Political Notes - Moral Panics
Last update: 06/06/2022
Stanley Cohen (1942-2013), "Folk devils and moral panics : the creation of the Mods and Rockers" (1972), "States of denial : knowing about atrocities and suffering" (2001) - ...
"Who wants to see the world as it really is?" Nos démocraties sont sous l'emprise non pas de débats idéologiques - ils ont pratiquement disparus -, mais d'une manipulation plus ou moins consciente de l'émotion collective, suscitée et entretenue par des acteurs sociaux particulièrement puissants, gouvernants et médias, dont la seule finalité est tout simplement celle d'une "remise en ordre" sociale, politique et économique. La panique morale est une peur généralisée et souvent une menace irrationnelle pour les valeurs, les intérêts, la sécurité de la société. et qui dépasse infiniment la réalité des faits allégués,
- dans "Folk devils and moral panics", des émotions suscitées le plus souvent par des informations partielles et inexactes relayant un sentiment d'outrage aux normes publiques de comportement,
-dans "States of denial", autre mécanisme, quasiment complémentaire, une structure de déni même des émotions révélatrices des réalités les plus inconfortables. qui nous entourent : la pauvreté, la souffrance, l'injustice ? Comment pouvons-nous à la fois savoir et ignirer ces questions ? C'est toute la complexité de nos mécanismes intellectuels mis en oeuvre pour exister en tant qu'individu dans un monde collectif de part en part ...
"Moral panic"? - "A condition, episode, person or group of persons [that] emerges to become defined as a threat to societal values and interests; its nature is presented in a stylized and stereotypical fashion by the mass media; the moral barricades are manned by editors, bishops, politicians and other right-thinking people; sociallyaccredited experts pronounce their diagnoses and solutions; ways of coping are evolved or (more often) resorted to; the condition then disappears, submerges or deteriorates and becomes more visible"...
Très en vogue dans les pays anglo-saxons, l'expression "moral panics" désigne une notion apparue dans les années 1970. Elle a depuis a largement essaimé dans différents champs des sciences sociales pour soudainement disparaître et perdre quasiment de son intensité évocatrice dans le flux ininterrompu de ces médias de masse qui relaient à satiété messages gouvernementaux et prêt-à-penser sociétal. Et comme toujours, lorsque médias, politique et pouvoir s'emparent de telles notions, dans une synchronisation délibérée qui parfois peut interroger - il y en aura bien d'autres, populisme, complotisme, communautarisme, etc -, les récupérations sont multiples, les usages particulièrement flous, érigées pour alimenter de sourdes menaces et justifier un peu plus de contrôle social sur des démocraties au bord de l'épuisement ...
En 1972, le sociologue britannique Stanley Cohen publie "Folk Devils and Moral Panic" (Boucs émissaires et panique morale), une étude que lui inspire l'exagération médiatique des émeutes qui, en 1964, ont opposé des bandes de jeunes rivales, les mods aux rockers, au Royaume-Uni. Comment expliquer sociologiquement et politiquement que ces escarmouches en bord de mer entre "scooter riders" et "motorcyclists" en soient venues à être perçues comme de terribles attaques envers l'intégrité morale de la nation (upon the moral core of the nation), considérablement amplifiées par la presse et les médias de masse, déclenchant une vague de peur et conduisant finalement à un renforcement du contrôle social...
Au cœur du concept de "panique morale", il y a donc une peur ou une inquiétude du public face à un problème social, au sens le plus large du terme. Il peut être sociétal, économique, financier, sanitaire, politique, au fond peu importe. Ce que révèle plus profondément ce concept, c'est qu'il existe une relation symbiotique profonde et immédiate entre les médias et les représentants de l'État, dans la mesure où les forces de l'ordre et les hommes politiques ont besoin de canaux de communication pour diffuser leurs histoires et leur rhétorique, et où les médias sont constamment en quête de contenus d'information suffisamment porteurs et mobilisateurs pour attirer un large public, ce qui attire également les annonceurs. Dans un contexte paradoxal d'indifférence et d'impuissance mêlées, les médias vont ainsi présenter les problèmes de telle façon que le public adhère aux solutions proposées par les «experts» (police, politiciens, etc.), une stratégie mutuellement bénéfique pour les représentants de l'État, les autorités chargées de l'application de la loi, les hommes politiques et les médias d'information. Les personnes considérées comme fautives deviennent des boucs émissaires, accusés de maux dont la responsabilité incombe souvent à l'Etat. La panique morale reflète le plus souvent des angoisses bien ancrées, renforce les stéréotypes et ajoute de la tension aux divisions préexistantes fondées sur la race/l'ethnicité et la classe sociale....
De plus, les médias peuvent en venir à concevoir des "prophéties autoréalisatrices" en encourageant certains comportements ou déclencheurs émotionnels. Ces vagues de peur disparaitront quand le problème semblera avoir été "réglé" ou bien alimentera une panique encore plus vaste....
"Folk devils and moral panics : the creation of the Mods and Rockers" (1972)
"Mods and Rockers, skinheads, video nasties, designer drugs, bogus asylum seeks and hoodies. Every era has its own moral panics..." Mods et rockers, skinheads, vidéo-méchants, drogues de synthèse, fausses demandes d'asile et sweats à capuche. Chaque époque a ses propres paniques morales. C'est le récit classique de Stanley Cohen, publié pour la première fois au début des années 1970 et régulièrement révisé, qui a permis de généraliser l'expression "panique morale" (moral panic). Il s'agit d'une enquête sur la manière dont les médias et souvent les personnes en position de pouvoir politique définissent un état, ou un groupe (Folk devils), comme une menace pour les valeurs et les intérêts de la société.
C'est ainsi qu'un week-end, mods et rockers organisèrent une fête au cours de laquelle des actes de vandalisme mineurs furent commis, suscitant le week-end suivant une présence médiatique prête à relayer toute perturbation, il y eut perturbation, des actes de vandalisme toujours aussi mineurs mais les descriptions qui en furent faites en exagérèrent l'ampleur et la violence, provoquant dès lors un enchaînement suffisamment significatif, inquiétude du public, intervention des autorités, arrestations en nombre, amplification des rivalités entre les deux groupes de jeunes,... Les travaux de Cohen montre ainsi comment ces types de réactions influencent la formation et l'application de la loi, la politique sociale et les perceptions sociétales des menaces, en particulier celles posées par les groupes de jeunes.
Aiguillonné par les gros titres des médias, Cohen démontre comment cela conduit à discréditer et à marginaliser ces groupes dans l'imaginaire populaire, inhibant ainsi tout débat rationnel sur les solutions à apporter aux problèmes sociaux que ces groupes représentent ou les angoisses qu'ils suscitent, véritables ou non. En outre, il affirme que les paniques morales vont encore plus loin en identifiant les lignes de faille du pouvoir dans la société....
Stanley Cohen a été influencé par Howard Becker (Outsiders, 1963) et la théorie de l'étiquetage (labeling theory), une théorie étroitement liée à l'interactionnisme symbolique (notre identité et notre comportement sont déterminés par la façon dont nous sommes décrits et classés). Il a développé et popularisé le terme et a déclaré que la panique morale se produit lorsqu'une condition, un épisode, une personne ou un groupe de personnes est défini comme une menace pour les valeurs et les intérêts de la société ("a condition, episode, person or group of persons emerges to become defined as a threat to societal values and interests"). Et si les problèmes abordés et identifiés peuvent être réels, les affirmations faites en exagèrent la gravité et en dramatisent les conséquences. Dans son exégèse des travaux de Howard Becker, Erving Goffman, Kai Erikson, Ronald Laing, Edwin Lemert, David Matza, George Herbert Mead et d'autres, Stanley Cohen a rejeté ce qu'il estimait être des définitions statiques et déshumanisantes en vigueur dans la pensée de ceux qui travaillaient dans les agences de contrôle social et dans la criminologie la met en oeuvre. Reconnaître la diversité des déviants et des phénomènes déviants, privilégier une représentation de la déviance centrée sur le processus social et psychologique ..
Comment caractériser ce processus de "panique morale" ...
- L'attention collective est focalisée sur le comportement (réel ou imaginaire) de certains groupes ou individus transformés par les médias en ce que Cohen appelle des "Folk Devils". Les caractéristiques négatives ou anxiogènes sont exagérées, et si l'on sent confusément que l'inquiétude suscitée par la situation ne correspond pas la menace objective qu'elle représente, que cette menace objective moins importante que ce que l'on croit en raison de la manière dont les autorités la présentent, nous n'avons guère, ni le temps ni la possibilité d'en faire quelque analyse critique. La menace peut relayer une de nos angoisses, déjà médiatiquement énoncée par le passé ou périodiquement réalimentée au gré des besoins ou des crises de nos gouvernants, mais tant dans le contexte temps réel et contenu du flux médiatique que dans celui de nos grandes difficultés à pouvoir tout simplement "penser" notre monde, un enchaînement très rapide se met en place. Le schéma typique commence par la découverte de la menace, suivie d'une augmentation rapide, puis d'un pic de crise publique, qui se résorbe ensuite brusquement. Entretemps, 'hystérie publique a permis d'aboutir le plus souvent à l'adoption d'une législation apparemment plus contraignante, mais qui s'avère le plus souvent inutile avec le temps, mais qui sert à justifier les agendas de ceux qui détiennent le pouvoir et l'autorité, ou à laver de tout soupçon les stratégies médiatiques mises en oeuvre ..
Quels sont les acteurs de ce processus?
Les paniques morales ne se produisent jamais spontanément mais résultent le plus souvent d'une dynamique complexe et d'une interaction entre plusieurs acteurs sociaux. Stanley Cohen distingue ici cinq acteurs sociaux ...
- "The Folk Devils"
Ces "diables populaires" sont des individus qui sont socialement présumés ou définis comme étant responsables d'une menace pour la société globale, ils sont totalement dépourvus de tout élément positif ...
- "The Rule or Law Enforcers"
La police, les procureurs ou l'armée jouent un rôle crucial dans la panique morale, ne sont-ils pas les garants du respect des codes de comportement et des lois officielles de l'État considéré. Ils sont censés détecter, appréhender et punir les "Folk Devils", et leurs obligations sont d'autant plus fortes qu'ils détiennent la responsabilité morale de protéger la société contre ces "démons". Ces forces de l'ordre doivent de plus s'efforcer de maintenir et de justifier leur position dans la société : une panique morale peut leur apporter infiniment de respect et justifier amplement leur raison d'être.
- "The Media"
Les médias jouent un rôle déterminant dans la création et le maintien d'une panique morale. La couverture médiatique fait apparaître ces "Folk Devils" comme une menace pour la société bien plus importante qu'ils ne le sont réellement. Ce sont les médias qui assurent la mise en oeuvre de deux éléments psychologiques essentiels dans le processus, "l'amorçage" et "le cadrage". L'amorçage (priming) correspond quasi-physiologiquement à la réception d'un stimulus qui va influer sur la suite des réactions de l'individu à l'exposition médiatique. La technique d'amorçage explique comment le cadre de l'information est utilisé dans un certain reportage pour déclencher les attitudes, préjugés et croyances subconscients et préexistants d'un individu à l'égard du sujet présenté. Le cadrage (framing) va donner du sens aux séquences qui suivent l'amorçage. Certains aspects du supposé problème vont être ainsi privilégiés par rapport à d'autres, et le choix de ce "cadre" est influencé par les cadres antérieurs, l'histoire, l'idéologie, le pouvoir et l'autorité des sources d'information. Un public réagira très différemment à une question ou à une histoire en fonction de la manière dont elle est cadrée par les informations, nous le savons, et nous l'acceptons.
- "The Politicians"
Les hommes politiques sont tout autant des acteurs essentiels dans le drame de la panique morale. Dans nos démocraties, les élus agissent sur la scène de l'opinion publique. En accord avec les forces de l'ordre, ils ont le devoir et l'obligation morale de protéger la communauté contre les perturbations critiques des "Folk Devils" et participeront le plus souvent activement au phénomène. Un niveau d'analyse complémentaire serait à effectuer pour distinguer deux niveaux de responsabilité du politicien dans la gestion de la "panique morale" suivant le pouvoir qu'il détient et l'opportunité que le processus lui offre...
- "The Public"
Il n'y a pas de "panique morale" sans "public", c'est une évidence. C'est via l'agitation, l'inquiétude et l'anxiété du public à l'égard des supposés "Folk Devils" et ce qu'ils représentent, que naît et se développe la panique morale. Et le succès des politiciens, des médias et des forces de l'ordre dans l'accélération et le maintien d'une panique morale dépend de leur capacité à susciter et à alimenter cette inquiétude, indignation et anxiété du public.
Les exemples de "Moral Panics" abondent ...
En 2020, n'avons nous pas tous connu un phénomène de société globale, mondial, encore inexpliqué tant dans ses origines que dans sa mise en place et dans son processus d'expansion - et qui semble s'achever, silencieusement, subrepticement, sans cause immédiate réellement déterminée. Mais sans doute, en fin de compte, une situation où les craintes du public, activement surdéterminées par les médias et les pouvoirs, ont largement dépassé la menace qui pesait sur la société : la pandémie de COVID-19....
Parmi les différents processus assimilables à des exemples de "Moral Panics" , on peut évoquer parmi ces "folks devils" conçus médiatiquement, les personnes marginalisées dans la société en raison de leur race ou de leur appartenance ethnique, de leur sexualité, de leur nationalité, de leur classe sociale ou de leur religion (par exemple, la communauté LGBT).
La panique morale s'appuie sur des stéréotypes connus et vient les renforcer périodiquement, - on peut s'interroger sur ce "périodiquement" -, tout en exacerbant les divisions et les différences réelles et perçues...
La panique morale est reconnue dans la sociologie de la déviance, elle est liée à la théorie de l'étiquetage de cette déviance (the labeling theory of deviance), et vient relayer, dans un modèle où domine les réseaux sociaux et les structures d'information temps réel et continu, nombre de menaces plus ou moins clairement définies, - prenons les fameuses "fake news" au début de l’année 2017 -, susceptibles de générer des paniques collectives facilement exploitables...
1) Apparition des "Folks Devils" : quelque chose ou quelqu'un est identifié et défini comme une menace pour la société et/ou les normes sociales, ou tout simplement pour les "intérêts" de la dite société, surgissant spontanément de la base, ou motivé inconsciemment par des groupes locaux, ou même délibérément conçu,
2) les médias et certains membres de la communauté décrivent la menace de manière simpliste mais suffisamment symbolique et suggestif pour être rapidement identifiable par le grand public.
3) la manière dont les médias, soutenus ou suscités par le "pouvoir", décrivent la menace de manière symbolique suscite de vives inquiétudes dans l'opinion publique. La réaction sociale peut être plus ou moins consensuelle, plus ou moins divisée,
4) les autorités et les décideurs politiques réagissent à la menace, qu'elle soit réelle ou simplement perçue, en adoptant de nouvelles lois ou politiques,
5)au stade final, la panique morale et les mesures prises par les détenteurs du pouvoir entraînent une évolution culturelle ou législative dans la société, le plus souvent dans un sens plus contraignant ...
Reconnaître ce processus, ses déclenchements, sa stratégie opératoire et ses acteurs, peut-il permettre d'en juguler les effets socialement, moralement, psychologiquement destructeurs et parfois liberticides, le paradoxe est que cela est très loin d'être prouvé, et que peut-être le déni n'est que le résultat d'une neutralisation systématique de tout phénomène de panique morale ...
"States of denial : knowing about atrocities and suffering" (2001)
"Blocking out, turning a blind eye, shutting off, not wanting to know, wearing blinkers, seeing what we want to see … these are all expressions of ‘denial’." Fermer les yeux, se taire, ne pas vouloir savoir, porter des œillères, voir ce que l'on veut voir... sont autant d'expressions du "déni". Les alcooliques qui refusent de reconnaître leur état, les personnes qui écartent les soupçons d'infidélité de leur partenaire, l'épouse qui ne remarque pas que son mari abuse de leur fille, sont censés être "dans le déni". Les gouvernements nient leur responsabilité dans les atrocités commises et les planifient de manière à pouvoir les nier le plus possible. Les commissions de vérité tentent de surmonter la suppression et le déni des horreurs passées. Les pays spectateurs nient leur responsabilité d'intervenir. Ces phénomènes ont-ils quelque chose en commun ? Lorsque nous nions, sommes-nous conscients de ce que nous faisons ou s'agit-il d'un mécanisme de défense inconscient destiné à nous protéger de vérités indésirables ? Peut-il y avoir des cultures du déni ? Comment des organisations comme Amnesty et Oxfam tentent-elles de surmonter l'apparente indifférence du public à l'égard de la souffrance et de la cruauté lointaines ? Le déni est-il toujours si mauvais - ou avons-nous besoin d'illusions positives pour rester sains d'esprit ?
"States of Denial" apparaît comme la première étude complète des moyens personnels et politiques par lesquels les réalités inconfortables sont évitées et éludées. Elle va des études cliniques sur la dépression aux images de la souffrance véhiculées par les médias, en passant par les explications sur le "spectateur passif" et la "fatigue de la compassion". L'ouvrage montre comment les atrocités organisées - l'Holocauste et d'autres génocides, la torture et les massacres politiques - sont niées par leurs auteurs et par les spectateurs, ceux qui restent là sans rien faire....