Il ne peut que renforcer l'impuissance de l'individu face à ce qui se déroule au niveau supérieur de l'humanité. ”
"Les hommes font partie d'un ordre naturel et ils font partie d'un ordre social. Les considérations qui précèdent ont montré comment était possible cette double appartenance. L'ordre social, pour si peu naturel qu'il soit au sens où peut l'être celui des organes à l'intérieur d'un corps, doit son existence même à une particularité de la nature humaine. Il doit son existence à la souplesse et à l'adaptabilité par lesquelles la commande du comportement humain se distingue de celle du comportement animal. Par son intermédiaire doit se constituer chez l'individu humain, uniquement à partir du moment où il vit en société et au travers de la société des autres, ce qui est en majeure partie donné par la nature chez l'animal: un schéma fixe de commande du comportement dans la relation avec les autres et avec les objets; par son intermédiaire entrent en jeu dans l'imbrication des aspirations et des actes de nombreux individus des lois, des automatismes et des processus, que nous qualifions de "sociaux", à la différence des lois organiques naturelles. La levée de l'emprise de l'appareil réflexe sur la commande du comportement humain est elle-même le résultat d'un processus d'évolution naturelle. Mais grâce à elle interviennent dans la vie collective des individus des processus et des changements qui ne sont pas inscrits dans la nature de l'homme; grâce à elle les groupes sociaux et les individus au sein de ces groupes ont une histoire qui ne relève pas de l'histoire naturelle. Ils forment, dans le cadre général de la nature, une continuité autonome de type spécifique. Il est des groupes - que l'on songe par exemple aux Noirs d'Afrique australe - au sein desquels la structure de base des relations entre les êtres ne se modifie presque pas pendant des siècles. Il est d'autres formes de vie collective qui tendent curieusement à sortir de leurs propres limites et à modifier leur mode de fonctionnement sans qu'ait besoin d'intervenir pour autant aucune cause de nature extra-sociale. Elles sont orientées vers d'autres formes d'institutions ou de relations interhumaines, que ces autres formes soient effectivement atteintes ou non. Elles sont historique: au sens strict du terme. Ces mécanismes de changement et ces tendances reposent sur des formes spécifiques de relations entre les individus, sur des tensions de nature et d'intensité bien particulières entre les êtres. Pour s'en tenir à la plus extrême généralité, on peut dire que ces tensions se produisent à partir d'un certain stade de division du travail à cause d'un monopole héréditaire établi par certains individus ou groupes d'individus sur un certain nombre de biens et de valeurs sociales dont les autres dépendent, que ce soit pour leur subsistance matérielle ou pour la protection et la réussite de leur existence sociale. Parmi les biens susceptibles d'être monopolisés de la sorte, ceux qui servent à la satisfaction des besoins les plus élémentaires de l'existence, par exemple à calmer la faim, revêtent de toute évidence une importance majeure. Néanmoins la monopolisation de biens de cet ordre n'est qu'un mode d'institution de monopole parmi d'autres. Elle-même n'a du reste pas d'existence en soi. Tout monopole "économique", de quelque ordre qu'il soit, est directement ou indirectement lié à un autre sans quoi il ne peut avoir d'existence, un monopole de l'exercice physique de la violence et de l'utilisation de ses instruments, que ce soit un monopole secondaire et décentralisé de la détention des armes par un grand nombre d'individus, ou, comme sous l'absolutisme, un monopole centralisé de l'exercice physique de la violence entre les mains d'un individu unique. Ce que nous appelons l' "économie" - cette sphère de rapports que, généralisant le processus de la première phase d'industrialisation, l'on considère aujourd'hui comme une sphère à part de l'histoire, ou comme la seule sphère susceptible de faire avancer l'histoire, le moteur, la superstructure, qui mettrait en mouvement toutes les autres sphères - ne se dégage que très progressivement pour devenir une sphère à part entière dans le vaste tissu des relations humaines, avec la formation d'organes centraux mieux établis pour assurer l'exercice de la violence physique et la pacification intérieure concomitante.
Les dépendances économiques ne s'instaurent pas non plus, comme on semble le penser parfois, uniquement parce que les hommes ont besoin de satisfaire leur besoin alimentaire. Les animaux aussi sont animés par la faim; or les animaux n'ont pas d'économie. Lorsqu'ils semblent en avoir une, pour autant que nous le sachions jusqu'à ce jour, elle repose sur une disposition plus ou moins automatique, une disposition innée ou instinctive de leurs mécanismes de commande comportementaux. Les facteurs d'interdépendance économique au sens humain du terme résultent au contraire précisément de ce que la commande du comportement de l'homme par rapport aux autres et par rapport aux choses n'est pas aussi automatisée, ni contrainte à se maintenir sur des rails aussi étroits. Le caractère spécifiquement psychologique de la commande du comportement humain est l'une des conditions de l'économie au sens humain du terme. Toute forme de gestion économique suppose que les besoins instinctifs élémentaires de l'individu, besoin de nourriture, de protection et autres, soient soumis à l'empreinte sociale des fonctions d'un surmoi ou de fonctions de prévision à long terme exerçant une action de régulation. C'est uniquement ainsi que peut exister entre les hommes une forme de vie collective plus ou moins organisée, uniquement ainsi que dans la quête de nourriture ils peuvent collaborer ensemble suivant un certain schéma et qu'existent, dans le cadre de leur vie collective, différentes fonctions sociales corrélées les unes aux autres. En un mot, il ne peut y avoir de lois sociales - et par conséquent de lois économiques - que grâce à ces caractères spécifiques de la nature humaine par lesquels l'homme se distingue de tous les autres êtres vivants. C'est pourquoi toutes les tentatives d'expliquer ces lois sociales à partir des lois biologiques ou même seulement sur leur modèle, toutes les tentatives de faire des sciences sociales une sorte de biologie, ou même un secteur des autres sciences de la nature, sont également vaines.
Grâce au relâchement des automatismes naturels de commande du comportement dans leur vie collective, les hommes se construisent au sein du cosmos naturel un cosmos qui leur est propre. Ils forment ensemble une continuité historico-sociale dans laquelle chaque individu - en tant que partie de cet ensemble - pénètre à partir d'un certain lieu. Ce qui marque et lie l'individu au sein de ce cosmos humain - et ce qui lui donne en même temps le cadre de sa vie - ce ne sont pas simplement les réflexes de sa nature animale, mais l'inéluctable interdépendance entre ses désirs et son comportement et ceux des autres hommes, les vivants et les morts, et d'une certaine façon même ceux qui ne sont pas encore nés; c'est, en un mot, sa dépendance à l'égard des autres, les fonctions des autres pour lui et sa fonction pour les autres. Et de même que cette dépendance n'est jamais uniquement une dépendance déterminée par ses instincts, et jamais uniquement une dépendance déterminée par ce que l'on appelle, selon le point de vue de l'observateur, tantôt la pensée ou la prévoyance, tantôt le moi ou le surmoi, mais toujours une corrélation fonctionnelle des deux, les tensions spécifiques entre les différents groupes qui, au sein de cette continuité humaine, font pression pour sa modification structurelle et lui confèrent son caractère historique sont à double face : leur genèse est - à des degrés divers - à la fois le produit de réactions émotionnelles à court terme et de pulsions à long terme du surmoi. Elles ne surviendraient jamais sans des mobiles aussi élémentaires que la faim; mais elles ne surviendraient jamais non plus sans ces impulsions à long terme que donnent par exemple le désir de propriété ou d'augmentation de sa propriété, le désir de sécurité, l'aspiration à un rang social élevé, au pouvoir et à une forme de supériorité sur les autres. C'est précisément la monopolisation des biens et des valeurs qui servent à satisfaire ces multiples variantes des exigences de l'instinct, ces formes de désir sublimées - autrement dit, qui servent à satisfaire la faim du moi et du surmoi -, qui, avec la monopolisation des moyens servant à satisfaire tout simplement la faim, revêt dans la genèse des tensions sociales d'autant plus d'importance que les fonctions sociales, et avec elles les fonctions psychiques, sont plus différenciées, que le mode de vie normal d'une société s'élève au-dessus de la satisfaction des besoins alimentaires et sexuels les plus élémentaires.
La situation reste fondamentalement assez simple, si complexes que puissent devenir la structure des fonctions sociales et par conséquent les tensions entre les différents groupes fonctionnels. Même dans les sociétés les plus primitives que nous connaissions, il existe une forme de répartition des fonctions entre les hommes. Plus cette répartition des fonctions a progressé à l'intérieur d'un groupe, plus les hommes en sont remis à un rapport d'échange, plus ils se sentent étroitement liés par le fait que chacun ne peut assurer sa subsistance et son existence sociale qu'en relation avec beaucoup d'autres. Lorsque, par l'exercice de la violence dont ils détiennent les instruments, les uns peuvent refuser aux autres ce dont ces derniers ont besoin pour assurer et accomplir leur existence sociale, lorsque les uns sont constamment en mesure de menacer, de soumettre et d'exploiter les autres, ou même lorsque la réalisation des objectifs des uns exige le déclin de l'existence sociale et physique des autres, il se produit dans le réseau d'individus interdépendants, entre les groupes de fonctions et les peuples, des tensions, certes de nature et d'intensité très variables, mais présentant à chaque fois une structure très claire et précisément définissable. Ce sont les tensions de cet ordre qui, lorsqu'elles prennent une certaine intensité et une certaine forme, agissent dans le sens des modifications structurelles de la société. C'est grâce à elles qu'au sein de chaque groupe les formes de relation et les institutions ne se reproduisent pas toujours à peu près de la même façon de génération en génération. C'est grâce à elles que certaines formes de vie collective tendent toujours à se dépasser dans une certaine direction pour opérer des modifications spécifiques sans qu'intervienne pour autant aucun moteur extérieur. Des liens d'interdépendance de cette nature sont par exemple à la base de la tendance de plus en plus marquée à la division du travail qui a été d'une importance décisive dans le déroulement de l'histoire de l'Occident, qui par exemple a conduit à partir d'un certain stade à l'utilisation de l'argent, à partir d'un autre stade à la création de machines et, par conséquent, à l'augmentation croissante de la productivité du travail et à l'élévation du niveau de vie pour des couches de plus en plus larges de la population. On observe ce même automatisme du changement dans la façon dont en Occident, avec la tendance croissante à la division du travail, des artisans libres s'opposèrent aux guerriers propriétaires terriens, puis à la façon dont, au fil des siècles, avec un déplacement très lent de l'équilibre des forces, les groupes de la noblesse et de la bourgeoisie, puis des détenteurs du capital et de ceux qui en étaient dépourvus, constituèrent les pôles des plus puissants axes de tensions - pôles de tensions qui ne relèvent en aucun cas de la décision ni de l'action d'individus isolés.
C'est sous l'effet de ces contraintes d'interdépendance que dans l'histoire de l'Occident la nature et la qualité du comportement humain, et la commande psychologique du comportement dans son ensemble, se sont modifiées et ont évolué vers une forme de civilisation. On les voit à l'œuvre aujourd'hui dans la rigueur avec laquelle les tensions résultant de l'implication de l'homme dans le jeu de la libre concurrence aboutit au rétrécissement du cercle de la concurrence et, pour finir, à la constitution de monopoles centralistes. C'est ainsi - sous l'effet de ces liens d'interdépendance contraignants - qu'ont été produits et que sont encore produits les jours les plus paisibles de l'Histoire aussi bien que les périodes de guerres et de révolutions, les époques d'épanouissement aussi bien que celles de déclin, les époques de rayonnement artistique comme celles d'épigonisme. Tous ces changements prennent leur origine non pas dans la nature d'individus isolés, mais dans la structure de la vie collective de multitudes d'individus. L'Histoire est toujours l'histoire d'une société, mais toujours aussi d'une société d'individus....." (Editions Fayard, traduction Jeanne Etoré)
Jonathan Haidt, "The Righteous Mind: Why Good People Are Divided by Politics and Religion" (2012)
Pouvons-nous tous nous entendre ? En fait, cette interrogation éminemment politique et sociale a pris une importance cruciale en un temps où les démocraties vacillent parce que les peuples n'ont jamais été autant divisés, polarisés, et non sur des questions véritablement essentielles, mais sur des sujets dits sociétaux, dans la gestion quotidienne de nos existences, emportés les uns par ce qu'on appelle le "populisme", terme bien équivoque et souvent teinté d'extrémismes, tout aussi ambigü, les autres par une indifférence qui n'est qu'égocentrisme exacerbé. Reste dans tous les cas, un quart de l'opinion, pas plus éclairé que les autres mais bienheureux bénéficiaires d'une bonne part de la richesse nationale, et qui parviennent à porter au pouvoir une majorité qui n'en est pas une, et des dirigeants discutables qui n'en demandait pas tant.
Pouvons-nous tous nous entendre ? Jonathan Haidt s'interroge dans un contexte particulier, loin des problématiques le vieille Europe, par exemple, ...
"Can we all get along?” That appeal was made famous on May 1, 1992, by Rodney King, a black man who had been beaten nearly to death by four Los Angeles police officers a year earlier. The entire nation had seen a videotape of the beating, so when a jury failed to convict the officers, their acquittal triggered widespread outrage and six days of rioting in Los Angeles. Fifty-three people were killed and more than seven thousand buildings were torched. Much of the mayhem was carried live; news cameras tracked the action from helicopters circling overhead. After a particularly horrific act of violence against a white truck driver, King was moved to make his appeal for peace." (Introduction)
« Pouvons-nous tous nous entendre ? Cet appel a été rendu célèbre le 1er mai 1992 par Rodney King, un homme noir qui avait été battu presque à mort par quatre policiers de Los Angeles un an plus tôt. Le pays tout entier avait visionné la vidéo du passage à tabac, de sorte que lorsqu'un jury n'a pas condamné les policiers, leur acquittement a déclenché une indignation générale et six jours d'émeutes à Los Angeles. Cinquante-trois personnes ont été tuées et plus de sept mille bâtiments ont été incendiés. Une grande partie de la pagaille a été retransmise en direct ; les caméras des journaux télévisés ont suivi l'action à partir d'hélicoptères qui tournaient au-dessus de la ville. Après un acte de violence particulièrement horrible à l'encontre d'un chauffeur de camion blanc, King est poussé à lancer son appel à la paix."
Mais son livre entend essayer d'expliquer "pourquoi il est si difficile de s'entendre" dans ces sociétés dans lesquelles nous nous efforçons plus de survivre que de vivre, par incompréhension du monde et mais aussi mutuelle pour pour le plus grand nombre. "Nous sommes en effet tous coincés ici pour un certain temps, alors faisons au moins ce que nous pouvons pour comprendre pourquoi nous sommes si facilement divisés en groupes hostiles, chacun certain de sa justesse ..."
Dans "The Righteous Mind", Haidt, auteur de plusieurs ouvrages influents dans les domaines de la psychologie sociale, de la psychologie morale ( moral psychology), et de la politique, explore les racines de nos divisions politiques et religieuses en examinant les fondements psychologiques de la morale, ou comment et pourquoi des personnes rationnelles et bien intentionnées peuvent avoir des opinions politiques et morales opposées. Des théories originales, comme la théorie des fondements moraux, qui ouvrent semble-t-il de nouvelles perspectives sur la manière dont les croyances morales sont structurées. Parmi les critiques, son idée que la morale humaine est principalement intuitive, minimisant le rôle de la réflexion morale, de l’évolution des valeurs et de la capacité des individus à changer de perspectives; recherchant à favoriser la tolérance et la compréhension entre idéologies opposées, son approche a aussi pu être perçue une volonté de "normalisation" de croyances conservatrices. L'ouvrage reste ambitieux et innovant est un outil précieux pour ouvrir le débat, que l'on attend toujours, sur la diversité des valeurs humaines et les causes profondes de nos divisions.
"I could have titled this book "The Moral Mind" to convey the sense that the human mind is designed to “do” morality, just as it’s designed to do language, sexuality, music, and many other things described in popular books reporting the latest scientific findings. But I chose the title "The Righteous Mind" to convey the sense that human nature is not just intrinsically moral, it’s also intrinsically moralistic, critical, and judgmental."
"J’aurais pu donner le titre de ce livre "The Moral Mind" pour transmettre le sentiment que l’esprit humain est conçu pour « faire » la morale, tout comme il est conçu pour faire le langage, la sexualité, la musique et bien d’autres choses décrites dans des livres populaires qui font état des dernières découvertes scientifiques. Mais j’ai choisi le titre "The Righteous Mind" pour transmettre le sentiment que la nature humaine n’est pas seulement intrinsèquement morale, elle est aussi intrinsèquement moraliste, critique et détracteur."
Un livre divisé en trois parties, la densité de l'écriture ou de la réflexion n'atteint certes pas celle d'un Norbert Elias, mais notre culture s'est globalement amoindrie au fil des générations qui l'ont suivi : les questions demeurent toutefois, autant ne pas, elles-aussi, les laisser se perdre dans un passé que nous ne maîtrisons pas plus que notre futur ...
Partie I : Les intuitions viennent en premier, les raisonnements ensuite ...
Chapitre 1 - "Where Does Morality Come From?" - Haidt introduit l'idée que notre morale provient d’intuitions émotionnelles plutôt que de raisonnements rationnels. - Chapitres 2/3 - "The Rationalist Delusion" - La fameuse métaphore de l'éléphant (l'émotion) et du cavalier (la raison), affirmant que le raisonnement est souvent un moyen de justifier des intuitions émotionnelles.
"Part I is about the first principle: Intuitions come first, strategic reasoning second. Moral intuitions arise automatically and almost instantaneously, long before moral reasoning has a chance to get started, and those first intuitions tend to drive our later reasoning. If you think that moral reasoning is something we do to figure out the truth, you’ll be constantly frustrated by how foolish, biased, and illogical people become when they disagree with you. But if you think about moral reasoning as a skill we humans evolved to further our social agendas—to justify our own actions and to defend the teams we belong to—then things will make a lot more sense. Keep your eye on the intuitions, and don’t take people’s moral arguments at face value. They’re mostly post hoc constructions made up on the fly, crafted to advance one or more strategic objectives.
"La première partie traite du premier principe : les intuitions viennent en premier, le raisonnement stratégique en second. Les intuitions morales naissent automatiquement et presque instantanément, bien avant que le raisonnement moral n'ait une chance de démarrer, et ces premières intuitions ont tendance à guider notre raisonnement ultérieur. Si vous pensez que le raisonnement moral est quelque chose que nous faisons pour découvrir la vérité, vous serez constamment frustré par la bêtise, la partialité et l'illogisme des gens lorsqu'ils ne sont pas d'accord avec vous. Mais si vous considérez le raisonnement moral comme une compétence que nous, les humains, avons développée pour faire avancer nos objectifs sociaux - pour justifier nos propres actions et défendre les équipes auxquelles nous appartenons - alors les choses auront beaucoup plus de sens. Gardez un œil sur les intuitions et ne prenez pas les arguments moraux des gens pour argent comptant. Il s'agit le plus souvent de constructions post hoc, élaborées à la volée, pour faire avancer un ou plusieurs objectifs stratégiques.
"The central metaphor of these four chapters is that the mind is divided, like a rider on an elephant, and the rider’s job is to serve the elephant. The rider is our conscious reasoning—the stream of words and images of which we are fully aware. The elephant is the other 99 percent of mental processes—the ones that occur outside of awareness but that actually govern most of our behavior. I developed this metaphor in my last book, "The Happiness Hypothesis", where I described how the rider and elephant work together, sometimes poorly, as we stumble through life in search of meaning and connection. In this book I’ll use the metaphor to solve puzzles such as why it seems like everyone (else) is a hypocrite and why political partisans are so willing to believe outrageous lies and conspiracy theories. I’ll also use the metaphor to show you how you can better persuade people who seem unresponsive to reason."
"La métaphore centrale de ces quatre chapitres est que l'esprit est divisé, comme un cavalier sur un éléphant, et que le cavalier a pour tâche de servir l'éléphant. Le cavalier est notre raisonnement conscient - le flux de mots et d'images dont nous sommes pleinement conscients. L'éléphant représente les 99 % restants des processus mentaux, ceux qui se produisent en dehors de la conscience mais qui régissent en fait la plupart de nos comportements. J'ai développé cette métaphore dans mon dernier livre, « L'hypothèse du bonheur », où je décrivais comment le cavalier et l'éléphant travaillent ensemble, parfois mal, alors que nous trébuchons dans la vie à la recherche d'un sens et d'un lien. Dans ce livre, j'utiliserai la métaphore pour résoudre des énigmes telles que la raison pour laquelle il semble que tout le monde (les autres) est un hypocrite et pourquoi les partisans politiques sont si enclins à croire aux mensonges scandaleux et aux théories du complot. J'utiliserai également la métaphore pour vous montrer comment vous pouvez mieux persuader les personnes qui ne semblent pas réceptives à la raison ».
Partie II : Il n’existe pas qu’une seule morale
Chapitre 4 - "We’re All Intuitive Politicians" - Haidt commence à développer sa théorie des fondements moraux, proposant une morale humaine construite autour de six fondements universels. Un chapitre qui peut paraître essentiel pour comprendre les divergences idéologiques et religieuses. - Chapitre 5 - "Beyond WEIRD Morality" - Haidt explique que les cultures occidentales (WEIRD - Western, Educated, Industrialized, Rich, Democratic) tendent à privilégier des valeurs individualistes (comme la justice et la liberté), tandis que d'autres cultures valorisent davantage la communauté et la hiérarchie. Une approche anthropologique qui met en évidence les différences culturelles en matière de moralité, mais une culture qui peut aussi évoluer et intégrer de nouvelles valeurs. - Chapitre 6 - "Taste Buds of the Righteous Mind" - Haidt développe l’analogie des "papilles gustatives" pour la morale, suggérant que chaque fondement moral est une “papille” que les individus utilisent différemment selon leurs croyances.
"Part II is about the second principle of moral psychology, which is that there’s more to morality than harm and fairness. The central metaphor of these four chapters is that the righteous mind is like a tongue with six taste receptors. Secular Western moralities are like cuisines that try to activate just one or two of these receptors—either concerns about harm and suffering, or concerns about fairness and injustice. But people have so many other powerful moral intuitions, such as those related to liberty, loyalty, authority, and sanctity. I’ll explain where these six taste receptors come from, how they form the basis of the world’s many moral cuisines, and why politicians on the right have a built-in advantage when it comes to cooking meals that voters like.
"La deuxième partie traite du deuxième principe de la psychologie morale, à savoir que la moralité ne se résume pas au mal et à l'équité. La métaphore centrale de ces quatre chapitres est que l'esprit vertueux est comme une langue dotée de six récepteurs gustatifs. Les morales occidentales laïques sont comme des cuisines qui essaient d'activer seulement un ou deux de ces récepteurs - soit les préoccupations concernant le mal et la souffrance, soit les préoccupations concernant l'équité et l'injustice. Mais les gens ont tant d'autres intuitions morales puissantes, comme celles liées à la liberté, à la loyauté, à l'autorité et au caractère sacré. J'expliquerai d'où viennent ces six récepteurs gustatifs, comment ils forment la base des nombreuses cuisines morales du monde, et pourquoi les hommes politiques de droite ont un avantage intrinsèque lorsqu'il s'agit de cuisiner des plats qui plaisent aux électeurs.
Partie III : La morale unit et divise
Chapitre 7 - "The Moral Roots of Politics" - Haidt applique sa théorie des fondements moraux à la politique, montrant comment les libéraux valorisent davantage les fondements de soin et de justice, tandis que les conservateurs s'appuient sur tous les fondements, y compris la loyauté et l'autorité. Une analyse assez percutante qui peut aider à comprendre les racines psychologiques des différences politiques. Mais une analyse qui pourrait sans doute renforcer des stéréotypes et faire paraître les divisions idéologiques plus rigides qu'elles ne le sont en réalité. - Chapitre 8 - "Can’t We All Disagree More Constructively?" - Haidt propose des solutions pour réduire la polarisation politique, notamment en favorisant le dialogue interpartisan et en reconnaissant la légitimité des valeurs adverses, des solutions qui peuvent paraître trop ouvert, trop superficielles ou optimistes, en particulier face aux tendances à la polarisation actuelle. - Chapitre 9 - "Religion is a Team Sport" - Haidt examine comment la religion renforce la cohésion sociale en utilisant les fondements moraux pour créer des identités partagées et des objectifs communs.
"Part III is about the third principle: Morality binds and blinds. The central metaphor of these four chapters is that human beings are 90 percent chimp and 10 percent bee. Human nature was produced by natural selection working at two levels simultaneously. Individuals compete with individuals within every group, and we are the descendants of primates who excelled at that competition. This gives us the ugly side of our nature, the one that is usually featured in books about our evolutionary origins. We are indeed selfish hypocrites so skilled at putting on a show of virtue that we fool even ourselves.
« La troisième partie porte sur le troisième principe : La morale unit et aveugle. La métaphore centrale de ces quatre chapitres est que les êtres humains sont composés à 90 % de chimpanzés et à 10 % d'abeilles. La nature humaine est le fruit de la sélection naturelle qui agit simultanément à deux niveaux. Les individus sont en concurrence les uns avec les autres au sein de chaque groupe, et nous sommes les descendants de primates qui ont excellé dans cette compétition. Cela nous donne le côté hideux de notre nature, celui qui est généralement présenté dans les livres sur nos origines évolutives. Nous sommes en effet des hypocrites égoïstes si habiles à faire étalage de vertu que nous nous trompons nous-mêmes.
"But human nature was also shaped as groups competed with other groups. As Darwin said long ago, the most cohesive and cooperative groups generally beat the groups of selfish individualists. Darwin’s ideas about group selection fell out of favor in the 1960s, but recent discoveries are putting his ideas back into play, and the implications are profound. We’re not always selfish hypocrites. We also have the ability, under special circumstances, to shut down our petty selves and become like cells in a larger body, or like bees in a hive, working for the good of the group. These experiences are often among the most cherished of our lives, although our hivishness can blind us to other moral concerns. Our bee-like nature facilitates altruism, heroism, war, and genocide.
« Mais la nature humaine a également été façonnée par la concurrence entre les groupes. Comme Darwin l'a dit il y a longtemps, les groupes les plus cohésifs et coopératifs l'emportent généralement sur les groupes d'individualistes égoïstes. Les idées de Darwin sur la sélection de groupe sont tombées en disgrâce dans les années 1960, mais des découvertes récentes les remettent au goût du jour, avec des implications profondes. Nous ne sommes pas toujours des hypocrites égoïstes. Nous avons aussi la capacité, dans des circonstances particulières, d'oublier notre petit moi et de devenir comme des cellules dans un corps plus grand, ou comme des abeilles dans une ruche, travaillant pour le bien du groupe. Ces expériences comptent souvent parmi les plus chères de notre vie, même si notre hivishness peut nous faire oublier d'autres préoccupations morales. Notre nature d'abeille facilite l'altruisme, l'héroïsme, la guerre et le génocide.
"Once you see our righteous minds as primate minds with a hivish overlay, you get a whole new perspective on morality, politics, and religion. I’ll show that our “higher nature” allows us to be profoundly altruistic, but that altruism is mostly aimed at members of our own groups. I’ll show that religion is (probably) an evolutionary adaptation for binding groups together and helping them to create communities with a shared morality. It is not a virus or a parasite, as some scientists (the “New Atheists”) have argued in recent years. And I’ll use this perspective to explain why some people are conservative, others are liberal (or progressive), and still others become libertarians. People bind themselves into political teams that share moral narratives. Once they accept a particular narrative, they become blind to alternative moral worlds.
« Une fois que vous considérez nos esprits vertueux comme des esprits de primates avec une couche hivish, vous obtenez une toute nouvelle perspective sur la moralité, la politique et la religion. Je montrerai que notre « nature supérieure » nous permet d'être profondément altruistes, mais que cet altruisme est principalement destiné aux membres de nos propres groupes. Je montrerai que la religion est (probablement) une adaptation évolutive permettant de lier les groupes entre eux et de les aider à créer des communautés partageant une morale commune. Il ne s'agit pas d'un virus ou d'un parasite, comme certains scientifiques (les « nouveaux athées ») l'ont affirmé ces dernières années. C'est dans cette perspective que j'expliquerai pourquoi certaines personnes sont conservatrices, d'autres libérales (ou progressistes), et d'autres encore deviennent libertaires. Les gens se lient à des équipes politiques qui partagent des récits moraux. Une fois qu'ils acceptent un récit particulier, ils deviennent aveugles aux mondes moraux alternatifs."